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C’est la signification qui est le fil directeur sur lequel la biologie doit se guider, et
non la misérable règle de causalité qui ne peut voir plus loin qu’un pas en avant ou
un pas en arrière, et reste aveugle aux grandes relations structurelles.
L’organisme animal et humain ne fait pas que vivre, il existe, c’est-à-dire qu’il crée
une relation avec l’entourage. L’entourage n’est pas seulement la condition
nécessaire au processus vivant intra-organique, mais il existe avec l’animal ou
l’homme, pour eux et à travers eux en tant que structure significative.
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D’entrée de jeu, la notion de sujet est introduite pour caractériser l’animal dans son 2
monde, un animal qui ne saurait se penser sans son monde propre. Il nous faut,
comme pour le concept de liberté chez Jonas ou de conscience chez Bergson,
prendre des distances avec l’acception classique du concept de sujet — du sujet
cartésien notamment, qui pense parce qu’il se sait penser. Il convient d’envisager ici
un sujet sans conscience. Est en effet pour Uexküll un sujet tout individu qui agit et
perçoit, et pour lequel s’ouvrent donc un monde de la perception et un monde de
l’action. La plante, qui ne fait qu’agir, n’accède donc point au titre de sujet. Privée
d’organes sensoriels et de nerfs, qui seuls rendent possible la perception, elle est tout
entière immergée dans un monde d’action au sein duquel se découpent pour elle des
facteurs de signification (dont le sens s’éclairera plus loin), et non des porteurs de
signification que Uexküll réserve aux animaux. Buytendijk doit notamment à la
lecture de Uexküll l’utilisation du concept de sujet pour parler des animaux. Le sujet
est une notion pour lui plus large que celle de conscience. Est pour lui un sujet celui
dont le « mode d’existence [qui] s’affirme comme le fondement d’une réceptivité aux
significations intelligibles et en même temps d’une activité qui crée ces
significations et y répond intelligemment » [3]. On voit toute l’importance qu’il
accorde, à la suite de Uexküll, à la signification dans le monde vivant capable de
comportements. Car, pour Buytendijk, tout organisme n’est pas un sujet (même si
tout organisme — plante ou cellule — constitue une unité de signification) et tous
les mouvements ne sont pas des comportements ; seuls le sont les mouvements
spontanés, en tant qu’ils révèlent une situation. Le sujet existe, et ne fait pas que
vivre. L’existence n’est en effet pas entendue par Buytendijk au sens, qu’il juge étroit,
que lui confèrent tant la perspective anthropologique que les ontologies
existentialistes. L’existence désigne chez lui « une situation manifestée par un
comportement » [4]. L’identité de structuration qu’il repère chez l’homme et chez
l’animal — c’est-à-dire le fait que tous deux se constituent dans le comportement
que, du même coup, ils façonnent — forme ce qu’il appelle la subjectivité.
Doit-on voir une sorte de provocation de la part de Uexküll dans le choix qu’il fait 3
d’ouvrir son analyse du monde animal par l’exemple de « la tique et son milieu » ?
Notons que cet animal a retenu l’attention de l’Institut zoologique de Rostock,
puisque l’on y a maintenu des tiques en vie durant un jeûne de dix-huit ans ! Le
choix de la tique comme sujet animal, on va le voir, permet à Uexküll d’établir des
distinctions fines au sein des espèces les moins complexes du règne animal. La
cellule, déjà, possède ses propres caractères perceptifs ; elle se comporte comme un
mécanicien qui perçoit et agit. Et c’est de la collaboration de ces petits mécaniciens
cellulaires que résultent la perception et l’action du sujet animal. Comment les
signaux perceptifs deviennent-ils les caractères des objets extérieurs ? Comment la
sensation de bleu devient-elle le bleu du ciel, et d’un ciel qui est mon ciel ? Pour
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parler de manière imagée, l’objet saillant pour le sujet animal est comme enserré
dans les deux branches d’une pince, dit Uexküll, dont l’une correspond à la
dimension perceptive de l’objet et l’autre à sa dimension active. L’action de l’animal
est conditionnée par le choix d’excitations que laissent passer les récepteurs, comme
par l’agencement des muscles qui rend telle action possible et non telle autre. Ceci
forme ce que Uexküll nomme le cercle fonctionnel ; ce cercle est ce qui relie le sujet
aux objets qui sont ceux de son monde.
