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louis-René Nougier

11ESSOR DE
,. LA COMMUNICATION
Colporteurs, graphistes, locuteurs dans la préhistoire

Lieu C()J11mun
L'ESSOR
DE LA COMMUNICATION
Louis-René Nougier

L'ESSOR
DE LA
COMMUNICATION
Colporteurs, graphistes et locuteurs
dans la préhistoire

Lieu Commun
© Lieu Commun, 1988.
Au recto : d'après des peintures rupestres du Drakensberg
(district de Natal , Afrique du Sud ).
Au professeur Paolo Graziosi,
directeur de l'Institut italien
de préhistoire et protohistoire,
docteur honoris causa
de l'université de Toulouse.
ÉLOGE
DE LA COMMUNICATION
L 'homme est « communication ))
Dès son apparition dans l'histoire de notre planète
l'homme est communication. Usant des formes d'expres-
sion les plus diverses - gestes, graph ies, verbe, enfin - il
se révèle essentiellement et profondément « communi-
cant» ... C'est par cette voie-là qu'il s'intègr e pleinement
au grand mystère de la vie, qui elle-mêm e est communi-
cation. Communiquer est le propre de tous les êtres vivants,
de la plus infime cellule j usqu'à l'homme, le fleuron ter-
minal.
L'amibe qui se sépare et se partage pour donner nais-
sance à une nouvelle amibe, n'est-elle, entre autres exemples,
symbole de la communication? Certains végétaux, eux non
plus, ne sont pas dépourvus de « gestes ». Le volubilis qui
s'enroule, le dr.océra carnivore qui s'ouvre et guette sa proie
nous offrent le spectacle de formes simples de la vie et de
la communication. Aujourd'hui, une nouvelle appréhen-
sion .de la connaissance, le «gestuel», permet d'étudier
certains signes du comportement animal, particulièrement
chez les espèces dites «supérieures », les singes ... puis les
anthropomorphes. Cette science relativement récente et
originale, à laquelle ne dédaigne pas de recourir Richard
E. Leakey, par-delà ses prospections et découvertes en
Afrique orientale, se révèle fertile en potentialités qui, n'en
14 L' ESSOR DE LA COMMUNICATION

doutons pas, seront enrichies par les méthodes de pros-


pection modernes et les prochaines découvertes mondiales.
Quelle merveilleuse voie d'investigation s'ouvre pour élu-
cider les mystères de nos origines!
Les premiers témoignages observés chez la biche, la
jument, la femelle rhinocéros sont des gestes d'affection.
La mère guenon serre son petit dans ses bras, dès les
premières heures suivant sa naissance. Elle le tient serré
contre elle pou.r lui donner le sein. Telle est la première
manifestation gestuelle de la vie. L'humanité fondera une
part de son histoire sur ce geste. Elle saura en développer
le sens profond, l'amplifier, le transformer. C'est pour
retrouver le bien-être de cette première impression que
l'homme 11 premier » déplacera le galet qui gêne son corps,
qu'il s'en servira par la suite pour écraser, pour frapper
et se ménager une aire de repos plus accueillante. Mieux
encore, c'est par une 11 réminiscence» de quelques millions
d'années peut-être, qu'il se saisira d'un galet, abandonné,
promu par son geste marteau-percuteur, et qu'il obtiendra
du choc violent - ou répété - un éclat plus coupant, plus
aigu, apte au travail nécessaire à sa survie ... C'est le tout
début de l'archéologie, les très lointaines origines de la
préhistoire.
Avant d'être une paléontologie de l'outil, la préhistoire
est une paléontologie gestuelle ... Complexes, à l'origine -
on les désigne volontiers sous le terme commode d'ins-
tinctifs - avec les millénaires, ces gestes se diversifient et
multiplient leurs significations. Les uns sont 11 implosifs »,
internes, destinés à l'individu lui-même ou à son monde
le plus proche; puis 1< explosifs», externes, en quelque sorte ...
dirigés vers le monde extérieur. De familial, au sens étroit
du terme, ils deviennent de plus en plus divers et variés,
s'étendant par la suite à la famille, au sens large, au clan
et à la tribu. Ces gestes sont déjà une manière de commu-
nication et une forme de langage.
ÉLOGE DE LA COMMUNICATION 15

La paléontologie de l'outil et de la graphie


Ce langage gestuel explique l'unité et l'uniformité des
tout premiers outils. L'exemple du geste, extrêmement
communicatif, prend de proche en proche une valeur
œcuménique, ce qui explique certainement l'homogénéité
des usages, des formes et des fonctions, sans qu'il soit utile
d'imaginer de vieilles et lointaines migrations. Les gra-
phies préhistoriques les plus anciennes sont, avant tout,
des moyens d'expression, de nouvelles formes de langage,
de communication. Ce n'est que très tardivement dans la
genèse de l'aventure humaine, vers le XXX• millénaire, que
l'on pourra, grâce à des expériences et des acquis millé-
naires, grâce, surtout, à des tempéraments doués d'un sens
esthétique exceptionnel, oser parler d'un art préhistorique.
Ces premières graphies perdent leur origine dans les pro-
fondeurs de la vertigineuse chronologie, avec les premiers
gestes, dont elles ne sont qu'une form e externe qui eut la
rare chance de se conserver matériellement. Un corps nu
sur la grève, des mains qui se crispent instinctivement
sous l'effet de la douleur ou qui balaient la terre suffirent
pour imprimer sur le sable ou sur le sol meuble l'empreinte
d'une main, les doigts serrés. Un corps alangui sous le
soleil, pendant une digestion béate, et la main trace, sur
la terre, quelque ligne indistincte ... quelque ligne étrange
et précise. Cette ligne sera tracée des milliers et des milliers
de fois tout aussi instinctivement, machinalement ... Les
descendants des premiers hommes la reproduiront ainsi,
jusqu'au moment du « déclic >>.
En ·Ce jour faste, comme disait autrefois le Pr Pittard,
l'homme réalisera que la courbe qu'il vient de tracer, sa
bosse ou sa concavité concordent singulièrement avec la
colline qui borne son horizon, avec la vallée giboyeuse qui
s'ouvre devant lui. Il réalise enfin qu'il a tracé non pas
une courbe toute de hasard, mais l'image, la graphie du
creux de la vallée, la croupe de la colline où se niche, peut-
16 L'ESSOR DE LA COMM UNICATION

être, sa grotte, où s'abrite sa cabane de branchages qu'arme


quelque os long de mammouth. L'homme découvre ainsi
les premiers repères qui désormais le désigneront à ses
voisins communicants ... Nous aurons l'occasion d'y revenir
plus longuement.
La courbe dessinée sur le sol prend, pour le chasseur,
une signification nouvelle ... Elle est pour lui l'image et la
création de l'animal , de la proie qu 'il convoite, la bosse
riche de graisse du bison, la masse épaisse du puissant
mastodonte ... Et, si la traque est heureuse, peut-être refera-
t-il sur la terre le geste bénéfique, ce tracé plein d'espoir.
Lorsque l'homme disposera d'un support pérenne (l'argile
ou le calcaire d'une grotte), sa graphie, forme de commu-
nication, résistera au temps. Et naîtra la paléontologie de
la graphie, que certains modernes baptiseront parfois du
terme de paléontologie de l'art.
A la paléontologie de l'outil et du geste doit s'ajouter la
paléontologie du langage.

La paléontologie du langage
« Il n'y a guère d'espoir de retrouver jamais la chair des
langages fossiles)) pensait Leroi-Gourhan dans Le Geste et
la parole. Par ailleurs, André Cherpillod, entamant son
Dictionnaire étymologique des noms géographiques, regrette
«l'impossibilité où nous sommes de savoir jamais comment
le chasseur néandertalien, l'artiste magdalénien nom-
maient leurs objets familiers)), L'impossible gageure mérite
cependant d'être tentée, et si le langage du néandertalien
nous échappera sans doute à jamais, peut-être que le mag-
dalénien pourra nous livrer quelques bribes de son lan-
gage? Cette humanité de Cro-Magnon est si proche de
nous! Quelque 20, 15, 10 millénaires seulement. Mais,
malgré cette proximité, nous ne saurons sans doute jamais
comment il nommait ses objets familiers ... De la masse
considérable d'outils fort divers qui nous est parvenue, de
cette gamme étonnante de lames devenues des burins, des
ÉLOGE DE LA COMMUNICATION 17

couteaux, des grattoirs, des pointes, et bien d'autres outils


techniques, baptisés de la sorte selon notre jargon moderne
alors que nous en ignorons le véritable usage et les mul-
tiples utilisations, comment pourrions-nous dès lors trou-
ver les dénominations d'époque? Mais Cro-Magnon pouvait
donner un nom géographique, un toponyme, au creux de
la vallée, à la croupe de la colline, à la concavité de sa
grotte. Ainsi se forment curieusement, mais logiquement
des paléotoponymes qui braveront les millénaires. Depuis
quinze mille ans, au moins, le creux de la vallée, la croupe
de la colline, la concavité de la grotte portent les mêmes
noms, aux mêmes racines linguistiques... Les hommes
meurent mais savent transmettre les repères de l'abri
devenu leur refuge ... De bouche à oreille, de génération en
génération, ces paléotoponymes parviennent jusqu'à nous,
inchangés ... Telle est l'étonnante pérennité de la langue:
la paléontologie linguistique .. . Même s'il ne s'agit encore
que d'une paléontologie récente, synchrone des civilisa-
tions du paléolithique supérieur, du magdalénien , de la
magnifique période de Lascaux, de Rouffignac et d'Alta-
mira. Peut-être même un jour pourrons-nous remonter
plus haut, vers de plus lointaines origines du langage, par
d'autres méthodes, d'autres investigations, d'autres tech-
niques de la connaissance. La mère guenon qui serre sein
petit dans ses bras accompagne son embrassade de petits
<< sons », marques de sa satisfaction ou sans doute aussi de
son affection. Ces sons, nous les jugeons, nous << modernes »,
très simples et même gutturaux, parce que nous en igno-
rons encore les subtiles nuances. Ils sont certainement plus
variés et plus sophistiqués que nous ne pouvons, présen-
tement, le supposer ... Ces sons, ces cris sont une forme
pr~mière de la communication, entre les êtres, avant d'être
communication entre les hommes.
Le Pr Jeffrey T. Laitman, de New York, s'est penché sur
le problème : « Quels furent les premiers ancêtres de
l'homme à pouvoir parler?» Après avoir analysé la base
du crâne des nombreux hominidés dispersés dans le monde,
il tentera de reconstituer leur tractus vocal. Il faut dire
18 L' ESSOR DE LA COMMUNICATION

que les mammifères respirent et avalent simultanément et


sont anatomiquement incapables de produire l'étendue des
sons caractéristiques du langage humain. Chez l'homme,
au contraire, le larynx est en position beaucoup plus basse
dans le cou que chez le chimpanzé. Cette position basse
du larynx augmente la taille du pharynx, libère en quelque
sorte une chambre permettant d'émettre les sons néces-
saires au langage articulé. Les nouveau-nés et les jeunes
enfants ont un tractus vocal encore proche de celui, très
général, des mammifères. Or l'analyse précise et délicate
de la base du crâne des australopithèques, notamment le
crâne découvert sur les bords du lac Turkana (le document
fort bien conservé dit KNM-ER 406) montre que la base
de ce crâne n'offrait pas la flexion nécessaire au dévelop-
pement du pharynx. Son possesseur devait donc posséder
un répertoire vocal très limité, en comparaison de celui
de l'homme moderne. En revanche, certains crânes d'Homo
erectus, vers un million d'années, voient apparaître un
début de flexion de la base du crâne, apparenté à celui de
l'homme moderne. Le changement vocal s'amorce.
Selon le Pr Jeffrey T. Laitman, ce serait vers 300 000 à
400 000 ans que la flexion totale de la base du crâne appa-
raîtrait, comparable à celle des hommes d'aujourd'hui. Ce
seraient les premiers sapiens. Les oyelles universelles,
typiques de notre espèce seraient a ors possibles. Nous
abordons là une branche passionna te de nos connais-
sances. Tous les nourrissons du mon e, quelles que soient
leur ethnie, leur couleur, émettent << rô >> digestif, après
une bonne tétée. Physiologiqu ent, nous aurions là le
premier son du monde! Mais les voyelles universelles
typiques n'apparaissent physiologiquement que plus tard,
avec l'Homo sapiens! L'étude des paléotoponymes renfor-
cera ce qui n'est encore qu'une hypothèse de travail.
Nos voyelles correspondent, elles, à des sons véritable-
ment fondamentaux, accompagnant des gestes et des atti-
tudes à la valeur universelle. a marquerait l'étonnement,
e l'interrogation, i la gaieté, o l'admiration, u ou, plus
général, le son ou, l'admonestation. L'ordinateur de demain,
ÉLOGE DE LA COMMUNICATION 19

avec l'étude systématique de ces données, permettra peut-


être de savoir si ces remarques possèdent la valeur commu-
nicative œcuménique envisagée. Ces sons premiers
accompagnent des sons plus complexes, plus étendus, mais
toujours très simples, souvent répétitifs ... Ils reproduisent
des images concrètes de bruits significatifs, universels et
imitatifs.
Le « glou glou ,, de l'homme qui perçoit la déglutition
de l'eau qu'il boit; le ••floc floc)), qui reproduit le pas
s'enfonçant dans la boue; le « miam miam ,, de la mâchoire
qui a faim; le« koto koto ,, des rameurs du Niger frappant
en cadence le plat de leur pirogue, pour rythmer leurs
efforts, appartiennent par leur simplicité à la paléontologie
du langage. Rappelons la pensée de Leroi-Gourhan: " Le
langage est aussi caractéristique de l' homme que l'outil. ,,
L'homme est communication. Telle est la profonde ori-
ginalité qui le différencie des autres mammifères ou pri-
mates. Dès les lointaines origines, la communication
"humanise)). « Les premiers éveils de l'homme ,, 1 évoquent
la paléontologie classique qui collecte, ordonne, interprète
les rares documents osseux miraculeusement parvenus jus-
qu'à nous. Le tibia, la mâchoire, la dent, parfois unique,
permettent de reconstituer un être qui sera l'homme. Les
anatomistes insistent en ce qui le concerne sur le déve-
loppement du cerveau, de la station debout et de la position
du trou occipital à la base du crâne, sur la forme et la
propriété de la main au pouce opposable aux autres doigts.
Tous ces éléments qui nous éclairent sur p,, hominisation )).
Mais l'«< humanisation >> exige d'autres critères. Le choix
du premier galet utilisé, les premiers chocs d'un galet sur
un autre, l'obtention d'éclats de silex coupants, des outils
de pi~rre et d'os aux formes déterminées sont recensés et
décrits dans cette science récente qu'est l'archéologie pré-
historique. A l'extrémité de cette longue chaîne technique,
l'homme de Cro-Magnon apporte son outillage divers et
hautement spécialisé d'os et de silex, avec des découvertes

1. L.-R . Nougier, Premiers Éveils de l'homme, Lieu Commun, 1984.


20 L' ESSOR DE LA COMMUNICATION

fondamentales, la « merveilleuse aiguille », la lampe et le


briquet, le tenon et la mortaise. Le milieu intellectuel et
religieux qu'il élabore permet enfin d'évoquer une vraie
« civilisation ». Celle-ci amorce la saga des forestiers, des
défricheurs et des premiers paysans 1 avant les transfor-
mations économiques qu'adopte le « croissant fertile ».
Les tout premiers gestes de l'homme sont fugaces. Dif-
ficilement inventés, péniblement mis en mémoire, avant
d'être transmis aux proches, à la famille, au clan . La vie
sociale, qui est communication par excellence, les conserve
et suggère une préhistoire gestuelle originale.
Les outils, produits de ces gestes, les moindres objets
dont l'homme se pare ~ont pérennes. Leur troc, leur
échanges seront la part dévolue, selon un terme large,
commode et suggestif, aux Colporteurs.
L'homme laisse aussi des témoignages de son passage,
de ses activités dans la vie quotidienne, empreintes et traces,
naturelles souvent, volontaires parfois. Il multiplie de
repères, auxquels il accorde un sens, une valeur qu'il est
difficile mais passionnant d'analyser. Tel est l'immense
stock des 11 graphies », dont certaines, exceptionnelles de
qualité, font l'objet d'étude de l'art préhistorique 2 • La gra-
phie par êlle-même n'est-elle pas preuve de communica-
tion! Une iconographie limitée mais éclairante présente
une large part de ces Graphies.
Plus encore, des enquêtes archéologiques, inscrites sur
des cartes, établissent d'étonnantes confrontations entre
certains sites préhistoriques et les toponymes qui les
désignent aujourd'hui. Les linguistes rejettent en vrac toute
une série de termes, de noms de lieu notamment, dans
une masse confuse de vocables dits 11 pré-indo-européen »,
antérieurs au III• millénaire. Or, les paléotoponymes des
habitats magdaléniens et des grottes ornées sont datables.
Ils appartiennent au langage des hommes de Cro-Magnon!

1. L.-R. Nougier, Naissance de la civilisation, Lieu Commun, 1986.


2. L.-R. Nougier. • L'Art préhistorique•, Les Neuf Muses, PUF, 1966.
L.-R. Nougier. •La Preistoria •, Storia universale dell'arte, UTET, 1982.
ÉLOGE DE LA COMMUNICATION 21
L'abbé Breuil avait décidément raison. Cet homme mag-
dalénien n'est ni plus bête ni plus intelligent que nous-
mêmes. Comme il n 'est ni plus beau ni plus laid. A vrai
dire, il n'est pas plus artiste que nous. L'homme magda-
lénien, le Cro-Magnon, est si proche qu'il parle parfois
comme nous ... Tel sera le troisième volet de cet essai, celui
des Locuteurs.
1
LES COLPORTEURS
Encore le « berceau )) !
La « grande mutation biologique'' qui ouvrit l pa sage
de la pré-humanité à l'humanité, celui des êtres à 48 chro-
mosome (les singes) aux êtres à 46 chromosomes (les
hommes), tout comme la divergence de l'ADN, support de
l'hérédité, selon nos connaissances actuelles, e ituerait
dans une très large tranche chronolo~ique, dont l'avenir
départagera les tenants de 25 à 20 millions d'années, d'une
part, et ceux de 10 à 8 millions d'années, d'autre part. Le
Rudapithecus hungaricus Kretzoï, découvert en 1967 au
nord-est de Budapest, e t crédité de 12 à 10 millions d'an-
nées. Il représente une datation relativement moyenne
intéressante, d'autant plus qu ' il est indiscutablement
bipède; et, à son sujet, on pense qu'il serait capable d'un
certain langage!
Bipédie, fonction s nouvelles des mains libérées, appa-
rition d'un langage, ce trois modifications biologiques sur-
gissant sur le même sujet en font un document significatif
de notre espèce humaine. Cette triple apparition s'est pré-
parée durant les millions d'années antérieurs, sans doute
en une région unique. cc La seule solution logique, pour le
genre humain, est celle qui admet l'origine monophylé-
tique •, soutenait le Pr H.-V. Vallois. Le Pr Piveteau, plus
tardivement, pensait que l'e hominisation ne peut avoir
26 L' ESSOR DE LA COMM UNICATION

lieu qu 'en un seul point du rameau des hominidés ». Plus


récemment encore, le Pr Yves Coppens devait constater que
ce fossile de Hongrie, qui porte, pour lui, le nom de Siva-
pithecus, est <• présent comme une ombre, de la Hongrie,
de la Grèce et de la Turquie au Kenya, au Pakistan, à l'Inde
et à la Chine ».
Dès lors, sur cette très vaste écharpe géographique de
l'Ancien Monde, il conviendra de chercher l'aire de for -
mation initiale, le •• berceau du monde ». Présentement, les
documents les plus anciens ont été retrouvés en Afrique,
particulièrement en Afrique orientale, mais les autres sec-
teurs de la planète n 'ont pas encore livré tous leurs secr ets.
En Iran, au Pakistan, en Inde, des datations solides
manquent encore. Selon John A.J. Gowlett, •< on imagine
mal comme première étape pour une migration venue de
l'Afrique les plus anciens fossiles humains de Java, de la
rivière Solo, et les documents, plus anciens encore, de
Djetis ». La présence de l'homme primitif en Extr êm e-
Orient assure une continuité de l'espace humain 1 Le site
de Hsihoutu (province de Chan-si), fouillé par Chia Lang-
po et Wang Chien, est contemporain du niveau 1 d'Oldo-
way, daté du million d'années.

Des faits nouveaux


Les recherches en cours, au Pakistan, à Java, comme en
Chine, sont en pleine expansion. Le Pr Herbert Thomas,
sous-directeur du laboratoire d'Yves Coppens au Collège de
France, vient de confirmer brillamment l'origine du genre
Aegyptopithecus ùu Fayoum, découvert dans l'oligocène de
la dépression proche du Caire, _que l'on situait vers
35 millions d'années. (Cf Premiers Eveils de l'homme, p. 22.)
Les universitaires de Yale, Elwyn Simons, notamment,
pensaient situer au Fayoum le berceau originel où se pro-
duisirent les premières transformations qui affectèrent les
primates et favorisèrent l'apparition des singes modernes
et de l'Homo erectus. Or le Pr H. Thomas et Sevket Sen,
LES COLPORTEURS 27

paléomagnéticien au CNRS, découvrent à la fin de 1987,


dans le sud du sultanat d'Oman, dans le Dhofar, quatre
minuscules dents de 2 à 4 millimètres de longueur (dans
une masse de sédiments de 250 kilos!) . Elles sont datées
avec précision de 38,5 millions d'années. Ces dents sont
plus archaïques que celles qui ont été recueillies au Fayoum,
et plus anciennes. Cette découverte est d'autant plus impor-
tante que les documents du Fayoum se dateraient proba-
blement aux alentours de 34 millions d'années. Pour la
première fois, deux dents de primates anthropoïdes et une
dent de prosimien étaient trouvées en dehors de l'Afrique.
Une deuxième expédition s'est déroulée en mars 1988.
Cette très récente découverte du Dhofar est importante
sur le plan anthropologique, mais peut-être, plus encore,
par son origine géographique. Le Dhofar se situe à mi-
distance du Fayoum (quelque 3 000 kilomètres) et des col-
lines pré-himalayennes des Siwalik (3 000 kilomètres), où
des recherches sont en cours depuis plusieurs années, cette
région des Siwalik où, dès 1953, pour des raisons géogra-
phiques et paléontologiques, j'envisageais l'hypothèse de
placer le berceau de l'humanité.
L'hypothèse asiatique se trouve particulièrement confor-
tée par les découvertes du Dhofar. Je rappellerai, dans cet
essai sur la Communication, que le détroit d'Ormuz, lors
de ces lointaines phases géologiques, était vraisemblable-
ment un pont terrestre, dans l'axe de la chaîne monta-
gneuse du Ras el-Djebel. La voie était « directe», des Siwa-
lik au Fayoum!

L '« osmose )) technologique


Les étroites parentés nouées entre les formes et les tech-
niques les plus archaïques de ce bloc géographique qu'est
l'Ancien Monde montrent une unité évolutive. Les outils
tranchants d'Oldoway, en Afrique orientale, ceux des grottes
du nord de Pékin ou de la vallée de la Soan, en Inde, et
de Solilhac, en Haute-Loire, restent parfaitement appa-
28 L' ESSOR DE LA COMM UNICATION

rentés. La carte toute prévisionnelle et provisoire de cet


outillage archaïque, pouvant se dater aux environs du mil-
lion d'années, pourrait suggérer une répartition à l'échelle
mondiale des grands courants technologiques. Tenter de
dater plus précisément les techniques les plus anciennes,
les considérer comme de vrais foyers culturels, imaginer
de longues et vastes migrations de populations dont les
déplacements auraient répandu ces techniques, semé ces
outils tranchants, ces sphéroïdes, ces bifaces semble vain.
L'unité technologique que nous serions amenés à constater
ne serait-elle pas une unité humaine, dont l'origine serait
difficile à découvrir! L'homme archaïque, face à des pré-
occupations vitales, a été conduit à inventer des techniques
archaïques similaires, pour les résoudre. Mieux que des
migrations difficiles à imaginer sur un noyau géographique
fort peu peuplé, il semblerait plus logique de songer à une
forme archaïque de communication ... une communication
plus diluée en quelque sorte, plus confuse et moins d ir ec-
tionnelle, une véritable osmose technologique.
De proche en proche, de geste en geste, et bientôt de
bouche à oreille, se serait transmise la nouveauté tech-
nique ... Elle aurait littéralement fait tache d'huile sans
qu'il soit nécessaire d'envisager aujourd'hui des migrations
de population assez peu vraisemblables. Cette osmose tech -
nologique s'étend sur des centaines et des centaines de
millénaires, peut-être même des millions d'années. Progrès
et stagnations se succèdent, alternent.
Autre exemple d'osmose culturelle, qui souvent suscite
de faux problèmes, celui de l'origine du feu. A partir de
prospections plus étendues, d'analyses plus poussées ou de
la chance insigne d'un chercheur se lève la candidature
fracassante d'un site, origine et berceau du premier feu
que connut le monde! Ne serait-ce point l'exemple parfait
d'une découverte essentiellement ubiquiste, où le hasard
et les circonstances naturelles purent jouer un rôle déter-
minant? Quel est le berceau du feu? Faut-il prendre appui
sur les restes carbonisés d'une grotte de Chou-Kou-Tien?
Est-ce le site majeur de Vertesszôlôs en Hongrie, avec ses
LES COLPORTEURS 29

foyers et ses amas d'os calcinés? Dort-il dans les cendres


du gisement de Terra Amata, au pied du mont Boron, près
de Nice? Dans les cendres étalées sur les rives du lac
souterrain de la petite grotte de l'Escale, dans les Bouches-
du-Rhône? Dans le site de Juanmo, dans le sud-ouest de
la Chine, ou dans le site très ancien de Chesowanja, dans
le Rift africain, entre Oldoway et le lac Turkana? Là, on
découvre des blocs d'argile cuite et de grosses pierres, orga-
nisés en foyer, comme un feu rudimentaire de chemineau.
Les échantillons d'argile attestent une cuisson, normale
pour un foyer de plein air, de 400 à 500 degrés.
Les dates« absolues>> obtenues s'échelonnent de 500 000
à 1 500 000 ans pour le site de Chesowanja. Avec parfois
des appréciations variables de l'ordre de plusieurs cen-
taines de millénaires. Est-ce suffisant pour affirmer que le
feu est né ici ou là, à telle époque précise, pour la plus
grande gloire d'un chercheur ou d'un pays? Il est plus
logique de penser que le feu, acquis solide et définitif, serait
le résultat d'une osmose, d'une solidarité communicative
humaine, apparue vers le dernier million d'années ... A
moins que ce ne fût plus antérieurement encore?

Le choix
Dans nombre de sites archéologiques archaïques, le choix
et la prédilection pour un type de matériau s'expliquent
par une osmose et par une recherche systématique sug-
gérant une vraie communication. Les pierres les plus
banales, les matériaux les plus durs, les plus aisés à éclater,
à tailler, ne sont pas fatalement prélevés sur les lieux
mêmes de vie ni sur les lieux de besoin. L'artisan doit les
rechercher autour de lui, dans un rayon de plus en plus
étendu, permettant les progrès de la prospection et de la
communication. Il se produit alors une communication
11 physique » avec le matériau recherché. Mais si le site

prospecté est habité, la communication deviendra humaine.


D'où des contacts, des enrichissements réciproques, des
30 L'ESSOR DE LA COMMUNI ATION

échanges sur des procédés techniques d'abord, puis sur des


faits intellectuels, des expériences, des souvenirs ensuite ...
La parole, même rudimentaire, facilitera cette pleine
communication. Un des grands mystères du progrès de
l'humanité réside dans cette communication totale.
Les gisements installés sur les rives des fleuves , sur les
grèves des lacs fournissent , sur place, les matériaux les
plus divers. La variété extrême des matériaux utilisés en
est donc le produit. Les bifaces conservés sur le site Fault
d'Olorgesaillie, au Kenya, témoignent, eux, de la variété
des galets naturellement épandus dans la région. Les quart-
zites et les blocs de basalte taillés de Solilhac en Haute-
Loire comme les obsidiennes, les morceaux de basalte et
d'andésite taillés de la colline de Satani Dar, les sites les
plus anciens du Massif central et de l'Asirope soviétique,
supposent une prospection déjà systématique. En son temps,
la visite de Kariandusi, au Kenya, m 'a permis de mieux
appréhender le problème. Ce site majeur se situe à
160 kilomètres de Nairobi, au sud du lac Nakuru, où se
réfugient et prolifèrent quelque deux millions de flamants
roses. Après qu'il eut été reconnu, en 1948, par le Dr L.S.B.
Leakey, l'étude scientifique du site fut reprise par le Pr J.A.J.
Gowlett, travaillant alors à l'université de Khartoum, vers
1973-1974. Les documents de Kariandusi, essentiellement
des bifaces, sont d'une technique remarquable. Une soixan-
taine sont en obsidienne, ce verre volcanique qui permet
une taille admirable, matériau supérieur au meilleur silex,
et 140 sont des bifaces taillés dans des blocs de lave. Ces
matériaux ne se rencontrent pas in situ, sur les bords du
lac. Ils proviennent de lointaines coulées désagrégées de la
région. Sur ce site, on remarque donc qu'il y eut très tôt
recherche et utilisation de matériaux les plus divers. Cela
implique certainement que d'autres matériaux, disparus -
coquilles, bois, notamment - furent utilisés. Cela annonce
les pratiques d'échange et de troc, dont l'archéologie nous
apportera des preuves plus tardives.
LES COLPORTEURS 31

Importance et rareté des «génies ))


L'osmose technologique ne suffit sans doute pas pour
expliquer l'expansion de l'espèce humaine, son homogé-
néité relative dans le temps. Ne convient-il pas de déceler
dans l'individu, et ce, dès les origines les plus lointaines,
avant même que l'homme fût vraiment homme, un dyna-
misme interne, un besoin puissant, irrésistible de progrès,
un désir permanent de se surpasser?
Ce dynamisme s'exacerbe chez certains individus plus
forts et plus doués, dotés de multiples qualités, qui jouent
le rôle de moteur, de (( locomotive)). Ces entraîneurs-nés
que l'Histoire désignera sous le nom de ((génies))' qui seront
les Newton, les Mozart, les Einstein, chefs d'école, d'équipe,
par le jeu naturel de l'osmose technologique, mettront leur
savoir, leurs acquis, leurs expériences dans le bain commun.
Ils stimuleront leurs compagnons, leurs camarades et
contribueront à l'élévation générale. Les conditions de ce
qu'il est convenu d'appeler <(progrès)) sont, d'une part, le
fait de l'osmose technologique, dans ses acceptions les plus
vastes et les plus diverses, d'autre part, le rôle moteur de
ces êtres merveilleusement doués, entraîneurs par l'exemple.
Dans les tout premiers millénaires, voire les tout pre-
miers millions d'années, ces deux facteurs se heurtent à
d'énormes difficultés pour marquer leur influence et leur
rôle. Les individus sont très rares, très isolés, même, et
l'osmose technologique a le plus grand mal à se manifester.
La vie est courte, l'expérience humaine peine à se consti-
tuer. Les faibles nombres ne sont pas favorables à l'éclosion
de· tempéraments exceptionnels. Vers 30000, le temps du
Cro-Magnon, avec une population globale de sans doute
quelque 500 millions - chiffre optimal pour notre planète
Terre - les hommes sont suffisamment nombreux, proches
les uns des autres, en contacts fréquents, menant une vie
plus assurée et -plus longue, pour bénéficier de leur expé-
rience. Cette multiplicité d'individus réunis facilite par là
32 L'ESSOR DE LA CO MM UN ICAT ION

même la naissance et le développement des tempéraments


exceptionne!s. Désormais, la courbe du progrès humain ,
jusque-là quasi horizontale, quoique lentement ascendante,
amorce sa verticalité.
Un phénomène comparable aura lieu aux x1x• et
xx·· siècles, plus de 50 p. 100 des savants du monde e grou-
pant dans le dernier demi-siècle. L'osmose est telle qu'elle
est universelle, ubiquiste ... De nouvelles interrogations se
posent, de nouvelles angoisses naissent! Les courbes sont
à la verticale!

La mémoire et la communication
A la différence de l'homme, l'être vivant, plante ou
animal, ne progresse pas par osmose. Les événements qui
prolifèrent autour de lui n'ont pas grande influence sur
son évolution. L'homme, lui, finit par comprendre qu'un
geste, une attitude, une modification sont susceptible d'être
adoptés et d'améliorer son existence traditionnelle. La force
de l'exemple est surtout sensible chez l'homme. Il est capable
d'({ apprendre» en quelque sorte. Une mémoire naissante
lui permet de mieux appréhender ce qui est progrès en lui
et autour de lui. L'animal, fût-il un animal supérieur dans
la hiérarchie des êtres, ne peut transmettre ses acquisitions
à sa descendance, faute de mémoire, ni les communiquer
autour de lui, parmi la foule de ses congénères. L'animal
est en mesure d'éprouver et de rechercher la chaleur bien-
faisante de la coulée volcanique. Pourra-t-il communiquer
cette heureuse sensation à ses congénères? Les inciter à
venir, eux aussi, se réchauffer à cette agréable chaleur?
Si, trop proche de la lave brûlante, il en éprouve les
cuisantes brûlures, il n'est peut-être pas assuré d'en garder
suffisamment le souvenir pour se tenir à bonne distance,
quelques jours ou quelques semaines plus tard. Si une
certaine mémoire immédiate est possible et même vrai-
semblable, est-elle suffisamment pérenne pour se con er-
ver?
LES COL PORTE URS 33

L'être humain se mble déjà différent. Il sera peut-être


brûlé, lui aussi. Plusieurs fois même, mais, après de nom-
breuses générations, il saura se préserver et se tenir à
distance « humaine ». Surtout, il saura protéger ses petits,
ses compagnons directs, ses compagnons de voisinage ...
C'est par là qu'il se révèle un homme. La société des abeilles
ou des termites est incapable de cette attitude raisonnée.
Aussi , elle est restée et restera figée , immobile. Dès lors,
nous pouvons nous interroger pour savoir si le propre de
la société humaine est caractérisé par la station debout,
par l'augmentation du volume de son cerveau, par les
premiers sons émis par son pharynx? Ou par cette vir-
tualité de mémoire? La grande mutation chromosomique,
le " saut» des êtres à 48 chromosomes aux êtres à
46 chromosomes, serait-elle responsable des prolégomènes
de la mémoire? Cette dernière est d'autant plus essentielle
que l'osmose technologique ne peut déployer ses aspects
bénéfiques que par le jeu de la mémoire. Le dynamisme
vital, créateur de nouveautés, n'entrera dans l'acquis
humain que par osmose technologique, ne s'y conservera,
n'y proliférera que par la mémoire. La véritable création
de l'homme se révèle donc complexe. Plus que les cuspides
d'une dent, et leurs corrélations physiologiques, dont on
peut espérer découvrir des témoignages plus anciens et
mieux datés encore, il s'agit de découvrir ce que nous ne
pourrons jamais découvrir, les prolégomènes de la mémoire
humaine. Osmose et dynamisme originels restent les fidèles
serviteurs - ou les esclaves - de cette mémoire originelle.

Le choix des moustériens d 'Erd,


près de· Budapest
Le gisement moustérien d'Erd se trouve au sud--est de
Budapest, à quelque 25 kilomètres du centre de la ville. Il
occupe un plateau, coupé par une vallée profonde de 12 à
14 mètres, descendant- vers le Danube. Fait exceptionnel,
ce gisement de plein air possède une faune de caverne,
34 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

essentiellement constituée par l'ours. Le matériel recueilli


recense 808 outils, 2 155 éclats et 130 pièces brutes, nucléus
et percuteurs. Le matériau utilisé est pris exclusivement
sur des galets roulés, récoltés dans un cailloutis helvétien,
situé à 500 mètres du gisement, sur une petite colline.
Toute la matière première du gisement provient de cette
colline. Bien que le Danube ne coule qu'à quelques kilo-
mètres, l'homme de Neandertal n'y est jamais allé, pour
ramasser quelques galets ou blocs de matière première.
Les galets roulés de cailloutis furent l'unique matériau
recherché. De ces cailloux roulés, les quartzites constituent
les trois quarts, les galets de silex représentant le dernier
quart. L'examen approfondi de ces galets a permis d'établir
des remarques sûres. L'homme a préféré sciemment les
silex pour la fabrication des outils. Pas un seul galet de
silex n'a été laissé inutilisé.
Parmi les variétés de quartzites, au nombre de cinq,
particularisées par les cinq premières lettres de l'alphabet,
A, B, C, D, E, le Neandertal préfère la variété D, variété
de la meilleure qualité. Le quartzite de la variété B, la plus
mauvaise qualité, a servi à fabriquer les outils les plus
frustes, les plus grossiers, << autrement dit, selon la judi-
cieuse observation du fouilleur V. Gabori-Csank, la variété
qui n'était pas propre à un autre emploi )).

Les chasseurs de Fontmaure


Le choix du matériau est donc parfaitement attesté. Il
constitue, d'ailleurs, le critère essentiel du progrès humain.
La nécessité de choisir explique le troc. Il permit de définir
géographiquement l'aire de chasse des chasseurs mousté-
riens du site de Fontmaure, dans le département de la
Vienne.
Étudié par le Dr L. Pradel, le gisement moustérien de
Fontmaure utilise un matériau original par ses extrêmes
facilités de taille, remarquable plus encore par ses riches
couleurs, allant du jaune intense à des rouges brillants, le
LES COLPORTEURS 35

<<jaspe diapré» dit de Fontmaure. Ce matériau de qualité


est d'une reconnaissance fort aisée, et sa beauté le fit même
utiliser, ces dernières années, pour réaliser des pendentifs
de qualité. Ce jaspe diapré fut choisi, systématiquement,
par les chasseurs de Fontmaure, pour son intérêt tech-
nique, certainement, mais aussi pour sa valeur esthétique ...
Le néandertalien y était certainement sensible. Preuve nou-
velle et intéressante de l'attrait de la couleur, dès cette
lointaine période. En revanche, le goût pour la forme par-
faitement équilibrée et aérodynamique du biface est de
loin antérieur, remontant à une époque avoisinant le mil-
lion d'années.
L'outillage de Fontmaure est aisé à reconnaître. Après
de longues et minutieuses prospections, le Dr L. Pradel a
dressé la carte de répartition de ces outils et éclats de jaspe
diapré autour du gisement. Il a pu ainsi délimiter, sur les
plateaux voisins, une région de 2 à 5 kilomètres de rayon,
allongée en direction Nord-Sud, dans un vaste méandre
de la Vienne : au sud de son confluent avec la Creuse, cette
région est dénommée avec bonheur << le Bec des deux eaux ».
Naturellement, c'est autour du gisement que les lieux de
découverte sont les plus denses et les plus importants. Plus
on s'éloigne de Fontmaure, plus les jaspes se raréfient. Les
plus extrêmes, à plus de 10 kilomètres du site de fabri-
cation, sont recueillis sur la rive gauche de la Vienne, dans
un secteur favorable à la pêche, note judicieusement le
Dr Pradel.
Ce jaspe particulier permet donc de définir sur le terrain
une véritable aire de parcours de chasseurs-pêcheurs. L'ori-
ginalité du matériau autorise, désormais, le recensement
d'exemples convaincants de troc, de résultats probants de
communication préhistorique.

Le choix des moustériens du Périgord


Récemment, J.-M. Geneste s'est penché sur les problèmes
d'approvisionnement en matériaux des sites moustériens
36 L' ESSOR DE LA COMMUNI CATION

de la Dordogne. Les lieux de collecte sont distants de


quelques centaines de mètres, aux environs immédiats des
sites occupés, à 100 kilomètres, pour les plus lointaines
expéditions. Les grandes vallées, particulièrement bien
exposées, largement ouvertes aux influences modérées de
l'Atlantique, comme la Dordogne, la Vézère, le Lot, jouent
un rôle majeur. (Puis-je évoquer , aussi , la vallée de la
Dronne, qui n'a pas encore attiré les chercheurs comme
elle le mériterait?) De 70 à 90 p. 100 des matériaux recueil -
lis et taillés par les moustériens, pour la fabrication de
leur outillage, sont collectés à moins de 5 kilomètres.
5 p. 100 proviennent de collectes situées à plus de
30 kilomètres - la journée «< normale» de déplacement d'un
chasseur. Généralement, on ne découvre pas de nucléus,
de petits blocs résidus d 'une taille locale, originaires de
sites éloignés. On taille sur place le matériau trouvé inté-
ressant. En fait , ce n 'est pas le matériau que l'on va quérir
et déplace r , pour le taill er sur l'aire d ' habitat, c'est l'ar-
tisan lui- m ême qui fait le ch em i n et va tailler sur le lieu
de prospection . Il y a bien circulati on , communication ...
mais il s'agit d'un déplacement de la main-d 'œuvre!
J.-M. Geneste note d 'autres faits technologiques intéres-
sants. Les outils fru stes, à peine travaillés, que les spécia-
listes ont baptisés <<denticulés» (des éclats au bord écaillé,
cassés, souvent ... ), proviennent essentiellement de maté-
riaux locaux. Remarque logique ... Le denticulé est un outil
de fortune, un outil occasionnel, propre aux usages les plus
divers, les moins spécialisés. Le promeneur moderne qui
dépatte la boue de ses brodequins, qui cherche à écraser
ou à ouvrir une noix, qui écorce la branche pour en faire
une canne, est créateur de denticulés modernes caracté-
ristiques!
En revanche, les outils spécialisés des néandertaliens,
souvent de taille remarquable, de forme harmonieuse,
atteignant très souvent une efficience, révélant une tech-
nologie supérieure, les longues pointes au bord soigneu-
sement précisé par des retouches allongées et couvrantes,
les larges racloirs, parfois à pointe récurrente, merveilleux
LES COLPORTEURS 37

outils de boucher pour la découpe, le dépeçage, l'écharnage,


le raclage des peaux, ces pointes et ces racloirs, ces outils
précis, qui exigent de bons supports, sont œuvrés dans les
matériaux les plus éloignés de l'habitat. Dans un gisement
de la vallée de la Dronne, précisément, J.-M. Geneste note
avec pertinence qu 'un bel 11 éclat Levallois », outil spécialisé
qui exige un matériau de grand format et de bonne qualité
de taille, provient d'un affleurement de silex du crétacé, à
50 kilomètres de l'habitat, vers le nord. Une pointe mous-
térienne, en silex zoné du Bergeracois, trouve son matériau
d'origine à 60 kilomètres au sud, et un racloir en jaspe est
originaire d'un affleurement situé à 40 kilomètres à l'est.

La parure : les dents perforées


Vers 30000 ans, dans la période chronologique et cultu-
relle du paléolithique supérieur, un phénomène nouveau
va se développer extraordinairement et contribuer très lar-
gement à l'étude de la communication: l'expression d'un
fait profondément humain, un fait social, propre à la nou-
velle société de Cro-Magnon, qui en est le contemporain.
La parure, sujet d'étude fertile et passionnant, fait son
apparition. La femme se pare, tout comme l'homme, d'ail-
leurs, car rien ne nous autorise à penser que le fait de
chercher à s'embellir, de porter des bijoux, soit déjà un
fait exclusivement féminin. (L'est-il d'ailleurs aujour-
d'hui?) Une parure de coquillages, un collier de perles
11 diverses », de dents perforées, par exemple, peuvent être

portés aussi bien par une femme que par un homme. Le


chasseur du siècle dernier arborait volontiers en épingle
de cravate· une dent, une 11 crache » de cerf monté sur
support d'or ou d'argent. Le souvenir était plus vivant
lorsqu'il s'agissait d'une dent de cerf arrachée à une des
proies du chasseur! ... Ce bijou cynégétique est donc plus
masculin que féminin . Un collier de coquillages ou de
dents perforées ne pourra être attribuable à un sexe précis,
que s'il est porté par un squelette dont le sexe est connu,
38 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

fait délicat et exceptionnel. La parure nous fournit des


éléments d 'étude nombreux et passionnants, attestant l'im-
portance de la communication. Les éléments naturels les
plus simples, les plus courants, sont souvent utilisés comme
éléments de parure. Un aménagement même sommaire,
un groupement, une attache possible transforment l'objet
le plus ba nal en objet de parure. Des dents, de toute pro-
venance animale, sont abondantes dans un site de chas-
seurs. De plus, elles jouissent d'une conservation longue
et relativement certaine. Leur dureté, leur longévité excep-
tionnelle en font des objets qui sortent du commun et
éminemment désirables. Ces dents, objets de parure ou
témoignages d'exploits ou de souvenirs de chasse, sont
généralement percées dans la couronne, car elles se portent
volontiers la racine vers le bas. La perforation s'opère très
simplement. Sur l'emplacement choisi, une pointe de silex
marque son point d'attaque. Un burin, vrai biseau de silex,
entame la dent par mouvement rotatif et amorce un enton-
noir de percée. A mi-parcours de l'épaisseur de la dent,
l'artisan réalise un second entonnoir, sur l'autre face. L'ha-
bileté con siste à les réaliser dans leur exact prolongement.
Le t ravail se poursuit par la rencontre des deux entonnoirs.
Le résultat est une perforation dite « biconique », qui res-
tera utilisée durant des millénaires, pratiquement jusqu'à
l'âge du bronze (où la perforation sera rigoureusement
cylindrique grâce à d'autres techniques de fabrication, à
l'aide d'un roseau, par exemple.) Cette perforation bico-
nique pouvait se trouver dans les pièces de bois, dans divers
éléments osseux.
Les dents d'animaux - parfois d' humains - destinées à
être perforées pour devenir des éléments de collier et de
parure, sont d'origine fort variée. Rares sont les espèces
qui échappent à cette collecte. Dents de bovidés, de chevaux,
de cervidés en grand nombre, avec une prédilection mar-
quée pour les dents de cervidés qui se porte également sur
les dents des petits carnassiers, de renard et de loup. La
plus recherchée, semble-t-il, serait la robuste canine de
l'ours des cavernes, à défaut de l'ours brun, de taille plus
LES COLPORTEURS 39

modeste (et plus récent). Cette très belle canine pourrait


être l'élément central d'un prestigieux collier ... accordé au
vainqueur de ce redoutable adversaire.
La recherche de ces canines - trophée estimable d'une
parure - a peut-être contribué à l'extinction de l'espèce, à
la fin du moustérien et au début du paléolithique supérieur.
La collecte historique des défenses d'éléphants, pour le
travail de l'ivoire et la fabrication d'objets de parure divers,
explique la traque impitoyable de ces proboscidiens, tant
en Afrique qu'en Asie ... et leur disparition en cours. L'ex-
tinction du mammouth, vers les xve et xemillénaires, a
peut-être des causes identiques. Les défenses de mammouth
sont utilisées pour supporter les tentes ou les cabanes,
comme pièces d'armatures d'habitation, comme matière
première dure et pérenne pour la fabrication de perles, de
bandeaux, de bracelets, comme l'attestent les ateliers de
Mézine, en Ukraine. Le mammouth était certainement plus
recherché pour l'ivoire de ses défenses que pour ses tonnes
de chair.

Les dents, indices de troc


et de colportage
La distribution spécifique des dents parures ne témoigne
que des exploits cynégétiques des chasseurs et de leur envi-
ronnement immédiat. Certaines dents peuvent révéler, par
leur origine lointaine, un troc, une communication assurée
entre deux milieux humains. Ainsi, à Duruthy, dans les
Landes, les chercheurs recueillent trois dents de requin,
dont une fossilisée. Or, en ligne droite, Duruthy est à plus
de 60 .kilomètres de l'océan et il n'est pas sûr que le col-
porteur ait utilisé la ligne droite pour réaliser son petit
négoce ... Il est aussi possible d'imaginer que la dent de
requin aura transité de chasseur en chasseur, pendant de
longues années. Un fait est évident: l'objet de parure ne
provient pas de son lieu de découverte. Il y a eu commu-
nication! Quant à la dent . fossilisée, il conviendrait de
40 L'ESSOR DE LA COMM UNICAT ION

rechercher les sites fossilifères à air libre ayant pu la livrer.


Les préhistoriques savaient reconnaître et collecter les fo s-
siles les plus divers. Ils trouvaient ainsi des coquilles fo s-
siles semblables aux coquilles marines actuelles, plus
proches de leur lieu d'habitat et de chasse. Plus aisées à
recueillir.
Le site important de Peterfels, au nord-ouest du lac de
Constance, dans le pays de Bade, près de Hengen, livre
12 dents de requin! 600 kilomètres séparent la région de
Schaffouse et le lac de Constance des premières plages de
la mer du Nord, où il peut être loisible de découvrir des
dents de requin... Il faut compter 800 kilomètres pour
atteindre une plage de l'Atlantique, entre Loire et Gironde.
Par les itinéraires plus vraisemblables des voies naturelles,
ces distances doivent être considérablement allongées. Pas
de grandes vallées directrices sur le parcours, et l'on sait
l'importance des grands axes fluviaux pour les mouvements
migratoires et les déplacements de la préhistoire. Atteindre
les plages de la Manche implique de franchir les Vosges,
le plateau ardennais, de se faufiler dans le complexe des
côtes ou cuestas du Bassin parisien. Sur le parcours, les
cours du Rhin ou de la Meuse seront des incitations à
descendre ces fleuves... Il serait intéressant de connaître
l'espèce de requin à laquelle appartenaient ces dents de
Peterfels. Le requin bleu, par exemple, l'espèce la plus
grande, de 7 à 8 mètres, ne remonte guère au-delà de la
Manche et serait exceptionnel en mer du Nord. Sur le
parcours conduisant aux plages de l'Atlantique, après les
difficiles passages des Vosges et des franges septentrionales
du Massif central, la rencontre de la Loire ou de ses affluents
conduirait plus ou moins directement sur les plages de
l'Ouest. Un trajet singulièrement allongé si l'on envisage
des trocs successifs, au hasard de multiples transactions
(ce qui pourrait sembler plus vraisemblable en ces époques).
Il est impossible de supputer les pérégrinations subies par
une dent de squale, depuis la plage où elle a pu être ramas-
sée jusqu'au site magdalénien, où elle a pris valeur de
parure!
LES COLPORTEURS 41

Le trafic des coquilles


Les coquillages jouent un rôle considérable dans cette
mode nouvelle de la parure. Leur origine géographique,
parfois connue de façon précise, démontre à l'évidence
qu'elles ont fait l'objet de troc et renseigne sur ce fait
de communication. Ces coquillages peuvent provenir de
sites très divers, marins ou lacustres, terrestres aussi; ils
appartiennent soit à des espèces vivantes à l'époque de
Cro-Magnon, soit à des espèces fossiles. C'est dire la
difficulté de leur localisation, surtout que celle-ci n'a pas
toujours fait l'objet de recherches scientifiques approfon-
dies.
Une des coquilles les plus répandues, riche de 150 espèces,
est la vulgaire nasse, mollusque gastéropode, à la coquille
ovalaire allongée. Elle croît sur les rochers, au milieu des
algues, et le zoologiste ne peut guère en déterminer le site
précis d'origine. Mais le fait que la nasse soit un coquillage
marin constitue une indication précise. ·
Dans la grotte des Enfants, dans l'ensemble des Baoussé
Roussé, à Grimaldi, la sépulture des deux enfants contient
plus de 1 000 nasses. Leur position sur les corps permet
de supposer que ces coquillages étaient reliés et consti-
tuaient en quelque sorte des pagnes. Au bras d'une femme,
deux bracelets de nasses enfilées, tandis qu'un jeune garçon
porte une << couronne » de quatre rangs de nasses. La grotte
toute proche du Cavillon abritait une cachette de 8 000
nasses, la plupart percées, souvent teintes d'ocre rouge. Ces
masses importantes de coquillages méditerranéens dans ces
~rottes creusées face à la Méditerranée n'ont guère pour
mtérêt que de marquer la prédilection des Cro-Magnon
pour cet élément de parure particulièrement abondant ...
Une prospection de quelques minutes permet de recueillir
sans peine quelques dizaines, voire quelques centaines, de
ces coquillages. Ces coquillages abondants se retrouvent
dans nombre de sépultures plus récentes, jusqu'au néoli-
42 L' ESSOR DE LA COMMUNICATION

thique, dans la grotte ligurienne des Arene candide, plus


à l'est aussi, et plus à l'ouest, dans la région marseillaise.
Les enfants du XX" siècle ramassent ces mêmes coquilles
en jouant sur la plage.
Beaucoup plus intéressants sont l'analyse et le décompte
des coquillages recueillis dan s les gisements montagnards,
éloignés de la mer. On peut, en leur présence, parler de
troc sans se tromper. Dans les sites des Cantabres, occupés
par les Cro-Magnon, les coquilles marines de l'Atlantique
sont nombreuses. Les unes ont servi à l'alimentation, les
autres, perforées par exemple, à la parure. Peut-être pour-
rions-nous découvrir, dans ces abondances de coquilles
marines, l'origine de l'attraction qu'exerçaient les res-
sources marines sur les populations de la péninsule his-
panique? L'Espagnol vivant sur un territoire massif et
continental est, curieusement, gros mangeur de poissons
et grand dégustateur de coquilles marines!
A Altamira, à Ermittia, à Bolinkoba, les coquilles marines
sont variées et abondantes. On recueille, dans les couches
archéologiques, des patelles, des littorines, des turritelles,
des coquilles Saint-Jacques.. . Le site d' Altamira (la caverne
au plafond constellé des plus beaux bisons polychromes du
monde) est cependant à quelque 30 kilomètres à l'ouest de
Santander. Le délicieux bourg médiéval voisin de Santil-
lana del Mar est à plusieurs kilomètres de l'océan. Le
parcours direct n 'est pas toujours aisé. Une sépulture de
la grotte charentaise du Placard a livré plus de 100 coquilles
de l'Atlantique ... pourtant à plus de 100 kilomètres, à vol
d'oiseau. La prospection des coquillages devait s'opérer en
descendant la Charente, dont l'embouchure entre les îles
de R_é et d'Oléron débouche sur des plages riches en faune
manne.
Quatre sépultures du niveau de Cro-Magnon, sur la
Vézère, étaient accompagnées de 300 littorines de l'Atlan-
tique. Ce qui représente une distance de l'ordre de
200 kilomètres. Des coquilles fossiles proviennent sans
doute des gisements fossilifères du Poitou ou des faluns de
Touraine.
LES COLPORTEURS 43

Les coquilles marines communes à l'Atlantique et à la


Méditerranée posent problème, car, en l'état actuel des
analyses, les spécialistes ne les ont jamais différenciées.
Une double hypothèse d'origine s'impose. La grotte de
Kastel, en Suisse, près de Soleure, renfermait des turri-
telles. Nous sommes à plus de 450 kilomètres de la Médi-
terranée et à 750 de l'Atlantique ... Le cardium, appelé
vulgairement coque, si abondant sur nos côtes, se rencontre
dans le site de Moravany, en Slovaquie, à 550 kilomètres
de la Méditerranée.
Parmi les innombrables coquilles marines, recueillies
dans les couches magdaléniennes du célèbre site de Peter-
fels, W. Rahle détermine des origines fort lointaines. Cer-
taines viennent de la Méditerranée. Résultat non d'un
commerce, sans doute, mais d'un troc de proche en proche,
au hasard des pérégrinations chasseresses. La côte médi-
terranéenne la plus proche - le golfe de Gênes - est à
400 kilomètres à vol d'oiseau. Mais l'obstacle des Alpes
n'était-il pas infranchissable vers 12000-10000? Même à
la fin de l'ultime glaciation, qui poussait ses moraines
jusqu'à Lyon! Le seul itinéraire possible devait passer par
la trouée de Bâle, gagner rapidement les plaines de la Saône
(éviter le Jura, largement enrobé lui aussi par la glaciation)
et, par la longue coulée du Rhône, atteindre enfin la Médi-
terranée, vers le delta du fleuve, soit un parcours géo-
graphique (et cJimatique) du double : de l'ordre de
800 kilomètres. Evidemment, nul chasseur magdalénien
ne fit cet admirable voyage. C'est de proche en proche,
par échange entre tribus ou entre individus, avec des
pertes et des retrouvailles, que certaines des millions de
coquilles collectées sur les rivages méditerranéens attei-
gnirent les rives du lac de Constance. Preuve indirecte
d'un trafic intense, d'une abondante circulation de ces
coquilles! Combien d'entre elles - et par quels périples
miraculeux et en combien de temps - ont réalisé le
fabuleux voyage?
A Mézine et à Dolni Vistonice, les fouilleurs ont récolté
des scalaires colorés d'ocre rouge, ayant pour origine des
Exemples d'échanges, pour des sites compris
entre 15000 et 10000
P Peterfels K Kassel C.M. Cro-Magnon M.A. Mas-d'Azil
En ligne droite: à vol d'oiseau.
En pointillé: itinéraire par des voies naturelles.
LES COL PORTEURS 45

côtes é loi~n ées. Mézine est à 500 kilomètres de la mer


Noire, mais cette distance est jalonnée de grandes et larges
vallées facilitant l'accès; alors que Dolni Vistonice est à
plus de 600 kilomètres de la Méditerranée, de l 'Adriatique
notamment : les colporteurs doivent franchir les Alpes,
vraisemblablement par le col du Bren n er .
La vulgaire et commun e coquille Saint-Jacques, élément
possible de parure - lor que sa base porte perforation -
mais aussi récipient naturel de liquide, peut-être lampe à
graisse naturelle, se r etrouve, nous l'avons vu, à Altamira,
où elle est proche de so n domaine lusitano-méditerranéen
des mers tempérées chaudes ... Elle est présente aussi dans
le gi se ment paléolithique supérieur d ' Isturitz, à 25 kilo-
mètres des côtes atlantiques du Pays basque, au terme de
parcours malaisés et montagneux. Elle se retrouve dans la
grande grotte classique du Mas-d 'Azil, au cœur des Pré-
pyrénées. Nous sommes à 150 kilomètres de l'Atlantique
et à peu près à la même distance de la Méditerranée. Vers
l'ouest comme vers l'est, ces distances devraient être lar-
gement augmentées pour un parcours pédestre. La région
à traverser est montagneuse, oblige à passer les innom-
brabl es rivières et torrents qui divergent en éventail de la
chaîne pyrénéenne. L' incitation naturelle à << descendre »,
à suivre la pente des cours d 'eau , est évidente. Cette collecte·
des coquilles Saint-Jacques, certainement pas systématique,
ne répond pas à une volonté précise. Il s'agit plus vrai-
semblablement d 'une collecte itinérante soumise au gré
des hasards et des échanges. Elle n 'en témoigne pas moins
d'une communication réelle de l'objet. Cette coquille, aux
usages virtuels si divers, se retrouve au Rond du Barry,
près de Polignac, en Haute-Loire, et dans le niveau solu-
tréen de Terre-Sève, en Saône-et-Loire (distances respec-
tives : 200 et 400 kilomètres).
Des gisements importants, dans lesquels une fouille bien
conduite a scrupuleusement recueilli tous les documents,
présentent un éventail varié de coquillages. Ainsi, le site
de Saint-Jean-de-Verges, au-dessus de Foix, en Ariège, livre
des nasses originaires de la Méditerranée, des buccins et
46 L' ESSOR DE LA COMMUNICATION

des littorines de l'Atlantique, de grands pectens pouvant


provenir de l'un ou l'autre littoral. On y a même trouvé
une turritelle fossile, provenant sans doute des fossiles du
burdigalien de la région de Dax!

