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S’éprouver comme singularité dans un monde hostile : organisme animal et ipséité | Cairn.info
Chapitre
Sifflements, trilles, gazouillis ; éclats du bois et coups martelés ; babils et
chuchotements : chaque animal a un son propre, qui naît immédiatement de lui. À
la fin, la note double du coucou tourne en dérision notre silence, et nous révèle
notre insoutenable condition d’êtres sans voix, les seuls dans le chœur
innombrable des voix animales.
— Giorgio Agamben
Dans ce monde où nous entrons, apparus de nulle part, et dont nous disparaissons
en direction de nulle part, Être et Paraître coïncident. […] Les êtres vivants,
hommes et animaux ne sont pas seulement dans le monde, ils sont du monde et cela
précisément parce qu’ils sont à la fois sujets et objets, perçus et percevants […] tout
ce qui voit veut être vu, tout ce qui entend crie pour se faire entendre, tout ce qui peut toucher
s’avance pour être touché.
— Hannah Arendt
C ’est avec le monde animal que surgit la conscience nette d’objets autres que soi,
ou encore la conscience d’une différence entre le monde extérieur et le
sentiment ipséique des intérêts vitaux. Cette scission, qui conduit à faire
1
l’épreuve de soi comme d’un être singulier, constitue une rupture ontologique dans
le monde naturel. Celle-ci tient dans l’introduction de la non-naturalité — de la liberté
et de l’inquiétude — au sein d’un ordre dont les éléments (ceux du monde
inorganique comme du monde végétal) étaient jusque-là plus ou moins enveloppés
sur soi. Quittant l’immanence propre à la vie végétale, l’animal étend la sphère de ses
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besoins au-delà des limites de son corps. Avec la vie animale, une différence de degré
se mue en différence de nature au sein de la médiateté déjà propre au métabolisme
de l’existence organique, si l’on compare cette dernière à l’identité à soi immédiate
de la matière inorganique. Si l’irritabilité comme sensibilité aux agents extérieurs
que manifeste la cellule constitue d’emblée une ouverture à l’extériorité, il ne s’agit
point encore d’une « relation réelle au monde » [1], laquelle consiste dans le fait
d’avoir un monde d’objets et de se diriger vers eux, ce que seules des structures
motrices gouvernées par un système nerveux rendent possibles. L’irritabilité, si elle
est d’une certaine manière relation à la différence (la relation à ce qui irrite), cette
« expérience du différentiel intérieur-extérieur » est réduite à la « simple
contiguïté » [2] : l’organisme ne se trouve pas encore face à un monde distinct de lui ;
ou encore, l’organisme seulement irritable se frotte à un milieu dont il ne se
distingue pas véritablement. C’est dans la scission entre « relation à un milieu
immédiat et relation à un milieu médiat » [3] que réside la différence ontologique
entre les plantes et les animaux. Cette scission décide de deux directions distinctes
de métabolisme. Aussi ce que l’on appelle milieu pour la plante et milieu pour
l’animal sont-ils deux choses fondamentalement différentes.
Une tout autre hiérarchie que celle proposée par la biologie traditionnelle peut être 3
établie au sein du monde animal lui-même, à partir de l’opposition entre la forme
close et la forme ouverte. Plus l’animal s’éloigne de la forme végétale ouverte, plus il
s’écarte de l’immédiate corrélation avec le monde extérieur, plus il manifeste son
autonomie, son indépendance à l’égard du milieu. L’animal est quelque part, et ce
« quelque part » est à entendre d’un point de vue dynamique et non statique comme
il l’est pour la plante. Ce n’est en effet pas dans le même sens que l’on pourrait dire
que la plante est quelque part ; elle est là, certes, mais sans avoir choisi son lieu. « Or,
rester soi-même malgré ce perpétuel changement, c’est accomplir sa vie animale » [9],
écrit Buytendijk. L’existence individuelle est caractérisée par la clôture. Au caractère
clos de l’animalité, exprimé par le détachement (au sens littéral du terme) à l’égard du
sol et par le mouvement spontané, appartiennent la diversité des relations avec
l’univers externe. D’où il suit que l’animal est habité par un sentiment d’inquiétude :
plus grande est la clôture, plus étendu le champ des possibles, plus grande
l’inquiétude. C’est bien la liberté qui s’ouvre devant les animaux, l’indétermination,
l’immensité des possibles, le toujours nouveau départ, la contrainte de choisir une
direction de déploiement plutôt qu’une autre. Bref, on comprend que le terme
d’existence se substitue alors à celui de vie, auquel s’attachent traditionnellement
des lois, éventuellement spécifiques au regard de celles qui régissent la matière
inerte, mais qui, en tant que lois, expriment en tout cas le carcan de la répétition.
