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La notion de milieu est en train de devenir un mode universel et obligatoire de saisie de l’expérience
et de l’existence des êtres vivants, et on pourrait presque parler de sa constitution comme catégorie
de la pensée contemporaine.
C’est pourquoi la philosophie doit prendre l’initiative d’une recherche synoptique du sens et de la
valeur du concept.
CV, VM, p143 : Le rapport organisme- milieu se trouve retourné dans les études de psychologie
animale de Von Uexküll, et dans les études de pathologie humaine de Goldstein. L’un et l’autre
font ce renversemetn avec la lucidité qui leur vient d’une vue pleinement philosophique du problème.
Ils s’accordent sur ce point fondamental : étudier un vivant dans des conditions expérimentalement
construites, c’est lui faire un milieu, lui imposer un milieu. Or le propre du vivant, c’est de se faire
son milieu, de se composer son milieu. Certes, même d’un point de vue matérialiste, on peut
parler d’interaction entre le vivant et le milieu, entre le système physico-chimique découpé dans un
tout plus vaste et son environnement. Mais il ne suffit pas de parler d’interaction pour annuler la
différence qui existe entre une relation de type physique et une relation de type biologique.
Privé d’yeux, l’animal trouve le chemin de sa tour de guet à l’aide d’une sensibilité générale
de la peau à la lumière. L’approche de la proie se manifeste au sens de l’odorat de ce bandit de
grand chemin aveugle et sourd. La faible odeur d’acide butyrique, qui se dégage des follicules
sébacés de tous les mammifères, agit sur la tique comme un signal la faisant quitter son poste de
garde et chûter. Si elle choit sur quelque chose de chaud, ce que décèle l’acuité de son sens de la
température, alors elle a atteint sa proie, l’animal a sang chaud, et elle n’a plus qu’à trouver avec
son sens tactile un endroit pourvu le moins possible de poils, pour s’enfoncer jusqu’à la tête dans le
tissu épidermique de sa proie. Elle pompe alors lentement un flot de sang chaud. (…) elle n’a pas
de sens du gôut, car après perforation de la membrane, n’importe quel liquide est absorbé tant qu’il
est à bonne température
L’abondant festin de sang de la tique est aussi son festin de mort, car il ne lui reste alors
rien d’autre à faire que se laisser tomber sur le sol, déposer ses œufs, et mourir.
Les événements saillants de la vie de la tique nous offrent une pierre de touche propre à
étayer la validité de l’approche biologique contre l’étude physiologique telle qu’elle était menée
jusqu’à présent.
p. 33 : Pour le physiologiste, chaque être vivant est un objet situé dans son monde humain.
Il examine les organes des êtres vivants et leur synergie, tout comme un technicien explorerait une
machine inconnue. A l’inverse, le biologiste se rend compte que chaque être
vivant est un sujet qui vit dans un monde qui lui est propre et dont il forme
le centre. Aussi ne doit-il pas être comparé à une machine, mais bien au
machiniste qui pilote la machine.
Nous posons la question simplement : la tique est-elle une machine ou un machiniste, un
simple objet ou un sujet ?
Le physiologue interprétera la tique comme une machine, et dira :
« - on peut distinguer chez la tique des récepteurs, ie des organes sensoriels, et des
effecteurs, ie des organes actanctiels, et uqi sont reliés l’un à l’autre par un appareil de contrôle
dans le système nerveux central. Le tout est une machine dont le machiniste n’est aucunement
visible. (…)On montre aisément chez la tique que toutes les actions reposent exclusivement sur des
réflexes, et l’arc réflexe forme le fondement d’une telle machine animale. Cet arc commence par un
récepteur, un apparaile qui ne laisse entrer que des influences extérieures déterminées, comme
l’acide butyrique ou la chaleur, et occulte tous les autres. Il se termine par un muscle qui met en
mouvement un effecteur, un appareil de marche ou de forage. Les cellules sensorielles, qui
provoquent l’excitation des sens, et les cellules motrices, qui provoquent l’impulsion de mouvemnet,
servent seulement de pièces de transmission (…) L’ensemble de l’arc réflexe fonctionne avec la
transmission du mouvement comme une machine. Aucun facteur subjectif, comme le serait un
machiniste, ne se présente nulle part dans le phénomène »
p. 41 : Il s’agit là sans doute de trois réflexes se relayant les uns les autres et qui sont
toujours provoqués à travers des actions physiques ou chimiques susceptibles d’être objectivement
attestés. Mais celui qui se contente de cette constatation et suppose de la sorte avoir résolu le
problème, celui-là n’a rien vu. Ce qui est en question n’est pas l’excitation chimique de l’acide
butyrique, pas plus que l’excitation mécanique ou thermique, mais uniquement le fait que parmi
des centaines d’actions qui émanent des propriétés du corps du mammifère, il n’y en a que trois qui
deviennent pour la tique des porteurs de signe perceptif, et pourquoi précisément ces trois là et
aucune autre ? Nous n’avons pas affaire à un échange de forces entre deux objets, mais de relations
entre un sujet vivant et son objet , et elles se déroulent sur un tout autre plan, à savoir entre le
signal perceptif venant du sujet et l’excitation venant de l’objet.