Le colportage des fossiles!


A. Marshack insiste sur la découverte, dans les grottes
d'Arcy, d'un crinoïde, proliférant dans les profondeurs de
l'océan, percé en son centre. Il était accompagné d'un autre
coquillage fossile portant une entaille circulaire à sa partie
supérieure, qui permettait de le porter avec une attache.
Un véritable bijou!. .. Les Cro-Magnon connaissaient fort
bien, semble-t-il, les sites fossilifères ainsi que les sites de
minéraux ou de matériaux divers capables de les intéresser
à un titre ou à un autre. Ainsi les niveaux archéologiques
d'Isturitz ont-ils donné fréquemment des perles d'ambre.
Cette résine fossile est recen sée dans divers gisements natu-
rels pyrénéens, par exemple dans la r égion d'Orthez, à
40 kilomètres d' Isturitz.
Certains objets << intrusifs », parfaitement étrangers au
milieu archéologique qui les contient, posent énigme, car
ils sont manifestement inutiles. Même les ressources, consi-
dérables, de l'ethnologie comparée sont impuissantes à
trouver une raison logique valable à certaines collectes
lointaines. La plus célèbre grotte parmi le chapelet de
cavités de la falaise d'Arcy-sur-Cure fut baptisée «grotte
du Trilobite » car on y a découvert ce fossile caractéristique
de l'ère primaire. Certains savants ont avancé pour origine
des gisements fossilifères de Bohême... Or les trilobites
peuvent se collecter dans les schistes carbonifères de }'Au-
tunois, à moins de 100 kilomètres en remontant le cours
même de la Cure. La prudence est donc nécessaire lorsqu'il
s'agit d'apprécier les «exploits commerciaux ou migra-
toires ». Le trilobite, avec son ordonnance tripartite carac-
téristique, dans le sens de sa hauteur comme de sa largeur,
avait peut-être suscité la curiosité du Cro-Magnon? Dans
LES COLPORTEURS 47

la grotte de }'Hyène, proche de la précédente, quelques


ancêtres plus anciens avaient collecté deux gros fossiles,
un morceau de polypier, plus ou moins sphérique, et un
énorme fragment à trois spires de gastéropode, accom-
pagnés de deux petits blocs, plus ou moins globulaires, eux
aussi, de pyrite de fer . Le fragment de polypier, comme le
trilobite, témoignerait de l'intérêt porté par l'homme aux
formes étranges et insolites - une première collection de
<< curiosités » 1 - et d'une ouverture d 'esprit originale, ce
qui cadrerait bien avec les premières manifestations gra-
phiques. En outre, le morceau de polypier pourrait avoir
eu quelque utilité. Les sphéroïdes de quartz ou de silex
remontent aux plus hautes traditions : véritables outils,
écrasoirs, ou projectiles bien adaptés à la main. Peut-être
aussi pierres de fronde ou éléments de bola pour la chasse.
Notre polyp ier a donc pu être collecté en vue d'une activité
chasseresse ou domestique. Les petits blocs de pyrite ne
sont pas dénués d'intérêt: ne seraient-ce pas des éléments
d'un briquet primitif, comme nous en a livré la grotte
belge de Chaleux, quelques millénaires plus tard? Certes,
le bloc de pyrite globulaire de Chaleux est nettement entaillé
par une vraie petite gorge provoquée par les chocs répétés
d'une lame de silex. Deux silex entrechoqués provoquent
des étincelles, mais ces étincelles froides seraient inca-
pables d'enflammer des brindilles, des herbes sèches ou de
fins débris de champignon, et, par là même, de donner du
feu. La pyrite de fer, bisulfure de fer, est une combinaison
de ce métal et de soufre. Aussi, en heurtant violemment
un morceau de pyrite avec un silex très dur, on détache
de fines particules de soufre, qui brûlent, sous l'effet du
choc, grâce à l'oxygène de l'air ... Les deux petits blocs de
pyrite de .fer des grottes d'Arcy-sur-Cure ne représente-
raient-ils pas des éléments de ces primitifs briquets? Des
traces ténues de chocs répétés pourraient alors se déceler?
La rencontre naturelle de blocs de pyrite et de silex est
extrêmement fréquente dans tout le Bassin parisien. Le
réexamen de tout morceau de pyrite recueilli dans un gise-
ment archéologique s'impose donc, et le« briquet>> de Cha-
48 L ' ESSO H D E LA CO MM UN ICA TION

Jeux ne se rait alors qu ' un prototype d 'autres, innom -


brables , souvent plus an cien s... Plus qu ' une origine
co mm erciale ou migratoire, il convi endrait de ne voir là
qu'un nouvel exemple d '" osmose technologique».
Les 300 littorines découvertes dans le niveau ancien de
l' homme même de Cro-Magnon, à 200 kilomètres de l'At-
lantique, dont elles sont originaires, suggèrent une tout
autre hypothèse. Ces 300 littorines pèsent quelques grammes,
alors que, collectées "vivantes», avec leur chair, elles
devaient remplir un sac ou un bissac, constituer une charge
d'homme. L'hypothèse du commerce, de l'approvisionne-
ment systématique, semblerait s'imposer!

Les poissons marins dans les terres?


Les représentations de poissons sont exceptionnelles dans
les graphies préh istoriques, co ntemporaines des Cro-
Magnon de l'âge du renne , au paléolithique su pér ieur . Sou-
vent, elles atteignent un très haut niveau artistique, par
leur élégance, la justesse de leurs proportions et la pré-
cision de leur tracé. Ce sont généralement des graphies de
salmonidés, mais le genre de vie du saumon n'autorise pas
à en tirer un enseignement quant au problème de commu-
nication. En effet, si le saumon passe sa période de crois-
sance en mer, il va pondre en eau douce. Il est particu-
lièrement gras et magnifique, savoureux, lors de sa
remontée. Le préhistorique le pêchait en utilisant des pièges
tendus en travers de la ri vière. Les eaux des bassins de la
Loire, de la Gironde, de la Garonne et de l'Adour devaient
regorger de prises. Aussi, la gravure profonde de !'Abri du
poisson (un salmonidé précisément), proche des Eyzies, les
deux salmonidés gravés sur os de Laugerie-Basse, dans le
même secteur, les quatre salmonidés du merveilleux docu-
ment gravé de Lortet, dans les Hautes-Pyrénées, le saumon
en ronde-bosse du Sceptre de la Vache, à Alliat, sur les
bords du Vicdessos, torrent aux eaux claires, peuvent pro-
venir de pêches locales, lors de la remontée des saumons.
LES COLPORTEURS 49

Le poisson plat gravé sur la paroi de Pindal, Pindal l'At-


lantique, grotte ouverte sur l'océan, représente vraisem-
blablement une espèce marine pêchée à quelques mètres
en contrebas. Le grand poisson plat de la grotte de la Pileta
!'Andalouse pourrait être un salmonidé ... Curieusement,
une vasque naturelle pleine d'eau pérenne se situe à sa
base!
Beaucoup plus intéressant est le poisson gravé et sculpté
dont le contour découpé dans une plaque osseuse figure
nettement une sole. Les deux yeux sont sur une même face,
détail caractéristique de l'espèce (longueur: 45 millimètres).
L'Atlantique, au golfe de Gascogne, est à 250 kilomètres
du lieu de la découverte, la grotte de Lespugue, en Haute-
Garonne, grotte déjà célèbre par sa classique statuette fémi-
nine d'ivoire. La sole est un poisson peu rapide, vivant sur
les fonds sablo-vaseux du plateau continental. Le golfe de
Gascogne offre, à ce titre, des sites de pêche favorables.
Celle de la sole est cependant difficile, car le poisson se
cache volontiers : elle se pose sur le sable, agite ses nageoires
et soulève un nuage de sable, qui , en se déposant, la recouvre
et la dissimule. Parfois, elle s'aventure sur le littoral et
gagne les eaux douces. Ce contour figuratif de Lespugue
représente-t-il une migration? La sole a-t-elle été œuvrée
dans les Pyrénées? Est-ce une migration d'objet, exécuté
dans l'extrême sud-ouest de }'Hexagone? Ou une migration
de l'image, enregistrée au bord de l'océan, conservée fidè-
lement, pour être transcrite sur le contour découpé à plus
de 200 kilomètres 1 Mieux que de simples coquilles marines
récoltées sur une plage ou dans un site fossilifère, ce contour
nous ouvre de profondes perspectives sur l '(( esprit de
communication » et les virtualités de circulation vers le
xv· millénaire. Il dénote une mentalité déjà singulière-
ment complexe, déjà 11 moderne ».
50 L'ESSOR DE LA COMMUNICAT ION

Les écoles de graphie


L'osmose technologique est naturelle et spontanée.
Lorsque les échanges sont systématiques, réalisés de propos
délibéré, il est permis de parler de formes plus évoluées
d'échange et de communication , de parler d'enseignement
et d'écoles. Aux environs du X• millénaire, lors du << grand
virage », les graphistes sont suffisamment nombreux pour
se connaître, apprécier leurs différentes manières de conce-
voir les formes de ce nouveau langage. Chaque grotte pos-
sède son unité stylistique, sa « manière ». On se trouve en
présence d'une « œuvre » très individuelle. Mais les
influences se communiquent, et une certaine parenté d'exé-
cution se fait jour, de même qu 'une osmose technologique
uniformise les techniques, les colorants, les moyens d'exé-
cution ... Les mêmes types de burins sont connus à travers
l'immensité de l'Eurasie ou de l' Asirope. Les nuances sont
à peine sensibles, et il faut la sagacité et l'observation
ordonnée et minutieuse des archéologues pour multiplier
et originaliser la famille multiforme des burins.
En de très rares cas apparaissent des preuves très nettes
de communication entre artisans et artistes. La grotte de
Font-de-Gaume est un immense couloir où ne commencent
(ou ne subsistent) les graphies animalières, en tout point
remarquables d'ailleurs, qu'à partir d'un passage resserré,
diminué également en hauteur, le Rubicon. A partir de ce
passa~e difficile, les parois, droite et gauche, le plafond,
parfois, s'animent de gravures, de peintures, surtout poly-
chromes, de qualité. Les bisons sont d'excellente facture.
Vraisemblablement, ils ont été exécutés par la même main ...
ou, tout au moins, sous les directives d'un «chef d'école»,
qui, tel plus tard Michel-Ange, suggère et impose sa
manière. Un bison de Font-de-Gaume est absolument
comparable à un autre bison de Font-de-Gaume. Il est une
exception cependant: peu après le franchissement du Rubi-
con, sur la paroi de gauche, à bonne hauteur visuelle, on
LES COLPORTEURS 51

peut admirer un mammouth gravé. Technique relative-


ment originale à Font-de-Gaume. Il est le premier de la
galerie, essentiellement ornée de peintures. Son style est
tout à fait différent du style général de la grotte. Il se
révèle parfaitement étranger, intrusif... Or, dans ce mam-
mouth ~ravé, non seulement le style, mais encore la tech-
nique d exécution, le format même, jusqu'à ses dimensions
moyennes - quelque 60 centimètres de longueur - jus-
qu'aux plus minimes détails d'exécution, tel l'œil trian-
gulaire, évoquent irrésistiblement une autre influence, une
autre école de graphie caractéristique, celle du grand maître
de Rouffignac .. . Son domaine d'élection est à trois heures
de marche, de l'autre côté de la Vézère, en remontant
l'étroit vallon de Manaurie. Ce premier mammouth gravé
de Font-de-Gaume est certainement l'œuvre du maître de
Rouffignac l Il constitue la preuve la plus éclatante de
communication entre deux grottes fondamentales aux envi-
rons du XII·· millénaire.
Aussi démonstratif de la communication des hommes,
par les choses et les œuvres, rappelons l'exemple de l'école
pyrénéenne d'art mobilier. Conté par ailleurs, cet exemple
confronte des documents d'art mobilier exceptionnels, dont
les plus connus sont le Propulseur à l'oiseau, de Bédeilhac,
et le Propulseur aux oiseaux, du Mas-d'Azil. Les documents
sont bien connus. Dans un boyau exigu de Bédeilhac, on
découvre, en 1950, un propulseur, engin de lancement pour
trait léger, fort original par son thème: un jeune faon, en
position accroupie, les pattes antérieures repliées sous la
poitrine. Il tourne la tête vers son arrière-train, contem-
plant un étrange spectacle : de son anus, sort un long
boudin fusiforme et, à son extrémité, campé sur ce support
curieux, un oiseau, dont la queue épaisse se balance dans
le vide ... Cette queue dépassant la masse de la sculpture
constitue la butée, élément technique nécessaire d'un pro-
pulseur. A 30 kilomètres de Bédeilhac, à vol d'oiseau, la
grotte éponyme du Mas-d'Azil, gisement magdalénien du
même millénaire, livre,. en 1941, un propulseur indiscu-
tablement de la même veine, de la même famille artistique,
52 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

baptisé le Faon aux oiseaux. Lui aussi contemple un spec-


tacle curieux : un long boudin sortant de son anus où se
perchent deux jeunes oiseaux accolés, la queue d'un d'eux
constituant l'utile crochet du propulseur.
Ce même motif post-anal se retrouve chez un faon de
la grotte pyrénéenne d'Arudy. Une parenté existe aussi avec
un jeune faon de la grotte d'Isturitz ainsi qu 'avec un jeune
bison de la grotte du Mas-d'Azil, aux pattes jointes par
leurs sabots, reprenant l'attitude des faons.
Ces étroites et caractéristiques ressemblances posent
l' hypothèse d'une école pyrénéenne d'art mobilier. Les
valeurs chronologiques de ces œuvres sont semblables, leur
contemporanéité r enforce donc l' hypothèse d'une école. En
définir l'organisation est chose plus délicate. Sommes-nous
en présence d'un seul artisan, qui serait d'ailleurs un artiste!
De ses mains surgiraient ces œuvres familières , apparen-
tées. Quel serait son point d'attach e? le site géographique
de son << atelier »? Les conditions précises de découverte
sont trop mal connues. D'une part, les documents ont été
lavés soigneusement plusieurs fois, << traités » dans les
musées et les collections où ils reposent. Une très fine
analyse des sédiments ténus, qui auraient pu s'accrocher
à leur surface, est impossible. Nous aurions eu là, peut-
être, des indices permettant de défin ir leur grotte d'origine.
D'autre part, nous ignorons la profondeur exacte du dépôt
archéologique qui les contenait. Nous ignorons la topo-
graphie précise de leur découverte ... (Seuls tous les docu-
ments mobiliers de l'atelier d'Alliat recueillis depuis 1950
possèdent leur emplacement précis, avec l'indication de
leur couche archéologique!)
Ces documents apparentés n 'ont peut-être pas été œuvrés
ensemble, dans une grotte-atelier déterminée. Il est bien
possible que ce soit leur auteur qui ait voyagé, se déplaçant
des rivages de l'Atlantique vers la région centrale arié-
geoise, vers le Mas-d'Azil et Bédeilhac ... où, sans doute, il
serait assez logique de rechercher le site d'origine, au sein
d'une « province» particulièrement rich e en œuvres d 'art
indiscutables. Pérégrination d'objets ou d'auteur, celle-ci
LES COLPORTEURS 53
ne s'étend pas moins sur une distance de 200 à
250 kilomètres, à vol d'oiseau. Descendre les vallées vers
les plaines, les remonter ensuite, plus à l'est ou à l'ouest,
se révèle commode, géographiquement, mais les distances
peuvent aisément doubler ... Un périple pédestre de dix à
quinze jours 1 La question se pose, sans qu'il soit d'un
intérêt primordial d'y répondre. Que l'auteur, vraisembla-
blement unique maître d'œuvre, se déplace ou que ses
œuvres fassent l'objet d'un 11 colportage», l'importance du
fait 11 communication » et 11 circulation » demeure.

Un dynamisme vital
L \1 extraordinaire » découverte du crâne féminin du Mas-
d 'Azil, sur un tas de détritus culinaires de la grotte épo-
nyme, daté des environs du XII• millénaire, fait problème
et provoque de profondes réflexions. Ce crâne, vu lors des
premières prospections de la longue galerie où il gisait
(galerie Breuil, portant peintures et gravures, essentielle-
ment des détails naturels dont l'artisan a précisé, par
quelques traits gravés ou peints, la vision animalière), fut
plus récemment dégagé. Son étude exhaustive permit de
trouver, en place, sur une orbite du crâne, une 11 rondelle »
d'os, travaillée sur son bord, soigneusement aménagée, au
format de l'orbite. Au terme d'une fouille minutieuse de
ces débris, on découvrit une seconde plaquette osseuse,
identique, détachée de la seconde orbite, où normalement
elle devait prendre position. Ce crâne paléolithique supé-
rieur de Cro-Magnon, que l'on a parfois qualifié de<< crâne
de jeune fille » (Pourquoi «jeune fille » ?) est donc excep-
tionnel. Ses yeux sont obturés par ces rondelles osseuses
qui les aveuglent. La raison de cette coutume, de ce rite,
diront certains, ne nous occupe pas ici. Mais nous ferons
le rapprochement avec un crâne des Tahouniens de Pales-
tine, de la «ville» de Jéricho. Ce crâne a, dans un niveau
archéologique précéramique, antérieur à 6000 avant l'ère
chrétienne, ses orbites également aveuglées, mais par des
54 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

coquillages. Le rapprochement est étrange et curieux! Du


Mas-d'Azil à Jéricho, aucun intermédiaire archéologique
comparable n'a été établi. Quelque 4 000 kilomètres en
ligne droite (6 000, par des voies géographiques naturelles)
et huit mille ans séparent ces deux sites. L'hypothèse d'une
osmose technologique ou d'une osmose rituelle n'est pas
envisageable. Force est donc de songer à ce dynamisme
vital qui seul pourrait expliquer qu'à certains moments, à
certaines étapes de l'évolution culturelle (pas obligatoire-
ment les mêmes), il y eut genèse de gestes semblables. La
démonstration semble plus pertinente encore si l'on envi-
sage, parmi d'autres sites, celui du prince de Palenque,
dormant dans sa tombe princière, au sein de la pyramide
yucatèque. L~~ glyphes mayas qui l'~ccomp~gn.ent sont d.e
la fin du vr· s1ecle. Or le masque de Jade qm lm recouvrait
le visage portait des yeux de nacre et des pupilles d'obsi-
dienne ... Malgré la substitution des matériaux, nous avons
là la même pratique, si nous n'osons pas dire le même
rite, entre le crâne du Mas-d'Azil, celui de Jéricho et celui
de Palenque.
Ce nouvel exemple porte la distance séparant les lieux
géographiques à 25 000 kilomètres (il faut décompter la
distance par l'inversion de Béring!) et sept millénaires de
différences chronologiques. Des explications virtuelles, celle
de l'osmose et celle du dynamisme, de l'élan vital de l'hu-
manité, seule la seconde peut l'emporter.

La « grecque >> dans le monde.


Un deuxième exemple, issu de documents du paléoli-
thique suP..érieur, n'est pas moins convaincant. Dans les
Premiers Eveils de l'homme, j'abordai l'original problème
de la 11 grecque »... ce motif si géométrique et si particulier
que, longtemps, on le crut création du monde grec, suffi -
samment caractéristique de ce milieu hellénique des pre-
miers siècles pour en porter le nom. Ce parfait dessin
géométrique est né en Ukraine, vers le XX• millénaire. A
LES COLPORTEURS 55

l'origine, des fragments de défenses de mammouth sont


gravés de stries, plus ou moins régulières, puis soigneu-
sement ordonnées et parallèles. La confection de bracelets
ainsi ornés devint fréquente et les élégantes de l'époque
les accumulent volontiers sur leur bras. Si les bracelets
ont la même orientation sur le bras, le décor n'est que
multiplié. Mais si certains sont inversés, si les hachures
ou les chevrons regardent, les uns à droite, les autres à
gauche, avec des décalages de hasard, se forme nettement
un nouveau décor, qui n'est autre que le motif de la ~recque.
Jusqu'au moment où l'artisan conçoit le motif qu il vient
de découvrir, l'isole pour le transcrire comme motif auto-
nome sur de merveilleux bracelets-bandeaux en ivoire.
Voilà trente ans, au voisinage du site maya de Mitla, au
Yucatân, j 'admirais les longues bandes de tissu, larges de
50 centimètres, que tissaient les Indiens. Ces bandes s 'or-
naient volontiers de hachures obliques régulières, les unes
montantes, les autres descendantes ... De magnifiques motifs
de chevrons s'inscrivaient sur leurs étalages à usage des
touristes. De ces chevrons, disposés en alternance, nais-
saient de splendides motifs richement colorés de ... grecques!
Les artisans indiens ignoraient pourtant le célèb:e motif...
Entre Mézine, en Ukraine, la péninsule de l'Egée et la
presqu'île du Yucatân, il conviendrait de compter des dis-
tances intercontinentales de 30 000 et de 4 000 kilomètres,
des distances chronologiques de 20 et de 22 millénaires,
en tentant de suivre un ordre temporel logique. Dans ce
nouvel exemple, l'osmose ne peut être envisageable .. . c'est
bien une des singularités de l'homme, qui, sous l'aiguillon
du hasard, de certaines circonstances matérielles, de cer-
tains esprits capables d'observation ou d'invention, joue le
rôle d'initiateur, de créateur, de 11 locomotive)), pour
entraîner l'homme sur une voie nouvelle.
Tels sont les exemples puisés dans les activités du Cro-
Magnon, de la pratique des crânes aveuglés, à l'origine de
ce décor, pourtant sophistiqué qu'est la grecque la plus
classique.
L'archéologie, qui s'est longtemps nourrie de compa-
56 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

raisons étroites, de ressemblances, de flèches marquant d


migrations ou, pour le moins, des influences, de chrono-
logies de plus en plus précises et de plus en plus << phy-
siques », n'oublierait-elle pas, parfois, les complexités de
l'âme humaine ? Certains faits concrets, solides pourtant,
tels une rondelle dans une orbite, un décor typique et
original, échappent au rationalisme archéologique.

De la piste au chemin
Le piéton est aussi vieux que le monde. C'est par la
marche que nos lointains an cêtres ont pris les premiers
contacts, au sein des groupes élémentaires, puis de groupe
à groupe, de tribu à tribu. L'animal connaît aussi les
contacts mais ils demeurent bruts, sans enrichissements
ni accroissements. La satisfaction d'un besoin élémentaire
provoque les mêmes réactions à l'égard de l'environne-
ment. Ainsi, le besoin d 'eau est universel. L'animal marche
vers le point d'eau, attiré par quelques effluves physiques.
L'homme fait de même. Par le passage répété, vers la source
ou vers le fleuve, l'animal trace une piste, à partir de son
gîte. L' homme agit de même, de multiples fois. Mais, à la
différence de l'animal, il sait << où il va »... L'instinct se
double d'une connaissance inédite. Un obstacle naturel -
rocher, arbre, étendue caillou tique difficile - la recherche
du chemin le plus commode, le plus rapide entraînent un
<<choix». Un bloc gênant, un passage marécageux, un arbre
abattu seront surmontés, puis évités. Une prospection de
fruits ou de racines déviera la piste. Avec le temps, la mémoire
restituera à l'esprit les obstacles contournés, les attraits de
la collecte, quelques quartz déjà utilisables, faciles à tenir
en main, aisés à tailler ... La quête de l'eau ne sera plus
l'unique objectif. La piste devient chemin. Après un lent et
millénaire piétinement, le chemin deviendra route. Les pre-
miers moyens de communication seront ces routes natu-
relles qui, pendant des millénaires, des millions d'ann ées,
constitueront les seuls moyens de circulation.
LES COLPORTEURS 57

Nous connaissons le tracé exact des chemins de l'homme


néolitique, du V" millénaire, par exemple. Il affectionne et
choisit les parcours les plus astucieux. Prédilection pour
les rebords de plateau, dominant les vallées, ses directions
et ses repères. Ses chemins s'infléchissent vers l'intérieur
des plateaux, lorsqu'un affluent vient couper sa route. Les
cours d 'eau, dont il connaît le caractère géographique, la
largeur, la profondeur, il les franchit par des gués qu'il a
bien balisés, il suit souvent les pistes animalières. Les gués
de la Vézère, de la Dordogne, de la Seine, du Loing ont
été frayés par les hardes de rennes, vers 20 000, 15 000 ans.
L'homme les imite, parfois en traquant, en chassant, en
s'embusquant pour profiter du passage sauvage de la troupe.
Les traces innombrables des porteurs de bifaces suivent,
elles aussi, ces rebords de plateau, au-dessus des gorges
profondes d'Oldoway, surplombant parfois les rives abruptes
du lac Turkana. Parfois - rarement - des vestiges de leur
passage se reconnaissent. Un gros bloc rocheux utilisé, un
moment, comme siège de repos et de travail. Quelques
outils de quartz, quelques sphéroïdes, quelques bifaces et
un monceau de frustes éclats marquent encore la halte de
repos ou la halte de travail artisanal. Les fouilles patientes
de Mary Leakey ont décelé semblables sites!
Le contact de la terre et de l'eau est ressenti, recherché,
utilisé dès ces lointaines périodes. L'eau, nécessaire à
l'homme éomme à l'animal, les attire l'un et l'autre. Sur
la rive du lac ou le bord du fleuve, ils se rencontrent et
entrent en contact, parfois passivement, parfois brutale-
ment. L'homme recueille, sur la rive, les premières cha-
rognes, dont il se repaîtra, avant de savoir, et pouvoir,
attaquer l'animal vivant, dont il fera, désormais, son gibier.
Des outils 'témoignent encore de ses activités, de ses pas-
sages, de ses fréquentations. Parfois, le chercheur découvre
les restes de cette humanité disparue ... tels ceux, émou-
vants, de Lucy, cette jeune femme de vingt ans exhumée
dans les sédiments de Hadar, sur les bords de la dépression
éthiopienne des Afars, et qui conserve encore 52 fragments
58 L'ESSOR DE LA COMM UNICAT ION

osseux. Trois cents mètres de dépôts, trois millions d'an -


nées!
Sur un site voisin, Taïeb et Johanson découvrent les
débris, dispersés, de neuf adultes et de quatre jeunes. Et
de songer à une catastrophe naturelle. Le groupe d' ho-
minidés, jeunes et adultes, a été surpris par une crue subite,
les pluies violentes d'Afrique tropicale remplissant avec
une surprenante rapidité les lits des torrents que l' homme
suit parfois comme piste. _
J'ai évoqué, ailleurs (Premiers Eveils de l'homme, p. 45),
le site impressionnant de Laetoli} en Tanzanie. Imprégnés
dans le sol de cendres émanant du volcan tout proche, le
Sandiman;se succèdent les pas d'hominid.és vieux de quelque
3 500 000 ans. Ils sont trois ... Ils descendent la pente légère
qui les conduit au point d'eau ... Les animaux suivent cette
même direction, dont l'énorme dinotherium et les gra-
cieuses antilopes. Ces empreintes d'hominidés gardent la
trace du pouce qui converge avec les autres doigts du pied,
la voûte plantaire bien appuyée, comme la nôtre actuelle-
ment ... Ne serait-ce pas le plus ancien document attestant
l'importance d'une toute première circulation?
En Europe occidentale, les porteurs de bifaces suivent,
eux aussi, ces mêmes grands itinéraires fluviaux. Les allu-
vions de la Somme, de la Seine, de l'Aisne ou de l'Oise
abondent en traces archéologiques marquant ces concen-
trations « linéaires fluviales ». La carte du paléolithique des
vallées de l'Aisne et de la Vesle, dressée par René Parent,
est pleinement significative. Les vallées attirent pour l'eau
et pour les matériaux que leurs alluvions recèlent. Elles
sont des axes de circulation naturels. Elles seront utilisées
par des hommes aux traces souvent évanescentes, marquées
heureusement par les outils de quartz ou de silex perdus.
Par elles transiteront également, les matériaux que les
hommes collectent et transportent. Un matériau facilement
reconnaissable, comme le jaspe diapré de Fontmaure, vers
50 000, 30 000 ans, objet d'une collecte systématique, nous
a précisé certaines formes de distribution et de circulation
dans la région de la Vienne.
LES COLPORTEURS 59

Des recherches plus systématiques et plus poussées auto-


risent l'étude d'un véritable commerce, au moins d'un troc
solidement attesté, après le X• millénaire.

Sur le chemin de réflexions méthodologiques


Le trafic de matériaux, comme le grès-quartzite de Wom-
mersom, comme le silex rubané de Girolles, le silex couleur
de cire des puissants ateliers tourangeaux du Grand-Pres-
signy, est concret. Mais ces exemples datés, ~éographique­
ment établis, ne peuvent nous empêcher d imaginer des
trafics antérieurs vraisemblables, et que l'archéologie, en
l'état actuel de ses connaissances, est impuissante à nous
révéler. Les témoins, les preuves que nous livre - avec
quelles terribles difficultés - l'archéologie préhistorique ne
sont que des fragments survivants du réel. D'immenses
catégories de documents ne nous sont jamais parvenues ...
sinon très sporadiquement. Les objets en bois, les premiers
outils de l'homme, sans doute, nous sont à jamais cachés.
Nous possédons quelques objets en os, très rares, et souvent
tronqués. Seul le matériel lithique arrive ... Et encore, sa
position stratigraphique, son emplacement topographique,
son environnement laissent parfois à désirer, notamment
pour les fouilles anciennes ... Pour la période récente du
paléolithique supérieur, de l'humanité de Cro-Magnon, la
documentation est sérieuse, homogène, pratiquement
complète. L'outillage osseux est suffisant et si correctement
représenté que de fines, trop fines chronologies, font appel
presque exclusivement à lui.
Au milieu du siècle, la féconde période chronologique
et archéologique du magdalénien fut subdivisée en six hori-
zons... Et, comble de raffinement! on créa même un
11 magdalénien 0 » pendant que l'étape ultime connaissait

des phases VI a et VI b! On raffina sur le nombre de bar-


belures des harpons ... alors que, très normalement et très
humainement d'ailleurs, la même couche archéologique
livre indifféremment des harpons à une rangée de bar-
60 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

belures et des harpons à double rangée de barbelures. La


logique la plus élémentaire comme les possibilités d'usage
technique de ces harpons condamnent ces arguties.
La classification, également poussée à l'extrême, des divers
types de burins du magdalénien donne lieu à semblables
exagérations classificatoires. Par exemple, une famille de
burin, le burin dit « bec de flûte », avec ses deux biseaux
convergents, fut certainement un outil incisif, apte à tracer,
à graver, à marquer une gorge fine et profonde dans un
os ou un fragment de défense d'ivoire ... apte à buriner,
pour prendre une expression de l'artisan moderne. Mais
est-on habilité à pousser plus loin l'analyse ... selon la lar-
geur du biseau, les angles différents de ses faces, selon
l'épaisseur de son corps? Le burin est essentiel dans l'exé-
cution de la graphie sur os comme sur pierre, sur paroi 1
Le grattoir sur bout de lame, arrondie, aménagée par de
précises retouches convergentes qui la renforcent, possède
des utilisations encore plus diverses.
En revanche, certains documents archéologiques, par
leur rareté quelquefois, mais surtout par leur formidable
valeur <<écologique », possèdent une étonnante valeur. Ce
sont des indices irremplaçables d 'une étape fondamentale
de la civilisation.
Il existe une hiérarchie des documents archéologiques.
Ils n'ont pas la même valeur. Additionner des éclats, des
grattoirs, des lames brutes et des burins ne signifie rien.
D'abord, ce sont des outils différents, des unités différentes
et il est logique de n'additionner que des unités semblables.
Un manœuvre non qualifié et un spécialiste en électronique
ne font pas deux unités de travail! Un grattoir banal, à
l'usage indéterminé, n'a pas la même valeur écologique
qu'un burin spécialisé. Mais il est d'autres exemples, plus
éclatants, de cette hiérarchie de l'outil préhistorique. Nous
en retiendrons trois, essentiels pour leur importance cultu-
relle et pour les applications qu'ils impliquent quant à
l'étude de la communication et de la circulation, puisque
tel est, au fond, notre propos.
Ces trois documents, de valeur écologique exception-
LES COLPORTEURS 61

nelle, se situent chronologiquement vers les xxe et


XV·· millénaires. Le tenon, réalisé sur pièce osseuse, sur
bois de renne (et sans doute aussi sur bois), joue un rôle
primordial vers 20000-10000. L'aiguille d'os, au chas per-
foré, attesté vers 25000-20000, est très abondante vers
15000. Quant à la dalle mégalithique de couverture du
coffre funéraire d 'Altenburg, près de Nebra, en République
démocratique allemande, daté de 15000 (musée de Halle),
elle est le troisième de ces documents qui ont une fonction
fondamentale et soutiendront « in fine ,, notre proposition
d'une préhistoire sélective.

L'outre de cuir et le transport


Revenons à nos migrants lancés sur les pistes et les
routes préhistoriques. Les matériaux qu'ils ont dégagés ou
qu'ils ont collectés établissent ces lieux de parcours. On
les imagine mal transportant, au cours de leurs pérégri-
nations, souvent volontaires, un, deux, trois galets ... voire
une demi-douzain e! Un engin de transport s'imposait donc.
L'aiguille a permis d'assembler et de coudre les peaux de
l'animal que le chasseur avait exterminé. Une simple et
unique dépouille peut servir <l'outre. Il suffit de rassembler
les quatre pattes de l'an imal. Dans cette outre, on trans-
porte les liquides, on prépare de nouveaux mets, puisque
l'eau qu'elle contient peut être amenée à ébullition par la
technique des pierres chauffantes ... Les Grecs conservent,
encore aujourd'hui, leur vin dans des outres formées d'une
peau de bouc. Ce mode de conservation donne au vin sa
saveur de •• bouquin >>, son " bouquet ))' que nos palais
apprécient, transposée aux vins de Bordeaux ou de Bour-
gogne. Mais revenons à notre outre de cuir: remplie d'ob-
jets solides, la voilà devenue sac. Une outre double, double
poche de cuir, portée commodément et sans fatigue sur
l'épaule, constitue le bissac, sans doute l'un des moyens de
transport les plus anciens. Quelques liens de cuir serviront,
eux, de ficelle pour maintenir et véhiculer les blocs de
62 L'ESSOR DE LA CO MMUNICATION

quartz ou de silex collectés sur les r ives. La lanière de cuir


est connue depuis 40 000 ans : on l'utilisait pour harnacher
les sphéroïdes des bolas dans la chasse des chevaux. Quant
aux liens de végétaux, cordelettes et cordes, leur emploi
est multiple. La corde est reconnue dans le puits de Las-
caux, vers 15000. Sans doute facilitait-elle la circulation
et l'escalade sur la paroi abrupte. Cette corde de Lascaux,
si minime soit-elle, comme la lampe à graisse de la grotte,
comme celle, antérieure, de La Mouthe, en Dordogne, sont
autant de documents exceptionnels dans la hiérarchie de
découvertes archéologiques.

L'importance du levier
et les documents fugaces
La dalle mégalithique du coffre d'Altenburg est liss
sous sa face inférieure, alors que sa face supérieure e t
accidentée, toute bossuée. La face lisse inférieure repo
sur des rondins, des madriers formant chemin de roul -
ment, une technique déjà élaborée de circulation et qu
l'on retrouve en tout lieu, à toutes les époques, lorsqu'il
s'agit de déplacer de lourdes dalles. Certes, ce procédé
implique la connaissance préalable du rondin. (Les mag-
daléniens possèdent sur certains sites de gros et énormes
racloirs de silex capables de préparer et régulariser les
troncs bruts.) La mise sur rouleau de la dalle requiert la
coordination des efforts physiques des artisans à l'œuvre .. .
Plus encore, elle suggère l'effort intellectuel qui débouche
sur l'utilisation de l'un de ces rondins comme levier et
engin de soulèvement et de poussée. Jamais on ne trouvera,
en place ou en action, un levier de bois. Jamais on n 'en
trouvera un qui soit correctement daté. Mais la dalle d'Al -
tenburg montre que le levier était certainement connu et
obligatoirement utilisé, voilà 15 000 ans. De même , aucune
outre, aucun sac de cuir ne nous est parvenu de ces loin-
tains millénaires. Mais les multiples découvertes d'innom-
brables aiguilles parfaitement datées de ces périodes obligent
LE COLPO RTEU RS 63

à admettre l'existence de ces outres-sacs. La connaissance


du rondin, elle, et son application comme levier - un levier
aux branches inégales - pour soulever une dalle conduisent
à supposer la connaissance et l'utilisation d'une pièce de
bois, aux branches égales, pouvant supporter sur chacun
de ses bras un lourd sac de matériaux ... La palanche, si
répandue encore en Extrême-Orient, reste donc vraisem-
blable ... Depuis des millénaires, elle confère au paysage de
Chine son aspect original, qu'animent de longues cohortes
processionnelles de paysans courbés sous la double charge.
Les fermières de Normandie ou du Cantal portèrent long-
temps leurs pesants seaux de lait, attachés aux deux extré-
mités de la palanche, dont le bras horizontal s'arrondissait
autour de leur cou. Peu de chercheurs se sont attachés à
élucider les mystérieuses origines du bras de levier, du
rouleau, de la palanche, de l'outre de cuir ou du paquet
que ficellent quelques cordes ou quelques lanières.
L'entreprise est, certes, difficile! Ce sont là des docu-
ments fugaces, alors que la préhistoire ne leur offre que
des outils pérennes, de pierre essentiellement. Ce sont aussi
des documents <<an-historiques», échappant à toute chro-
nologie précise, fruits de l'observation et de l'expérience
de maints créateurs anonymes, résultats d'un profond
dynamisme humain ... L'homme livré à des problèmes pré-
cis trouve des solutions qui se trouvent être identiques
parce qu'il est homme, être de réflexion et d'intelligence.
J'ai vu, au début de ce siècle, de pauvres mariniers (parfois
l'homme et sa compagne), incapables de se payer un âne
ou un mulet, haler lentement leur péniche avec de longs
filins qui, sur leur front, formaient des bandeaux de trac-
tion. Sur l'Altiplano des Andes, avec pareils bandeaux, les
Aymaras cheminent, portant de lourdes charges. Nulle
flèche directive, dans un sens ni dans l'autre, n'est envi-
sa$eable, pour ces bandeaux, ni quelque antériorité que ce
s01t. Pareil exemple incite à la réflexion en ce qui concerne
les documents préhistoriques!
64 L' ESSO R DE LA COMM UNI CAT ION

L 'importance des gués


Au passage des r ivièr es, au gué qu'utilisen t les h ard
animales et que suivent les hommes se croisent voies t r -
restres et voies fluviales. Ces lieux de carrefour naturel ,
souvent lieux de confluence, seront des sites privilégiés pour
des contacts humains annonçant les premières concentra -
tions, les premiers villages, les premier s entrepôts, tout au
début du néolithique, lors des établissements des foresti r
et des essarteurs. Mais vers 15000, période de référen
choisie, ce sont les si tes de grottes et de cavernes qui fixen t
les premiers groupes humains. Les établissements de plein
air, comme ceux qui ont été découverts, ces dernières
années, dans le Sud -Ouest aquitain , entre les grottes cla -
siques du Périgord et les plaines du Bergeracois et du
Libournais, si in téressa nts soient-ils, n e sont pas suffi sam -
m ent nombreux ni suffisamm ent explicites géographique-
ment pour déterminer autre chose qu 'une direction gén ' -
rale de communication, un « flu x circulatoire >>, entre le
Massif central et l' Atlantique.
Une région dont la géographie fait un couloir naturel,
la vallée du Loing, entre Loire et Seine, offre égalem ent
un flux très net de circulation, mais la densité de ite ,
leur éloignement les un s des autres ne permettent pa
(encore) de préciser une route ... ou - l'expression serait
meilleure - une «draille humaine,, de passage.
Dès 1948, dressant la synthèse de travaux antérieurs et
de travaux personnels (recherches et fouilles dan s les abris
gréseux du massif des Beauregards, au sud-est de Nemours),
j'avais établi une première carte palethnogéographique de
la vallée du Loing, des zones plus ou moins amphibies de
la cuvette montargeoise jusqu'au triple confluent du Loing,
de la Seine et de l'Yonne.
A l'habitat extrêmement faible , mais très diffus, du
paléolithique inférieur (entre 200 et 300 millénaires, et l
sites des chasseurs contemporains de l'ours des cavern e
LES COLPORTEURS 65
vers 50000) succédait un habitat concentré, nettement
localisé, du paléolithique supérieur. Je notais nettement
que l'artère hydrographique du Loing jouait un rôle
important dans la zone des sables de Fontainebleau. Tous
les gisements connus jalonnent, en effet, cette région, riche
en abris naturels, dans les chaos gréseux.
Les divers points occupés par les chasseurs magdaléniens
- au nombre de 22 - se réduisent à cinq importants, pour
une distance à vol d'oiseau inférieure à 50 kilomètres. Les
divers sites archéologiques des Beauregards, fouillés dès
1867, fournirent une récolte d'environ 20 000 outils, attri-
buables à diverses phases du magdalénien.
Les récentes découvertes du demi-siècle ont épaissi le
semis de ces sites magdaléniens, l'ont élargi vers la région
de Corbeil -Essonnes - Tarterets 1 et II - vers l'Yonne -
site important de Marsangy; ont confirmé les traces d'oc-
cupation et de passage - les Beauregards, Gros Monts 1, le
site dit (( le Redan », sur la rive droite du Loing, et les sites
des rochers de Chaintréauville, les gisements de la Vignette,
sur la rive gauche, nettement moins fréquentée. La spec-
taculaire découverte du site de Pincevent, sur un gué de
la Seine (commune de la Grande-Paroisse), fouillé par
l'équipe de A. Leroi-Gourhan à partir de 1964, dans des
gravières entre les confluents du Loing et de l'Yonne avec
la Seine, confirme le rôle exceptionnel de couloir de cir-
culation que représente la vallée du Loing, coulant du sud
vers le nord, union géographique entre le bassin de la
Loire et celui de la Seine. Nombre de silex de Pincevent
sont << exportés » et proviennent de gisements naturels des
plateaux plus méridionaux du Loing. Ils sont encore à
découvrir. Le site est géographiquement important et inté-
ressant. Se croisent à Pincevent la draille humaine de
passage et la grande voie fluviale de la Seine. La circulation
terrestre, dont nous avons vu les riches possibilités de
trafic, croise la circulation fluviale et maritime, avec les
mêmes caractères.
Comment les magdaléniens des environs du
66 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

XV• millénaire purent-ils résoudre et vaincre l'obstacle de


l'eau?

Problème de la navigation
La rivière est-elle un obstacle, pour l'homme primitif
magdalénien? Plus qu'une entrave à la communication ne
serait-elle pas, au contraire, une incitation à aller de l'avant,
à connaître l'autre rive, où se sont réfugiés la harde de
rennes ou le troupeau de bisons? L'attrait de l'inconnu ne
serait-il pas le prol?re de l'homme? Ce ne sont pas les
exemples actuels qui infirmeront cette idée. Arrivé devant
la rivière, le bison poursuivi se met à l'eau, et l'homme
fait de même. Il ne paraît pas saugrenu de créditer le
chasseur magdalénien d'un don plus ou moins inné de la
nage, que l'homme moderne a perdu!
Surmonter la nature va engendrer une autre forme de
puissance, pour ces collecteurs-chasseurs que l'obligation
de survivre lie étroitement. Ainsi, se raccrocher à quelque
tronc d'arbre coulant à la dérive, c'est inventer le premier
esquif naturel. A partir d'expériences, d 'essais plus ou moins
heureux, plus ou moins transmis gestuellement ou orale-
ment, de ces tentatives "sur l'eau •, qui trouvent nombre
d'échos, surgissent obligatoirement des améliorations. Le
tronc d'arbre isolé sera recherché, car il est facile à enjam-
ber et favorise la dérive pour peu que les jambes le dirigent.
Casser, couper les branches secondaires qui font obstacles
sur les fonds ou sur les rives, voilà aussi un facteur de
progrès. Si l'expédition de passage doit être collective, s'il
faut traverser avec quelque lourd gibier abattu , il sera
naturel de grouper plusieurs troncs. Deux ou trois troncs
d'arbre amarrés ensemble ... et c'est déjà un prototype de
radeau. L'utilisation de lanières de cuir, de ligaments végé-
taux tressés, rend parfaitement crédible l'existence de
radeaux, dès ces périodes. Sans doute sera-t-elle insigne,
la chance de l'archéologue découvrant, sur quelque rive de
la Vézère, trois troncs soigneusement ficelés, attendant le
LES COLPORTEURS 67

prochain passage de chasseurs vers le surplomb de La


Madeleine 1 Mais tous les « ingrédients archéologiques>> sont
connus : le tronc, la lanière et la corde ... Et établie l' in-
telligence inventive de l' homme!
Sur la côte orientale de l'Inde, dans le golfe du Bengale,
les pêcheurs utilisent encore de longues embarcations,
constituées de trois ou quatre rondins soigneusement
amarrés par de ~ros câbles, dénommées localement « cata-
marans)). L'utilisation du rondin est certaine, attestée par
des faits et des observations solides, émanant d 'archéo-
logues appartenant à divers horizons... car une preuve
unique n'est jamais suffisante. A Lascaux, l'abbé A. Glory
signale des empreintes de madriers, visibles sur un ressaut
de la paroi de la grotte. Le Pr Cl. Barrière et le Dr A. Sahly
font des observations semblables. Le grand taureau noir
de Lascaux a nécessité, pour son exécution, l'existence d'ap-
puis de ce genre. J. Marsal, membre avisé de l'équipe de
jeunes découvreurs, remarque, dans le diverticule axial, à
1,50 mètre du sol actuel, un double alignement de trous
naturels pouvant correspondre à une structure de bois dis-
parue, ces trous correspondant à l'extrémité d'une poutre,
d'un boulin! Des traces identiques sont discernées au som-
met et sur les lèvres du grand aven de Rouffignac. Elles
supposent la pose de troncs, jetés sur le vide de l'aven, et
sur lesquels se juchaient les artistes pour tracer leurs des-
sins, notamment ceux de mammouths.
L'examen systématique des parois de grottes préhisto-
riques où s'alignent des dessins et des peintures hors de
portée humaine (dans la mesure où cet examen est encore
possible) mériterait d'être abordé dans cette optique:
retrouver des empreintes de charpente. Certains mam-
mouths gravés de la Voie sacrée de Rouffignac, au-delà de
la galerie Breuil, ont manifestement été exécutés à l'aide
de petits rondins tenus à bout de bras ... rondins certai-
nement assez minces pour pouvoir être brandis et maniés
aisément. Ils témoignent d'une utilisation certaine du bois.
68 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

La pirogue
Plus évoluée de forme et de technicité, la pirogue creusée
dans un tronc d'arbre est un engin rudimentaire et fort
simple de communication fluviale ou maritime ... La plus
ancien ne pirogue connue de nos jours, creusée dans un
tronc d'arbre, est celle qui fut découverte à Pesse, dans la
province de Groningue, et qui est datée de 6315. Des ves-
tiges d'embarcations de bois et de pagaies ont été mis au
jour, plus au nord, dans les îles danoises. Des pagaies de
bois, découvertes à Ulkestrupp (Stone Amore) et à Olby
Lyng, deux sites de l'île de Seeland, et conservées au musée
de Copenhague, sont respectivement datées du VII• et du
VI·· millénaire av. J. -C. Les restes d'un filet, des flotteurs
constitués d'écorce de pin, et des poids faits de galets, tous
recueillis dans un marécage près d'Antrea, en Carélie,
attestent l'usage d'une embarcation pour lancer le filet et
sont datés de la fin du VIII• millénaire. Pour creuser une
pirogue, des outils de silex sont nécessaires. Mieux même
que la hache de silex, le tranchet s'impose. Or le tranchet
est connu avant le x·· millénaire, dans la vaste frange fores-
tière de l'Eurasie. Vraisemblablement vers cet horizon du
X" millénaire, vers le grand virage de la civilisation se
placerait l' invention de la pirogue. A cette époque, les
piroguiers du Pacifique, naviguant à vue, d'île en île, par
le chapelet des Aléoutiennes, contribuèrent au peuplement
de l'Amérique que les chasseurs de mammouths avaient
amorcé quelques millénaires auparavant, vers 15000 ou
davantage. Le peuplement de la Nouvelle-Guinée et de
l'Australie fut peut-être plus ancien encore. Même en tenant
compte de la baisse notable du niveau des océans à ces
périodes lointaines, des détroits d'au moins 100 kilomètres
devaient être franchis ... Mais la pirogue n'était pas le seul
engin de navigation.
LES COLPORTEURS 69

L 'esquif de roseau
Au début de ce siècle, les enfants du Gâtinais apprenaient
volontiers à barboter et à nager dans les flots calmes du
Loing, en s'aidant simplement d'une botte de roseaux (un
vieux pneumatique remplace le roseau, aujourd' hui!) La
technique est fort primitive et la connaissance, au moins
vers 15000, des attaches végétales permet d 'envisager l'uti-
lisation de hottes de roseaux assemblées comme embar-
cations. L'idée est ubiquiste, ô combien! dans les chro-
nologies les plus diverses. Mais l'embarcation de roseau ne
possédera jamais son bulletin de naissance ...
Elle est encore pratiquée, actuellement, dans le petit port
de pêche de Cabras, sur la côte orientale de Sardaigne. Des
formes apparentées se retrouvent en Camargue, d~ns le
delta du Rhône, pays du roseau par excellence. L'Egypte
et le delta du Nil , la Dobroudja et le delta du Danube
présentent des formes analogues. Certaines peintures de
tombes égyptiennes illustrent ces longs esquifs légers, aux
extrémités relevées pour leur donner le look << naviforme »
par excellence, et aménager pratiquement la partie centrale
pour les passasers et les marchandises.
Les populat10ns ouroues, du lac Titicaca, restent atta-
chées à ces embarcations de roseau, les totoras des Andes,
qui croissent sur le lac, à plus de 4 000 mètres d'altitude.
Le totora, variété de jonc, crée à lui seul toute une civi-
lisation. Les bottes soigneusement ficelées, assemblées côte
à côte, donnent les embarcations ... Elles fournissent aussi
les parois des huttes, les grands filets qui fouillent les
herbes aquatiques et facilitent la pêche. Les auvents, les
vêtements de pluie sont fabriqués à l'aide de ces totoras
miraculeux. Leurs racines sont également consommées, de
vraies friandises pour les enfants. Les récentes sécheresses
les ont anéantis et, avec eux, détruit la civilisation des
Ourous. Pour les touristes du lac Titicaca, avides de contacts
« ethnographiques », les agences de voyages déplacent, tous
70 L' ESSOR DE LA COMM UNICATION

les matins, des Indiens sur ces îles de roseaux pour faire
de la figuration ... Ils seront rapatriés le soir, après le départ
des <<explorateurs» d'un jour!
De semblables embarcations de roseaux existent au nord
de l'Argentine, sur de hautes terres criblées de lacs. Quant
aux roseaux du fleuve Niger, ils servent à confectionner
des nattes, conservées en rouleaux. Ces nattes sont mises
à contribution des manières les plus diverses et les plus
astucieuses : ainsi, pour ensacher le poisson fumé ou séché
comme, jadis, elles ensachaient les corps des défunts qu'on
mettait dans une fosse creusée dans le sol, ou qu'on atta-
chait aux branches des arbres lorsque le sol était trop dur.
Si des centaines de corps de pharaons nous sont parvenus,
grâce aux mastabas, aux grottes sépulcrales et aux tombes
des Pyramides, combien de millions de fellahs ont connu
leur ultime sommeil roulés dans une natte de roseau! Celle-
ci ne serait-elle pas l'ultime moyen de communication
entre le monde terrestre et l'au-delà?
Les faits les plus variés, les objets les plus étranges
peuvent avoir des significations multiples, parfois pro-
fondes et inattendues. Le roseau, moyen de communication
sur le fleuve ou sur l'océan, l'est aussi avec le monde des
esprits. Quant au roseau, le calame des anciens, stylet natu-
rel permettant d'écrire sur l'argile ou sur la peau du par-
chemin, il a pu être utilisé très tôt... C'est par le roseau
soufflé à la bouche que l'artisan du paléolithique supérieur
projette l'ocre rouge sur la main, apposée sur la paroi de
la grotte, à Gargas comme à Cabrerets. Il soigne sa main,
qu'attaquent des engelures profondes, en l'enduisant d'ocre
cicatrisante. Pour réaliser des esquisses au pochoir, par la
technique qui sera plus tard appelée << au pistolet », il
décalque les empreintes des mains, symboles de présence
ou de possession? Dans le strict domaine de la prospection
archéologique, quel serait donc le · premier fragment de
roseau utilisé, jamais recueilli dans une fouille? Sans doute
quelque vestige découvert dans une tombe égyptienne du
Vieil Empire. Alors que sa très vraisemblable utilisation
remonterait << au moins >> au XXX<millénaire. A moins -
LES COLPORTEURS 71

h ypoth èse encore possible - qu'un ramapith èq ue des Siwa-


lik n'ait su en uti liser un fragment, pour u n usage inconnu
à défi n ir?