Lorsque le système nerveux, comme intégration de l’activité musculaire, apparaît
dans le monde animal, le mouvement s’émancipe des forces passives, devient
autonome et spontané. L’idée d’un « se tenir soi-même en sa propre puissance » [10] se
fait alors jour chez l’animal. Le fait d’avoir des yeux capables de percevoir des objets
lointains implique une optique braquée sur l’avenir : la perception est une relation
au temps et à l’espace. La structure ainsi esquissée permet aux animaux d’affirmer
une individualité, une singularité, que l’homme apprend du reste à distinguer à
force de les côtoyer. Cela est particulièrement vrai des animaux vertébrés, à propos
desquels Buytendijk parle de « pseudo-personnalité » [11]. Fait remarquable, il est ce
biologiste qui analyse les éléments anatomiques pour y déceler l’origine de
distinctions ontologiquement fortes ; centrale est à cet égard la place qu’occupent le
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Pour ce qui concerne les concepts de désir et de besoin, H. Jonas opère une 5
distinction entre l’appétit, qui se tient « au plus près du désir préanimal des choses
vivantes en général » [17] et en quoi se manifeste la préoccupation fondamentale de la
vie à se perpétuer par le soin qu’elle met à entretenir son processus métabolique, et
le désir propre à la vie médiate. Ce qui sépare l’appétit du désir consiste dans
l’interposition de la distance entre ce dernier et son objet. L’atteinte du but se trouve
soumise à l’endurance et à la patience ; elle est suspendue au succès de l’effort,
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enserrée dans le temps de l’attente. Cet à venir de la satisfaction, son caractère « non
encore à portée de la main » [18] qualifient le désir, tandis que le donné d’une
satisfaction nécessairement différée est la condition de possibilité du désir. En
désirant ce qui est encore à venir, l’animal fait exister quelque chose sur le mode du
pas encore. Il a, ce faisant, rapport au non-être. En ce sens, le désir fait figure
d’analogon du langage, en tant qu’il rend présent ce qui est absent. La vie animale est
médiate de multiples manières, et cette médiateté, en accroissant le champ des
possibles et en élargissant la marge d’indétermination de l’action, entraîne un
surplus d’obstacles dans la tension vers les buts. Le différer qui s’introduit entre le
sujet et l’objet qu’il vise caractérise donc l’entrée du désir dans le monde vivant. Mais
Hegel ajoute une dimension plus haute au désir animal, en ne le plaçant pas
seulement dans le différé du but, mais dans une forme particulière que l’individu a
de laisser-être les choses sans être cependant indifférent à elles. Dans son rapport à
l’extériorité, l’animal n’a pas seulement une relation d’appropriation et
d’anéantissement des choses (comme dans l’acte de prédation et de consommation
par exemple). Il laisse aussi subsister librement ce qui est autre, mais sans y
demeurer indifférent. Hegel voit dans ce mode de laisser-être ce qui est autre sans y être
indifférent un « comportement délibéré du désir animal » ; dans cette attitude
délibérée à l’égard des choses, l’animal éprouve une satisfaction intérieure « tout en
étant modifié par autre chose », et ce type de satisfaction, inouïe dans la nature
végétale, « fonde précisément le Rapport théorétique » [19]. Le pur plaisir de savoir
existerait donc, quoique faiblement encore, dans le monde animal. Hegel distingue
parfaitement la satisfaction procurée par l’apaisement de la faim et de la soif d’un
autre type de satisfaction, celle par laquelle c’est lui-même — son Soi — que l’animal
satisfait, et non sa pure vie physiologique ; cette satisfaction-là, il ne l’obtient qu’en
rendant l’extérieur « conforme à lui-même » [20], c’est-à-dire en trouvant ou en
ménageant autour de lui un environnement qui lui permet de jouir de lui-même.
