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L’ACUITE COGNITIVE

Un Samedi matin, j’ai eu le plaisir d’entendre une planche d’un Frère de l’atelier, sur un
film qu’il avait vu, perçu, compris et, je me suis dit, interprété. Si dans un premier temps,
je tombais sous le charme de sa pertinence intellectuelle, très rapidement un sentiment
de mal être m’envahit. Quelles capacités avait-il su développer, quel travail avait-il fourni
pour voir ainsi, pour entendre ainsi et comment pourrai-je le rejoindre sur ce chemin de la
perception, de la compréhension. Comment pourrai-je accéder à cette faculté
d’appréhender le monde sensible …

C’est partant de là qu’est venue cette idée d’acuité, la planche a été rebaptisée acuité
cognitive par le Collège des officiers dans un souci de clarté. Bien évidemment, je partirai
dans un premier temps de la définition des termes de cette planche pour en circonscrire
ensuite de contour de l’étude. Dans un second temps, je m’attacherai à interpréter les
mécanismes ainsi présentés sous l’angle du travail maçonnique. Enfin en dernière partie,
je reviendrai sur la génèse de cette planche à savoir la mise en question du regard et de
la pensée du spectateur par le cinéma autrement dit la sollicitation de nos sens et de
notre réflexion par les outils mis à notre disposition ici-bas .

L’acuité, c’est le pouvoir de discrimination relatif à un organe des sens : acuité visuelle,
auditive. C’est la qualité de ce qui est aigu, en tant que degré de performance à mobiliser
un de nos sens. C’est enfin, intensité, puissance de pénétration d’un sens, de
l’intelligence.
Le mot cognitif est un adjectif qualifiant ce qui est relatif : à la cognition, c’est-à-dire aux
grandes fonctions de l'esprit (perception, langage, mémoire, raisonnement, décision,
mouvement...). On parle ainsi des fonctions cognitives supérieures pour désigner les
facultés que l'on retrouve chez l'homme mais pas chez l'animal comme le raisonnement
logique, le jugement moral ou esthétique...
La combinaison des deux termes définira la dynamisation des fonctions de notre esprit
par notre capacité à mobiliser nos sens et notre intelligence : l’éveil au beau, au sensible
par et pour la raison. Elle correspond à notre capacité à développer un processus de
sélection d'un événement extérieur (son, image, odeur...) ou intérieur (pensée) et du
maintien de ce dernier à un certain niveau de conscience pour le traiter de façon
optimale.
L’acuité, nous l’avons vu est souvent définie accollée d’un qualificatif sensoriel : visuelle,
auditive… L'acuité visuelle est le pouvoir de l'œil de distinguer les différents éléments
situés dans notre champ visuel. Un des critères de " bonne vision " se réfère au pouvoir
de discrimination le plus fin au contraste maximal entre un test et son fond, entre un objet
et son environnement. Pour Chevaleraud, elle correspond au pouvoir d'apprécier des
formes, c'est à dire d'interpréter les détails spatiaux qui sont mesurés par l'angle sous
lequel ils sont vus. Ces définitions font intervenir la vision centrale mais aussi le champ
visuel. Développer son acuité visuelle, c’est ainsi travailler son discernement, sa capacité
à distinguer les éléments du tout pour mieux rassembler ce qui est épars. C’est apprendre
à voir au-delà du visible pour comprendre la cohérence de l’ensemble.

L'acuité auditive humaine est la bande passante des fréquences perceptibles par l'oreille
humaine ainsi que le seuil de leur perceptibilité. Nous ne sommes pas égaux devant la
perception du son. Un certain nombre de facteurs influencent notre perception
acoustique : l'âge ; les prédispositions (hérédité) ; l'éducation de l'oreille (on peut
apprendre à entendre des choses que l'on entendait pas auparavant). Une acuité
auditive normale permet de percevoir un éventail de sons de faible intensité.

Pour s’arrêter à ces deux exemples et faire simple, je dirai simplement que l’acuité
cognitive est notre capacité à faire le distinguo entre voir et regarder, entre entendre et
écouter. Ce processus de sélection et son maintien à un certain niveau de conscience ne
peut s’opérer sans la mobiliser des fonctions de l’esprit au travers de l’attention.
L'attention est l'ensemble des processus psychologiques permettant à l'individu de se
préparer à effectuer une action à entreprendre, sélectionner des informations particulières
et de les traiter de manière approfondie. L'attention est donc facteur de l'efficience
cognitive, qu'il s'agisse de percevoir, de mémoriser ou de résoudre des problèmes. Les
ressources attentionnelles dont dispose un individu, dépendent des caractéristiques qui
lui sont propres et de la situation dans laquelle il se trouve.

