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Dans cet extrait de « Qu’est-ce que la littérature ?

», Situation II, publié en 1948, Jean-Paul


Sartre, philosophe existentialiste du XXème siècle, aborde la question de l’existence
consciente de l’homme dans son rapport à l’existence du monde [= thème] . Pour Sartre,
notre existence s’accompagne d’une double certitude, celle que notre réalité est ce qui
atteste de l’existence du monde, mais que notre présence au monde est contingente [=
thèse]. Or qu’est-ce qu’une existence, littéralement « être en-dehors de soi », qui ne se place
pas dans un rapport de dépendance à la présence d’autrui ? Comment peut-il y avoir
existence sans témoignage de cette existence ? [= problématique]
[Annonce du plan =]Dans un premier temps, des lignes 1 à 10 [= découpage], Sartre
affirme qu’en se plaçant face au monde de par sa conscience, l’homme atteste de l’existence
des choses du monde dont il élabore une représentation subjective. Dans un second temps,
des lignes 11 à 19, Sartre admet toutefois que si toute existence du monde semble anéantie
lorsque nous n’en sommes pas les spectateurs, le monde demeure « en soi », en tant que
réalité objective, car ce n’est pas notre existence qui donne naissance à ce monde.

Je définis / Je justifie / J’explicite / Je conceptualise / Je problématise / Je donne


des exemples / Je mets le texte en perspective

Sartre débute son argumentation par une assertion sur la nature humaine. Nos
« perceptions », autrement dit nos impressions de sensations, les informations reçues par nos
sens, ce que nous voyons, entendons, touchons, mais aussi leur effet direct sur notre
intériorité, entraînent une « conscience », ici à prendre au sens de connaissance profonde et
évidente, de certitude que « la réalité humaine est dévoilante ». Notre expérience subjective,
au sens de sujet, c’est-à-dire d’entité capable de sortir d’ellle-même, d’exister dans une
position extatique et de se distancer d’elle-même et du monde, dévoile. « Dévoiler » signifie
dans le sens le plus commun et premier, enlever un voile, une pellicule qui cache, autrement
dit révéler ce qui serait dans le cas contraire inconnu. Cette faculté universelle, commune à
tous les hommes, car faisant partie intrinsèque de l’humain, est celle d’attester que « il y a
de l’être », d’attester de l’existence des choses, de par notre conscience. Notre conscience
fait que nous ne sommes pas seulement une entité immergée dans le monde, insérée par son
corps et qui perçoit son environnement de façon immédiate, la conscience nous met hors du
monde, nous fait faire face à lui, et nous rend alors apte à prendre connaissance, à savoir que
les éléments qui nous entourent existent, elle les rend réels, effectifs de notre point de vue.
Parce que l’homme ne fait pas seulement partie du monde, mais est aussi observateur,
spectateur du monde, il fait que « les choses se manifestent ». En effet, on ne peut se
manifester que face à un témoin, un spectateur de cette manifestation. L’homme, de par sa
conscience de ce qui l’entoure, devient l’instrument qui permet aux choses de la nature,
présentes de façon objective, d’imposer leur existence, de la rendre flagrante à l’homme qui
les perçoit. Par exemple, un arbre peut exister en tant que réalité objective, mais tant qu’on
ne le perçoit pas, tant que l’on n’a pas conscience que cet arbre existe, c’est comme si ce
n’était pas le cas, c’est comme s’il n’était pas. Nos perceptions conscientes nous permettent
donc d’attester de la présence des choses de la nature, du point de vue de notre expérience
subjective, nous les faisons apparaître, nous les faisons exister.
Mais ces éléments de la nature existent alors d’une façon toute particulière quand nous en
sommes les témoins, car cette expérience qui nous fait faire face au monde, « multiplie les
relations », nous dit Sartre. En nous extrayant nous-même de la réalité dont nous sommes le
fragment, nous percevons des réalités disparates et objectives, isolées les unes des autres,
« cette étoile […], ce quartier de lune et ce fleuve sombre » que nous recomposons, que
nous reconstituons, réagençons mentalement en une représentation unifiée qui revêt un sens
pour notre intériorité subjective. Nous créons des réseaux de sens, des associations, des
connexions, des liens entre les réalités physiques auxquelles nous faisons face et qui existent
indépendamment les unes des autres (en dehors des lois naturelles). En élaborant une
représentation du monde, nous imprimons notre subjectivité sur les choses de la nature qui
existent de façon immédiate, c’est-à-dire sans médiation, sans conscience, dépourvues de
sens intrinsèque, et nous les rendons signifiantes. Notre conscience atteste donc de
l’existence, mais elle éclaire également, elle fait de nous des témoins mais aussi des
interprètes qui « mettons en rapport cet arbre avec ce coin de ciel », elle fait de nous les
chefs d’orchestre de cette diversité de perceptions que nous unifions en une représentation,
« un paysage ». Comme le peintre devant sa toile, nous nous saisissons des choses de la
nature présentes à nous de façon objective, que nous allions et recomposons pour former
une harmonie issue de notre esprit. Ainsi, lorsque l’homme « multiplie les relations », il
semblerait qu’il anime le monde auquel il fait face, qu’il en saisisse une dimension
autrement occultée, tel est le sens que l’on pourrait donner au terme « dévoiler ». Sartre
illustre son propos d’un exemple : « c’est la vitesse de notre auto, de notre avion, qui
organise les grandes masses terrestres ». Ici, c’est au travers de la construction de l’homme,
l’« auto », l’« avion », fruits de son esprit, de son existence particulière d’humain, qu’est
appréhendé l’environnement qui l’entoure, « les grandes masses terrestres ». L’homme se
saisit d’un monde muet, qu’il réorganise à travers le prisme de son expérience, de sa
condition d’humain, ici au travers de conceptualisations de phénomènes naturels ou
physiques que sont la vitesse, qui est finalement un outils créé par l’homme pour mesurer, et
la masse.

