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Les œuvres d’art éduquent-elles notre perception ?

Introduction/problématisation.
Nos yeux nous fournissent les évidences qui nous éclairent : « ça se voit du premier coup d’œil », « ça se voit à
l’œil nu », c’est clair « comme le jour ». Et on n’a pas à en demander davantage. Mais [terme oppositif], fait tout
à fait étrange, on peut « regarder et ne pas voir quelque chose (quelqu’un) ». [accroche] Ainsi, paradoxalement, on
peut voir sans voir. On dit également que l’on peut « dormir les yeux ouverts ». Descartes déclare que « c’est
l’âme qui sent, et non le corps » (Dioptrique, IVe discours, 1637). La sensation n’est pas d’essence
physique : elle relève de l’ordre spirituel. On ne voit pas avec les yeux. L’attention peut être distraite.
C’est la qualité de l’attention qui permet de distinguer les couples entendre/écouter, voir/regarder,
sensation/perception, et, entre ces états, toutes sortes de degrés. On comprend donc que la vision est un
acte plus complexe qu’il ne semble. Elle comporte diverses nuances, et il y a de multiples façons de voir.
Par exemple, l’artiste photographe pense sa pratique en se départageant du dessinateur : il capture une
réalité que le portraitiste médite [TEXTE 1]. Tournés vers le même objet, le photographe et le dessinateur
voient autrement. Car, dans les deux cas, l’action de l’esprit observateur n’est pas la même. Ainsi, le visible
n’est pas simplement un moyen d’action ou un spectacle. Il s’agit donc d’apprendre à voir. Je fais
l’expérience du monde à travers ma sensibilité. Mais, qu’est-ce qui se manifeste à moi ? [problématisation]
En quel sens y a-t-il profondeur de la vision ? Est-ce l’être même qui se manifeste à moi dans son infinie
profondeur OU le sensible n’est-il qu’une apparence dégradée qui en elle-même ne vaut rien ? Ainsi,
l’œuvre d’art apprend-elle à voir (et dès lors, on irait de l’œuvre d’art vers le réel : œuvre < réel) ou est-
elle un enrichissement de ce qui est en soi fade (du réel vers l’œuvre : œuvre > réel) ? [plan] Afin de
résoudre ce problème, le mouvement de notre réflexion procèdera en trois temps. Tout d’abord, on
montrera que l’œuvre d’art n’est qu’imitation. Ensuite, on pensera l’œuvre comme sensibilisatrice. Enfin,
on découvrira dans la libération de la vie l’essence de l’art.

I. L’œuvre d’art comme imitation du visible.


A/ Voir c’est toucher.
1§. La prégnance visible.
 Voir c’est voir, avoir les yeux ouverts.
On dit « avoir des yeux pour voir », c’est-à-dire être un observateur attentif. Il suffit d’ouvrir les yeux pour
voir, voir ce qui se donne à ma vision. Donc, il n’y a qu’à ouvrir les yeux, et tout se voit clairement. Les
choses se donnent, s’offrent à moi, immédiatement. Le monde est ouvert. La vision est question de
réception : le monde afflue à nos sens. Comme le diaphragme d’un appareil photographique, dès qu’il y
a ouverture, la lumière se projette spontanément sur la pellicule et l’impressionne. La vision est-ce
simplement ouvrir les yeux ? Fermer les yeux, est-ce ne rien voir et ouvrir les yeux est-ce voir ? Et,
« écarquiller les yeux », équivaut-il à mieux voir ? Les choses sont-elles si simples ?
 Voir c’est savoir.
Et, lorsqu’on a vu, on sait. Saint Thomas refuse de croire tant qu’il n’a pas vu1. L’incrédule demande à
tâter les plaies du Christ pour croire à sa résurrection. Les ob-jets sont là, posés devant nous, et nous
n’avons plus qu’à recevoir. « Mais enfin je l’ai vu, vu de mes yeux, vous dis-je » (« Le Dépositaire Infidèle », Jean
de la Fontaine). Le témoignage des yeux a valeur de vérité. Ce que l’on constate par les sens ne peut être
remis en doute. Comment contester un témoignage oculaire ? Le vu n’a-t-il pas valeur d’évidence ? Ce
qui se tient là « sous les yeux », « sous le nez » n’est-il pas patemment manifeste ? « Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes
propres yeux vu, / Ce qui s’appelle vu » (Tartuffe, Molière, V, 3). Voir, c’est sentir ; sentir, c’est toucher ; le
toucher est un contact : le contact, c’est la chose même, sans intermédiaire. « Faire toucher du doigt », « faire
toucher au doigt et à l’œil », c’est démontrer, convaincre par des preuves tangibles.
 Du visible au touché.
Pour l’opinion commune, les yeux nous apportent les choses, nos yeux dévoilent ce qui est déjà là. Les
métaphores ouvrir/fermer les paupières sont parlantes. Mais, cette fermeture/ouverture n’est pas suffisante :
on peut aller plus près encore. Plus, on sera près, plus cela sera vrai, réel. Si l’on peut poser la main sur
la chose vue, ça sera encore plus flagrant. Sentir, c’est « toucher du doigt » les choses mêmes. Aristote affirme

1
« Parce que tu m’as vu, tu as cru. » (Jean, 20, 29)
© Henri-Charles Alleaume, 6 janvier 2024.
qu’il y a un lien étroit entre la sensibilité et le toucher [TEXTES 2, 3] : la plante participe à la vie, car elle a
le principe de la nutrition ; les animaux participent à la vie, car, outre la nutrition, ils ont la sensibilité,
c’est-à-dire le toucher. « Le premier sens qui appartient à tous les animaux, c’est le toucher ». C’est le
« plus nécessaire de tous ». « Sans le toucher, aucun des autres sens n’existe. » L’âme apporte, dans
l’animal, immédiatement la nutrition et le toucher. Et, ces deux facultés sont liées, c’est dire l’intimité du
toucher en nous.

2§. L’opposition du tangible et du visible.