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C’est contre cette tradition que Jacques Derrida élabore, dans De la grammatologie, un 9
nouveau concept de trace, pourfendeur d’une telle opposition. Aussi ne pourrait-on,
même avec le langage, procéder à la coupe par laquelle la tradition renvoie dos-à-dos
l’homme à l’animal, car la marque en général (trace, itérabilité) sans lesquelles il n’y
aurait pas de langage ne sont pas seulement humaines. Aussi original que soit le
langage humain, il ne permet pas de couper, de trancher d’un coup. Les difficultés
commencent, écrit Derrida, dès lors que l’on accorde aux animaux l’aptitude à
s’affecter soi-même, à marquer le monde de ses traces, à « s’autobiograparapher » ;
or, nul n’a jamais refusé à l’animal « ce pouvoir de se tracer, de se tracer ou retracer
un chemin de soi », même si tous lui ont refusé « le pouvoir de transformer ces traces
en langage verbal » [38] — moment assimilé à celui du pouvoir d’effacer ces traces
pour en faire un questionner et un répondre sur le mode discursif. La tradition se
méprend encore si elle fait de la trace un faux-semblant du langage ; comme la voix
animale telle que Hegel la pense, la trace est une exposition de soi qui ne puise pas
aux mêmes sources que le langage humain et qui n’a pas les mêmes visées que lui,
sans quoi l’on reste tributaire d’une conception qui fait des animaux la lumière pâle
de ce dont l’humain est le plein soleil.
émotionnelle de sons » [39] par les animaux quelque chose comme le moment initial
du langage humain ; il n’y a selon lui « pas de naissance de la parole, pas plus dans la
préhistoire de l’humanité que dans la vie de l’enfant. La parole n’a pas d’origine, elle
est origine (Ursprung) » [40]. La parole humaine est en elle-même un saut, elle naît d’un
coup, sans préalable, et les sons émis par les nouveau-nés ne constituent pas un pré-
langage. Aussi les sons proférés par les animaux semblent-ils ici classiquement
pensés en fonction de leur rôle utilitaire : ils se rapportent chacun à une situation.
On trouve dans la pensée de Buytendijk un mixte, pourrait-on dire, d’une approche
traditionnelle de la « vocalisation et [du] “langage” des animaux », selon ses termes,
et une analyse phénoménologique de la voix animale comme manifestation de
l’émotion. La question du langage animal requiert selon lui une grande subtilité
conceptuelle. S’il compare les vocalisations des animaux aux balbutiements du
langage humain, il ne s’en tient pas à une conception qui verrait dans les modes de la
communication animale un sous-langage. Il tente d’en dégager la spécificité. La
question essentielle consiste, selon lui, à se demander comment on peut rendre
compte des caractéristiques dynamiques des sons émis par les animaux. Le son est,
en tant que moyen de communication, doué d’une valeur exceptionnelle du fait de sa
capacité de propagation — il pénètre et sature plus les substances que la lumière ou
l’odeur — et du caractère presque illimité de son échelle qualitative. Il note à son
tour le lien, essentiel, entre la respiration et la voix, ce qui les ajointe intimement à
l’émotion, tant il est vrai que la gamme des sentiments et des émotions imprime la
respiration. De ce fait, « la voix doit manifester l’affectivité » [41]. Le chant des oiseaux
occupe, tout comme chez Hegel, une place particulière : l’oiseau, écrit Buytendijk,
joue avec le son. « […] le chant des oiseaux n’est pas un acte utile, délibérément effectué
en vue d’un but, bien qu’il puisse, comme la splendeur de la polychromie, acquérir
ultérieurement, parfois, dans la vie de ces bêtes, une signification finaliste » [42]. Tout
comme le jeu, le chant n’est pas d’abord motivé par des raisons d’utilité ou de
finalité. Le chant serait pour l’oiseau une manière de célébrer la vie ; il est ce par
quoi, avant tout autre trait, la vie a « cette tendance à l’expansion, propre à toute
forme de vie, et qui, dans le monde animal, s’exprime comme impulsion primitive
primordiale, par rapport à l’auto-locomotion, au mouvement spontané » [43].