L 'esquif de peau, sur armature


L'aigui lle, que nous avons osé baptiser <<la merveilleuse
aiguille », le seul petit outil qui a it jamais tant et si pro-
fond ém ent t ransformé le monde, l'aiguille naquit (vrai-
semblablem ent) entre 20000 et 15000. Sur toute l'aire
eurasienne, elle est parfaitement attestée, depuis 15000.
Elle est le document parfait illustrant l'archéologie << réso-
nante » et sélective. Infiniment plus qu'un objet, même
important, elle est l'éclatant symbole d 'une technique
incomparable pour faciliter la communication. Avant les
grandes civilisations forestière s qui préparent la <<révo-
lution néolithique », ver s 10000, l'aigu i lle, à elle seule,
pou r rait car actériser la vie des collecteu rs et des chasseur s
du paléolith ique supérieur, des chasseurs de l'âge du r enne ...
S'il s'a$issait de définir une civilisation de l 'aiguille, je ne
voudrais retenir que son rôle dan s l'expansion de la cir-
culation. L'aiguille permet de confectionner le sa c et le
bissac qui véhiculeront les aliments, les matériaux, les
blocs de silex ou les matières premières ... Les Eskimos de
la terre de Baffin, circulant en kayak parfaitement assujetti
à la taille, conservent leurs provisions de route dans une
outre de cuir amarrée à leur embarcation. Gonflée d'air,
elle est insubmersible. Elle peut même, en cas d'accident
ou de naufra~e, jouer le rôle de bouée indicatrice pour
diriger et faciliter les secours ... Une utilisation parfaite-
ment ·moderne qui aurait de très lointains antécédents!
Les incidents comme les accidents déterminent souvent
des réactions humaines qui, pour terribles qu'elles soient,
peuvent se révéler bénéfiques. Bien des progrès apparem-
ment fortuits ne sont que des réactions, des échos à un
fait minime. L'outre encore gonflée d'air échappe et dérive,
vogue à l'aventure. Il en sera ainsi bien des fois ... jusqu'au
Page de droite : carton des pirogues à fibre végétale :
roseau, bambou, totora d'Amérique du Sud .. .
74 L' ESSOR DE LA COMMUNICATION

jour, faste, où l'homme comprendra qu'il peut, lui aussi,


se glisser dans l'outre béante et se laisser emporter par le
flot ... Pour lutter contre la dérive, il dirige son esquif,
d'abord à mains nues; puis s'aide de mains armées, pro-
longées par quelque rondin. Des bois, disposés à l'intérieur
de l'outre, la laisseront béante et accessible.
Vous trouverez, encore aujourd' hui, ces embarcations
circulaires, en peau de yack tendue sur des armatures de
roseau, sur la rivière Kichyu, affluent du Tsangpo, nom
tibétain du Brahmapoutre. Des «canoës circulaires» de ce
type naviguent encore sur les cours du haut Euphrate et
du haut Tigre. Ces exemples vivants ne sont nullement
exhaustifs. Ces embarcations primitives restent utilisées
pour de petits parcours fluviaux , souvent pour le fran-
chissement des rivières. Elles sont difficiles à diriger, et
leur forme ronde les rendrait plus aptes à tourner, ou
même tournoyer sur le cours d'eau qu'à se laisser diriger
vers un cap donné. Pratiquement, des câbles aident à la
manœuvre, et l'esquif joue le rôle d'un bac, autorisant le
passage d'une rive à l'autre.
Le tronc d'arbre brut, logiquement d'origine plus pri-
mitive encore, se laisse beaucoup mieux diriger ... et sa
forme effilée sera reprise pour les embarcations réalisées
en tendant une peau sur une armature. C'est sous l'exemple
du tronc d'arbre longiligne que les embarcations à peau
circulaire prendront une forme allongée. Le véritable kayak
sera né. La forme est essentielle. Le matériau change. Ce
principe fondamental de l'évolution technique, vérifié sur
l'histoire de l'aiguille ou du poinçon, se vérifie aussi, plus
complexe, dans la genèse des premières embarcations. La
forme née sur l'esquif de bois se décalque sur l'esquif de
peau!
Si, d'avent~re, nous naviguez sur le bac de barrage édifié
sur le Houang-tio, non loin de Lanzhou, en pèlerinage vers
les grottes bouddhiques de Bing Ling-si, vous serez parfois
escorté par des pêcheurs. Juchés sur un radeau de troncs
de bambou amarrés et ficelés sur quatre outres de cuir de
bœuf, ils perpétuent une très archaïque tradition. Plus au
LES COLPORTEURS 75
sud, sur le Lijiang, dans la région de Guilin, vous trouverez
tous les types de bateaux primitifs de l'Extrême-Orient,
naviguant de conserve, comme ils l'ont fait au cours des
millénaires, se modifiant, se perfectionnant, depuis le long
bâton de bambou où trône encore le pêcheur solitaire, jus-
qu'aux formes modernes du sampan ou de la jonque. Une
rétrospective séculaire offerte par les multiples exemples de
la navigation chinoise à partir de la tige de bambou!
L'embarcation de peaux cousues revêtant une carcasse
légère de bois laisse, dans le monde actuel, de nombreux
exemples encore en usage, vivants échos d'une longue tra-
dition. Les Eskimos de Point Barrow, en Alaska, utilisent
volon,tiers des oumiaks en peau de morse, tendue sur une
légère charpente de bois de flottage, le seul dont ils puissent
disposer, au gré des échouages marins. Les peaux sont
assemblées par des tendons de phoque, imprégnées aux
coutures, d'huile de phoque pour les imperméabiliser. Nos
ma~daléniens utilisaient sans doute des tendons et de la
graisse de renne, ou, mieux, de la graisse de bison. Ces
petits bateaux de 5 à 8 mètres de longueur sillonnent la
mer de Beaufort, atteignent parfois le détroit de Davis, que
limitent, à l'est, les terres du Groenland.
Lors de son expédition, Vitus Béring, Danois au service
de Pierre le Grand, découvreur du fameux détroit, hiverna
au Kamtchatka, aux confins extrêmes de l'Asie. Il recueillit
de la bouche des trappeurs tchouktches de curieux récits:
<<L'été, nous allons dans nos baïdars jusqu'à la grande
terre de l'Est (l'Alaska), et nous échangeons des fourrures
avec les habitants. » Les baïdars étaient des canots char-
pentés d'os de baleine, sur lesquels on cousait des peaux
de phoque.
Le kayàk esquimau est bien connu, et les prouesses nau-
tiques auxquelles il se prête l'ont fait adopter par le sportif
moderne. Des concurrents, aux jeux Olympiques, s'affron-
tent loyalement ... En est-il beaucoup, parmi eux, pour son-
ger à ses très lointaines origines préhistoriques, au rôle
que joua l'humble petite aiguille d'os créée dès le
XX·· millénaire? Le kayak moderne a vu ses matériaux
76 L'ESSOR DE LA CO MMUNI CA TION

traditi o nn els remplacés par des matér ia ux mod ern es. L'ar-
mature est désormai s en duralumin, bientôt en métaux
ultralégers et rares. Son enveloppe, faite en caoutchouc ou
en plastique, a eu ses éléments cou su s, puis collés, puis
maintenant d'une seule pièce ... Qu'importe, le kayak
modern e co n serve la form e rituell e et séculaire du kayak
esquimau .

Le coracle des îles d 'Aran


Des survivances so nt encore observables. Sur les côtes
océaniques d'Irlande, vers le sauvage archipel des îles
d'Aran, dans la baie de Galway, vous aurez peut-être la
chance de trouver encore quelque curra~h irlandai s. Vous
pourrez peut-être débarquer dans l'île d Inishmore à bord
de l'un d'entre eux . Ils assurent le cabotage des ports de
la bai e, ver s l' îl e principale, pou r les rares m outon s et les
plus rares en co r e passagers. Le co r acle est fait de lattes de
bois recouvertes de toile goudronn ée, qui remplace les peaux
cousues de jadis. Ainsi, au vr· siècle, un moin e irlandais,
saint Brandan, partit de la côte orientale d ' Irlande pour
voguer vers l'Islande, le Groeniand et les rivages d 'Amé-
rique .. . Il aurait atteint, le premier donc, le continent
nouveau .. . Bien avant le périple d ' Erik le Rouge , bien avant
Christophe Colomb.
En 1976, Tim Severin et quatre compagnons 1 renou-
velèrent l'exploit sur un coracle, fait de peaux de bœuf
étirées sur une carcasse de bois. Une solide armature de
longues tiges de frên e, revêtue de 49 peaux de bœ uf, aiguil-
letées à la main en utilisant 3 000 mètres de lanières de
cuir. Une technique et des matériaux d 'essence magdalé-
nienne! Le coracle moderne, le Brendan, n'est que l'écho
fidèle d'un esquif du XV·· millénaire. Sa construction donna
même lieu à une intéressante précision technique de fabri-
cation . Un sellier irlandais, John O'Connel, enseigna à

1. Tim Séverin, Le Voya.9e du "Brendan», Albin Michel , Pari s, 1978.


LES COLPORTEURS 77

Tim et à ses compagnons à coudre le cuir. 11 Il nous apprit


à enfiler convenablement les aiguilles. Il nous expliqua
comment percer tout droit un cuir épais de 12 millimètres
par un coup rapide de la redoutable alène des selliers et,
avant que le trou se refermât, faire passer l'aiguille à
travers, sa pointe touchant celle de l'alène ... Il fallait que
la main et l'œil épousent exactement le mouvement. Un
retard d'une seconde, et l'avantage était perdu parce que
le cuir se refermait autour du trou. Nous cassions des
aiguilles par douzaines))' raconte Tim Severin. Au mag-
dalénien, la perforation du cuir devait se préparer au fin
poinçon de silex (connu), pour permettre ensuite l'intro-
duction de l'aiguille d'os. Au xx• siècle, il fallut trois ans
de recherches et de travail pour réaliser le Brendan selon
les normes médiévales. D'Irlande en Islande, d'Islande à
Terre-Neuve, Tim Severin et ses quatre compagnons
mirent un an et demi, de mai 197 6 au 26 juin 1977,
pour atteindre les côtes du Nouveau Monde, au nord de
Terre-Neuve. Selon la légende, saint Brendan aurait mis
sept ans pour faire ce voyage .. . Mais dans l'aventure
humaine du XV<millénaire, le temps ne se mesure sans
doute pas ...

A propos du rr temps préhistorique >>


Cette notion du temps, du rendement, en quelque sorte,
n'entre pas en compte. Dans aucune de ces acceptions,
d'ailleurs. Une grotte ornée comme Pech-Merle de Cabre-
rets, dont l'unité thématique est formelle, aurait pu être
composée et brossée en quelque trois heures, comme le
suggilrait Lorblanchet, parfait connaisseur de la grotte. Et
en quelques jours à peine, toute l'iconographie de la vaste
caverne de Rouffignac, avec ses 10 kilomètres à parcourir
et ses trois étages. Les bisons d'argile du Tuc-d'Audoubert,
en Ariège, viennent d'être étudiés par Bruce Beasley 1, un

l. Bulletin de la Société préhistorique de l'Ariège, 1987.


Page de droite : carton des pirogues à armature
revêtue de peaux " cousues "
La répartition accuse l'importance des régions tempérées froides,
gla_ciaires au magdalénien, régions de chasse et de production de
cuir.
La carte des pirogues à fibres végétales avantage les régions
tempérées chaudes, où croissent roseaux et totoras ! .
80 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

sculpteur amencain de « grande réputation ». Il conclut,


en technicien, que les modelages de chaque animal purent
être exécutés en une séance, et peut-être le même jour.
11 Bien que la grotte soit humide, la terre aurait séché

suffisamment vite pour subir des changements après un


certain délai. J'incline à penser que ce délai n'a pu excéder
deux jours. >> Il est symptomatique que trois observateurs
différents, dans trois grottes différentes, pour apprécier le
temps d'exécution d'œuvres très différentes dans leur tech-
nicité, parviennent, sans s'être concertés, à des valeurs
temporelles équivalentes... Quelques heures, quelques
jours ... les simples visites actuelles, avec les précautions
respectueuses d'usage, exigent plus de temps!
Pour illustrer des valeurs différentes, évoquons le labeur
nécessaire à l'érection du grand menhir de 348 tonnes de
Locmariaquer ... Trois cents hommes rien que pour le sou-
lever à une extrémité. Deux cent cinquante bœufs pour le
rouler. Trois cents, s'il fallait remonter une pente à 2 p. 100.
Toute la tribu, forte peut-être de 10 000 personnes, fut
mobilisée pour dresser ce monument. Le tumulus voisin
de Carnac exige le travail de 400 hommes, une année
entière.
Les notions de temps, d'effort, de rendement et d'effi-
cience sont des notions non pas préhistoriques, mais his-
toriques. A quel moment de l'aventure se place cette appré-
ciation temporelle? Réussirons-nous à situer cette charnière
fondamentale?
Nos piroguiers magdaléniens ne manquaient ni de peaux
ni de lanières de cuir. Ils pouvaient manquer de troncs
suffisamment longs. Les mêmes éléments de charpente leur
faisaient défaut pour édifier leurs cabanes, dans les pro-
fondeurs de l'Ukraine. Comme matériaux de substitution,
ils utilisaient alors des crânes et des mâchoires de mam-
mouth, de longs et gros os, des défenses de cet animal
symbole. Les magdaléniens purent agir de même, comme
les piroguiers des Aléoutiennes. L'aiguille reste l'essentiel.
N'est-il pas curieux d'en retrouver l'usage pour les grandes
pirogues qui naviguent sur le Niger, dans la région de
LES COLPORTEURS 81

Djenné ? Les pirogues ont leurs bords rehaussés par des


planches cousues... Sur chaque flan c, ces planches sont
cousues bord à bord par des cordages, calfatés ensuite avec
de la farine de baobab ou du beurre de karité. Les planches
suffisamment longues manquant, on pallie cet inconvénient
en articulant la pirogue en son milieu, selon la même
technique 1 Les planches cousues permettent de véritables
exploits : la grande pirogue de Djenné peut transporter
150 tonnes de marchandises, soit la charge d 'une caravane
de 1 000 chameaux 1 D'où la suprématie de la navigation
fluviale ou maritime sur le transport terrestre. Les felouques
du Nil le démontrent également, lorsqu'on les voit des-
cendre - ou même remonter le fleuve - avec leurs lourds
char.g~ments de jarres, soigneusement et symétriquement
empilees.

Gibraltar et le problème
de la navigation maritime
Lorsqu'on parle de navigation préhistorique, c'est le nom
de la Méditerranée qui vient en premier sur les lèvres. En
effet, c'est sur les rives, sur les bords de « Mare nostrum ))'
depuis les vieilles industries majoritaires de bifaces dits
acheuléens, que se pose la question de la circulation mari-
time. C'est autour de la Méditerranée, sur l'étendue du
<<continent méditerranéen» que les recherches préhisto-
riques sont les plus anciennes, les plus denses. Un tissu
archéologique particulièrement serré peut, plus qu'un autre,
apporter des documents, positifs ou négatifs. A l'archéo-
logie résonante d'apporter ses choix et ses jugements.
De nombreux préhistoriens parmi les plus éminents ont
voulu expliquer les nombreuses et fortes ressemblances des
outillages lithiques de l'Europe et de l'Afrique par des
contacts très anciens entre les deux continents, le détroit
de Gibraltar étant franchi par la voie occidentale, par les
colonnes d'Hercule.
François Bordes et Ph. Smith ont mis en parallèle
82 L' ESSOR DE LA COMMUNICATION

l'acheuléen espagnol et l'acheuléen maghrébin. 11 Ils sont


trop semblables pour ne pas avoir eu des relations directes
entre eux, à travers le détroit de Gibraltar », déclare en
outre Gabriel Camps, avant de se pencher avec beaucoup
de sagacité et de clairvoyance sur ce problème de la navi-
gation préhistorique.
Certes, ces parentés sont étroites. Mais ne pourrions-
nous pas en trouver d'aussi frappantes et beaucoup plus
anciennes? Les découvertes opérées récemment, au cours
de la dernière décennie, notamment, nous offrent des outils
beaucoup plus frustes de galets éclatés, deux ou trois enlè-
vements, parfois, des blocs épannelés de la grosseur du
poing, des prototypes de sphéroïdes, au nord de la Médi-
terranée, sur les secteurs volcaniques de notre Massif cen-
tral, par exemple, et sur les bords des anciens lacs du
Maghreb, comme les lacs Karar ou Ternifine. Cette parenté
archéologique plus ancienne - entre 500 000 et le million
d'années - doit-elle nous faire envisager un passage mari-
time de Gibraltar? Ou devons-nous recourir à notre hypo-
thèse initiale : des humains placés dans des conditions de
vie de collecteurs, possédant une économie de survivance
rudimentaire, h eu rtés aux mêmes conditions d'existence
n 'auraient-ils pas inventé les mêmes formes élémentaires
d'outillage ? Un bloc d.e la grosseur du poing a des usages
multiples. Peut-être d'ailleurs à des dizaines ou des cen-
taines de millénaires de hiatus chro nologique. Même en
Occident, les découvertes 11 datées» - à combien de mil-
lénaires près, d'ailleurs! - sont infiniment trop rares pour
que soit abordé ce problème d'antériorité de l'un ou de
l'autre!
Un exemple caractéristique, beaucoup plus récent, me
revient en mémoire. Vers 4 000 ans, les habitats préhis-
toriques du Danemark offrent des haches de silex, parfai-
tement taillées, trapézoïdales, de section épaisse rectan-
gulaire. Elles sont proches des haches de métal, de cuivre,
ou peut-être même de bronze, qu'elles copient vraisem-
blablement. Une simple et classique substitution de maté-
riau! Or ce même type de hache, avec les mêmes caractères
LES COLPORTEURS 83

de taille et des chronologies approchées, se rencontre dans


l'île de Java, à quelques dizaines de milliers de kilomètres
à vol d'oiseau. La convergence semble particulirement
évidente.
Gibraltar suggère d'autres parentés, plus récentes et
vivaces, étudiées par nombre de préhistoriens. Le solu-
tréen, la remarquable industrie des pointes de silex folia-
cées, des pointes à cran, aurait pour origine des industries
nord-africaines de formes voisines. Le Pr Luis Pericot, de
Barcelone, envisagea « les connexions européennes pos-
sibles >> de ce solutréen avec les industries dites « até-
riennes >>d'Afrique du Nord. Après avoir travaillé la même
hypothèse, le Pr Jorda Cercla retourna le problème et pensa
alors à une influence du solutréen espagnol sur l'atérien
terminal du Maroc. La traversée Europe-Afrique n'est pas
plus improbable que la traversée Afrique-Europe!... Il s'agit
du même détroit! Dans les millénaires suivants, les hypo-
thèses de traversée maritime se poursuivent. Les industries
de format microlithique installées sur les deux rives de la
Méditerranée offrent suffisamment de parallèles morpho-
logiques et techniques pour fonder valablement ce postulat.
Celui-ci revêt encore plus de force lorsqu'on connaît le site
du fameux détroit, qui n'a guère qu'une quinzaine de kilo-
mètres de largeur. Lorsque, venant, par voie de terre, de
Cadix et de l'embouchure du Guadalquivir, l'on arrive à
Tarifa, l'impression est inoubliable. Par la route côtière,
vous apercevez, à l'œil nu, juste en face, une côte très haute
et très proche. Le premier mouvement (ce fut le mien,
voilà quelque trente ans) est de s'arrêter et de demander
à }'Espagnol de rencontre, le dernier Européen de cette
terre, quelle est donc cette côte voisine? ... Est-ce quelque
accident de la côte andalouse, après une baie profonde? Et
c'est la révélation fulgurante: là, à une encablure, proche
à la toucher, se trouve la côte d'Afrique ... L'Afrique ... Un
continent nouveau, un nouveau monde! Jamais l'inanité
de nos divisions continentales ne m'apparut avec tant de
force ... C'étaient, en . face, comme à mes pieds, les mêmes
collines abruptes, nues et décharnées, que rongeait parfois
84 L' ESSOR DE LA COMMUNICATION

la pelade pastorale des moutons ; les mêmes côtes abruytes,


les mêmes petites criques étroites et sablonneuses. Eten-
dant le bras, on croyait saisir l'Afrique. Le fleuve qui
séparait les deux rives, c'était bel et bien ce que les Anciens
avaient baptisé non pas détroit mais, avec plus de bonheur,
les colonnes d'Hercule, non un obstacle géographique, même
mineur, mais, au contraire, une invitation au voyage, un
appel.~ passer outre, à atteindre d'une enjambée cette terre
s1 v01s1ne.
Le courant marin qui traverse le détroit, violent, coule
de l'Atlantique vers la Méditerranée. La salinité est de
37 %0 à Gibraltar, pour monter à 37 ,5 sur les côtes de
Sicile et jusqu'à 39 en Méditerranée orientale. Ce vaste
courant marin entraîne les eaux diluées de Gibraltar vers
la Sicile. L'onde de marée atlantique, haute de 5 mètres
devant Cadix, tombe à 3 mètres à Malaga, pour s'effondrer
à moins d'l mètre devant Almeria. Un bon nageur peut
franchir aisément le détroit. Se mettant à l'eau vers Tarifa,
le courant marin le déportera vers l'est, et il atteindra la
côte opposée, peu avant Ceuta. Dans le sens opposé, se
mettant à l'eau en face de Tarifa, il sera déporté vers la
baie d'Algésiras et se raccrochera à la terre à la pointe de
l'Europe, sur l'avancée du rocher.
Chevauchant quelque rondin, le passage est possible
depuis une très ancienne préhistoire, mais cette traversée
possible ne pourrait expliquer les convergences du vieil
outillage de bifaces ou de sphéroïdes, de chaque côté de la
Méditerranée. Il faudrait aussi pouvoir résoudre cet autre
problème, auquel bien peu d'archéologues s'attaquent: cette
technique fruste est-elle venue par l'Afrique ou est-elle
arrivée des profondeurs de l'Asirope? Nous avons trop peu
de sites datés pour répondre.

Le problème des îles Canaries


Si la traversée maritime de Gibraltar n'est nullement
nécessaire pour comprendre les convergences des civili-
LES COLPORTEURS 85

sations lithiques les plus anciennes - tout en sachant qu'elle


fut possible - les traversées deviennent plausibles pour les
civilisations lithiques postérieures, à partir du xemillénaire,
période qui reste notre phase chronologique privilégiée.
Raymond Vaufrey admet volontiers le peuplement des îles
Canaries par les populations guanches. Au siècle dernier,
Broca avait déjà noté les affinités morphologiques étroites
entre les Basques, les Kabyles et les Guanches des Canaries.
Quatrefages et Hamy soulignent les parentés des Cro-
Magnon du Périgord et des Kabyles. Ce serait parmi les
Guanches que le . type de Cro-Magnon se serait le mieux
conservé. Les recherches du Dr Verneau, dans l'archipel
même, ont confirmé « des ressemblances crâniennes tou-
chant parfois à l'identité», résume le Dr Vallois 1, dans sa
synthèse sur les hommes fossiles. Fait très important, qui
mériterait plus ample développement, <<le Dr Verneau a
retrouvé, chez les insulaires actuels, jusqu'à des ustensiles
jadis employés par nos antiques chasseurs de Dordogne».
Ces faits anthropologiques précis de l'ethnie Cro-Magnon
incitent à admettre une navigation maritime évidente, vers
le xx·· millénaire, sinon avant. Les éléments géographiques
sont à considérer. Du cap Juby, sur la côte du Maroc
occidental, la distance maritime est fort courte : une ving-
taine de kilomètres pour apercevoir la première Canarie,
la longue île de Fuerteventura, aux côtes élevées et visibles
loin au large. Plus au nord, le piton volcanique de Lan-
zarote est aussi un repère utile. Quelque 25 kilomètres
séparent Fuerteventura de la Grande Canarie, laquelle
culmine à l 950 mètres, au Pozo de las Nieves. Les courants
marins sont favorables à une dérive du nord vers le sud,
en direction de l'archipel. Les côtes, très poissonneuses,
n'ont pu manquer d'attirer des populations de pêcheurs,
et, d'aventure, au gré de tempêtes, ceux-ci purent être
drossés vers les îles, dont les pitons dépassaient souvent
les nuages.

l. Marcellin Boule; Les Hommes fossiles, Masson, Paris, 1946. (Réé-


dition mise à jour par le Dr Vallois.)
86 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

Les possibilités humaines sont inouïes. La passion de


circuler, de communiquer, que ce soit par terre ou par
eau, est profonde, caractéristique de notre espèce. Saint
Brendan, sur son esquif de peau de bœuf, Erik le Rouge,
Colomb lui-même sont des aventuriers de très lointaine
communication. Ils feront école .. . les Magellan, les Blériot,
les Lindbergh, les astronautes sillonnant l'espace, débar-
quant sur la Lune sont de même lignée. Simplement, ils
ont remplacé le tronc d'arbre ou la pirogue par quelque
nouvel engin sophistiqué. Cet attrait de l'inconnu , peut-
être convient-il d'en découvrir certaines possibilités géo-
graphiques, dan s les lointaines périodes des xxe ou
X·· millénaires? Et une première interrogation vient rapi-
dement à l'esprit. Les côtes avaient-elles le même tracé
qu'aujourd 'hui ?

Le tracé des continents, vers 15000-10000


La fonte des derniers glaciers libérant des masses d'eau
con sidérables, le niveau moyen des océans et des m er s
monta d'au moins 85 mètres jusqu'aux rivages actuels. Vers
30000-10000, avant la grande débâcle des glaces, des ponts
de terre ferme reliaient la Sibérie à l' Alaska, la Nouvelle-
Guinée à l'Australie, la Grande-Bretagne à l'Europe conti-
nentale, l'archipel japonais à la Corée. Ce qui nous explique
le peuplement du continent américain par Béring, et . les
mammouths recueillis en pleine mer du Nord, alors pont
terrestre. En Méditerranée, cette remontée des mers ne
modifie que fort peu le tracé actuel. Les changements des
lignes de rivage sont très importants au large des plates-
formes continentales, qui continuent, en quelque sorte, à
faible profondeur, les masses continentales émergées. Ainsi
de la mer du Nord et de la Manche. Mais l'examen des
profondeurs en Méditerranée ne montre de variations
importantes qu'au large du golfe de Valence, au golfe du
Lion, dans la partie septentrionale du vaste golfe Adria-
tique, sur l'immense golfe de Gabès. De larges territoires,
LES COLPORTEURS 87

dans ces régions, émergèrent, diminuant d'autant l'étendue


de la mer, raccourcissant les passages, restreignant la lar-
geur des détroits. Cette remontée des mers eut pour résultat
de rapprocher les Baléares, la Corse de la Sardaigne, l'île
d'Elbe de la côte italienne, vers Piombino ; de souder l'île
de Levanzo à la Sicile, l'île Riou aux calanques marseil-
laises ... Et on pourrait citer d'autres exemples d'une impor-
tance très relative : ce ne sont pas ces légères fluctuations,
cette régression qui ont facilité la circulation maritime!
Les profondeurs très variables de la Méditerranée n 'ont
pas la moindre influence sur la navigation. Quelle diffé-
rence cela fait-il, pour un esquif, de naviguer sur une mer
de 20 mètres de profondeur, comme le golfe du Lion, ou
sur des fonds de plus de 2 000 mètres, entre la Provence
et la Kabylie, par exemple, ou au centre de la mer Tyr-
rhénienne? Un naufrage y aurait les mêmes conséquences
tragiques. En revanche, les questions de courants marins,
de vents dominants, de brises de mer ou de brises de terre
peuvent jouer un rôle important. Et plus encore, la visi-
bilité ...

La visibilité en mer
Chaque navigateur - magdalénien ou touriste moderne
voguant sur son petit voiher de 6 mètres - est rassuré
lorsqu'il voit encore la terre. Imaginons la joie du matelot
de la Pinta lorsque, en 1492, il cria : << Terre », en aper-
cevant le nouveau continent ... La terre est la sécurité, la
mer, l'aventure. Et l'homme se lance plus hardiment dans
l'aventure, s'il sait, s'il sent la terre proche.
Très intéressante fut l'idée de G. Schûle d'établir une
carte de la Méditerranée en calculant la visibilité de la
terre, au large, au niveau de la mer. Si vous naviguez au
large de l'île plate de Djerba, dans le golfe de Gabès, à
bord de quelque esquif - pirogue ou radeau - cette visibilité
sera très réduite, quelques centaines de mètres seulement,
puisque l'île ne surplombe la mer que de 2 mètres. A
Page de droite : esquisse des terres émergées,
vers 15000-10000 avant l'ère chrétienne
Importance des "ponts » de Béring, de Malaisie et de Timor.
Développement des zones arctiques.
En page de gauche : carton de la visibilité
des côtes méditerranéennes
En hachures horizontales, les zones marines d'où rivages et
montagnes bordières restent invisibles, car trop éloignés pour le
piroguier ou le navigateur.
Les ,, ponts visuels " restent nombreux, grâ.ce aux détroits, aux
îles et aux montagnes littorales. Ils sont matérialisés par des
flèches à double sens, car il n'est guère prudent de les orienter.
92 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

quelques centaines de mètres, en << pleine mer », vous ne


voyez plus la côte! Si, en revanche, vous croisez dans le
golfe de Gênes ou à l'est du golfe du Lion, par temps clair,
perdu en haute mer, vous vous sentirez le cœur plus léger
en devinant dans les nuages quelque cime montagneuse
élevée, les Alpes ligures, le monte Cinto, les Alpes fran-
çaises qui plongent dans la mer. Ce sont là des repères
précieux pour les « piroguiers » de la Méditerranée. Cette
carte originale est instructive pour l'étude de l'ensemble
de nos côtes. Les falaises crayeuses de la Manche, les hauts
sommets de la péninsule scandinave, surtout, les chicots
volcaniques des Canaries, les reliefs côtiers de l'Italie méri-
dionale, les montagnes du Péloponnèse augmentent cet
horizon de visibilité, rattachent des îles au continent,
accroissent et favorisent les navigations maritimes, atté-
nuent le danger et le sentiment angoissant d'être isolé.
Sur les lointains rivages d'Extrême-Orient, le chapelet des
Aléoutiennes, des îles Kouriles et Ryü Kyü sont autant de
jalons visuels réconfortants. Les Célèbes paraissent plus
petites; à l'instar de celui de Gibraltar, le détroit de Macas-
sar et celui de Malacca, plutôt que de sembler des obstacles
insurmontables, prennent des allures de fleuves océaniques
qu'on est tenté de franchir . La proximité - toute relative
- des îles de la Sonde prédispose psycholo~iquement le
voyageur à se lancer dans des périls lointams - vers la
Nouvelle-Guinée, l'Australie et, plus au sud, la Tasmanie,
par exemple. Le détroit de Bass semble humainement abor-
dable, découpé qu'il est par de grandes îles, grâce aussi
aux récents mouvements de retrait des mers. Il n'est pas
jusqu'aux îles innombrables du Pacifique, semées de puis-
sants îlots montagneux jouant le rôle de relais visuels qui
paraîtront des paradis à conquérir aux navigateurs, qui,
très tôt peut-être, auront connu la pirogue à balancier et
le goût de l'aventure. La carte des configurations de la
terre et de la mer, tenant compte des récessions du niveau
des mers, doit se combiner avec la carte de la visibilité de
la terre, au niveau de la mer. La masse des océans sera
largement restreinte, perdra de son hostilité aux yeux des
LES COLPORTEURS 93

navigateurs. La carte des courants marins superficiels, les


seuls qui importent, la carte plus essentielle encore des
vents réguliers préciseront ces virtualités océaniques. Ajou-
tons les hasards de la navigation, les tempêtes soudaines
qui emportent les esquifs au-delà des rivages souhaités, ce
trait de caractère propre à l' homme qui le pousse à se
dépasser, à aller "au-delà», et peu de terres échappent à
l'aventure. Mieux connue, la Méditerranée offre cinq ponts
qui rendent la circulation possible, en évitant '' volontai-
rement » les secteurs marins internes, où rivages et mon-
tagnes restent invisibles, car trop éloignés ... les secteurs
véritablement de << pleine mer »!
Le pont de Gibraltar, dont on a déjà longuement parlé,
est certainement le plus tentant à franchir. De la côte
catalane aux îles Baléares, ce n'est qu'un demi-pont ... une
sorte de ''pont d'Avignon» qui autorise les liaisons entre
l'Espagne et ces îles. Le pont unissant la Corse et la Sar-
daigne est complet. Par l'îlot de Capraia et l'île d'Elbe, il
dispose d'une admirable attache avec la Toscane. Ici, reliefs
et visibilités au large, récession de la mer se combinent
fort utilement.
Plus à l'est, le pont sicilien appelle irrésistiblement à
sauter de la Calabre à la grande île triangulaire par le
détroit de Messine. Autant que Gibraltar, Messine est plus
union que séparation. Un brin d'esprit d'aventure, quelques
tempêtes, violentes et fréquentes, et le hasard peut conduire
les piroguiers vers les rivages de Malte et du cap Bon, pour
toucher l'Afrique. Quant au canal d'Otrante, il reste la tête
de pont vraisemblable pour la péninsule balkanique.
En Méditerranée orientale, les voies terrestres suivent
~e fort près les voies de cabotage. Préfiguration des futures
Echelles ·du Levant de !'Histoire. Reste le Bosphore, la
limite des géographes entre l'Europe et l'Asie. Plus que
Gibraltar, si c'était possible, le Bosphore, c'est l'incitation
magique à sauter d'une rive à l'autre. Il symbolise magis-
tralement ces limites erronées de continents que nous sug-
gère malencontreusement !'Histoire. Une étude des faits
préhistoriques condamne cette division dénuée de sens.
94 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

Tout comm e l'Oural, survolé en Tupolev, un soir de


septembre 197 4, « franchi sans qu'il me fût possible de
m'en apercevoir>> et où s'imposait l'unité préhistorique
fondamentale de l'immense Eurasie (Naissance de la civi-
lisation, p. 189) ou, mieux, de l'Asirope.
A partir du X" millénaire, dans le monde méditerranéen,
nous pouvons imaginer d'importantes voies de circulation;
grâce aux pirogues (dont l'existence est attestée, quelles
que soient d'ailleurs les formes matérielles : monoxyles, en
roseau, ou embarcations de peaux de cuir cousues) et par
les che.minements maritimes précédemment évoqués. Ces
deux faits convergent. Il reste désormais à trouver des
éléments concrets, situés géographiquement, et chronolo-
giquement avérés. Les faits purement archéologiques, les
types d'industrie, avec prédominance du petit outillage de
silex, souvent enchâssé dans des armatures de bois ou d'os,
les pointes de trait fort diverses sont trop proches pour
qu'on ne retienne pas comme plausibles l'hypothèse des
convergences, la création d'un outillage microlithique très
spécialisé, particulièrement adapté à l'économie de l'époque,
encore chasseresse, mais aussi collectrice, ramasseuse de
coquillages et pêcheuse. Cette activité proche de la mer ne
permet pas de négliger l'argument d ' influences traversant
la Méditerranée, portées par l'homme, du nord vers le sud
ou du sud vers le nord. Des techniques spécifiques purent
ainsi se véhiculer et une très fine archéologie aura mission,
dans l'avenir, d 'analyser ces relations, avec d'infinies pré-
cautions. Les partisans de déplacements, de migrations
techniques, d'influences cheminant sur ces axes de circu-
lation auront encore de beaux jours.

Les peuplements insulaires


Présentement, quelques exemples pmses dans le stock
connu des graphies rupestres semblent apporter des élé-
ments militant en faveur de ces parcours d'hommes et de
leurs expressions graphiques. Les chasseurs magdaléniens
LES COLPORTEURS 95

ont laissé d' importants témoins de graphies de l'école


méditerranéenne. Des rochers des Baoussé Roussé, près de
Menton, ces jalons nous conduisent dans les Pouilles, avec
le magnifique Taureau gravé de Romito. Cette œuvre d'art
est datée de 9200. Les gravures animalières de Levanzo,
avec cerfs, bovidés et équidés gravés, remontent à 9700.
De la Sicile, cette tradition de gravure naturaliste de qua-
lité passe en Afrique. Des jalons sont encore à trouver pour
assurer une parfaite liaison avec les magnifiques gravures
des atlas africains, souvent isolées les unes des autres,
parfois ordonnées en frise ou adoptant la composition si
particulière et si monumentale de l'affrontement, telle la
frise d'éléphants de Caret el-Mahisserat, qui évoque curieu-
sement les frises occidentales que l'on peut admirer à Rouf-
fignac.
Et nous voilà replacés devant le dilemme! Sommes-nous
en face de graphies de simple convergence ou devant la
circulation d'un courant graphique par le pont sicilien,
une circulation allant d'un certain foyer sud-occidental
vers des prolongements méridionaux africains?
A Levanzo, on connaît l'existence de peintures rouges
ou noires, de petit format, très postérieures aux gravures
et graphies naturalistes, représentant des personnages
schématiques associés à des quadrupèdes difficiles à définir,
à des poissons, à des dauphins ... La parenté est réelle avec
les figures du Levant espagnol, avec les peintures de la
Pileta, la grotte andalouse. Nous sommes là sur la même
rive de la Méditerranée. Certains éléments graphiques plus
tardifs de la grotte de Porto Badisco, en Terre d'Otrante,
seraient apparentés. De l'autre côté du pont sicilien, dans
le massif montagneux du cap Bon, en Tunisie, l'auvent
rocheux de Bou Slam offre, lui aussi, de petits personnages
traités en rouge, des danseurs dominés par un bovidé vu
de trois quarts en perspective tordue dite « périgordienne »,
qu'accompagne une magnifique peinture de fennec, le
renard des sables, corps de profil, tête de face. On serait
tenté de voir dans les peintures de Bou Siam la manifes-
tation d'un style européen sur la terre africaine ... Mais la
96 L'ESSOR DE LA COMMUN ICATION

division continentale ne peut avoir de valeur pour le pré-


historien 1 Serait-ce alors une preuve, un jalon favorable,
à une certaine unité de l'art et de la graphie?
Convergence ou circulation? Ce second faisceau de faits
plaiderait en faveur de l'hypothèse de communication géo-
graphique! On trouve en Corse des éléments précieux,
témoins d'une ancienne navigation de peuplement au cours
du VII" millénaire. (Le cap Corse, à l'extrémité septentrio-
nale de l'île révèle quelques peintures rouges, d'école tar-
dive, qui se situent sur le parcours quasi obligé du peu-
plement, par l'île d'Elbe et Capraia.) Les recherches, encore
insuffisantes, menées, notamment, par Fr. de Lanfranchi
montrent un ancien peuplement dans l'abri sous roche
d'Araguina Sennola, dans le golfe de Bonifacio. Un sque-
lette de femme est recueilli en stratigraphie, avec une data-
tion de 6570 par le C 14. Les importantes couches archéo-
logiques étudiées par le même fouilleur apportent de
nouveaux jalons, plus au nord. La couche profonde du
gisement de Curracchiagu, dans le secteur méridional de
Levie, livre un outillage de 6610 et 6530 par le C 14.
Logiquement, des occupations plus anciennes devraient être
découvertes, au nord de l'île, si tant est que le peuplement
s'est effectué par l'île d 'Elbe et par voie maritime. Les
45 kilomètres de mer séparant la Corse de l'archipel toscan
ne devaient pas constituer un obstacle majeur.
Les dates actuellement connues concernant les îles
Baléares sont peu nombreuses et assez peu significatives.
Des gisements sans industrie mais recelant des ossements
humains situent le premier peuplement vers 5219,
5184 av. J.-C. Une très fruste industrie microlithique de
la grotte de La Muleta, dans la région de Soller, au nord
de Majorque, non loin de la côte, est datée de 3984 av.
J.-C. Serait-ce donc par la Corse, peuplée aux environs du
VII" millénaire, que l'homme est arrivé aux Baléares, vers
le VI·· ou le V" millénaire? Au regard de la continuité
géographique et de la continuité chronologique, une telle
circulation maritime pourrait s'avérer.
Vers la même époque, en 4190 av. J.-C., l'île de Malte
LE COLPORTEURS 97
aurait été atteinte ... après une traversée «maritime» de
l'ordre de la centaine de kilomètres. Les piroguiers de la
Méditerranée ont fait le tour de toutes les îles de la Médi-
terranée occidentale vers la fin du IVe millénaire. Ils pou-
vaient considérer qu 'ils avaient fini d'explorer leur mer.
Pour la première fois dans !'Histoire, l'homme aurait pu
parler de <•Mare nostrum ».

La céramique cardiale
et sa di.Ifusion méditerranéenne
A partir du IV•· millénaire, les preuves d'une intense
circulation maritime se précisent et se multiplient. Plu-
sieurs catégories de documents préhistoriques, caractéris-
tiques par leur matériau, leur forme, leur décor, leur tech-
nique, jalonnent, au vu de leur distribution géographique,
des itinéraires possibles, parfois indiscutables.
Aux débuts du néolithique, une céramique très parti-
culière se développe. Sur la pâte crue, avant toute cuisson,
! 'artisan travaille la panse encore fraîche du vase qu'il
vient de modeler: empreintes de doigts, coups d'ongle,
coups de spatule de bois, de tige de roseau ... En bref, il
imprime un décor systématique. Il découvre alors un excel-
lent " marqueur >> : le Cardium edule, une coquille marine,
dont il applique le bord dentelé sur la pâte fraîche. D'où
le nom donné à cette céramique ainsi décorée de « céra-
mique cardiale». Après l'argile des grottes, porteuse de
multiples empreintes de mains et de doigts qui subsiste-
ront, l'argile des vases conserve, elle aussi, les traces de
ses artisans. Peut-être doit-on voir, dans ces réalisations,
une imitation plus ou moins servile des céramiques de
Tasa, au Fayoum, vers les VII• et VI• millénaires? Les vases
de Tasa copient les outres de cuir traditionnelles, portant
sur la pâte les coups de poinçon des anciennes coutures,
exemple de cette substitution de matériau, de ce passage
du réservoir de cuir au réservoir de céramique. Est-ce
d'ailleurs un progrès? Lorsque la femme - car c'est à elle
98 L' ESSOR DE LA COM MUN ICATION

qu'incom be, semble-t-il, l'approvisionnement en eau de la


famille ou du clan - peut disposer à volonté d'un récipient
naturel, elle y reste fidèle. Dans l'environnement de la
steppe africaine, la zone de l'autruche, le récipient naturel
que constitue l'œuf d'autruche sera préféré. Soit complète,
avec un petit trou à la partie supérieure, soit divisée en
deux parties plus ou moins égales, la coquille est une outre
parfaite, un récipient commode. Dans les pays secs, où
croissent les calebassiers et autres courges, ce sont ces fruits
qui , séchés et vidés de leurs graines, fournissent les vases
indispensables. Les marchés du Sénégal et du Mali pré-
sentent sur leurs éventaires une gamme étonnante des mul-
tiples utilisations de la calebasse. Les vases de formes et
de volumes très divers accompagnent de multiples acces-
soires : cuillères, louches, gobelets, tasses avec ou sans
manche .. .
Une véritable civilisation de la calebasse serait à établir :
De même, en Extrême-Orient, se définirait une civilisation
du bambou, avec des manifestations similaires. A vrai dire,
pour satisfaire la totalité de ses besoins économiques de
survie, l' homme primitif n 'a besoin que de deux - deux
seulement - catégories d'engins. A l'état de pure nature,
l'être subsiste avec ses ongles (pour gratter, arracher) et
avec la paume de sa main, élémentaire récipient où il
recueillera l'eau dont il étanch era sa soif. L'animal lape,
l'homme boit. Les premiers progrès consisteront à rem -
placer l'ongle et le creux de la main. Un outil, une lame
de silex pourront creuser, tailler, etc. Une peau que la main
arrondit, une outre de cuir permettront la quête, puis la
conservation du liquide indispensable à l'existence. Le grand
tournant technologique - et civilisateur sans doute - se
situe au moment où l'homme dispose de l'outil et du réci-
pient. Il s'affranchit de la recherche de l'aliment solide
comme de l'aliment liquide. L'immense champ de la
communication s'offre à lui. Sur terre, il franchira les
déserts, sur mer, il traversera les océans. En quelque lieu
qu'il vive, désormais, ou qu 'il se déplace, il peut manger,
il peut boire.
LES COLPORTEURS 99

Le sphéroïde et le biface sont importants, mais l'aiguille,


qui permet de coudre les peaux et de créer l'outre de cuir,
est essentielle, irremplaçable. Les préhistoriens du siècle
dernier ont divisé l'immensité des civilisations préhisto-
riques en deux panneaux inégaux : les populations pri-
mitives ignorant la céramique, d'immense chronologie; les
population s, enfin « civilisées », pensaient-ils souvent, qui,
elles, connaissent et pratiquent communément cet artisa-
nat. A partir de là, ils établirent une période originale et
11 nouvelle », le néolithique. Cette conception étroite s 'ex-

plique, sans doute, par la part prépondérante que prirent


les archéologues dans la quête de !'Histoire. Il était aisé,
commode, de s'appuyer sur ces innombrables tessons de
pots cassés qui truffent les couches archéologiques et par-
sèment les champs. Le tesson est roi. Il est quasi indes-
tructible. Il se date facilement par de savantes confron-
tations avec d'autres tessons. Un merveilleux fil d'Ariane.
Les faits œcuméniques d'une préhistoire véritablement
mondiale, eux, détrônent le tesson. Le clivage de l'histoire
humaine n'est pas entre la civilisation qui ignore le tesson
et celle qui le connaît. Il se situe entre la période où
l'homme est limité dans ses écarts, attaché là où il naît,
et celle où il n'est plus borné dans ses déplacements, lorsque
son goût d'aventure et d'espace peut se satisfaire. La vraie
période nouvelle s'annonce lorsque l'homme ressent le
besoin de créer les moyens techniques aptes à assurer sa
circulation, à étancher sa soif. C'est l'aiguille et l'outre de
cuir qui le libéreront 1 Le monde d'avant l'aiguille et le
monde d'après l'aiguille. (J'en oubliais la céramique et son
décor cardial!)
La répartition de la céramique cardiale est subordonnée
à la collecte de la coquille marine et à ses environnements
immédiats de récolte. Elle est essentiellement littorale, de
l'Andalousie à la côte catalane, de celle-ci à la côte pro-
vençale, se poursuivant sur la côte ligure. Son domaine est
curieusement (peut-être!) le secteur des belles plages enso-
leillées de la Méditerranée occidentale. Le contact de
l'homme avec ces grèves chaudes jonchées de multiples
100 L'ESSOR DE LA COMMUN ICATION

coquillages suggérera ces décors d'impressions profondes


où, précisément, joue le soleil en accusant les ombr es, en
précisant les reliefs. La céramique à impression cardiale
est à l'image de son ca~re géographique. Les mastabas et
les temples anciens d'Egypte, les longs murs des palais
assyriens multiplieront, eux aussi, les redans et les enfon -
cements pour que lumière et ombres découpent leur mono-
tonie. Ce sont des structures monumentales adaptées au
soleil, comme le fut la céramique cardiale!
La répartition du « cardial », essentiellement littorale,
se prolonge par des tentacules terrestres, au-delà de sa zone
d'activité majeure. Des sites néolithiques où cette céra-
mique est présente s'alignent sur la côte portugaise, se
limitant aux durs rivages de la Galice. Lorsque le soleil
disparaît et que gag nent les lourdes brumes atlantiques,
la céramique cardiale n 'a plus ses raisons d'êtr e; elle
s'étei nt. Le tentacule oriental projette ses gisements sur la
côte ad ria tique, sur le littoral des Pouilles, jusqu'au mont
Gargano, aux falaises blanchâtres, étincelant sur la mer.
En ce qui concerne les grandes îles de la Méditerranée
occidentale, la Sicile, la Corse et la Sardaigne abondent en
céramique cardiale. La petite Malte n 'y échappe pas, et les
tessons caractéristiques sont recueillis dans les couches
profondes, les plus anciennes, de la $rotte de Char Dalam,
qui s'ouvre sur la magnifique baie Samt-Georges. Une faune
ancienne très riche, avec trois espèces fossiles d 'éléphants,
évoque d'anciennes liaisons géologiques avec la Sicile. Le
n éolithique, créateur de cardial, ne fit que reprendre la
tradition.

Les mystères maltais


Les travaux de D.H. Trump ont largement tenté de
déblaye r les origines de la civilisation préhistorique de
Malte. Ses fouilles semblent annoncer une longue évolution
chronologique, atteignant, en remontant le passé, des
périodes de 5000 ou 4000 avant Jésus-Christ. L'outillage
LES OLPO RT EURS 101

débitait du mauvai ilex et, pour un outillage de lames


correctes, utilisait ce verre volcan ique qui permet un e taille
aisée et de qualité : l'obsidienne. Or l'obsidienne, inconnue
à Malte, ne peut provenir que des petites îles Lipari , situées
au nord de la Sicile. Céramique cardiale, troc de l'obsi-
dienn e, deux faits techniques qu i accompagnent le pre-
mier hommes venu occuper l'île de Malte.
Séparée par un étroit chenal de l'îlot rocheux de Comino,
et par un fossé à peine plus large du nord de la grande
île, Gozo, la petite île jumelle de Malte n'e t qu'à
80 kilom ètres de la côte sicilienne. La communi cation
maritime e t don c solidement attestée vers 5000, p ut-être
4000, ûrement avant l'ère chrétienne. Un autre argument,
géographique et (( écologique» vient confirmer cet ancien
peuplement néolithique de Malte et le rôle de l'îlot de
Gozo . Une question énigmatique et passionnante se pose
lorsqu 'o n ét udie l'archéologie maltai e. Comme sa olution
ne peut que confirmer le tr ès an cien peuplemen t préhis-
toriq ue (et, disons plu précisémen t, néolithique au sens
large) de l'île, je me perm ettrai de l'évoquer. Sur certains
secteurs de l'île se remarquent de longues et fine s rigoles,
plus ou moins parallèles, profondes de 10 à 20 centimètres,
larges d'autant. Les archéologues maltais s'y sont longue-
ment intére sés et les ont baptisées les (( car ruts ». Pour
eux, ce seraient les ornières d'anciens chars qui sillon-
naient l'île, chargeant la bonne terre arable des bas-fonds
et la véhiculant pour aller la déverser sur les hauts, dont
elle assurait la mise en culture. Les car ruts auraient donc
relié les secteurs calcaires et dénudés de hauteurs de l'île
aux dépressions, à la terre agricole fertile. Présentement,
ces dépressions se présentent comme de véritables oasis.
Remonter la terre des dépressions vers les hauteurs, à
l'aide de chars, dont on ignorait d'ailleurs les attelages,
me semblait peu compréhensible. Le temple de Tarxien
porte bien, sur l'un de ses murs interne , sanglier et bœuf
en relief, mais ces sculptures plus ou moins votives n ' im-
pliquaient guère l'utilisation d'innombrables attelages de
102 L'ESSOR DE LA CO MM UNICATION

bœufs destinés à ces charrois. Les éléments de faun e connus


n 'emportaient pas la décision ...
J'examinai alors de plus près ces étranges ornières et fi s
de curieuses remarques. Ces ornières n 'étaient que gros-
sièrement parallèles. Parfois, leur semis marquait une dis-
parité bizarre. J'en trouvai qui , brusquement, tournaient
à angle droit, alors qu 'un char exige une courbure de la
route. Certains sillons aboutissaient à des dépressions natu-
relles, creusées dans le calcaire, crevassé par une érosion
karstique, évoquant un lapiaz tourmenté. Je tombai même
sur un bassin aménagé, régularisé à partir de l'une de ces
dépressions calcaires. Etrange! Désireux de m e faire une
idée de la largeur de ces chars, en calculant l'écartement
des ornières, je découvris d'importants écarts. S'agissait-il
donc de chars à essieu de dimensions variables ? Je consta-
tai aussi que les chars de Malte qui subsistaient avaient,
évidemment, une largeur toujours égale ... et jamais celles
des empreintes laissées dans le karst. L'explication devait
surgir par la découverte rr en place», d'un pavé de 15 à
20 centimètres de côté et autant d'épaisseur, un 11 cube »
qui obturait parfaitement l'ornière dans laquelle il était
niché... Un bloc pour faire dérailler le char?
La nature des car ruts devenait évidente. Ces sillons plus
ou moins, et même rarement, parallèles n'étaient pas des
ornières de chars. L'utilisation du char (et de la roue) était
certainement bien postérieure. Nous étions en présence
d'un réseau régulier de rigoles d'irrigation qui alimen-
taient des dépressions naturelles, des bassins régularisés
et aménagés, canalisaient les eaux violentes des pluies
méditerranéennes des hauteurs vers les dépressions. La
terre arable suivait, ou avait déjà suivi, et s'était amassée
dans des cuvettes-oasis, les alimentant à chaque orage.
Ce système d'irrigation impliquait une organisation
humaine, des règlements pour la distribution de l'eau, pour
diriger le débit des rigoles (le pavé en est une bonne illus-
trat10n, qui obture un sillon, afin de dévier le flux).
Un violent orage survint lors de mon séjour. Je traversai
l'île pour examiner mes réseaux d'irrigation. Les rigoles
LES COLPORTEU RS 103

coulaient encore; certains bassins étaient pleins; l'oasis de


la grande dépression regorgeait d'eau! Dans son récent
volume consacré aux Origines de l'Europe, Colin Renfrew
tente de promouvoir une archéologie sociale. Dans l'île de
Malte, qu'il étudie en détail, il croit pouvoir reconnaître
six chefferies, six groupements humains et économiques
associé aux Temples maltais. Une chefferie n 'est autre
qu 'une structure économique s'appuyant sur une hiérar-
chie sociale marquée. << Le chef a un rôle économique autant
que social; il reçoit, sous forme de redevance ou de dons,
une part importante de la production de chaque groupe et
de chaque zone. 11 L' une de ses attributions, comme dans
la huerta de Valence, n 'e t-elle pa de moduler étroitement
le régime de distribution des eaux du réseau d'irri~ation?
Qu 'en est-il de la navigation, vers le VI• millénaire, au-
delà de Malte? L'îlot de Lampedusa, entre Malte et la Sicile,
serait peuplé dès cette période! Nous manquons de ren-
seignement archéologiques sur Pantelleria, entre la Sicile
et la côte tunisienne. La répartition de la céramique cardiale
en Méditerranée occidentale forme une vaste tenaille géo-
graphique, qui enserre la courbe italique, à l'est, et la courbe
hispanique, à l'ouest. La branche italique semble alors fer-
mée. Vers le sud de l'Espagne, des sites néolithiques à céra-
mique cardiale nous entraînent, par-delà Gibraltar, dans
la région de Tétouan. Autour du cap Spartel, des grottes
habitées témoignent du franchissement du détroit! Un tes-
son décoré de cette coquille est retrouvé dans une grotte
d 'Oranie ... Est-ce suffisant? La branche hispanique de la
vaste branche cardiale est fermée à son tour.