L’acuité cognitive serait donc notre capacité à développer une attention soutenue pour
mieux appréhender ce qui nous est proposé. Car un film choisi n’est qu’un support
comme peut l’être une légende, une fable. Ils ne sont là que pour nous emmener de façon
librement consenti sur un chemin dont chacun définira son propre balisage et sa propre
sinuosité.
Je ne crois que le Frère qui a présenté la planche qui a motivé la mienne ait 15/10
à chaque œil, il porte des lunettes, je ne crois pas qu’il ait des oreilles qui perçoivent au-
delà de 30000 Hertz, mais je sais qu’il sait voir au-delà de l’apparence et entendre au-
delà de la mélodie. Si je voulais résumer laconiquement, je dirai que c’est un Frère qui
travaille. Mes Frères, nous sommes ici parce que nous sommes convaincu que nous
pouvons voir au-delà du visible et entendre au-delà de l’audible, parce que nous nous
sommes engagés à travailler. C’est sans aucun doute la raison profonde de cette
planche, un de mes sujets de recherche depuis des années, comment travailler en
maçonnerie, comment développer mes sens, comment mobiliser mon intelligence pour
accéder à cette connaissance libératrice.
Revenons alors sur l’acuité visuelle. Faut-il prendre l’atelier dans son ensemble ou
s’attacher aux parties qui le composent ? Le maillet et le ciseau ne sont-ils que des
éléments du « décor » de l’atelier ou un maillet et un ciseau servant à tailler la pierre ou
encore ne sont-ils pas les outils de base de la construction intérieure du Maçon ?
Comment voir au-delà de des objets usuels ? Développer un attention soutenue propice à
des constructions intellectuelles, faire varier sa vision focale et son rapport au champ de
vision, utiliser des stratégies de différenciation, d’association permettent sans aucun
doute de percevoir bien plus que la simple apparence pour appréhender le signifiant
(image sonore) et le signifié (concept). Rappelons-nous cette scène de l’Odyssée de
l’espace où l’homme singe saisit l’os pour en faire usage. Faut-il voir dans l’arme utilisée
par l'homme/singe la représentation préfigurant l'outil. Avec lequel il peut avec sa tribu
défendre son territoire et se sédentariser, faire de la culture et de l'élevage. La " culture ",
l'" élevage " sont là à prendre au sens figuré de culture et d'élévation " de l'esprit ". La
sédentarisation, elle, exprime la maîtrise du fond, d'un fondement qui apaise, et sur lequel
va se développer une vie en commun dans un rassemblement.
Continuons avec l’acuité auditive. Faut-il n’entendre dans les échanges verbaux qu’une
circulation de la parole et succession d’intervention ou écouter la non-affectivité de
l’interpellation et de sa réponse ou encore déterminer le pourquoi d’un échange
constamment indirect ? Comment passer de l’écoute fraternelle d’un Frère à l’écoute de
son cœur qui se livre à vous ? Est-ce que j’entends dans le bruit du maillet de mon
surveillant de colonne l’expression d’une autorité, ou est-ce que je perçois dans les trois
coup successifs mais irréguliers les triptyques maçonniques ? De mon écoute, de cette
acuité auditive doit naitre le questionnement constant de son niveau en terme de
pertinence et en terme profondeur.
L’acuité cognitive, cette nécessaire attention soutenue, la mobilisation de tout mes sens,
l’appel à toutes les ressources de mon esprit sont les conditions de mes progrès. Notre
Frère, par sa planche sur un film profane a su nous expurger la substance maçonnique.
Bien plus qu’une histoire racontée en image avec une bande son, il avait perçu autre
chose. Le processus est intéressant dans la mesure où c’est la beauté du spectacle qui a
excité ses facultés rationnelles pour interpréter une trame scénique. Il est tout aussi
intéressant de partir de constructions intellectuelles foncièrement logiques pour les
projeter dans un contexte utopique. Il est tout aussi extraordinaire de voir à chaque tenue
des hommes qui sont là de façon librement consentie, se livrer à des échanges cartésiens
souvent contradictoires pour finir leur réunion animés d’une réelle fraternité que le
commun des profanes n’arrive pas à appréhender. Ce n’est pas tant le rituel utilisé qui
importe mais bien plus son sens profond et notre capacité à l’interpréter. Ce n’est pas tant
tel ou tel symbole qui importe, mais c’est bien plus notre capacité à voir en eux, à les
transcender, à se les approprier au prisme de nos propres capacités développées.

En dernier point et pour revenir à la motivation de cette planche, j’aimerai poser la


question : Par quels vecteurs le cinéma impose-t-il un acte cognitif, une réflexion active ?
En effet, si notre Frère a su nous exprimer son interprétation, sa perception du film, il faut
bien poser qu’il est acteur du triptyque : réalisateur, histoire cinématographiée et
spectateur. Le cinéma « réfléchit » des images du monde, au sens optique du terme,
avec une torsion, une translation, un ordonnancement, une « textualisation » qui
permettent la réflexion. Les mises en scène du visible, sous-tendues par des codes,
mettent en question le regard et la pensée du spectateur même si Merlau-Ponty dit « un
film ne se pense pas, il se perçoit ». Ce qui est perçu en dehors de moi existe donc
indépendamment et ce que j’en perçois m’est retransmis par mes organes de sens…
Ceux-là, sont-ils si bien affutes pour me permettre de dire que ce qui est perçu là
correspond à la réalité, ou bien puis-je en déduire une autre réalité, en construire une
autre.
Le cinéma pense par des voies de traverse qui articulent un certain rapport du sujet à
l’objet, un certain rapport des images aux images, du spectacle à sa mise en question. Au
centre de ces articulations se trouve le spectateur, amené à interroger sa position et son
regard. De la « promesse mythique » aux démontages des leurres, par ses diverses
fonctions, le cinéma joue et pense sa matière propre dans sa capacité à organiser la
vision et la perception recomposées, pensées, mises en scène.

Les voyages de l’impétrant privé du sens de la vue font appel à cette acuité cognitive, le
poussant à mobiliser toutes ses ressources ne serait-ce que pour réagir à la situation qu’il
vit. Parce que nous tous différents, nous trouvons chacun notre propre stratégie
d’interprétation faisant des voyages une expérience intérieure unique. Le travail
maçonnique a pour vocation de nous faire progresser en développant une autre écoute,
un autre regard en mobilisant ses sens. Appréhender la matière pensante que peut
constituer un film est sans aucun doute une voie pour partager le plaisir de l’esthétique
qu’il revendique…

Mes Frères, J’ai dit

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