Buytendijk voit dans ce jeu vocal animal une correspondance avec la manière dont
l’enfant s’amuse d’abord à répéter des sons : « L’enfant inaugure son gazouillis, non
pas à la suite d’affects, mais dans le silence […] cette genèse du langage infantile chez
l’homme importe fort à la compréhension du langage animal » [44]. Les babils et les
bavardages des oiseaux seraient donc selon lui analogues aux monologues de
l’enfant ; l’émission sonore affective est, dit-il, le « prodrome d’une parole » [45].
Ce qui distingue encore l’animal tient notamment dans le sentiment d’étrangeté que 11
son environnement revêt, et c’est dans un monde hostile qu’il s’éprouve comme
singularité. C’est grâce au mouvement spontané qu’il est confronté à la découverte
d’un monde qui, écrit Hegel, « exerce une constante violence et une menace de
danger sur le sentiment de l’animal » [46], et le plonge dans l’anxiété. L’animal fait
ainsi l’expérience de sa « possible annihilation », ombre de sa mort, qu’il ressent avec
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[47]
« effroi » . C’est en ce sens que Hans Jonas voit dans la souffrance un sentiment
inhérent à l’existence animale, souffrance au cœur de laquelle se tiennent le manque
et la peur ; la douleur n’étant, selon lui, qu’un point affectant occasionnellement le
corps et qui, si elle peut accompagner la souffrance, n’atteint pas le plan d’une
disposition fondamentale. Que la vie de l’animal soit, selon les termes de Jonas,
« agitée et anxieuse » provient de l’état d’émotion qui accompagne une vie toujours
incertaine quant à la réussite de ses entreprises, une vie condamnée à se tenir dans
la séparation d’avec soi du fait du différer du désir ; c’est ce qui fait de l’animal
« essentiellement un être passionné » [48].
a) « Le sujet animal est une structure en tant qu’il n’est un tout que dans sa relation à 13
lui-même » [50]. Dans cette première détermination, l’organisme est considéré dans
son extériorité comme un être en soi simple. Il est universel dans son extériorité
(universalité immédiate se rapportant à soi). Il est aussi particularité, au sens où il
exprime ses déterminations, notamment en tant qu’aptitude à recevoir des stimuli
extérieurs. Telle est l’irritabilité, cette capacité à recevoir les stimuli venant d’un
aliud, laquelle n’affecte cependant pas le fait pour l’organisme de se conserver soi-
même. La sensibilité est, quant à elle, l’unité non divisée du sujet avec lui-même.
