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UEXKÜLL, MAMH, Avant-propos

Celui qui estime encore [par opposition à celui qui a mécanisé les vivants] que nos organes
sensoriels servent notre percevoir, et que nos organes moteurs servent notre agir, celui-là ne verra
pas dans les animaux une simple structure mécanique, il y découvrira le machiniste, qui est autant
installé dans ses organes que nous le sommes nous-mêmes dans notre corps.
Mais alors il n’appréhendera plus les animaux comme de simples objets, mais comme
des sujets dont l’activité essentielle consiste à percevoir et à agir
Ainsi la porte qui conduit aux Umwelten est-elle ouverte, car tout ce qu’un sujet perçoit
devient son monde perceptif (Merkwelt), et tout ce qu’il produit son monde actantiel (Wirkwelt).
Merkwelt et Wirkwert forment ensemble une unité close, l’Umwelt.

Les Umwelten sont aussi divers que le sont les animaux eux-mêmes, ils offrent à tout ami de la
nature de nouveaux pays d’une telle richesse et d’une telle beauté qu’il vaut la peine de
s’y promener, même s’ils ne s’offrent pas à notre regard physique, mais uniquement
spirituel. 27, Avnat-propos

La meilleure façon de commencer une telle promenade est de la faire un jour de soleil à travers
une prairie fleurie, bourdonnante de coléoptères et parcourue de papillons voletant, puis de
construire autour de chacune de ces bêtes qui peuplent la prairie, une bulle de savoir qui
représente son milieu et est remplie de tous les signes perceptifs auxquels le sujet peut
accéder. Aussitôt que nous pénétrons nous-mêmes dans une telle bulle de savon,
l’environnement (Umgebung) qui jusque-là se déployait autour du sujet, se reconfigure
totalement. Nombre de propriétés de la prairie bigarrée disparaissent complètement, d’autres
perdent leur homogénéité, de nouvelles relations se créent. Dans chaque bulle de savon naît
un nouveau monde. 28

L’objet n’est lié à l’action que dans la mesure où il doit posséder les propriétés nécessaires pouvant
servir d’un côté de porteurs de signes perceptifs et de l’autre, de porteur de signes actantiels, qui
doivent être en relation les uns avec les autres à travers une construction intégrative. 39

Uexkull p. 48

Le milieu de l’animal (Umwelt), que nous voulons justement étudier, est seulement une partie
de l’environnement (Umgebung) que nous voyons s’étendre autour de l’animal, et cet
environnement n’est rien d’autre que notre propre environnement humain.
La première tâche de l’exploration du milieu (Umwelt) consiste à choisir les signes perceptifs de
l’animal parmi les signes perceptifs de son environnement (Umgebung) et construire à partir d’eux
le milieu de l’animal. (…) Comme une araignée fait ses fils, chaque sujet file ses
relations en propriétés déterminées des choses, et les entretisse en une
solide toile qui porte son existence.
Nous nous berçons trop facilement de l’illusion que les relations que le sujet d’un autre milieu
entretient avec les choses de son milieu se déroulent seulement dans le même espace
et le même temps que les relations qui nous lient aux choses de notre milieu d’humains.
Cette illusion est nourrie par la croyance en l’existence d’un monde unique dans lequel sont
imbriqués tous les êtres vivants. Il en découle la conviction générale et durable qu’il doit n’y avoir
qu’un seul espace et un seul temps pour tous les êtres vivants.

Umweltraüme (espace de milieu/monde environnant)

- L’espace actantiel (Wirkraum) :

Le mouvement du liquide [dans l’oreille pour l’homme ou organe équivalent chez le


poisson] reflète fidèlement les mouvements de tout le corps. Cela nous indique qu’outre la
possibilité de positionner les trois plans dans l’espace actantiel, une autre signification incombe à
l’organe. Et il semble effectivement appelé à jouer le rôle d’une boussole, non pas une boussole qui
indiquerait toujours le nord, mais une boussole pour « l’entrée de la maison ». Lorsque tous les
mouvements de l’ensemble du corps seront décomposés et marqués selon les trois dimensions, si au
cours de son trajet, tous les marqueurs nerveux seront revenus à zéro, c’est que l’animal est revenu
à son point de départ. Il ne fait aucun doute qu’une boussole indiquant l’entrée de la maison pour
tous les animaux possédant un habitat fixe, que ce soit le lieu de nidation ou un lieu de frai, doit
être une aide indispensable.