Le « commerce )) de l'obsidienne
en Méditerranée occidentale
Certaines roches volcaniques, roches d'épanchement
souvent récentes, dans des régions où le volcanisme est
encore actif, se présentent sous la forme d'une matière
sombre, non cristallisée, vitreuse, le verre volcanique ou
104 L' ESSOR DE LA COMM UNICATION

obsidienne, qui se taille à merveille et ressemble au verre


foncé fabriqué par l'homme. A partir de blocs bruts, on
débite des blocs aménagés ... Pour les artisans spécialistes
de lames et de lamelles, les nucléus, résidus de la taille,
offrent des formes en obus longiligne caractéristiques. Les
lames, les éclats sont très acérés, dangereux, même, pour
l'archéologue qui les découvre au cours d'une fouille. L'ob-
sidienne est recherchée, collectée, taillée, depuis les phases
les plus anciennes. Shatani-Dar, en Arménie soviétique,
Kariandusi, au Kenya, au nord de Nairobi, taillent leurs
bifaces dans des blocs d'obsidienne. Les gisements du mont
Ararat et ceux de la Rift Valley sont proches. La collecte
et le troc des matériaux restent donc localement très limités.
De même, sur le haut plateau mexicain, la civilisation de
Teotihuacân, peu avant Jésus-Christ, débite, elle aussi, des
noyaux d'obsidienne: les volcans, actifs encore de nos jours,
sont tout proches, puisque le Popocatépetl et l'Ixtaccihuatl
dominent le haut plateau. L'obsidienne mexicaine est géné-
ralement d'une magnifique couleur noire brillante, comme
l'obsidienne de l'Ancien Continent. Mais certains poi-
gnards sont œuvrés dans une obsidienne rouge, parfois
veinée de bandes noires. En Occident, les obsidiennes noires
se différencient, et leur provenance est très diverse. En
Méditerranée centrale et orientale, de nombreuses lamelles
sont taillées dans des blocs d'obsidienne. Quelle est leur
origine exacte? La lamelle est-elle en obsidienne de l' île
de Milo, près de la péninsule grecque, ou en obsidienne
des îles Lipari, au nord de la Sicile? On aura tendance à
songer au site naturel le plus proche, et sans doute aura-
t-on généralement raison. Mais le problème de l'origine
de la circulation se pose. J'ai, pour ma part, fait analyser,
dès 1960, des plaques minces d'obsidienne en provenance
de Milo et de Lipari. L'examen en lumière polarisée montra
des différences notables entre les deux familles. Il est donc
souhaitable, sur le strict plan scientifique, de procéder à
des analyses semblables pour définir avec précision les
origines. L'obsidienne de Milo est riche en minuscules et
très abondants éléments cristallisés, alors que celle des
LES COLPORTEU RS 105

Lipari n 'en possède que fort peu, assez espacés, avec des
vacuoles rondes. Les éléments de feldspath et de horn-
blende brune donnent à la roche grecque un aspect original
qui la différencie nettement de l'obsidienne des Lipari.
Les gisements d'obsidienne des îles Lipari sont impor-
tants. Ils atteignent parfois le rivage et supposent une
exploitation à partir de ces affleurements. L'utilisation de
canots ou, plus vraisemblablement, d'embarcations en
roseau, comme la côte sarde les a conservées jusqu'à nos
jours, devait faciliter la prospection , l'enlèvement et le
transport du matériau.
Les gisements sardes du Monte Arci, à l'est d'Oristano,
au centre-ouest de l'île, sont, eux aussi , considérables. L'ar-
chéologue sarde G. Lilliu cite 72 ateliers de taille et plus
de 150 gisements où l'on travaillait cet <<or noir», ainsi
appelé durant l 'Antiquité. Les récentes analyses par acti-
vation neutronique des échantillons de roches provenant
de Corse et de Sardaigne, effectuées, en 1978, par B. Hallam,
S. Warren et Fr. de Lanfranchi, ont établi la présence de
quatre sites naturels du Monte Arci, dont celui de Santa
Maria Zuarbara. Peu après, Fr. de Lanfranchi constate un
fait curieux... et révélateur de la pérennité des voies
commerciales de l'obsidienne. En joignant tous les points
archéologiques ayant utilisé l'obsidienne de ce site de Santa
Maria Zuarbara, on préfigure, en quelque sorte, la route
actuelle reliant Monte Arci à la Gallura, la région la plus
proche de la côte corse! Cette voie existe donc depuis le
VI'" millénaire! Au siècle dernier, des archéologues danois
avaient retrouvé le tracé de grandes voies contemporaines
et l'avaient reculé de trois à quatre millénaires en unissant
de nombreux tumuli de l'âge du bronze découverts. Là ou
passa le père passera bien l'enfant, disait le poète! Cette
persistance de certaines routes, de cheminements, de drailles
(car ces routes ne sont pas encore « construites ») pourrait
réserver des surprises à l'archéologue de demain. Elle
confirme la survivance étonnante des paléotoponymes.
On est fondé à se poser de judicieuses questions sur
l'importance de ce commerce de l'obsidienne. Comme le
En page de gauche : un fait économique méditerranéen :
troc et commerce de l'obsidienne
• Gisements d'obsidienne.
• Outils d'obsidienne, généralement lames et lamelles.
108 L' ESSOR DE LA COMM UNICATION

fait remarquer Jean Courtin, « dès que l'on s'éloigne des


zones proches des gisements, les quantités d 'obsidienne
sont infimes». Et de citer, pour l'en semble de la France
méridionale, 114 fragments d'obsidienne. Un poids déri -
soire! Même constatation en Cappadoce et en Arménie.
Troc et commerce ne peuvent don c concerner que l'ap-
provisionnement des secteurs proches des sites de produc-
tion. Une hypothèse a été avancée : «L'obsidienne aurait
été colportée par des gens qui emportaient dans l'intérieur
des terres un produit marin quasi indispensable, le sel. »
Le problème du sel et de son trafic est capital, mais difficile
à cerner. Nous ne pouvons guère espérer découvrir des
lingots de sel conservés depuis plusieurs millénaires. Le
musée de la Préhistoire de Varsovie me fournit , voilà une
dizaine d'années, une donnée intéressante. Dans deux salles
voisines, deux cartes étaient présentées ... datant à peu près
de six mille ans avant la période actuelle. L'une présentait
le trafic, connu et traditionnel , de l'ambre, r écolté sur les
plages baltiques. L'autre, le trafic de lingots de sel, à partir
des mines de sel gemme de la r égion de Cracovie. Sur les
deux cartes, ce négoce suivait le cours majestueux de la
Vistule. Pour l'ambre, il remontait le fleuve; pour le sel,
il le descendait. J'associai les deux cartes ... N'étaient-elles
pas identiques? Le sel, matériau lourd, descendait le fleuve,
par bateaux, vers les pays Baltes acheteurs de sel. Car la
salinité des mers baltes est infime, l'évaporation insuffi-
sante, et trop faible le soleil pour permettre l'existence de
marais salants. Au retour, les vendeurs de sel rapportaient
l'ambre, matériau rare, précieux et ... léger!
Les lamelles d'obsidienne, les perles et les petits mor-
ceaux d'ambre jouaient, en quelque sorte, le rôle de mon-
naie. Quelle serait une définition correcte de la monnaie?
Un produit rare et précieux, très recherché, en échange
duquel on acquiert des produits utiles ou de première
nécessité. Les coquilles, «échangées» ou <<troquées» pour
la parure ou pour les colliers des sépultures de Cro-Magnon,
comme les cauris, d'usage universel, sont déjà des mon-
naies. Les Africains utilisent toujours les cauris!
LES COLPORTEURS 109

L'obsidienne, en Méditerranée orientale


Le commerce (avec les réserves que ce terme réclame
pour les phases très anciennes) de l'obsidienne est impor-
tant en Méditerranée orientale. Sur le site de Troulli, dans
l'île de Chypre, des formes céramiques originales appa-
raissent au VI·· millénaire. Certains archéologues « orien-
talistes » ont évoqué, à ce propos, un berceau chypriote de
la céramique. Certains, mis en présence de bouteilles à col
cylindrique étroit, de gobelets à petit versoir en encoche
sous le bord, d'un fragment de support de vase pourvu de
pieds, estiment, prudemment, que ces formes complexes
ne peuvent être considérées comme significatives d'un début
de la technique céramique. Ils songent alors à des influences
venues de !'Anatolie. Des ressemblances doivent-elles s'ex-
pliquer par des migrations? D'autres arguments peuvent
être avancés. Pour plaider en cette faveur, le site de Troulli,
au nord-est de Nicosie, livre de grandes lames indigènes
en silex local, avec quelques lames d'obsidienne fines et
élégantes. Ces mêmes lames existent sur le continent asia-
tique, en Anatolie, alors que les conditions géologiques à
Chypre interdisent tout gisement naturel de cet or noir.
L'obsidienne de Chypre provient obligatoirement d 'Asie. En
l'état actuel des choses, les analyses chimiques des obsi-
diennes d'Anatolie ne permettent pas de préciser leur ori-
gine réelle : Anatolie méridionale? Très grands gisements
du Caucase, autour du lac de Van? Qu'importe, l'obsi-
dienne de Chypre est importée ... Quatre-vingts kilomètres
séparent le nord de Chypre des chaînes côtières du Taurus,
qui culminent vers 3 240 mètres. Par temps clair, ce qui
n'est pas rare dans cette région, le Taurus doit être visible ...
Au cours des millénaires suivants, les grands gisements
d'obsidienne d'Acigol, vers Kayseri, et du Nimroud-Dag
alimenteront la côte levantine de la Méditerranée jusqu'à
Jéricho, les sites de Mésopotamie, jusque vers Suse et le
golfe Persique. Ces courants de dissémination de l'obsi-
110 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

dienne ne font que suivre une ancienne tradition ... Il y a


trente mille ans, l'obsidienne du lac de Van était utilisée
à Shanidar (à 300 kilomètres), une grotte du nord de l'Irak,
riche de 14 mètres de dépôts archéologiques, du mousté-
rien aux débuts du paléolithique supérieur.
S'agit-il de commerce, de colportage ou de troc? Quelques
chargements de bourricots alimenteraient bien des gise-
ments réputés riches. De même, quelques chargements sur
embarcations de roseau pour la traversée maritime!
Les solides travaux de Jean Courtin, complétés par les
recherches de Gabriel Camps, de Jean Guilaine et quelques
autres permettent de dresser l'intéressante carte du
commerce de l'obsidienne en Méditerranée. Les liaisons
maritimes, dont les lignes majeures furent définies par des
cartes plus anciennes, se précisent. De la Calabre, des
communications sont solidement établies vers la Sicile et
vers Malte, et l'obsidienne de Pantelleria assure la connexion
avec le monde africain et le cap Bon . Aux correspondances,
disons déjà « traditionnelles », de la Toscane à la Corse par
l'île d'Elbe, puis par la Sardaigne s'ajoutent sans doute des
liaisons nouvelles, directes, de la Corse vers le continent.

L'expansion géographique maritime


des hypogées
Les relations maritimes entre la Sicile et le cap Bon
furent certainement très suivies, facilitées par des condi-
tions géographiques favorables: courants marins, vents
dominants, brises de mer et de terre ... La carte de répar-
tition des hypogées siciliens, dès la fin du n· millénaire,
est suggestive. Cette mode originale de sépulture aristo-
cratiques 'est propagée sur le continent africain, divergeant
à partir du <<débarquement de l'idée» depuis le cap Bon.
S'il s 'a~issait non pas de cartographier des tombeaux, mais
d'inscrire sur la carte quelque événement militaire de la
Seconde Guerre mondiale, on parlerait volontiers d'un
débarquement militaire et de l'établissement d'une tête de
LES COLPORTEURS lll

pont. Les anciennes habitudes d'ensevelissement des défunts


dans les grottes qu'ils ont habitées - ou dans des grottes
voisines - se perpétuent depuis les sépultures de l'époque
magdalénienne, soit 20000 ou 15000 ans. Les fissures de
rochers sont, elles aussi, recherchées et deviennent des
caveaux naturels. En Sicile, une coutume funèbre prend
une ampleur considérable et se développe de manière ori-
ginale. La nature calcaire du sol, relativement facile à
débiter et à creuser, y est sans doute pour beaucoup. Des
caveaux étaient construits avec des dalles calcaires, dans
les plaines (c'est le phénomène, l'explosion dite << mégali-
thique », dont nous n'aborderons qu 'un aspect régional) .
Au lieu de débiter des dalles dans la montagne, puis de
les transporter, il semble plus judicieux de creuser sur
place, dans la montagne, la sépulture souhaitée. C'est aussi
renouer, artificiellement, avec la grotte naturelle des
ancêtres. Une substitution astucieuse! Ces caveaux, ces
hypogées, sont généralement de dimensions réduites -
1 mètre au minimum , parfois 2 mètres, 2,50 mètres de lar-
geur ou de hauteur, pour une profondeur moyenne de
1 mètre. Ils sont creusés dans les vallées profondes et
encaissées des plateaux calcaires. Leur accès est souvent
difficile, parfois acrobatique, ce qui garantit la préserva-
tion. Ces grottes artificielles sont très nombreuses : plu-
sieurs milliers. Cinq grandes nécropoles accumulent envi-
ron 5 000 tombes. Par exemple, à Pantalica, sur le territoire
de Sortino, à 34 kilomètres de Syracuse, les ouvertures
restent visibles, et les dures parois de calcaire sont ponc-
tuées d'innombrables carrés noirs, chaque carré représen-
tant le porche d'une tombe. Les sépultures sont souvent
violées, pillées ... réutilisées, et le matériel qu'elles peuvent
conten·ir n 'indique qu'une phase d'occupation, et non la
période de creusement.
L'hypogée type comprend trois éléments successifs: le
porche, la porte, et la salle funéraire. Le porche, béant sur
le flanc de la montagne, offre parfois une section trapé-
zoïdale, ses côtés étant inclinés vers le sommet ... Ce monu-
ment creusé imite la technique du fruit des parois utilisée
112 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

pour les monuments construits, laquelle permet d'utiliser


les linteaux plus courts pour la couverture. Logiquement,
ces hypogées sont des copies, plus tardives que les monu-
ments construits! Datés de la fin du II• millénaire pour les
plus anciens, vers 1200-1000, les plus récents descen-
draient vers 7 50 avant Jésus-Christ.
Or ces hypogées se retrouvent, identiques, au nord-est
de la péninsule tunis~nne, aux alentours immédiats du
cap Bon. Leur répartition est parfaitement représentative
d 'un courant culturel se développant à partir des plages
de débarquement. Ils sont connus localement sous le terme
d'« haouanets ~. Certains, à Kef el-Blida, sont creusés par
paires dans un énorme bloc calcaire. Leurs ouvertures sont
obliques car l'immense bloc a basculé sous l'effet d'un
séisme. Nous pourrions avoir là une précision chronolo-
gique. Car il est bien évident que les deux haouanets ont
été creusés les flancs verticaux .. .
Ce type d'hypogées, identiques de forme et de dimen-
sions, répondant à une coutume identique, dans une chro-
nologie très serrée et homogène, se retrouve aux Baléares,
notamment à Minorque, les multiples alvéoles des hypogées
crevant une falaise ouverte sur la mer. De même, en Sar-
daigne ... Mais en cette période, la navigation maritime est
habituelle, de vrais navires sont apparus.
Un processus identique, donnant une impression de
''débarquement», se retrouve plus anciennement, vers
5000-4000, lorsque des paysans forestiers du nord de l'Eu-
rope vinrent occuper le nord-est de l'Irlande, près du comté
de Larne. Vers 3000-2000, ils occupaient toutes les zones
côtières et, au millénaire suivant, toute l'Irlande du Nord-
Est. La baisse du niveau marin, les hauts-fonds du Dogger
Bank, la nature montagneuse des côtes, autant d'éléments
naturels qui durent faciliter les migrations maritimes de
ces piroguiers de la mer du Nord. Sans doute, utilisaient-
ils des pirogues de bois ou des coracles de peau sur arma-
ture, tout à fait semblables aux coracles irlandais actuels.
Ces piroguiers du Nord étaient des navigateurs pré-vikings!
LES COLPORTEURS 113

La préhistoire nous fournit souvent les racines originelles


de très vieilles traditions.

Un exemple caractéristique :
l'expansion du maïs!
L'origine de la culture du maïs, le développement de la
masse et du poids de ses épis, son extension géographique
à partir du Mexique central et sa conquête de l'ensemble
de l'espace américain, puis de la totalité du globe, sont un
magnifique exemple d'osmose appliqué à une céréale: une
circulation originale de graminée.
Les plus anciens grains de maïs sont datés de 7000 avant
Jésus-Christ environ, par le C 14. Les recherches effectuées
dan s la vallée de Tehuacan, par l'équipe du Pr Richard
Mac Neilh, du Peabody Museum, en suivent le progrès et
l'extension spatiale sans la moindre interruption. Vers 6800,
le premier maïs apparaît, cultivé par de micro-bandes
d'humains (de 4 à 8 personnes), errant sur trois types
d'habitat différents. Elles occupent des aires de station-
nement à la saison des pluies, s'installent sur de nouveaux
camps à l'automne, avant de changer encore d'emplace-
ment à la saison sèche. Trois climats différents suggèrent
trois habitats adaptés.
Sur les onze sites rencontrés, l'outillage comprend des
<< métates » (des meules) pour pilonner le grain, et une
véritable hache biface que l'on pourrait croire originaire
des techniques forestières d'Eurasie. Bel exemple de
convergence, les mêmes exigences de culture et de défri-
chement déterminant le même type d'outil agricole!
La phase suivante, dite phase B, se situe entre 6800 et
5000. Les humains se groupent en macro-bandes, plus
étoffées. Les 40 sites reconnus se distribuent toujours en
trois types d'habitat, selon le cycle saison sèche, printemps
et automne.
La phase C, de 5300 à 3000, se caractérise par une orga-
nisation sociale et économique plus complexe. Certaines
Page de droite : monuments de type "cyclopéen»
et hypogées du •continent méditerranéen »
(torre de Corse, talayot des Baléares,
nuraghe de Sardaigne, navetat,
tholos et haouanet .. .)
En page de gauche : expans10n mondiale du maïs
1 Aire d'origine, vallée de Tehuacan.
2 Avant la conquête espagnole.
3 Extension au Vieux Monde, après la conquête.
4 Aire actuelle.
D'après le Musée archéologique de Tehuacan.
118 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

bandes sont devenues semi-sédentaires, possédant un cam-


pement de saison des pluies et un campement de saison
sèche; d'autres occupent des campements annuels plus ou
moins permanents. Une hiérarchie des cultures s'organise.
D'abord, le « chile ))' une variété de piment; du maïs;
ensuite, une variété de haricot (une espèce de << frijol ))) et
de la callebasse.
Les 30 sites de cette phase marqueraient un important
décuplement de la population, depuis l'origine. Ce décu-
plement serait en tout point comparable à celui que connut
le reste du continent occidental à la même période, aux
environs des IV" et III" millénaires. Cette coïncidence démo-
graphique est remarquable. Et il semblerait qu'elle se répète
chez les paysans cultivateurs du riz et du millet dans les
grandes vallées des fleuves de Chine. Expansion démogra-
phique de semblable valeur, pour l'ensemble du monde.
Convergence et osmose se cumulent!
La phase terminale, dite D, située de 3000 à 1500 se
révèle singulièrement •• moderne». Des villages semi-per-
manents se constituent. Les habitats se diversifient, axés
plus volontiers, les uns vers l'économie de plantation, les
autres, vers l'économie de chasse ou, plus modestement,
de collecte. La céramique apparaît, concurrençant la cal-
lebasse, récipient naturel, tandis que les outils d'obsidienne
sont surtout des lames et des lamelles : les gisements pour
s'approvisionner en matière première ne sont qu'à quelques
kilomètres. A l'examen, les nucléus en forme de bombes
et la finesse des lames obtenues feraient aisément songer
à du matériel méditerranéen. A voir des planches dessinées
de ces documents, on ne conclurait jamais à une distinction
d'origine! Sur le plan démographique, les équipes de
recherches pensent que la population atteint alors quarante
fois le chiffre originel. Une démographie galopante qui
serait peut-être caractéristique du monde paléo-américain.
Ces étapes de croissance s'accompagnent d'extensions géo-
graphiques remarquables. La carte mondiale montrant le
terrain gagné par le maïs, osmose de la graminée restée
LES COLPORTEURS 119

caractéristique du Nouveau Monde, est un exemple parti-


culièrement éloquent : l'extrême expansion d'une plante.

Le << commerce )) du silex pressignien


Les trafics de matériaux ont commencé fort tôt, dès le
Xe millénaire. Dès cette période, les fosses d'extraction d'un
silex de qualité s'ouvrent dans le nord des Carpates. Dans
le bassin de la Vistule, l'aire de distribution d'un excellent
silex brun chocolat atteint plus de 250 kilomètres.
La carte des exploitations minières du silex montre que
ce trafic de matériau s'étendait à toute l'Europe, et, par
ailleurs, on connaît bien les problèmes y afférant. Il est
plus intéressant d'en dégager les caractères - sur le plan
commercial - que d'en rappeler les aires de distribution.
L'approvisionnement en grès quartzite de Wommersom
- c'est un matériau gris foncé de qualité - largement utilisé
pour la fabrication de fines armatures, aux périodes épi-
paléolithiques, se limite au Limbourg hollandais et aux
régions voisines. Le silex gris de Spiennes, extrait de mines
immenses au cœur du Ille millénaire, ne dépasse guère les
frontières actuelles du Hainaut. Plus tardives sont les ·
exploitations de la région tourangelle, autour du Grand-
Pressigny. A leur sujet, on peut, pour la première fois,
parler de commerce. Ce silex pressignien est une pâte sili-
ceuse très irrégulière, voire cristallisée, caractérisée par de
nombreux cristaux de quartz. R. Octobon le définit de la
sorte en 1956 : ce matériau, '' à surface de fracture rela-
tivement irrégulière, présente en lumière rasante une mul-
titu~e de points scintillants caractéristiques ». La couleur
dite ''jaune cire » explique le surnom que lui donnent,
depuis des décennies, les paysans du Grand-Pressigny:
« livre de beurre ». Il est vrai que la forme des nucléus,
forme régulière et oblongue, doit y être pour quelque chose ...
En effet, dressés sur la base correspondant au débitage, ils
affectent parfaitement la forme d'une motte de beurre ''à
l'ancienne». Quant à la couleur .. . d'importantes veines de
Page de droite : les grandes voies naturelles des colporteurs
et des piroguiers s'ouvrant lors du recul glaciaire
(zones pointillées) à partir de - 10000
Nucléus caractéristique du Grand-Pressigny
Les paysans tourangeaux les connaissent depuis toujours et les
désignent sous le nom de tr livre de beurre». Les broyeurs sphé-
riques de Glengariff, en Irlande occidentale, sont appelés butter
rolls, tr petits pains de beurre ,, . Curieuse rencontre? Le nucléus
du Grand-Pressigny présente trois magnifiques enlèvements de
lames. La lame figurée à gauche est une des lames du dépôt
commercial de Barrou.
D'après le Bulletin des amis du Musée préhistorique du Grand -
Pressigny.
, '

Le commerce des silex pressigniens


Exemples de "poignards » ou grands couteaux de silex pres-
signiens du Loir-et-Cher.
1 Romorantin. 2 Souesmes. 3 Prunay. 4 Mer-sur-Loire
5 et 6 Averdon 7 La Colombe.
Les grandes lames sont généralement commercialisées à l'état
brut, puis taillées et fi.nies sur les sites d'achat et d'utilisation.
Ces derniers devaient-ils payer la taxe à la valeur ajoutée?
124 L'ESSOR DE LA COMMUNI ATION

ce silex régional, loin d'être jaunes, sont d'un gris très


sombre, vi rant au noir profond. Ces silex sombres ont
commencé d 'êtr e exploités dans une ph ase chronologique
plus antéri eure au rè$ne du silex clair. Un outi llage de
moustérien s, de parfaite per fection technique, pointes et
surtout racloi r s en témoigne. L'outillage de silex pressi-
gn ien devait s'étendre sur toute la surfa ce de l' Europe
occidenta le et être l'objet d 'en quêtes et d 'études, dès 1891.
A l'époque, l'i nventaire portait sur près de 4 000 objets en
silex pressignien , r eprése ntés pour un quart par de gr an des
lames fi nes et mi nces, résultats d'un débitage affi né des
nucl éus << li vr es de beurre». Une ana lyse géographique
poussée montrait que les lieux de découver te des nucléus
étaient relativem ent proch es du gisement, al or s q ue les
lames et les poignard s façonnés à partir d'eux affecta ient
un e bien plus large di ssé mination. En parfaite logique
économique, le commerça nt a plus d'i ntér êt à vendre le
produit fi ni que la matière premi ère. Il peut y ajouter la
valeur de finition , accroi ant ainsi so n bénéfice. Cela n'avait
pas dû écha pper au négociant néolithiq ue.
L'a ire co mmerciale des objets de silex pressign ien est
voisine de leur r égion d 'élaboration . De cette aire cen t ral e
part un e branche co mmerciale vers la Bretagne, utilisant
le couloir de la Loi re, et s'épanouissant à partir de l'es-
tuaire. Le fait que la d iffusion soit plus den se au nord du
fleuve qu 'au sud s'expl iqu e, sans doute, par une différence
de den sité démographique.
Une deuxième branch e commerciale, axée au départ sur
le cours de la Loire moyenne, rem onte vers le nord -est,
atteint le Bassin parisien , pour diverger vers le nord de la
France, où les silex pressigniens r encontrent la con cur-
rence des silex de Spienn es. Une branch e plus importante,
nettement orientée vers l'est, remonte les vallées de la
Marne, de la Seine et de l'Yonne. Le Bassin parisien joue
généralement un rôle commercial de concentration de
Mantes à Melun. Pour les outils du Grand-Pressign y, il
assume un rôle inverse, un rôle de di stributeur, avec un e
diffusion qui ne fera qu e s'élargir avec le temps. Accédant
LES COLPORTEURS 125

aux plateaux bourguignons par la trouée de l'Yonne, les


produits pressigniens gagnent la vallée de la Saône, puis,
par-delà les plateaux et les chaînes jurassiennes, le couloir
suisse et alimentent les grands gisements néolithiques des
lacs suisses, le lac de Biel, le lac de Neuchâtel, surtout. Ces
villages des lacs suisses, communément appelés << cités
lacustres », datés des IV• et III• millénaires, sont des éta-
blissements juchés sur des plates-formes surplombant les
eaux du lac, et ont essentiellement pour vocation d'être
des nœuds économiques : la terre apporte ses r essources
agricoles et ses élevages, y compris le gros bétail et le porc
(plus que le mouton, méditerranéen); le lac offre ses res-
sources traditionnelles avec la pêche, laquelle se voit réha-
bilitée devant le déclin de la chasse. Le paysan -éleveur a
des intérêts opposés au chasseur, dont l'activité doit évo-
luer, voire disparaître. Le pêcheur con serve plus durable-
ment ses activités vivrières. Aussi les gros villages suisses
sont-ils déjà des centres commerciaux installés sur deux
économies. D'où des échanges normaux incitant à des tra-
fics plus lointains. D'où des appels pour se procurer les
grandes lames pressigniennes, les longs poignards
commençant à copier les formes de cuivre, le m étal étant
encore hors de prix.
La preuve du caractère commercial de ces répartitions
et de cette expansion d'objets en silex pressigniens est
apportée par l'existence de dépôts, de caches. Le colporteur
doit disposer de stoc ks, de réser ves, pour répondre aux
exigences de sa clientèle. Ces caches - souvent des fosses
circulaires d 'une profondeur allant de 50 centimètres à un
mètre - conservent , soigneusement rangées, séparées par
une couche d'argile, des lames prêtes au colportage. Une
des- plus récentes découvertes est la cache de Barrou, au
lieu dit «La Creusette », un nom curieusement évocateur,
un paléotoponyme, significatif de creux, de fossé . J'aurai
l'occasion d'y revenir .. .
En septembre 1970, un grand fragment de lame, de
25 centimètres de longueur, est recueilli dans cette petite
commune, proche du Grand-Pressigny. La prospection qui
En page de gauche: série de grandes lames de silex
provenant du dépôt de lames de La Creusette, à Barrou,
dans la région pressignienne, prélevée sur un total de 133 lames.
Bel exemple d'un dépôt destiné à un véritable commerce.
Longueur moyenne d'une lame : 30 centimètres.
D'après le Bulletin des amis du Musée préhistorique du Grand-
Pressigny.
Esquisse du commerce pressignien
III' millénaire et début du Il'
1 Région du Grand-Pressigny.
2 à 6 Centres commerciaux secondaires distribuant des silex
originaux.
2 Exploitations minières de Grime's Graves, dans le Norfolk.
3 Exploitations de silex gris, de Spiennes, dans le Hainaut.
4 Silex rubané à veines rouges de Girolles, dans le Loiret.
5 Silex du Bergeracois, de couleurs diverses, parfois silex jaune
imitant la couleur du cuivre, et recherché pour cette raison.
6 Silex de la région de Vassiaux, dans le Vercors. Silex gris,
dont /'exploitation et la taille rappellent étrangement les tech-
niques pressigniennes. Les ateliers sont parsemés de « livres de
beurre,, caractéristiques, mais de couleur grise! L'atelier fouillé
a livré 2 500 lames, de 25 à 30 centimètres de longueur, alors que
les lames pressigniennes de la cachette de Barrou dépassent
30 centimètres.
D'après des documents des Amis du Musée préhistorique du
Grand-Pressigny (notamment, ceux du Dr Jean Cauvin).
LES COLPORTEU RS 129

s'ensuit permet de retrouver d'autres fragments de lames.


Un moulage sur place est décidé, moulant les lames appa-
rentes et les objets sous-jacents. En novembre 1971, au
Musée du Grand-Pressigny, on procède à une étude sys-
tématique et ordonnée des lames constituant le dépôt.
L'opération est même filmée! L' inventaire complet est éta-
bli avec rigueur et recense 133 lames et fragment . Les
lames brisées sont recollées. Quelques éléments situés en
superficie ont été brisés ou charriés par le soc, lors de la
découverte. Ces lames recueillies sont remarquablement
homogènes, d'une longueur moyenne de 30 centimètres,
très peu d 'entre elles dépassant la norme, très peu lui étant
inférieures. L'analyse technique montre que certaines lames
sont su sceptibles d'une finition pouva nt les transformer en
poignards; d'autres sont aptes à des usages plus couran ts:
lames, couteaux, grattoirs divers, pointes et poinçons. La
cache de Barrou livre un matériau préparé en fonction des
besoins précis de la future clientèle. On se représente aisé-
ment le colporteur arrimant le stock, ou une partie seu-
lement, sur quelque âne ou mulet, et prenant la route. Le
poids de la cargaison rend caduque l'hypothèse d 'un trafic
à dos d 'homme!
Les lames se présentaient en paquets, comme une
immense et solide brassée, maintenue certainem ent par
des liens. Des prélèvements ont été effectués à fin d 'analyse;
on y découvrit la trace de litière de foin ou de sac de peau
ayant pu êtr e utilisés pour la protection du dépôt.
La cache de Barrou est une découverte d'autant plus
importante qu 'elle témoigne d'une profonde préoccupation
commerciale. Elle est en quelque sorte le maga in de
l'époque, le co mptoir, peut-être, d ' un e très vaste organi-
sation de négoce. Elle constitue une belle application de
la préhistoire résonante et sélective.
L'abondance des<< livres de beurre» dans la région pres-
signienne est moins éloquente. Il en serait de même pour
d'autres exemples d'ateliers, où la présence de débris et de
déchets de taille conduit à envisager un colportage, sans
apporter de preuve formelle. Les grès stampiens de la forêt
130 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

de Fontainebleau et ses abords recèlent de très importants


ateliers où se taillaient les blocs de grès qui produisaient
un outillage d'imposantes dimensions - grands rabots, gros
et longs outils de forme prismatique, larges racloirs ... Les
déchets sont innombrables. L'hypothèse d'une demande
agricole, un moment envisagée pour justifier la présence
de ces outils massifs est abandonnée : les riches plaines
voisines de la Beauce et du Valois, pourtant prospectées
avec soin depuis plus d'un siècle, ne livrent pas de ces
outils de grès. Ils ne furent pas, non plus, l'objet de troc,
entre les populations agricoles et les forestiers artisans de
cet outillage. Il n 'y a pas de sites extérieurs aux ateliers,
où auraient été utilisés ces outils de grès. De plus, 90 p. 100
des outils brisés se trouvent dans les ateliers mêmes.
Conclusion : ces outils, fabriqués sur place, étaient employés
sur place. Très vraisemblablement, ils étaient affectés au
travail du bois (charpentes, ossatures, débitage des épieux
pour outils agricoles, bâtons à fouir , manches d'araire),
au travail du « feuillardier », indispen sable à la confection
de récipients en écorce ou en bois, et , surtout, travail des
peaux, à partir du tanin des écorces de chêne. Les nom-
breux et riches ateliers de la forêt de Montmorency et des
marges méridionales de la forêt de Fontainebleau, dans la
région de la Vignette, n'ont pas travaillé pour l'extérieur.
Ils ont fonctionné pour l'artisanat local.
Il en va de même pour les ateliers des flancs du mont
Ventoux, vers Murs et Malaucène. L'outil de débitage est
très particulier; c'est le maillet de quartzite, avec une
rainure pour l'emmanchement. Les blocs de silex corres-
pondent à des fabrications locales, sur un rayon de quelques
kilomètres. Là, non plus, commerce ni colportage ne sont
attestés, et la diffusion des maillets à rainure, autour du
Ventoux, dans la vallée voisine du Largue, révèle surtout
l'existence d'une corporation d'artisans familiers de ce type
de maillet. Une circulation d'hommes, peut-être, et non
une circulation d'objets ni un commerce.
Plus significatifs seraient les ateliers de haches que nous
présente le Pr J.G.D. Clark, de Cambridge, ceux de l'île de
LES COLPORTEURS 131

Bômlo, au large de la côte sud-ouest de la Norvège. Paral-


lèlement à une fabrication locale, une masse importante
de matériaux étaient taillés, travaillés sur le continent. La
carrière et l'atelier de fabrication étaient séparés par la
mer. La matière première, extraite d'un îlot rocheux, Hes-
priholmen, était transportée par bateaux dans les ateliers
de Bômlo. D'autres bateaux prenaient le relais pour assurer
le colportage des produits manufacturés sur le continent.
Clark constate, avec intérêt, que le fjord du négoce pré-
historique correspond au petit port qui dessert le trafic des
marchandises actuelles. Pour lui, la mer, loin de dresser
un obstacle au commerce préhistorique, sert de trait d'union
entre la carrière, l'atelier de manufacture et l'aire commer-
ciale. L'analyse des "détroits», celui de Gibraltar ou celui
de Messine, nous avait conduit à semblable remarque éco-
logique. La mer unit plus qu'elle ne sépare.

Pluralité commerciale
Le trafic des outils en ardoise verte d'Olonetz en Fin-
lande, dont Clark emprunte l'exemple aux travaux de Luho,
retiendra notre attention. La matière utilisée est l'ardoise
verte, dont le gisement d 'origine se situe aux environs de
Suoju, près de Petrosavodsk, en Carélie soviétique. Les
ateliers sont en place, abandonnant force éclats et rebuts
de taille. Les objets finis , grosses lames épaisses, de section
volontiers quadrangulaire, aux faces polies plus ou moins
complètement - outils spécifiques des activités forestières
hyperboréennes - se retrouvent isolés, en Carélie et dans
l'immense Finlande, jusqu'au-delà du cercle polaire arc-
tique, au nord du golfe de Finlande. Une seconde zone de
découvertes, toujours isolées, se situe au sud du golfe, en
Estonie, entre le lac de Tchoud, à l'est, et le golfe de Riga,
à l'ouest. Quelques rares découvertes se situent encore sur
la petite île de Sarema, qui ferme le golfe de Riga. Ce
dernier, comme le golfe .de Finlande ou le lac Ladoga, est
très peu profond : quelque 5 mètres... Les rivages, au
132 L' ESSOR DE LA COMM UNICATION

III• millénaire, lors de la diffusion de l'outillage d'ardoise


verte, étaient sans doute assez différents des profils actuels.
Les terres étaient plus étendues. Submergées maintenant,
elles doivent dissimuler sous les eaux nombre d'autres sites
archéologiques. Ce qui augmente l'aire de dispersion de
ces outils. Le fait que l'on ne trouve aucun d'entre eux
dans la région sud du lac Onega, où des blocs erratiques,
transportés vers le sud, contiennent cependant des filons
d'ardoise verte, marquerait, selon Clark, l'importance d'une
exportation d'objets fini s, provenant des ateliers de débitage
de Petrosavodsk. Mais les modalités de ces transactions ne
nous sont pas connues. Ces chasseurs-pêcheurs du Grand
Nord allaient-ils s'approvisionner sur place, parcourant de
600 à 700 kilomètres, aussi bien vers le nord que vers le
sud? Les outils d'ardoise verte étaient-ils échangés de chas-
seur à chasseur, selon un troc occasionnel, selon une dif-
fusion très ponctuelle, les découvertes étant des trouvailles
isolées ? Peut-on véritablement parler de commerce? Ou
sommes-nous devant une osmose d'outillage caractéris-
tique? Seules des découvertes, comme la cache de Barrou,
permettent de répondre avec certitude.
La répartition des haches taillées ou polies en silex,
symboliques des premières civilisations forestières en
Europe occidentale, est trop riche, les matériaux utilisés
sont trop variés, pour permettre d'aborder valablement les
probabilités d'une circulation commerciale. Quelques trocs
très circonscrits de matériaux locaux peuvent être signalés
plus que de solides opérations commerciales. Ainsi, le beau
et bon silex de Girolles, un silex veiné de rouge dans une
masse blonde, essaime quelques haches taillées - plus rare-
ment polies - entre la cuvette montargeoise et le triple
confluent de la Seine, de l'Yonne et du Loing, par l'artère
maîtresse de la vallée du Loing, dont je signalais (1932)
l'importance communicative dès le magdalénien. Depuis,
l'axe géographique ne fait qu'augmenter d'importance. Les
routes, le canal, la voie ferrée, la nationale 7, l'autoroute
du Soleil suivent la direction qu'empruntèrent les chas-
LES COLPORTEU RS 133

seurs magdaléniens, les petits colporteurs du silex rubané


de Girolles.
Le Gard nous offre l'exemple de Salinelles, avec des sites
naturels de silex en plaquettes, de qualité médiocre, certes,
mais intéressants pour une région dépourvue de bon silex.
Un troc local en résulte, à l'actif des pasteurs gardant leurs
troupeaux sur les plateaux calcaires. Plus à l'ouest, en
Bergeracois, de gros gisements naturels donnent naissance
à d'énormes ateliers d'outils de défrichement pour essarter
les forêts de la région. Ce silex d'un jaune brillant, magni-
fique, sera exploité à des périodes très tardives : les haches
de silex du Bergeracois n'ont-elles pas la couleur métallique
des premières haches de cuivre? Ce commerce local trahit-
il déjà une première esquisse de tromperie sur la mar-
chandise?
En Bourgogne, l'existence de silex de qualité, de couleur
blonde, débouchera sur la création de quelques ateliers
spécialisés en pointes de flèche , qui connaîtront une cer-
taine diffusion. Plus à l'est, le silex rubané, lui aussi, de
Galicie orientale, au sud de Kielce, en Pologne, alimente
une industrie des régions comprises entre la Vistule et
l'Elbe, où s'échangent des haches à sommet épais, des lames
de faucille, des couteaux et des grattoirs.
Lors de la première phase de la paysannerie néolithique
chaque exploitation minière possède une aire plus ou moins
étendue, qu'elle approvisionne. Mais, dans la deuxième
phase, lorsque les premiers paysans, forestiers et défri-
cheurs entrent en contact avec les éleveurs-paysans · des
contrées méridionales et proche-orientales, le monde voit
se développer une mode, une recherche plus diversifiée des
matériaux à transformer. C'est la vogue des roches
compactes et grenues, souvent dites les << roches dures»,
particulièrement aisées à boucharder, à piqueter soigneu-
sement, à polir, surtout. Cette recherche de matériaux nou-
veaux se révèle synchrone de l'expansion de populations
agricoles.
134 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

Une mode nouvelle : les roches dures!


Masses paysannes accrues, besoins nouveaux en matière
première et en matériaux pour la fabrication de la hache
paysanne, de la hache soc d'araire, qui poursuit l'action
de la puissante hache du forestier et du défricheur, diver-
sification de l'économie, mode peut-être ... autant de raisons
qui expliquent la plus grande utilisation du matériau nou-
veau qu'est l'ensemble des roches dures. Les populations
s'implantant par la grande voie danubienne, celles qui,
migrant à partir de la Méditerranée, vont se mêler aux
autochtones forestiers développent cet outillage inédit.
Longtemps, les préhistoriens, au siècle dernier et même
dans la première moitié du :xxe siècle, ont pensé que ces
matériaux, souvent de la famille minéralogique des jades
(néphrite, jadéite, chloromélanite, saussurite, etc.), avaient
été utilisés dans la fabrication et le polissage des grandes
et merveilleuses haches des vastes sépultures dolméniques,
du Morbihan par exemple, comme pour la confection des
très nombreuses haches recueillies dans les palafittes suisses.
En 1872, la question d'origine des néphritoïdes est posée
au Congrès international de Bruxelles. Ces minéraux étaient
connus dans de nombreux sites d'Asie, du Proche-Orient
et d'Extrême-Orient, où ils se trouvaient parfois en abon-
dantes quantités. L'Indochine était. à la mode, en pleine et
heureuse prospection coloniale. Etaient également très
prisés et en pleine exploration les sites archéologiques du
Proche-Orient. La vogue exclusive de l'origine orientale de
toute chose, de la civilisation elle-même, ne pouvait faire
de doute. De l'Orient venait toute lumière, et le Croissant
fertile commençait sa poussée. Les haches polies des lacs
suisses, en néphrite ou en jadéite, furent considérées comme
<< apportées d'Orient par les premiers colons ayant succédé
aux peuplades de la pierre taillée», affirmait Desor, en
1872.
Le Pr A.B. Meyer, directeur du Musée de Dresde, de 1882
LES COLPO RTEURS 135

à 1891 , montra alors que les néphritoïdes se rencontraient


dan s des gisements à fleur de sol dans les massifs alpins.
La cause était dès lors entendue, mais le mythe oriental
fera lon$temps sentir son influence.
L'éqmpe scientifique animée par le Pr Pierre-Roland Giot,
de l'université de Rennes, mit en route, vers les années 1950,
avec le concours de J. Cogné, puis de C.T. Le Roux, une
ample et fructueuse série de recherches, qui firent avancer
cette question de manière décisive.
Le développement de la technique du polissage, << sno-
bisme >> avant la lettre plus que progrès, implique de
rechercher des roches se prêtant à un 11 beau poli » -
puisque c'est une mode - et des matériaux de bonne
texture et largement dimensionnés pour l'obtention de
haches d 'apparat, de grande taille. Les occupants de l'Ar-
morique, quant à eux, trouvèrent des roches de substi-
tution au silex, rare chez eux, propres à de nouvelles
utilisations. Après que le matériau eut été analysé, on
constata qu 'e nviron 5 p. 100 seulement des haches polies
armoricaines étaient en silex importé et 5 p. 100 encore
en « roches vertes », appartenant à la série des jadéites,
des ch loromélanites et des éclogites. Ces dernières pro-
viendraient de gisements de Loire-Atlantique, à Beuvron,
au nord-ouest de Nantes. Les autres roches pourraient
avoir leur origine dans l'île de Groix, dans le Morbihan.
A moins de 6 kilomètres de l'embouchure du Blavet, face
au site futur de Lorient, l'île de Groix était, aux III< et
nemillénaires, vraisemblablement plus proche encore ...
Les belles haches aplaties du Mané-er-Hroëck (la plus
belle en jadéite reposant sur un anneau-disque de même
matière) dépassaient la centaine. Elles étaient faites en
jadéite et en fibrolithe, pierres dont plusieurs gisements
sont connus dans le Nord-Finistère. De nombreux
exemples attestent l'origine locale de la très grosse majo-
rité des haches bretonnes. Dès le début de ces passion-
nantes recherches, il apparut qu'une part très large,
dominante même, des haches armoricaines provenait d'une
variété pétrographique déterminée, baptisée, pour la
136 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

commodité, 11 groupe A », qui ne pouvait être issue que


d'un seul gisement. Le décompte actuel devait montrer
que ce groupe A avait fourni le matériau d'à peu près
la moitié des haches polies découvertes en Bretagne.

Les ateliers de Plussulien (Côtes-du-Nord)


La découverte des ateliers de Plussulien, dans les Côtes-
du-Nord, par C.T. Le Roux en 1964, devait apporter une
brassée de faits concrets éclairant définitivement ces déli-
cats problèmes de gisement, d'atelier de fabrication et de
commerce. Des grandes coulées paléovolcaniques de cette
roche productrice ont été mises au jour dans l'extrémité
sud-orientale du bassin de Châteaulin, près de Corlay, à
la source du Goues, petit fleuve côtier se jetant dans la baie
de Saint-Brieuc.
Le secteur des ateliers - près d'un kilomètre carré étudié
- débite un énorme gisement de dolérite, précieux matériau
dont l'exploitation est parfaitement analysée par C.T. Le
Roux. Les fouilles menées de 1969 à 197 6 permirent de
reconstituer 11 les deux activités intimement liées mais bien
distinctes qui se déroulaient sur le site, l'extraction et le
débitage de la roche, d'une part, le façonnage des haches,
d'autre part. '' Grâce aux datations par le carbone 14 des
foyers découverts en stratigraphie, au sein des abondants
déchets d'exploitation, on peut suivre l'histoire des ateliers,
depuis un millénaire et demi.
L'exploitation débute vers la fin du y e millénaire, par
un système de fosses creusées à ciel ouvert, selon la
technique communément employée pour les premières
exploitations de silex. Ces fosses d'extraction de silex sont
connues à Commercy, dans la Meuse; à la Petite-Garenne,
en Charente; à Sumek, en Hongrie, avec des datations
similaires (Sumek est daté de 4520 par le C 14). L'ubi-
quité de ce type d'exploitation conforte l'hypothèse que,
devant un développement démographique (suscitant d'ail-
leurs des esprits inventifs plus nombreux) exigeant une
LES COLPORTEURS 137

plus forte consommation de matériaux, un accroissement


des formes et du nombre de l'outillage, un essor éco-
nomique industriel permettant l'expansion vivrière et
agricole indispensable, l'homme, industrieux et ingénieux
par essence, trouve partout des solutions identiques. Le
c< niveau général» atteint explique nombre de novations,
indépendantes les unes des autres. Le génie humain appa-
raît surtout dans l'adaptation aux circonstances, au milieu
naturel local. Une autre règle fondamentale - le choix
de l'exploitation la plus commode, la plus facile, puis la
mise en œuvre de techniques poussées, plus élaborées,
plus sophistiquées, et les nécessités de poursuivre l'ex-
ploitation - se marque en Armorique, comme dans toute
l'Europe, comme en Asie septentrionale, sensiblement aux
mêmes millénaires. Vers 3600, les zones favorables du
site de Plussulien sont épuisées. Alors, progressivement,
se développe une technique d'abattage nouvelle, par l'uti-
lisation de gros percuteurs de pierre maniés à deux mains
utilisant habilement les diaclases, fentes naturelles de la
roche. Les artisans des ateliers du mont Ventoux feront
de même, et certains de leurs maillets à rainure, de par
leur masse, semblent, eux aussi, exiger un maniement
complexe à deux mains. A Plussulien, des percuteurs de
taille moyenne, dotés d'un léger étranglement transversal,
sommairement aménagé, permettant leur emmanchement
à la manière des " maillets à gorge », sont recueillis et
complètent les analogies.
Les blocs dégagés de la carrière du Ventoux sont énormes.
Certains pèsent plusieurs tonnes. L'utilisation de leviers et
de rouleaux de bois est nécessaire. La technique de dépla-
cement et d'érection rappelle celle qui est utilisée pour les
grands blocs mégalithiques. Les deux faits, carrière et blocs
mégalithiques dressés, ont semblable chronologie!
Au néolithique final, vers le milieu du IIIe millénaire,
une révolution technique se produit: c< L'utilisation sys-
tématique du feu pour le débitage. De grands brasiers sont
allumés au front de taille pour aider à la rupture des
138 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

joints 1• » La même technique est utilisée en 6450, sur la


butte d'El Mekta, en Tunisie, pour débiter par dilatation
le magnifique silex gris foncé qui permettra le façonnage
des lon~ues pointes à dos rabattu du capsien d'Afrique ...
L 'ingémosité qui consiste à chauffer un bloc de silex pour
le dilater et le faire éclater en morceaux : encore un << tour
de main », une habileté technique qui purent naître au gré
des besoins, au gré, peut-être, d'un hasard et d'une chance ...
en bien des points du globe, en bien des chronologies!
A Plussulien, vers la fin du memillénaire, on assiste au
« déclin progressif des ateliers, bientôt précipité par la
concurrence croissante de l'outillage de métal 1 ». Vers 2000
avant Jésus-Christ, l'activité cesse complètement. En
revanche, la technique de fabrication des haches connaît
une remarquable continuité. Dégrossissage des blocs de
dolérite au percuteur de pierre pour l'obtention d'une
ébauche. Retouche pour arriver à une hache taillée. Bou-
chardage à l'aide d'une masselotte de pierre pour préparer
la hache à sa forme définitive. Polissage terminal, plus ou
moins poussé, parfois limité au seul tranchant. Cette ultime
opération semble s'effectuer rarement sur place, les cuvettes
de polissage sont quasi inexistantes sur le site. Il est vrai-
semblable de penser que le travail particulièrement lent
du polissage, travail << mangeur de temps », devait s 'orga-
niser sur les lieux d'utilisation ou dans des ateliers spé-
ciaux, où abondaient les grès aptes à cette opération. Dans
la vallée du Loing, entre Nemours et Souppes, existent des
ateliers spécialisés de<< polissoirs» portant d'innombrables
cuvettes pour polir les faces des haches de silex, d'innom-
brables rainures non moins caractéristiques pour aiguiser
le tranchant des haches. Les fouilles menées autour de ces
roches polissoirs n'ont jamais donné le moindre document.
L'artisan venait << travailler» et << polir » sa hache déjà tail-
lée ... Il arrivait avec elle. Il partait avec elle. Que pouvait-
il abandonner sur place?
Socialement, ces polissoirs suggèrent une propriété col-

1. Loc. cit. C.T. Le Roux.


LES COLPORTEURS 139

lective ou indivise. C.T. Le Roux poursuit l'étude de la


carrière et des ateliers en posant des questions profondé-
ment humaines ... celle du temps nécessaire pour réaliser
ces opérations échelonnées : débitage, taille, polissage. Selon
lui, les fouilles du site fournissent une appréciation tem-
porelle quasi <<expérimentale». La taille de l'ébauche exi-
gerait une heure environ; le bouchardage, selon les dimen-
sions et la qualité de finition souhaitée, de deux à quatre
heures; enfin, l'opération finale du polissage, elle aussi
fonction de l'importance de la hache et du degré de finition,
demanderait de quelques heures à un ou deux jours de
travail minutieux. La comparaison entre l'ébauche, la taille
puis le polissage d'une hache de silex est intéressante. La
hache apte au travail forestier comme au travail du défri-
cheur est taillée en quelques minutes. En revanche, elle
exige cent fois plus de temps pour son polissage. La hache
de dolérite, comme les haches dites de roches dures, néces-
site à peu près deux heures, pour parvenir au stade de la
bonne ébauche retouchée, au stade de la hache de silex
taillé. Mais son efficience est nulle. Le polissage est indis-
pensable, c'est une exigence propre au matériau, compact
et grenu.
Le silex reste vraiment le matériau par excellence de la
hache. Les roches dures ne sont que des matériaux de
substitution, incontournables dans les immenses régions
dépourvues de silex convenable.
Les problèmes de commerce, d'échange et de circulation
des haches en dolérite sont plus délicats à cerner. Leur
carte de répartition montre que les deux tiers de ces haches
ont été découvertes dans la région péninsulaire de la Bre-
tagne. Le centre industriel est aussi le centre de diffusion.
Les haches, de proche en proche, par échanges personnels,
par trocs locaux, par colportages plus ou moins individuels,
étendent leur distribution, celle-ci devenant de plus en plus
lâche et disséminée. Cette authentique osmose d'un produit
peut-elle passer pour du commerce? A l'extérieur de la
zone majeure de dissémination, les points de découverte
accusent toujours l'importance des voies fluviales, qui ne
'
...... _... ·- .. ·
., .
... .1-')
.....

1
• 1i4
• +5

Carte de répartition, pour le Loir-et-Cher,


des haches en dolérite du type A,
dont les exploitations minières se situent à Plussulien,
dans les Côtes-du-Nord
D'après J. Despriée.
LES COLPORTEURS 141

cessent d'assurer leur rôle directionnel. Si les secteurs de


la Seine moyenne, de la région entre Marne et Oise offrent
nombre de points, c'est que ces régions sont humainement
très denses. L'osmose joue pleinement.
Significative est la carte archéologique dressée par
J. Despriée pour le Loir-et-Cher (pourquoi ces limites
départementales?), à vrai dire entre la vallée du Loir moyen
et de l'Indre inférieure. L'une présente la répartition des
silex pressigniens, l'autre celle des haches en dolérite. Dans
la première, un site néolithique important, aux marges de
la Beauce agricole, Ouzouer-le-Marché, livre plus de cent
objets en silex pressigniens ! Nous sommes à près de
150 kilomètres des ateliers, en ligne droite. Les négociants
durent descendre la vallée de la Claise, remonter la Loire,
traverser l'hinterland entre Loire et Loir, après quelque
200 kilomètres de « parcours géographique et commer-
cial i>. De gros bourgs de la région livrent plusieurs dizaines
d'objets pressigniens. L'impression s'impose d'une région
inondée par les silex œuvrés jaune cire du centre touran-
geau. Les poignards, mais aussi les grandes et· belles lames
retouchées, les scies faucilles accusent la diversité de l'ou-
tillage. En revanche , la répartition des haches en dolérite
présente une quinzaine de sites, possédant quelques unités
seulement (de 2 à 4 haches), trois sites seulement connus
avec plus de 5 haches! Les vallées de la Loire et du Loir
sont les plus parcourues. L'impression est toute différente.
C'est celle d'une osmose de ce type de haches, et non pas
d'existence de comptoirs commerciaux, d'entrepôts de dis-
tribution que nous donnait la carte précédente. Ouzouer-
le-Marché, gros bourg rural de la Beauce, chef-lieu de
canton de près de 1 500 habitants, dont le toponyme est
significatif de marché de blé et de volailles, n'était-il pas,
à la fin du III" millénaire, vaste marché, comptoir des silex
pressigniens extraits et débités à plus de 150 kilomètres?
Cela représente cinq jours de voyage pour les colporteurs.
P. R. Giot et J. Cogné ont reconnu récemment un gise-
ment d'une roche caractéristique, la hornblendite, sur le
site de Pleuven, dans le Finistère, dans le petit golfe de
Circulation des instruments perforés en roche dure,
en hornblendite, originaires du site d'exploitation armoricain
de Pleuven (Finistère)
D'après P.R. Giot et ] . Cogné.
LES COLPORTEURS 143

Fouesnant. Cette roche dure, de couleur brunâtre avec des


mouchetures noires, a fourni les matériaux des haches
d'apparat, des haches bipennes et des haches-marteaux.
Leur caractéristique majeure est la perforation, souvent
remarquable, dont elles sont l'objet, réalisée par la ren-
contre de deux avant-trous coniques opposés, et ensuite
régularisés. Ces pièces exceptionnelles n 'atteignent pas la
centaine en Europe occidentale. Leur répartition montre
l'importance du rivage atlantique, jusqu 'à la Gironde, et
de la vallée de la Loire moyenne. Il ne s'agit là que
d'échanges personnels, entre voyageurs, au hasard de péré-
grinations orientées sur les axes fluviaux. La circulation
est générale au néolithique, mais le commerce n 'est scien-
tifiquement attesté que pour les produits dont on connaît
des réserves, des stocks ...

La « route de bois >> de Sweet


Itinérants, paysans échangeant leurs produits agricoles,
colporteurs portant leu r cargaison sur leur dos, à l'aide
du bandeau frontal , colporteurs accompagnant leurs bour-
ricots ou leurs mulets aux bâts lourdement chargés de
matériaux divers - haches ou poignards de silex, lingots
de sel - petits négociants de perles d'ambre ou de coquil-
lages des mers lointaines, tous ces gens suivent, pendant
des millénaires, les drailles de circulation, au-dessus des
grandes vallées. Un moment vient où ces drailles s'orga-
nisent. Du piétinement naissent le chemin ou la route. Sur
les plateaux du Bassin parisien, les traces archéologiques
ne peuvent guère être décelables ... Dans les régions dépri-
mées,. marécageuses par exemple, le passage dangereux se
précise. Pour éviter les enlisements, il doit se jalonner et
s'aménager. Un des très rares exemples de chemin, de route
ainsi organisée vient d'être reconnu en Angleterre, en bor-
dure sud du canal de Bristol. Telle est la voie 11 Sweet »,
heureusement conservée dans un milieu humide de tourbe.
L'exploitation de cette dernière en permit la découverte et
144 L ' ESSOR DE LA COMMUNICATION

l'étude par John Cales, profes eur de préhistoire euro-


péenne à Cambridge, et son épou e, Bryony Coles. La plus
ancienne voie découverte par Ray Sweet en 1970, et qui
porte son nom, est une voie de troncs d'arbre fixés par de
longs piquets inclinés, sur lesquels on construit la voie de
circulation, de lourdes planches sommairement équarries.
Les piquets sont appointés par une hache de silex, dont
on découvre un exemplaire parfaitement tranchant, dès le
début des recherches. L'étude des pollens correspondant à
la formation de la tourbe et les datations au C 14 placent
cette « route de bois >> au IV• millénaire avant l'ère chré-
tienne. Le site néolithique de Windmill-Hill, dans la plaine
de Salisbury, important village enfermé dans ses enceintes
agricoles, est daté de '3240 avant Jé us-Christ. Cette voie
de bois, longue seulement de 2 kilomètres, est un témoi-
gnage exceptionnel de notre Europe forestière et de l'im-
portance de la circulation, document concret de la commu-
nication.
II
LES GRAPHISTES
A. Les signes abstraits
Œuvre d 'art ou « graphisme symbolique J1 ?
A quand remonten t les toutes premières graph ies
humaines? Lon gtemps, on a volontier s iden tifié les mani-
festations qualifiées d'« art »avec les graph ies. C'est Marth e
Ch ollot-Varagnac qui, étu~ia nt les nombreuses œuvres
mobilières de la collection Ed. Piette du Mu sée national de
Saint-Germain-en-Laye, osa, en 1980, donner ces docu-
ments d'« ar t mobilier » ~omme étant les <<origines du
graphisme symbolique ». Ecrivant sa bible monurqentale
consacrée à l'art préhistorique, œuvre valable dans ses
grandes lignes et pour sa riche inconographie, l'abbé Henri
Breuil lui donna pour titre Quatre Cents Siècles d'art parié-
tal. C'était en 1952. Les datations récentes de la nouvelle
préhistoire, grâce aux techniques du carbone 14, suggé-
reraient volontiers de raccourcir cette fresque et de la
présenter comme «deux cents siècles» d 'art préhistorique.
En 1956, le Pr Paolo Graziosi, de l'université de Florence,
rassembla et l'art pariétal et l'art mobilier dans L'Arte
dell'antica et<i della pietra. Mais art et graphie ne sont pas
t~rmes synonymes. Dans un précédent volume, Premiers
Eveils de l'homme (p. 139 et suivantes), je me permis
d'avancer des jugements de valeur sur ces documents pré-
historiques qu'on baptisait, trop légèrement et trop rapi-
dement, d'« œuvres d'art». Le pourcentage esthétique
150 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

moyen, permettant de recourir à ce terme, était de l'ordre


de 15 p. 100, pour un total de 2 000 figures recensées. Une
enquête moderne, portant sur un nombre similaire d'œuvres
(2 637), donnait un coefficient esthétique très voisin de
13,5 p. 100. Les hommes de Cro-Magnon n'étaient pas plus
artistes que nous ne le sommes 1 Mais est-il possible de
remonter au-delà des 400 ou 200 siècles traditionnels?
Les documents des Cro-Magnon sont les documents
inscrits sur les supports pérennes des parois de nos grottes!
Les conditions de vie, les servitudes économiques, la vie
chasseresse sous des climats rigoureux, voire hostiles,
incitent les hommes à la prospection systématique des
abris et des grottes profondes. Le milieu souterrain sug-
gère des possibilités d'existence plus propices, plus confor-
tables. Cette conquête du nouveau milieu sera possible
grâce à la découverte et à l'utilisation du briquet et de
la lampe à graisse. Le nodule de pyrite, entaillé par la
lame de silex pour produire la chaude étincelle, de la
grotte de Chaleux, comme la lampe à graisse découverte
dans le remplissage archéologique de la grotte de La
Mouthe, attestés vers 20000 avant l'ère chrétienne, sont
les deux éléments majeurs qui autorisent la prospection
et l'utilisation du monde souterrain. Et, partant, l'uti-
lisation des parois de nos grottes, du sol des galeries
profondes, pour graver, peindre ou modeler des thèmes
qui auront quelque chance de subsister à travers les
millénaires. (Réflexion incidente: l'invention de l'aiguille
permettant de coudre les vêtements adaptés au froid et
à l'humidité des ~rattes appartient aux mêmes millé-
naires. Il serait difficile de dissocier ces trois facteurs
majeurs des populations magdaléniennes!)

