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Université Loyola du Congo (ULC)

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Faculté de Philosophie St-Pierre Canisius

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J OURNAL HILOSOPHIQUE Spécial - Mai 2023

Editorial

ET SI LA DESOBEISSANCE EPISTEMIQUE ETAIT LA


VOIE DE L’AUTODETERMINATION POUR L’AFRIQUE…

L a problématique de la décolonisation de l’imaginaire africain et de la décolonisation


des savoirs créés dans un contexte colonial et postcolonial d’assujettissement est
le fil d’Ariane du présent numéro. La décolonisation des savoirs consiste à changer
les structures permettant au sujet épistémologique d’être conscient de sa situation. Cette
démarche est un appel à relativiser les connaissances, c’est-à-dire à ne pas les considérer
comme des oracles, les ouvrir à l’Agora, à la discussion publique. L’arrière-fond de cette
démarche vise à développer un sens élevé du jugement critique afin de penser autrement
et d’être à mesure de tracer son propre chemin en vue de l’autodétermination. Sachant
que « tout savoir est situé », il s’en suit qu’il n’y a pas de « savoir » absolu et à l’abri de
la révision. Il faut s’affranchir de toute tendance qui divinise un modèle quelconque de
penser qui empêche de penser par soi et pour soi.
Pour penser au-delà des frontières épistémiques et territoriales établies par la
colonisation des XVe et XVIe siècles, il est indispensable estime Walter MIGNOLO,
d’identifier les formes d’acteurs et d’institutions dévalorisées par ces frontières. Il est alors
possible de mieux se détacher de ce dispositif conceptuel en optant pour un revirement
épistémique… Un tel écart procède d’un acte d’émancipation qui ose transgresser la
référence à l’universalisme abstrait, hérité des Modernes pour dominer le monde. C’est
LANDRY KUMA-KUMA ,SJ un acte de « désobéissance épistémique» (Peter Lang, La désobéissance épistémique.
Rhétorique de la modernité, logique de la colonialité et grammaire de la décolonialité).
RÉDACTEUR EN CHEF Ce deconfinement noétique, sans sombrer dans un culte inutile de différence ni dans le
ressentiment, implique un refus de « considérer l’épistémè occidental comme l’unique
fenêtre qui permet de voir le monde pour apprendre à regarder le monde par d’autres
fenêtres et par sa propre fenêtre» (Raimundo Panikkar).
Le premier article, OSER LE JE, un chemin vers la décolonisation mentale est
un appel à l’authenticité. L’auteur rejoint Eboussi pour qui, « l’authenticité c’est être
ontologiquement soi-même mais dans sa situation » (Crise du Muntu, p. 26). C’est une
invitation à ne pas se renier, à être capable de s’autodéterminer. « Oser le je » de notre
auteur ne peut être ‘’qu’un acte de courage et de détermination animé par le désir de se
libérer de cet asservissement et dépendance mentale.’’
Si le premier article a traité de la décolonisation mentale en soulignant la nécessité
de « faire acte de lucidité » pour éviter d’emprunter le chemin où « chacun est l’autre, et
aucun n’est lui-même » ; le deuxième article aborde la thématique de conflit des intelligences.
L’auteur estime qu’il n’y a pas de connaissance supérieure, universelle qui opprimerait
d’autres intelligences. Il fustige le savoir impérial et plaide pour une épistémologie
capable d’aider le sujet connaissant d’être soi et d’être disposé à tracer son propre chemin
pour accéder au réellement réel. Sa pensée est débitrice au sociologue Bonaventure de
Souza Santos, pour qui, « les épistémologies du Sud sont fondées sur l’écologie des
savoirs et la traduction interculturelle. Les écologies du savoir signifient ‘’qu’il n’existe
pas de connaissance ou d’ignorance absolue alors que la tradition interculturelle crée une
intelligibilité mutuelle entre les différentes expériences du monde.’’
Dans le troisième article intitulé « Faiblesses fondamentales de la décolonisation
mentale », l’auteur, dans un esprit critique, postule une thèse qui chatouille les esprits :
« le projet de désaliénation est criblé des difficultés théoriques insurmontables ». Je nous
laisse le soin de faire ce voyage de l’esprit avec Eboussi afin d’en tirer profit : « le peut-on
? Et dans ce cas, pourquoi le devra-t-on ? À moins peut-être d’inverser cet ordre au profit
de celui qui infère la possibilité du devoir : Tu dois, donc tu peux? »
JEAN-EMILE RAMAZANI
OSER LE JE, un chemin vers la
S.J. décolonisation mentale
Philo, L3/ULC