L’organisme animal est enfin singularité, au sens où ses membres sont vis-à-vis les
uns des autres dans un rapport de réciprocité ou de moyens. Le vivant est donc
« essentiellement le processus de lui-même en lui-même » [51] , au sens où il fait de sa
corporéité « son objet, sa nature inorganique » [52] ; ou encore, le vivant est le
« processus-de-structuration » [53] interne au sein duquel l’organisme traite ses propres
membres comme de l’inorganique, c’est-à-dire comme des moyens. En tant qu’il est
l’unité de ces moments, le sujet animal est le retour négatif à soi-même à partir de
ses relations avec l’extériorité : il se conserve dans la division. Les parties de l’animal,
qui ne peuvent subsister par soi, sont des moments supprimés et posés par la vitalité
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Sur le plan de la certitude sensible (« Le ceci et ma visée du ceci »), l’animal, dit 16
Hegel, fait preuve d’une plus grande sagesse que ceux qui placent dans les choses
elles-mêmes la réalité et la vérité. Ceux qui croient que les choses sensibles sont des
choses en soi se trompent, et c’est à ce propos que Hegel les appelle à retourner aux
anciens mystères d’Éleusis (de Cérès et de Bacchus) pour apprendre à manger le
pain et à boire le vin, c’est-à-dire à douter de la réalité des choses sensibles en les
anéantissant, à apprendre que leur vérité ne tient pas en elles, que leur réalité
s’évanouit sans cesse (le jour, la nuit, cet arbre, ce morceau de papier sur lequel
j’écris…). Rappelons que le plan de la certitude sensible est celui de la connaissance la
plus pauvre, malgré la richesse infinie de son champ dans l’espace et dans le temps,
parce que, d’un côté, l’objet y est donné comme pur ceci (l’ici et le maintenant) et sa
vérité n’est que l’être de la chose ; parce que, de l’autre, la conscience observante y est
seulement comme pur moi. Un procès de médiation est pourtant déjà engagé dans
cette différence même de l’objet et de la conscience, car ni l’un ni l’autre n’existent de
manière absolument immédiate dans la certitude sensible : la conscience n’atteint la
certitude de soi que par cet autre, l’objet, qui acquiert donc le statut d’une médiation,
tandis que la conscience est le médiatisé. Ainsi, ce qui est simplement et
immédiatement est l’objet ; ce qui n’est pas en soi, mais existe par la médiation d’un
autre (de l’objet) est le moi, qui devient savoir (il sait l’objet). En outre, si nous ne
nous représentons pas ici le ceci universel ou l’être en général, nous prononçons
l’universel [62] : nous ne parlons pas du sensible de la même manière que nous le
percevons, c’est-à-dire comme une suite de ceci. Le langage l’élève jusqu’à l’universel
pour y voir la vérité de ses objets. Ce faisant, l’objet perd la place d’essentiel pour
devenir l’inessentiel de la certitude sensible, et le savoir, qui était l’inessentiel au
commencement du procès, passe dans son opposé : la vérité de l’objet réside dans le
moi, dans ma visée (il existe en tant qu’objet mien). La certitude sensible fait
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l’expérience que son essence réside dans un mouvement, et non dans l’immédiateté
de l’un ou de l’autre de ces éléments (l’objet et le moi) ; son immédiateté — une
immédiateté qui n’est plus de même nature que ce qu’elle était initialement, puisque
le moi n’est plus savoir immédiat mais réfléchi en soi-même — tient dans le rapport
entre l’objet et le moi, qui forment une totalité singulière (par exemple le fait que
moi, ici et maintenant, je vois cet arbre). Dire l’absolu de telle chose singulière n’est
pas possible, sauf à laisser à d’autres le soin de poursuivre la description d’objets pris
dans un perpétuel devenir. Ce n’est donc pas l’objet lui-même, mais ses qualités (le
fait pour une chose d’être sensible, absolument singulière, etc.) qui sont évoquées, et
ce que l’on dit alors de ces choses, c’est ce qu’il y a de plus universel en elles. Ce qui
est seulement visé dans la perception est l’inexprimable. Les animaux eux-mêmes,
conclut Hegel, se montrent initiés à cette antique sagesse en ce qu’ils ne demeurent
pas « devant les choses sensibles comme si elles étaient en soi » [63], désespèrent de
cette réalité dont ils sentent le néant, s’en emparent et les consomment. Aussi les
animaux ne se montrent-ils pas dupes des choses sensibles, ne les prennent pas pour
des choses en soi. Si les animaux et les végétaux que l’animal consomme sont des
organismes, il ne les voit et ne les traite que relativement à son être inorganique :
« Ce qui est particulier, extérieur, n’a aucune subsistance pour soi-même, mais est
du néant dès qu’il est touché par le vivant » [64]. L’excrétion, qui clôt le processus
d’assimilation, est l’opération par laquelle « l’animal se rend extérieur à lui-
même » [65], et cet inorganique rejeté n’est pas quelque chose dans quoi il a son
identité.