Les « macaroni ))
Les premiers éléments graphiques connus de nos grottes
occidentales - l'accord des spécialistes est à peu près total
- seraient des tracés digités sur les parois des cavernes. Ces
LES GRAPHISTES 151

mystérieux (( macaroni » - ainsi les appelle-t-on parfois -


parsèment les parois de la grotte de La Clotilde, dans les
Cantabres, proche d'Altamira, ou les plafonds surbaissés de
la grotte de Gargas, la grotte aux mains mystérieuses. Ces
multiples et confus tracés digités sur argile furent longtemps
considérés comme les tout premiers documents graphiques
de l'homme préhistorique (vers 40000 av. J.-C.).
Jusqu'à ces dernières années, ces macaroni étaientlimités
à l'Europe occidentale, considérée par l'abbé H. Breuil
comme la patrie du grand art rupestre. Puis, en 1971 ,
R.V.S. Wright, de l'Institut australien de Canberra, signala
l'importance de Koonalda Cave, qui s'ouvre sur la plaine
de Nullarbor, près de la Grande Baie australienne. De
nombreux tracés digitaux sur argile garnissaient les parois
et le plafond d'une galerie difficile d'accès ... Cet éloigne-
ment peut témoigner d'une conservation des tracés dans
les parties profondes, ceux qui se trouvaient plus en surface
ayant pu être altérés naturellement ou vandalisés. Ces tracés
digités furent datés de 17050 par le carbone 14. Analogues
aux tracés d'Europe occidentale et d'une chronologie de
valeur semblable, ils furent en quelque sorte confirmés par
de nombreuses découvertes plus récentes, dans les grottes
du pays d'Arnhem en Australie, très riches en peintures
rupestres au graphisme très expressif. Des crayons l'ocre
avec des facettes d'usage ont été recueillis dans des couches
archéologiques datées de 19000 et 18000 avant Jésus-Christ.
L'importance et la concentration des abris peints préhis-
toriques de la terre d'Arnhem expliquent la tenue d'un
Congrès mondial d'art rupestre à Darwin, dans l'extrême
nord de l'Australie, à la fin de 1988.
Ces tracés digités multiplient leurs graphies de façon
. parfaitement anarchique. Ils semblent révéler comme une
horreur du vide, une frénésie de garnir la paroi vierge qui
s'offre aux doigts impatients. Des graphies sans idée, sans
thème directeur ... à la rigueur, abstraites!
En page de gauche : la genèse de figures animalières
Des groupements de points naissent, parfois, des esquisses natu-
ralistes, comme la grotte de Pech-Merle de Cabrerets nous en
sug!J.ère un exemple. Des entrelacs confus, des macaroni tracés
facilement sur argile jaillissent des formes figuratives. Réalisées
par hasard, ces formes, reconnues, sont parfois précisées et prennent
désormais tout leur sens. Elles deviennent véritablement des
esquisses, des figures animalières ... et parfois des chefs-d'œuvre,
selon l'imagination et l'habileté du créateur. Dans les tracés digités
de Gargas, le Pr Claude Barrière a identifié nombre de ces tracés
figuratifs. L'examen minutieux des superpositions de ces tracés,
oblitérations dont la chronologie ne peut être établie (quelques
instants, des heures ... ou des années), lui permit cependant de
noter les apparitions successives d'espèces animales ... et, pour
chacune de ces espèces, les formes les plus maladroites sont les
plus surchargées, les plus anciennes d'exécution. Alors que les
formes les plus heureuses, pour chaque espèce, sont les plus récentes
d'exécution. Comme si l'auteur commençait par des ébauches,
faisait des progrès de graphie, avant d'atteindre en.fin une réelle
plénitude esthétique. Le triomphe de l'application, des exercices,
du métier. Tout comme l'écolier du xx• siècle!
Fig. 1 Ensemble de macaroni de la grotte d'Altamira, dans
les Cantabres. (Relevé de l'abbé H. Breuil.) De cet ensemble, à
première vue confus, se détache, vers la droite, une fort bonne
figure, une tête animale, vraisemblablement une tête de biche. Ce
panneau de macaroni sur argile de la galerie de droite serait-il
contemporain de l'admirable plafond aux bosses proéminentes
portant les fougueux bisons polychromes? Deux périodes ou, mieux,
deux sensibilités et deux talents très différents? En revanche, la
dizaine d'animaux - essentiellement des taureaux - dessinés au
doigt sur l'argile de la petite grotte voisine de La Clotilde, se
présentent comme des " dessins sur argile extrêmement naïfs
d'exécution, manquant d'une perspective évoluée des cornes et des
pattes. Il arrive même que le contour ventral soit supprimé, entre
les pattes de devant et de derrière ... ,, Breuil les attribue à une
phase primitive.
Fig. 2 Riche panneau de tracés digités de Baume-Latrone
(relevé d'A. Glory). Six proboscidiens, un animal à la tête gri-
maçante, au corps ondulé, se suivent facilement. Ces tracés déno-
tent une très vivante observation.
154 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

Des « graphies animalières )) surgissent...


De ces masses de traits digités, confus, surgissent, quel-
quefois, des graphies plus explicites. Des figures anima-
lières, ce qui ne peut nous étonner de la part de populations
pour lesquelles la chasse est un grand motif d'inspiration
et le fondement même de la vie. Tels les bovidés, esquissés,
eux aussi, au tracé digité sur argile, de La Clotilde (sans
doute les graphies les plus anciennes d'Occident, pensait
Breuil) ; tels les bisons esquissés sur les parois de Gargas;
en un secteur isolé de la merveilleuse Altamira. Ces tracés
digités sont par essence achronologiques. Le doigt créateur
de la graphie, le support argileux qui s'y prête admira-
blement ne sont pas datables! Ce n'est que par comparaison
- toujours délicate et aléatoire - qu'on peut leur assigner
une chronologie! Le plafond aux serpentins et aux serpents
de Rouffignac déroule des centaines de mètres carrés de
ces tracés digités. Rien n'autorise à leur accorder une très
ancienne chronologie, comparable à celle qui est concédée
à La Clotilde ou à Gargas (vers 30000, par exemple). Ils
se placent logiquement dans la tranche chronologique qui
date les 150 mammouths et les rhinocéros de l'immense
caverne (vers 12000, vraisemblablement). Dans cette masse
inorganique de tracés digités apparaissent, noyés, des ser-
pentiformes et même des serpents à la langue bifide, cou-
rant au centre du plafond, vers l'axe de sortie. Des exemples
identiques seraient nombreux : à la Pasiega en Espagne, à
Baume-Latrone, au-dessus de Nîmes, à Pech-Merle de
Cabrerets, en Quercy. Les tracés digités ne sont pas obli-
gatoirement, comme beaucoup l'ont pensé, les graphies
préhistoriques les plus anciennes, les plus archaïques. Il
arrive qu'on puisse les dater par comparaison avec les
graphies voisines, dans un environnement étroit identique.
Des tracés digités peuvent appartenir à l'Histoire, ou même
au monde actuel. La fiain colorée d'ocre, décalquée sur la
paroi de Gargas, se Jl"etrouve sur le mur chaulé récent de
LES GRAPHISTES 155

Çatal Huyuk comme sur le mur d'une maison indienne de


Mandawa, au Rajasthan. La technique est parfaitement
anhistorique. Il y a un demi-siècle, toute main ocrée sur
la paroi d'une grotte était hâtivement baptisée (( aurigna-
cienne»!
Si le décalque de la main a pu durer, depuis 30 000 ans
jusqu'à nos jours (avec des motivations parallèles ou fort
différentes), n'aurait-il pu exister vers les plus hautes chro-
nologies?

Le problème des supports fugaces!

René Huyghe, réfléchissant sur ces problèmes originels,


se montre frappé par le fait que l'homme préhistorique
imite le tracé de l'ours sur les parois des cavernes. Aux
griffades vigoureuses et espacées de l'ours des cavernes, aux
griffades plus ténues et plus serrées de l'Ursus arctos, proche
de l'actuel, s'ajoutent les griffades humaines, les tracés
digités de l'homme préhistorique. Certains panneaux argi-
leux de Rouffignac sont significatifs. La main de l'homme
s'est posée sur le haut de la paroi verticale, les doigts
légèrement écartés, en une attitude statique, de départ eri
quelque sorte. Comme l'ont fait auparavant les ours, abais-
sant leur patte et imprimant leurs griffes, la main de
l'homme s'est aussi abaissée, balayant la paroi. Faites vous-
même le geste, contre un mur, ou dans le vide. Instinc-
tivement, la main descendant, vos doigts se rapprochent,
les traces imprimées par les quatre doigts essentiels sont
devenues parallèles. Depuis quinze mille ans, l'instinct n'a
pas . changé!
Mais l'homme n'a nul besoin d'une paroi d'argile pour
apposer sa main. Le sol d 'une grève, le limon malléable
d'une rive, le sable humide d'une berge de cours d'eau
peuvent tout aussi bien recevoir les griffades de ses doigts,
s'imprimant, fût-ce furtivement, sans volonté délibérée,
sur le limon, le sable ou la terre elle-même. L'enfant, ce
2
Empreintes de mams
Les empreintes de main, positives ou négatives, sont innom-
brables dans l'Ancien Monde comme dans le Nouveau.
Fig. 1 Mains négatives de la Cueva de Los Manos, Patagonie,
d'après A. Cardich (vers 10000).
Fig. 2 Mains positives. Id.
LES GRAPHISTES 157

merveilleux petit d'homme, observe H. Breuil, se couche


dans la neige pour y laisser les traces de son corps.
Les doigts, la main, tels sont les premiers outils natu-
_rels de la communication, par lesquels l'homme signe
sa présence, son existence. La pérennité du geste est
inouïe 1 L'artisan ou l'artiste de Rouffignac, parvenu à
bout de la difficile exploration des profondeurs souter-
raines du troisième niveau, marquait-il son exploit ou
accomplissait-il quelque rite éleusinien en peignant un
mammouth supplémentaire sur l'auréole du plafond? De
même, le visiteur du xvm• ou du XIX" siècle, fêtant une
prouesse sportive ou tout simplement son maria~e, figeait
pour la postérité le prodigieux événement en écrivant son
patronyme en grosses lettres fuligineuses, avec sa lampe
à carbure ou avec sa chandelle. Le patronyme s'inscrivait
très exactement sur le dos du mammouth, exécuté qua-
torze mille ans avant lui!
La main se crispant sur le sol, pour se retenir, pour
adoucir quelque douleur, le balayant sans le moindre motif,
imprimant ses doigts sur des supports naturels, telle est
l'origine des premières graphies humaines ... aussi vieilles
que le monde. Il n 'y a pas de différences entre la griffade
parfaitement vraisemblable de l'australopithèque, sur les
grèves du lac Turkana, celle de l'Aegyptopithecus, sur les
alluvions du Nil, celle des ramapithèques sur les sables
des tributaires du Gange, au cœur des Siwalik, et celle du
bambin de la fin du xx• siècle, jouant sur le sable de la
plage de Cabourg. Ce sont toutes traces instinctives et spon-
tanées de notre être. Ce sont toutes traces fondamentale-
ment fugaces. !-orsqu'elles se rencontrent sur la paroi argi-
leuse d'une grotte fréquentée par les magdaléniens, ces
traces, bénéficiant d'un support pérenne, peuvent parvenir
jusqu'à nous. C'est la manne providentielle de l 'archéo-
logue. Il peut les étudier, disserter, étayer, grâce à elles,
ses théories sur l'espèce humaine et sur l'apparition de
l'art... Mais ce n'est pas encore de l'art, simplement des
«<indices $raphiques » du passage de l'homme, de la
(( commumcation humaine ».
158 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

De cette très lente et très obscure genèse, l'archéologue


devrait retênir quelques idées fondamentales. D'une part,'
les documents préhistoriques qu'il tente d'étudier ne repré-
sentent qu'une très infime partie de la documentation réelle,
laquelle est fonction du support, qui doit être pérenne.
D'autre part, ils restent le fruit désordonné de l'instinct!
Les toutes premières graphies de l'homme sont des indices
abstraits. Depuis les plus lointaines origines. Les simiens
savent faire, eux aussi, des graphies semblables, mais la
grande différence est qu'ils en restent à ce stade instinctif
alors que, un jour << faste », de ce fouillis de traits et de
griffades, l'homme se saisit d'une «image», il reconnaît
une forme vivante. Très vraisemblablement, une forme
animale, une forme familière issue de son environnement
de chasseur et de collecteur.
Que le lecteur m'autorise une rapide incursion dans la
troisième partie de ce volume, «Les locuteurs». Une des
graphies les plus banales, les plus simples de ce « fouillis »
originel ne serait-elle pas la graphie d'une ligne ondulée
proche de la graphie instinctive, une ligne convexe suivie
d'une ligne concave, un plein suivi d'une dépression? Il
est aisé d'y déceler l'apparition très simple et schématique
d'une ligne cervico-dorsale, qui forme la ligne de force, le
squelette d'un animal. L'adjonction de détails va habiller
cette ligne fondamentale cervico-dorsale, la transformer
en bison, en cheval, en mammouth. Cette ligne reste l'ar-
chitecture fondamentale de la plupart des animaux. Cette
ligne convexo-concave est aussi représentative d'un relief
et d'une vallée, de leurs toponymes. L'humanité s'attache
à son terroir de parcours ou de chasse, les désigne, pour
les reconnaître. Or cette ligne nous offre de nombreux
dériv'és de la racine pré-indo-européenne CR. Cette racine
CR d'où dérivent des vocables, des toponymes comme
CRoupe, CRot, CRoc, CRo, CReux, CRêt, CRoc, CRochet,
tous termes possédant · une signification toponymique,
remontant vraisemblablement au xxemillénaire ...
CRoupe CReux

ligne cervico-d orsale.

La racme
· CR
160 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

La science des empreintes


Les griffades humaines - si intéressante que soit leur
place dans l'origine et la genèse de la graphie - ne doivent
pas faire oublier ces indices parallèles que constituent les
empreintes des pieds humains. Avant même d'être chas-
seur, l'australopithèque sut reconnaître les empreintes ani-
males, et, les suivant, atteindre la proie morte dont il
pouvait se repaître, la proie malade ou blessée qu'il pouvait
achever, la proie vivante qu'il pouvait traquer et abattre,
armé de son bâton ou de ses sphéroïdes de quartz.
Chasseur confirmé, la connaissance des empreintes, leur
reconnaissance, leur valeur << communicative », la direction
prise, l'envergure de l'animal, tous ces faits lui étaient
indispensables et familiers.
Les plus anciennes empreinte~ du monde, datées de
3500000, à Laetoli! (cf Premiers Eveils, p. 42 et suivantes),
appartiennent à trois individus de tailles différentes, entre
120 et 140 centimètres de hauteur. Ces traces d'une tren-
taine de pas sont indiscutablement humaines «car elles
n'ont pas le grand pouce divergent des singes anthropoïdes
et attestent la présence d'une voûte plantaire. Les enjam-
bées et la transmission du poids du corps sont également
humaines», précisait récemment le Pr J.A.J. Gowlett. Ces
empreintes humaines accompagnent celles du dinothe-
rium, ancêtre des proboscidiens, aux défenses recourbées
vers le sol; celle du machairodus, tigre aux longues dents
recourbées en forme de sabre; celles de rhinocéros, de
chevaux, de buffles, d'antilopes de diverses espèces. L'aus-
tralopithèque de Laetoli! savait lire ces empreintes ani-
males, il savait reconnaître les siennes, imprimées sur le
tuf volcanique, comme il savait discerner ses griffades
imprimées par ses doigts sur ce même tuf, les creux de
son corps en quête de quelque repos. Les laves et les cendres
du Sandiman, puissant volcan qui domine le site, ont scellé
ce sol riche en empreintes humaines et animales, le soli-
LES GRAPHISTES 161

difiant et transformant un support naturellement fugace


en un support pérenne. Un vrai 11 miracle géologique» qui
peut se reproduire, dans d'autres conditions, dans d'autres
chronologies, et, peut-être, avec des signes graphiques plus
lisibles 1
Ces empreintes de pied, nous les retrouverons dans toute
la préhistoire et, aussi, dans l'histoire. D'innombrables
roches portent gravées des empreintes de pied: dans cer-
tains secteurs du Bégo ou du Camonica, sur les rives du
lac Onega, en Galice espagnole, sur des roches du Glen
Canyon du Colorado. Des empreintes peintes sui_: paroi sont
fréquentes aussi. Sur les dalles de marbre d'Ephèse, des
empreintes de pieds gravées indiquaient-elles aux marins,
pendant l'escale, le chemin du lupanar?
Les nouveaux mondes n'échappent pas à l'ubiquité de
ces représentations diverses, peintes ou gravées, à ces
empreintes de pied ou de main. Les mains positives
abondent dans les grands abris peints d'Argentine. En
Patagonie orientale extra-andine, A. Cardich et C. Cardin,
dans la région du rio Pinturas (province de Santa Cruz),
ont prospecté nombre de grottes et cavernes, dont une des
plus importantes - et des plus spectaculaires - est la Cueva
de los Manos. Les mains positives, noires et rouges, .sont
innombrables. Elles correspondent à des économies de col-
lecteurs et de chasseurs, poursuivant plusieurs espèces de
camélidés sauvages, tels le guanaco et la vigogne. Des data-
tions au carbone 14 donnent 7370 et 7350 avant l'ère chré-
tienne. Dans la couche la plus ancienne de Los Toldos
(dans la même région), des pigments jaunes et rouges sont
recueillis, utilisés pour peindre des mains en négatif, avec
une datation de 10600 avant Jésus-Christ. Sur la côte nord-
.ouest de l'Australie, la grotte de Kenniff livre des repré-
sentations de mains et de pieds d'enfant qui seraient esti-
mées dans les vingt millénaires. Tout récemment, c'est en
Tasmanie, jadis rattachée à la masse australienne par un
pont terrestre, dans le secteur profond d'une grotte, sur la
rivière Maxwell, que Brewster découvrit une quinzaine de
mains négatives, peintes en rouge. Les dépôts archéolo-
162 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

giques de la cavité, pouvant donner une appréciation chro-


nologique des<< peintures», seraient datés de 20000 à 14000
avant Jésus-Christ. Il serait fallacieux de multiplier de
semblables exemples. Retenons cependant leurs enseigne-
ments: d'abord, cette pratique de poser la main enduite
d'ocre sur une paroi rocheuse - où l'empreinte se conserve
- est courante, sur l'ensemble du monde, en Europe comme
en Amérique ou en Australie. Les raisons peuvent en être
différentes: rites de souvenir, de passage, de présence, de
communication avec ceux qui, à leur tour, verront ces
mains. Elles assurent un contact avec les vivants ou avec
les défunts. Mais elles sont toujours présentes. Ce fait mon-
dial nous apporte un second enseignement : cette habitude
semble apparaître vers les mêmes chronologies, entre les
xx·· et xcmillénaires. Sans doute parfois avant. Depuis, ces
coutumes se sont maintenues. Leur survivance archéolo-
gique correspond à la vogue mondiale des supports pérennes,
l'entrée et l'exploration des grottes, liées certainement à
la possibilité d'éclairage à la lampe à graisse. Et aussi à
l'usage des terres colorées, des ocres.
Dans l'état actuel des découvertes, les premiers morceaux
d'ocre et les premiers fragments de bioxyde de manganèse,
apportant les pigments noirs, fragments appointés en
« crayons "• proviendraient des fouilles de Fr. Bordes, dans
la grotte du Pech de l'Aze (Dordogne) (vers 50000 av.
J .-C.].

La création du rythme
Si l'empreinte du doigt, de la main, du pied, reste trace
naturelle, le premier outil, si simple soit-il, provoque par
quelque choc une trace « artificielle », << humaine »... Ces
premiers chocs, créateurs de traces, de graphies, sont aussi
créateurs de rythmes. Il est impossible d'évoquer ces traces
en les dissociant des chocs et des bruits qu'elles repré-
sentent.
Parmi les documents fugaces qu'auraient ·p u laisser ces
LES GRAPHISTES 163

premiers hommes et qui jamais ne nous parvinrent, la .


cadence rythmée du percuteur sur le bloc de quartz ou le I
rognon de silex est à jamais perdue. Mais elle a dû exister.
La fabrication d'un sphéroïde s'accompagnait, de toute évi-
dence, d'un rythme de percussion : un, deux... un, deux,
trois ..., un, deux ... , un, deux, trois, par exemple ... Chaque
artisan crée un rythme, travaille à une cadence qui lui
sont propres, comme le cantonnier du siècle dernier, sur
la route de Louviers. L'initié pouvait reconnaître l'artisan
à son rythme personnel. Cela dura des millions d'années,
jusqu'au moment où l'homme dissocia le rythme du travail
de la taille de l'outil, et commença de le reproduire pour
son plaisir l
Dans certaines grottes fréquentées par les Cro-Magnon,
des archéologues présentent des lithophones, des piliers
stalagmitiques, qui résonnent aux chocs qu'on leur assène,
émettant ainsi de véritables << gammes » sonores. Il est dif-
ficile d'authentifier l'utilisation de ces orgues naturelles.
Elles restent cependant dans le domaine du possible.
Les collections du Musée national de Budapest, parmi
les documents provenant du site de Tata, gisement mous-
térien daté de 110000 à 7000Q, offrent deux phalang.es
animales - l'une, la plus réduite, portant une perforation
circulaire à un bout, l'autre, deux perforations circulaires,
une à chaque extrémité - que l'on peut valablement consi-
dérer comme des sifflets.
En Cyrénaïque s'ouvre, proche de la Méditerranée,
une grotte monumentale haute de 20 mètres et large de
60. Profonde de plusieurs centaines de mètres, elle est
presque entièrement comblée par des dépôts archéolo-
giques et des sédiments. Charles McBurney y reconnut,
au début des années 1950, une stratigraphie exceptionnelle
de 13 mètres de puissance. Dans les niveaux profonds,
estimés des environs de 45000, il recueillit une phalange
perforée, transformée en sifflet. Cette phalange fut , un
temps, considérée comme le plus vieil instrument de
musique, /< mais aussi, peut-être, comme un appeau utilisé
En page de gauche : la musique, art de communication
Répartition des flûtes en os, les seules non périssables (de 25000
à 8000). Cette répartition se révèle aussi étendue que celle des
graphistes.
D'après G. Fages et C. Mourer-Chauviré, et complétée.
166 L' ESSOR DE LA COMMUNICATION

pour imiter le cri de certains oiseaux ou animaux, les


attirer dans un piège ».
Les sifflets de Tata sont plus anciens, semble-t-il. Et cette
simple restriction, ce<< semble-t-il »prouve encore l'inanité
des problèmes originels. Pourtant, la question mériterait
d'être posée pour les tenants de la << vieille préhistoire».
Un site au cœur de la Hongrie, un site au seuil ~éogra­
phique de l'Afrique. Une concurrence de pays, voire une
concurrence de continents? Je gage que, dans un demi-
siècle, d'autres sites, d'autres chronologies et peut-être
d'autres continents proposeront, eux aussi, les sifflets les
plus anciens du monde 1 Comme il sera tentant de tracer
de magnifiques flèches directives pour un document inté-
ressant, certes, mais parfaitement anhistorique !
Lors de ses premières fouilles dans le site éponyme de
La Madeleine, Denis Peyrony découvrit une phalange de
renne, elle aussi portant une perforation, et il la considéra
avec raison comme un sifflet. Les exemples de ce genre
seraient nombreux. Plus significatives, les flûtes, du type
(( flûte à bec », sont connues à peu près aux mêmes millé-
naires. Les sites de Molodova, proches de Tchernovtsy, sur
la rive droite du Dniestr, en Ukraine, s'étagent du mous-
térien terminal aux industries finales à lames du paléoli-
thique supérieur. Une flûte taillée dans un bois de renne
y fut découverte, longue de 21 centimètres. <<A une extré-
mité, il y avait quatre trous de jeu alignés; à l'autre bout,
il y en avait deux. On en jouait comme de la flûte moderne;
en soufflant dans l'embouchure et en posant ses doigts sur
les trous, le joueur modifiait la longueur et les vibrations
de la colonne d'air dans l'instrument afin d'obtenir des
sons différents. » Un deuxième exemplaire, plus petit, pro-
venant d'une couche archéologique plus récente, taillé lui
aussi dans un bois de renne, comprend sept trous de jeu
sur une face; deux trous aux extrémités sur l'autre face.
La complexité de la flûte reflète la complexité et la richesse
chromatique des sons que l'artiste pouvait obtenir ... Une
flûte magdalénienne, du gisement de la Petite-Garenne,
près d'Argenton-sur-Creuse, recueillie par le Dr J. Allain,
LES GRAPHISTES 167

porte, gravée, une admirable frise de têtes de jeunes bou-


quetins, les oreilles dressées semblant écouter la mélodie ...
N'est-ce pas le thème des «enfants chanteurs» de Luca
Della Robia, à Florence?
Bien datée, de 10700, par le carbone 14, la corne d'appel
découverte dans le magdalénien terminal (fouilles
L.-R. Nougier-Romain Robert) est un andouiller de renne,
de 15 centimètres de longueur, possédant deux trous cir-
culaires. L'un traverse toute la corne; l'autre, creusé à trois
centimètres au-dessus du premier, n'atteint que la partie
spongieuse interne du bois de renne et communique avec
la première perforation par l'intérieur. Soufflant dans la
seconde perforation, on obtient un son rauque plus ou
moins puissant. A l'opposé de ces perforations à fonction
sonore, deux stries marquent l'attache de la corne et son
port en bandoulière. Même exceptionnels, ces documents
attestent l'existence de flûtes, de sifflets, de cornes d'appel
chez l'homme de Cro-Magnon, aux environs du XV• mil-
lénaire. Ils sont la preuve formelle de moyens de commu-
nication sonores. Des découvertes nouvelles pourront recu-
ler cette acquisition ... Mais on ne peut négliger le fait que
les mêmes instruments sonores ont dû être réalisés dans
des matériaux périssables, en bois, en roseau, ou même en
matériaux bruts dont l'utilisation ne peut laisser de traces:
une vaste coquille marine, une conque, par exemple. La
pérennité de la forme et les substitutions de matériaux
jouent leur rôle, comme dans la majeure partie des formes
préhistoriques porteuses d'innovations. Un perçoir de silex,
moustérien, aura la même forme au paléolithique supé-
rieur, au néolithique. Parfois en os, il deviendra un perçoir
de cuivre ou de bronze, pour se transformer en perçoir de
fer · ou d'acier. De nos jours, les jeunes enfants élevés à la
campa~ne fabriquent volontiers flûtes et sifflets dans de
fines tiges de saule, pratiquant de savantes incisions, en
décollant l'écorce et en la frappant avec un autre bâtonnet.
Dans les collines forestières des Chiapas guatémaltèques,
les Indiens se fabriquent des flûtes, à quatre trous, par
exemple, en terre cuite! Exemple caractéristique d'une
168 L'ESSOR DE LA COMM UNICATION

substitution de matériau! L'idée maîtresse, qui veut que


l'on obtienne des sons à l'aide d'un tube en os, en bois,
en terre cuite ou en métal, perforé de trous en nombre
variable, est une idée ubiquiste, qui ne peut se dater. Qui
ne peut avoir de 11 berceau originel »! A un certain stade
de la communication - sans doute quelques dizaines de
millénaires - une gamme riche d'instruments sonores se
crée pour de multiples usages: la chasse, l'appel, la danse ...
ou simplement pour écouter et goûter une certaine har-
monie (pourquoi pas!).
D'autres techniques sonores de communication restent
difficiles à dater. L'existence de racloirs aptes à dépecer les
peaux, dès 80000, par exemple, l'utilisation de peaux pour
faire des récipients, grâce à l'usage de l'aiguille, rendent
plausible la création d'instruments de peau tendue, frappée
en rythme et en cadence ... des tambours d'appel ou de
rassemblement.
Cette gamme extrêmement variée de bruits physiques
double naturellement les bruits vocaux, qui, eux aussi,
possèdent un registre étendu. L'origine profonde est bien
le moment où l'homme a l'idée d'entrechoquer deux maté-
riaux pour obtenir un outil. 11 Dès le départ, les techniques
de fabrication se placent dans une ambiance rythmique, à
la fois musculaire, auditive et visuelle, née de la répétition
de gestes de choc», notait le Pr André Leroi-Gourhan dans
un ouvrage fondamental, La Mémoire et les rythmes
(page 135).
Portant plus loin la réflexion, on aborde un autre
domaine, celui des os présentant les premières gravures,
linéaires, les premières incisions. Ces signes gravés sont,
eux aussi, des techniques de communication.
1

Une incision... et tout commence!


Le silex, fût-il un grossier éclat brut, incise aisément
un fragment osseux. Dépouiller une proie, détacher la chair
et la peau de leur support osseux, grâce à la pointe ou au
LES GRAPHISTES 169

racloir qu'inventèrent les hommes de Neandertal, vers


80000, 60000, provoque de multiples incisions, qui restent
incrustées sur l'os. Ces incisions techniques suscitèrent
l'intérêt de l'homme, comme les traces et les empreintes
des animaux facilitaient la chasse ou la prospection pre-
mière du gibier. En un moment <<faste», le Neandertal
crée volontairement ces marques. Ce sont des traces arti-
ficielles, humaines, qui viennent se substituer ou s'ajouter
aux traces naturelles de dépouillement et de préparation
du gibier. Ce sont les mêmes signes, mais la différence est
considérable. C'est le passage du naturel, de l'involontaire
au sig!le voulu, possédant une signification graphique affir-
mée. Etablir la distinction est difficile et ... délicat!
Des os gravés par l'homme de Neandertal, provenant du
gisement moustérien de la Quina, en Charente, et recueillis
par le Dr Henri Martin, ont parfois été présentés comme
les premiers os gravés (sous-entendu << volontairement»).
En réalité, ce ne sont que des traits de dépouillement
comme on en trouverait des milliers, et dans des horizons
beaucoup plus anciens. Un examen attentif recourant à une
technologie moderne - éventuellement un microscope à
balayage électronique - met au jour ces incisions tech-
niques dans les débris osseux les plus anciens, ceux .de
l'australopithèque ou de l'Homo erectus 1
Pratiquement, c'est vers 30000 avant Jésus-Christ qu'ap-
paraissent des traits gravés sur os avec une évidente volonté.
La différence technique entre les traits de dépouillement
et les traits volontaires éclate aux yeux avertis. Les seconds
sont volontiers réguliers, lorsqu'ils sont en nombre, mais,
surtout, ils sont profondément incisés, entaillant avec force
la paroi osseuse. Un os gravé parmi les plus significatifs,
parmi des milliers, est le bois de renne gravé de petits
traits réguliers, d'un niveau aurignacien, début du paléo-
lithique supérieur, trouvé dans la grotte ariégeoise du Por-
tel. Sur chaque arête, on peut décompter une vingtaine de
traits volontaires, qui peuvent, en outre, servir de critères
pour reconnaître des traits isolés.
Quelle serait la signification d'un de ces traits gravés,
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En page de gauche : la genèse des hachures
Les traits parallèles, ordonnés, ont certainement pour origine,
dès l'homme de Neandertal, les traits désordonnés résultant du
dépouillement des ossements de gibier. Certains adoptent un
rythme, une répétition devenant systématique.
Fig. 1 et 2 Grande sagaie, avec biseau portant à sa base des
traits parallèles dont la fonction utilitaire est évidente : ce sont
des traits antidérapants pour faciliter la .fixation à une hampe
en biseau. Un mastic végétal accroche la sagaie et sa hampe,
comme les stries des pneus, des chenilles des chars d'assaut
s'agrippent au sol! La figure suivante porte 18 hachures parallèles
au rôle de "décor » vraisemblable! (origine : grotte de Maszycka,
près de Cracovie, datée 18000-17000) .
Fig. 3 Lissoir du même site portant 12 stries très fines sur
un bord et 8 chevrons sur l'autre.
Fig. 4 Galet peint en rouge du Sanctuaire de la Madone, en
Calabre. Une face présente JO hachures, l'autre, 12 motifs rec-
tangulaires hachurés.
Fig. 5 Même site. Double jeu de 6 et de 4 hachures.
Fig. 6 Grotte de Levanzo, au large de la Sicile. Deux groupes
de 4 hachures. ·
Fig. 7 à 11 Pétroglyphes gravés du bassin de la Lena (d'après
A. P. Okladnikov). Ces exemples montrent l'extrême diversité des
valeurs " chiffrées » des divers ensembles : 9 hachures, 7 hachures,
7 et 6 hachures sur deux rangées. Il serait aisé de les multiplier.
Ce ne sont que des repères très variables. L'unité de compte serait
sans doute à rechercher dans les gravures voisines, étroitement
associées à ces bâtonnets ou à ces bûchettes comptables. Ainsi Le
groupe de 7 et 6 hachures, fig. 9, accompagne-t-il des gravures
tr~s schématiques et très caractéristiques de l'école arctique,
représentant des navires, Longues embarcations de peaux, sans
doute, occupées par de nombreux pagayeurs. La figure 8 accom-
pagne des demi-cercles concentriques : représentation très sché-
matique de cabanes ou d'igloos? Les hachures .figureraient ici 7
et 6 navires; là, 7 igloos! La .figure 11, où les hachures sont nom-
breuses et complexes, reste énigmatique. Le signe inférieur serait-
il une représentation anthropomorphe?
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En page de gauche: la magie des hachures et des quadrillages
Que pense un néophyte devant la page d'un manuscrit médiéval,
devant les hiéroglyphes d'un papyrus ou devant une carapace de
tortue couverte d'idéogrammes? Sans doute est-ce l'impressiqn
que nous ressentons devant ces graphies occidentales des environs
du X• millénaire! Aussi convient-il de les considérer avec le même
respect. Comme des témoignages dont nous ne lisons pas (encore)
le sens.
Hachures et quadrillages garnissent cette lame osseuse, net-
tement pisciforme, du magdalénien final de la riche grotte d'El
Pendo, dans les Cantabres (collection du Musée provincial de
Santander), fig. 1, comme ces os gravés du même musée, fig. 2 et
9. D'après J. Carvallo.
Sur des plaquettes de calcaire ou de schiste, sur de petits galets,
nous retrouvons les mêmes graphies, les mêmes symboles, sans
doute les mêmes langages. Des niveaux tardifs de la grotte du
Parpallo, région de Valence (fig. 3, 4, 6, 8, JO et 12) , d'après
L. Pericot, de caractère magdalénien; de Rochedane, gisement azi-
lien (fig. 5), d'après Thévenin ; de La Madeleine (fig. 7) ou de la
Cocina (fig. 11). ·
174 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

isolé? Ce ne sont que des signes humains, sans ignification


intelligible pour nou . Des signe ponctuels? Le même
hermétisme affecte un point ou un trait de peinture, réa-
lisés au pinceau ou au tampon. Une signification suggestive
semble apparaître, lorsque le document osseux ou la paroi
portent une série de ces signes, gravures, traits ou points,
plus ou moins aligné . Ne s'agirait-il pas, en l'occurrence,
d'une numérotation , d'une idée de nombre ... Un recense-
ment d'objets ou de faits dont nous ne connais ons pas
l'unité? Les anciens auteurs ont particulièrement noté ces
successions, les baptisant<< marques de chasse» 1 Hypothèse
fort vraisemblable, mais hypothèse, cependant, parmi
beaucoup d'autres po ibles. Ce sont, en tout cas, de signes
de communication, d'information, pour l'auteur de ces
signe , pour sa mémoire personnelle, pour l'information
de ses compagnons.
Les intervalles de ces signes sont parfois irréguliers. De
petites séries sont ob ervables, avec de interruptions. Un
véritable rythme se dégage. Le Pr Alexander Marshack, de
Harvard, s'est penché avec sagacité sur ces rythmes, au
cours de dernières années. Selon lui, ces pièces ~ravées
seraient significatives d'une « scène », d'un e histoire; en
quelque sorte, ils constitueraient des documents « dra-
matico-narratifs ». Certaines de ces pièces gravée repré-
senteraient un« calendrier• à ba e lunaire! Et de décomp-
ter, par une analy e minutieuse, le nombre des coches
gravées sur des fragments osseux, tel un os d'aigle, sus-
ceptible d'un poli de nettoyage parfa it, de la grotte du
Placar d, en Charen te (magdalénien). Ces os coché rap-
pellent les bois de ta ille qu'utilisait encore, au iècle
dernier, le boulanger de nos campagne ... A chaque livrai-
son d'un pain, il taillait une coche sur une planchette de
bois, prolongeait cette coche sur la planchette ide n ti ~ue,
que conserva it le client. A la fin du mois, on fai sait lad-
dition : tant de coch es, tant de pain livrés. En ca de
contestation, on alignait les deux planchettes. Naturelle-
ment, elle devaient comporter le même nom bre de coches.
C'était, au fond, une com ptabilité matérielle «à partie
LES GRAPHISTES 175

double ». Ce rapprochement ethnologique nous ramène à


l'explication de recensement, pour ces coches alignées.
Les rythmes sont plus délicats à expliquer. Ce seraient
des décomptes locaux, interrompus par des intervalles
repères 1 Les anciens Incas utilisaient un système complexe
de numérotation par des jeux de cordelettes. Un nœud
représentait une unité, trois nœuds, trois unités. Le bois,
la cordelette ne sont que des substitutions de matériaux
pour l'os ou le galet, qui, eux, nous sont parvenus.

Les « nuages )) de points


L'idée d 'une pluralité semble s'exprimer plus volontiers
par un groupement de coches ou de points de forme glo-
bulaire, un << nuage» de points, selon la suggestive expres-
sion de Marianne Pobeda, dans un excellent travail de
l'Institut d'art préhistorique de Toulouse, paru en 1976.
Ces nuages de points sont très variés en nombre: 8 au
Castillo, dans les Cantabres, 8 dans un secteur et 25 dans
un autre; 9 dans la grotte de Pindal l'Atlantique; 17 dans
un réduit exigu de la salle finale de la grotte de Las Aguas.
On pourrait multiplier les exemples. Si le recensem.ent
englobe un grand nombre de représentations de ces nuages,
on trouve parfois un groupement de 7 points ... de 10 points.
Si l'on ne retient que ces chiffres caractéristiques en négli-
geant les autres chiffres, jugés non significatifs, il sera aisé
de mettre sur pied une magnifique théorie sur la semaine
de sept jours, sur les sept merveilles du monde, sur le
système décimal chez nos ancêtres du paléolithique. De
même, l'astrologue, en vous dévoilant l'avenir, aligne de
multiples prédictions que vous oublierez complètement si
elles ne se réalisent pas, pour vous souvenir de celle qui,
par le plus grand des hasards, se vérifie!
Les points sont, parfois, faits au doigt, enduit de peinture
noire ou rouge. La matière colorante est prise à même le
sol, à quelques décimètres. Le doigt s'enfonce profondé-
ment dans l'argile de la grotte pour laisser sa trace, un
176 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

nuage de ses empreintes comme dans la ?rotte ariégeoise


de Fontanet. Pour le doigt enfoncé dans 1 argile, un mou-
lage de la cavité produite permet de mettre en relief l'em-
preinte d'un doigt mutilé: geste qui adoucit la douleur par
l'action émolliente de l'argile et atteste scientifiquement,
par exemple, les mutilations pathologiques de Gargas.
Ces points en nuage, dont la vraisemblable signification
serait « beaucoup », un « grand nombre », sans pouvoir pré-
ciser l'objet, abondent dans le monde, selon de très larges
chronologies, détail sans doute secondaire, pour le plus
grand profit de l'universalité. Ces signes sont parfois
emprisonnés dans un cercle, comme dans la grotte de la
Pileta. Ils se retrouvent volontiers sur les petits galets ronds
du Mas-d'Azil, site éponyme de !'azilien. Ainsi que sur les
parois de Porto Badisco, en Terre d'Otrante, à l'extrémité
de la botte italienne. Ils figurent comme éléments sylla-
biques sur la tablette 641 de Pylos, dans le Péloponnèse.
Des cercles, assez irréguliers de forme, englobent soit trois,
soit quatre points. On les retrouve sur la tablette 657,
disposés en deux groupes de deux ponctuations. Ils figurent,
dans des cercles plus réguliers, sur le disque de Phaïstos.
Ce motif syllabique, toujours identique à lui-même, se
retrouve 15 fois 1 Mais ces graphies ne prouvent que des
convergences, et non des filiations complexes, que de nou-
velles découvertes bouleverseraient sans peine. Un seul
exemple: les Indiens d'Amérique du Nord, dans le secteur
des Rocheuses, emprisonnent dans un cercle aplati une
vingtaine de petits points, avec pour signification : 1< beau-
coup, monceau, foule, argent, etc. ». Les sujets diffèrent.
Seul le contexte en éclaire le sens, mais la notion plurale
est évidente.
Les traits gravés sur os comme les signes peints sur
parois se présentent, parfois, sur une double ligne régu-
lière, comme à Marsoulas, dans une galerie de la grotte
du Portel; parfois, sur une triple ligne, comme à la Pasiega,
dans le massif du Castillo; ou sur quatre ou cinq rangées,
comme à Gargas, dans la ~rotte supérieure; ou encore sur
de très longues rangées à cmq rangs, comme dans la grotte
LES GRAPHISTES 177

même du Castillo. Ces variations suggèrent des tas d'in-


terprétation, et s'attacher à étudier les chiffres de ces
ensembles peut alimenter nombre d'hypothèses, << astro-
nomiques », par exemple.
Ces points restent, pour l'essentiel, des notations abs-
traites. Mais il arrive qu'ils affectent des formes originales,
sinueuses ou serpentines (comme les tracés digités, les
macaroni précédemment évoqués). Dans la salle des Points
de Pech-Merle de Cabrerets, ces signes rouges sembleraient
esquisser une figure animalière, un bouquetin, à la vaste
corne élancée, filant vers la droite.
Est-ce par choix délibéré ou sous l'effet du hasard que
voisinent, se juxtaposent, parfois même se superposent lignes
de points et figures animalières? Deux exemples de la grotte
de Pindal sont significatifs. Sous le ventre d'une biche
rouge s'étend une rangée de 6 points, et, sous un bison
gravé, courent deux rangées de 8 et de 6 points. Dans la
classique scène du puits de Lascaux, le rhinocéros est suivi
de 6 gros points, en deux rangées de 3. L'examen attentif
montre qu'ils sont vraisemblablement d'une autre pâte
colorée que l'animal et sans lien direct avec lui. Quel sens
attribuer à de tels ensembles?
Les traits, gravés ou peints, offrent la même grammaire
de formes que les points et posent les mêmes énigmes.
Certains traits, portant une protubérance sur un côté, sont
baptisés « claviformes », au nom d'une très vague ressem-
blance avec une clef! Ils sont parfois isolés, parfois alignés
en longue file. Un claviforme rouge est peint sur le premier
bison du Salon noir de Niaux ... Certains veulent y voir
comme une représentation de massue, le bison assommé
par le claviforme, une scène initiale de tauromachie? Une
galerie de la grotte des Trois-Frères en contient toute une
série. En groupe ou isolé, le signe claviforme a-t-il la même
signification? Souvent, l'imagination la plus vive est sol-
licitée pour découvrir quelque valeur figurative à ces sig~es
parfaitement abstraits 1Ainsi, dans des groupes de tels signes
identiques, certains veulent voir l'esquisse d'un corps fémi-
En page de droite: les «nuages» de points
Points isolés, points alignés, rectilignes ou curvilignes, points
groupés par paires ... les points se rencontrent fréquemment groupés
en masses plus ou moins distinctes ou en forme de nuages, lesquels
n'ont pas de formes précises, un peu comme les champs « nébu-
leuses » défrichés par les premiers paysans néolithiques. Le nombre
des points constitutifs est très variable. On en dénombre 9 dans
un nuage de Pindal (fig. 4), sur la paroi de droite, pour en
recenser 18 dans un nuage de la grotte de Las Aguas, dans un
réduit exigu de la salle terminale (fig. 5).
En revanche, un nuage, au Castillo, à Puente Viesgo, avec une
structure relativement régulière (une sorte de pentagone), en accu-
mule 25 (fig. 3). Ces exemples, non exhaustifs, donnent idée de
la variété et de la complexité de ces nuages, complexité qui, pour
décourager toute interprétation, ne saurait toutefois diminuer l'in-
térêt. La signification est là : idée globale? notion de nombre?
valeur "plurale», par opposition aux points isolés, que l'on ren-
contre d'ailleurs rarement, et dont la prospection est délicate et
hasardeuse?
D'un recensement quantitatif important apparaît une biparti-
tion de ces groupes de points, tel à Pech-Merle de Cabrerets, vers
le panneau de La Femme aux bisons (fig. 1), comme à Pindal, le
long de la paroi de droite (fig. 6). Les deux poches contiennent
des quantités inégales de points : 13 et 8 pour Cabrerets; 33 et
40 pour Pindal. Je rappellerai que le disque célèbre de Phaïstos,
dans l'île de Crète, comporte, à de nombreux exemplaires, le motif
circulaire emprisonnant un nuage de sept points.
La " scène » du bison mourant de Niaux, dans la galerie ren-
fermant le Bison aux cupules, permet de sagaces exégèses. Le
bison, à demi dressé, dans un spasme d'agonie, occupe une cupule
rocheuse naturelle. Le dos est suggéré seulement par le rebord de
l'accident. Un point isolé semble être la blessure mortelle. Devant
l'animal, un cercle de 14 points centré sur un point isolé central.
Un plan de chasse: 14 chasseurs encerclant le bison? Le "signe»
semble se répéter deux fois, plus à droite ...
La figure 9 est plus facilement compréhensible, avec ses points
doubles: ce sont les traces d'un bouquetin, que l'on poursuit dans
la neige ou sur le sable. Les galets (fig. 10), du Mas-d'Azil et
(fig. 11) de la grotte de Montfort, en Ariège (d'après H. Bégouen),
montrent l'importance du cadre du galet pour le nombre et la
répartition des points.
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En page de gauche : les guirlandes de points
Isolés, groupés, parfois en nuage, les points peuvent avoir quelque
valeur numéri9ue. Mais les longues guirlandes ponctuées que l'on
rencontre parfois dépassent cette simple fonction, même si leur sens
nous reste encore caché. Symbolisent-elles quelque harde de gibier
ou des animaux cheminant à la queue leu leu? Figurent-elles des
Joules assemblées? Nous en sommes réduits à conjecturer.
Fig. 1 Guirlande de trois files, grotte de la Pasiega, dans le
massif du Castillo (Puente Viesgo.)
Fig. 2 Petite guirlande à Niaux, sur une paroi proche du
grand croisement de la caverne : deux éléments de 6 points.
Fig. 3 Dans le même secteur, motif semblable, avec deux élé-
ments de 7 points, cette fois.
Fig. 4 Dans la grotte supérieure de Gargas, la grotte des
Mains (salle inférieure), quatre rangées curvilignes possédant
certainement un sens plus élaboré.
Fig.5 De la Pasiega, devant la partie supérieure d'un museau
de cerf. Un rapport avec le cerf est possible mais non évident...
En dessous, une autre guirlande à 3 brins, concave et beaucoup
plus fournie, comme la.figure 1. D'après Maria Pilar Casado Lopez.
Fig. 6 Au Castillo, une guirlande très longue à 5 brins; dans
un diverticule riche en tectiformes, on trouve des dessins en forme
de toits.
Fig. 7 Au centre de Marsoulas, paroi de gauche. Certaines .
graphies, des bisons notamment, sont curieusement pastillées de
nombreux points rouges, un essai de 1r pointillisme » avant la
lettre.
Fig. 8 et 9 Dans le réduit appelé « Camarin »,grotte du Portel.
Les courbures sembleraient annoncer une forme animale, comme
une croupe!
Fig. JO A Pindal, biche rouge ponctuée sous le ventre.
Fig. 11 Graphie exceptionnelle de Pech-Merle de Cabrerets.
Je pense y voir un premier état d'une biche ou d'un cerf, une
préparation picturale pour l'animal complet et définitif. L'artisan
esquisse l'allure générale par quelques points judicieusement dis-
posés. Ultérieurement, il doublera ces points, les triplera, les
joindra pour obtenir un 1r ponctué baveux», selon l'expression
imagée de H. Breuil. En début d'année, mes étudiants toulousains
ne voyaient pas la biche. A la fin de l'année, ils la reconnaissaient
sans la moindre difficulté. Amis lecteurs, tentez l'expérience!
2

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9
En page de gauche : les associations ~ points tirets "
et graphies animales
Un thème graphique isolé ne possède guère de signification. Mais
il en va tout autrement dès lors qu'il se trouve associé à un autre
thème ou à une graphie animale. La grotte de Mamutova, dont les
dépôts majeurs sont datés de 21000, s'ouvre largement sur le flanc
d'une cuesta du plateau calcaire de Cracovie. Son matériel osseux,
exceptionnellement conservé, est représentatif des grandes civili-
sations chasseresses de mammouths, étendues de la Moravie à
l'Ukraine (avec le site de Mézine).
Fig. 1 Élément de sagaie avec une très nette rangée de
« marques » intentionnelles, à valeur numérique évidente.
Fig. 2 Cet os d'oiseau, nettement émoussé à chaque extrémité,
porte lui aussi des marques, pour leur part, à peu près dénuées
de signification.
Fig. 3 Os d'oiseau nettement émoussé aux extrémités, donc
document complet (les os d'oiseaux, très fins, se polissent par-
faitement à l'usage et leur graphie est souvent de qualité). A
droite, on compte 24 stries bien marquées, la 9' et la lÜ' étant
très rapprochées. Sur le côté opposé, 29 stries. Que de supputa-
tions hasardeuses viennent titiller notre imagination!
Fig. 4 Esquisse de bison gravé de Pindal. Sous son ventre,
deux rangées de 8 et 6 points. Ont-elles une valeur similaire à
celle des do_cuments précédents?
Fig. 5 Equidé de Pindal, encore. Trois points sous le museau,
Quatre traits sous le ventre. Une blessure très naturaliste.
Fig. 6 Jeune renne gravé portant 8 points. Est-ce décompte ou
figuration imagée du pelage?
Fig. 7 Sur ce bison de Pindal, mi-peint, mi-gravé, se retrouvent
les trois points et la blessure réaliste du bison.
Deux jàis trois points flanquent l'arrière-train du rhinocéros du
puits de Lascaux! Des exemples d'associations de points et de
graphies animalières se trouvent au Mas-d'Azil et à la Pasiega,
ain~i qu'à Pindal (fig. 9), mais avec 4 points. Sur un cheval et un
cervidé de Lascaux, mais avec 8 points ... Trois, quatre, huit points
donneraient-ils à comprendre la même chose: signeraient-ils le
nom du propriétaire-chasseur (chasseur Trois, Quatre ou Huit)?
L'homme gravé du secteur de la Lena (fig. 8) est-il multiplié par
six? En revanche, les menus points de la girafe de Tin Kani (fig. 10)
[d'après photo de H.-J. Hugot] ont valeur de traitement « pointil-
liste», comme à Marsoulas et dans nos galeries d'art du x1x• siècle.
3
En page de gauche : féminités et décor en "grecque»
Les silhouettes gravées .finement sur schiste de Gonnersdorf,
pro.fil féminin sans tête mais avec bras et poitrine (fig. 2) (d'après
G. Bosinski], expliquent les silhouettes plus schématiques à droite
et _les signes colorés des parois de grottes (fig. 1).
Fig. 3 Même forme en ronde-bosse d'ivoire, hauteur 9 cen-
timètres avec décor «en grecque». (D'après Golomshtok.) Vers
10000 avant l'ère chrétienne.
Fig. 4 Décor de grecque quadrillée, du porche de Rouffignac.
Fouilles Cl. Barrière (seconde tranche chronologique) .
Fig. 5 Bracelet en ivoire avec décor en grecque, de Mézine
(20000). Largeur 19 centimètres. (D'après Golomshtok.)
En page de gauche : quelques exemples d'un décor complexe
ubiquiste,"
le décor en grecque
Exemple Le plus ancien : Le site de Mézine (Ukraine) M
(- 20000).
188 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

nin, la silhouette étant longiligne et portant une protu-


bérance centrale assimilée à la poitrine ou aux fes es ...

La «grecque>>, décor ubiquiste,


hors chronologie!
Les bracelets en ivoire de mammouth du site de Mézine
sont datés vraisemblablement aux environs de 15000 avant
Jésus-Christ. Dans Naissance de la civilisation (p. 351 et
suivantes), de nombreux documents osseux ou de fragments
d'ivoire permirent d'~lucider la genèse de ce motif abstrait,
parfaitement élaboré, qu'est le motif complexe dit « la
grecque•, ainsi baptisé d'après la vogue qu'il connut au
cours de la période hellénique classique. Le motif se
construisit quinze mille ans avant que l'Histoire lui donne
son nom de baptême. La grecque est le résultat de l'évo-
lution d'un très simple motif de traits parallèles, comme
les traits de numérotation précédemment évoqués. De deux
rangées de traits parallèles de même sens, on passe à deux
rangées de traits, de sens opposé, et se forme une suite de
chevrons. De ces ch evron s emboîtés naîtront des losanges;
de ces losanges accolés surgira le motif en spirale droite,
dite << la ~recque ». Le processus de formation est relati-
vement simple et il est vraisemblable que sa genèse est
ubiquiste. Si la grecque est en ivoire, sur des bracelets du
XV• millénaire, elle est en frise monumentale sur ~ierre,
sur les monuments et les temples de Malte, au milieu du
II• millénaire. Plus tardivement, nous trouvons ce même
motif reproduit dans le monde grec, d'où on le crut long-
temps originaire. Il sera présent dans les frises monu-
mentales de Mitla, en Amérique centrale, site fondé par
les Zapothèques, au XII° siècle de l'ère chrétienne, puis
occupé par les Mixtèques. La pyramide des niches, à El
Tajin, la grande cité des Totonaques, avec ses 365 niches,
une pour chaque jour de l'année, vers le milieu du
Jer millénaire après Jésus-Christ, renferme d'innombrables
grecques de pierre. Sans vouloir être exhaustif, nous évo-
LES GRAPHISTES 189

querons quelques exemples de ce motif. Le voici sur des


vanneries tressées en spirale des civilisations paléo-
indiennes des Anasazi, à la fin de la première moitié de
notre ère. Le voilà sur des tissus de coton, à décor géo-
métrique, où les grecques sont peintes après tissage (vers
700 ap. J.-C.). C'est encore lui sur ce mortier peint de
Pueblo Bonito (Nouveau-Mexique) [vers 800]. Le motif
d'Europe méditerranéenne peut avoir Mézine pour genèse.
Mais les grecques amérindiennes sont certainement
autochtones. Peut-être ont-elles pour origine les bandes
tissées à motifs géométriques parallèles des artisans de
Mitla, qui, en juxtaposant les tissus, ont fait jaillir, par
hasard, le motif, comme il était né, quinze mille aupa-
ravant, de la juxtaposition d'os gravés de traits et de che-
vrons parallèles, en Ukraine ou en Europe magdalénienne.
Le motif est ubiquiste. Nous l'avons retrouvé, au cours des
dernières décennies, gravé sur l'écorce d'un arbre vivant
en Australie et répété une demi-douzaine de fois. Bien
évidemment, l'arbre est considéré comme <<rituel», argu-
ment passe-partout de ceux qui veulent tout exr,liquer. Pour
terminer ce rapide tour d'horizon, disons qu il orne, sous
la forme d'un entrelacs de bambous, le pignon d'une mai-
son communautaire de la province de Ratanakiri, au Cam-
bodge.
Le motif possède sa genèse indépendante en Amérique
centrale, en Australie comme en Asie extrême-orientale.
Comme pour beaucoup de découvertes qui parcourent la
préhistoire, il serait fallacieux d'imaginer un berceau
commun, avec de multiples flèches directionnelles ou ori-
ginelles. Fait intéressant à noter: l'extrême diversité des
matériaux qui supportent ce motif. Nous recensons l'os et
l'ivoire; la pierre et l'écorce; l'entrelacs de bambous et
l'écorce d'un arbre encore en vie, la vannerie; les lés de
tissus juxtapos~s. Le motif est éternel, le matériau est
variable à l'extrême. L'esprit domine la matière.
La genèse de la grecque nous apporte des figures géo-
métriques secondaires : le carré et le losange. Très souvent,
trois traits sur os, sur paroi figurent un triangle. Du point,
190 L' ESSOR DE LA COMMUNICATION

nous passons volontiers au cercle, parfois au cercle pointé.


