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Introduction/problématisation.
Nos yeux nous fournissent les évidences qui nous éclairent : « ça se voit du premier coup d’œil », « ça se voit à
l’œil nu », c’est clair « comme le jour ». Et on n’a pas à en demander davantage. Mais [terme oppositif], fait tout
à fait étrange, on peut « regarder et ne pas voir quelque chose (quelqu’un) ». [accroche] Ainsi, paradoxalement, on
peut voir sans voir. On dit également que l’on peut « dormir les yeux ouverts ». Descartes déclare que « c’est
l’âme qui sent, et non le corps » (Dioptrique, IVe discours, 1637). La sensation n’est pas d’essence
physique : elle relève de l’ordre spirituel. On ne voit pas avec les yeux. L’attention peut être distraite.
C’est la qualité de l’attention qui permet de distinguer les couples entendre/écouter, voir/regarder,
sensation/perception, et, entre ces états, toutes sortes de degrés. On comprend donc que la vision est un
acte plus complexe qu’il ne semble. Elle comporte diverses nuances, et il y a de multiples façons de voir.
Par exemple, l’artiste photographe pense sa pratique en se départageant du dessinateur : il capture une
réalité que le portraitiste médite [TEXTE 1]. Tournés vers le même objet, le photographe et le dessinateur
voient autrement. Car, dans les deux cas, l’action de l’esprit observateur n’est pas la même. Ainsi, le visible
n’est pas simplement un moyen d’action ou un spectacle. Il s’agit donc d’apprendre à voir. Je fais
l’expérience du monde à travers ma sensibilité. Mais, qu’est-ce qui se manifeste à moi ? [problématisation]
En quel sens y a-t-il profondeur de la vision ? Est-ce l’être même qui se manifeste à moi dans son infinie
profondeur OU le sensible n’est-il qu’une apparence dégradée qui en elle-même ne vaut rien ? Ainsi,
l’œuvre d’art apprend-elle à voir (et dès lors, on irait de l’œuvre d’art vers le réel : œuvre < réel) ou est-
elle un enrichissement de ce qui est en soi fade (du réel vers l’œuvre : œuvre > réel) ? [plan] Afin de
résoudre ce problème, le mouvement de notre réflexion procèdera en trois temps. Tout d’abord, on
montrera que l’œuvre d’art n’est qu’imitation. Ensuite, on pensera l’œuvre comme sensibilisatrice. Enfin,
on découvrira dans la libération de la vie l’essence de l’art.
1
« Parce que tu m’as vu, tu as cru. » (Jean, 20, 29)
© Henri-Charles Alleaume, 6 janvier 2024.
qu’il y a un lien étroit entre la sensibilité et le toucher [TEXTES 2, 3] : la plante participe à la vie, car elle a
le principe de la nutrition ; les animaux participent à la vie, car, outre la nutrition, ils ont la sensibilité,
c’est-à-dire le toucher. « Le premier sens qui appartient à tous les animaux, c’est le toucher ». C’est le
« plus nécessaire de tous ». « Sans le toucher, aucun des autres sens n’existe. » L’âme apporte, dans
l’animal, immédiatement la nutrition et le toucher. Et, ces deux facultés sont liées, c’est dire l’intimité du
toucher en nous.
Lorsqu’on médite sur le visible à partir du tangible, on ne peut que faire ressortir la spécificité de l’un par
rapport à l’autre. Les mains saisissent les objets. Mais, la vision est réception d’apparences. Et, s’il y a
apparence, il n’y a point tangibilité. Une apparence n’est jamais manifeste, flagrante. Si l’apparent n’est
pas un tangible, on ne voit jamais vraiment bien clair. D’où, la nécessité d’apprendre à voir.
B/ La mimésis
1§. L’art comme écart par rapport à la réalité.
La disqualification du sensible théôria2 vs. technè3.