C’est à ce que Uexküll nomme un « plan de la nature » (notion qui lui vaut 5
probablement d’être parfois classé parmi les néo-vitalistes) que répond la tique.
Cette subordination ne lui est pas propre : tous les êtres vivants sont insérés dans le
plan de la nature. La symphonie, dont l’harmonie ne doit rien au hasard, est la
métaphore choisie par Uexküll pour donner à saisir le sens de ce plan de la nature.
Nous reviendrons plus en détail sur cette métaphore avec la « théorie de la
composition naturelle », qu’il élabore pour rendre compte de l’essence des relations
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qui unissent le sujet pris dans son milieu aux objets qui s’offrent à lui sous la figure
de porteurs de signification. Nulle finalité, donc, ne régit les milieux, et il faut
commencer par se débarrasser de cette idée qui, avec le mécanisme, n’a selon
Uexküll que trop marqué la pensée biologique. Le plan de la nature n’est
aucunement superposable à un quelconque finalisme de la nature ; il fait plutôt
figure de transcendance ordonnatrice ou de structure. Lorsque les individus
agissent en fonction d’un but, comme cela est le cas pour l’homme et au moins pour
tous les mammifères, leurs actions n’en sont pas moins subordonnées au plan
général de la nature. Celle-ci est « la totalité qui transcende chaque milieu
particulier » [7] et sans laquelle nous serions face au chaos des perspectives propres à
chaque espèce.
On a une idée du chaos que forme l’ensemble des mondes propres à chaque espèce 6
lorsque l’on s’applique à décrire la même chose, mais vue dans différents milieux ; et
donc par des individus n’appartenant pas à la même espèce. Pour ce, Uexküll prend
l’exemple du chêne qui, habité par de nombreux animaux, joue aussi un rôle dans
plusieurs milieux humains. Le forestier portera sur l’arbre un regard évaluateur à
l’occasion de son plan de coupe, tandis que la petite fille, pour qui la forêt est le lieu
fantastique des contes, s’effrayera du visage grimaçant que forment les rides de son
écorce. Le tronc du chêne offre une tanière au renard, ses branches un refuge à la
chouette ; elles sont encore autant de tremplins pour l’écureuil bondissant… Cette
variation sur un même objet aboutit à la destruction de son unité : chaque groupe
animal ou humain représenté ici prend en vue une certaine partie du chêne en
fonction de son activité. De chêne en soi, pourrait-on dire, il n’y a point. Ce qui est
signe de danger pour les uns est signe de protection pour les autres, etc. « Si l’on
voulait rassembler tous les caractères contradictoires que présente le chêne en tant
qu’objet, on n’aboutirait qu’à un chaos » ; pourtant, le chêne existe bel et bien comme
unité qui contient en elle tous les milieux évoqués, mais il existe « sans être reconnu
ni jamais pouvoir l’être par tous les sujets de ces milieux » [8]. C’est donc en parvenant
à isoler les caractères perceptifs retenus par l’animal parmi la multitude de
caractères que comporte l’immensité de son entourage que l’on verra se dessiner le
contour du monde propre de cet animal. Jean-Marie Pelt attire notamment
l’attention sur l’importance des odeurs [9] : chaque espèce animale est sensible à un
éventail d’odeurs imperceptibles au nez humain, et qui sont, pour le dire dans les
termes de Uexküll, des porteurs de signification. Aussi est-il erroné de croire qu’il
existe un monde unique dans lequel prendraient place les êtres vivants. Chaque
espèce découpe son milieu ou son monde propre, c’est-à-dire un ensemble d’objets et
une forme spatio-temporelle qui n’appartiennent qu’à elle. Nul ne peut s’extirper du
milieu qui est le sien, pas même l’homme, qui demeure lié à sa nature d’homme. Si
ce dernier a fabriqué des instruments qui lui permettent de mieux connaître son
milieu et de l’élargir géographiquement, « il n’est pas d’instrument qui permette de
sortir du milieu » [10]. Le monde humain n’est aucunement celui qui coiffe ou
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surplombe les mondes animaux ; le point de vue de l’homme n’est pas la somme de
tous les points de vue animaux. Ce sont des découpages qui, pourrait-on dire, ne se
recoupent pas.