 L’immédiateté tactile.
Thomas incrédule associe la vision au toucher. « Si je ne vois dans ses mains la marque des clous, et si je
ne mets mon doigt dans la marque des clous, je ne croirai point. » (Jean, 20, 25). Il ne veut pas seulement
voir les blessures, mais apposer sa main dans la profondeur de la chair meurtrie. Il ne croira qu’à cette
condition. Rien qui ne soit plus fiable que le toucher, et la vision est comme une palpation. Le critère du
vrai, c’est l’exploration au moyen de la main. Cependant, le toucher est supérieur à la vision, car elle
annule la distance. Au contraire, la vision est nécessairement vision à distance. Certes, on peut se
rapprocher, mais ce n’est pas toujours possible. On ne peut toucher les étoiles. La vision est toujours
vision d’un lointain. Un enfant auquel on interdit de manipuler des objets de valeur (dans une brocante,
un musée) a ordre de « toucher avec les yeux ». Voir c’est toujours voir de loin. Si les mains entrent en contact
direct, les yeux sont séparés des objets par l’épaisseur d’un espace. Les yeux rapprochent mais ne palpent
pas. Aristote relève qu’il y a une particularité du toucher : tous les sens sentent à travers un milieu
intermédiaire, par contre, dans le cas du toucher « l’intermédiaire agit sur nous d’une certaine façon, (...)
nous sentons les choses du toucher, non pas par l’intermédiaire, mais avec cet intermédiaire » [TEXTE 4].
L’intermédiaire ici c’est la chair, et la chair agit sur l’âme bien fortement que l’air. On voit bien que le
propre du toucher c’est l’intime proximité de l’objet.
 Le schéma sensible.
La primauté du toucher nous offre donc un schéma de compréhension de ce qu’est sentir. « Nous les
percevons toutes [les sensations] par un milieu » [TEXTE 4]. Mais, il y a, dans le toucher, une secousse de
l’intermédiaire, ce qui ne se produit pas dans les autres sens. Descartes pense le visible sur le modèle du
tangible : les aveugles « voient des mains » [TEXTE 6]. Ils sentent clairement « par l’entremise » du bâton.
La lumière est donc définie comme « un certain mouvement, ou une action fort prompte et fort vive, qui
passe vers nos yeux, par l’entremise de l’air ». L’air qui enveloppe les yeux vibre comme le bâton de
l’aveugle. D’après cette comparaison, voir, c’est le fait, pour la rétine, d’être touchée par l’onde lumineuse.
Ainsi, grâce à la lumière, l’air ambiant devient des bras et des mains. La vision est une palpation.
 Contact (toucher) et apparence (vision). L’incompressible distance.
Mais, en ramenant le visible au tactile, on fait ressortir la nœud d’une difficulté : l’objet touché est proche,
l’objet vu est loin. Il y a, pour l’âme sensible, une grande différence entre le bâton et l’air ambiant. On a
beau faire, l’écart est entre le contact et l’apparent. Les yeux ne rencontrent donc que des apparences, ne
saisissent aucune matérialité. Je me déplace dans l’espace, au moyen de ma musculature, j’avance la main,
et je la pose sur une surface, une certaine consistance, par exemple un caillou que j’ai ramassé pour en
explorer les formes. Par contre, je suis séparé de l’autre rive du fleuve par un courant puissant : pas moyen
de m’y rendre, le flot est trop puissant. C’est la lumière reflétée par un tronc d’arbre pittoresque qui
apporte ses formes à mes pupilles. C’est elle qui touche ma rétine et peint des textures dans mes nerfs.
La lumière fait apparaître. C’est cet apparaître, qui n’est pas un être (un contact), que je dois questionner.
Et, cependant, comment expliquer que nous ayons des représentations visuelles des choses (sans
manipuler aucun bâton d’air) ? Pour Épicure, cela se produit parce que « quelque chose des objets
extérieurs pénètre en nous » [TEXTE 5]. Les « simulacres » sont des répliques d’une extrême délicatesse
que les objets projettent comme des émanations à une vitesse vertigineuse. Nos sensations sont des
répliques matérielles.

Lorsqu’on médite sur le visible à partir du tangible, on ne peut que faire ressortir la spécificité de l’un par
rapport à l’autre. Les mains saisissent les objets. Mais, la vision est réception d’apparences. Et, s’il y a
apparence, il n’y a point tangibilité. Une apparence n’est jamais manifeste, flagrante. Si l’apparent n’est
pas un tangible, on ne voit jamais vraiment bien clair. D’où, la nécessité d’apprendre à voir.

© Henri-Charles Alleaume, 6 janvier 2024.


L’apprentissage viendra donc combler cette béance que constitue la distance qui nous sépare des objets
visibles. Qui nous apprendra à voir ?

B/ La mimésis
1§. L’art comme écart par rapport à la réalité.
 La disqualification du sensible théôria2 vs. technè3.
La philosophie grecque, chez Platon et Aristote, assigne à l’art le but d’imiter la nature. Le tekhnitès
(τεχνίτης, artisan-artiste) ne se définit pas comme créateur, mais comme fidèle reproducteur d’une réalité
préexistante. Sa tâche consiste à obéir, non à commander. L’activité démiurgique, dépeinte par Platon
dans le Timée, s’inscrit dans cette perspective. La garantie de l’achèvement de la production cosmique se
trouve hors de cette dernière, transcendante à elle. Le démiurge (δημιουργὸς4, dèmiourgos) ne fait advenir à
l’existence que ce qui est conforme au modèle éternel. Le TEXTE 7 figure la structure de l’activité
démiurgique. On doit distinguer quatre éléments : l’œuvre finale, la cause agissante (l’artisan), la matrice
(dans laquelle s’effectue la production), le modèle (objet de contemplation). Les éléments sont définis
ainsi : l’œuvre est belle ; la matrice est omni-mobile ; le modèle est éternel. L’artisan occupe une position
intermédiaire : sa production n’a aucune valeur en soi. L’essence de la production, c’est l’être contemplé.
La matière n’est que le nécessaire support, parfaitement impur, car sensible. Dans cette conception, la
beauté ne procède que de la contemplation. En fait, la beauté est à l’extérieur de l’œuvre. Il n’y a de beauté
que de l’intelligible. Au regard de la contemplation, le matériau et la production sont disqualifiés. Notons
que, dans le platonisme, le sensible étant défini comme opposé de l’intelligible, le perceptible est
entièrement disqualifié. Le sensible n’a pas d’être, car il est mouvant. La production elle-même ne vaut
rien, car ce n’est qu’un acte de reproduction. Il n’y a donc ni création artistique ni épaisseur ontologique
du sensible. La contemplation réduit à néant la perception et la production artistique. L’éducation est
placée du côté de l’être et non du devenir. Il n’y a pas à apprendre à voir, mais à apprendre à contempler.

