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II.

L’existence d’autrui : de la réification au conflit

a) L’existence d’autrui
Citation: «A l'origine du problème de l'existence d'autrui, il y a une présupposition
fondamentale : autrui, en effet, c'est l'autre, c'est-à-dire le moi qui n'est pas moi ; nous
saisissons donc ici une négation comme structure constitutive de l'être-autrui»

Concepts: séparation originaire des ego, dépassement, liberté, transcendance

Principe: irréductibilité de la conscience à ses états, inaccessibilité pour autrui au


dépassement caractéristique du pour-soi, pas de synthèse (totalisation des points de vue)

Thèse: aucune connaissance universelle ne peut être tirée de la relation des consciences
(séparation ontologique).

Construction de la thèse:
> Critique de la thèse présentée par Hegel dans la Phénoménologie de l'esprit:
Thèse hégélienne:
La vérité de notre propre conscience ne nous est pas connue adéquatement
immédiatement. La conscience humaine doit tout d’abord se différencier du monde naturel
par la connaissance et par le travail.
En effet, à l’état initial, en tant qu’elle fait usage du langage dans tous ses vouloir-dire
particuliers, la conscience finit par se saisir comme productrice de concepts universels. Dès
lors, la conscience perçoit non pas ses états particuliers, mais seulement sa propre unité
intérieure. En s’affirmant ainsi à partir du détachement de tout contenu, la conscience
produit une affirmation im-médiate et vide de soi-même, indéterminée.
Or, la logique hégélienne établit au contraire que l’identité se comprend à partir d’une
différenciation à l’égard de ce qui n’est pas soi. Il faut que la conscience trouve son identité
non pas en se séparant de ce qui n’est pas elle, mais au contraire en se retrouvant dans ce
qui n’est pas elle.
La conscience se connaît par le travail comme la liberté d’agir déterminée et riche de
contenu qui s’affirme par l’exercice de sa négation sur le monde. Ce faisant, elle se
comprend elle-même comme une immédiateté naturelle directement tournée vers les objets
et s’affirmant contre eux. Elle ne cherche et ne désire que cette simple affirmation de soi
opposée aux objets. C’est ce qui fait que tout ce qu’elle rencontre en face de soi ne lui
apparaît que sous la catégorie de l’objet.
Cependant, pour se connaître comme pour-soi, il lui faudra surmonter l'altérité de l'autre
conscience afin de percevoir l'identité avec elle au cœur de cette altérité. Or, comme
immédiateté naturelle, elle ne commence pas par percevoir l’identité entre les deux
consciences, mais commence d’abord par percevoir leur différence comme elle perçoit la
différence entre elle-même et l’ensemble des objets extérieurs. Elle se comprend donc
d’emblée comme l’autre de cet autre, mais ne reconnaît pas cet autre comme un soi et ne
se reconnaît pas elle-même comme un soi dans l’autre. Premier moment de la non
reconnaissance.

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Or, si chacune des deux consciences ne se pose comme soi que dans une simple relation
d’opposition à l’autre, elle admet du même coup que cet autre lui est en réalité essentiel,
puisqu’elle en a nécessairement besoin pour pouvoir s’affirmer soi-même en s’y opposant.
Mais cette identité par simple opposition n’est en fait qu’une identité imparfaite et
incomplète, car les deux consciences ne peuvent différer l’une de l’autre que parce qu’elles
possèdent réellement de particulier. Or, nier être ce que l’autre a de particulier revient à
affirmer ce que l’on a de commun avec lui, c’est-à-dire justement d’être une conscience
semblable à l’autre. Alors, l’en soi du premier moment de la conscience se sera élevé
au pour soi: la conscience de soi n’est en et pour-soi que lorsqu’elle est reconnue par une
autre conscience de soi comme différente de soi dans sa particularité et pourtant
semblable à soi dans leur communauté d’être.

Sartre rompt de trois manières avec la thèse hégélienne.