Entrons plus avant dans la caractérisation de ce qui fait qu’un objet est porteur de 8
signification pour un individu d’une espèce donnée et pas pour un individu d’une
autre espèce. On l’a dit, la perception et l’action sont au fondement de la connotation
que prend un objet. On peut faire l’expérience de mettre différents animaux en face
d’un objet pour savoir quels sont ceux qui entreront en relation avec cet objet.
Expériences mille fois conduites et qui n’ont, selon Uexküll, abouti à rien de
convainquant parce que les observateurs, étrangers à la théorie des milieux, sont
partis du présupposé faux qu’un animal peut entrer en relation avec un objet comme
tel. Chaque objet, on l’aura compris, est porteur d’une signification spécifique ; c’est
par le sujet que la signification advient à l’objet. L’armoire dans laquelle sont rangées
des couvertures n’a pas la même signification pour l’être humain que pour le chat
qui aime à s’y faufiler pour s’y installer douillettement et y dormir. Cela vaut aussi
bien à l’intérieur du monde humain où tous les objets ne sont pas absolument tous
porteurs des mêmes significations. On peut prendre l’exemple simple d’un objet
fabriqué que je vois pour la première fois et dont la finalité d’usage ne m’apparaît
pas. L’idée d’une signification unique de l’objet s’efface. On peut aussi détourner un
objet de la signification première à laquelle répond son usage le plus courant, c’est-à-
dire celui pour lequel il a été fabriqué : un verre concave peut servir de petite fenêtre,
ou de coupe décorative pouvant accueillir un bouquet de larges fleurs à tiges basses.
Il en va de même dans le monde naturel où la tige d’une fleur des champs constitue
un objet d’émerveillement pour l’enfant, un chemin pour la fourmi, un aliment pour
la vache. Il existe donc une certaine ambiguïté des objets. Buytendijk se démarque à
nouveau de Uexküll en ce qu’il n’attribue de monde ambigu qu’à l’homme, du fait de
la capacité de recul qu’il peut prendre à l’égard de toute situation. C’est parce qu’il
peut s’extraire de son environnement qu’il peut faire varier la signification de ses
objets : tel est le monde de choses, et non point de simples formes, qui est celui de
l’homme. Cependant, Buytendijk reconnaît aux animaux supérieurs vivant au
contact de l’homme la capacité à apprendre l’ambiguïté, c’est-à-dire à voir une chose
sous deux aspects différents ; mais cela constitue une exception à la règle si, pour lui,
l’ambiguïté est un propre de l’homme. Le chien, pourtant, se distingue par le fait
qu’il cherche « quelque chose ». Outre son incroyable aptitude à entrer dans le
monde de l’homme, à en acquérir les habitudes qui sont liées à des situations
proprement humaines, à percevoir l’intention des actes de l’homme, il poursuit un
but, et non point seulement une trace. Cela signifie qu’il use de détours pour
atteindre « quelque chose », ce qui met par ailleurs en évidence la position vers « le
lointain spatio-temporel » [16] qui est la sienne.
Pour résumer la pensée de Uexküll, on peut dire que « chaque action, avec sa 9
composante perceptive et active, imprime sa signification à tout objet neutre et en
fait dans chaque milieu un porteur de signification rattaché au sujet » [17]. Le chien
dressé à sauter sur une chaise au commandement « chaise », note Uexküll, sautera
sur un autre objet pouvant faire office de chaise (des caisses ou des étagères
renversées). Ceci montre que la connotation d’un objet dépend des actions qu’un
sujet peut accomplir avec lui. Ce point est très important, car il indique que le monde
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du mammifère peut s’enrichir de bien des objets qui à première vue lui sont
indifférents, au sens où ils ne sont porteurs d’aucune signification. Cela est patent
dans le cas des animaux familiers qui habitent la maison de l’homme. Si un autre
objet que celui initialement destiné à une action peut permettre d’accomplir cette
action, il sera vu comme un porteur de signification. Parce que le chien est doté
d’une structure nerveuse complexe, il est capable, comme le montre cet exemple,
d’identifier une même connotation dans des objets différents. Cette possibilité de
variation est synonyme de liberté par rapport aux choses. Des connotations
différentes peuvent, cette fois, s’attacher à un même objet : je peux voir dans la
canne qui accompagne de longues marches un objet contondant, dans la tasse un
vase possible, dans un outil dont l’usage est évident à son artisan une forme
mystérieuse… Pour le dire autrement, la même image perceptive peut être chargée
de plusieurs images actives.