2
Théôria : à partir de Platon : contemplation de l’esprit, méditation, étude ; spéculation théorique, théorie (p. opp. à
la pratique.
3
Technè : art, art manuel, habileté à faire quelque chose.
4
δημιουργὸς, dèmiourgos. Qui travaille pour le public, p. opp. à homme privé ; tout homme qui exerce une profession ;
p. ext. celui qui produit, qui crée, artisan ; particul. en parl. de la divinité, le créateur du monde.
© Henri-Charles Alleaume, 6 janvier 2024.
 L’art comme mimesis5.
L’opposition de l’intelligible et du sensible situe dès lors l’art au plus bas degré de l’être [TEXTE 8].
L’essence unique sert de modèle au menuisier, qui construit dans le bois un lit. Il contemple une Idée et
s’efforce de la reproduire dans la matière. Le menuisier ne crée pas de façon fantaisiste, il pense ce que
Dieu a créé, ce qui brille éternellement dans le ciel de l’intelligence. Le peintre vient après le menuisier. Il
ne contemple pas : son modèle, c’est l’ouvrage sensible du menuisier, une reproduction fort éloignée de
l’essence. Les peintres qui font des images du sensible, ignorant des essences, ne sont que des
« imitateurs ». Si l’être ce sont les essences, l’art éloigne de la réalité de « trois degrés ». Il n’y a rien à tirer
d’une œuvre d’art, rien à apprendre d’elle. La perfection est sans consistance ontologique : « L’antre
souterrain, c’est ce monde visible » [TEXTE 9]. Les captifs n’attribuent « absolument de réalité qu’aux
ombres » (République, VII, 515c). Il s’agit de se détourner des fantômes de la réalité et de s’élever sur le
chemin ascendant de l’intelligence. Le sensible et l’intelligible, d’après Platon, s’opposent comme
l’obscurité et la lumière. Le sensible est ombreux. Le philosophe qui atteint la vision du soleil intelligible
a le regard obscurci lorsqu’il le porte vers les objets des sens.
 L’artiste est un ignorant.
L’artiste n’a rien à nous apprendre, car il ne sait rien. Il ne possède pas en lui-même un savoir maîtrisé,
car ses œuvres naissent de la « puissance divine » [TEXTE 10] qui le met en branle. Il n’est pas capable
d’interpréter ses propres chants. Ce qui lui arrive, il le doit à l’« enthousiasme », au magnétisme qui
s’exerce sur lui, à la possession dont il est victime. L’artiste est sous influence. Pour comprendre l’œuvre
d’art, Platon se réfère à la métaphore de la pierre aimantée. Le poète n’est pas véritablement auteur. En
vérité ce n’est qu’un anneau de fer, parmi d’autres. C’est donc le dieu qu’il faut consulter et non ceux qui
vaticinent au hasard.

2§. Le charlatanisme artistique.


 L’apparence d’apparence.
La question que Platon adresse à la peinture est la suivante : « Quel est le but de la peinture ? Est-ce de
représenter ce qui est, tel qu’il est, ou ce qui paraît, tel qu’il paraît ? » [TEXTE 11]. Qu’est-ce que la peinture
montre ? De quoi est-elle représentation ? Son objet est-il le réel ou l’apparence ? ce qui est ou ce qui
paraît ? La peinture est représentation de l’apparence. Victime de ces « poids de plomb, [qui] entraînent
l’âme vers les plaisirs sensuels et grossiers et abaissent ses regards vers les choses inférieures » (République,
VII, 519b), et donc de son aveuglement, le peintre croit à tort avoir la réalité sous les yeux. Les artistes
peintres peignent « l’ombre même qui passe sous leurs yeux » (République, VII, 515a), parce qu’ils
n’attribuent « de réalité qu’aux ombres » (515c). Abusé par sa sensualité, il abuse à son tour son public,
en diffusant de pâles ressemblances, un miroir qu’il a promené dans les ténèbres.
 L’œuvre d’art comme pouvoir du faux.
Ainsi, au lieu d’instruire, les œuvres d’arts produisent l’effet inverse : elles trompent le spectateur, elles
l’abusent. Celui qui ne sait pas contemple une peinture, et, croyant découvrir un portrait habile d’un
charpentier, a l’impression d’atteindre l’essence de ce métier. La facture est éblouissante et fait illusion.
La peinture, bien que fausse, a une certaine efficacité propre, liée à la technique de l’exécutant. Les
hommes sont sensibles aux imitations. Ils aiment contempler des images (Aristote). La mimésis est
condamnable, pour Platon, car le spectateur d’une œuvre construit dans son esprit un quatrième degré
d’éloignement par rapport au vrai. L’apparence se fait passer pour la vérité. Le peintre mérite bien le titre
de « magicien ».
 La démagogie artistique.
Il faut encore considérer que les artistes, parce qu’ils cherchent à plaire au public, prennent
prioritairement leurs sujets dans le vaste domaine des passions, qui sont fort mobiles et faciles à
représenter. L’artiste qui veut le succès doit satisfaire les bas instincts de la multitude inculte. Or, celle-ci
a le goût de ce qui lui ressemble. La foule veut des peintures des « passions violentes » dans lesquelles
elle se reconnaît. Elle ne comprendrait pas des imitations d’un « caractère sage et tranquille ». Bref, l’artiste
flatte le peuple. À tort, « il s’adresse à la partie de l’âme qui ne vaut pas non plus grand-chose » [TEXTE
12].