En tant qu’organisme vivant pris dans le conflit avec la nature inorganique, « la 18
maladie originaire et le germe inné de mort » [71] représentent l’inadéquation de l’animal
à l’universel. La maladie qui affecte son unité, même s’il la surmonte, signe cette
inadéquation qui ne porte pas seulement atteinte à sa singularité, mais manifeste la
condition à laquelle, en tant qu’organisme vivant, l’animal est soumis. L’existence de
l’animal est en soi une existence finie. Il convient d’insister sur cette dimension, dont on
ne saurait parler aussi nettement s’agissant de la plante. La mesure du temps est
donnée à l’animal dans la finitude de son existence — quand bien même il n’en a pas
le concept. L’inquiétude qui est liée à cette finitude fondamentale n’est pas
nécessairement le produit du se-savoir-fini, et il convient de laisser une place à un
sentiment de la finitude qui n’en passe pas par la représentation abstraite de la mort.
« Être en vie, écrit Hannah Arendt, signifie occuper un monde qui précédait votre
arrivée et survivra à votre départ. Sur le plan de la vie pure et simple, apparition et
disparition, dans leur succession, constituent les événements primordiaux qui
délimitent le temps, l’intervalle entre la vie et la mort. Le nombre limité d’années
imparti à tout être vivant détermine non seulement la durée de sa vie, mais aussi sa
façon de vivre le temps ; il fournit le prototype caché de toute mesure du temps » [72].
En termes hégéliens, la mort de l’animal provient de la contradiction où il se trouve
d’être, en tant que genre, l’universel, et d’exister cependant comme être singulier.
C’est à la « puissance de ce dernier [du genre] » [73] que l’animal succombe, car si le
vivant se médiatise avec lui-même dans le processus de la reproduction pour
dépasser son immédiateté, il y retombe toujours, signant ainsi le mauvais infini
auquel il est voué. En pensant la maladie de l’individu comme le conflit des organes
avec un aliud extérieur vis-à-vis duquel l’organisme tout entier doit mettre en action
sa propre force, échappant ainsi à la limitation dans laquelle la maladie veut
l’enfermer, Hegel continue d’affirmer la non-naturalité de la vie animale : des forces
s’affrontent pour l’affirmation de soi. La maladie n’est pas affaire de purs processus
chimiques ou mécaniques, et le remède ne consiste pas à rendre plus fort ou plus
faible. Par cette thèse, Hegel s’oppose aux théories médicales quantitatives de son
temps, caractéristiques selon lui d’un entendement réducteur qui croit pouvoir
rendre compte de la pathologie en termes d’excès ou de manque. La santé n’est pas
un état stable, mais une perpétuelle conquête, et la maladie une division que
l’organisme tente de surmonter, afin de restaurer l’unité de son principe de vie. Le
remède (le médicament) est à envisager à partir du caractère digeste ou indigeste
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des produits ingérés par différents organismes : pour les animaux inférieurs (qui
n’ont accédé à aucune différenciation), de même que pour les plantes, le digeste est
l’élément neutre et dépourvu d’individualité (c’est-à-dire l’eau) ; pour les enfants, le
digeste est l’élément homogène (la lymphe animale) ou immédiatement digéré (le
lait maternel), produit indigeste pour l’organisme adulte. Aussi le médicament (de
nature nécessairement indigeste) est-il un stimulus négatif, un aliquid étranger (un
poison), dont le rôle est de permettre à l’organisme qui s’est aliéné par rapport à lui-
même dans la maladie de se ressaisir afin de retrouver le sentiment de soi et de sa
subjectivité. Il est à noter que Hegel rend hommage aux fondements de
l’homéopathie qui, grâce aux poisons administrés à doses infinitésimales, soigne le
mal par le mal et aide l’organisme à lutter lui-même contre la maladie. Le remède ne
doit pas placer l’organisme dans un rôle passif et se substituer à lui ; il ne ferait en ce
cas que camoufler les symptômes, alors que l’organisme doit puiser en lui-même les
moyens de sa guérison.