-L’espace tactile :
Quand nous tâtons un objet grâce au toucher de nos doigts, nous conférons à sa surface une fine
mosaïque d’endroits. La mosaïque d’endroits constituée par les objets des endroits d’un animal est,
autant dans l’espace tactile que dans l’espace visuel, un présent fait par le sujet aux choses de son
milieu (Umwelt), totalement absent de son environnement (Umgebung)
Au sein du toucher, les lieux se relient aux pas directionnels et les deux permettent la donation
d’une forme
Même quand ils ont perdu la vie, les rats et les chats restent complètement facilités dans leurs
mouvements tant qu’ils possèdent leurs poils tactiles. Tous les animaux nocturnes et tous les
animaux de terriers vivent surtout dans l’espace tactile qui présente une fusion d’endroits et de pas
directionnels

L’espace visuel (et le lointain) :

L’araignée tisse une toile qui demeure complètement invisible à sa proie. 64

Au contraire de l’espace actantiel et de l’espace tactile, l’espace visuel est cerné tout autour par un
mur infranchissable que nous nommons l’horizon ou le lointain
Le soleil, la lune et les étoiles se déplace, sans s’éloigner les uns des autres, sur le même lointain qui
cerne tout le visible. La position du lointain n’est pas fixée d’une manière immuable. Lorsque
après une lourde typhoïde, je mis les pieds dehors, le lointain tombait à environ vingt mètres de
moi, comme une tenture bariolée sur laquelle étaient reproduites toutes les choses visibles. Au-delà
de vingt mètres, il n’y avait pas des objets plus éloignés ou plus proches, mais seulement des plus
petits et des plus grands.
La lentille de l’œil humain est élastique et peut être courbée au moyen de muscles ciliaires
particuliers, ce qui a le même effet que la focalisation d’une lentille d’appareil photographique.
Lorsque les muscles sont contractés, surgissent des signaux directionnels indiquant la direction
d’arrière en avant. Lorsqu’ils sont relâchés, il surgit des signaux directionnels d’avant en arrière.

A l’intérieur d’un rayon de dix mètres, les choses dans notre milieu nous sont connues comme étant
proches ou lointaines au moyen du mouvement musculaire. A l’extérieur de ce rayon, il y a à
l’origine jsute un devenir-grand et un devenir-petit des objets. Pour le nourrisson, l’espace visuel
finit ici, avec un lointain qui cerne tout. C’est seulement progressivement que nous apprenons, à
l’aide des signaux d’éloignement, à repousser toujours plus le lointain, jusqu’à ce qu’il se trouve à
une distance de six à huit kilomètres, où le lointain chez l’adulte clôt aussi bien l’espace visuel et
inaugure l’horizon

71 Tous les animaux qui peuplent la nature autour de nous, qu’ils soient coléoptères, mouches,
moustiques, libellules, peuplant la prairie, nous pouvons nous les représenter avec autour d’eux une
bulle de savon qui ferme leur espace visuel et détermine tout ce qui est visible pour le sujet. Chaque
bulle de savon contient des endroits différents, et dans chacune d’elle se trouvent également des
lointains directionnels de l’espace actantiel qui confèrent à l’espace une
armature solide. Les oiseaux qui volettent, les écureuils qui vont et viennent sur les branches
en sautillant, les vaches qui broutent dans le pré, tous restent continuellement environnés
par leur bulle de savon qui ferme l’espace. C’est en mettant explicitement ce fait
devant nos yeux que nous percevrons aussi dans notre monde la bulle de savon qui cerne
chacun d’entre nous. Nous verrons alors tous nos congénères entourés de bulles
de savon qui se traversent sans accrocs parce qu’elles sont formées de
signaux perceptifs subjectifs. Il n’existe assurément pas d’espace
indépendant des sujets.
Si nous restons pourtant attachés à la fiction d’un espace universel, c’est
pour la simple raison que nous pouvons plus facilement nous comprendre
les uns les autres au moyen de cette fable conventionnelle.