La philosophie grecque, chez Platon et Aristote, assigne à l’art le but d’imiter la nature. Le tekhnitès
(τεχνίτης, artisan-artiste) ne se définit pas comme créateur, mais comme fidèle reproducteur d’une réalité
préexistante. Sa tâche consiste à obéir, non à commander. L’activité démiurgique, dépeinte par Platon
dans le Timée, s’inscrit dans cette perspective. La garantie de l’achèvement de la production cosmique se
trouve hors de cette dernière, transcendante à elle. Le démiurge (δημιουργὸς4, dèmiourgos) ne fait advenir à
l’existence que ce qui est conforme au modèle éternel. Le TEXTE 7 figure la structure de l’activité
démiurgique. On doit distinguer quatre éléments : l’œuvre finale, la cause agissante (l’artisan), la matrice
(dans laquelle s’effectue la production), le modèle (objet de contemplation). Les éléments sont définis
ainsi : l’œuvre est belle ; la matrice est omni-mobile ; le modèle est éternel. L’artisan occupe une position
intermédiaire : sa production n’a aucune valeur en soi. L’essence de la production, c’est l’être contemplé.
La matière n’est que le nécessaire support, parfaitement impur, car sensible. Dans cette conception, la
beauté ne procède que de la contemplation. En fait, la beauté est à l’extérieur de l’œuvre. Il n’y a de beauté
que de l’intelligible. Au regard de la contemplation, le matériau et la production sont disqualifiés. Notons
que, dans le platonisme, le sensible étant défini comme opposé de l’intelligible, le perceptible est
entièrement disqualifié. Le sensible n’a pas d’être, car il est mouvant. La production elle-même ne vaut
rien, car ce n’est qu’un acte de reproduction. Il n’y a donc ni création artistique ni épaisseur ontologique
du sensible. La contemplation réduit à néant la perception et la production artistique. L’éducation est
placée du côté de l’être et non du devenir. Il n’y a pas à apprendre à voir, mais à apprendre à contempler.
2
Théôria : à partir de Platon : contemplation de l’esprit, méditation, étude ; spéculation théorique, théorie (p. opp. à
la pratique.
3
Technè : art, art manuel, habileté à faire quelque chose.
4
δημιουργὸς, dèmiourgos. Qui travaille pour le public, p. opp. à homme privé ; tout homme qui exerce une profession ;
p. ext. celui qui produit, qui crée, artisan ; particul. en parl. de la divinité, le créateur du monde.
© Henri-Charles Alleaume, 6 janvier 2024.
L’art comme mimesis5.
L’opposition de l’intelligible et du sensible situe dès lors l’art au plus bas degré de l’être [TEXTE 8].
L’essence unique sert de modèle au menuisier, qui construit dans le bois un lit. Il contemple une Idée et
s’efforce de la reproduire dans la matière. Le menuisier ne crée pas de façon fantaisiste, il pense ce que
Dieu a créé, ce qui brille éternellement dans le ciel de l’intelligence. Le peintre vient après le menuisier. Il
ne contemple pas : son modèle, c’est l’ouvrage sensible du menuisier, une reproduction fort éloignée de
l’essence. Les peintres qui font des images du sensible, ignorant des essences, ne sont que des
« imitateurs ». Si l’être ce sont les essences, l’art éloigne de la réalité de « trois degrés ». Il n’y a rien à tirer
d’une œuvre d’art, rien à apprendre d’elle. La perfection est sans consistance ontologique : « L’antre
souterrain, c’est ce monde visible » [TEXTE 9]. Les captifs n’attribuent « absolument de réalité qu’aux
ombres » (République, VII, 515c). Il s’agit de se détourner des fantômes de la réalité et de s’élever sur le
chemin ascendant de l’intelligence. Le sensible et l’intelligible, d’après Platon, s’opposent comme
l’obscurité et la lumière. Le sensible est ombreux. Le philosophe qui atteint la vision du soleil intelligible
a le regard obscurci lorsqu’il le porte vers les objets des sens.
L’artiste est un ignorant.
L’artiste n’a rien à nous apprendre, car il ne sait rien. Il ne possède pas en lui-même un savoir maîtrisé,
car ses œuvres naissent de la « puissance divine » [TEXTE 10] qui le met en branle. Il n’est pas capable
d’interpréter ses propres chants. Ce qui lui arrive, il le doit à l’« enthousiasme », au magnétisme qui
s’exerce sur lui, à la possession dont il est victime. L’artiste est sous influence. Pour comprendre l’œuvre
d’art, Platon se réfère à la métaphore de la pierre aimantée. Le poète n’est pas véritablement auteur. En
vérité ce n’est qu’un anneau de fer, parmi d’autres. C’est donc le dieu qu’il faut consulter et non ceux qui
vaticinent au hasard.