5
μίμησις, mimèsis : action d’imiter, imitation.
© Henri-Charles Alleaume, 6 janvier 2024.
La critique de l’art, dans cette partie, a été faite en deux temps. Tout d’abord, nous avons opposé le
contact tangible et l’apparence visible : le problème du visible, c’est qu’il n’est pas un tangible. Par ailleurs,
le discrédit radical, venant du platonisme, qui tombe sur la production artistique résulte de l’opposition
entre l’être et le devenir. Si le sensible n’a point d’être, alors l’œuvre d’art n’a plus rien à nous dire. L’œuvre
d’art ne sera réhabilitée que lorsque le sensible retrouvera son épaisseur de réalité.

II. L’œuvre d’art comme dévoilement de l’invisible : l’œuvre d’art


sensibilisatrice.

A/ L’extensibilité de la perception.
1§. L’œuvre d’art comme écart par rapport à la perception commune.
 Percevoir pour agir.
Reprenons notre analyse sur de nouvelles bases. Qu’en est-il de la perception commune de la réalité ?
J’ouvre les yeux et les choses s’offrent à moi. La perception est ce rapport immédiat à ce qui m’est donné.
Sous quel mode les choses nous sont-elles données à sentir. Il serait faux de croire que je suis un sujet
passivement réceptif. La vérité, c’est qu’en fait je dois avant tout vivre, c’est-à-dire satisfaire des besoins.
Mon rapport au monde est orienté par la visée de mes besoins ou de nécessités d’ordre sociales. Si mes
sens sont sollicités, l’important pour moi ce sont des exigences multiples biologiques et sociales
auxquelles je dois répondre. Ainsi, c’est l’agir qui puise parmi mes perceptions ce qui rend possible
certaines conditions. Bref, nous percevons pour agir. Par exemple, plus je dois faire vite, plus je me
concentre sur une étroite sphère de sensations utiles, plus j’écarte le reste. À tout moment nous opérons
un tri parmi nos perceptions. « Auxiliaire de l’action, [la perception] isole, dans l’ensemble de la réalité,
ce qui nous intéresse » [TEXTE 13]. Dans l’ordinaire de la vie, nous ne prenons pas le temps de sentir le
moment qui s’offre à vivre. « Nous ne pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n’est
que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir », déclare Blaise Pascal (Pensées, 172). Nous ne
vivons pas l’instant du surgissement d’états sensibles.
 Le pragmatique et le distrait.
Le commun n’habite pas la réalité de l’instant. Paradoxalement, parce que nous sommes trop attachés à
la réalité, absorbés aux actions qui nous obligent, nous traversons le réel, certes forts mais comme absents.
Au contraire, il en est qui naissent distraits, insoucieux : ceux-là, parce qu’ils agissent moins perçoivent
plus. Que pourrions-nous attendre d’un distrait, d’un idéaliste ? Celui-là, perçoit pour percevoir. L’artiste
est avant tout un être à part qui fait l’expérience de la perception pour rien. Celui qui doit agir s’élance
dans l’avenir en se saisissant de perceptions utiles. Celui qui se désintéresse de l’action embrasse ce que
la perception lui donne. L’homme d’action est aveugle, ou hors de la réalité. L’artiste habite sa sensibilité
et s’ancre dans la réalité du moment. Donc, les artistes sont ceux qui voient et donnent à voir à ceux qui
n’avaient pas pris la peine de s’intéresser au moment présent. On aboutit donc à l’idée que le peintre rend
visible et le poète est un « révélateur ».
 L’extensivité de la perception.
Parce que l’agir déforme notre rapport au présent et qu’elle provoque chez les actifs un rétrécissement
du champ perceptif, nous découvrons qu’il existe une richesse du sensible. Le professionnel suractif a
beaucoup à apprendre des artistes parce qu’il n’a jamais cessé d’être en mouvement. Les œuvres d’art
éduquent la perception des hommes généralement absorbés par leur travail. L’art est une école de réalité
pour ceux qui sont toujours préoccupés par le devoir-vivre, devoir-réussir, devoir-gagner. On pourrait
distinguer deux « extensions des facultés de percevoir » : le domaine de tout ce que le commun à perçu
sans jamais rien apercevoir, puis le domaine de tout ce que l’artiste cherche à percevoir en plus, les détails
plus délicats. « [Les perceptions remarquables viennent par degrés de celles qui sont trop petites pour
être remarquées]. En juger autrement, c’est peu connaître l’immense subtilité des choses, qui enveloppe
toujours et partout un infini actuel » (G. W. Leibniz, Nouveaux essais, 1765). L’immense subtilité des
choses vient de ce que « τὸ μικρὸϛ [to mikros, le petit], les progrès insensibles » sont partout. Car, toute
perception est composée d’innombrables petites perceptions. S’il y a du to mikros, le perceptible est
inépuisable.

© Henri-Charles Alleaume, 6 janvier 2024.