Parce que l’animal est un sujet, c’est lui qui est au centre de la construction du milieu 10
(ou du monde propre) : « ce sont les actions des animaux projetées dans leur milieu
qui confèrent leur signification aux images perceptives grâce à la connotation
d’activité » [18]. L’exemple simple de la tique permet d’illustrer ce point : les trois
stimulants qu’elle perçoit comme significatifs de proie sont dotés de cette
signification parce qu’ils rendent possible la triple activité de se laisser tomber,
d’explorer et de perforer. De manière générale, le monde propre de l’animal se
découpe de la manière suivante : les objets saillants d’un milieu sont ceux qui ont
une connotation d’activité pour l’animal. Plus les actions possibles sont diversifiées
et nombreuses, plus le monde est riche, mais combien plus périlleux. La
représentation picturale que Uexküll donne d’une même pièce d’habitation humaine
vue par l’homme, le chien et la mouche montre quels sont les objets chaque fois
chargés ou non d’une connotation d’activité : le bureau permet à l’homme d’écrire,
tandis qu’il constitue pour le chien qui se couche en dessous une sorte d’abri, etc.
Avec les mammifères, et Uexküll observe surtout le chien familier, des « élaborations
subjectives » [19] sont à l’origine d’une délimitation du territoire qui ne répond plus à
la seule activité : certains lieux attirent le chien sans que l’observateur puisse
comprendre les raisons de leur pouvoir attractif. Ce sont, dit Uexküll, des « lieux
magiques » [20], dont le sujet est seul à percevoir l’intérêt particulier, un intérêt qui
s’attache à des critères autres qu’objectifs. Avec le territoire et la maison émergent
des qualités qui ne regardent pas d’abord les registres de la causalité et de la finalité ;
en d’autres termes, ce serait pour d’autres types de raisons que les animaux
choisiraient leurs lieux. « L’art commence peut-être avec l’animal » [21], écrivent
Deleuze et Guattari, du moins avec ceux des animaux qui se choisissent un territoire
ou se construisent une maison ; car, il y a dans le traitement des matériaux auquel ils
procèdent pour l’édifier, dans tout ce qui de leur corps marque ce territoire —
couleurs, postures, cris et chants — une « émergence qui est déjà de l’art » [22]. La
conception mélodique de Uexküll, présentée dans Mondes animaux et monde humain,
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Uexküll n’écarte pas de ses interrogations le règne végétal. Des échanges existent 11
entre la plante et son milieu. Quelles en sont les conditions ? Pour le dire dans les
termes de notre auteur, comment appréhender le milieu de la plante ? Étant
dépourvue d’organes de perception comme d’organes d’action, les objets qui
entourent la plante ne peuvent être dotés pour elle d’aucun caractère perceptif ou
actif ; il n’y a pour elle pas de porteurs de signification et, partant, pas de cercle
fonctionnel. La question de l’auto-mobilité est décidément capitale lorsqu’il s’agit de
penser la distinction entre le végétal et l’animal. La plante est « immédiatement
immergée dans son habitat » [24], note Uexküll, et l’habitat n’est pas un milieu. Le seul
point commun à l’animal et à la plante est que tous deux opèrent un choix parmi les
éléments que leur offre l’entourage. Mais ils le font selon des voies différentes : la
plante, grâce aux cellules qui la composent, sélectionne les stimuli présents dans son
habitat, alors que l’animal affronte le monde dans lequel il se meut librement à l’aide
d’organes récepteurs. Pour la plante, point de porteurs de signification, mais des
facteurs de signification qui correspondent aux éléments qui sont bons pour elle. Ce
point de rencontre autour de la signification conduit Uexküll à souligner que « la
question de la signification est donc chez tous les êtres vivants une question de première
importance » [25].