5
μίμησις, mimèsis : action d’imiter, imitation.
© Henri-Charles Alleaume, 6 janvier 2024.
La critique de l’art, dans cette partie, a été faite en deux temps. Tout d’abord, nous avons opposé le
contact tangible et l’apparence visible : le problème du visible, c’est qu’il n’est pas un tangible. Par ailleurs,
le discrédit radical, venant du platonisme, qui tombe sur la production artistique résulte de l’opposition
entre l’être et le devenir. Si le sensible n’a point d’être, alors l’œuvre d’art n’a plus rien à nous dire. L’œuvre
d’art ne sera réhabilitée que lorsque le sensible retrouvera son épaisseur de réalité.
A/ L’extensibilité de la perception.
1§. L’œuvre d’art comme écart par rapport à la perception commune.
Percevoir pour agir.
Reprenons notre analyse sur de nouvelles bases. Qu’en est-il de la perception commune de la réalité ?
J’ouvre les yeux et les choses s’offrent à moi. La perception est ce rapport immédiat à ce qui m’est donné.
Sous quel mode les choses nous sont-elles données à sentir. Il serait faux de croire que je suis un sujet
passivement réceptif. La vérité, c’est qu’en fait je dois avant tout vivre, c’est-à-dire satisfaire des besoins.
Mon rapport au monde est orienté par la visée de mes besoins ou de nécessités d’ordre sociales. Si mes
sens sont sollicités, l’important pour moi ce sont des exigences multiples biologiques et sociales
auxquelles je dois répondre. Ainsi, c’est l’agir qui puise parmi mes perceptions ce qui rend possible
certaines conditions. Bref, nous percevons pour agir. Par exemple, plus je dois faire vite, plus je me
concentre sur une étroite sphère de sensations utiles, plus j’écarte le reste. À tout moment nous opérons
un tri parmi nos perceptions. « Auxiliaire de l’action, [la perception] isole, dans l’ensemble de la réalité,
ce qui nous intéresse » [TEXTE 13]. Dans l’ordinaire de la vie, nous ne prenons pas le temps de sentir le
moment qui s’offre à vivre. « Nous ne pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n’est
que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir », déclare Blaise Pascal (Pensées, 172). Nous ne
vivons pas l’instant du surgissement d’états sensibles.
Le pragmatique et le distrait.
Le commun n’habite pas la réalité de l’instant. Paradoxalement, parce que nous sommes trop attachés à
la réalité, absorbés aux actions qui nous obligent, nous traversons le réel, certes forts mais comme absents.
Au contraire, il en est qui naissent distraits, insoucieux : ceux-là, parce qu’ils agissent moins perçoivent
plus. Que pourrions-nous attendre d’un distrait, d’un idéaliste ? Celui-là, perçoit pour percevoir. L’artiste
est avant tout un être à part qui fait l’expérience de la perception pour rien. Celui qui doit agir s’élance
dans l’avenir en se saisissant de perceptions utiles. Celui qui se désintéresse de l’action embrasse ce que
la perception lui donne. L’homme d’action est aveugle, ou hors de la réalité. L’artiste habite sa sensibilité
et s’ancre dans la réalité du moment. Donc, les artistes sont ceux qui voient et donnent à voir à ceux qui
n’avaient pas pris la peine de s’intéresser au moment présent. On aboutit donc à l’idée que le peintre rend
visible et le poète est un « révélateur ».
L’extensivité de la perception.