2§. L’insaisissable mobilité de la matière sensible.
 Negotium (affairement) /ocium (repos).
Bergson opposait action et perception : l’action nous impose des « œillères ». Montaigne oppose negotium
(occupation, travail, affaire) et otium (loisir, repos loin des affaires), la vie active et la vie solitaire. La
« tracasserie du monde » (Essais, I, XXXIX) se recherche pour le profit personnel. L’écrivain récusant
l’idée que nous sommes nés pour les autres décide de mettre son âme au repos, dans une solitude
pleinement acceptée [TEXTE 14]. Il s’agit de retrouver une liberté originelle : « Car que fuit-elle [la
solitude] tant que la société, que cherche-elle tant que ses coudées franches ? ». De quoi le solitaire en
retrait du monde fait-il l’expérience ? Celui qui se laisse vivre et s’écoute vivre, qui se retire « dans sa
librairie », fuyant le brouhaha du monde, ne cherchant seulement qu’à jouir de son être et du repos,
aperçoit l’insoupçonnable. La société détourne l’âme d’elle-même. Mais, l’écrivain ose l’inacceptable, et
retrouve son être véritable, découvre que « nous avons une âme contournable [repliable] en soi-même »,
qu’« elle se peut faire compagnie ». La solitude découvre l’antre de l’être, qui est étouffé par la « presse »
[foule]. Rousseau fait une semblable expérience dans l’île de Saint-Pierre (Cinquième Promenade).
 La « volubilité » de l’être.
Montaigne est d’abord un solitaire, résolu à « rasseoir » [apaiser] son esprit. C’est un homme qui cherche
le repos. Mais, comme le dit Bergson, cette démarche toute simple et naturelle va être révélatrice. Qu’est-
ce qui se passe quand l’âme s’exerce à se contourner ? Quelle est la réalité intime de l’âme ? L’homme
Montaigne, en descendant en lui-même, trouve un « cheval échappé ». Au fond de l’âme, il y a le « vaste
champ des imaginations » (Essais, I, VIII). Celui qui est délogé de soi par les affaires ne peut le savoir.
C’est ainsi que naît l’œuvre d’art. Les Essais de Montaigne, que sont-ils ? Une œuvre du repos. Ils sortent
de « l’arrière-boutique » (Essais, I, XXXIX) où la solitude, au milieu du monde, a fait repli. Les Essais sont
l’enregistrement des « chimères et monstres fantasques » [TEXTE 14] qu’enfante naturellement l’esprit,
qui fait la vie secrète de l’esprit. Il y a au fond de l’esprit le flux des passions, un assemblage de
mouvements, que Montaigne nomme très joliment « volubilité » [TEXTE 15].
 La réhabilitation du sensible.
Platon avait posé en principe que ce qui devient n’est pas [TEXTE 7]. C’est là, le fondement de l’ensemble
de l’édifice platonicien. L’être perdure. Le changeant ne perdure pas, et donc n’est pas. Ce qui passe n’a
point d’état, ne se soutient pas en lui-même. La notion d’être enveloppe la persistance, unité. Mais, ne
pourrait-on pas dire que le dynamisme interne qui déploie ces divers mouvements constitue l’unité de la
matière sensible, son étoffe ? Qu’a à nous apprendre l’écrivain ? Qu’est-ce qu’il nous donne à savoir ?
Loin d’être un charlatan, il est celui qui nous fait retrouver le fond mobile de la matière sensible, qui nous
ramène à notre propre intimité sensible. L’œuvre d’art n’éduque pas notre perception : elle nous éduque
à percevoir. Loin d’être un magicien, le poète, l’écrivain, sensibilise, rend sensible. Il nous ramène à la
sensation. Il nous réapprend à sentir. Il nous réapprend à être.

B/ Le dévoilement du réel.
1§. La vérité de l’œuvre d’art.
 L’insondable profondeur de la matière sensible.
Ainsi, paradoxalement, on peut affirmer, avec Bergson, que les œuvres des grands maîtres qu’« elles sont
vraies ». C’est un complet renversement des distinctions platoniciennes. Il y a une unité du sensible qui
procède de son jaillissement et de sa continuité. « Rien ne se fait tout d’un coup, et c’est une de mes
grandes maximes et des plus vérifiées, que la nature ne fait jamais de sauts. J’appelais cela la loi de la
continuité » (Leibniz, Nouveaux essais). Le substratum, c’est l’absence de hiatus. L’œuvre d’art sera d’autant
plus vraie qu’elle épouse la profusion des phénomènes. C’est là un objet de recherche sans limite. Le réel
sensible est donc justement une profondeur, une extensibilité toujours possible du senti. C’est l’écart avec
l’intelligible qui, en fait, nous donne la véritable substantialité des choses. Le sensible est insondable
profondeur, mais certes confuse, obscure.
 La surprise du non pensé, de l’informe.
Le tableau « Impression, soleil levant » de Claude Monet pourrait être interprété à partir de l’analyse
précédente. L’œuvre, datée du 13 novembre 1872, montre un instantané, c’est-à-dire les choses telles
qu’elles se manifestent tout de suite. La lumière qui agit sur la rétine, la présence à ce qui se passe, n’entre
pas nécessairement dans des catégories intelligibles. Peindre l’impression immédiate, c’est se dissocier
des formes préétablies que l’esprit sait d’avance penser. Peindre l’impression signifier prendre ses

© Henri-Charles Alleaume, 6 janvier 2024.


distances vis-à-vis de ce que l’on sait d’avance. Savoir sentir, c’est savoir ne plus penser. Et donc le peintre
a à nous apprendre à ne plus suivre la grammaire immédiate de la pensée toute faite, l’ordre commun. Et
donc le tableau ici ne nous montre plus des formes distinguables et appréhensibles. On ne distingue pas
bien. C’est flou et brouillon. Les personnages ne sont que des silhouettes, les rayons des courbures. Les
états immédiats de la sensibilité sont informes et donc troublants.
 La dualité de l’œuvre d’art.
Concevons l’élaboration de l’œuvre d’art comme un mixte de contraires. Rousseau nous donne une
description du travail d’enfantement qu’est la création artistique [TEXTE 16]. Ce qui est premier c’est les
mouvements du cœur. On retrouve ce que nous avons découvert précédemment : le substrat sensible est
foncièrement dynamique. L’écrivain est habité par l’énergie de sentiments ardents. Pour aboutir à l’œuvre,
il faut donc que l’esprit, qui est froid et laborieux, tâche de s’unir à la promptitude des sentiments. D’où,
l’artiste est un homme double : « Deux choses presque inalliables s’unissent en moi ». Tout œuvre d’art
est une réussite, née de l’alliage des contraires : les sentiments vifs mais confus, des idées froides mais
claires.

2§. Du visible à l’expérience tangible.