Q
u’il me soit permis de comprendre la Pour entamer cette démarche, l’homme
décolonisation comme un processus doit se décider. Cette décision relève de
visant à acquérir l’indépendance. sa capacité de prendre courage et « oser
Parler donc de la décolonisation mentale, le je ». Cette expression évoque l’idée de
c’est vouloir libérer le mental de la prison qui s’affranchir, de s’affirmer afin de rester soi-
l’étouffe et qui l’empêche de s’émanciper. même. Il n’est plus question de se perdre
Cela ne peut être possible que par une dans autrui, mais il devient plutôt question
prise de conscience de l’aliénation qui de penser par soi-même en étant soi-même.
monopolise la place dans le paysage mental L’homme, conscient de sa présence et de son
de l’individu. Vivre dépourvu de son mental, existence, est le seul existant qui a la capacité
c’est vivre dans une situation dans laquelle de se transcender et de se dépasser. Ne pas
le pouvoir décisionnel ne m’incombe pas. vouloir user de cette capacité implique
L’autre devient la mesure de toute chose, et sa complicité dans l’asservissement de
même la boussole qui indique la direction son mental qui déstabilise et martyrise
à prendre. De soi-même, aucune action son souci de développement. Oser le ‶jeʺ
ne peut être accomplie sans intervention signifie s’émanciper de toute emprise de «
idéologique d’une tierce personne. Au lieu tu dois » et de le remplacer par « je veux ».
que le mental soit une source d’inspiration Ce n’est plus le ‶on a ditʺ qui commande,
et d’épuration des idées, il devient une mais c’est plutôt le « je » qui exprime sa
source de constipation intellectuelle. Rien volonté en toute liberté sans peur d’assumer
de personnel, tout est dicté par un tiers. les conséquences. Pour que l’homme
Colonisé dans son mental, l’homme dans puisse se désaliéner, il doit se décider de
sa charge de vouloir se réaliser emprunte la sortir de l’aliénation et d’émerger dans sa
voie où « chacun est l’autre, et aucun n’est particularité.
lui-même ».
En osant le ‶jeʺ, l’homme va
Certes, certaines gens diront que développer la capacité de conjuguer en lui
tout homme est condamné à obéir aux lois l’habilité et la possibilité qu’il a en lui-même.
qu’il trouve dans la société sans parfois le A cet effet, il n’aura pas à se sous-estimer
vouloir, mais il n’est pas aussi faux de dire et à se croire incapable de se réaliser. Il va
que tout homme a la capacité de se prendre découvrir cette possibilité qu’il a à se tourner
en charge et de faire le distinguo entre ce vers soi et vers autre chose. Il vivra alors ce
qui est bien et mal par-devers soi. Il relève qu’il est en réalité : pouvoir-être. Dans cette
de la responsabilité de l’homme d’esquiver perspective, « oser le je » ne peut être qu’un
le monde de domination et de se créer un acte de courage et de détermination animé
cadre où son épanouissement aussi bien par le désir de se libérer de l’asservissement
mental que physique est satisfait. et de la dépendance mentale.

Sophia /Spécial Mai


LUMUMBA M. OSCAR
Philo L3/ULC

LE CONFLIT DES INTELLIGENCES

L
orsqu’on se trouve devant l’autre pour la imposer à une autre civilisation la procédure à
toute première fois il nous vient à l’esprit suivre pour parvenir au réel, « qu’il ne faut pas
ce désir intense de nous demander si cet réduire l’autre (la connaissance de l’autre) à un
autre est comme « moi ». Il s’agit de la relation objet sans voix. » (Epistémologie du Sud, p. 45.).
entre le « je » et le « tu ». « Est-ce qu’il est
En effet, il n’y a pas cette fameuse épistémologie
comme moi ? » Ainsi se demande le premier
impériale, il faut que chaque peuple prenne en
anthropologue. En se posant une telle question, Le
compte sa manière de procéder vers le réel.
moi s’identifie comme un « être doué de la raison
L’épistémologie capitaliste n’a pas de monopôle
» ce que Descartes appelle « le bon sens ». Celui-ci
pour juger ce qui est connaissance ou non. L’auteur
observe l’autre et découvre que, par sa manière de
des Epistémologies du Sud pense à la possibilité
procéder, l’autre n’est pas comme « moi ». C’est
d’une écologie des connaissances. Les peuples
alors que commence le conflit des intelligences.
africains, amérindiens, ou indiens ne doivent pas
Par conflit des intelligences, on entend l’un, rejeter leurs intelligences pour s’exiler dans une
qui est sûrement l’Européen, se déclarer être plus sorte de connaissance qui serait plus idéale.
savant que l’autre, car le mode épistémologique de
Si aucune « épistémologie capitaliste » ne
l’autre est « homogène » selon le je ; chez l’autre,
doit imposer un modèle à suivre à tout le monde,
l’Européen montre une aversion décidée pour le
cette prétention discriminatoire de vouloir juger
raisonnement, « les opérations discursives de la
« connaissance » et « barbarie» est sans doute
pensée ». (Lucien Lévy-Bruhl, Mentalité primitive,
sidérante, car la compréhension de la nature est
p. 1). D’après l’épistémologie occidentale,
relative, le phénomène ne se présente pas toujours
l’intelligence est le fruit seul de la raison. Le mythe
de la même manière dans toutes les sociétés.
comme mode des connaissances pour l’autre est à
leur égard la quintessence de l’irrationalité. Toutefois, même si le phénomène semble être
relativisé, cela n’exclut pas l’intercommunication
A travers les analyses faites par Bonaventure
des intelligences. Dans la quête du réel, les
de Souza Sentos, présentées par Ernest-Marie
connaissances se tiennent les unes avec les
Monda dans son article « La décolonisation des
autres. Elles communiquent, c’est-à-dire le début
savoirs est-elle possible, p. 4. », l’auteur met
du mythe commence là où le logos n’a pas su
à peine quatre formes de la raison occidentale
cheminer, par exemple la question de « l’origine
en exergue : Elle est une « raison arrogante », «
du mal ». Et le mythe peut également à son tour
raison métonymique » « raison importante » «
donner place à la religion pour l’éclaircissement
raison proleptique ». Compris sous cet angle, il
de certaines questions.
convient de dire qu’il n’y a pas qu’un seul mode
des connaissances, qu’aucune civilisation ne peut