C’est la toile d’araignée qui va, cette fois, servir à Uexküll d’exemple. Son mystère 13
réside dans le fait qu’elle constitue la mise en œuvre de la signification « proie », sans
que l’araignée n’ait au préalable rencontré la mouche à partir de laquelle elle eût pu
élaborer au mieux son piège. Aussi Uexküll nous invite-t-il à regarder la toile comme
la copie fidèle de la mouche. Tendue dans les endroits où passent les mouches, elle
est aussi tissée de sorte que l’œil de la mouche est incapable de la distinguer. Cette
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harmonie préétablie entre le sujet et son objet nous donne à voir une nature qui a
par avance ordonné la relation signifiante qui unit un sujet à ses objets ; tel est ce
que Uexküll nomme le plan de la nature. Cela signifie ici que le « pour la mouche » de
la toile d’araignée, c’est-à-dire le fait que celle-ci soit fondamentalement destinée à
capturer des mouches, est intégré dans le corps de l’araignée elle-même ; celui-ci a
« intégré certains motifs propres à la mélodie de mouche » [26]. Le biologiste fait le
constat que la croissance embryonnaire répond à un plan préétabli (dit « plan de
signification englobant »), dans le sens précis où la partition présente dans le
développement embryonnaire trouve son prolongement dans le monde sensoriel.
« Je prétends, écrit Uexküll, que la partition originelle de la mouche […] agit de telle
sorte sur la partition originelle de l’araignée que la toile que tisse cette dernière peut
être qualifiée de “mouchière” » [27]. Autre exemple de ce type de correspondance :
pourquoi le papillon de nuit ne perçoit-il que le cri de la chauve-souris ? Il y a là
encore la marque d’un accord préétabli, dont les structures corporelles de la chauve-
souris et du papillon se font l’écho. La règle du développement embryonnaire inscrit
biologiquement l’ouverture de telle espèce à telle signification. Et les choses se
passent probablement selon un ordre au sein duquel c’est la règle de signification
qui agit sur la règle de développement — et non l’inverse. On voit dans l’option prise
ici par Uexküll que la nature telle qu’il la conçoit n’est point celle du mécaniste, mais
plutôt celle du vitaliste. C’est aussi un idéalisme qui s’affirme par la préséance
donnée à la signification. La correspondance réciproque qui lie le porteur de
signification à ce qui le met en œuvre trouve, avec la règle du développement
embryonnaire, son explication biologique.
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[28]
contrepoint » . Nos objets usuels eux-mêmes, note Uexküll, sont fabriqués selon
cette structure : à l’anse de la tasse revient le rôle contrapuntique pour le point qu’est
la main humaine qui la saisit.
Voici exposée la thèse à laquelle Heidegger ne consacre qu’une ligne pour dire qu’il 15
est devenu courant, depuis Uexküll, de parler d’un monde ambiant des animaux, et que
c’est contre cette ouverture que sa propre thèse de la pauvreté en monde s’inscrit [29].
Merleau-Ponty trouve au contraire dans l’œuvre de Uexküll une matière qui nourrit
et prolonge ses propres analyses du comportement animal. Comment caractériser le
mode de relation par lequel un individu entre en rapport avec ce qui l’entoure ?