Le temps perceptif (Merkzeit)

Le temps comme succession d’instants change d’un milieu à l’autre selon le nombre d’instants que
les sujets expérimentent dans une même période. Les instants sont les plus petits
contenants temporels indivisibles, parce qu’ils sont l’expressions de sentirs
élémentaires indivisibles, que l’on appelle signaux d’instant. Comme il a été dit, la durée
d’un instant s’élève pour l’humain à un dix-huitième de seconde. Et l’instant est le même pour
toutes les zones sensorielles parce que toutes les impressions sensibles sont accompagnées du même
signal d’instant. Dix-huit vibrations de l’air en une seconde ne sont pas distinguées mais entendues
comme un son unique. L’homme ressent dix-huit coups par second sur sa peau comme une pression
constante.

Cela pose la question de savoir s’il y a des animaux dont le temps perceptif
contient des instants plus court ou plus longs que les nôtres, et dont par
conséquent le milieu contient des processus de mouvement se déroulant
plus lentement ou plus rapidement que dans le nôtre.

La forme et le mouvement et leur relativité :

Nos expériences dans notre propre milieu nous ont habitués à supposer que la forme d’un objet est
le signe perceptif originairement donné, et que le mouvement s’y ajoute occasionnellement comme un
effet dérivé, un signe perceptif secondaire Mais cela ne s’applique pas à nombre de milieux
animaux. Dans ceux-ci forme immobile et forme en mouvement pas juste deux signes perceptifs
indépendants l’un de l’autre, mais le mouvement sans forme peut aussi apparaître comme un signe
perceptif autonome. Le choucas ne connaît pas du tout la forme de la sauterelle
immobile. Cela expliquerait pourquoi beaucoup d’insectes adoptent l’immobilité du mort. Si
leur forme immobile n’existe pas du tout dans le monde perceptif de leur
poursuivant, leur attitude les assure de tomber hors du monde perceptif de
l’ennemi, et les chercher ne permet même pas de les trouver.

Uexkull 145 : la part suggérée ou « magique » des milieux

Il existe sans aucun doute une opposition foncière entre l’environnement


(Umgebung) que nous humains voyons s’étendre autour des animaux et les
milieux (Umwelt) construits par eux et remplis de leurs choses perceptives.
Jusque-là, les milieux étaient en règle générale le produit des signaux perceptifs suscités par des
stimuli externes. Or l’image prospection ainsi que le tracé du chemin familier faisaient déjà
exception à cette règle : ils ne pouvaient en aucun cas être rapportés à des stimuli externes mais
représentaient de libres productions du sujet. Celles-ci s’étaient formées au contact d’expériences
individuelles et récurrentes vécues par le sujet.
Si nous allons plus loin, nous pénétrons dans des milieux dans lesquels se produisent des
phénomènes très efficients, mais seulement visibles par le sujet, et qui ne sont reliés
à aucune expérience ou tout au plus à un événement unique. Nous qualifions de tels milieux de
magiques.
Uexkull, p.152-154 : la subjectivité des Umwelten

Plus nous nous sommes enfoncés dans l’étude des milieux et plus nous avons dû admettre qu’en
eux interviennent des facteurs agissants auxquels on ne peut attribuer aucune
réalité objective. Ce fut d’abord le cas de la mosaïque d’endroits que l’œil appose aux choses
du milieu et qui est aussi peu présente dans l’environnement que les plans
directionnels qui portent la spatialité du milieu. Il fut également impossible de trouver
dans l’environnement un facteur correspondant au chemin familier du sujet.
La division en territoire et terrain de chasse n’existe que dans le milieu. L’environnement
ne présente pas la moindre trace d’images-prospections, pourtant si
importantes dans le milieu. Nous nous sommes enfin heurtés au chemin inné qui échappe
à toute objectivité et intervient néanmoins dans le milieu conformément à un plan.
Ainsi y a-t-il dans les milieux des réalités purement subjectives. Mais même
les réalités objectives de l’environnement ne pénètrent pas telles quelles
dans les milieux. Elles sont toujours transformées en signes perceptifs ou en
images-perceptions et pourvues d’une tonalité actancielle qui en fait de
véritables objets, bien que dans les stimuli il n’existe rien de cette tonalité
actantielle.
Et enfin, le cercle fonctionnel simple nous enseigne que les signes perceptifs tout comme les signes
actantiels sont des expressions du sujet et que les propriétés des objets qu’investit le cercle
fonctionnel ne peuvent être considérées que comme les porteurs de ces signes.
Nous en arrivons à la conclusion que tout sujet vit dans un monde où il n’y a que des
réalités subjectives et où les milieux ne représentent eux-mêmes que des
réalités subjectives. Celui qui conteste l’existence de réalités subjectives n’a
pas perçu les fondements de son propre Umwelt.