L’homme, de par sa conscience, est donc celui qui révèle l’existence, qui en rend compte,
mais qui est également capable de modifier, de façonner l’expérience subjective qu’il fait du
monde, en tissant des liens entre les choses de la nature, liens qu’il crée mais qui lui
apparaissent comme évidents car indissociables de sa perception du monde. Du point de vue
de son expérience subjective, il apparaît comme celui qui témoigne de l’existence et qui
anime le monde.

Dans une seconde partie de son argumentation, Sartre impose une limite à cette importance
que se confère l’homme dans son existence par rapport à celle du monde. Il oppose ainsi le
terme de « détecteur » à celui de « producteur ». Si l’homme est l’instrument qui permet aux
choses de témoigner de leur propre existence vis-à-vis de lui-même, il ne constitue toutefois
pas la source de cette existence. Si l’homme permet au monde d’exister par rapport à un
observateur, sa faculté de dévoilement n’est pas celle du démiurge, elle n’est pas celle du
créateur. Cette certitude intérieure de l’homme qu’il est « le moyen par lequel les choses se
manifestent » se confronte donc à celle que l’existence des choses est décorrélée de celle de
l’homme. Le monde est, indépendamment de l’homme. Ce dernier se saisit comme un être
caractérisé par sa finitude, limité dans le temps, amené inéluctablement à quitter le monde
dans lequel il est inséré. Mais il sait, implique Sartre, que le monde lui préexiste et qu’il
continuera d’exister après lui, parce qu’il n’en est pas à l’origine. Il faudrait être « fou »,
affirme l’auteur, pour penser que l’on puisse emporter le monde dans notre anéantissement.
Cela paraît pourtant être le cas du point de vue de notre expérience subjective. Nous l’avons
dit, la conscience rend réel, effectif, pour nous, elle fait exister. Lorsque nous dormons, il y a
suspension de notre continuité perceptive, lorsque nous sommes dans une inconscience
paisible, il semblerait que le monde se dissolve avec nous et fasse place à un « parfait
néant » (David Hume, Essai sur l’entendement humain). Mais nous ne pouvons ignorer que
le monde est une réalité objective, qui nous dépasse par son éternité. S’il ne s’ébranle pas,
s’il reste en place, il semble en revanche diminué d’une dimension qui est celle de la
perceptivité humaine. Si le monde n’a plus de spectateur auquel prouver son existence, alors
il « croupi[t] », il est caractérisé par sa staticité, comme dépourvu de l’étincelle de la vie, il
est plongé dans un état de « léthargie », dans un sommeil profond et prolongé dans lequel
les fonctions de la vie semblent suspendues. Il demeure dans sa « permanence obscure » en
l’absence de la conscience, de la subjectivité de l’homme le rendant signifiant, il n’existe
plus qu’en soi. Il semble alors demeurer dans un état d’attente, de suspension, de fixité
« jusqu’à ce qu’une autre conscience vienne l’éveiller ». L’existence humaine apparaît alors
comme un cycle, un perpétuel renouvellement, permettant de faire de nouveau exister le
monde, de lui donner vie, de l’animer et de le mettre en mouvement en le sortant de cet état
de « léthargie ».
Ainsi, si du point de vue de notre expérience subjective, le monde apparaît infiniment
modifié par le fait que nous nous tenions face à lui, que nous soyons des êtres au monde,
nous n’en sommes pas moins écrasés par cette éternelle permanence du monde. Nous
sommes amenés à disparaître sans pouvoir lier notre existence à celle des choses du monde,
qui n’ont pas besoin de nous pour exister en soi, pour être dans le monde. Le monde est, que
nous y soyons ou pas, nous ne faisons pas partie de sa nature, de sa définition. Notre
existence n’est pas nécessaire, elle est contingente, autrement dit elle peut ne pas être, ce à
quoi Sartre fait référence par le qualificatif « inessentiels ».

En somme, si du point de vue de notre expérience subjective, notre propre existence


apparaît comme indissociable de celle du monde dans lequel nous sommes insérés mais dont
nous sommes également le témoin tenu à distance, capable de se représenter ce monde et de
lui conférer un sens particulier, car il nous est impossible de nous figurer mentalement une
existence du monde dont nous ne pourrions avoir conscience, Sartre affirme en revanche
que puisque nous ne faisons que rendre compte de la présence des choses de ce monde, que
nous ne faisons que nous apercevoir de cette présence, mais que nous n’en sommes pas à
l’origine, alors il paraît absurde de penser notre existence comme essentielle,
intrinsèquement liée à celle du monde. L’existence du monde se prolonge bien au-delà de
nous, en soi, en tant que réalité objective non éclairée par le sens subjectif attribué par la
conscience.

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