Ainsi s'élabore, peu à peu, une véritable « géométrie ». Ces
figures géométriques abstraites évoluent parfois vers des
figures naturalistes.
Juxtaposées, les figures géométriques élémentaires
conduisent à des assemblages plus complexes. A partir du
double triangle s'obtient le losange. A partir du double
carré, ou du triple carré se construisent des motifs réguliers
en échelle, dits parfois 11 scalariformes ». Deux traits, peints
ou gravés, forment un angle dont les développements sont
innombrables, sous la forme de chevrons. Ces angles accolés
sur un même plan donnent une ligne accidentée, en 11 dent
de scie », avec, en général, quatre ou cinq indentations.
Au cours des millénaires suivants, ces dents de scie expri-
meront l'idée précise de montagne et seront repris telles
quelles dans des écritures primitives. Ce motif, associé
parfois à des gravures animalières - comme celui qui court
au-dessus de la frise des lionnes, dans la grotte de la Vache,
en Ariège, figure peut-être le cadre montagneux? Les signi-
fications de ces signes simples sont très diverses, et souvent
fonction de l'environnement. On ne peut également leur
dénier une valeur spontanée, celle, toute bête, d'un geste
répétitif. Le petit garçon de ma voisine, âgé d'un an à
peine, brandit volontiers un crayon et trace avec opiniâ-
treté des zigzags, magnifiques prototypes de dents de scie!
Ces dents de scie se retrouvent, avec l'acception bien
établie de montagne, dans un syllabaire datée de 3200 avant
Jésus-Christ, originaire du Proche-Orient et exposé au
musée Gutenberg, à Mayence. Elles figurent sur des os
divinatoires, des carapaces de tortue, gravés en Chine, voilà
plus de trois millénaires. Sur ces supports, les graphies
restent identiques aux plus anciennes. Ce sont de typiques
dents de scie. Mais, dans l'écriture chinoise moderne, le
support étant le papier, et l'agent d'exécution, le pinceau
souple, la graphie est modifiée mais les trois 11 pics » peints
suggèrent toujours les trois pointes triangulaires primi-
tives. Le thème a basculé de 90 degrés, et le motif, d 'ho-
rizontal, est devenu vertical, une lettre E placée horizon-
2 3

Les débuts de la géométrie


Fig. 1 La connaissance qu centre, des cercles concentriques,
des rayons éclate dans ces rondelles osseuses du gisement mag-
dalénien de Gonnersdorf, vers 10000 (d'après G. Bosinski).
Fig. 2 Graphie de Font-de-Gaume attestant aussi la connais-
sance du cercle (huttes circulaires dans un méandre de la Vézère?).
Fig. 3 Signe énigmatique, bassin de la Lena. Deux demi-cercles
concentriques (d'après Okladnikov).
192 L' ESSOR DE LA COMMUNICATION

talement en quelque sorte l Cette rotation contribue à faire


perdre au signe sa valeur concrète représentative. On le
constate en regardant le syllabaire de 3200 du musée de
Mayence, où les trois demi-lunes figurant trois montagnes
sont vues à l'horizontale, alors qu'elles sont identiques,
mais figurées à la verticale, dans un syllabaire de 30001
En 2500, les 11 montagnes >> seront encore plus schéma-
tiques. Sir FJinders Petrie, relevant les enseignes des nomes
de la Basse Egypte, celles des cl~ns, note l'enseigne du dieu
Ha, dieu du nome VII de Basse Egypte. C'est le clan portant
comme emblème la chaîne de montagnes. Ce sont quatre
dents de scie horizontales! Le même signe, réduit à trois
dents de scie, a, lui aussi, la signification de montagne
chez les Indiens de l'Ouest américain.
Les exemples se multiplieraient aisément, bousculant et
les chronologies et les continents. Preuve, s'il en était
besoin, de l'œcuménisme de ces motifs, de ces signes très
simples qui naquirent sans doute partout où le besoin s'en
faisait sentir. Il serait vain de chercher le berceau commun ...
Lorsque l'homme arrive au stade de réaliser ce qu'est une
montagne, qu'il éprouve le besoin de transmettre à ses
semblables l'idée de montagne, il trouve alors les signes
symboliques de la montagne l
Deux traits jointifs, divergeant de part et d'autre d'un
axe, prennent volontiers la signification d'un trait lancé
par une sagaie ou par un arc, d'une flèche ... comme d'une
blessure. Tel est le sens certain des blessures du Bison aux
cupules de Niaux. La valeur 11 mortelle» de la blessure est
renforcée (rituellement, magiquement!) par l'utilisation
des trois cupules naturelles creusées dans l'argile par les
gouttes d'eau suintant du plafond. Ces flèches sont fré-
quentes, gravées ou peintes, en rouge, en noir, parfois sur
le même bison, comme dans le Salon noir de Niaux. Mais,
isolé d'une configuration animale, le même signe ne prend-
il pas une signification toute différente, celle d'une simple
et vulgaire flèche directive! Certaines de ces flèches, annon-
çant la bonne direction, réalisées sur une paroi ou sur un
plafond argileux malléable, peuvent peut-être appartenir
LES GRAPHISTES 193

aux magdaléniens e repérant dan les grande profon-


deur , et ... peut-être à des spéléologue du xx• siècle agis-
sant de même, à 15 000 ans d'intervalle! Il est parfois
délicat de faire la différence chronologique ... et technique.
Le triangle est certainement la figure la plus simple, la
plus facile à former. Certains, abu ivement, ont voulu y
voir une représentation figurative du exe féminin. Ré ultat
sans doute d'une oh e ion, toute moderne d'inspiration.
Et la comparaison de multiples triangles avec les sugges-
tives représentations de vulves gravées sur des blocs de la
Ferrassie, proche des Eyzies, peintes sur la paroi de Tito
Bustillo, dans les Asturi s, au nombre de quelques dizaines
seulement, permet ai ément de faire la différence.
La tendance actuelle à reprendre, par l'extrême menu,
l'iconographie des grotte ornées, à relever le moindre trait
gravé ou p int, fût-il adventice et dépourvu de la moindre
ébauche de sens ou d'explication, me semble exagérée. N'est-
ce point accorder à ce e quisses une importance graphique
qu'elles n 'ont jamai eue, qu'elles n 'ont jamais pu avoir?
Effectuer le récolement du moindre graphisme de Rem-
brandt ou de Rubens peut se comprendre. Ces traits confus,
inintelligibles, totalement abstraits, demeurent des gra-
phismes de Rembrandt ou de Rubens. Mais se livrerait-on
- sans tomber dans le ridicule - au récolement sy téma-
tique de graphies réali ées par une classe d'adole cents
d'une douzaine d'années, 'initiant au dessin sous la direc-
tive d' un professeur? Les œuvres du << maître», ses essais
mêmes, peuvent avoir quelque intérêt. Les croquis des bons
élèves peuvent être significatifs de la méthode, mais les
gribouilli étrangers à la leçon, les ~ribouillis machinaux
de l'élève qui attend avec un ennm profond la fin de la
séance .ou de la journée, ces traits indistincts qui ne
marquent que son ennui et son apathie méritent-ils notre
attention?
J'ai gardé le souvenir d'une visite de galerie fondamen-
tale offrant des œuvres gravées d'un merveilleux réali me
animalier en compagnie d'un chercheur animé d'une soif
inextinguible du relevé total des traits gravés de la galerie.
En page de droite : représentations sexuelles
Ces dessins sont exceptionnels et ne représentent pas 1 p. 100
du nombre total des graphies.
Fig. 1 Trois représentations sur schiste du site de Gonners-
dorf
L'une est significative, les deux autres semblent apparentées.
Isolées, ces dernières seraient plus que douteuses à interpréter
(d'après Bosinski) .
Fig. 2 et 3 Graphies de rapprochement sexuel de l'A rctique.
Secteur de Besow Noss, région du lac Onega. La seconde, sur
rocher erratique, a été déplacée au musée de Leningrad.
Fig. 4 et 5 Scène de coït et homme poursuivant une femme,
considérée parfois comme une scène de rapt. Drakensberg, province
de Natal (d'après Patricia Winnicombe).
Fig. 6 et 7 Personnages ithyphalliques, d'abris du Levant
espagnol (d'après L. Dams).
Fig. 8 Personnage ithyphallique aux grandes mains de Umn
Hajai, au Néguev. Gravure de chronologie tardive (d'après
E. Anati).
Fig. 9, JO et 11 Gravures du secteur de l'Angara (d'après
Okladnikov).
3

:K~--L ··~
4 .
5
6
196 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

Pendant trois heures, je m'escrimai, sous son regard pers-


picace et ses savants éclairages, à tenter de déchiffrer des
graphismes obscurs, totalement abscons. Pour un peu, je
passai à quelques mètres du Renne buvant, la tête penchée
vers une fissure naturelle du plancher, un des exceptionnels
chefs-d'œuvre de la gravure magdalénienne, sans lui accor-
der le moindre regard ...
Faut-il donc choisir? Ces graphismes ne sont, souvent,
que des coups de burin ou des éraflures de la lame de silex
du magdalénien qui hanta la galerie. Peut-être, lui aussi,
laissa-t-il traîner sa main sur la paroi, par désœuvrement,
par ennui, par lassitude, par apathie! D'ailleurs ces gra-
phies sont souvent dénuées de l'incision nette et volontaire
qui caractérise les œuvres animalières voisines. Elles ne
marquent pas un dessein créatif, elles ne signifient rien.
Je me rappelle la toute première expédition de recon-
naissance de l'immense Rouffignac, en juin 1956. Toutes
les figures animalières de première importance et de grande
perfection esthétique furent détectées. .. toutes, lors de la
première visite exploratrice : les Mammouths de la décou-
verte, la frise des rhinocéros, la frise monumentale des
mammouths, le Solitaire, le Patriarche, la Frise des cinq,
avec le baby mammouth, les essentiels du Grand Plafond;
le Grand Père, le bouquetin Dalbavie, le grand cheval de
2,40 mètres de longueur. Les seules découvertes qui échap-
pèrent aux premiers prospecteurs furent celles de galeries
explorées seulement les jours suivants : le mammouth le
Pharaon, les mammouths gravés de la Grande Fosse, l'ul-
time Mammouth à l'œil coquin, que baptisera ultérieure-
ment l'abbé Breuil, et, plus loin encore, l'antilope saïga.
Quelques semaines plus tard, Louis Plassard nous révéla
les grands mammouths du Plafond rouge et les mystères
du plafond rouge aux Serpentins, l'antre du Serpent. Mais,
le 26 juin au soir, la monographie fondamentale était en
virtualité dans l'esprit de ses inventeurs. Même la «voie
du ruisseau » des spéléologues avait été débaptisée, et je la
dénommai la Voie sacrée, en souvenir de Delphes et de
mon maître Charles Picard!
LES GRAPHISTES 197

La prospection exhaustive des grottes ornées n 'apporte


que très rarement de nouveaux documents de haute valeur
esthétique, dans le domaine des grandes figures anima -
lières, par rapport aux premières explorations. Leur intérêt
est plutôt de 11 préciser ,, la situation originale des œuvres.
Par exemple, l'endroit où a été placé l'animal, en fonction
d'une fissure, d'un trou d'ombre, par rapport à ses voisins,
les groupements, les frises, les face-à-face, l'utilisation d'un
relief naturel su~gestif qui a pu 11 accrocher>> l'œuvre à cet
endroit, déterminer, en quelque sorte, l'environnement
immédiat ou éloigné ... L'étude topographique rigoureuse
peut avoir son intérêt. Mais celui qui, avide d'accrocher
son patronyme à une découverte, se lance dans la pï·os-
pection exhaustive ferait mieux de se donner les chances
d'(( inventer,, une nouvelle grotte. Sur les milliers de cavités
de l'Europe occidentale, quelque 100 à 150 méritent une
étude d'archéologie et d'art préhistoriques! Pour les cher-
cheurs de l'avenir, pour les étudiants sagaces de la recherche
scientifique, la voie de la découverte authentiquement iné-
dite est riche d'espoirs. Et c'est une attitude plus courageuse
et plus excitante scientifiquement que de s'acharner à
démêler les graphismes incertains et confus qui purent
échapper aux pionniers 1
L'étude systématique des signes est plus prometteuse de
résultats intéressants. L'opacité de leur signification oblige
à recourir à des techniques de reconnaissance nouvelles.
Ces signes, souvent d'une simplicité totale, exigent d'être
étudiés et traités en très grand nombre, par plusieurs mil-
liers, et toujours en fonction de leur environnement. Un
signe ne prend sa valeur intrinsèque qu'en vertu de sa
position très particulière au sein des graphies plus expli-
cites qui l'entourent.
Un nuage de points peut indiquer un groupe; sur ou
sous un bison : un groupe de bisons. Isolé dans une galerie,
ce peut être une notation plurale dont le sujet nous restera
inconnu. Une flèche sera blessure sur un cheval ou indice
routier à un carrefour de galeries. Une main marquera
une appropriation, une possession, un indice de passage
,,,.,,,, ' .....
,•• ,.
3
4

••
--•
....' 6

'''a''••
-
,.
) .. ,\)

• • •••• ...
, •••••••••
fl. ,. f ...... " '
• 1t<e ·'.~ • If •• 9 10
En page de gauche : les alignements de points :
prolégomènes du calcul 1
Le doigt, un gros pinceau de fibres animales ou végétales, un
tampon de même nature, permettent la très simple graphie du
point. Le doigt enfoncé dans le sable ou l'argile le préfigure. Et,
souvent, le support suggère naturellement l'alignement des points.
Les galets de petites dimensions du Mas-d'Azil ne permettent
guère l'organisation d'autres graphies plus simples. Ceux-ci (fig. 1)
proviennent de la grotte de La Mouthe, proche des Eyzies, qui
contient les premières gravures animalières authentifiées par des
dépôts archéologiques. Elle a livré ces galets ponctués : un point
à chaque extrémité pour le plus petit, trois pour le plus grand
(d'après J.S. King). Le galet du Mas-d'Azil, le site éponyme (fig. 2),
nettement plus allongé, comporte cinq ponctuations. Une vraie loi
du cadre se marque donc et s'impose. Sur une surface rocheuse
plus vaste et plus libre, la contrainte de limitation des points ne
joue plus. Seule subsiste celle que s'impose le graphiste. Les
.figures 3, 4 et 5 appartiennent à des roches lissées par les glaciers
de la région de l'A ngara, issu du lac Baïkal et alimentant /'Ienisseï
et l'océan Arctique. Sur ces vastes surfaces, les points s'alignent
selon la fantaisie (ou les besoins précis et comptés!) du graphiste ...
8, 7, 5 ... La figure 6 montre l'importance du cadre support. Les
registres naturels portent 6 et 8 points, pour le supérieur; 5 et
3, pour le moyen; 4 et 8 pour l'inférieur. Ces repères comptables
restent susceptibles de très diverses interprétations. C'est la , table
à calcul» de l'époque, mais l'unité qu'il convient de recenser reste
et restera inconnue.
Dans le groupe des graphies rupestres du bassin de la Lena,
d'après les très importants relevés d'Okladnikov et de son équipe,
les exemples de même nature abondent. Parfois, ces points alignés
adoptent des formes plus complexes. La figure 7, du vaste secteur
de la Lena, offre une graphie très «opérationnelle». Cinq points
vert~caux; deux rangées horizontales de 5 et 6 points; un trait
d'opération (pourquoi pas?}, et en.fin trois bâtonnets verticaux.
Ces graphies ont un caractère universel... La grotte du Castillo
(fig. 9) et la grotte de Lascaux (fig. 10) en apportent témoignage
pour la phase chronologique plus ancienne, antérieure à 10000.
Un imaginatif trouverait aisément dans ces chiffres, 5, 6, 16, 13,
matière à échafauder de merveilleuses hypothèses, comme celles
qui fleurissent autour des dimensions de la pyramide de Kheops.
200 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

ou de circulation, le souvenir d'un exploit, la signature


d'un homme sans écriture, un geste médical prophylac-
tique. A moins qu'il ne s'agisse tout simplement d'un
homme qui a essuyé sa main souillée. Souvent, plusieurs
de ces hypothèses méritent d'être retenues. Laquelle choi-
sir? L'étude systématique de ces signes, programmés sur
ordinateur, avec l'indispensable notation de leur environ-
nement approché ou lointain, jettera un éclairage nouveau.
L'Occident n'a pas connu de système alphabétique, mais
il fut certainement le premier à avoir élaboré, dès les xxe
et xvemillénaires, des signes qui seront adoptés par l'en-
semble du monde. Certains sont expressifs, fréquents, élé-
mentaires et affectent une distribution très œcuménique.
Sans doute sont-ils très anciens. Avant même qu'ils fussent
des signes, ils furent des objets. J'ai conté, dans un pré-
cédent ouvrage, l'intérêt porté à de minuscules cailloux
roulés, aux matériaux vivement colorés, recueillis dans les
couches archéologiques du magdalénien de Laugerie ou de
Bruniquel. J'ai cru y voir des « billes))' un jeu d'enfants.
Et des matériaux pour compter, comme les bûchettes de
nos classes enfantines. Dès le Vile millénaire, au Proche-
Orient, dans les couches archéologiques de Suse, les chiffres
nécessaires aux comptes sont matérialisés par de petits
objets d'argile! La plaine alluviale du Tigre et de !'Eu-
phrate est très pauvre en cailloux mais riche en argile.
Par substitution de matériau, les témoins de pierre, les
11 scrupules ))' deviennent des 11 jetons )) modelés en argile.

Ils seront même enfermés dans de petites boules, d'argile


évidemment, cuites enfin, et porteront, imprimé, le sceau
qui marquera la fermeture officielle et la valeur chiffrée.
N'est-il pas curieux de constater que le calculi a pour
origine très lointaine ces petits cailloux du magdalénien?
Et que la racine du mot, cal, est aussi un paléotoponyme
que nous retrouverons, signifiant roche, caillou, pierre?
On n'arrête pas le progrès. On reproduira, à la surface
de la boule, le signe qui matérialisera les jetons cachés à
l'intérieur. Puis, sur de petits pains d'argile, qui seront à
l'origine des tablettes. Ces signes remplaceront les fines
LES GRAPHISTES 201

coches gravées, serrées, sur l'arête d'une tige os euse de


notre magdalénien occidental, comme les fines encoches
gravées sur la lame de bois du boulanger, au siècle dernier l
Ces encoches sur baguette constituent un système numé-
rique et un système mnémonique. L'alphabet oghamique
des Celtes du V" et du v1• siècle consiste en entailles régu-
lières, de part et d'autre ou en travers d'une arête de la
dalle ou de la stèle de pierre.
B. Les figures
Les graphies, valeurs de communication
L'étude des signes se montre significative dans leur totale
universalité et leur très long déroulement chronologique.
Peints ou gravés, ils remontent très haut dans le temps et
ne sont parfois que le prolongement de signes << naturels »,
prolongement qui traduit alors une volonté de l'homme.
N'est-ce pas le cas de ces dessins expressifs, qui, souvent,
avaient pour origine première des graphies abstraites?
D'une ligne ondulée, tracée sur argile, surgit la bosse ou
la croupe d'un animal. Quelques traits encore, et l'animal
est créé! Différence peut-être indiscernable entre l'animal
errant dans la plaine et l'animal créé par le doigt ou le
pinceau. Comme les signes, les graphies expressives, essen-
tiellement animalières aux XX: , x.emillénaires, le sont lar-
gement encore jusque vers 5000. Elles sont de remar-
quables moyens de communication. Car, outre l'animal,
qu'elles sont censées représenter, sans doute suggèrent-elles
beaucoup plus ...
<< La roche est le prélude du livre », déclare· volontiers
l'Unesco. Sachons la déchiffrer.
Laissons de côté, en nous livrant à ce décryptage, le
point précis de la valeur esthétique. J'ai abordé ce délicat
problème en son temps et montré que ces graphies, œuvres
d'art de haute qualité, avec un pourcentage de 15 p. 100,
206 L' ESSOR DE LA COMM UNI CATION

se situaient dans des proportions qui sont celles de notre


société moderne. Les magdaléniens, dans une phase artis-
tique caractéristique, ne sont pas plus artistes que nous!
Le contraire serait vexant, n 'est-ce pas?
La graphie magdalénienne exprime donc la haute culture
artistique de quelque 15 p. 100 de la population (les artistes,
les 11 maîtres», les chefs intellectuels), mais davantage aussi
les moyens de communication, le langage imagé de 85 p. 100
de la population! Ces graphies animalières ont valeur de
langage, de communication. Un animal gravé sur la paroi
- bison, mammouth, peu importe - constitue aussi un 11 mes-
sage » qui dépasse la perception de l'animal en soi.
Un animal passant, un animal dressé à la verticale, un
animal débouchant d'une cavité profonde, d'une bouche
d'ombre, un animal sans tête, une tête sans corps, un bison
blessé de trois flèches, une jument gravide ... sont des mes-
sages. Chargées de sens multiples, ces graphies offrent un
vocabulaire imagé et réaliste, comme les signes du métro
de Mexico alignent, pour les Indiens illettrés, les repères
de la ligne. Des pictogrammes modernes annoncent la sta-
tion de Tlaloc ou du 11 Serpent emplumé». Le cerf bon-
dissant, sur les panneaux triangulaires de la forêt de Fon-
tainebleau, prévient du passage possible d'une harde de
cerfs, recommande la prudence à l'automobiliste.
Si les graphies préhistoriques ne sont pas toutes des
œuvres d'art, toutes sont les éléments d'un lexique riche
et complexe. Tenter de les élucider, quelle tâche immense!
Loin de nous décourager si nous butons devant la difficulté
de les traduire en concepts « modernes », nous ne boude-
rons pas notre plaisir de pouvoir en recenser la richesse
et la diversité.
Dans le cadre géographique qui sera le nôtre, avant
même tous analyse et inventaire, je reste étonné et troublé
par la distribution de ces graphies dans le monde. Aucune
partie du globe, aucun continent n'échappe à ce moyen de
communication premier qu'est la graphie animalière!
LES GRAPHISTES 207

Enrichissement et chronologie
Dans le cadre chronologique qui doit ordonner, classer
ces innombrables documents grap~iques, des structures
essentielles s'imposent. Toute grande tranche chronolo-
gique possède un lexique qui lui est propre. La tranche
suivante en utilise un plus riche encore, approfondit en
quelque sorte son langage. De même, autour de nous, des
individus se contentent de 10 000 mots, alors que leurs
voisins en possèdent 20 000. Et les techniciens de la pensée
disposent couramment de quelque 30 000 ou 40 000 mots.
La première tranche chronologique englobera les pre-
mières graphies expressives (les débuts du paléolithique
supérieur) jusque vers 10000, période des ultimes expres-
sions de la pensée du lexique magdalénien, presque uni-
quement animalier. Les scènes où l'homme intervient sont
exceptionnelles, la scène du puits, à Lascaux, étant la plus
étrange et la plus classique.
La seconde tranche chronologique envisagera les gra-
phies datées entre 10000 et 5000. Celles-ci bénéficient d'une
bien plus large distribution géographique et sont l'objet .
d'études régionales particulières, de véritables spécialisa-
tions archéologiques. Telles seront les graphies du Levant
espagnol, de l'Arctique, de la Sibérie ~t de l'Asirope, celles
du Maghreb, de la Tripolitaine, de l'Egypte et du Néguev,
des Indes, du Sahara, de l'Afrique australe, les graphies
peintes ou gravées des Rocheuses, de l'Amérique du Sud
et de la Patagonie. L'Australie figure sur la liste depuis les
récentes découvertes. Dans cette seconde tranche chrono-
logique, les graphies animalières s'accompagnent de figures
humaines. De vraies scènes s'organisent. La grotte est
abandonnée pour les roches de plein air, qui offrent plus
qu'un lexique, des pages entières, des récits clairs et arti-
culés. Une vie plus complexe, une économie plus variée
traduisent les transformations qu'apportent les premiers
élevages, les premières cultures.
208 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

De même que certains d'entre nous utilisent, dans leur


langage familier, des archaïsmes, des formes surannées,
provinciales, vrais fossiles du langage, certaines graphies
dépasseront la barre chronologique du V• millénaire. Elles
assureront la jonction avec la vie pleinement agricole géné-
ralement adoptée. Les graphies figuratives, aux thèmes ani-
maliers, seront souvent schématisées, renouant curieuse-
ment avec les signes dont elles furent issues, quelques
millénaires auparavant. De cette schématisation du figu-
ratif, de son osmose avec les signes abstraits naîtront de
nouveaux lexiques et de futurs alphabets. Une jonction,
une fusion que les générations futures pourront définir et
analyser.
Alors que les préhistoriens débattent les datations
récentes au carbone 14, la durée précise, à quelques années
près, de la perte de 50 p. 100 de la masse du carbone dans
le monde or~anique, se pose la question de savoir si cette
perte fut tOUJOUrs de même valeur dans les millénaires, et
sous toutes les latitudes; alors que l'on dresse de lourds
tableaux de dates au carbone 14, brutes ou rectifiées, avec
des échelles de modulation variables, selon les progrès de
nos techniques de mesure de radioactivité, est-il possible
de situer le stock considérable de ces graphies langage, de
ces graphies lexique en de larges ensembles chronolo-
giques? Tant il est vrai que les faits de langage n'ont pas
la ri$ueur chronologique d'une histoire de l'art, d'une
histoire des œuvres. Les tranches chronologiques ont une
valeur relative ... Il faut tenir compte des nouvelles pers-
pectives chronologiques que nous offre l'immensité pré-
historique.
Les premières empreintes d'australopithèque de Laetoli!
remontent à 3 500 000 ans! Il se tenait debout, et, sans
doute, émettait les premiers sons gutturaux du langage.
Dans les sables du Dhofar, en territoire d'Oman, à plus
de 3 000 kilomètres du Kenya, de la Tanzanie, et à
3 000 kilomètres des Siwalik, plus proche donc du « ber-
ceau asiatique» que de la Rift Valley, une équipe franco-
omanaise a réalisé une découverte paléontologique impor-
LES GRAPHISTES 209
tante : quatre dents minuscules de primates datées de
35,8 millions d'années. Quel nouveau recul chronologique!
La grande période des graphies animalières expressives,
de 15000 à 10000, ne représente que cinq millénaires.
Entre l'étape obscure des tout premiers sons et ce voca-
bulaire des ~raphies, le rapport est de 1/700! Sur une année
de notre existence - prise comme repère - cela représente
une demi-journée! Sur une vie humaine de soixante-dix
ans, un moisi Les parlers se chevauchent, buissonnent, au
cours des siècles et des millénaires. La linguistique moderne
peut-elle étudier la naissance ou la transformation d'un
phonème avec une précision approchante?
PETIT LEXIQUE DES TERMES GRAPHIQUES USUELS
DE LA PREMIÈRE TRANCHE ARCHÉOLOGIQUE

Cette première tranche, située avant 10000, dont les tout


débuts se placent vers 30000, avec une large densité et une
remarquable expansion entre 15000 et 10000, se révèle
presque exclusivement limitée aux graphismes animaliers,
reflet direct d'une vie et d'une économie de collecteurs et,
surtout, de chasseurs.
La graphie humaine, exceptionnelle, se révèle volontiers
caricaturale. Il semble qu'elle n 'ait pas bénéficié de la faveur
des «maîtres», qui l'éliminèrent de leur enseignement.
En page de gauche : masques anthropomorphes naturels
sur la paroi d'Altamira (Cantabres)
Les accidents naturels du rocher, fentes et reliefs des parois,
accrochent volontiers le regard et imposent leurs suggestions. Dans
l'économie des chasseurs, celles-ci sont essentiellement anima-
lières. Déjà, le Neandertal de Toirano, en Ligurie, avait bombardé
de boules d'ar!Jile un rocher au centre de la galerie, constituant
ainsi un relief gui peut évoquer le puissant animal de l'époque,
le grand ours des cavernes.
Même à la.fin de la période magdalénienne, les accidents naturels
conservent toujours leurs suggestions, tels ces deux rr masques »
d'Altamira, gui comportent quelques traits judicieux de peinture
noire de manganèse, pour .figurer les yeux et conférer aux reliefs
de la roche toute leur expression rr humaine». Les exemples d'uti-
lisation de semblables accidents, rares, sont le plus souvent sug-
gestifs. Tel le bison dressé, sur un bloc stalagmitigue du Castillo,
stèle naturelle surmontée d'un oiseau-figure non moins naturel.
Se prêtant moins au dessin, bosses, .fissures, creux, diaclases
ouvertes vers. les profondeurs sont parfois utilisés pour amorcer
un détail : bosse d'un mammouth de Cabrerets, cupule naturelle
jouant le rôle d'œil pour le classique Bison aux cupules de Niaux,
croupe rocheuse amorçant une .figuration de félin au Mas-d'Azil,
dans la petite galerie H. Breuil. Les exemples abondent. Ces reliefs
naturels, qu'un graphiste à l'esprit ouvert a compris et utilisés,
ne sont pas uniquement pariétaux. Quelque rognon de silex, quelque
bloc de quartzite purent posséder, eux aussi, semblable valeur
suggestive. Mais comment les reconnaître? Notre vision est-elle
identique à celle de nos ancêtres magdaléniens? C'est assez vrai-
semblable, étant donné ce que nous pouvons supposer de leur
similitude d'esprit avec nous ... Mais les abus d'interprétation sont
possibles et tentants pour certains esprits peu scientifiques. Les
ir pierres-figures», ainsi les appelle-t-on, n'ont pas bonne presse

chez les préhistoriens, et ils ont raison. Quelques retouches solides


et volontaires pouvant accentuer la première ressemblance natu-
relle sont indispensables. Mieux encore, la découverte dans une
couche archéologique, scellée et datée par des dépôts ultérieurs,
pourrait les authentifier. L'abbé H. Breuil n'estimait guère les
pierres-figures et aimait volontiers s'en moquer... mais une fort
belle trônait sur sa table I
Dessin d'après des photos d'Ed. Ripoll Perello.
En page de gauche : des graphies remarquables ...
promues œuvre d'art!
Parmi ces multiples graphies que nous nous risquons à analyser
pour mieux les comprendre, n'oublions pas certaines d'entre elles
atteignant le niveau d'œuvres d'art.
Fig. 1 Le premier mammouth découvert de la préhistoire! Belle
gravure sur lamelle d'ivoire provenant d'une énorme molaire de
mammouth, recueillie au cours des toutes premières fouilles de
La Madeleine, le gisement qui deviendra éponyme. Considérable-
ment grossi. D'après H. Breuil.
Fig. 2 Un groupe de chevaux de la grotte des Combarelles, à
l'entrée de la vallée de la Beune, la vallée aux Chevaux du Péri-
gord. D'après H. Breuil.
Fig. 3 Gravure d'ours de la grotte de Venta de la Perra (Pays
basque .espagnol). Sans doute graphie du grand ours des cavernes,
avec sa bosse jugée caractéristique. D'après A. Beltran.
Fig. 4 Autre ours peint au trait noir de la grotte magdalé-
nienne de Santimamine (Cantabres). Un ours brun. D'après
E. Ripoll.
La grotte offre notamment des bisons remarquables, très voisins
des magnifiques bisons de Niaux.
Fig. S Deux rennes gravés, des Combarelles. D'après H. Breuil.
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En page de gauche: de l'animal "passant»
à l'animal • tombant» ou "surgissant»
Les parois de nos grottes suggèrent naturellement une attitude
horizontale pour les graphies animalières. Les figures verticales
peuvent être descendantes. «L'hypothèse de l'animal tombant dans
une fosse n'est probablement pas suffisante », déclarait A. Leroi-
Gourhan. Le cadre, l'environnement, la présence d'une fosse, d'une
diaclase peuvent expliquer l'animal qui tombe.
Fig. 1 Grotte de Santimamine. D'après Aranzadi, Barandia-
ran et Eguren, repris par E. Ripoll.
Fig. 7 Grotte d'Altxerri, Pays basque espagnol. D'après
J.-M. de Barandiaran.
Les figures verticales peuvent aussi être ascendantes. Elles sont
plus nombreuses que les précédentes. L'exemple le plus suggestif
est celui du cheval du fond du diverticule axial de Lascaux. Son
arrière-train disparaît derrière le bloc rocheux qui termine la
galerie. L'avant-train se développe en plein regard, tête et pattes
avant projetées vers le plafond du diverticule. Certains commen-
tateurs, trompés par la partie seulement visible, parlent encore
du cheval « tombant». Or les relevés des peintres artistes contem-
porains, pour la confection de Lascaux Ill, ont mis en évidence
que ce cheval était magnifiquement complet, de parfaites propor-
tions, comme « replié » derrière le bloc rocheux terminal. Leur
calque très précis en faisait foi. N'est-ce pas le cheval bondissant,
surgissant des profondeurs de la Terre mère, se dépliant en quelque
sorte comme il se libère du ventre maternel lors de sa naissance?
Fig. 2 Graphie animalière, blessée de trois cupules, d'Altxerri.
Fig. 3 Bison blessé de Niaux, sur vasque naturelle, associé à
un jeu de points complexe.
Fig.~ Bison montant, également de Niaux. D'après photo-
graphie.
Fig. 5 Graphie de lama, Patagonie. D'après Susana Monzon.
Fig. 6 Petit cheval ascendant de la galerie des bisons du Por-
tel. D'après H. Breuil.
Fig. 8 Bison gravé de la grotte de La Mouthe. D'après H. Breuil.
Fig. 9 Animal tombant, peint sur auvent de Patagonie. D'après
Susana Monzon.
8
En page de gauche: la gent ailée
Les oiseaux sont représentés sur tous les supports, selon toutes
les techniques, dans la première tranche chronologique, des ori-
gines de la graphie animalière jusque vers 10000. Le lagopède
en ronde-bosse est la suggestive figure de proue de l'admirable
sceptre de pouvoir, du magdalénien final pyrénéen de La Vache,
à Alliat. Elle provient de la couche profonde, datée 10000. Ces
mêmes lagopèdes se retrouvent finement gravés sur des schistes
du gisement rhénan de Gonnersdorf (fig. 2, 3 et 5). Le lagopède,
facile sans doute à piéger, représente parfois plus de 90 p. 100
de la Jaune aviaire consommée, dans les sites de l'Europe occi-
dentale et centrale. Les outils ou instruments les plus usités,
comme les bâtons en bois de renne perforés, vraisemblablement
redresseurs de sagaies et de flèches, portent volontiers, en relief,
des figures d'oiseaux (fig. 1) [longueur 34 cm]. Les parois des
cavernes portent souvent des graphies d'oiseaux, comme c'est le
cas à l'entrée de la grotte ariégeoise du Portel (fig. 4), sur la
paroi de droite, où un hibou des neiges est la première figure
accueillant le visiteur. La «grotte au hibou » ? Serait-ce le vocable
archaïque de la cavité? La fine et sardonique gravure sur schiste
de Gonnersdorf ne manque ni de vie ni de caractère (fig. 5) .
L'Arctique, placée dans la deuxième tranche chronologique, est
riche en figures d'oiseaux, souvent des palmipèdes au long cBu
(fig. 9). On les rencontre sur les rochers usés par les glaciers
quaternaires, sur les rives du lac Onega, secteur de Besow Noss
ou de Peri Noss; sur les confins de la mer Blanche, vers Zala-
vrouga. Ce sont des gravures de cygnes au corps flottant, décorés
de demi-cercles concentriques. On peut y voir volontiers des repré-
sentations à valeur solaire. .. des signes et cygnes solaires! Ils
perdureront dans les civilisations métalliques du bronze.
Plus originales sont les figures d'oiseaux aux ailes déployées.
Ce_s.!Jraphies possèdent une vie intense, avec un thème plus déco-
ratif que naturaliste. On le,s trouve peintes sur les parois de la
Fileta, dans le sud de l'Espagne. Presque identiques, elles ornent
les parois des auvents rocheux de la basse Californie, comme dans
la Boca de San Julio, dans la sierra de San Francisco, entre la
mer de Cortes et le Pacifique. Figures apparentées, des oiseaux
peints sur les parois du Drakensberg, dans la province de Natal
(fig. 8), comme les oiseaux aux ailes déployées de Patagonie (fig. 7).
En page de gauche : graphies de la gent ailée
dans le monde
La répartition œcuménique, au cours de la deuxième phase
chronologique (10000-.5000) apporte un argument précieux en
faveur du caractère spontané et ubiquiste de ces graphies.
Une "trilogie» de la gent ailée
Gravures de la caverne des Trois-Frères (les trois frères Begouën,
de Montesquieu-Avantes, en Ariège) . D'après H. Breuil. Deux
représentations de chouettes, affrontées, ou "face à face», entou-
rant une troisième figure, plus esquissée et plus petite. Est-on en
présence d'une nouvelle image de trilogie familiale, comme la frise
des rhinocéros de Rouffignac, par exemple?
En page de droite : les têtes animalières isolées
Depuis des millénaires, le pay san ou, mieux, l'éleveur
dénombrent l'effectif de leur troupeau en en comptant les « têtes ».
Ils avoueront volontiers être possesseurs d'un troupeau de 300 têtes,
et, selon leur richesse, il s'agira de 300 moutons ou de 300 bœufs.
La civilisation pastorale du mont Bégo, dans le secteur des Mer-
veilles, à la fin du néolithique et au début de l'âge du bronze,
dans la troisième tranche chronologique des figures animales, ren-
ferme presque uniquement des têtes, les innombrables « cornus ))
du Bégo ! La tête flanquée de ses cornes représente /'animal tout
entier. La complexité de gravure des cornes permet de déceler
non seulement des bovidés, élevés et utilisés comme animaux de
labour, pour tirer l'araire, mais aussi de nombreuses variétés
d'animaux chassés ou élevés - chèvres, cerfs, bouquetins de mon-
tagne ... Ainsi sont offerts des tableaux de chasse. Vingt têtes de
bouquetins pour l'extermination d'une harde!
Cette représentation de la tête pour l'animal tout entier puise
son origine dans la première tranche chronologique des graphies
animalières, vers 15000-10000.
Fig. 1 Équidés affrontés sur la paroi droite de la galerie prin-
cipale de la longiligne caverne des Combarelles. Celui de droite
est complet. Celui de gauche se résume à la seule tête. Signification
précise certainement.
Fig. 2. Biches gravées sur la paroi gauche de la grande salle
de la grotte du Castillo, à Puente Viesgo, dans les Cantabres. Les
têtes de biche s'opposent, sur un plan légèrement différent. Celle
de droite marque un repentir dans son tracé, la présence de deux
yeux semblant amorcer deux pro.fils ... Les biches seraient trois!
Fig. 3 Tête de taureau, de la grotte de Gourdan, dans la
Haute-Garonne.
Fig. 4 Très beau pro.fil d'une tête caractéristique d'élan, gra-
vure plus tardive de la civilisation arctique de la deuxième tranche
chronologique. Bassin de la Lena. D'après Okladnikov.
Fig. 5 Tête de canidé gravé, peut-être un loup, du Mas d'Azil,
Ariège. D'après H.-G. Bandi.
Fig. 6 Une remarquable tête de biche (largeur 10 cm), gravée
sur une omoplate de renne, recueillie dans la couche archéologique
du magdalénien.final d'Altamira. D'après H. Breuil. Cette gravure
mobilière, portative donc, aurait pu servir de modèle pour une
gravure quasi identique, trait rour trait, gravée dans la grotte
du Castillo (hauteur 35 cm). D après H. Breuil.
4 6
En page de droite : les figurations animales sans tête!
Si les graphies animalières sans corps, réduites à leur seule
tête, n'étonnent pas nos esprits modernes - et éveillent de pro-
fondes survivances dans le monde rural, pastoral et paysan - il
en va différemment pour les corps sans tête! La magie chasseresse,
qui sévit fort longtemps parmi nos justifications forcenées, avait,
en ce domaine, un champ explicatif facile. Le chasseur devait
coûte que coûte abattre son gibier dans les meilleures conditions.
D'où ces animaux blessés, percés de flèches, crachant du sang ...
Un animal sans tête, donc sans réflexe défensif, est une proie
facile à poursuivre et à abattre. CQFD. Néanmoins, le sens de
ces graphies tronquées est peut-être plus complexe et plus profond.
D'abord, elles sont générales et largement répandues sur toute
l'aire asiropéenne, du bassin de la Lena aux marges atlantiques.
Elles semblent absentes des continents africain et américain, sauf
cas patents de graphies véritablement inachevées, donc sans grande
signification! Elles se cantonnent au vaste secteur des grandes
chasses paléolithiques de l'âge du renne et du mammouth.
Le bison sans tête d'Altamira (fig. 1, d'après photo, par
E. Ri poli) me posa problème. Chaque fois que je visitais la grotte
et son merveilleux plafond, où ce bison acéphale détonne, pendant
plusieurs décennies, je l'examinais ... sous tous les éclairages, sous
tous les climats, souvent très variables, de la grotte. Par certaines
journées humides, les peintures polychromes prennent une vivacité
toute nouvelle ... La tête a existé! Elle a disparu, la couleur s'est
délavée, a coulé sous les très minces ridules de la voûte, quelque
diaclase invisible apportant une humidité supplémentaire et des-
tructrice! Ce qui ne veut pas dire qu'on ne connaisse pas des cas
de graphies animalières sans tête. La figure 2 du Castillo, la
figure 3 de Las Monedas, la figure 4 des Combarelles sont des
exemples probants. La femme sans tête de Pech-Merle de Cabre-
rets, tracée au doigt, sur l'argile du plafond de la caverne (fig. 5)
a manifestement été exécutée sans tête ... sans qu'il soit besoin de
voir là une perfide manifestation de machisme.
Les esquisses médiocres, peintes très sommairement sur la paroi
du " camarin » du Portel, en Ariège, ne sont guère démonstratives
(fig. 9) . En revanche, le corps d'élan acéphale (fig. 8) [d 'après
Okladnikov], provenant du bassin de la Lena, est fort net, mais
la patte semble "mutilée». L'animal ne le serait-il pas aussi?
Ces animaux sans tête sont des graphies à mystère!
6

/.
En page de droite : représentations animales
volontairement incomplètes
Le graphiste avait toute la place nécessaire. Il s'est contenté
de dessiner la partie pour le tout.
Fig. 1 Renne de la caverne asturienne de Tito Bustillo. D'après
E. Ripoll.
Fig. 2 et fig. 3 Cervidés d'abris levantins. D'après L. Dams.
Fig. 4 Graphie très simple d'un cervidé, bassin de la Lena.
D'après Okladnikov.
Fig. 5 Cervidé d'un abri levantin. D'après L. Dams.
En page de droite: attitudes accroupies,
animaux à pattes repliées
La graphie la plus célèbre de ce typ e est le grand bovidé de
Lascaux, sur la paroi droite du diverticule axial. Il bondit vers
un signe grillagé. Ses pattes antérieures sont repliées, l'une
comp lètement sur le flanc. Cette attitude a été adop tée sans doute
pour resp ecter deux p oneys p eints au-dessous de lui, vraisembla-
blement antérieurs. Mais l'attitude marque parfois un bondisse-
ment purement gestuel.
Fig. 1 Gravure dite du Cerf effondré, de l'abside de Lascaux.
D'après Annette Laming.
Fig. 2 Gravure de Limeuil. D'après H. Breuil.
Fig. 3 Un des bisons poly chromes d'Altamira, « roulé» sur la
bosse du plafond. D'après H. Breuil.
Fig. 4 Abri de Cabra Feixet, province de Tarragone. D'après
L. Dams.
Fig. 5 Élan aux pattes antérieures et postérieures repliées,
région de /'Angara. D'après Okladnikov.
Fig. 6 et fig. 7 Cervidés de Puente del Sapo, province d'Al-
bacete. D'après L. Dams.
Ces animaux accroupis - attitude ex ceptionnelle - possèdent
un sens, une signification bien différente de celle de l'animal pas-
sant ou tombant. Nou vel élément de langage, avec sa notation
originale de jeunesse, de faiblesse ou de soumission, de volonté
aussi, d'élan, de force de vaincre ... Un geste matériel richement
imprégné de résonances spirituelles ou morales, un vrai langage.
En page de droite : les compositions élaborées
Fig. 1 Les rennes dits « affrontés » de Font-de-Gaume, ou « la
tendresse des rennes», le grand tournant de l'humanisation, vers
12000. D'après H. Breuil.
Fig. 2 Bisons affrontés (ou face à face) de la galerie des Bisons
du Pr Jeannet, au Portel (Ariège). D'après H. Breuil.
Fig. 3 Le panneau des Cinq Mammouths, Voie sacrée de Rouf-
fignac : le thème éleusinien, le couple entre à l'automne; il sort
au printemps, précédé du bébé mammouth. Transcrit dans le
domaine végétal, ce sera le mythe de Déméter! D'après C.-
F. Nougier.
Fig. 4 La triade familiale des rhinocéros de Rouffignac. Sor-
tant de la grotte, le père suivant la mère, qui guide le jeune
rhinocéros. C'est encore le thème de Déméter, le symbole de la
caverne, mère et créatrice. D'après C.-F. Nougier.
En page de droite : la mère et son petit,
la poursuite du mythe éleusinien
Le thème associant l'animal adulte et un jeune, peint ou gravé
en son corps, est fréquent, du cheval et son poulain surgissant
d'une fente matricielle de la Pasiega (première tranche chrono-
logique) à l'élan et son petit (fig. 1), secteur de /'Angara, à l'anti-
lope abritant son jeune sous son ventre (fig. 2), gravure de Tagh-
tania (Atlas) . D'après Frobenius. L'élan et son petit, du secteur
de la Lena (fig. 3) . D'après Okladnikov.
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3
En page de droite : un langage hermétique,
la caricature humaine
Les graphies humaines restent très inférieures, en qualité esthé-
tique, aux graphies animales. Ces dernières atteignent une moyenne
de 15 p. 100 et permettent très valablement de parler de chefs-
d'œuvre (23 %, chiffre e~ceptionnel pour les représentations du
rhinocéros. Cf. Premiers Eveils de l'homme, p. 139 et suivantes.)
En revanche, la valeur esthétique des figures humaines préhis-
toriques aurait beaucoup de mal à atteindre le 1 p. 100. A vrai
dire, je ne connais aucun visage humain de bonne facture. Il y a
là quelque interdit - rituel ou religieux - qui rend incapable de
réaliser sa propre image. Les graphies humanoïdes - on peut très
valablement hésiter à utiliser le terme plus noble d' « humain » -
tirent couramment leur importance de leur emplacement précis
dans la grotte. Ce sont souvent des croquis de visiteurs jùrtifs,
voulant utiliser la magie bénéfique de la paroi et qui y gravent
leurs proches, en respectant des graphies animalières souvent de
qualité, comme l'a parfaitement suggéré Alet/!_ Plénier, dans sa
thèse sur la grotte de Marsoulas. Le Grand Etre de Rouffignac
bénéficie d'un environnement exceptionnel. Il s'impose par sa mise
en valeur, par sa situation à bonne hauteur de vision, par la
compagnie prestigieuse d'animaux de qualité, surmontant une
diaclase menant aux profondeurs de la Terre mère. Dois-je avouer
que sa facture est l'une des meilleures graphies humanoïdes!
Fig. 1 Las Monedas. Fig. 2 Les Combarelles. Fig. 3 Id. Fig. 4 le
A

Grand Etre de Rouffignac. Fig. 5 Les Trois-Frères. Fig. 6 Id.


Fig. 7 Id. Fig. 8. Id. Fig. 9 Labastide. Fig. 10 Le Portel
Fig. 11 Adam et Eve, de la galerie L.-R. Nougier, à Rouffi-
gnac. Fig. 12 Pech-Merle de Cabrerets. Fig. 13 Marsoulas.
Fig. 14 Graphies diverses de Marsoulas. Fig. 15 Cougnac (Lot).
Fig. 16 Bassin de la Lena.
D'après Ripoll, Breuil, Casteret, Plénier. L.-R. Nougier, Barrière,
Okladnikov.
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PETIT LEXIQUE DES TERMES GRAPHIQUES USUELS
DE LA DEUXIÈME TRANCHE ARCHÉOLOGIQUE
10000-ENVIRON 5000

Auparavant, essentiellement animalier, limité à l'Occi-


dent, 11 patrie de l'art rupestre» pour H. Breuil, les termes
du lexique s'enrichissent singulièrement lors de la deuxième
tranche chronologique, héritière des graphies animalières.
Il n'est plus strictement animalier. Il n'est plus strictement
occidental. Ses termes reflètent le profond changement cli-
matique du grand virage du xemillénaire. Il accorde désor-
mais une part importante au monde végétal, à la collecte.
La chasse n'est plus attestée par le seul gibier, mais par
le chasseur lui-même, par l'archer, qui s'imposera jusqu'à
l'histoire. L'archer et son gibier, le cerf notamment, entrent
en scène. Des histoires de chasse nous sont contées, des
techniques chasseresses sont analysées et prennent valeur
d'enseignement. Cette littérature des auvents rocheux, des
b~ocs erratiques se révèle largement didactive et pédago-
gique.
La femme est représentée aussi fréquemment que
l'homme. Pour la première fois, elle joue son rôle au grand
jour. Cette période marque le triomphe de la féminisation.
Quant à ·la vie collective, elle s'affirme et supplante l'in-
dividualisme des graphies de l'âge du renne. Les proces-
sions humaines de chasseurs, de guerriers, parfois,
accompagnent les hordes animales.
Les hommes au travail - piroguiers, skieurs, pêcheurs,
colporteurs, travailleurs à la houe, laboureurs derrière leur
240 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

soc primitif, dompteurs de bétail, éleveurs - imposent ou


suggèrent, par de multiples graphies, les signes nouveaux
des nouveaux langages. L'index des termes graphiques s'en-
richit étonnamment et, surtout, s'étend à l'ensemble du
monde, devient langage universel.

En page de droite : l'éden végétal de la préhistoire


Les graphies végétales restent exceptionnelles en qualité et,
surtout, en nombre (environ 2 p. 100), ce qui ne peut étonner
dans un milieu économiquement axé sur la vie chasseresse, et cela
sur la totalité du globe. Elles n'apparaissent que dans la deuxième
phase chronologique.
Fig. 1 Os gravé de Montgaudier. D'après A. Marshack.
Fig. 2 Rameau peint en rouge sur plaquette calcaire du Par-
pallo, province de Valence. D'après L. Pericot. [Tous deux, pre-
mière phase.J
Fig. 3 et 4 Abri levantin d'El Civil. D'après Obermaier.
Fig. 5 Gravure de la grotte du Trilobite (Yonne).
Fig. 6 Abri levantin de Los Trepadores. D'après L. Dams.
Fig. 7 Abri du mas d'El Josep. D'après L. Dams.
Fig. 8 et 9 Id. Collecteur de fruits ou collecteur de miel. D'après
L. Dams.
Fig. JO Abri levantin de Los Trepadores.
Fig. 11 Abri levantin de Dona Clotilde. D'après L. Dams.
Fig. 12 Cueva de La Arana. Une femme monte sur un arbre
pour délester un essaim de son miel. Les abeilles voltigent autour.
D'après Hernandez Pacheco.
Fig. 13 Scène de l'arbre, de l'abri de la Tocade Baixa verde,
Brésil. D'après N. Guidon.
Fig. 14 Scène de l'arbre. Des hommes aux gestes implorants
tendus ve;s l'arbre. Abri de la Toca do Boqueiroào da Pedra
Furada, Etat de Piaui, Nordeste brésilien. D'après Susana Mon-
zon.
'\.
12
En page de gauche : le peuple des archers
Vers 10000, l'arc devient l'arme essentielle. Les graphies de la
deuxième tranche chronologique, de 10000 à 5000, abondent en
figurations d'archers au dynamisme étonnant.
Fig: 1 à 8 Archers du Levant espagnol, d'abris et auvents
divers. D'après L. Dams. Le réalisme du mouvement se retrouve
chez les archers du Sahara et chez ceux d'Afrique du Sud.
Fig. 9 et 10 Chasseurs de bovidés de Jabbaren. Tassili des
Ajjers. D'après photo et relevé de H.-J. Hugot.
Fig. 11 à 15 Chasseurs du Drakensberg, région de Natal.
D'après P. Winnicombe.
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- .~ J'

1 ~- .....