Notes
[3] Ibid.
[4] Helmuth Plessner cité par Frederik J.-J. Buytendijk, Traité de psychologie animale,
traduit du néerlandais par Albert Frank-Duquesne, Paris, PUF, 1952, p. 21.
[6] Helmuth Plessner, cité par Frederik J.-J. Buytendijk, Ibid., p. 21.
[16] Il va de soi que cette distinction demanderait à être relativisée dans le cas des
animaux dits inférieurs, dont le mode de relation à l’environnement est quasi-
immanent. Encore que, comme nous le verrons dans un prochain chapitre
(Mondes de significations et dialectique du comportement), ce sont des
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distinctions fines que les analyses de Jacob von Uexküll font apparaître entre les
mondes animaux et végétaux. Jamais, en effet, sa pensée ne sombre dans les
simplifications de l’opposition.
[18] Ibid.
[19] Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques II, Philosophie de la nature, op. cit.,
Additions, p. 639.
[22] Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, op. cit., § 351, p. 328.
[25] Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques I, La Science de la logique [1817, 1827,
1830], texte intégral présenté, traduit et annoté par Bernard Bourgeois, Paris, Vrin,
1986, § 167, p. 270.
[26] Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, op. cit., § 359, p. 334.
[28] Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques II, Philosophie de la nature, op. cit.,
Additions, p. 641.
[30] Giorgio Agamben, Le Langage et la mort. Un séminaire sur le lieu de la négativité [1982],
traduit de l’italien par Marilène Raiola, Paris, Christian Bourgois, 1997, p. 73.
[32] Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques II, Philosophie de la nature, op. cit.,
Additions, p. 640.
[34] Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques II, Philosophie de la nature, op. cit.,
Additions, p. 640.
[35] Ibid.
[36] Ibid.
[38] Jacques Derrida, « L’animal que donc je suis », op. cit., p. 300.
[39] Frederik J.-J. Buytendijk, L’Homme et l’animal. Essai de psychologie comparée [1958],
traduit de l’allemand par Rémi Laureillard, Paris, Gallimard, 1965, p. 120.
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[41] Frederik J.-J. Buytendijk, Traité de psychologie animale, op. cit., p. 232.
[46] Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, op. cit., § 368, p. 341.
[49] Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques II, Philosophie de la nature, op. cit.,
Additions, p. 690.
[50] Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, op. cit., § 353, p. 329. Bernard
Bourgeois propose quant à lui : « Figure, le sujet animal l’est, en tant qu’un tout,
seulement en relation à soi-même ». (Encyclopédie des sciences philosophiques II,
Philosophie de la nature, op. cit., § 353, p. 309).
[51] Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques I, La Science de la logique, op. cit., § 167, p.
270.
[53] Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, op. cit., § 356, p. 331.
[54] Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques II, Philosophie de la nature, op. cit.,
Additions, p. 663.
[57] Ibid.
[58] Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, op. cit., § 363, p. 336.
[61] Hegel, La Phénoménologie de l’esprit [1807], tome i, traduit par Jean Hyppolite, Paris,
Aubier, 1983, p. 18.
[64] Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques II, Philosophie de la nature, op. cit.,
Additions, p. 677.
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[67] Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, op. cit., § 368, p. 341.
[70] Ibid.
[72] Hannah Arendt, La Vie de l’esprit, 1, La pensée [1971], traduit de l’américain par
Lucienne Lotringer, Paris, PUF, 5e édition, 2000, p. 35.
[73] Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques I, La Science de la logique, op. cit.,
Additions, p. 618.
Auteur
Florence Burgat
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