Parce que l’agir déforme notre rapport au présent et qu’elle provoque chez les actifs un rétrécissement
du champ perceptif, nous découvrons qu’il existe une richesse du sensible. Le professionnel suractif a
beaucoup à apprendre des artistes parce qu’il n’a jamais cessé d’être en mouvement. Les œuvres d’art
éduquent la perception des hommes généralement absorbés par leur travail. L’art est une école de réalité
pour ceux qui sont toujours préoccupés par le devoir-vivre, devoir-réussir, devoir-gagner. On pourrait
distinguer deux « extensions des facultés de percevoir » : le domaine de tout ce que le commun à perçu
sans jamais rien apercevoir, puis le domaine de tout ce que l’artiste cherche à percevoir en plus, les détails
plus délicats. « [Les perceptions remarquables viennent par degrés de celles qui sont trop petites pour
être remarquées]. En juger autrement, c’est peu connaître l’immense subtilité des choses, qui enveloppe
toujours et partout un infini actuel » (G. W. Leibniz, Nouveaux essais, 1765). L’immense subtilité des
choses vient de ce que « τὸ μικρὸϛ [to mikros, le petit], les progrès insensibles » sont partout. Car, toute
perception est composée d’innombrables petites perceptions. S’il y a du to mikros, le perceptible est
inépuisable.
B/ Le dévoilement du réel.
1§. La vérité de l’œuvre d’art.
L’insondable profondeur de la matière sensible.
Ainsi, paradoxalement, on peut affirmer, avec Bergson, que les œuvres des grands maîtres qu’« elles sont
vraies ». C’est un complet renversement des distinctions platoniciennes. Il y a une unité du sensible qui
procède de son jaillissement et de sa continuité. « Rien ne se fait tout d’un coup, et c’est une de mes
grandes maximes et des plus vérifiées, que la nature ne fait jamais de sauts. J’appelais cela la loi de la
continuité » (Leibniz, Nouveaux essais). Le substratum, c’est l’absence de hiatus. L’œuvre d’art sera d’autant
plus vraie qu’elle épouse la profusion des phénomènes. C’est là un objet de recherche sans limite. Le réel
sensible est donc justement une profondeur, une extensibilité toujours possible du senti. C’est l’écart avec
l’intelligible qui, en fait, nous donne la véritable substantialité des choses. Le sensible est insondable
profondeur, mais certes confuse, obscure.
La surprise du non pensé, de l’informe.
Le tableau « Impression, soleil levant » de Claude Monet pourrait être interprété à partir de l’analyse
précédente. L’œuvre, datée du 13 novembre 1872, montre un instantané, c’est-à-dire les choses telles
qu’elles se manifestent tout de suite. La lumière qui agit sur la rétine, la présence à ce qui se passe, n’entre
pas nécessairement dans des catégories intelligibles. Peindre l’impression immédiate, c’est se dissocier
des formes préétablies que l’esprit sait d’avance penser. Peindre l’impression signifier prendre ses
Nous avons découvert qu’il y a un lien étroit entre le poète et la matière sensible, que la vie de la sensibilité
est l’objet unique de l’artiste, lequel est homme d’exception. Et pour retrouver la présence que nous offre
la sensibilité, il faut l’opposer à sa négation : le logos. La profondeur sensible est l’objet inépuisable de
l’œuvre d’art. Les œuvres d’art brillent de cette lumière particulière qui est celle qui vient aux yeux de
ceux qui parce que non-artistes sont ordinairement insensibles. Les œuvres d’art nous proposent une
purification, non pas comme déliaison d’avec le corps, mais réunion à nos sens.
B/ Sensibilité et désirs
1§. L’énergie des désirs.
L’art est œuvre de désir.
Pour Aristote, sensibilité, plaisir et désir sont liés : « Mais l’être qui a sensibilité a aussi peine et plaisir,
selon que l’objet est agréable ou pénible ; et les êtres qui ont ces qualités ont en outre le désir, car le désir
est l’appétit de ce qui fait plaisir » [TEXTE 3]. Les trois phénomènes doivent être pensées ensemble. Nos
sensations sont toujours affectives, et les sensations plaisantes provoquent le désir. Les sensations de
plaisirs causent des appétits, plus ou moins violents. Le but est toujours le plaisir dit Montaigne, aussi
c’est le désir du plaisir qui est la principale force qui emporte notre nature. Une réflexion sur la sensibilité
doit penser la vigoureuse puissance du désir. Comment pourrait-il y avoir perception sans désir ? La
perception seule n’existe pas. La sensibilité aux perceptions fines est donc écoute de la vie de désirs. De
sorte, l’art est œuvre du désir. On dira donc que les artistes nous apprennent à retrouver notre naturalité,
le souffle des appétits, ou le libèrent.
Le désir est au principe d’une personne qui s’œuvre.
