Vous êtes sur la page 1sur 3

b) Du moi sujet au nous-objet

La possibilité d’une morale de la délivrance et du salut. Mais celle-ci doit être atteinte au
terme d’une conversion radicale. En effet, la piste pour dépasser ce conflit généralisé qui
dissout l'ensemble de la vie sociale repose elle-même sur la mise en œuvre d'un conflit.

Problématique: Comment peut-on passer de cette intersubjectivité conflictuelle à un nous


qui suppose une certaine unité des consciences?

Si on admet les prémisses de Sartre, il faut que ce nous se constitue comme une sorte
d'unification extérieure des consciences qui ne pourraient former un groupe qu’en
s'opposant à quelque chose d'extérieur qui s'oppose à elles. Autrement dit, la constitution
d'un nous suppose toujours déjà son émergence en tant qu'il est un nous-objet.

Explicitation: entre autrui et moi-même, c’est la séparation qui prévaut. Ni autrui ni


moi-même ne pouvons développer le sentiment d'une appartenance à un même groupe. En
ce sens, ce que nous possédons en commun est précisément ce qui nous sépare.

Cependant, supposons qu'un tiers extérieur à notre relation fasse son apparition et qu'il
nous considère autrui et moi de l'extérieur.
- Le regard de ce tiers nous transcende et procède à son tour à une unification dans la
réification. Que se passe-t-il alors?
- Autrui (2ème personne) est aussi autrui pour le tiers qui le regarde comme je le fais.
- Dès lors, l'être d'autrui m'échappe, càd que le tiers me vole ma capacité de
transcendance par rapport à autrui.
La présence du tiers équivaut à une contestation de mon pouvoir de catégorisation
d'autrui. De même pour autrui quant à moi.
Nous réalisons ainsi la forme minimale de l'existence collective parce que cette unité
nous est imposée de l'extérieur par le tiers: unité par agrégation des consciences fondée
sur le regard du tiers.

Quelle réaction pour ce “nous”? Tendance à opposer au tiers un double refus:


- celui de l'objectivation qui nous fait subir ;
- celui de l'humiliation qu'il nous impose en nous dépouillant de notre pouvoir
Or, si autrui et moi-même réagissons en essayant de détenir-devenir à notre tour le regard
objectivant, cela ne peut manquer de produire une série de relations intersubjectives
particulièrement instables. Tout semble dépendre ici de relations de pouvoir qui ne sont pas
a priori fixées dans leurs issues respectives.

Trois remarques:
a) Objection: analyse de Sartre assez étrange dans son principe > un groupe social
quelconque ne possèderait pas d'unité par lui-même. Or, l'expérience sociale la plus
ordinaire semble montrer que les groupes sociaux existent de manière continue sans
soutènement du regard d'autrui.
Réponse: il est possible que le groupe ait intériorisé le regard du tiers absent et perdure en
s'imaginant être vu. Le nous-sujet se constitue bien ici aussi dans cette relation
d'objectivation face au nous-objet.

1
b) Pour penser le rapport entre les classes sociales Sartre recourt au même dispositif que
dans le cas de la relation inter-individuelle (unification extérieure du groupe par le regard
objectivant du tiers). Le tiers est ici un autre groupe social, de sorte que se font face, d'un
côté, un groupe-sujet qui possède l'initiative en matière d'objectivation sociale, et de l'autre
un groupe-objet, objectivé par le premier.
En tant que figures du tiers, le «maître», le «seigneur féodal», le «bourgeois» ou le
«capitaliste» désignent ceux qui se trouvent en dehors de la communauté opprimée et pour
qui cette communauté existe. C’est donc pour sous le regard libre du tiers que la réalité de
la classe opprimée va exister.
Contre l’orthodoxie marxienne, l'analyse sartrienne fait donc abstraction de l'ensemble des
facteurs matériels qui déterminent les rapports entre les classes pour y substituer un simple
rapport de domination entre les consciences de ces classes.
Dès lors, la réaction de la classe dominée ne peut consister qu'à se délivrer de sa situation
de nous-objet en se transformant en un nous-sujet en inversant la relation de
l'être-pour-autrui (càd transformer le regardé en regardant).

c) Sous l'angle du conflit de renversement du rapport d'objectivation, les membres des


classes dominées considèrent qu'ils sont égaux face au regard réifiant de groupes
dominants et qu'ils ont en commun, à égalité, l'objectif de renverser le rapport de réification.