La tique reste accrochée sans bouger au sommet d’une branche dans une clairière (…) De
tout ce qui l’environne, aucune excitation de lui parvient. C’ets alors que s’approche un
mammifère, dont le sans lui est nécessaire pour engendrer ses descendants. Et c’et à ce moment que
s’accomplit le plus merveilleux : de toutes les actions qui émanent du corps du mammifère, il n’y en
a que trois qui deviennent des excitations, et ce dans un ordre de succession déterminé. Dans le
monde démesuré qui entoure la tique, trois excitations luisent comme des signaux lumineux venant
de l’obscurité, et servent à la tique de panneaux indicateurs qui la conduisent au but avec certitude.
(…) toute la richesse du monde entourant la tique se racornit et se
transforme en un produit pauvre, composé pour l’essentiel de seulement
trois signes perceptifs et trois signes actantiels : c’est son milieu. La
pauvreté du milieu (Umwelt) conditionne cependant la certitude de
l’activité, et la certitude est plus importante que la richesse.
À partir de l’exemple de la tique se laissent déduire, comme on le voit, les principes
fondamentaux de la construction des milieux qui valent pour tous les animaux. (p. 43)
(Avant-propos : Les milieux étant aussi divers que les le sont les animaux eux-mêmes,
ils offrent à tout ami de la nature de nouveaux pays d’une telle richesse et d’une telle beauté qu’il
vaut la peine de s’y promener, même s’ils s’offrent à notre regard non pas physique, mais
uniquement spirituel. La meilleure façon de commencer une telle promenade est de le faire un jour
de soleil à travers une prairie fleurie, bourdonnante de coléoptères et parcourue de papillons
voletant, puis de construire autour de chacune de ces bêtes qui peuplent la prairie, une bulle de
savoir qui représente son milieu et qui est remplie de tous les signes perceptifs auxquels le sujet peut
accéder. Aussitôt que nous pénétrons nous-mêmes dans cette bulle de savon, l’environnement, qui
jusque là se déployait autour du sujet, se reconfigure totalement. Dans chaque bulle de savon naît
un nouveau monde. C’està l’exploration de ces mondes qu’est convié le lecteur du récit de voyage
qui suit.)
p. 40 : Les rapports du sujet à l’objet sont éclairés le plus efficacement par le schéma du
cercle fonctionnel (figure). Il montre comment sujet et objet son imbriqués l’un dans l’autre et
forment un tout conforme à un plan. Si l’on se figure en outre qu’un sujet est relié à un même objet
ou à divers objets, on obtient ainsi un aperçu du premier principe fondamental de la
doctrine du milieu : tous les sujets animaux, les plus simples comme les plus
complexes, sont imbriqués dans leur milieu avec la même perfection. A
l’animal simple, correspond un milieu simple, de même à l’animal complexe, correspond un milieu
richement articulé.
UEXKULL, MAMH
Page 43 : Mais la tique possède encore une très curieuse aptitude qui nous offre un aperçu
plus approfondi des milieux.
Il est immédiatement clair que l’heureux hasard qui fait passer un mammifère sous la
branche sur laquelle la tique est assise est extrêmement rare.
(La grande quantité de tiques ne suffirait pas à entretenir l’espèce) ; Il faut ajouter à cela
la capacité pour la tique de vivre pendant très longtemps sans nourriture, pour accroitre la
probabilité que passe une proie sur son chemin. Et la tique possède cette capacité dans des
proportions hors du commun. La tique peut attendre 18 ans. Nous humains nous ne le pouvons
pas. Notre temps consiste en une succession d’instants, ie de très brèves périodes au sein desquelles
le monde ne montre aucun changement. Pendant la durée d’un instant, le monde se tient immobile.
L’instant humain dure un 18e de seconde. La durée de l’instant change selon les différents
animaux, mais quel que soit le nombre que nous voulions avancer pour la tique, la capacité à
supporter pendant 18 ans un milieu qui ne change jamais se trouve hors du domaine de toute
possibilité. Elle se trouve donc dans un état d’attente qui s’apparente pour nous au sommeil. Sauf
que dans son milieu, le temps n’est pas suspendu seulement des heures, mais pour un grand
nombre d’années, et redevient efficient quand le signal « acide butyrique » éveille la tique à une
nouvelle activité.
(…) Le temps qui enveloppe tout événement nous semble être la seule chose objectivement
établie face à la variété changeante de son contenu, mais nous voyons maintenant que le sujet
domine le temps de son milieu. Alors que nous disions jusqu’ici : sans le temps, il ne peut y avoir
aucun sujet vivant, nous devrons dire dorénavant : sans un sujet vivant, il ne peut y a voir aucun
temps.
Sans sujet vivant, il ne peut y avoir ni espace ni temps.
MAMH, 97
Comme nous humains sommes habitués à conduire notre existence péniblement de but en
but, nous sommes de ce fait convaincus que les animaux vivent de la même manière. C’est une
erreur fondamentale qui a jusqu’à présent toujours mené la recherche sur de fausses voies.