Ch 14 (fin)
Ce que nous avons discerné en petit pour le chêne, se déroule en grand pour l’arbre de la vie de la
nature. Parmi les millions de milieux dont le nombre nous désorienterait, choisissons seulement
ceux qui sont voués à l’étude de la nature : les Umwelten des naturalistes.
L’illustration 55 nous montre le milieu de l’astronome, le plus simple à représenter. Sur une haute
tour, le plus éloignée possible de la terre, est assus un être humain qui, au moyen d’un gigantesque
instrument optique, a si bien métamorphosé ses yeux qu’ils sont devenus cpaables de traverser
l’espace jusqu’aux étoiles les plus lointaines. Dans son milieu, soleils et planètes gravitent
solennellement. La prompte lumière a besoin de millions d’années pour traverser l’espace de ce
milieu. Et pourtant le milieu entier n’est qu’un morceau infime de la nature,
découpé suivant les aptitudes d’un sujet humain.
Avec de menus changements, on peut utiliser l’image de l’astronome pour se faire une idée d’un
explorateur des grands fonds sous-marins. Seulement ce ne seront plus des astres qui graviteront
autour de son étude (studium), mais les formes fantastiques des poissons des profondeurs maries
avec leurs gueules angoissantes, leurs longues antennes et leurs organes lumineux de forme
rayonnée. Ici aussi, nous regardons un véritable monde qui ne reflète qu’une petite
portion de la nature.
(Le milieu d’un chimiste qui aspire à déchiffrer et écrire la suite énigmatique des mots-substances, en s’aidant des éléments qui en sont
comme les (quatre-vingt douze) caractères, est difficile à rendre d’une manière compréhensible
On parvient mieux à représenter le milieu d’un physicien atomique car les électrons tournent autour de lui tout comme les astres autour de
l’astronome. Mais dans cet univers là ne règne aucunement le calme, mais une agitation frénétique des particules dont le physicien tire des
désintégrations en les bombardant des projectiles les plus minuscules. )
Si un autre physicien étudie dans son milieu les ondes d’éther, il utilise de tout autres instruments
qui lui offrent une image des ondes. C’est alors qu’il constate que les ondes lumineuses, qui excitent
nos yeux, se joignent aux autres ondes sans présenter quelque différence que ce soit. Ce sont des
ondes et rien d’autre.
Les ondes lumineuses jouent un tout autre rôle dans le milieu du spécialiste de physiologie
sensorielle. Elles deviennent ici des couleurs qui ont leurs propres lois. Le rouge et le vert fusionnent
dans le blanc et les ombres projetées sur un support jaune deviennent bleues. Des processus
incroyables pour des ondes, et pourtant les couleurs sont aussi réelles que les ondes d’éther.
Les milieux d’un spécialiste des ondes aériennes et d’un musicologue témoignent du même contraste.
Il n’y a dans l’un que des ondes, et dans l’autre que des sons. Mais les deux sont aussi
réels l’un que l’autre. Et ça continue : dans le milieu du behavioriste, le corps produit
l’esprit, et dans le monde du psychologue, c’est l’esprit qui construit le corps.
C’est le rôle que la nature joue comme objet dans les différents milieux du
naturaliste, qui est des plus contradictoires. Si l’on voulait récapituler toutes ses propriétés
objectives, il en ressortirait un chaos. Et pourtant, tous ces différents milieux sont supportés et
protégés par l’Un qui leur reste à jamais inaccessible. Derrière tous ces mondes qu’il produit se
cache, manifestement à jamais, leur sujet : la nature.

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