Retour aux rapports intersubjectifs dans L’Être et le néant: problèmes

1°) Problème: Il nous faut rendre compte du mouvement par lequel la conscience confère au
regard d’autrui l’importance cette importance première que je lui donne, et qui apparaît à
Sartre comme une sorte de donné naturel. En quoi nous importe-t-il que notre être pour
autrui soit approprié par telle conscience plutôt que telle autre, ou par tel type de conscience
plutôt que par tel autre ?
On comprend qu’il doit y avoir autant de valeur dans le verdict que dans son auteur et dans
son destinataire pour que le verdict produise un effet. Ce n’est pas n’importe quel type de
regard qui peut produire chez moi un effet de chosification ou d’objectivation car, pour que
cela soit le cas, il faut que j’aie déjà commencé par accorder une importance au regard
d’autrui.
Or, le pouvoir de réification ne dépend pas seulement de la simple possibilité subjective
qu'elle aurait eue de prendre le dessus dans ce conflit des regards. Ce pouvoir dépend en
effet d'un certain nombre de propriétés sociales objectives.

Réponse: Sartre rétorquerait à une telle objection que la position sociale objective de
chacun des deux groupes n'est pas un facteur déterminant dans la construction de leur
relation inégale de pouvoir: c'est le groupe dominé qui commence par donner de
l'importance.
C'est l'acceptation libre de la prétention à exercer un pouvoir par l'un des deux groupes
qui est au cœur de la relation de pouvoir. Ce n'est donc pas la situation sociale qui est
déterminante, mais c'est le sens que la liberté donne à la situation sociale qui se révèle
décisif.

Discussion: dans L'Etre et le Néant, Sartre ne peut pas donner une autre réponse que
celle-là. Cependant, la réponse se révèle un peu courte. Le rapport entre le colon et le
colonisé est-il seulement le rapport entre deux consciences inégales dont l'une a réussi à

2
prendre l'avantage sur l'autre en lui imposant son propre regard réifiant ? Sartre laisse les
deux consciences auxquelles il se réfère, comme deux consciences abstraites simplement
analysées dans un rapport de face-à-face socialement indéterminé.

Autre objection qu’appelle la position de Sartre : qu’est-ce qui fait que cette catégorisation
s’applique à tel ou tel ensemble d’individus ? Autrement dit qu’est-ce qui les distingue et les
offre à la catégorisation du groupe dominant.
Sans cela, il nous faut postuler que cette création du groupe par catégorisation se produit ex
nihilo en vertu d’une sorte de «décisionnisme» qui fait de la réalité sociale préalablement
indifférenciée un pur produit de la classification.

2°) Problème: conditions de possibilités du conflit des consciences analysé par Sartre
Si nos deux consciences sont quasi équivalentes dans leur pouvoir respectif de
prendre un point de vue dominant, d'où peut donc découler l'importance que j’accorde au
jugement d’autrui ?
Si je refuse l'identité que m’impose autrui, ce ne peut être que pour deux raisons
conjuguées: d’abord parce qu'elle est négative (elle me prive de positivité - c’est la question
de la valeur), ensuite parce qu'elle est définitive (elle me prive de liberté).
Mais, pour que je veuille échapper à cette identité négative et définitive, il faut que, par
contraste, je sache ce qu'est une valeur positive et que j’aie expérimenté le désir de la
conserver et pour cela, il faut que j’en aie préalablement fait l'expérience.
Il a donc bien fallu qu'existe une expérience originaire de la reconnaissance positive par
laquelle le regard d'autrui a positivement reconnu, soit ma liberté, soit certaines de mes
capacités comme disposant d’une valeur positive. Cela signifie par conséquent que la lutte
entre les consciences ne peut pas s'interpréter d'une manière purement hobbesienne,
comme le fait Sartre.

Vous aimerez peut-être aussi