 Toucher les choses par le moyen des œuvres d’art.
Aristote affirmait que le toucher est le « premier sens ». Le tangible est assurément l’expérience
fondamentale qui nous donne la présence du monde. Les sens propre et figuré du terme « consistance »
le dit. Fait substance ce qui a dureté. L’idée d’unité devrait procéder de la sensation de dureté. Nous
avons vu que Descartes pense le visible à partir du tangible. De même, les catégories de l’intelligible
trouvent des métaphores dans les mouvements de la main. « Ce n’est pas parce qu’il a des mains que
l’homme est le plus intelligent des êtres, mais parce qu’il est le plus intelligent des êtres qu’il a des mains. »
(Aristote, Les parties des animaux). Saisir, comprendre, par la pensée, sont au propre des actions de la main.
Toutes nos perceptions nous rapprochent des choses quand elles sont contacts. Et, en fait, la perception
par excellence est forcément contact. Pour plus de proximité, il nous faut donc un appréhensible au
toucher. Les œuvres d’art doivent nous donner à toucher.
 La présence des gestes du peintre sur la toile.
En peinture, l’artiste maniera le pinceau de façon telle que l’espace de la toile devienne comme un terrain.
Et la penture sera une pâte. Les touches laisseront des empreintes grossières. Le geste sera imprimé dans
la substance colorée. Ainsi, la matière visuelle redeviendra matière tangible. Et il y aura une tangibilité du
visuel. Les lignes et les formes visuelles sont des lignes et des formes que la main pourrait caresser. Les
couleurs sont triturées. Et les bras qui peignent laissent des gestes, dans la représentation. Dans le
« Champs de blé aux corbeaux » (juillet 1890), Van Gogh nous laisse un instantané de la volubilité de ses
mains en pleine actions. La peinture ici n’est pas un cadre, une représentation, mais une présence tangible.
 L’union du matériau et de la lumière.
La sculpture par excellence travaille la matière sensible. On imagine difficilement l’extrême âpreté qu’a
dû être la taille, durant quatre ans, du « David » (1501-1504) de Michel-Ange. Le marbre oppose une
résistance bien plus grande que la toile. Et, il est possible également de donner plus de valeur palpable à
la sculpture en refusant le fini de la forme lisse. Dans le « Buste » de Rodin, réalisé par Camille Claudel
(1886-1888) les creusés et les saillants ajoutent du volume. La lumière, dans le visage en bronze, produit
d’autant plus d’ombres et de reflets. D’où ce jeu complexe entre le tangible et le visuel. Quand il y a plus
de relief, la lumière s’enfonce et se nuance. L’artiste a cherché l’exagération des tensions dans les lignes
pour augmenter la présence du modèle. La barbe est un fouillis de sillons dessinés au doigts. Dans le poil
il n’y a plus de formes distinctes mais il y a l’intensité de l’épaisseur. Le sculpteur joue en mêlant le
matériau et la lumière. Ce qui fait la vigueur de cette sculpture, ce sont les différences d’épaisseurs et les
nouures de formes.

Nous avons découvert qu’il y a un lien étroit entre le poète et la matière sensible, que la vie de la sensibilité
est l’objet unique de l’artiste, lequel est homme d’exception. Et pour retrouver la présence que nous offre
la sensibilité, il faut l’opposer à sa négation : le logos. La profondeur sensible est l’objet inépuisable de
l’œuvre d’art. Les œuvres d’art brillent de cette lumière particulière qui est celle qui vient aux yeux de
ceux qui parce que non-artistes sont ordinairement insensibles. Les œuvres d’art nous proposent une
purification, non pas comme déliaison d’avec le corps, mais réunion à nos sens.

© Henri-Charles Alleaume, 6 janvier 2024.


III. L’œuvre d’art éduque l’être en libérant la vie.
A/ Sensibilité et plaisirs
1§. Du plaisir à la catharsis.
 Plaisir – douceur – déplaisir.
Nous avons vu qu’une réflexion sur la sensibilité doit prendre son départ dans l’étude du toucher,
expérience fondamentale de la vie, qu’il est difficile d’isoler comme phénomène. Aristote relève que
« l’être qui a sensibilité a aussi peine et plaisir, selon que l’objet est agréable ou pénible » [TEXTE 3]. Cela
signifie que nos sensations ont toujours plus ou moins une coloration affective. Les sensations sont soit
plaisantes soit déplaisantes. Tous les degrés sont possibles, puisqu’on ne doit pas négliger to mikros. Et
des perceptions non déplaisantes sont douces, et déjà plaisantes à qui sait les sentir. Entre le nettement
plaisant et le nettement déplaisant, il y a un vaste espace de sensations équilibrées, qui fait l’étoffe de la
personne en bonne santé. Il y a un art de sentir cet état intermédiaire, que l’on pourrait appeler le repos,
ou le loisir, objet de la quête du solitaire dans son « arrière-boutique ».
 L’œuvre d’art, fruit de la jouissance créatrice.
Notre nature nous porte au plaisir : « Toutes les opinions du monde en sont là, que le plaisir est notre
but : quoi qu’elles en prennent divers moyens » (Montaigne, Essais, I, XX, p. 221, éd. É. Naya), « Au
ménage, à l’étude, à la chasse, et tout autre exercice, il faut donner jusques aux derniers limites du plaisir,
et garder de s’engager plus avant, ou la peine commence à se mêler parmi » (Montaigne, Essais, I, XXXIX,
p. 452, éd. É. Naya). La vie sensible est orientée par une pente qui est la recherche de certaines sensations
particulières, celles qui produisent l’unité de la personne, la liaison de toutes nos parties sensibles. Or,
l’œuvre d’art est nécessairement née du plaisir, puisque les Essais sont les fruits du repliement de l’âme
dans la solitude. Le public doit éprouver du plaisir à contempler un tableau parce qu’il a été exécuté par
un artiste qui jouissait dans l’acte d’unité avec ce qu’il créait. L’œuvre, œuvre de plaisir, production
désintéressée, diffuse hors d’elle-même la grâce qui la vit naître.
 La musique cathartique.
Le plaisir jaillit quand il y a satisfaction. Parfois l’œuvre produit un effet puissant sur le public, qui alors
n’est plus simple spectateur extérieur, mais patient mêlé à un agent. On peut entrer dans une œuvre, car
celle-ci n’est pas un vulgaire objet dans une salle, à côté d’autres ustensiles. Aristote déclare qu’il arrive
que la musique délasse ou bouleverse l’âme [TEXTE 17]. L’objet artistique n’est pas un meuble
quelconque. La musique parle à l’âme. Elle atteint directement les embarras qui troublent l’âme. Elle
possède une efficacité psychologique mystérieuse. Pareil à un médecin qui entrerait en sympathie avec
son patient, elle procède à une guérison purificatrice. Le pouvoir cathartique de l’œuvre d’art libère l’âme
captive de passions nouées.