1 1

\)
En page de gauche : quelques silhouettes guerrières!
Les portraits de guerriers sont innombrables, de même que nos
buffets de salle commune s'ornaient volontiers de la photo souvenir
de l'ancêtre combattant! Celui de la Cueva Remigia (fig. 1) est
en attente; mais celui du riche abri de la Saltadora, niche XII du
site, part en expédition (fig. 2, d'après L. Dams). De l'autre côté
de la Méditerranée, les ethnies comme les costumes diffèrent par-
fois, mais les attitudes restent humaines et ubiquistes. L'archer
décidé (fig. 3) de type négroïde part-il vers son Niger natal? Il
commémore son périple sur le rocher de Sefar, dans le Tassili
des Ajjers, au cœur du désert saharien. Les graphies de Tin
Teferiest, de la même région, inspireraient volontiers un album
de mode (fig. 4) . Quant aux personnages masqués, brandissant
de curieux fouets longilignes, ils s'apprêtent à quelque office
inconnu ... , disons donc 11 magique» (fig. 5) . Ils sont également de
Sefar. (Documents . de Séfar d'après photo et relevés de
H.-J. Hugot.)
En page de gauche : les cervidés victimes des flèches des archers
Dans la deuxième phase chronologique, essentiellement sous les
abris du Levant espagnol, les graphies chasseresses sont nom-
breuses, volontiers dynamiques, aérodynamiques, même.
Fig. 1 à 9 Scènes de chasse, des abris du Levant, comme la
Saltadora, Ulldecona, la Solana de las Covachas, de Remigia, etc.
Fig. 10 Thème identique, gravures du Néguev. Le premier
animal est blessé de trois flèches, le deuxième perd son sang par
la gueule, le troisième est atteint par une lance et perd également
son sang. D'après E. Anati.
1

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1
En page de gauche : les expéditions des chasseurs à l'arc
Que ces graphies rappellent des exploits personnels ou content
de grandes aventures cynégétiques, leurs expressions sont éton-
nantes et variées. La palme revient incontestablement aux scènes
commémoratives des auvents rocheux du Levant espagnol (ainsi
les murs de ·certains pays offrent-ils leur espace aux panneaux
publicitaires ou aux slogans politiques!).
Le dynamisme de la cueva Remigia (fig. 1); la chasse du cerf
que le chien immobilise, de la cueva de Vieja Alpera (fig. 2)
[d'après J. Cabré]; le duel de l'homme et de l'animal dressé (fig. 4);
l'hécatombe des cerfs franchissant la rivière et tombant sur la file
décidée des archers de la cueva de Los Caballos (fig. 6) [d'après
Obermaier] en sont de vivants exemples.
Plus raides d'attitude, de phase chronologique plus tardive (le
moins bon est souvent le moins ancien dans l'art préhistorique)
sont les chasseurs aidés de leurs chiens de Nahel Odem (fig. 3),
sur les rochers du Néguev désertique (il ne le fut pas toujours)
[relevés par E. Anati]. De même, la Scène de saignée de Har
Oded, encore dans le Néguev, où un personnage armé, porteur
d'une longue arme, maintient un capridé pour le saigner (fig. 7).
Son acolyte, archer menaçant, est prêt à intervenir [d'après
E. Anati]. Cette graphie évoque les rites actuels des Masaï du
Kenya, se nourrissant de lait et du sang de leurs bœufs, qu'ils
saignent à la veine jugulaire.
Encore plus tardive, plus fruste en quelque sorte, la scène gravée
sur rocher de la région· de Ponte Vedra, en Galice espagnole, sur
le site de Campo Laneiro (fig. 5) [d'après photo].
En page de gauche : persistance des grandes chasses collectives
La grandé chasse collective est éteinte depuis dix mille ans en
Asirope, mais elle se maintient, avec ses rites et ses dangers, sur
le continent africain, ce qui pourrait expliquer ces scènes de la
p~ase chronologique tardive. Une chasse de l'éléphant à Bundoran
(Etat de Natal) [d'après Patricia Winnicombe]. Et cette chasse
du fauve, fresque jaune et rouge, également de Natal [d'après
C. van Riet Lowe].
En page de gauche: modes et féminité, entre 10000 et 5000 ans
Voilà quelques années, une directrice de la télévision me demanda
d'animer, _par quelques «vues d'époque», une émission sur la
mode magdalénienne. Je ne pus guère que. lui offrir la Femme à
l'anorak, de la grotte du Gabillou, à Mussidan, et la Dame à la
capuche, de la gracieuse tête de Brassempouy, dans les Landes,
orgueil de la collection Ed. Piette, au Musée national de Saint-
Germain-en-Laye. Des modes parfaitement adaptées aux rigueurs
climatiques magdaléniennes que nos sportives fonctionnelles ont
su adopter. Mais s'il avait été possible d'avancer dans la chro-
nologie? De retrouver les modes que nous présentent les abris
rocheux du Levant espafJ...nol? Les graphies de mode, relevées par
H. Breuil à Minateda (fig. 1), ou par Lya Dams, dans sa thèse
consacrée à cet art, les modes et les féminités de la cueva Remigia
(fig. 2); celles du Cingle de la Eremita del Barranco Fondo (fig. 3);
de la Fuente del Saluco (fig. 4); les couples de la mère et [•ènfant
de l'abri del Ciervo, plus récent, et surtout, et encore, de la
Minateda (fig. 6 et 7, d'après L. Dams et H. Breuil); la dame
« enveloppée » de Minateda (fig. 8, d'après H. Breuil); l'élégante
à la taille fine de Los Grajos (fig. 9), la «Méditerranéenne» de
l'abri de la Pareja (fig. 10); la «courtisane,, se dévêtant devant
son archer (fig. 11), toutes graphies d'après L. Dams. Quant au
«sac à main», il semble, en ces époques lointaines, remplacé par
le petit bagage porté sur le dos, du moins pour les silhouettes
féminine! du Drakensberg, site W 8 (fig. 12, d'après Patricia
Winnicombe). Sans doute, ainsi chargées, s'acheminent-elles vers
le travail des champs, portant le long bâton alourdi en son centre
d'une pierre perforée (le fameux « casse-tête » des anciens auteurs
européens), bâton à fouir ou à planter. Dans la même région de
Natal, le couple (fig. 5) . semble s'abriter sous quelque abri. Que
fait-il?
------lr~~ - -- ---
~-----------------
11' '~~
En page de gauche : les cohortes humaines
Dans la première phase, de 15000 à 10000, les graphies met-
tant en scène des groupes - chasseurs, guerriers ou procession-
naires - apparaissent rarement. Leur parenté est évidente et
normale, avec des cohortes de la deuxième tranche.
Fig. 1 Gravure sur os, gisement du château des Eyzies.
Fig. 2 Le lissoir aux Ours, gisement de La Vache, à Alliat.
D'après L.R. Nougier et R. Robert.
Fig. J Procession de femmes, Cueva Lucio, à Bicorp, province
de Valence. D'après L. Dams.
Fig. 4 Défilé d'archers, abri du Cingle de Mo/a Remigia, pro-
vince de Castel/on de la Plana. D'après L. Dams.
Fig. 5 Abri de Los Grajos, province de Murcie. D'après
L. Dams.
Fig. 6 Sur rocher, complexe du secteur de la Lena. D'après
Okladnikov.
En page de gauche : les grandes hardes animales
Très divers sont les procédés graphiques utilisés pour repré-
senter les hardes animales.
Fig. 1 File de rennes, gravée sur un os d'aigle de Teyjat. Une
des meilleures représentations. Les animaux de queue et de tête,
nettement figurés, entourent une forêt de bois de rennes. Longueur :
20 centimètres. D'après H. Breuil. (Vers 10000: première tranche
chronologique.)
Fig. 2 Gravures sur rocher de la mer blanche, région de Zala-
vrouga. Formation en triangle caractéristique. D'après
A.M. Linevski.
Fig. 3 Région de Rio Pinturas, Argentine du Centre. D'après
A.R. Gonzalez.
Fig. 4 Groupe de flétans, gravures de Kvernavika, Norvège
septentrionale.
Fig. 6 Peintures de Chaclarragra, région de Lauricocha
(Pérou). D'après L.G. Lumbreras.
4
En page de gauche : scènes de pêche
La faune aquatique est assez peu représentée dans la première
tranche chronologique des graphies, mais ses manifestations sont
variées : salmonidés .finement gravés sur le Bâton perforé de Tey-
jat, truites gravées sur argile, peu avant le Salon noir de la grande
caverne de Niaux; magnifique saumon gravé sur le petit abri de
Gorge d'Enfer, proche des Eyzies; grand poisson gravé de la grotte
de Pindal l'Atlantique; large poisson plat peint au-dessus d'une
vasque d'eau souterraine de la grotte de la Pileta /'Andalouse,
autant d'exemples caractéristiques, aux techniques d'exécution les
plus variées. Mais c'est dans la deuxième tranche chronologique
qu'il nous est donné d'admirer des parties de pêche, avec parfois
l'entrée en scène du pêcheur lui-même!
Ces gravures de pêche se localisent sur les roches gravées de
l'extrême nord du globe, dans l'école arctique, sur les con.fins de
la mer Blanche, dans le secteur de Zalavrouga. On trouve des
scènes de pêche peintes sur rocher en Afrique du Sud, à des dates
vraisemblablement assez tardives : dans les montagnes du Sud,
sur les flancs méridionaux du Drakensberg.
Ces scènes s'intégrent dans l'art rupestre du "peuple de /'Eland»
magistralement étudié par Patricia Winnicombe.
Fig. 1 Scène présentant une capture de poissons, grâce à une
fosse, creusée par l'homme, une espèce de poissons très particu-
lière, les barbus. Ce type de fosse aurait été utilisé lors de la
remontée de l'espèce, au moment du frai (montagnes de Bamboo).
Fig. 2 Dans le district de Mount Fletcher, le site de Kenegha
Poort livre une scène peinte dynamique. Les pêcheurs harponnent
les poissons, armés de longues lances, en équilibre sur de frêles
esquifs individuels. L'un d'eux est ancré à l'aide d'une grosse
pierre reliée.par une corde à l'embarcation. D'après Patricia Win-
nicombe.
Fig. 3 Gravure schématique pisciforme du bassin de la Lena.
Fig. 4 Gravure plus réaliste du bassin de /'Angara. D'après
Okladnikov.
Fig. 5 Peinture rouge, sur rocher, d'un abri de Patagonie.
D'après Susana Monzon. ·
En page de gauche : la communication dans l'Arctique
Fig. 1 Skieur s'accrochant à une boucle (Zalavrouga).
Fig. 2 Skieur du bassin de /'Angara (URSS). D'après Oklad-
nikov.
Fig. 3 "École de skieurs" avec leurs bâtons (Zalavrouga) .
D'après A.M. Linevski.
Fig. 4 · Grandes embarcations pré- Vikings, proue ornée d'une
tête d'élan, avec une longue équipe de rameurs. Gravures de la
mer Blanche, secteur de Zalavrouga. D'après A.M. Linevski.
Fig. 5 Embarcations de même type; gravures du bassin de la
Lena.
Fig. 6 Embarcations "pontées " du nord de la Norvège. Tou-
jours la proue en tête d'élan. D'après H.G. Bandi.
En page de gauche: l'asservissement animal...
Vers la fin de la deuxième phase chronologique, alors que s'an-
nonce la nouvelle économie, dont les racines plongeaient au mag-
dalénien, de nombreuses et diverses graphies, de toutes parts dans
le monde, expriment les formes diverses de l'asservissement ani-
mal devant l'habileté humaine.
Fig. 1 Scène vivante d'Afrique du Sud. Des chasseurs armés
de l'arc, comme en Europe, aidés de chiens, parfois tenus en laisse
(la domestication du chien serait-elle tardive en ces régions
extrêmes?) attaquent des babouins. Site 0 1 du Drakensberg.
D'après Patricia Winnicombe.
Fig. 2 Gravures du Sahara. Hommes masqués ay ant attaqué
et ligoté un rhinocéros, preuve d'un climat beaucoup plus humide,
site d'In Habeter. D'après Frobénius.
Fig. 3 L'homme en difficulté avec son renne. Gravure de la
mer Blanche, région de Zalavrouga. D'après A.M. Linevski.
Fig. 4 Site « W » du Drakensberg. Un cheval, lourdement
chargé de lambeaux de viande, suit son maître, armé d'une lance
massue ... Un peu comme les Masaï. D'après P. Winnicombe.
Fig, 5 Très belle graphie de sloughi, élégante variété africaine
de lévrier. Origine: Séfar, dans le Tassili des A1jers. D'après
H.-J. Hugot. Un sloughi non moins remarquable est connu dans
les peintures de l'abri de Bou Sfer, extrémité de la dorsale tuni-
sienne. Une voie de passage d'influences entre l'Europe et l'Afrique!
Fig. 6 Personnage portant un arc, tenant en laisse un bou-
quetin! Fresques de Jabbaren, Tassili des Ajjers. D'après photo,
H.-J. Hugot.
PETIT LEXIQUE
DES TERMES GRAPHIQUES USUELS
DE LA TRANCHE ULTIME
DE 5000 À NOS JOURS

L'anecdote du puits de Lascaux est devenue, au cours


des millénaires suivants, histoires de chasse, anecdotes
domestiques, scènes de vie courante et quotidienne. Mais
celles-ci demeurent très temporelles, limitées au moment
même où elles se déroulent.
Dans les derniers millénaires, des scènes de ce genre
deviennent véritablement des histoires, de }'Histoire, avec
l'évocation, la transcription d'événements exigeant du temps
pour se dérouler. Grâce aux supports fugaces, les peaux,
les écorces notamment, des pages d'annales, des récits nous
sont conservés. Le fait est important, car il nous montre
concrètement le rôle de ces supports fugaces, au sein de
très lointaines chronologies, vieilles de nombreux millé-
naires. Il évoque les immenses pertes subies par la des-
truction et la non-conservation de ces graphies, et la part
relative des graphies, connues parce qu'elles ont été exé-
cutées sur les supports pérennes de nos grottes, cavernes
et rochers. Combien de centaines, de milliers de documents
graphiques possédons-nous? Combien de milliers, de cen-
taines de milliers de documents sont irrémédiablement
perdus? Quelle terrible leçon de prudence pour l'archéo-
logue!
11111~+-
En page de gauch e : enceinte de chasse, enceinte pastorale
Enceinte gravée de Rujm Hani, Jordanie, en fo rme d'entonnoir,
avec enclos trappe pour la chasse ou pour garder le bétail. Fin
de la troisième tranche chronologique. D'après le Pr Lankaster
Harding, repris par Emmanuel Anati.
En bas, ancien coral de chasse, près de Stavanger, nord de la
Norvège. Ce ty pe d'enclos, décrit depuis le XVII' siècle, est toujours
utilisé. Les animaux, les rennes domestiques, sont rabattus dans
le piège par des hommes et des chiens placés en ligne. On raconte
qu'au XVII ' siècle un millier d'animaux ont été tués en une journée
de chasse, en Finlande!
La même structure de chasse est connue dans la grotte de la
Pileta (12000). Une enceinte en pointillé rouge sur la paroi porte
des couloir_s serrés pour la traque, l'isolement et l'abattage du
gibier. Ce même type de coral se retrouve actuellement dans la
pampa argentine (cf. Naissance de la civilisation, p. 2 Cahier
photo) . Proche-Orient, extrême nord de la Norvège, Andalousie,
Pampa argentine, quatre sites aux structures identiques, quatre
chronologies de 12000 à nos jours assurent l'œcuménisme de la
technique. Devant des besoins identiques, l'homme réagit de façon
identique. L'identité est le fait de l'homme lui-même!
En page de gauche: "la littérature peinte »
Ces tambours magiques, de forme ovale ou elliptique, en civi-
lisation lapone, sont taillés dans du bois de bouleau ou de pin.
La peau du tambour est une peau de jeune renne. Elle est décorée
de figures diverses, colorées en rouge, dont le pigment provient de
l'écorce d'aulne longuement mastiquée. La peau constitue un
magnifique exemple de « littérature peinte » ! La bande dessinée
moderne paraît bien proche.
Exemplaire du xvm• siècle ou d'un siècle antérieur, ongma1re
de Lule Lappuort. D'après Arthur Spencer.
En page de gauche : une histoire en images
Un calendrier des Indiens, des Sioux Dakotas, un « winter-
count ». Chaque année est représentée par un signe rappelant un
événement quelconque, pas obligatoirement remarquable ni impor-
tant. Le premier signe est celui du centre, et les pictogrammes
tournent en spirale dans le sens opposé à celui des aiguilles d'une
montre, comme les 45 signes hiéroglyphiques du disque de terre
cuite de Phaïstos, en Crète (musée d'Héraklion) . Ces derniers se
déroulent, eux aussi, en spirale, de la circonférence vers le centre,
dans le sens opposé à celui des aiguilles d'une montre.
Le sens de rotation a certainement son importance, étant soit
bénéfique, soit maléfique, comme il en va pour la svastika. Ce
calendrier s'étend de 1800 à 1870. Ainsi, le dernier signe, pour
l'année 1870, représente un tragique incident ayant opposé les
Dakotas et leurs voisins, les Corbeaux. Les Dakotas surprirent et
cernèrent leurs adversaires dans les Black Hills (d'où le cercle
signlji.ant «cerné», et, au milieu, des têtes de Corbeaux). Dans
le combat, les Dakotas perdirent treize des leurs : les silhouettes
entourant le cercle. Une longue histoire en images!
Nombre de graphies préhistoriques, surtout celles qui mettent
en scène des groupes humains, représentent de.s scènes historiques
analogues. Parfois même, les combats sont plus explicites encore.
C'est le cas pour les peintures du Levant espagnol.
En page de gauche : signes indiens
Signes pictographiques ou idéographiques des Indiens de l'Ouest
américain. D'après W. Tomkins.
Chaque signe représente une idée ou un mot. Certains de ces
signes sont universels et anhistoriques. Ils se retrouvent parfois
dans les innombrables graphies que nous a laissées le paléolithique
supérieur.
Les mêmes besoins de donner une graphie, une image d'un
mot, d'une chose déterminent les mêmes signes. Le 10, montagne,
est dans Les zigzags de l'âge du renne. Le 31, signifiant beaucoup,
monceau, Joule, argent, se retrouve dans les nuages de points.
Le 1, bison, exprime les cornus, recensés par milliers sur les
roches du mont Bégo, à la fin de l'âge du bronze et au néo-
lithique. Le 20, un cercle signifiant l'éternité, se retrouve dans
d'innombrables représentations circulaires, de même que le Soleil,
le 18. Les lignes ondulées parallèles sont L'image éternelle des
ondes!
t 1
En page de gauche : littérature peinte canadienne
Autre exemple de littérature peinte, cette peau de phoque, por-
tant, COf!-SUs, ces motifs découpés sur des peaux minces, teintes
en noir. Ces découpures représentent des thèmes domestiques ordi-
naires, le « ula », couteau en forme de croissant d'usage universel,
la hachette, les ciseaux, des oiseaux, un peigne, une paire de
gants, suggérant étrangement les mains positives de la préhistoire.
Bel exemple de pérennité!
Peau de phoque réalisée par Keakjuk, du cap Dorset, baie de
Baffin (XIX' siècle). D'après le ministère canadien du Nord.
En page de gauche : une littérature " gestuelle »
Ce riche tableau de signes indiens de l'Ouest américain fut
établi par W. Tomkins, de San Diego, en Californie. Ces signes
très divers sont à base de mains et de positions respectives des
doigts. Certains ont voulu voir, dans cette grammaire des signes
obtenus par les doigts et les mains, comme un reflet des mains
mutilées de Gargas, s'opposant aux rites des mutilations patho-
logiques de la Grotte-clinique. Or des empreintes de doigts mutilés,
enfoncés dans l'argile, avec leur bourrelet cicatriciel, sont connues.
Physiquement, certaines positions des doigts sont impossibles à
réaliser. A coup sûr, il s'agit de mutilations.
Or, fàit intéressant, la panoplie des signes indiens de l'Ouest
ne comprend qu'un signe pouvant suggérer une attitude de doigts
repliés, camouflés sous ou sur la paume de la main.
La figure 1 est le symbole tribal des Pawnees, les «loups». Les
mains sont élevées, index et médium dressés et écartés. Les mains
sont rapprochées de chaque côté de la tête, comme pour représenter
les oreilles dressées du loup.
Que conclure?
Que nous apportent les graphies
de la préhistoire?

« C'est par l'effet de notre arrogance, qui, sans cesse,


refuse aux hommes du passé des perceptions pareilles aux
nôtres, que nous dédaignons de voir dans les fresques des
cavernes autre chose que les produits d'une magie utili-
taire: les rapports entre l'homme et la bête d'une part,
entre l'homme et son art de l'autre, sont plus complexes
et vont plus loin ... » Cette phrase est extraite des Archives
du Nord, de Marguerite Yourcenar. Tant il est vrai que,
souvent, le poète est plus près de la vérité que le savant.
Que nous apportent ces graphies de la préhistoire dont
j'ai groupé quelques illustrations? A feuilleter ces pages,
qui ne rassemblent pas que des chefs-d'œuvre (bien que
le pourcentage habituel des graphies de qualité y soit lar-
gement· dépassé), ne retrouve-t-on pas cette diversité très
humaine qui serait le propre de notre espèce? Diversité,
mais aussi uniformité, car il s'agit, encore et toujours, de
l'homme. Existe-t-il une région privilégiée? Connu dans
la petite presqu'île occidentale, cul-de-sac de l'Asirope, cet
art préhistorique, sans l'être réellement, n'a-t-il pas béné-
ficié d'une prospection heureuse amorcée au siècle dernier,
280 L' ESSOR DE LA COMMU NICATION

encouragée par les miraculeuses découvertes de ce passé


proche où pullulaient les enfants fouineurs et quelques
universitaires heureux et chanceux?
Les découvertes de ces graphies, dans les toutes récentes
décennies, couvrent d'un manteau au tissu de plus en plus
serré la totalité du globe.
Les racines mêmes de ces graphies gagnent de plus en
plus profondément dans un passé où la deuxième décennie
de millénaires, la troisième et, peut-être, la quatrième ne
causent nulle étonnante frayeur . Communément, les qua-
rante mille ans se révèlent compatibles avec les premières
graphies de tracés digités et les premiers signes. Leur sens
profond doit tenir compte de cet œcuménisme. Et si, dans
la diversité des manifestations graphiques et la diversité
de leur chronologie, se marque une unité, c'est bien celle
de l'homme.
La répartition de l'iconographie, rassemblée pour cet
essai, n'est pas sans susciter d'intéressantes méditations.
30 p. 100 des graphies collectées restent du vaste domaine
de l'abstrait: ce qui, traditionnellement, est baptisé
« signes ». Signes, que les vulgaires points, points de cou-
leur plutôt que points impacts sur le sol ou sur les parois ...
Mais ne se conservent-ils pas plus malaisément? Points
alignés en file simple ou multiple, en guirlande, nuage de
points. Et, sans transition, des points l'on passe aux fines
et longues hachures, aux quadrillages. Des figures géo-
métriques apparaissent parfois. On pourrait facilement
multiplier les exemples. Ces points s'associent enfin aux
graphismes animaliers. Canal logique pour atteindre ces
figures, dont certaines sont alors des chefs-d'œuvre, de réels
témoignages d'art. Mais, dans leur vaste majorité, ils ne
sont que de vulgaires graphismes. Quelle diversité, alors,
aussi profonde que la diversité des personnages humains 1
Si l'animal <<passant» est majoritaire, la variété des situa-
tions dans lesquelles il s'anime est étonnante! Il sort, il
entre, il descend du plafond ou il y monte, s'accrochant à
tout relief suggestif, même relief en creux, à toute bosse,
à toute fissure formative, à toute diaclase, d'où il s'échappe.
LES GRAPHISTES 281

L'animal (de toutes les espèces) est rarement seul, pas


toujours complet. Les têtes d'animaux sans corps répondent-
elles exactement aux corps sans tête ? Les statistiques du
futur résoudront le grave dilemme! L'animal s'avance
volontiers par couple, par file , en colonne, face à face, par
famille, et s'intègre dans des compositions animalières
hautement élaborées, d'où sourdent des thèmes déjà éleu-
siniens. Ce monde animal représente quelque 40 p. 100 de
l'iconographie que nous avons rassemblée.
Vers le X• millénaire, le personnage apparaît, l'homme
de la scène du puits de Lascaux en étant le parfait sym-
bole. Cet homme, et aussi cette femme, avec leur phy-
sique, leur masque, s'imposent désormais. Leur corps,
leurs pieds, leurs mains, leur sexe sont des signes par-
lants. Mais il est des êtres plus élaborés, des silhouettes,
de vrais personnages, des archers, des femmes, dont les
modes nous séduisent, dont les activités nous émeuvent;
et, plus tardivement, nous les retrouvons, hommes et
femmes, pour la chasse, la pêche ou les collectes végétales.
Sont-elles émouvantes, ces femmes qui récoltent le miel
sauvage d'un essaim, qui partent au champ, leur petit
balluchon sur le dos, qui donnent la main à leur enfant
ou s'apprêtent à l'amour!
Ces graphies constituent 30 p. 100 de l'iconographie.
Deux éléments absents. L'absence du premier, le décor
végétal, ne saurait nous étonner, dans une économie chas-
seresse. Encore que quelques graphies représentent cet uni-
vers végétal. On est frappé, par ailleurs, par l'absence de
fi_gurations divines. L'être hybride des Trois-Frères, le Grand
Etre de Rouffignac, peut-être? Mais, comme l'avouait un
fermier de Flandre entrant dans une église avec Marguerite
Yourcenar :· « On ne devrait pas donner une figure au Bon
Dieu!»
J'ai repris, souvent, les réflexions et les méditations de
l'abbé Breuil, le « pape de la préhistoire», sur ces ancêtres
de nos cavernes qui <<n'étaient ni plus bêtes, ni plus intel-
ligents, ni plus beaux, ni plus laids que nous-mêmes ».
Marguerite Yourcenar, encore elle (mais quel style et quelle
282 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

prescience), n ~avouait-elle pas : • Ces gens-là nous res-


semblent : mis face à face avec eux, nous reconnaîtrions
sur leurs traits tous les degrés qui vont de la bêtise au
génie, de la laideur à la beauté. »
Mais, me direz-vous, que sont donc les innombrables
graphismes de ces hommes que vous suivez pas à pas dans
leur élaboration, leur variation, sur l'ensemble du globe?
Ces graphismes sont leur langage 1 Leur littérature peinte
ou gravée, exprimée en images. Un vaste, puissant et uni-
versel vocabulaire, un langage véritablement pré-babélien,
car universel, bien avant que la diversité nous soit imposée
comme châ~iment, pour avoir voulu monter la tour de
Babel!
III
LES LOCUTEURS
André Cherpillod formulait r écemmen t un r egr et :
11L'impossibilité où n ous som m es de savoir comment le
chasseur néandertalien , l'ar tiste m agdalénien nommaient
leurs objets familier s! » La r emar que désabusée du lin -
guist e ne serait-elle pas tempérée par la réfl exion du
Pr André Leroi-Gourh an, dans son ouvrage La Mémoire et
le Rythme : << La meilleure preuve qu'on puisse administrer
(il le fallait encore) de l'existen ce d'un langage au paléo-
lithique supérieur, c'est précisément que les figures ne
pouvaient se passer du secours des mots pour être intel-
ligibles »? Le même auteur définit sa pensée dans Le Geste ·
et la Parole, en une formule nette et vigoureuse : « L'art
figuratif est inséparable du langage. »

Premiers indices
Le passionnant problème posé: comment parlait Cro-
Mag:Qon, mérite d'être précisé. Cro-Magnon s'exprimait par
des mots, par des associations de mots, par une organi-
sation de ces mots constituant un langage. Je laisserai
volontiers de côté la constatation inquiète de Cherpillod,
encore que la question ne manque pas d'intérêt, car le
Néandertalien avait, lui aussi, son langage, comme son
très lointain prédécesseur, Homo erectus, comme tous ceux
286 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

qui, anonymes, connurent l'osmose des gestes, des fabri-


cations d'outils, des premiers silex taillés et, partant, acqui-
rent les premiers rudiments du langage. L'osmose des sons
suit l'osmose gestuelle. Le lexique des objets familiers serait-
il, d'ailleurs, un sujet d'enquête linguistique valable, mieux:
de paléolinguistique? Les objets quotidiens, les outils tra-
ditionnels sont innombrables, très personnels. Chaque
<< fabricateur » utilise des termes qui, souvent, lui sont
propres. Le vocabulaire technique est d'une étonnante
richesse, souvent spécialisé. Chaque artisan, chaque atelier
a son jargon. Au gré des déplacements et des communi-
cations, les termes utilisés varient. Plus stables seraient
les noms de lieux. Quels que soient son mode de vie, ses
conditions d'existence, ses occupations techniques, l'homme
vit sur une parcelle de terrain, fût-elle itinérante. Il a
besoin de repères topographiques - la rivière, la plaine, la
montagne - pour situer le lieu où il gîte, où il repose, où
il retrouve sa compagne et ses petits. La collecte végétale
à ses débuts, la recherche désespérée des charognes, que
signale dans le ciel le vol des rapaces; les premières expé-
ditions de chasse; les affûts; les quêtes, du quartz ou du
silex à travailler ... toutes ces actions obligatoires et fami-
lières obligent à la pérégrination, à d'incessants et, parfois,
lointains déplacements. Il ne faut pas se perdre; il faut
regagner son foyer!
Lorsque le Cro-Magnon, en possession du feu et du bri-
quet qui lui permettent l'usa~e de la lampe, conquiert le
monde des ténèbres, il diversifie son habitat. A ses huttes
de branchages, à ses cabanes à armature recouverte de
peaux, à ses cabanes creusées dans le lœss et couvertes de
rondins, il ajoute, lorsque le cadre naturel le lui permet
ou le lui suggère, les habitats des abris sous roche, des
surplombs, des flancs de falaise, des redents de corniches
rocheuses abrités des vents glacés du nord, tous les CReux
naturels où il améliore son abri.
Et s'il est des CReux que Cro-Magnon repère plus que
d'autres, n'est-ce pas les CReux et les GRottes où les sup-
ports pérennes lui permettent, pour la première fois dans
LES LOCUTEURS 287

l'histoire du monde, de tracer ses graphies, de les conser-


ver, de les améliorer, de les compléter ... de pouvoir enfin
inscrire et conserver son histoire 1 Le langage fugace des
plaines, inscrit un temps sur le sable des grèves, n'a pu
nous parvenir. Le langage des graphistes des grottes« sauve
de l'oubli, en constituant les archives de notre mémoire»,
déclare Charles Baudelaire. Plus que langage, les manifes-
tations de ces graphistes sont aussi archives! C'est en explo-
rant les grottes que nous avons quelque chance d'élucider
certains éléments de ce langage archive.
La découverte, en 1956, des gravures et peintures de la
vaste caverne de Rouffignac apporta un jalon précieux. Le
toponyme de la cavité, celui qui était marqué sur les vieux
plans et les textes de l'histoire ancienne, n 'était autre qu'un
de ces paléotoponymes, le CRo-du-CLUZeau, un terme
double, fort fréquent en Périgord. Les linguistes connais-
saient ces termes et les attribuaient à la vaste nappe lin-
guistique, qualifiée de •• pré-indo-européenne ». Non seu-
lement ce terme était répandu, mais il avait ses lettres de
noblesse. L'abri célèbre, qui , fouillé en 1868, après avoir
été éventré par les travaux de la voie ferrée, avait livré
cinq squelettes promus au baptême de l'homme du renne,
ne s'appelait-il pas CRO-Magnon !
Un nouveau rapprochement s'imposait à l'ancien élève
de l'école normale de Melun, féru de préhistoire, dès 1926.
N'allait-il pas explorer les sites du Gâtinais et de la forêt
de Fontainebleau? Il cherchait - et ne le trouvera d'ailleurs
pas - un site archéologique, dont parlait Gabriel de Mor-
tillet, grand préhistorien de l'époque. C'était une caverne
au sud du Long Rocher, aux limites méridionales de la
forêt. Elle consistait en deux ou trois chambres spacieuses
et contiguës, communiquant entre elles par d'étroits pas-
sages. Vers 1830, un carrier, qui dirigeait une exploitation
de grès, remarqua cette grotte, en fit dégager et agrandir
l'ouverture. En 1870, les carriers la détruisirent, ne lais-
sant qu'une saillie rocheuse de deux à trois mètres, sur
cinq à six mètres de longueur. L~s préhistoriens locaux s'y
intéressèrent, trop tard hélas! Ed. Doigneau, le grand et
288 L'ESSOR DE LA COMMUNI CATIO N

sagace pionnier de la préhistoire nemourienne, dont les


publications furent mon premier bréviaire archéologique,
y r éalisa des recherches. En 1892, Gabriel de Mortillet les
appréciait ainsi : « Gisement fort intéressant, nettement
m agdalénien. Tous les débris se rapportent au renne, Cer-
vus tarandus. »
Beaucoup plus tard, en 194 7, la saillie de l'abri devait
receler à Henri Poupée quelques traces de peintures pré-
h istoriques : deux ensembles de macaroni et deux animaux
superposés, «dont l'œil exercé de l'abbé Breuil a décelé la
pr ésen ce ». Cette grotte effondrée, contenant des traces de
graphismes m agdaléniens, porte le nom caractéristique de
CROc-Marin !
CRO-Magnon , CRO-du-CLU Zeau, CROc-Marin ... un nou-
veau toponym e s'imposait à m on esprit , t rès connu et fort
célèbre pour être, lui au ssi, ter me éponyme d'une impor-
tante culture préhist orique, le CROt du Ch arnier, le topo-
nyme ancien et précis de Solutré.
Ces coïncidences étaient pour le moins troublantes et...
éclairantes! Le nom que leur attribuaient les linguistes,
terme fort commode sa ns doute, m ais assez vague, au
demeurant, était celui d 'un e «racin e toponymique pré-
indo-européenne >> . Il importait d'étudier leur densité dans
cet espace, peut-être m êm e au-delà. Et n 'était-il pas possible
de leur accorder une chronologie mieux défin ie, une esti -
mation magdalénienne ou , pour le moin s, du paléolithique
supérieur ?

Et s'ouvre la linguistique!
Telle était l'aventure linguistique qui s'offrait à m oi,
après avoir épuisé les plaisirs de l'aventure arch éologique
pendant plus d'un demi-siècle. Dès 1959, dans la Géogra-
phie humaine préhistorique, j 'évoquai timidement ces pro-
blèmes. Et cela me conduisit à me pench er sur les travaux
linguistiques de Meillet, Fouché, Albert Dauzat, Georges
Dumézil. L'« ultra-Histoire » de ce dernier me semblait
LES LOCUTEU RS 289

pleine de promesses. L'indo-européen a pris, au cours du


siècle dernier, plusieurs sens, dont certains furent abusi-
vement étendus à des domaines extrascientifiques dange-
reux. L'expression est souvent utilisée seule, pour alléger
le discours, mais Georges Dumézil a réalisé la mise au
point nécessaire : il faut préciser, dit-il: <<Des peuples qui
parlaient, ou parlent, des langues dérivées des dialectes,
sa ns doute déjà différenciés, d'une même langue préhisto-
rique, appelée, par convention, l'indo-européen. >>Il pensait
que cette langue originelle était vraisemblablement vivante
au temps où voisinaient encore les ancêtres des hommes
qui devaient, entre le III" et le II• millénaire, s'établir, les
uns, dans la vallée de l'inclus, les autres, au bord du Tibre.
Cette grande famille linguistique plonge dans la protohis-
toire. Son aire formative est sujet à d'âpres discussions.
Son berceau, que G. Dumézil situe « quelque part en
Russie>>, occupe vraisemblablement d'immenses terri-
toires, disons pour être large, entre le Danube et la Cas-
pienne. L'étude des premières civilisations forestières
européennes m'inciterait même à suggérer un secteur géo-
graphique plus limité: les vastes et riches plaines du Dniepr,
qui jouèrent un rôle essentiel dans la genèse des outils
forestiers du pic et du tranchet, et, plus avant, dans l'éla-
boration des graphies abstraites évoluées, dont les magni-
fiques exemples se signalent dans la région de Mézine, en
Ukraine. Mais là n'est pas mon propos. Les tribus qui
occupaient ces territoires étaient prolifiques et avaient une
politique expansionniste. Certains diront même que ce
furent des conquérants! Une économie assez élaborée per-
mettant un essor démographique, une vie de pasteurs pra-
tiquant aussi de premières cultures, héritiers directs des
populations chasseresses, plus anciennes, en serait à l'ori-
gine. Une osmose démographique, une extension de proche
en proche reste plus normalement possible et tout aussi
vraisemblable. Quoi qu'il en soit, ces tribus prolifèrent et
se dispersent. Vers l'Europe septentrionale et occidentale,
d'une part. Vers l'Asie antérieure, vers l'Iran, d'autre part,
étapes d'une longue marche qui les conduit à travers les
290 L' ESSOR DE LA COMM UNICATION

plaines de }'Indus et du Gange, jusqu'aux r ivages du golfe


du Bengale.
La formation linguistique est d'époque protohistorique.
Elle véhicule avec elle tout un ensemble de vocables adaptés
aux exigences quotidiennes de la vie nouvelle. Elle apporte
«une langue de la civilisation rurale, un langage de l'agri-
culture », comme le reconnaît Gaston Roupnel. Et ce, à
une période de mutation, à une période charnière où, selon
Meillet, << les métaux jouaient déjà un certain rôle ».
Quelle était l'importance numérique des porteurs de cette
langue commune dite « indo-européenne »? Comme elle
était extrêmement diluée, depuis l'Atlantique, et de la mer
du Nord à la Baltique, jusqu'aux confins de l'Inde (elle n'a
pas traversé la Méditerranée) , cette nappe linguistique cor-
respond, pour certains, au peuple des kourganes, infiltré
au cours du III• millénaire au centre et au nord de l'Europe,
puis, vers 2000, dans les îles Britanniques. Elle est aussi
assimilable aux peuples des steppes, par des populations
du Proche-Orient, les Hittites notamment, à traver s l'Inde.
Ils possèdent la hache d 'armes en pierre polie qui sera le
modèle de la hache de métal. Tous les témoignages archéo-
logiques qu'ils ont pu abandonner, au cours de leur périple,
ne donnent pas }'impression d'un effectif considérable.
Camille Jullian voit certainement juste lorsqu'il constate
que la civilisation gallo-romaine est née de }'adaptation
d'éléments gaulois aux éléments classiques, aux éléments
latins! Les colporteurs, les commerçants, les guerriers de
Rome imposent leur langue, élément actif de la famille
indo-européenne, à des groupes gaulois, à des cités gau-
loises, à la partie de }'élite gauloise qui s'est ralliée à la
puissance de Rome. Mais, dans les campagnes de la Gaule
chevelue, où la population est isolée, clairsemée et active
dans ses innombrables clairières défrichées, le langage
nouveau ne pénètre pas. Il en sera ainsi pendant des siècles.
Le latin ne sera imposé, par osmose linguistique, que dif-
ficilement et tardivement. Actuellement, le jargon << fran-
glais » n'est pas encore en usage chez les vieux paysans des
Cévennes.
LES LOCUTEURS 291

Paysans et forestiers conservent leur langue. Surtout, ils


s'accrochent à leurs termes de terroir, d'habitat, à leurs
toponymes. Il en est de même pour les siècles antérieurs,
lorsque les << locuteurs 11 indo-européens arrivent sur notre
territoire.

La vague linguistique indo-européenne


«Quelques milliers d'Indo-Européens ont conquis la
Gaule néolithique )), évalue Camille Jullian. Il estime que
<<les millions d'hommes qui l'habitaient alors durent
prendre l'idiome et les coutumes des envahisseurs». Le
terme d'« envahisseur» serait plus judicieusement rem-
placé par celui de « migrateur )). Ce peuple migrateur peut
avoir été le rassemblement éphémère d'individus, sans autre
lien qu'une commune aventure, mais cette supposition se
heurterait aujourd'hui «à l'existence indiscutable d'une
phraséologie poétique traditionnelle reflétant une idéologie
commune >l, déclarait Jean Haury, en 1981. Des grands
éléments mythologiques, étudiés de l'Inde à l'Islande, du
Caucase à la Turquie, Georges Dumézil exhume sa théorie
des << trois fonctions )). Les locuteurs indo-européens ont
pris conscience de l' importance du fait que tout organisme
social, le monde divin comme les groupes humains, ne
peut subsister que par l'harmonieuse collaboration de trois
formes ou moyens d'action.
- Ce qui relève de l'esprit - religion, philosophie, savoir,
droit, politique;
- ce qui met en jeu la force physique, la défense, les
tâches herculéennes;
- ce qui assure la durée, le ravitaillement et la sexualité,
avec toutes leurs conditions et leurs conséquences... Ces
trois fonctions et l'importance qu'on leur attache seraient
un fonds intellectuel commun à la communauté linguis-
tique indo-européenne. Ne pourrait-on pas en rechercher
les racines profondes dans une préhistoire très ancienne?
Plus abordables, en l'état actuel des choses, restent l'étude
292 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

et le recensement de ces vocables, groupés sous ce terme


quasi familial d'indo-européen. C'est un vaste ensemble
qui englobe de nombreux parlers. D'ouest en est (nous
reprenons ici l'analyse récente de Jean Haury), les langues
celtiques (gaulois, disparu; irlandais, breton, gallois), le
latin , d'où sont issues les langues romanes, les langues
italiques (vénète, osque, ombrien ... disparus), les langues
germaniques (gothique, disparu , anglais, allemand, langues
nordiques), l'albanais, le grec, les langues baltiques (vieux
prussien, disparu, lituanien, lette), les langues slaves. En
Asie Mineure, l'arménien, le phrygien (disparu), les
(( langues anatoliennes» (disparues) : hittite, louvite, palaïte;
lycien , lydien. En Asie centrale, les ·langues indo-i ra-
niennes, du Veda et de l'Avesta aux temps modernes; le
tokharien (disparu).
Cette fastidieuse énumération était nécessaire pour
apprécier le travail ingrat des linguistes qui défrichent et
recensent tous les termes constitutifs de cette immense
famille linguistique qu 'est l'indo-européen. Ils répertorient
tous les termes, leur attribuent leur origine précise. Or,
ce dépouillement achevé, ils se trouvent devant un reliquat
linguistique dont ils ne peuvent déceler une valable origine.
C'est ce reliquat que, faute d'un mot plus exact ou plus
précis, ou de valeur plus chronologique, les linguistes una-
nimes baptisent « pré-indo-européen ».
C'est ce reliquat que cet essai se propose d'éclairer. Les
raci nes linguistiques de ce type sont peu nombreuses, mais
leurs localisations présentent de nombreux sites. D'où l'im-
portance et l'intérêt de cartes. Les anciens noms de lieux
sont (( des fossiles de la géographie humaine», disait Jean
Brunhes. Telle était la situation, l'état de la question,
lorsque Charles Rostaing définissait cette toponymie (( pré-
indo-européenne » au milieu de ce siècle, en créant le
terme. Les locuteurs indo-européens ne sont pas arrivés
sur des territoires vides d'habitants. L'archéolo~ie montre
parfaitement que le peuplement préhistorique était
important et dense depuis l'homme de Neandertal. Les
magdaléniens, avec leurs innombrables graphies, leurs
LES LO UTEURS 293
occupation s de lieux multiple et va n ees, n ont pu man -
quer de nous lai er de ces fo ile lingui tique . Les
mig ra teurs indo-européens ont r e pecté, adopté, conservé
le toponymes!
Il importe de cr éer quelques directi ves méthodologiques.
Certains toponymes sont aisément locali sés. Ils se ront aisés
à cartog raphier. Mai d 'autres racine , parfois ab olument
identiques, possédant des sens trè proches, ne ont que
des termes communs, significatif , certes, mais dont le
répondant n 'est pas inscrit sur le sol. Ce sont non pas des
toponymes, mais des termes généraux géographiques, géo-
logique , des terme de relief qui bén éficieront de la loca-
lisation t de la valeur chronologique des toponym e . Par-
foi , il apporteront de curieu e et pass ionnantes
révélations archéologiques. Un e nouvelle et originale
méthode de prospection s'instaure.
La recension des toponymes pouvant avoir valeur
archéologique risquait de poser pro blèm e. André Ch erpil-
lod, pour son monum en tal Dictionnaire étymologique des
noms géographiques 1 a utilisé une t r entaine de langues et
d 'écritures différentes, à l'aide d 'un micro-ordinateur, et
il reconnaît que « la découverte des ordinateurs aura, aux
yeux des générations à venir, la même importance que
celle de l'imprimerie •. J'ai prôné en on temps (Derniers
Éveils de l'homme) l' intérêt de l' informatique et d'une
banque de données des documents d 'art préhistorique des
grands musées du monde. Une telle création permettrait
de réaliser plus scientifiquement en paléolinguistique ce
qui n'est qu'un essai aujourd'hui.
J'ai disposé de deux sources de toponymes. D'une part,
ceux que le préhistorien pouvait connaître, par une
connaissance archéologique normale. D'autre part, à titre
d'exemple, j 'ai dépouillé systématiquement quelques
ouvrages, français ou étrangers, dont les index autorisaient
une collecte rapide et consciencieuse des toponyme . Ces
derniers, de par leur origine, offraient une chronologie

1. Paris, Ma on , 1986.
294 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

intéressante. Ces ouvrages sont annoncés ci-après, et le


rappel du nom de l'auteur permettra tous les contrôles
souhaitables. J'ai recherché, lorsque cela était possible,
tous les toponymes ayant une indiscutable valeur chro-
nologique. Je me suis intéressé à la tranche 15000-10000,
pratiquement les paléotoponymes de sites archéologiques
appartenant au paléolithique supérieur, essentiellement au
magdalénien ou aux sites des grottes dites « ornées >>.

Une nouvelle méthodologie de paléolinguistique


Les nouvelles populations, soit par très lentes osmoses
de contact, soit par lentes migrations, soit par infiltrations
préparant des invasions dont l'importance est vraisembla-
blement très exagérée, se superposent aux populations
anciennes magdaléniennes profondément et solidement
installées sur des terroirs qu'elles connaissent parfaitement
et qu'elles ont organisés. Ces populations nouvelles
conservent les noms magdaléniens anciens, concrets,
solides, relatifs aux accidents du sol connus depuis des
millénaires. Ce sont essentiellement des repères topogra-
phiques, les noms de leurs grottes, les toponymes, les repères
de fleuves et de rivières, les hydronymes. Ces termes d'usage
courant, d'une très élémentaire et très« première >>banalité
sont les paléotoponymes. Tels seront les termes signifiant
montagne et eau! Mais le plus répandu sera certainement
le mot pierre ...
Charles Rostaing a ébauché une méthode : 11 Quand un
nom de rivière ou de montagne ne peut s'expliquer ni par
le latin ni par le celtique ... on peut considérer comme les
plus antiques les termes les plus simples, c'est-à-dire ceux
qui sont dépourvus de suffixes.»
Les habitants modernes ne se sont pas privés de mul-
tiplier les suffixes. Il importe de ne pas en tenir compte,
pour cette recherche des paléotoponymes. Le modernisme
a multiplié fréquemment les ajouts de personnalisation, de
propriété ... Inutile de préciser que ces apports linguistiques
LES LOCUTEURS 295

modernes et superficiels ne peuvent jouer le moindre rôle


dans ces approches paléotoponymiques. La Baume-Latrone
(en fait, la 11 ~rotte des voleurs »), la Baume des Peyrards
restent pour 1 archéotoponymiste simplement des exemples
de Baume.

Quelques sondages pour la collecte


des paléotoponymes
Cette collecte nous procure des matériaux « bruts », dont
la valeur précise s'impose par la répétition de certaines
racines toponymiques, par leurs caractères généraux, hors
des langages nationaux, par leurs attributions archéolo-
giques lorsque le site le permet, par la valeur susceptible
de se dégager d'eux lors d 'enquêtes plus nombreuses, plus
approfondies, plus systématiques. Ne distingue-t-on pas,
dans ces sondages préliminaires, l'amorce et la définition
d'une future et féconde paléotoponymie revêtant son ori-
ginalité et son autonomie.
Pour découvrir une grotte ornée maBdalénienne, ou plus
généralement du paléolithique supérieur, il convient de
recenser et d'explorer toutes les cavités qui crèvent la sur-
face du globe ... impossible mission! Tenter la détection au
pendule? Il a fait ses preuves dans la découverte de la
grotte de Cougnac, mais je ne crois guère à mes dons de
11 sourcier » !

Réaliser des sondages acoustiques, comme ce fut fait au


mont Castillo, dans les Cantabres ... Il faut être sur place.
Détecter enfin les paléotoponymes caractéristiques, par
l'examen systématique des termes du Cadastre, des cartes
d'étaf-major, des cartes paléotoponymiques qu'il convient
de dresser désormais.
Les cartes des racines 11 Cala », 11 Cro », 11 Kal », « Kra »,
englobent plus de 60 p. 100 des toponymes relatifs aux
grottes ornées !
Ne serait-ce pas une méthode de prospection fructueuse?
296 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

MARIA PILAR, Los Sif!nos en el arte paleolitico, 1977.


Balmori (Asturies); Barcina de Los Montes; Bricia ; Buxu;
Caceres; Caraves; Cardes (nom d'un pueblo); Casares; Cova
rosa ; Cova negra (province de Santander); Covalanas; Font-
de-Gaume (Dordogne).

Bulletin des Antiquités nationales, n°' 16 et 17.


Cauna de Belvis (magdalénien); Couze; Eschicho Gra-
paou (début du paléolithique supérieur); Baume Quinson
(paléolithique supérieur); Gruissan, la Crouzade (azilien);
Badegoule (paléolithique supérieur) ; Brouzies (magdalé-
nien final).

D. BERCIU, Cultura Hamangia, Academiei Republici socia-


liste romania, Bucarest, 1966.
Gagarino (URSS); Char Dalam (Malte); Cura; Karanovo,
(Bulgarie); Kableskovo (Bulgarie); Kermansah (Mésopota-
mie); Kostenki (URSS).

GIOVANNI LILLIU, La Cu/tura dei Sardi. ERI éditeur, Turin,


1967.
Cala di Villamarina; Cala Moreil ; Calagonone; Calan-
cor; Calangienus; Cala Pi; Capaci ; Capo (nombreux topo-
nymes); Caralis; Carlonia; Cardiucca; Carmelo; Carmona;
Cargano; Gallura; Kalkani; Kalandriani; Kamares.

A.D. LACAILLE,Archéologie d'Écosse, Oxford University Press,


Londres, 19 54.
Carrick; Carlisle; Carnforth; Carl ucke; Carsaig; Croch;
Gargunnoch.

JOSEPH DECHELETTE, Manuel d'archéologie préhistorique,


celtique et gallo-romaine, A. Picard éditeur, Paris, 1928.
Cabris; Calmels (Aveyron) ; Car lisse; Carnac; Carsan
(Gard); Carrignargues (Gard); Carves (Dordogne); Caussois
LES LOCUTEURS 297

(Alpes-Maritimes); Cavillon (Alpes-Maritimes); Cazelle, près


de Sireuil (Dordogne); Charves (Dordogne) ; Charroux
(Vienne); Chariez (Haute-Saône) ; Claparède, près d'Apt
(Vaucluse); Clapiers, près de Saint-Cézaire (Alpes-Mari-
times); Crouzade (Aude); Crozon (Finistère); La Garne,
près d'Oullins (Rhône) ; Garrigues (Gard); Gauriax
(Gironde); Gardes (Charente); La Gravette (Dordogne); Gars
(Loire); Garennes (Eure); Gréoux (Basses-Alpes); Grésine
(lac du Bourget) ; Greze (Dordogne); Karnak (Egypte) ; Ker-
cado, près de Carnac; Kerdef (Morbihan); Kerlescan, près
de Carnac; Kermario, près de Carnac. Les paléotoponymes
en ker sont très fréquents, en région armoricaine ... Beau-
coup de sites modernes adoptent ce vocable en lui donnant
le sens de <<maison». Nombre de sites mégalithiques (IV 0
-

III" millénaire) datent de nombreux ker. En Ariège, le ker


de Massat offre un art magdalénien final (X millénaire).
0

JACQUELINE SOYER, La Conservation de la forme circulaire


dans le parcellaire français, SEVPEN, Paris, 1970.
Cavianne (Vaucluse); Cramont (Somme); Crosses (Cher);
Crozon (Finistère); Grammont (Vendée); Kereunan et Ker-
vergot (Finistère); La Capelle Balaguier (Aveyron); Kfar
Yéhezkiél (Israël).

MICHEL BRÉZILLON, Dictionnaire de la préhistoire, Larousse,


Paris, 1969.
Toponymes portant sur des termes archéologiques :
Arene candide (Ligurie); Arise (éponyme de l'arisien,
proche de l'azilien); Arudy (Basses-Pyrénées) (magdalé-
nien); Audi (abri résion des Eyzies) (début du paléolithique
supérieur); Azilien (éponyme de l'azilien); Badegoule (Dor-
dogne) [paléolithique supérieur); Bara Bahau, près du Bugue
(Dordogne) [graphies du paléolithique supérieur); Baume-
Baume, près de Quinson (Hautes-Alpes); Baume de Mont-
clus (Gard) [industrie postpaléolithique]; Baume des
Peyrards (Vaucluse) [faciès paléolithique supérieur); Baume-
Latrone (graphies . paléolithiques supérieurs); Bayac (com-
mune où se situe La Gravette) (paléolithique supérieur);
298 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

Bize (Aude) [paléolithique supérieur); Calapata, province


de Teruel, abri du Levant espagnol; Carnac; Casares (pro-
vince de Guadalajara) (graphies paléolithique supérieur);
Catenoy (Oise) [néolithique); Chaleux, près de Dinant
(paléolithique supérieur) [site qui a livré un des premiers
briquets connus]; Les Combarelles; Combe-Capelle (Dor-
dogne) [paléolithique supérieur); Combe Grenai, près de
Domme (Dordogne) [moustérien); Commarque, près de
Sireuil (Dordogne) [magdalénien) ; Cottés (Vienne) [paléo-
lithique supérieur); Comba del Bouitou, près de Brive
(paléolithique supérieur); Covalanas, province de Santan-
der (art paléolithique supérieur).

PIERRE MINVIELLE, Guide de la France souterraine, Tchou


éditeur, Paris, 1970.
(De très nombreux toponymes se retrouvent dans ce
volume. Le plan de l'ouvrage est rigoureusement régional,
délaissant ordre alphabétique et ordre thématique.)
La Balme, à Magland (Haute-Savoie, près de Cluses); la
Balme (Isère); grotte de Cassis (Bouches-du-Rhône, avec
des falaises calcaires); Caussois (Alpes-Maritimes) [plateau
calcaire riche de capitelles de pierres sèches, possédant
aussi un (( imbut de Caussol », un aven, accident typique
des pays calcaires, des karsts); La Goule (signifiant rivière
et, surtout, torrent); la Baume des Fées, à Gras (Ardèche)
[ce site de Gras est, lui aussi, un plateau calcaire semé de
.nombreux monuments mégalithiques); grotte du Drach (du
Dragon) à la Malène (Lozère); Mont Roucoux à Mialet
(Gard); Baume des Fées à Saint-Bauzille de Putois (Hérault);
la Baume Cellier, près de Saint-Guilhem-le-Désert (Hérault);
grotte de la Clamouse, vers les sources de !' Hérault à Saint-
Jean-de-Fos (nom significatif: la clameur sourde du tor-
rent); Bramabiau, le (( bœuf qui mugit », à Saint-Sauveur-
des-Pourcils (Gard) (à 40 mètres au-dessus du torrent, une
étroite ouverture conduit à une grotte sépulcrale néoli-
thique); la Baume de Saint-Firmin, à Trèves (Gard) [occu-
pation néolithique); Gargas, grotte du début du paléoli-
thique supérieur, avec ses nombreuses mains positives ou
LES LOCUTEURS 299

négatives. La grotte était l'objet d'un culte préromain à


une divinité symbolisée par le serpent Gargan; Bouan,
falaises dominant l'Ariège avec de nombreuses cavernes
que les habitants baptisent « les glaizos )), les églises. La
plus caractéristique : les 11 selugas de Bouan )) ; grotte de
Baré, à Onion (Haute-Savoie) [site moustérien); non loin,
la grande Barme, couche archéologique du bronze moyen;
la Sainte-Baume, sur la commune de Plan d'Aups (Var);
la grotte des saintes Maries, réfugiées dans la grotte, sainte
Marie-Madeleine, sainte Marthe et son frère Lazare,
Maxime, Sidoine et Trophime; la dent de Crolles (Isère)
[pic calcaire dominant le Grésivaudan]; dans la région, le
<<trou du Glaz », l'un des plus profonds qu'explorent les
spéléologues; la Baoumo du Cat, la 11 grotte du Chat», dans
les gorges de Daluis (Alpes-Maritimes); grotte du Garou,
près de Sanar~-sur-Mer (Var); roche de la Baume au-dessus
de Sisteron (Basses-Alpes); Les Calades, site à l'est des
Alpilles, commune d'Orgon. Site à pic dominant de
100 mètres le cours de la Durance, portant des cabanes en
pierres sèches, en gros blocs à même le roc, en grosses
pierres pour les murs intérieurs. Vestiges du néolithique
terminal, avec vase caliciforme. Site identique, les Lau-
zières en Vaucluse (les 11 lauzes » ou lauses, pierres plates
en calcaire ou en schiste, étaient utilisées pour la couver-
ture des cabanes, des maisons rurales); Baume-les-Mes-
sieurs, source du Dard (Jura), avec un abri sous roche et
gisement de l'âge du bronze. La rivière souterraine coule
sous le plateau calcaire de Crançot; Cernon (Jura), avec de
nombreuses cavités dont l'une est la 11 caborne » de
Menouille; les Combes (Doubs); Cravanche (Territoire de
Belfort) , caverne inconnue jusqu'en 1876: un heureux coup
de mine, dans une carrière, dégage l'entrée d'une grotte
insoupçonnée. Les archéologues y découvrent un ossuaire
préhistorique, une quinzaine de crânes et un matériel néo-
lithique tardif. Le cas est très caractéristique d'un vieux
toponyme, allusif d'une cavité habitée, en Cra ... et décou-
vert tardivement, apportant la preuve de la valeur archéo-
logique du paléotoponyme. La racine cara est pré-indo-
300 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

européenne, et P. Minvielle note, à ce propos (l 'expression


est très heureuse) : << les noms de lieux ont meilleure
mémoire que les hommes )) ; grotte-gouffre de Cassette, au
sud-ouest de Saint-Christol (Vaucluse); au nord, un aven,
l'aven de Cruis; à Vauvenargues (Bouches-du-Rhône), la
Montagne Sainte-Victoire et le Garagaï, gouffre dans le
calcaire; Balesmes-sur-Marne (Haute-Marne) [village des
sources de la Marne, avec des offrandes antiques, comme
celles qui sont déposées aux sources de la Seine] ; dans les
escarpements qui dominent le cirque où la Marne prend
sa source, une grotte, la Balme, qui donne son nom au
village voisin, Balesmes; Baume-la-Roc_he, grotte néoli-
thique (Côte-d'Or); grotte de la Baume, à Echenoz-la-Méline
(Doubs) [grotte avec un gisement _ealéontologique impor-
tant]; la Baume Noiré, de Frétigny (Haute-Saône), avec une
sépulture celte [la Baume Noiré aurait été le refuge de
Sabinus, cheflingon, et de sa compagne Eponine; la Baume
de Gonvillas, à Héricourt (occupation néolithique); la
Baume-sur-Cerdon, (vallée de l'Ain) [falaise calcaire de
30 mètres de hauteur]; grotte des Cavottes, à Montrond-
le-Château (Doubs); Saint-Hippolyte, à Baume-les-Dames
(Doubs) [avec traces d 'occupation de l'âge du fer, phase
ancienne de Hallstatt].