Qu’est-ce qu’un comportement ? Forgé dans la mouvance réductionniste du
béhaviorisme watsonien, le concept de comportement fut à l’origine l’affaire du seul
corps, et d’un corps compris comme un pur organisme réagissant à des stimuli. Le
statut du stimulus, et de la théorie du réflexe qui l’accompagne, est au centre de la
critique élaborée dans La Structure du comportement, où Merleau-Ponty s’efforce de
faire apparaître l’inanité des réponses apportées par la psychologie de laboratoire au
problème du comportement. « Dans la série linéaire d’événements physiques et
physiologiques, le stimulus a la dignité d’une cause, au sens empiriste d’antécédent
constant et inconditionné, note-t-il, et l’organisme est passif, puisqu’il se borne à
exécuter ce qui lui est prescrit par le lieu de l’excitation et les circuits nerveux qui y
prennent leur origine » [30]. S’inscrivant dans la même ligne critique, Frederik
Buytendijk juge insuffisant, sinon inapproprié, le recours à la seule analyse causale
(la cause étant ici prise au sens étroit que lui donne la physique classique) pour
rendre compte du comportement. À ce type de cause, il oppose le motif, entendu
comme un antécédent dont l’action n’est point quantitative, mais qualitative. Ce
dernier ne peut être ravalé au rang des stimuli, dans la mesure où il « agit par sa
signification » [31]. Partant, demande-t-il, n’est-il pas plus juste de reconnaître à
l’origine d’un comportement plusieurs types de mobiles, c’est-à-dire des causes, des
conditions, des motifs ? La dissociation entre ce que nous appellerons, contre le
béhaviorisme, le sujet et le monde, est au fondement d’une conception erronée du
stimulus qui, en réalité, ne saurait être appréhendé indépendamment de
l’organisme. Si, comme y insiste Merleau-Ponty, le stimulus n’est pas une réalité
physique, mais une réalité physiologique ou biologique, on comprend l’intérêt que
les travaux de Uexküll ont présenté pour la défense d’une compréhension
phénoménologique du comportement. (Merleau-Ponty les exposera dans son cours
au collège de France consacré à la nature en 1956-1957). Si l’organisme ne fait rien
d’autre que réagir à des stimuli, si la notion de situation et de prise en vue de celle-ci
n’existent pas, tout peut être étudié dans le confinement du laboratoire.
avec le milieu. C’est pourtant en prenant appui sur ce type d’études que l’on décide
des normes techniques des systèmes de contention des animaux (animaux élevés
pour la consommation, animaux élevés pour leur fourrure, animaleries de
laboratoire, etc.), estimant que ces études rendent compte des comportements
spécifiques. Aussi en conclut-on que l’animal a manifesté « sa préférence »… :
préférences spécifiques pour l’accès à tel ou tel élément (de la nourriture, la
possibilité de faire un nid, ou encore celle d’accéder à une mare), et ce malgré le coût
pour lui élevé de son obtention — car c’est par ce que le sujet est prêt à leur sacrifier
que se mesurent ses préférences ! Pour la mouvance béhavioriste (dont nous venons
d’illustrer la démarche) le domaine de l’observable est réduit à celui de
l’expérimentable et, de fait, le projet réductionniste s’appuie explicitement : 1°) sur
une conception de la science comme processus nécessaire et suffisant de découverte
de la vérité ; 2°) sur une conception de la vérité, dont la matière n’est plus seulement
l’observable, mais l’expérimentable, et dont les critères de validité formelle sont le
vérifiable, le falsifiable, le calculable, le localisable. Dans ce monisme matérialiste où
toute référence à la vie mentale est rejetée, c’est autant le comportement animal que
le comportement humain qui se voient dépouillés de liberté, voire d’autonomie.
Rappelons la teneur du « credo de la psychologie objective » [38] : lors du Hixon
Symposium qui s’est tenu aux États-Unis en 1948, le biologiste Karl Spencer Lashley
proclama l’article de foi commun qui devait désormais guider la réflexion sur le
comportement : « Tous les phénomènes du comportement et de l’esprit peuvent et
doivent être décrits en dernière analyse en termes de mathématiques et de
physique. » S’attachant aux présupposés qui sous-tendent les théories du
« comportement réflexe », Merleau-Ponty souligne que le réflexe tel que le définit la
psychologie objective, ne représente pas l’activité normale de l’animal. En
assujettissant un organisme à un certain travail (contraindre l’animal à appuyer sur
une manette pour obtenir une récompense, ou encore mesurer l’importance pour lui
d’un élément qui ne peut être obtenu qu’au prix d’un choc électrique, etc.), ce sont
pour ainsi dire des « pièces détachées » que l’on interroge et dont on attend des
réponses ; ce ne sont pas des « situations complexes » qui sont celles de la vie que l’on
observe, mais des « stimuli isolés » [39].