2§. L’abréaction des charges affectives.


 Purification par le symbolisme.
On retrouve l’idée de purification dans les Essais : « il se faut séquestrer et ravoir de soi » [TEXTE 18].
Montaigne signifie ici se défaire des conditions populaires et reprendre possession de soi. Il s’agit dans,
son arrière-boutique, de retrouver le mouvement de sa nature, se démêler des autres. Ça sera par le moyen
de l’écriture et de la méditation : faire un ouvrage tout à soi. La mise « en rôle » des « chimères et monstres
fantasques » peut s’apparenter au procédé que Joseph Breuer appelle « abréaction » : « l’être humain
trouve dans le langage un équivalent de l’acte, équivalent grâce auquel l’affect peut être abréagi à peu près
de la même façon » (Sigmund Freud, Josef Breuer, Études sur l’hystérie, 1895). Abréagir veut dire se libérer
d’une charge affective qui entrave l’âme, d’un affect. Le symbolisme du langage, sous toutes ses formes,
agit, et exécute des processus de défoulement comparables aux actions du corps.
 L’œuvre est libératoire.
Toutes les œuvres peuvent être des moyens symboliques de décharger des affects dans l’âme de l’artiste.
L’œuvre dans son exécution est libératoire. Le processus de création est libération de la sensibilité. Elle
accroît la quantité de plaisirs chez l’artiste, car en œuvrant il se purifie. L’action d’œuvrer est une action
symbolique, où l’âme parle à elle-même. C’est un dialogue intérieur entre deux âmes aussi intimes l’une
qu’à l’autre, où il s’agit d’obtenir par l’une la purification de l’autre. Il faut donc envisager l’art non pas
tant comme imitation mais comme purification symbolique. La création de l’œuvre est création de

© Henri-Charles Alleaume, 6 janvier 2024.


l’artiste. On peut imaginer que le Buste de Rodin est le fruit de la passion amoureuse et tourmentée de
Camille Claudel pour son maître.
 Les perceptions latentes.
L’artiste est sensible à une vie du dessous. Il y a deux niveaux de perception. Il y a un ordre sous-jacent
de perceptions. Il existe une « latence » psychique. Il faut sans doute savoir « se séquestrer » pour « se
ravoir de soi ». L’écoute de ce qui vit en dessous des « conditions populaires » demande de se mettre à
l’écart. L’artiste a besoin du retrait, d’un atelier isolé, d’une chambre tapissée de liège, d’un laboratoire de
ses métamorphoses. « Ma « librairie » (...) me plaît parce qu’elle est un peu à l’écart, et plus difficile
d’accès » (Montaigne, Essais, III, 1588). L’œuvre fait surgir des perceptions qui gisent sous la surface
commune. Freud utilise le terme d’« inconscient » pour désigner la vie psychique rejetée dans l’ombre.

B/ Sensibilité et désirs
1§. L’énergie des désirs.
 L’art est œuvre de désir.
Pour Aristote, sensibilité, plaisir et désir sont liés : « Mais l’être qui a sensibilité a aussi peine et plaisir,
selon que l’objet est agréable ou pénible ; et les êtres qui ont ces qualités ont en outre le désir, car le désir
est l’appétit de ce qui fait plaisir » [TEXTE 3]. Les trois phénomènes doivent être pensées ensemble. Nos
sensations sont toujours affectives, et les sensations plaisantes provoquent le désir. Les sensations de
plaisirs causent des appétits, plus ou moins violents. Le but est toujours le plaisir dit Montaigne, aussi
c’est le désir du plaisir qui est la principale force qui emporte notre nature. Une réflexion sur la sensibilité
doit penser la vigoureuse puissance du désir. Comment pourrait-il y avoir perception sans désir ? La
perception seule n’existe pas. La sensibilité aux perceptions fines est donc écoute de la vie de désirs. De
sorte, l’art est œuvre du désir. On dira donc que les artistes nous apprennent à retrouver notre naturalité,
le souffle des appétits, ou le libèrent.
 Le désir est au principe d’une personne qui s’œuvre.
Comment devient-on artiste ? On parle couramment de « vocation artistique ». Dans sa lettre à Théo,
datée du 22-24 juin 1880, Van Gogh se plaint d’être dans une impasse. « Homme à passions », il ne s’est
pas encore trouvé. Il s’isole dans le Borinage pour opérer sa « mue ». Il préfère une mélancolie active à
une mélancolie passive : « Ce but devient plus défini, se dessinera lentement et sûrement comme le
croquis devient esquisse et l’esquisse tableau ». Il n’est alors qu’un brouillon, il ne sait où il va. Il déclare :
« il y a quelque chose au dedans de moi, qu’est-ce que c’est donc ! ». Van Gogh n’était donc au départ
qu’un désir confus. L’artiste est au début de sa carrière une esquisse : par ses œuvres, il devient une œuvre.
C’est en faisant qu’il se découvre. L’œuvre est la réalisation d’une personne.
 L’œuvre véritable est la personne de l’artiste à l’issue de sa carrière.
Le domaine de l’art est bien la sensibilité. Mais celle-ci doit être entendue comme profondeur d’être.
L’opposition platonicienne pensée/sensible rend intelligible ce qui fait l’essence de l’art. Les artistes sont
des hommes de sensibilité. Leur royaume est leurs sens. Mais, l’orientation qui guide leur activité est
l’énergie d’un désir qui s’accomplit d’œuvres en œuvres. Donc, si la perception possède une extensivité,
le désir est un processus de métamorphose. L’œuvre n’est un objet inerte posée dans un musée. C’est
une des étapes de la mue de l’artiste, dont l’œuvre véritable est sa propre personne. À chaque moment
du parcours, on peut croire qu’une œuvre d’art est la récapitulation d’un trajet de vie antérieur.