Il est vrai que personne ne prêtera de buts à un oursin ou un ver de terre. Mais déjà pour
décrire la vie de la tique, nous avons dit qu’elle guettait sa proie. A travers cette expression, mais
si c’est involontaire, nous avons déjà laissé les petits tracas de la vie quotidienne des humains
s’immiscer dans la vie de la tique qui est uniquement commandée par le plan de la nature.
Notre première préoccupation doit en ce sens d’éteindre le feu follet du but durant l’examen
des milieux. Cela ne peut se faire que si nous ordonnons la manifestation de la vie animale à la
perspective du plan (…) général de la nature.
CV, p. 153 :S’il semble aujourd’hui normal à tout esprit formé aux disciplines
mathématiques et physiques que l’idéal d’objectivité de la connaissance exige une décentration de la
vision des choses, le moment paraît venu à son tour de comprendre qu’en biologie « c’est la physique
qui n’est pas une science exacte ».
« Ce qui distingue l’animal c’est le fait qu’il est un centre par rapport
aux forces ambiantes qui ne sont plus, par rapport à lui, que des excitants ou
des signaux, un centre, ie un système à régulation interne, et dont les
réactions, sont commandés par une cause interne, le besoin momentané ».
En ce sens, le milieu dont l’organisme dépend est structuré organisé par l’organisme lui-même. Ce
que le milieu offre au vivant est fonction de la demande. C’est pour cela que dans ce qui apparaît à
l’homme comme un milieu unique plusieurs vivants prélèvent de façon incomparable leur milieu
spécifique et singulier. Et d’ailleurs, en tant que vivant, l’homme n’échappe pas à
la loi générale des vivants. Le milieu propre de l’homme, c’est le monde de
sa perception, ie le champ de son expérience pragmatique ou ses actions,
orientées et réglées par les valeurs immanentes aux tendances, découpent
des objets qualifiés, les situent les uns par rapport aux autres et tous par
rapport à lui. L’environnement auquel il est censé réagir se trouve
originellement centré sur lui et par lui.
Mais l’homme, en tant que savant, construit un univers de phénomènes et de lois qu’il tient
pour un univers absolu. La fonction essentielle de la science est de dévaloriser les qualités des objets
composant le milieu propre en se proposant comme théorie générale du milieu réel, c’est-à-dire
inhumain. Les donnes sensibles sont disqualifiées, quantifiées, identifiées. L’imperceptible est
soupçonné, puis décelé et avéré. Les mesures se substituent aux appréciations, les lois aux
habitudes, la causalité à la hiérarchie et l’objectif au subjectif.
Or cet univers de l’homme savant, parce qu’il entretient avec le milieu propre de l’homme
un rapport direct, quoique de négation et de réduction, confère à ce milieu propre une sorte de
privilège sur les milieux propres des autres vivants. L’homme vivant tire de son rapport à l’homme
savant, par les recherches duquel l’expérience perceptive usuelle se trouve contredite et corrigée, une
sorte d’inconsciente fatuité, qui lui fait préférer son milieu propre à celui des
autres vivants, comme ayant plus de réalité et non pas seulement une autre
valeur. En fait, en tant que milieu propre de comportement et de vie, le milieu
des valeurs sensibles et techniques de l’homme n’a pas en soi plus de réalité
que le milieu propre du cloporte ou de la souris grise.
La qualification de réel ne peut en rigueur convenir qu’à l’univers absolu, qu’au milieu
universel d’éléments et de mouvements avéré par la science, dont la reconnaissance comme tel
s’accompagne nécessairement de la disqualification au titre d’illusions ou d’erreurs vitales, de tous
les milieux propres subjectivement centrés, y compris celui de l’homme.
La prétention de la science à dissoudre dans l’anonymat de l’environnement mécanique
physique et chimique ces centres d’organisation, d’adaptation et d’invention que sont les êtres
vivants doit être intégrale, ie qu’elle doit englober le vivant humain lui-même. Et l’on sait bien que
ce projet n’a pas paru trop audacieux à beaucoup de savants.
(…)
(Mais il faut alors se demander, d’un point de vue philosophique, si l’origine de la science
ne révèle pas mieux son sens que les prétentions de quelques savants. (…)
Mais si la science est l’œuvre d’une humanité enracinée dans la vie
avant d’être éclairée par la connaissance, si elle est un fait dans le monde en
même temps qu’une vision du monde, elle soutient avec la perception une
relation permanente et obligée. Et donc le milieu propre de l’homme n’est pas situé dans
le milieu universel comme un contenu dans son contenant. Un centre ne se résout pas dans son
environnement, un vivant ne se réduit pas à un carrefour d’influences. D’où l’insuffisance de toute
biologie qui par soumission complète à l’esprit des sciences physicochimiques voudrait éliminer de
son domaine toute considération de sens. Un sens, du point de vue biologique et psychologique, c’est
une appréciation de valeurs en rapport avec un besoin. Et un besoin c’est pour qui
l’éprouve et le vit un système de référence irréductible et par là absolu.