Peut-on traiter les faits de comportement sur le modèle de ceux de la nature ? Telle 19
est la question posée par la phénoménologie au béhaviorisme qui les porte sur le
plan de la causalité physique. Le comportement peut être vu comme le mode de
manifestation de l’être. La critique des « normes fondamentales de l’activité
psychique » [42] est de même présente dans l’exposé des raisons qui conduisent
Frederik Buytendijk à choisir une orientation phénoménologique pour aborder le
problème du comportement animal. Les méthodes béhavioristes constituent à ses
yeux un réel danger en ce qu’elles barrent la route à la connaissance. Au fondement
du béhaviorisme, qui se nourrit tant de mécanisme que d’un finalisme étroit
(l’adaptation), il oppose une conception de la vie comme phénomène premier dont il
ne convient pas de chercher l’explication par une réalité masquée par ce
phénomène ; en cela, c’est aussi du vitalisme que Buytendijk s’éloigne. Il motive le
choix des thèmes qu’il aborde, ainsi que la manière dont il les traite, par la certitude
qu’il tire de ses observations — certitude qui s’apparente à une « nécessité
épistémologique » [43] comme le souligne Georges Thinès — selon laquelle l’animal
est un sujet, ce qui implique que ses mouvements doivent être conçus comme des
comportements. Il existe entre l’organisme et le milieu une corrélation telle que
surgissent des comportements. Aussi écrit-il que « ce qui peut nous assurer de la
réalité de la perception chez l’animal, ce n’est pas la présence d’organes sensoriels,
mais d’une conduite » [44]. Il faut regarder l’animal « dans le cadre de son existence
totale » [45], tant il est vrai que chaque fois que l’on tente d’isoler un phénomène, il ne
cesse de réaffirmer « son existence corrélative à l’ensemble dont on l’a détaché » [46].
La vie n’est ni l’arrière-plan ni la cause des phénomènes vitaux ; elle se manifeste
dans chacun d’eux. C’est la raison pour laquelle il est impossible d’en isoler les
processus sans tuer la vie.
paraître. Tels des acteurs, « les objets vivants se présentent » [48], et la scène sur laquelle
ils paradent est à la fois la même pour tous et propre, non seulement à chaque
espèce, mais encore à chaque individu. La question traditionnellement posée à la vie
et aux fonctions organiques se transmue alors en un suspens des interrogations
fonctionnalistes, au profit d’une sorte de contemplation des apparences que la vie
semble tout à coup porter pour servir leur propre gloire — une gloire qui ne se
soutient de rien d’autre que du spectacle de la beauté au service de laquelle elle paraît
être mise. « Se pourrait-il que les apparences n’existent pas pour les besoins de la vie
mais, qu’au contraire, la vie soit là pour le plus grand bien des apparences ? » [49],
demande Hannah Arendt commentant les textes anti-fonctionnalistes et anti-
utilitaristes de Portmann sur la forme animale et sur l’animal comme être social.
Puisque le monde dans lequel les passagers que sont les êtres vivants prennent place
ne leur est connu que pendant qu’il leur apparaît, ne faut-il pas alors défendre,
contre tous les arrières mondes dont nous héritons, l’idée que ce qu’il y a de « plus
significatif et de pertinent » [50] se situe à la surface des choses, c’est-à-dire dans ou
sur ce qui se donne à voir ? Ce que Portmann montre, grâce à ses observations des
formes vivantes, est que « l’incroyable variété de la vie animale et végétale,
l’exubérance d’un étalage purement superflu sur le plan fonctionnel » ne peuvent être
expliquées par les théories qui regardent la vie « en termes de fonctions » [51]. Aussi le
biologiste phénoménologue est-il conduit à forger le concept d’auto-présentation
(Selbstdarstellung), qui est à comprendre comme un besoin de se montrer gratuit sur
le plan fonctionnel, même s’il arrive, dans un second temps pourrait-on dire, que tel
ou tel acte revête une utilité pour la vie [52]. Refermons cette parenthèse à peine
ouverte, pour faire retour au concept de comportement.