2§. L’anartiste iconoclaste


 L’art comme révolution totale radicale.
On a essayé de repenser l’art à travers diverses oppositions : intelligible/sensible, être/devenir,
tangible/visible, visible/invisible, être/paraître, commun/singulier, commun/solitaire. On peut
envisager que la liberté que l’art prend par rapport à l’ordre commun est à l’origine de nombreuses
découvertes qu’il nous rapporte de ses explorations. L’artiste est inactuel. Sa voix est singulière. L’œuvre
rend un son peu familier. Le son paraît étranger. L’avant-garde, par exemple, se réclame d’une liberté
absolue : « Ainsi naquit DADA d’un besoin d’indépendance, de méfiance envers la communauté. Ceux
qui appartiennent à nous gardent leur liberté » (Hugo Ball, Manifeste Dada, 14 juillet 1916). L’art, dans un
acte de révolte total, devient alors un rejet absolu de toutes les conventions. L’opposition qui cristallise
l’affirmation révolutionnaire de l’art moderne devient société/vie. La vie est affirmée absolument contre
toutes les construction arbitraires des traditions culturelles. L’action artistique ne peut alors qu’être
© Henri-Charles Alleaume, 6 janvier 2024.
destructrice. Le « je-m’en-foutisme » est dressé en étendard. Dans « grand travail destructif », il ne
subsiste plus qu’un mot : vie.
 Le cynisme iconoclaste.
Marcel Duchamp se voulant « anartiste » cherche « faire des œuvres qui ne soient pas de l’art ». Acte
iconoclaste, pour Duchamp, le ready-made n’a aucune valeur esthétique (beau/laid ;
agréable/désagréable). Le ready-made est indifférent, inintéressant. Il ne se regarde pas. Il n’a aucune
dimension visuelle. Ce n’est qu’un objet réel qui a « changé de destination », qui a été dessaisi de sa valeur
d’usage. Le ready-made n’est pas une œuvre d’art, mais une œuvre sans art. La liberté de l’art va jusqu’à
se nier elle-même. Ainsi, l’art est bien plus que l’art lui-même. Il est la vie quelle que soit ses formes, c’est-
à-dire désir. Et donc l’œuvre c’est bien le chemin de vie de l’artiste, ou sa métamorphose. L’art explore
des chemins de liberté, dans un sensible prêt à toutes les métamorphoses.
 L’antilogisme artistique.
Notre réflexion a cherché, à partir de l’opposition du sensible et de l’intelligible, à retrouver l’authenticité
de la vie sensible. Celle-ci a été traditionnellement, depuis Platon envisagée comme l’opposé du logos. La
sensibilité est-elle l’autre du logos ? voilà la question clé. Est-elle ce quelque chose qui ne peut être pensé,
saisi, exprimé, dominé par la raison ? Est-elle l’autre du langage clair, ce dont on ne peut parler, et donc
ce qui ne peut pas être ? Nous avons dit que l’artiste a élu résidence dans sa vie sensible. Ce faisant, par
tradition, l’artiste est un être de la marge. L’artiste c’est le dandy Baudelaire, libre, exclu, souffrant. Au
XXe s., l’avant-garde se rebelle et ose déclarer la guerre au langage : « La logique est toujours fausse »
(Hugo Ball, Manifeste Dada, 14 juillet 1916). L’œuvre d’art refusera d’éduquer, par définition, car son acte
négateur est bien trop puissant. L’artiste parce qu’il est inéducable refusera d’éduquer qui que ce soit. Par
contre, à son contact, on sentira l’inspiration d’un surcroît de liberté.

Conclusion/résolution.
Nous nous sommes d’abord penchés sur le phénomène de la vision. Le visible nous est alors apparu
comme réductible au toucher, et le phénomène sensible a semblé se résumer à la force et présence du
contact. Dès lors est apparu l’opposition du contact physique et de l’apparent visible. L’apparaître, porté
par la lumière, n’est pas un être. Il y aurait alors nécessité d’apprentissage car nos visions ne sont pas des
contacts. Pour Platon, le sensible étant mouvant n’a pas d’être. Ainsi, l’opposition fondamentale de
l’intelligible et du sensible disqualifie le perceptible. La production n’est que reproduction. Il n’y a, chez
Platon, ni création artistique ni épaisseur ontologique du sensible. Il nous est alors apparu que l’œuvre
d’art ne sera réhabilitée que lorsque le sensible retrouvera son épaisseur de réalité. En fait, être social
animé de besoins impérieux, le commun perçoit pour agir, alors que l’artiste distrait perçoit pour
percevoir. Les fruits que l’artiste livre au public se présente comme une baie ouverte sur une réalité
« invue » (inouïe). Avec Bergson, nous découvrons la notion d’extensivité de la perception. Il y a une
« immense subtilité des choses » parce que to mikros est partout. Ce dernier s’offre à vivre dans le retrait
solitaire du monde, loin de la presse ambitieuse. L’écrivain Montaigne nous fait retrouver le fond mobile
de la matière sensible, la volubilité de l’esprit laissé à lui-même. L’œuvre d’art n’éduque pas notre
perception : elle nous éduque à percevoir. C’est l’écart avec l’intelligible qui, en fait, nous donne la
véritable substantialité des choses. Savoir sentir, c’est savoir ne plus penser. Et pour retrouver la force de
présence de la sensibilité, il faut l’opposer à sa négation : le logos. La profondeur sensible est l’objet
inépuisable de l’œuvre d’art. Bien plus, les œuvres d’art nous proposent une purification, non pas comme
déliaison d’avec le corps, mais réunion à nos sens. Nous aboutissons à l’idée que La création de l’œuvre
est création de l’artiste. Et puisque la sensibilité est toujours désir, on dira donc que les artistes nous
apprennent à retrouver notre naturalité, le souffle des appétits, ou le libèrent. Le sensible inintelligible est
l’unique sens du vivre. Les artistes en sont les explorateurs, et leurs œuvres des témoignages libérateurs.

© Henri-Charles Alleaume, 6 janvier 2024.

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