Sophia / Spécial - Mai


FAIBLESSES FONDAMENTALES DE LA
CHRISANTUS NKORONKO, SJ DÉCOLONISATION MENTALE
Philo L3/ULC

P our un esprit attentif, les soi-disant


philosophies de la désaliénation, de la
décolonisation ou de l’émancipation ne
semblent pas être bien fondées sur le plan théorique.
toute forme d’esclavage vers lequel tend l’effort
de décolonisation. Mais parler de l’homme comme
d’un étant absolument libre est un mythe. En tant
qu’être-au-monde, l’homme est essentiellement
D’ordinaire, cette famille de philosophies repose être-avec. Comme Heidegger l’affirme à juste
sur l’une des deux prémisses suivantes : la titre, l’authenticité consiste au mieux en des
version radicale de la métaphysique platonicienne modifications existentielles du « on » qui reste
d’une réalité objective existante que l’homme un existential essentiel. Or, si l’autrui reste
peut atteindre ; ou la tendance postmoderniste à essentiel dans la définition et la détermination
nier l’existence ou la connaissance d’une réalité du « je », l’unité d’évaluation de l’identité n’est
objective. Dans cet essai, je soutiens que, dans un pas l’individu, mais la communauté. Mais, la
cas comme dans l’autre, le projet de désaliénation communauté est un phénomène dialectique.
est criblé de difficultés théoriques insurmontables. Serait-il plausible d’affirmer qu’elle tend vers un
type universel d’homme collectif dont on pourrait
La décolonisation présuppose l’aliénation. dire qu’il est le prototype de l’homme libre ? Un
Or, dire que l’homme est aliéné, c’est affirmer que, oui implique une singularité dans le processus de
existant dans une matrice sociale donnée, l’homme socialisation, une réponse qui, tout en soutenant
incarne une identité qui ne lui est pas propre ; il y l’idée d’un homme idéal, met à mal la position
a dissonance entre ce qu’il est et ce qu’il devrait même défendue par les protagonistes de la
ontologiquement être. L’émancipation consiste décolonisation dont le cadre théorique présuppose
alors en un effort pour ramener l’homme à son vrai une pluralité dans le processus de socialisation. Il
moi, à sa vraie définition. s’ensuit que le discours sur l’homme idéal est, en
Des projets émancipateurs semblent fin de compte, insoutenable. Les partisans de la
inspirés par une préoccupation réelle. Cependant, décolonisation promettent le salut sans savoir eux-
ils reposent sur une logique mal formulée. Les mêmes où se trouve le paradis, ni même s’il existe.
protagonistes de ces théories identifient souvent ce Or, sans hypothèses platoniciennes, comment
dont l’homme doit être sauvé. Ils sont cependant est-il possible de parler d’aliénation et de
incapables d’identifier ce à quoi l’homme doit décolonisation de l’esprit ? Il s’agit clairement d’un
être amené. La phase positive de la dialectique ne oxymore logique. La décolonisation ne reste alors
consiste pas en la simple négation linguistique de qu’un projet arbitraire détourné par des hommes et
la phase négative. De même qu’on ne définit pas des femmes fantaisistes qui ne promettent le salut
une chose en disant ce qu’elle n’est pas, on ne dit que pour asservir les peuples dans d’autres formes
pas ce qu’une chose doit être en disant ce qu’elle pernicieuses d’esclavage mental : notre tribu, notre
ne doit pas être. ethnie, notre race, notre culture, notre dialecte, nos
Un projet émancipateur pourrait présupposer valeurs, etc.
une image idéale de l’homme, un homme libéré de

Sophia / Spécial - Mai


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