Comment devient-on artiste ? On parle couramment de « vocation artistique ». Dans sa lettre à Théo,
datée du 22-24 juin 1880, Van Gogh se plaint d’être dans une impasse. « Homme à passions », il ne s’est
pas encore trouvé. Il s’isole dans le Borinage pour opérer sa « mue ». Il préfère une mélancolie active à
une mélancolie passive : « Ce but devient plus défini, se dessinera lentement et sûrement comme le
croquis devient esquisse et l’esquisse tableau ». Il n’est alors qu’un brouillon, il ne sait où il va. Il déclare :
« il y a quelque chose au dedans de moi, qu’est-ce que c’est donc ! ». Van Gogh n’était donc au départ
qu’un désir confus. L’artiste est au début de sa carrière une esquisse : par ses œuvres, il devient une œuvre.
C’est en faisant qu’il se découvre. L’œuvre est la réalisation d’une personne.
L’œuvre véritable est la personne de l’artiste à l’issue de sa carrière.
Le domaine de l’art est bien la sensibilité. Mais celle-ci doit être entendue comme profondeur d’être.
L’opposition platonicienne pensée/sensible rend intelligible ce qui fait l’essence de l’art. Les artistes sont
des hommes de sensibilité. Leur royaume est leurs sens. Mais, l’orientation qui guide leur activité est
l’énergie d’un désir qui s’accomplit d’œuvres en œuvres. Donc, si la perception possède une extensivité,
le désir est un processus de métamorphose. L’œuvre n’est un objet inerte posée dans un musée. C’est
une des étapes de la mue de l’artiste, dont l’œuvre véritable est sa propre personne. À chaque moment
du parcours, on peut croire qu’une œuvre d’art est la récapitulation d’un trajet de vie antérieur.
Conclusion/résolution.
Nous nous sommes d’abord penchés sur le phénomène de la vision. Le visible nous est alors apparu
comme réductible au toucher, et le phénomène sensible a semblé se résumer à la force et présence du
contact. Dès lors est apparu l’opposition du contact physique et de l’apparent visible. L’apparaître, porté
par la lumière, n’est pas un être. Il y aurait alors nécessité d’apprentissage car nos visions ne sont pas des
contacts. Pour Platon, le sensible étant mouvant n’a pas d’être. Ainsi, l’opposition fondamentale de
l’intelligible et du sensible disqualifie le perceptible. La production n’est que reproduction. Il n’y a, chez
Platon, ni création artistique ni épaisseur ontologique du sensible. Il nous est alors apparu que l’œuvre
d’art ne sera réhabilitée que lorsque le sensible retrouvera son épaisseur de réalité. En fait, être social
animé de besoins impérieux, le commun perçoit pour agir, alors que l’artiste distrait perçoit pour
percevoir. Les fruits que l’artiste livre au public se présente comme une baie ouverte sur une réalité
« invue » (inouïe). Avec Bergson, nous découvrons la notion d’extensivité de la perception. Il y a une
« immense subtilité des choses » parce que to mikros est partout. Ce dernier s’offre à vivre dans le retrait
solitaire du monde, loin de la presse ambitieuse. L’écrivain Montaigne nous fait retrouver le fond mobile
de la matière sensible, la volubilité de l’esprit laissé à lui-même. L’œuvre d’art n’éduque pas notre
perception : elle nous éduque à percevoir. C’est l’écart avec l’intelligible qui, en fait, nous donne la
véritable substantialité des choses. Savoir sentir, c’est savoir ne plus penser. Et pour retrouver la force de
présence de la sensibilité, il faut l’opposer à sa négation : le logos. La profondeur sensible est l’objet
inépuisable de l’œuvre d’art. Bien plus, les œuvres d’art nous proposent une purification, non pas comme
déliaison d’avec le corps, mais réunion à nos sens. Nous aboutissons à l’idée que La création de l’œuvre
est création de l’artiste. Et puisque la sensibilité est toujours désir, on dira donc que les artistes nous
apprennent à retrouver notre naturalité, le souffle des appétits, ou le libèrent. Le sensible inintelligible est
l’unique sens du vivre. Les artistes en sont les explorateurs, et leurs œuvres des témoignages libérateurs.