- il conteste l’idée que la connaissance de la liberté de la conscience dépende de la
reconnaissance comme condition de vérité ou certitude de soi-même ; à l’inverse de
Hegel, la reconnaissance n’est pas première et constitutive, elle est seconde et
confirmatrice
- je ne puis pas me connaître en autrui si autrui est d'abord objet pour moi et je ne
peux pas non plus saisir autrui dans son être vrai, c’est-à-dire dans sa subjectivité.
- contre Hegel, Sartre affirme que ce que je connais d’abord c’est ma conscience
singulière (moi = moi). Dès lors, si je ne me connais pas comme liberté universelle,
pour poser l'existence d'autrui on ne peut partir que du cogito et éprouver en lui ce
qui n'est pas lui, à savoir autrui. Or, si nous analysons nos vécus de conscience
concernant la présence d’autrui, ce qui marque initialement, c’est son apparition
dans le champ perceptif. Alieu alors une désindividualisation de mon monde puisque
celui-ci est en même temps pour-un-autre: première menace

Seconde menace plus fondamentale: ce n'est pas seulement mon univers perceptif qui
devient objet de perception pour autrui, c'est aussi moi-même.
Possibilité permanente d’être vu par autrui: d’une part, il a la capacité de constituer le monde
et moi en objets ; d’autre part, je suis dans l’impossibilité factuelle de ne pas avoir de
«dehors» (être-au-monde, facticité).
Donc, ma conscience est impliquée dans celle d'autrui pour autant que je découvre à travers
cette possibilité permanente ce que je suis pour lui sous l'effet de son regard qui juge mes
actes.
C’est l’expérience de la honte qui met en lumière cette structure: autrui me surprend dans
cette position extrêmement désavantageuse, juge ma conduite et me fige sous son regard
sans que j’aie aucune possibilité d'appel face à un jugement définitif prononcé contre moi.
Non seulement je suis inévitablement perçu et jugé par autrui, mais cette perception
s'introduit en moi comme une sorte de point de vue que je suis amené à prendre sur moi en
devenant moi-même le représentant du point de vue extérieur d'autrui sur moi. J’ai perdu
cette position privilégiée que j'avais sur moi même (limitation de ma liberté). Cette
expérience d'objectivation, est ce que Sartre appelle une forme de réification.

Encart: le concept de réification


Le concept de réification désigne le processus cognitif (connaissance inadéquate) et
dispositionnel (tendance à traiter ces phénomènes ou ces êtres comme des choses qu’ils ne
sont pas) par lequel un être qui ne possède aucune propriété particulière des choses, par

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exemple, un phénomène social ou un être humain, est néanmoins perçu et traité comme
une chose par les autres, en lui-même et dans ses actions.
Marx l’utilise pour décrire le fait que les relations sociales de type capitaliste marquent le
passage de rapports de dépendance personnelle (féodalisme, corporations et jurandes,
rapports patriarcaux) à des relations où la forme sociale du produit du travail et le caractère
social de l'activité productive ainsi que la participation des individus à la production
apparaissent comme «chosifiés» pour l'individu.
G. Lukacs montre quant à lui dans Histoire et conscience de classe (1923, Minuit 1960) que
la rationalisation du travail abstrait, la mécanisation de la production, la fétichisation des
échanges, l’extension des transactions marchandes et de la calculabilité de toute opération
humaine (càd l'échange marchand comme forme dominante de toute activité sociale)
tendent à désengager les individus de tout investissement émotionnel à l’égard de leur
propre environnement.
Lorsque Sartre recours au concept de réification, cela ne renvoie pas à l'idée de Marx et de
Lukacs de marchandisation ; cela ne renvoie pas non plus à une forme d'objectivation dans
laquelle je serais purement et simplement considéré comme une chose ; cela renvoie au fait
que je suis simplement réduit à une ou plusieurs propriétés dont autrui se sert pour me
définir.

Réifié, je suis objet pour autrui car il me perçoit de l’extérieur, m’enferme dans une définition
réductrice et immobilise mes propres possibilités. Au-delà de la honte, j’ignore en quel sens
et de quelle manière il peut le faire: il y a là une indétermination de mon être et de mon
propre devenir en tant qu’ils sont d’abord pour-lui.

(suite: Réflexions sur la question juive)

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