Ce qui explique encore l’intérêt que trouve Merleau-Ponty à la lecture de Uexküll est 23
l’introduction d’un sujet sans subjectivité, sauf à entendre ici la subjectivité comme
l’activité perceptive-active. Car Merleau-Ponty insiste sur le fait que le
comportement n’a pas besoin d’une conscience pour être, et c’est ce qui lui permet
de penser, hors du dualisme qui ne le permet pas, le propre de l’être-au-monde de
l’animal. Le comportement — telle est sa spécificité — n’aurait sa place ni dans
l’ordre de l’en-soi ni dans celui du pour-soi. « Dans l’expérience des comportements,
note Merleau-Ponty, je dépasse effectivement l’alternative de l’en soi et du pour soi
[…] Refuser aux animaux la conscience pure, la cogitatio, ce n’est pas faire d’eux des
automates sans intérieur. L’animal […] est bien une autre existence » [60]. En d’autres
termes, il s’agit de passer du corps comme « objet de la physiologie mécaniste » à la
« synthèse du corps propre », pour reprendre les titres de deux des sections de la
Phénoménologie de la perception.
comportement est sous-tendu par une dimension projective : elle est ce mouvement
par lequel l’organisme manifeste une possibilité qui lui est intérieure, marquant
ainsi de ses empreintes le plein du monde, creusant des trous au cœur de la
positivité de la matière physique. En d’autres termes, le comportement, en tant qu’il
est libre, introduit du néant dans le monde. Le principe qui se trouve au fondement
du développement embryonnaire de l’organisme est un « fantôme », image qui fait
écho au caractère « interrogatif » [62] de la vie.
Notes
[1] Jacob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain (désormais noté MAMH) suivi
de Théorie de la signification (désormais noté TS) [1934], traduit de l’allemand par
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[3] Frederik J.-J. Buytendijk, L’Homme et l’animal. Essai de psychologie comparée, op. cit., p.
22.
[9] Jean-Marie Pelt, Les Langages secrets de la nature, op. cit., p. 76. Voir aussi pp. 125-129
sur le rôle des odeurs dans le comportement des animaux.
[12] Max Scheler, La Situation de l’homme dans le monde, op. cit., p. 56.
[13] Frederik J.-J. Buytendijk, L’Homme et l’animal…, op. cit., p. 57. Dans son Traité de
psychologie animale, op. cit., Buytendijk évoque longuement le cas de la femelle
chimpanzé Viki, et du chimpanzé en général.
[14] Ibid.
[20] Ibid.
[21] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, 1991, Paris, Minuit, p.
174.
[22] Ibid.
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[30] Maurice Merleau-Ponty, La Structure du comportement [1942], Paris, Paris, PUF, 1977,
p. 7.
[32] André Tilquin, Le Behaviourisme, Paris, Vrin, 1942, cité par Jean-François Le Ny,
article « comportement », Encyclopédie Philosophique universelle, op. cit., vol. II, t. 1, p.
383.
[37] Ibid.
[38] Je reprends le titre d’un chapitre du livre d’Erwin Straus consacré aux fondements
de la psychologie : Du sens des sens…, op. cit. Je me réfère aussi à Georges Thinès « A
propos du “Credo de la psychologie objective” d’Erwin Straus », in Existence et
subjectivité. Etudes de psychologie phénoménologique, 1991, Bruxelles, Éditions de
l’université de Bruxelles, pp. 41-49.
[39] Maurice Merleau-Ponty, La Structure du comportement, [1942], Paris, PUF, 1977, p. 45.
[40] Ibid.
[44] Frederik J.-J. Buytendijk, Traité de psychologie animale, op. cit., p. XI.
[46] Ibid., p. 2.
[47] Ibid., p. 6.
[50] Ibid.
[51] Ibid.
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[52] Pour des analyses approfondies de la pensée de Portmann, nous renvoyons aux
articles de Jacques Dewitte, dont : « Adolf Portmann et l’“apparence inadressée” »,
Prétentaine, n° 14/15, décembre 2001, pp. 207-223 ; « La donation première de
l’apparence. De l’anti-utilitarisme dans le monde animal selon A. Portmann »,
M.A.U.S.S. mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales, Ce que donner veut dire,
don et intérêt, Paris, La Découverte, 1993, pp. 20-32.
[59] Jakob von Uexküll, MAMH, op. cit. Notons que cet ouvrage n’est pas mentionné
dans La Structure du comportement, mais qu’il sera largement cité dans La Nature…,
op. cit., aux côtés d’un autre ouvrage de Uexküll : Umwelt und Innenwelt des Tiere,
Berlin, J. Springer, 1909, dans lequel il rejetait déjà la théorie selon laquelle les
activités animales résultent de causes physico-chimiques, au profit d’une analyse
des relations de l’individu avec son monde environnant.
Auteur
Florence Burgat
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