JEAN CLOTTES, Le Lot préhistorique, Revue d'études du Lot,


Cahors.
Cet ouvrage, thèse complémentaire de doctorat d'État
soutenue à Toulouse, est riche de paléotoponymes. S'agis-
sant d'un travail purement archéologique, nombre d'entre
eux sont parfaitement datés, ce qui rend précieuse la
consultation de ce volume.
Calès, abri de la Payre : industrie mésolithique indéter-
miné; Gramat: mésolithique; Cancel, commune de Rignac:
néolithique; Gruat: site néolithique; Carennac: paléoto-
ponyme, n'ayant livré qu'un tumulus; Cayla: oppidum de
l'âge du fer; Caylus; abri du Cayre; grotte Clavel, commune
de Caniac, avec du moustérien; Combe-Cullier ou << Crozo
de Gentillo »: site avec une industrie à lames et une faune
LES LOCUTEURS 301

de renne ; Combe de la Nêne, commune de Luzech:


magdalénien final ; Combe de l' Église, commune de Saint-
Paul-de-Loubressac : néolithique; abris de Las Crozes,
Rocamadour : mésolithique ; Crabillat : site majeur du
magdalénien final, proche de La Madeleine; Lacave : abri
de la rivière de Tulle, avec paléolithique supérieur et faune
de renne; Cuzoul-de-Gramat : importante série archéolo-
gique, de !'épipaléolithique au mésolithique, sauveterrien
et tardenoisien; Cuzals, commune de Sauliac : découverte
d'une hache polie; Gabillou : riche grotte à fines gravures
du paléolithique supérieur ; Ganties : toponyme ancien de
la grande caverne-tunnel de Montespan; Gargas : la « cli-
nique des mains», au cœur des Pyrénées ; abri Garrigue:
industrie solutréenne ; Pech-Merle : jadis appelé Pech-
Grand, bien que ce ne soit pas le sommet le plus élevé de
la région. Pourquoi alors? Cougnac, commune de Payri-
gnac, près de Gourdon : importante grotte à peintures
découverte par le pendule, sur une carte! Roc de Cave,
commune de Saint-Cirq-Madelon: gravures de bisons;
grotte Carriol ou de Conduché, commune de Bouziès : pein-
tures des débuts du paléolithique supérieur, aurignacien
et périgordien; grotte du Cantal, commune de Cabrerets :
figures du magdalénien final. De nombreux toponymes en
<< roc» sont également cités, au cours de cette étude quer-

cynoise, généralement toponymes caractéristiques des


régions méridionales. Leur analyse peut être fructueuse
pour la prospection. Il y a souvent confusion entre la valeur
d'occupation humaine du toponyme et sa valeur géogra-
phique. Des attributions historiques, sans intérêt ici, s'y
ajoutent volontiers.

L'Art des cavernes. Atlas des grottes ornées paléolithiques


françaises, Imprimerie nationale, Paris, 1984.
Tous les toponymes relevés désignent des grottes paléo-
lithiques ornées.
Calbière (Niaux); Calévie ; Cantal (près Cabrerets); Car-
riot; Caramel (Saint-Amand-de-Coly); Collias (grotte dite
Bayol); Cluzeau (grotte de Villars); Cra-du-Cluzeau (Rouf-
302 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

fignac); Croc-Marin; Croze à Gontran; Cuzoul de Mélanie


(Lot); Cuzoul des Brasconnies (Lot); Gantiés (Montespan);
Gargas; Gazel (Aude); Grande Caougne (Niaux); Ker (Mas-
sat); La Roque (Hérault); Le Garn (Oulen); Roc de Sers
(Charente); Roc d'Allas (vallée de la Beune) ; Roc Pointu
(Dordogne); Roc de Vézac (Dordogne); Roque Cave (Dor-
dogne); Roque Gageac (Dordogne); Roucadour (Lot)

GOMEZ-TABANERA, Prehistoria de Asturias, 197 4.


Algarve; Ancora; El Argar; Cangas del Narcea; Cangas
de Onis; cueva de Balmori; Castro de Caravia; Carpatos;
cueva de Covadonga; Sierra de la Cuera; Carso; Los Casares;
Los Gafares; Cabo Penas; Pozo del Ramu (Tito Bustillo).

ANDRÉ CHERPILLOD, Dictionnaire étymologique des noms géo-


graphiques, Masson, Paris, 1986.
Cet important volume de plus de 500 pages permet de
trouver ou retrouver certaines racines en dehors du trop
strict domaine de l'extrémité occidentale de l'Asirope.
Ararat : ce mont célèbre aurait pour origine la racine
pré-indo-européenne ar ou har, signifiant « montagne ».
Monts d'Arrée : id.
Baléares : du pré-indo-européen bal. " brillant».
Calabre : du pré-indo-européen kal, signifiant 11 pierre ou
dur».
Carie: id.
Carnac: de karn, tumulus, tas de pierres.
Carrare : id.
Galilée : de gal, monceau de pierres.
Mer de Kara : Kara serait un nom de rivière?
Karakoroum ou Karakoram (Pakistan) : de kara, 11 noir »,
et korum, 11 montagne».
Karaca Dag (montagne ·de Turquie) : de kara, 11 noir»,
et dag, 11 montagne ».
Karnak, racine kar, du pré-indo-européen kar, pierre,
roc, montagne.
Karst: du serbo-croate Krs, 11 région pierreuse».
Malte : du pré-indo-européen, mel, signifiant 11 haut ».
LES LOCUTEURS 303

Pour Cherpillod, << mel » aurait même sens que la racine


man, marquant également la hauteur, dans Manosque,
formé de man et du suffixe ligure asca. Asca a-t-il un
rapport avec cala, cale, échelle, escalier ... Et nous retrou-
verions Lascaux!

Réflexions sur la racine CALA et ses dérivés


Cette racine cala, très répandue, possède le sens très
général de grotte, de cavité, de creux. Elle se date, au moins,
des environs de 10000, avec la grotte classique de Levanzo,
au large de la Sicile, renfermant des gravures et des pein-
tures bien connues, dont le toponyme ancien est << cala dei
Genovesi », et par la grotte de Cala, dans le sud de l 'Es-
pagne, portant des traces de peintures paléolithiques.
Les formes dérivées sont fort nombreuses, avec la notion
de pierre, de relief, de volume, de valeur positive, et la
notion de creux, de cavité, apparentée, mais de valeur
négative.
Lorsqu'on essaie de définir ces divers termes, on trouve,
plus ou moins difficilement, ce sens originel avec ses doubles
aspects de positif et de négatif.
Cal, durcissement, comme une pierre.
Callosité, durcissement de l'épiderme.
Calleux, qui porte des cals.
Calot, morceau de bois ou de pierre pour caler.
Calotte, petit bonnet rond, porté sur le sommet du crâne.
Calvaria, nom donné au crâne par les anthropologues.
Cap, se retrouve en latin caput, la tête.
Capitaine, celui qui est en tête, le chef.
Capitane, galère du capitaine, du chef.
Capitoul, un notable, une tête toulousaine, dès le Moyen
Age.
Capitulaire, capitule, petite tête.
Carie, maladie inflammatoire des os et des dents.
Carrier, carrière, liés à l'exploitation de la pierre.
Causse, plateau calcaire.
304 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

Cabane, « trou» construit et habitable.


Caboche, cabochard, grosse tête.
Cabochon, pierre enchâssée.
Cabosse, meurtrissure, provoque une bosse, un relief.
Cabot, poisson à grosse tête.
Cabotage, navigation suivant les côtes, de point en point,
d'escale en escale.
Cabrer, se retrouve en latin, capra, la chèvre. Cet animal
se cabre, fait des cabrioles, habite les régions calcaires, les
causses ...
Cache, lieu secret pour cacher, une cavité!
Creux donne la crypte, église souterraine, en « creux >>.
Des termes plus lointains, mais où se retrouve le sens
profond de pierre, de cale, la pierre pour caler, ont très
vraisemblablement des affinités linguistiques entre eux et
pour ancêtre la racine CAL.
Les formes latines n'arrivent pas à estomper le sens ori-
ginal pré-indo-européen. Cal se retrouve en latin sous la
forme, entre autres, de cal/us, callosité. Et l'on songe au
terme «escale», qui marque l'arrêt entre deux; escales,
signifiant échelle, les échelles et les escales du Levant. Sca-
lariforme, en forme d'échelle, comme escalier, qui permet
de monter une pente, grâce à des escales, à des arrêts. La
montée d'une montagne exige une escalade, c'est-à-dire de
monter de bloc en bloc; alors que la cascade s'applique à
l'eau du torrent qui tombe, de bloc en bloc, par bonds
successifs. L'escalade est une ascension; et l'ascenseur est
l'engin mécanique qui permet une montée. Escalade, cas-
cade, ascension ... que de parentés entre ces termes. ESC,
ASC, ESCA, et de retrouver le toponyme de LASCAux!
Cairn, montagne artificielle, faite de pierres entassées.
Calanque, petite baie dans la côte provençale calcaire.
Calcite, calcium, calcaire, la pierre sédimentaire par
excellence.
Calcul se retrouve en latin, calculus, caillou, petite pierre.
On comptait jadis avec de petits cailloux ...
Causse, plateau calcaire.
LES LOCUTEURS 305

Cave se retrouve en latin, cavus, creux, lieu souterrain


(grotte, en anglais).
Caverne se retrouve en latin, caverna, équivalent de creux,
de grotte, de •• cro >> ...
Chapiteau, la tête de la colonne.
Charnier, lieu où l'on conserve les viandes salées ou
destinées à la consommation. Généralement, lieu en creux,
cavité. Le "Crot-du-Charnier», paléotoponyme de Solutré,
contenait des milliers de squelettes de chevaux. Le " crot >>
est le sommet, le relief qui signale le repaire où se
conservent les viandes.
Cro et ses dérivés : de la même famille, les crot, les
crottes, creutes de la vallée de l'Aisne; nom donné aux
petites grottes creusées dans le calcaire. Les croûtes
désignent des creux et aussi des couches en relief, fré-
quentes dans le calcaire. Les "crottes>> de la région d'Em-
brun sont des petites cavités. Mais les crottes sont aussi
les fumées dures des capridés, comme de petites boules
calcaires!
Cro, sens de creux, donne aussi le relief; le croc, le
crochet, son opposé direct.
Cru, qui s'applique à la viande dure, s'oppose à cuit, la
viande cuite et molle.
Clapier, trou creusé dans la garrigue où se terre le lapin,
d'où de nombreux toponymes, comme les Claparèdes du
Luberon.
Claquer, onomatopée évoquant un bruit sec; claquette,
claquoir, qui permettent de provoquer des bruits secs, des
clacs.
Claveau, pierre sommitale d'une voûte, la pierre chef en
quelque sorte.
Clus~, coupure transversale dans un chaînon monta-
gneux, terme très utilisé dans le Jura.
Concave, surface creuse, où se retrouvent caven, cavité,
et le latin concavus.
Coque se retrouve en latin cocha, coquille creuse.
Craie se retrouve en latin, creta, carbonate de chaux,
pierre calcaire.
306 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

Creux a donné crevasse.


Les toponymes apparentés à cala, la pierre, retrouvent
volontiers le sens originel : Cabrières d'Aigues, sur les flancs
du Luberon; Calabre; Calvados (chaîne de rochers, paral-
lèles à la côte); Calvi (que domine une falaise); Campan
(célèbre par ses carrières de marbre); Cantal; Calamès
(haut plateau calcaire dominant le bassin de Tarascon-sur-
Ariège); Camarta (cap près de Saint-Tropez); Camarès
(Aveyron); Camarat (Finistère) ; Carnac (le centre méga-
lithique le plus important); Carrare (et ses carrières de
marbre); Carso (plateau calcaire); pays de Caux (plateau
calcaire de haute Normandie); Clain (affluent de la Vienne);
Cluses (Haute-Savoie, occupe un défilé, une gorge dans un
chaînon calcaire); Cravant (Yonne); Creuse (affluent de la
Vienne); la Crau (plaine de cailloux, ancien delta de la
Durance); Crocq (canton de la Creuse); Crouty (région de
l'Aisne); Culoz (département de l'Ain).

Éléments fOUr une carte paléotoponymique


de Cala (XP-Xe millénaire)
Cala, région d'Almeria, Andalousie: graphies préhis-
toriques; Cala dei Genovesi, toponyme de la grotte de
Levanzo : peintures et gravures, épigravettien 9230 C 14;
Grotte della Cala a Marina, province de Salerne : début
paléolithique supérieur; Grotte de la Calbière: ancien topo-
nyme de la Grande Caougno, la grotte de Niaux; Grotte
du Cavillon : grotte du groupe de Grimaldi, Monaco; Grotte
de la Cauna, à Belvis (Aude) : magdalénien supérieur
12270 C 14; Cannecaude, à Villardonnel (Aude): magda-
lénien, 14200 C 14; Abri des Cabônes, à Ranchot (Jura):
bouquetin gravé sur galet; Grotte de Cavart: galet gravé
du paléolithique supérieur; Cantal, près de Cabrerets (Lot) :
grotte à graphies préhistoriques; Calévie (Dordogne): grotte
à graphies préhistoriques; Casas, province de Cadix : art
schématique. D'après H. Kühn; Carlao: site d'art rupestre
schématique du Portugal. D'après H. Kühn; Cova de Cabra:
Carte paléotoponymique de CALA
308 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

site paléolithique. D'après H. Kühn. Une récente confir-


mation : dans le Bulletin scientifique de la société préhis-
torique française, 1987 , t. 84, n° 1, p. 2, Michel Lorblan-
chet signale une nouvelle grotte ornée dans le Lot, la grotte
de Carriot-en-Quercy, un véritable pléonasme magdalé-
nien!

Éléments pour une carte paléotoponymique


de Cro (XVe-Xe millénaire)
Cro-Magnon: l'abri baptême pour l' Homo sapiens du
paléolithique supérieur, responsable des grandes << civili-
sations lithiques » de cette période, notamment, du mag-
dalénien d'importance fondamentale; Cro-du-Cluzeau : le
vrai nom de la grotte de Rouffignac, la grotte ornée la plus
développée du monde - près de 10 kilomètres - découverte
en 1956; Croc-Marin: grotte abri de la forêt de Fontai-
nebleau, avec vestiges de peintures magdaléniennes. Crot-
du-Charnier : station éponyme d'une très intéressante phase
du paléolithique supérieur, proche de Solutré ; La Cr oze à
Gontran : Gontran est le nom d'un brigand qui se r éfugia
dans la grotte, La Croze, au siècle dernier; près de Tayac,
en Dordogne: tracés digités, genre macaroni et rares gra-
vures - cheval, mammouth - souvent classés du début du
paléolithique supérieur; Crozo de Gentille: restes de renne;
La Crouzade, près Gruissan (Aude): fin paléolithique supé-
rieur; Cro de Biscop (Dordogne) : début paléolithique supé-
rieur; Eperon de Croh-Collé: presqu'île de Quiberon.
D'après P.R. Giot; Corbiac, près de Bergerac: moustérien
et début paléolithique supérieur; Crolus : abri proche des
Eyzies, à Sireuil. Sur la paroi d'une de ces petites cavités,
Gravure de cheval en ronde bosse, découverte par R. Peyrille
en 1922. L'abbé H. Breuil la voit en 1926. Certains doutes
sont émis, en 1984, dans !'Atlas des grottes ornées fran-
çaises. La vision de Breuil, appuyée désormais par le paléo-
toponyme du site, m'autorise à considérer la gravure comme
parfaitement valable, malgré la dégradation.
Carte paléotoponymique de CRO et de CRA
310 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

Le paléotoponyme Cra
(XVe-Xe millénaire)
et les rapports toponymie-archéologie
Racine apparentée à Cro
Crabillat, commune de Tursac, près des Eyzies : site
important du magdalénien final, proche du site éponyme
de La Madeleine.
Certaines étapes de civilisations s'inscrivent dans les
paléotoponymes. Jean Brunhes considérait les toponymes
comme '' les fossiles de la géographie humaine ». Ils sont,
plus précisément, les ''fossiles de !'oralité», et la strati-
graphie des toponymes exprime, aussi bien et aussi clai-
rement que l'archéologie, les successions des civilisations.
Les confins du Loiret, au cœur du Gâtinais, en apportent
un exemple séduisant. La petite commune de Montbouy
possède un toponyme d'origine latine, clair et significatif,
le mont Bovis.
Sur la commune, des fouilles ont mis au jour des arènes
gallo-romaines sur le site de Chennevières. Ce toponyme
récent, du II" siècle, signifie, en accord avec le site maré-
cageux et sa végétation caractéristique, la '' chan vrière )> ...
En pays d'oc, à Marseille, le même site est connu sous le
célèbre vocable de la Canebière. Sur ce site de Montbouy,
les préhistoriens découvrent, en surface, des silex de la
période magdalénienne, attestant une occupation ponc-
tuelle, pour le moins, des chasseurs de l'âge du renne. Or
ces terres aux richesses archéologiques datées de la phase
12000-10000 se répartissent sur les terroirs agricoles d'une
grosse ferme gâtinaise, portant le paléotoponyme carac-
téristique (et bien daté!) de CRAon!
Les rapports étroits que doivent entretenir archéologie
et toponymie sont délicats. Selon les sites, une discipline
peut et doit prévaloir sur l'autre, mais toutes deux doivent
rester solidaires et être conduites, si possible, par le même
LES LOCUTEURS 311

chercheur. Dans une thè e, soutenue en 1948, voilà qua-


rante ans, j'avais émis l'idée que le occupations archéo-
logiques dataient avec plus de préci ion et beaucou p plus
loin dans le temps que les faits de toponymie. Les exemples
choisis étaient assez convaincants. Le site de Paucourt, en
forêt de Montargis, placé par la linguistique comme
domaine de l'époque mérovingienne, était replacé beaucoup
plus haut, comme clairière de défrichement néolithique
(haches, menhir).
La clairière de Dillo, en pays d'Othe, était considérée
comme exemple classique de défrichement médiéval. Dillo
proviendrait de Diei Locus. Les appropriations, par les
paysans du XI' ou xw siècle, des terres conquises ur la
forêt originelle hercynienne par les paysans du néolithique
seraient innombrables. Elles ont largement faussé !' His-
toire. Or la clairière de Dillo, allongée entre la forêt de
Potence, au nord, et la forêt d'Othe, au sud, est le travail
des forestiers , défricheurs et paysans, armés de la hache
de silex, « à tous les stades de son développement, depuis
la grossière ébauche jusqu 'aux exemplaires du plus parfait
polissage)), entre 3500 et 2500 avant l'ère chrétienne. Les
débuts extrêmes de notre ruralité occidentale ne le cèdent
guère aux débuts pastoraux du Croissant fertile.

Éléments pour une carte paléotoponymique


de baume, balme, combe
(XVe-Xe millénaire)
Balme et toponymes apparenté . Balme, signifiant
•• grotte »; est considéré comme toponyme pré-indo-euro-
péen par Paul-Marie Duval, du Collège de France.
Baume-Latrone: art paléolithique; Baume-Cullier: site
paléolithique; Balmon (Cantabres) : paléolithique supé-
rieur; Balmori: graphies; La Baume, à Echenoz-la-Méline:
grotte moustérienne; La Baume-Quinson, La Baume de
Bouchon (Ardèche); La Baume-Tcharesso (Ardèche); La
312 L' ESSOR DE LA COMMUNICATION

Baume d'Oullins (Gard); Baume-de-Montclus : néolithique;


Baume des Anges; Baume-Fort-Brégoua: néolithique;
Baume-Noire : néolithique; Baume-Raymonde : néoli-
thique; Baume-Sourde : néolithique; Baume-la-Ronze:
néolithique; Baume-de-Gonvillars: néolithique; Baume-
Bourbon: néolithique; Baume-Bonne: néolithique; Balme-
de-la-Glos : néolithique. Tous sites archéologiques.
Balma de Montbolo (Pyrénées-Orientales) : site à cali-
ciforme, 2170 par le C 14; Baoussé-Roussé: paléolithique
supérieur des grottes de Grimaldi; Bramabiau (Gard); La
Baulme-d'Ogens du canton de Vaud, Suisse : industrie
mésolithique, 6580 C 14; Balm, près de Gunsberg, région
de Soleure (Suisse): mésolithique; Abri de la Cure, à Balme
(canton de Vaud): azilien; Barma-Grande: grotte du groupe
de Grimaldi; Barma-de-Baoussé-da-Torre (id.); La Baume-
de-Valorgues (Gard): fin paléolithique supérieur; Sous-
Balme, près de Culoz (Ain); Baume Pasqualine (Ardèche) :
graphies paléolithiques. D'après H. Kühn; Baume-Noiré,
Fretigney (Haute-Saône) : le Pr André Thévenin y signale
du magdalénien; Baume-d'Oullins, site de la commune de
Le Garn (Gard) : industrie solutréenne.
Le terme picard << bove », s'appliquant à des grottes et
cavités de la craie picarde, ne peut être assimilé à une
racine indo-européenne. Il pourrait s'apparenter au paléo-
toponyme daté << baume ».
La racine « combe » désigne très souvent des sites du
paléolithique supérieur. Elle a même valeur que baume,
balme c'est-à-dire grotte, creux. Combe-Capelle, vallée de
la Couze (Dordogne): couche paléolithique supérieur;
Combe-Grenal (Dordogne) . Découverte en 1816 par
F. Jouannet: diverses couches du moustérien; Commarque,
vallée de la Beune : sculptures du paléolithique supérieur;
Roc-de-Combe (Lot) : début du paléolithique supérieur; La
Combe (Dordogne) : début du paléolithique supérieur.
D'après J.A.J. Gowlett; Les Combarelles: grotte majeure
pour ses gravures d'époque magdalénienne, découverte en
1901 par Breuil, Capitan et Peyrony; Combel: nom local
d'une partie de la grotte paléolithique de Pech-Merle de
Carte paléotoponymique de baume,
balme et combe
314 L'ESSOR DE LA COMM UNICATION

Cabrerets (Lot) ; Combe-Cullier : site paléolithique ; Combe-


del-Bouitou, commune de Brive: aurignacien. Fouillé par
l'abbé J. Bouyssonie ; Combe-Grèze, commune de La Cresse
(Aveyron): vestiges de néolithique ancien, 4470 au C 14.

Éléments pour la carte paléotoponymique de gra


(XP-Xe millénaire)
La Gravette, commune de Bayac (Dordogne) : gisement
éponyme du paléolithique supérieur; grotte Grappin , près
d'Arlay (Jura) : magdalénien, 15300, datation C 14 ; Las
Grajas: toponyme désignant l'étage inférieur de la grotte
fondamentale de La Pileta, dans la serrania de Ronda, en
Andalousie; La Grèze, commune de Marquay, près des
Eyzies (Dordogne): gravures du paléolithique supérieur,
dont un bison classique; Les Grézals, commune de Lauroux
(Hérault) : habitat d'un néolithique ancien du y e millénaire.
Sans doute paléotoponyme apparenté, le site de Gri-
maldi , qui livra de précieux squelettes magdalénien s, de
la grande famille de Cro-Magnon. Les grottes de Grimaldi
portent aussi les toponymes des Baoussé-Roussé, les Balmes
(rochers) rouges 1

Éléments pour la carte paléotoponymique globale


de cro, cra, cala, baume, balme, combe
(XVe-Xe millénaire)
Cette carte paléotoponymique globale se superpose très
nettement à la carte de répartition des grottes ornées paléo-
lithiques, portant des graphies ou de réels chefs-cl 'œuvre
d'art préhistorique, dans la tranche chronologique ter-
minale de l'art préhistorique franco-cantabrique de l'âge
du renne.
Cette carte reflète très fidèlement l'archéologie de cette
chronologie, et ses manifestations essentiellement<< commu-
Carte pa léotopon ymique de CRA
316 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

nicative •. Elle ra emble le racine lingui tiqu e pré-


indo-européenne , dont le en profond e t c lui de
" pierre •, avec se multiples nuan es. Cette topon ymie est
donc préhistorique. C'est une paléotoponymie, que datent
avec précision de nombreux site préhistoriques. Tel était
l'objectif qu'avaient uggéré, dès 1959, la rencontre et l' in-
terprétation de la racine cro.
Toponymie et arch éologie s 'épaul nt et autori ent même
une nouvelle méthode de prospection des site t grottes
préhi toriques, par une étude toponymi que particulière-
men t fin e de recherc he des nom s de terroirs.
Serait-ce déjà un conclusion que de citer brl ve ment
les nom officiel communs, qu 'utili ent visiteur et tou-
riste , pour connaître ite et grotte préhistorique , géné-
ralement distribué entre 15000 et 10000, site et grottes
qui portent, ou portaient, ces paléotoponymes, perdus dans
l'oubli ?

Parmi les sites archéologiques connus :


Comb -Capelle ; Combe-Grenai ; La Gravette ; olutré ;
Cro-Magnon ; Grimaldi ; La Comba -del-Bouitou , rabillat ...

Parmi les '' grottes ornées » :


Le Com barelles; La Grèze; Font-de-Gaume ; Rouffignac ;
Cabreret ; Villars ; ommarque ; la Calévie ; Carriot-en -
Quercy; Montespan ; Gargas; Ma at ; Niaux ; Baume-
Latrone; Balmori ; La Cala d'Andalou ie; Levanzo; La
Pileta ... et, peut-être (le linguistes pourraient donner un
avis plus autorisé), le Tuc-d'Audoubert, et LASCA ux !

Esquisse d'une carte paléotoponymique


du monde, antérieure à 30 000 ans
Cet essai de carte paléotoponymique, co nstruction hardie
dans l'état actuel de co nnaissan ce archéologique t lin-
guistiques, tente de grouper , à l'échelle mondial (prati-
quement le Vieux Monde), les rar notions épar e en ce
Carte paléotoponymique globale
de cro, cra, cala, baume, balme, combe
• Paléotoponymes datés par des sites archéologiques
d'au moins 30 000 ans
• Paléotoponymes non datés apparentés,
de mêmes caractéristiques
• Garba III, site d'Éthiopie : acheuléen final et moustérien.
Fouilles Fr. Hours et J. Chavaillon; Kalambo Falls, à la .fron-
tière · de Zambie-Tanzanie: paléolithique ancien; Kapthurin,
près du lac Baringo : paléolithique . ancien, daté d'environ
230000 ; Karain, grotte B, moustérienne d'Anatolie, vers Anta-
lya; Karar, lac d'Oranie: site de paléolithique ancien; Karari :
industrie de type Oldoway, paléolithique ancien. Fouilles de
Glyn Isaac et Jack Harris; Karatau , région du Tadjikistan :
industrie à éclats d'Asie centrale; Kara Kamer: site du paléo-
lithique supérieur de l'Afghanistan daté de 34000 par le C 14 ;
Karaté, site paléolithique d'Australie (cf. texte explicatif);
Kariandusi, nord de Nairobi, Kenya: site paléolithique ancien,
avec remarquable industrie en obsidienne; Karlie-ngoinpool :
grotte australienne avec graphies (~f. texte explicatif); Kar-
nak: le grand site archéologique d'Egypte ; Klause (Bavière):
grotte avec acheuléen final ; Kharba (Libye) : grotte mousté-
rienne; Koonalda : première grotte australienne où Jurent
découverts des tracés digités; Krasnaia Glinka, au sud de
Kazan (URSS): site moustérien; Krems (Autriche) : site du
paléolithique supérieur, sur le Danube; Külna : grotte mous-
térienne de Moravie.

• Khabour, fleuve à la .frontière syro-turque, arrosant Tell


Hala/; Karabakh, région d'Arménie soviétique, en contestation
actuellement; Kalamata, site maritime près de Pirgos, à l'ouest
du Péloponnèse; Katakolo, site de la même région grecque;
Karst, nom commun, région pierreuse et plateau calcaire de
Croatie, de krs, signifiant 11 pierre ». Kara Bogaz, de kara,
signifiant 11 noir»; Thar, désert au nord-ouest de l'Inde, où
fleurit la civilisation de Mohenjo Daro. De tar, base pré-indo-
europ1enne, signifiant «pierre »; El Kab, site au sud de Kar-
nak, Egypte; Kara, site d'une expédition pharaonique au Sou-
dan. Kara signifierait, ici, et ailleurs, certainement plus volon-
tiers "pierre " que " noir "; Karnataka, région côtière du golfe
du Bengale ; Kary, premier site occupé par l'homme, sur le
plateau du Tibet, à une altitude de 3 100 mètres ; éventuel-
lement, des termes comme Carniole, dans les Carpates.

Le nom commun kraal, utilisé pour désigner, en Afrique du


Sud, une enceinte circulaire, entourant quelques cases, quelques
cabanes, structure d'habitat volontiers représentée dans diffé-
rentes graphies préhistoriques, est vraisemblablement de la même
racine. Le krak des Chevaliers, en Syrie, 1< le plus admirable de
tous les châteaux du monde"• déclarait Lawrence d'Arabie,
emprunte son nom au vieux mot syriaque krak, qui signifie 1< for-
teresse"·· · ou amas de pierres, ou construction de pierre!
LES LOCUTEU RS 321

domaine : les sites s'appliquant à des industries mousté-


riennes, du paléolithique moyen, civilisations à outillage
essentiellement sur éclats, réalisées par l'homme de Nean-
dertal, le contemporain du grand ours des cavernes. Leur
nombre est trop limité pour donner une belle assurance ...
mais suffisamment riche cependant pour suggérer et pré-
parer de nouvelles recherches. J 'ai cru intéressant d'y
adjoindre le site de Kara Kamar, en Afghanistan, bien qu'il
n'offre que des industries estimées encore du paléolithique
supérieur, mais datées à une phase chronologique ancienne
de 34000 par le carbone 14.
En revanche, la prise en compte de paléotoponymes du
continent australien, notamment les sites de Karlie-ngoin-
pool et de Karaté, engendrait quelques scrupules. Je pense
que la substance d'un essai permettait cette audace, à condi-
tion certainement de l'expliciter longuement, de recher-
cher en quelque sorte une excuse valable.

Et l'Australie aussi!
Le problème du _peuplement du continent australien,
aussi vaste que les Etats-Unis, est en phase évolutive. Les
archéologues australiens étudient des sites archéologiques
datés de plus de 30 000 ans par le carbone 14. Certains
archéologues supputent, assez logiquement, des dates plus
anciennes, pour les premières vagues de peuplement du
continent: de l'ordre de 50 000 ou même de 60 000 ans.
Tasmanie et Nouvelle-Guinée furent rattachées à l'Austra-
lie, constituant un vaste ensemble continental, le<< Sahul ».
Des bras de mer, de l'ordre de la cinquantaine de kilo-
mètres, séparaient le Sahul du monde mélanésien et de
l'Indonésie, et le peuplement est d'origine asiatique. Des
bateaux d'écorce, encore utilisés de nos jours, autorisèrent
ces communications intercontinentales fractionnées. Des
radeaux, faits de troncs d'arbre reliés ensemble ou même
cousus, subsistent encore, tels les « catamarans » du golfe
du Bengale. Les anthropologues considèrent volontiers ces
322 L'ESSOR DE LA COMMUN ICATION

populations comme apparentées à l'homme de Wadjak,


recueilli dans l'île de Java en 1889 et 1890. Issu du pithé-
canthrope, ou mieux du sinanthrope et de l' Homo erectus,
il aurait abouti, longtemps après, à des formes d' Homo
sapiens. Ce qui confirmerait l'anthropologie, ne seraient-
ce pas les formes de graphies!
Une nappe de sites archéologiques, issue des terres sep-
tentrionales autour du golfe de Carpentarie, entre la vaste
presqu'île du cap York et la terre d'Arnhem, s'écoule vers
la Tasmanie, au sud-est du continent australien. Le site
de Kenniff Cave, dans le Queensland fournit , en 1960, la
date de 20000. Dans la Nouvelle-Galles du Sud, dans le
secteur du lac Mungo, des foyers sont datés de 34000. Le
premier gisement offrant des graphies paléolithiques fut
la grotte de Koonalda, dans le sud du pays (précédemment
évoquée) avec des dates de 16000 à 24000. Elle offre des
tracés digités, en tout point analogues aux tracés et maca-
roni de Gargas, de Pech-Merle de Cabrerets ou même d'Al-
tamira. Nouvel argument pour penser qu'une ethni e, attei-
gnant un certain niveau économique et intellectuel, crée
des formes graphiques analogues, sans qu'il y ait osmose
directe. Ces tracés digités se retrouvent actuellement dans
22 grottes (recherches de 1984 à 1986).
Ce style de tracés, dits parfois phase « de Karaté », brille
tout particulièrement dans la grotte de Karlie-ngoinpool.
Le Pr Paul G. Bahn 1 y note une des plus fortes concen-
trations d'art pariétal du continent, un art non figuratif
de macaroni, dont de nombreux motifs circulaires, certains
ordonnés en bandes de 10 mètres de largeur. La totalité
de ces graphismes couvre au moins 7 5 mètres carrés et
cette densité n'est pas sans évoquer le salon rouge aux
Serpents de Rouffignac.
Karel Kupka, responsable de fructueuses missions du
musée d'Ethno~raphie de Bâle, insistait naguère (1962)
sur le fait que 1 (( une des ressemblances, et des plus signi-

1. Publication de 1987, travaux de l'Institut d'art préhistorique de


Toulouse paru en 1988.
LES LOCUTEURS 323

ficatives , du présent aborigène (d 'Australie, notamment de


la terre d'Arnhem] avec la préhistoire est inscrite sur les
rochers d 'Australie: les empreintes de mains, analogues à
celles des grottes préhistoriques. Les aborigènes obéissent
à la même impulsion en enduisant leurs mains de terre
grasse et colorée et en les appliquant sur la pierre, ou alors
usent d'une technique dont la concordance est plus sur-
prenante encore. Ils soufflent une peinture délayée sur leurs
mains plaquées sur les roches. Leur bouche faisant office
de pulvérisateur, leurs mains celui de ••pochoir". Ils
démontrent cette insolite •• technique du négatif " 1 ». Une
autre convergence technique, celle de l'emploi du propul-
seur << qui allonge le bras et amplifie le mouvement, lançant
le javelot » avec une précision remarquable à de longues
distances (le wumera).
Ces convergences, connues depuis de nombreuses décen-
nies, prennent une résonance toute nouvelle, par la
co nnaissance, relativement avérée, des chronologies gra-
vitant autour du xxemillénaire (et sans doute plus avant ...)
Le milieu économique et culturel australien provoque
désormais autant de riches et fructueux parallèles avec les
populations préhistoriques que les milieux du monde
périarctique, que les riches exemples des civilisations
esquimaudes.
Ces convergences autorisent-elles à prendre en compte
des paléotoponymes australiens des environs de 30000?

l. Karel Kupka, Un art à l'état brut, Lausanne, 1962.


CONCLUSIONS
Lueurs du passé! Lueurs d'avenir!
" C' est aux confins des domaines scientifiques que se
posent les problèmes nouveaux et que se trouvent les solu-
tions inattendues et intéressantes », notait Costantin, dans
les Annales de géographie, dès 1898. J'ai r epris cette pensée
con structive dans l'envoi d 'une th èse de doctorat, en 1948.
Je reprendrai volontiers ces termes au terme de cet essai.
Les linguistes, les toponymistes se penchent sur les noms
géographiques, des termes solidement établis et fortement
connus. Albert Dauzat, Charles Rostaing ne se sont pas
intéressés à La Cala des Genovesi (Levanzo), ni à La Caou-
gno et à La Calbière (les termes anciens de la caverne de
Niaux), ni au Cro-du-Cluzeau (le paléotoponyme de l'im-
mense et important Rouffignac, ni même à Baume-Latrone,
ni au Combel de Pech-Merle de Cabrerets. André Cher-
pillod déclare, dans l'avant-propos de son Dictionnaire,
qu'il a collecté les noms de « toutes les préfectures et sous-
préfeçtures de France, les évêchés, les noms liés à l 'his-
toire ... ». Certes, il note aussi les noms liés à la préhistoire
mais leur nombre est plus que limité! Il faut être Cro-
Magnon pour être retenu! Ce n'était pas sa mission. Les
linguistes recherchent les formes les plus anciennes des
toponymes, sur des cartes anciennes, sur des chartes ... Mais
l'absence de textes les déroutent. Alors, le préhistorien
328 L' ESSOR DE LA COMM UNI CATION

doit-il s'aventurer dans les dédales, impénétrables pour


lui, de la toponymie? Est-ce à lui de décrypter sans textes
le sens de toponymes vieux de dizaines de millénaires, ou
davantage?
Est-ce à lui d'aller plus avant, dans les mystères d'une
paléotoponymie antérieure aux civilisations magdalé-
niennes, pratiquement entre 15000 et 10000? Aller plus
avant, bien avant les parlers indo-européens, pour tenter
de retrouver quelque écho des parlers antérieurs à la mul-
tiplication des langues, selon l'épisode (mythique ou réel!)
de la tour de Babel? Tenter de discerner - ô combien!
avec prudence - de très rares éléments d'un parler « pré-
babélien » au véritable sens du terme?
Le préhistorien humaniste qui se permet un 11 essai » sur
l'aventure humaine peut-il avoir l'audace et la témérité
d'aller à la quête de documents linguistiques, d'éléments
dont il ose avancer la chronologie, de rechercher les tout
premiers 11 cris » du monde, les cris que les hommes, à la
charpente osseuse homogène, pouvaient proférer avant
même que des détails anthropologiques secondaires - forme
du nez, épaisseur des lèvres, tonalités si variées des couleurs
de peau, tous éléments de genèse locale ou géographique
- soient nettement différenciés, s'ils le furent?
Dans ces millénaires très obscurs, peut-on valablement
s'efforcer de retrouver les premiers cris de l'homme, ces
sons gutturaux simples et rauques, ces sons Kra, Kal
notamment? Cette lueur phonétictue serait-elle une
communication qui, à l'origine, serait une! Et peut-être,
pourrait-on l'espérer, l'amorce !1'une communication uni-
verselle possible pour demain! Eveils, Naissance, Essor, en
trois mots comme en trois volumes, n'est-ce pas le propre
de l'aventure humaine?

Plaidoyer pour une «préhistoire sélective »


La préhistoire, la très longue histoire de l'Homme sans
écriture, se nourrit de documents les plus divers. Les uns
CONCLUSIONS 329

nous sont parvenus plus ou moins intacts : sphéroïdes,


bifaces ... Manquait cependant leur environnement immé-
diat, leur emmanchement par exemple, ce qui nous han-
dicape dans la définition certaine de leur utilisation.
Combien d'autres documents ont définitivement disparu,
parce que œuvrés dans des supports fugaces à jamais détruits!
Nous ne connaîtrons jamais les objets de bois ou d'écorce,
de feuilles, d'os, de coquilles, qui, certainement, eurent leur
rôle dès les plus lointaines origines. Les traces de l'homme
que nous ne trouverons jamais, celles que nous découvrons
par hasard, que nous ne savons ni déchiffrer ni interpréter
sont innombrables. Même des « écritures )), comme les bois
gravés de l'île de Pâques ou les glyphes, pourtant récents,
de la civilisation maya, restent muettes!
Les innombrables documents qui sont arrivés jusqu'à
nous, les millions de bifaces de la préhistoire la plus
ancienne, les millions de haches taillées ou de haches
polies, recueillies par le paysan derrière son araire ou par
le collecteur patient ou le fouilleur qualifié, ont-ils tous la
même valeur, la même signification, la même résonance?
Sont-ils tous évocateurs et propagateurs des mêmes échos?
Ne serait-il pas nécessaire de tenir compte de leur valeur
intrinsèque, même si l'appréciation de cette valeur est dif-
ficile, aléatoire! « Préhistoire traditionnelle )), « nouvelles
préhistoires )) se partagent nos soucis légitimes pour retrou-
ver, comprendre, sentir ces étapes mouvantes, fluctuantes
de l'aventure humaine depuis plusieurs millions d'années.
N'est-il pas temps de promouvoir une préhistoire sélective,
qui accorderait - avec quelles difficultés, hélas! - des vues
nouvelles, des valeurs typiquement humaines, caractéris-
tiques de l'homme, à certains documents préhistoriques?
Quelques exemples montrent l'intérêt de cette préhistoire
sélective. Une nouvelle forme de biface, un nouveau type
de burin, un nouveau type de barbelures accroché à un
harpon, un triangle supplémentaire incisé sur le flanc d'une
céramique sont, évidemment, d'un immense intérêt pour
l'archéologue occupé à finir ses classifications. Mais, à côté
de ces « détails )) passionnants, indispensables à une pré-
330 L' ESSOR DE LA COMM U NI CATION

histoire traditionnelle, quelle importance faut -il accorder


à ce décor sophistiqué qu'est le méandre ou la grecque,
daté, ici, de quelque 20 millénaires et que l'on retrouve,
identique, à l'autre bout du monde, daté de 1500 ou de
500? Ce biface africain de 1500000 est-il prototype créateur
de celui qui fut recueilli dans les hautes alluvi ons de la
Somme ou dans les déchets de roch es volcaniques de notre
Mas if central , daté eulement de 1200000 ? Exi te-t-il une
filiation entre eux ? N'est-il pas plus judicieux de les consi-
dérer comme des créations autochtones, filles des mêmes
besoins, dans de semblables époques, à des stad e écono-
miques de collecteurs parfaitement apparentés?
A l'archéOlogie te traditionnelle» de notre j eun e e estu-
diantine, à certaine conception de l'évolution humaine
et de la genèse de la civilisation , au mythe d 'un e origine
proche-orientale, dont le berceau s'appelait volontiers le
Croissant fertile , à l'élaboration de grandes flèch e migra-
trices, certains esprits nouveaux sub tituèrent u ne a rchéo-
logie n ouvelle. Le donn ées fourni es pa r les da tation rela-
tivem ent solides du rad iocarbone démontraient q ue ces
point de vue de l'archéologie traditionnelle, par exemple
les théories migratoires concernant le vaste mouvement
des mégalithes (menhirs, dolmens, monumentale épul-
tures sous coupole) ne e justifiaient plus. Des ite d 'Oc-
cident apportaient de datations plus anciennes que celles
du Proche-Orient !
Remontant le temps, les preuves, les traces sont de plus
en plus rares, de plus en plus ténues, de moins en moins
explicites. Les documents dont nous disposons dem eurent
de très inégale importance. La plupart d 'entre eux
n'apportent qu' un chiffre de plus dans la cannai ance.
10 grattoirs, 100 grattoirs d'une couche archéologique
n'apportent que 10 ou 100 grattoirs de plus, sur des mil-
liers déjà recensés et connus. Preuve que l'on te grattait
davantage »... avec une connaissance tOUJOUrs aus i impar-
faite de ce qu'on grattait!
Dans les grands abri des Laugerie , proches de Eyzies,
le tout débutant que j 'étais alors, tamisant les débris des
CONCLUSIONS 331

fouilles anciennes, dans les eaux vives de la Vézère, recueil-


lit avec émotion une fine aiguille magdalénienne au minus-
cule chas perforé (c'était il y a plus d'un demi-siècle!). La
lampe, le briquet, l'aiguille ... ces documents préhistoriques
de la même époque n'avaient-ils pas plus d'importance que
les dizaines de burins, fussent-ils triples ou quadruples,
que je récoltais cinq ans auparavant dans les couches mag-
daléniennes des gisements des Beauregards, dans la
communicative vallée du Loing?
L'aiguille, avec son minuscule chas perforé, n'est pas un
document sec, brut; elle est l'écho d'une transformation
révolutionnaire, le symbole de deux éléments joints, de
deux peaux cousues .. . Et se lèvent les multiples et mer-
veilleux échos d'applications multiples: le tipi, l'outre-sac
de cuir, le kayak, engin de communications possibles. Elle
suggère une mode nouvelle, cette aiguille, celle du cousu
remplaçant le drapé primitif, celle d'une cuisine nouvelle
aussi, et, grâce aux pierres chauffantes, le bouilli, les sauces
concurrencent les rôtis primitifs. Le briquet de la grotte
de Chaleux, plus qu'un fait concret, devient l'écho de la
volonté de l'homme produisant la lumière. La dalle à la
face supérieure bosselée du coffre mégalithique d'Alten-
burg, alors que sa face inférieure est choisie pour sa régu-
larité, nous permet l'écho solide d'une utilisation du ron-
din, du levier, pour la mettre en place. Tous ces petits faits
se situent aux environs du XV• millénaire. Ils sont, du
moins, attestés à cette date. Lampe à graisse, briquet,
aiguille, dalle véhiculée, quatre documents archéologiques
solides, dont les échos retentissent profondément dans cette
période dite << magdalénienne ». Ne convient-il pas de leur
accorder une importance exceptionnelle dans la restitution
de cette civilisation? Quelle est leur valeur, comparée à
quatre grattoirs sur bout de lame ou même à quatre burins
«becs de flûte»? N'est-il pas opportun de privilégier, dans
nos études, ces documents particulièrement révélateurs,
aux si riches échos? De promouvoir une « archéologie réso-
nante»?
La découverte scientifique de dizaines de magnifiques
332 L' ESSOR DE LA COMMUNICATION

aiguilles, dans des couches bien stratifiées, dans des carrés


scrupuleusement organisés, de documents datés par le
carbone 14, dans la grotte d'Alliat, en Ariège, ne devait
pas me troubler ... Le choc avait été éprouvé au pied des
Lau$eries!
Cmquante ans plus tard, j 'en retrouve encore l'écho
« civilisateur »! Cette merveilleuse aiguille, comme la lampe,
traverse les millénaires et les siècles de l 'Histoire. En os,
en bois, peut-être - ou quelque épine acérée, auparavant
- en cuivre, en bronze, en fer, en acier de Sheffield depuis,
l'aiguille est restée identique à elle-même, car, depuis
20 000 ans, sa forme est codifiée, ne varietur ... Elle était,
dès ce moment, parfaitement efficiente; elle l'est restée.
La découverte des peintures, dessins et gravures de Rouf-
fignac, en 1956, m 'incita à la réflexion et à la méditation.
La nécessité s'imposait de tenter quelque synthèse, de dres-
ser des cartes, de pointer sur les visages hydrographiques
et orographiques que nous offraient nos cartographes ces
grottes ornées ... qui s'additionnaient d'année en année ...
qui dépassaient la centaine. La grotte de La Grèze, avec
son bison gravé solitaire, méritait-elle un point de loca-
lisation de même grosseur que Lascaux la radieuse ou
Rouffignac avec ses 8 kilomètres de galeries et ses
150 graphies de mammouths? Là aussi, une hiérarchie
semblait nécessaire! Ces graphies de la préhistoire, par-
lons-en! Sont-elles toutes des œuvres merveilleuses d'art
préhistorique? Le Cro-Magnon de nos grottes était-il uni-
quement et seulement grand artiste! Notre« culture», dont
nous sommes si fiers depuis vingt millénaires, nous aurait
donc bien peu appris.
Je réalisai que 15 p. 100 de ces graphies préhistoriques
méritaient, à mon sens (mais il fallait bien un critère), la
qualification de chefs-d'œuvre. Un nombre, proportion-
nellement, équivalent à plus de 2 000 dessins de mes conci-
toyens, de tout âge et de tout niveau, intellectuel ou artis-
tique. En ce domaine, si délicat fût-il, une étude
hiérarchique s'imposait. Le choix s'impose à l'homme,
comme à l'enseignement et à la préhistoire.
CONCLUSIONS 333
Ces multiples graphies qui subsistaient enfin, grâce à
leurs supports pérennes, n 'étaient-elles pas la manière de
s'exprimer de ces hommes, leur moyen de communication?
Ne représentaient-elles pas les éléments d'un vocabulaire
que nous ne pouvions encore déchiffrer? les termes d'un
langage, dont de très r ares échos parlés nous parvenaient
encore?
Dans la couche archéologique de mes rêves, une aiguille,
une lampe à graisse rayonnent davantage, éveillent plus
d'échos civilisateurs que 1 000 grattoirs sur fine s lames.
Certes, ces 1 000 lames font partie intégrante de la civi-
lisation des chasseurs magdaléniens. Elles furent indis-
pensables à gratter, à racler, à percer les os et les peaux,
elles permirent les humbles et nécessaires tâches de la vie
quotidienne. Mais, contemporaines de la lampe et du bri-
quet, elles appartiennent à la civilisation de l'aiguille.
Le siècle de Louis XIV est le siècle des Jacques du Péri-
gord, mais aussi celui de Molière, de Racine, de Galilée et
de Newton.

Boulleret, le 9 mai 1988.


Bibliographie

La bibliographie privilégie les sources particulièrement


importantes et les plus récentes. Le lecteur pourra se reporter
avec fruit à la bibliographie plus étendue de l'essai précédent,
consacré à la Naissance de la civilisation (chez le même éditeur,
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- Un site de chasseurs préhistoriques, Rouffignac, 1985.
Collection " Échos, encyclopédie couleurs », Hachette,
- Dictionnaire de la préhistoire, 1985.
Table

ÉLOGE DE LA COMMUNICATION ............. .. ..... ......... 11

1. LES COLPORTEURS .. .... .. ..... ... ..... ... ... .. .. .. .... ................. 23

Eneore le (( berceau » ! ... ... .... ..... ... ........................... 25


Des fa its nouveaux ... .. .... .. ....... .... ....... ... ....... .. ......... 26
L '(( osmose » technologique ....... .. .. .... .. ..... ......... .... .. 27
Le choix.. ....... ... ............. ... .............. .. ........ .... ........... 29
Importance et rareté des (( ~énies » ... ..... .... .... .. .. ... . 31
La mémoire et la commumcation ......................... 32
Le choix des moustériens d'Erd.. ........ ............. ...... 33
Les chasseurs de Fontmaure .. ... .... ........ ........ ... .... .. 34
Le choix des moustériens du Périgord... ...... ........ . 35
La parure : les dents perforées.... ................. .. .... .. .. 37
Les dents, indices de troc et de colportage ........... 39
Le trafic des coquilles..... ............ .. ....... .. ............ ..... 41
Le colportage des fossiles!.... .. .. .... ....... ................... 46
Les poissons marins dans les terres?. ......... .... ..... . 48
Les écoles de graphie. ... .. ...... ............ ... ... ................ 50
Un dynamisme vital......... ............. ......................... 53
La (( grecque >> dans le monde ..... .. .... ...... .... ...... ..... 54
De la piste au chemin ... ......................................... 56
Sur le chemin de réflexions méthodologiques..... . 59
L'outre de cuir et le transport.... ........... .... ....... ..... 61
348 L'ESSOR DE LA COM MUNICATION

L'importance du levier ......... ............ ... .................. . 62


L'importance des gués ................... .. .. ... ................. . 64
Problème de la navigation ... .... .......... ......... ....... ... . 66
La pirogue .... ............................ .......... ..... .. ... ...... .... . 68
L'esquif de roseau ........... ... .. ............... ............... .... . 69
L'esquif de peau, sur armature ............................. . 71
Le coracle des îles d'Aran ........ .. ... ... .... ... .. ......... .. . . 76
A propos du «temps préhistorique ,, .................... . 77
Gibraltar et le problème de la navigation mari -
time ........................................ ... .......... ............. ... . 81
Le problème des îles Canaries ....... .. ..................... . 84
Le tracé des continents, vers 15000-10000 ... ....... . 86
La visibilité en mer .... ....... ............... ..................... . 87
Les peuplements insulaires ................ .... ... .. ....... .... . 94
La céramique cardiale ... ................ ... ..... .... ........ .... . 97
Les mystères maltais ........ ..... ......... ................. .... .... 100
Le «commerce,, de l'obsidienne en Méditerranée
occidentale ...... .... ..... ........ ........... ... .. .. .. ...... ......... . 103
L'obsidienne, en Méditerranée orientale .... ... ....... . 109
L'expansion géographique maritime des hypo-
gées ................. .... .... ........... ............. ... ... ... ... ......... . llO
Un exemple caractéristique : l'expansion du
" '
mais .. ......... ...... ..................... ............... ... .. .. ... ..... .
Le «commerce» du si lex pressignien .......... ..... .... .
ll3
ll9
Pluralité commerciale .. ............. .. ............. ..... ....... .. . 131
Une mode nouvelle : les roches dures!. .. ....... .... ... . 134
Les ateliers de Plussulien ........... .............. ............. . 136
La cc route de bois ,, de Sweet .... ..... ... .. .. ... .... ...... ... . 143

II. LES GRAPHISTES ...... . .. . . ........ . ... . . ..................... . ......... . 145

A. LES SIGNES ABSTRAITS ......................................... . 147


Œuvre d'art ou c< graphisme symbolique,,? .. ....... . 149
Les « macaroni ,, .................................. .... ...... ... ...... . 150
Des " graphies animalières » surgissent ...... ..... ..... . 154
Le problème des supports fugaces! .... ...... ... .......... . 155
La science des empreintes ...... ....... ....................... .. 160
TABLE 349

La création des rythmes ...................... .................. . 162


Une incision ... et tout commence!.. ................ ... ... . 168
Les •• nuages » de points .................................... ..... . 175
La " grecque », décor ubiquiste, hors chronolo-
• 1
g1e .. ............ ..... .................................................... . 188

B. LES FIGURES ........ . .. ............. . ......... . ...................... . 203


Les graphies, valeurs de communication ........ .... .. 205
Enrichissement et chronologie ........................ .... .. 207
Petit lexique des termes graphiques usuels de la
première tranche archéologique ...................... .. 211
Petit lexique des termes graphiques usuels de la
deuxième tranche archéologique ....................... . 239
Petit lexique des termes graphiques usuels de la
tranche ultime de 5000 à nos jours ................. . 265
Que conclure? ............. ............... ............................ . 279

III. LES LOCUTEURS ......................................................... . 283

Premiers indices .......... ..... .............. ........................ . 285


Et s ' ouvre l a l'mgu1st1que . . '......... ............................. . 288
La vague linguistique indo-européenne .. ....... ... .... . 291
Une nouvelle méthodologie de paléolinguistique . 294
Quelques sondages pour la collecte des paléoto-
ponymes ..... ... ............. ..... ... ................................. . 295
Réflexions sur la racine CALA et ses dérivés ...... . 303
Éléments pour une carte paléotoponymique de
Cala ...................................................... ........ ....... . 306
Éléments pour une carte paléotoponymique de
Cro ............... .. .................... ... ..... ....... ......... .......... . 308
~e · paléotoponyme Cra ..................................... ...... . 310
Eléments pour une carte paléotoponymique de
baume, bal me, combe ........................................ . 311
Éléments pour la carte paléotoponymique de
. gra ................... ... ............................................ ..... . 314
Eléments pour la carte paléotoponymique globale
de cro, cra, cala, baume, balme, combe ........... . 314
350 L'ESSOR DE LA COMMUNICATION

Esquisse d'une carte paléotoponymique du monde,


antérieure à 30 000 ans.. .................................... 316
Et l'Australie aussi! ................................ ........... .... . 321

CONCLUSIONS........... .. ............... .. .. .... ............................ .. . 325


BIBLIOGRAPHIE........ ....... .. ........ ....... ... .. ... ..... .... . .. . .... ... .... . 335
ÉLÉMENTS BIBLIOGRAPHIQUES RÉCENTS. . ... ... ... .. .. .... ... ... .. . 344
CET OUVRAGE
A ÉTÉ COMPOSÉ
ET ACHEVÉ D'IMPRIMER
PAR L' IMPRIMERIE FLOCH
À MAYENNE EN NOVEMBRE 1988

N• d'édition : 98. N• d'impression: 27166.


Dépôt légal : novembre 19~
(Imprimé en France)
Louis-René Nougier
L'ESSOR DE
LA COMMUNICATION
Colporteurs, graphistes et locuteurs de la préhistoire

L'homme est communication. La caresse d'amour de la mère pour son petit ; le


dur choc du percuteur sur le rognon de silex ou sur le bloc de quartz pour œuvrer le
premier outil créent, par là-même, rythme et harmonie ; la main souillée qui
s'imprime sur le sol ; le doigt vagabond qui trace se méandres sur le sable des
grèves ou la terre des limons sont autant de faits universels, marques d'une• o mose
ge tueUe-.
La communication s'impose: les piroguiers audacieux, sur leurs embarcations
de roseaux, de bois, ou leurs coracles de cuir, profitant de la baisse du niveau des
océans, doublent les migrations vers les Amériques; vers le continent austral. Tout
est communication ! La noire et briUante obsidienne est objet de troc ou de
colportage. Le silex blond de Touraine, aux •cachettes • mercantiles, la dure
dolérite du Morbihan jalonnent de nouveUes voies de communication, couvrent
l'ouest de l'Europe. Vers 15 000 avant J.C., la lampe à graisse de Lascaux, le
briquet de Chateux, contemporain de la merveilleuse aiguiUe, lancent Cro-
Magnon à l'exploration et à la conquête d'un nouvel espace, celui des cavernes et
des ténèbres vaincues ! Les parois des grottes et des cavernes apportent, enfin, des
supports durables aux graphies innombrables. EUes sont notre première
•littérature en image• ! Drames ou anecdotes se poursuivant (se conservant!) sur
écorce ou sur cuir nous offrent les premières formes écrites du langage, avec les
multiples signes abstraits qui les accompagnent : leur vocabulaire graphique est fort
étendu, quoique encore énigmatique pour nous. L'écriture se prépare!
Mais quid de ce langage? De rares toponymes, antérieurs à la grande famiUe
linguistique indo-européenne, chère à Georges Dumézil, ne seraient-ils pas
datables? Les cartes de ces paléo-toponymes, vrais • Cos ile du langage•, nous
sont ici dévoilées de manière suggestive.

Louis-René Nougier, professeur émérite de l'université, premier titulaire de la


chaire d'archéologie préhistorique créée en France, fondateur de l'Institut d'art
préhistorique de Toulouse, membre de nombreuses sociétés savantes françaises et
étrangères, inventeur des de ins et gravures de la grotte de Rouffignac (Dordogne),
a publié plus de 400 articles scientifique et une cinquantaine d'ouvrages.

ISBN : 286705.112.6 Code : 955.812.2 &


Prix: 125 F
111111111111111111111111
9 782867 05 11 28 Lieu Cmnmun

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