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Bulletin de psychologie

Les relations entre l'intelligence et l'allectivité dans le


développement de l'enfant (I, II, III)
Jean Piaget

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Piaget Jean. Les relations entre l'intelligence et l'allectivité dans le développement de l'enfant (I, II, III). In: Bulletin de
psychologie, tome 7 n°3-4, 1954. pp. 143-150;

https://www.persee.fr/doc/bupsy_0007-4403_1954_num_7_3_6296

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psychologie de Verifant

et pédagogie

Les
l'intelligence
dans
de l'enfant
relations
le développement
entre
et l'affectivité I Cours
M. PIAGET
des 12, 19, 26 novembre 1953

INTRODUCTION GENERALE

Le thème de ce cours a été suggéré par 2° En un second sens, on peut vouloir dire,
les discussions de l'année dernière. Certains, au contraire, que l’affectivité intervient dans
en effet, reprochaient à l’étude du dévelop¬ les structures mêmes de l’intelligence,
pement intellectuel de verser dans l’intellec¬ qu’elle' est source de connaissances et d’opé¬
tualisme, en isolant arbitrairement l’intelli¬ rations cognitives originales.
gence
la vie etintellectuelle
en méconnaissant
et de les
l’affectivité.
relations Le
de vuePlusieurs
: auteurs ont soutenu ce point de
propos ducescours
d’étudier relations.
de cette année est donc — Wallon a souligné que l’émotion, loin
d’avoir toujours un rôle inhibiteur, jouait
I. — POSITION DU PROBLEME. parfois celui d’un excitant, notamment au
niveau sensori-moteur, où la joie par exem¬
Qu’il y ait entre l’affectivité et l’intelli¬ ple est cause de progrès dans le dévelop¬
gence une constante interaction, nul ne songe pement.
levé et laissé
Ainsi retomber
l’enfant de119
Preyer,
fois dequi
suite
a sou¬
un
aujourd’hui à le nier. Cependant, l'affirma¬
tion qu’intelligence et affectivité sont indis¬ couvercle, était excité par la joie, cause ici
de cette réaction circulaire. De là à affirmer
sociables
très différentes
peut envelopper
: deux significations
que l’émotion est source de connaissance,
1° En un premier sens, on peut vouloir il n’y a qu’un pas, franchi parfois par les
dire que l’affectivité intervient dans les opé¬ disciples de Wallon.
rations de l’intelligence, qu’elle les stimule ou — Ph. Malrieu soutient ainsi (« Les émo¬
les perturbe, qu’elle est cause d'accélérations tions et la personnalité de Venfant », Vrin,
ou de retards dans le développement intel¬ 1952) que la vie affective est un déterminant
lectuel, mais qu’elle ne saurait modifier les positif du
niveau sensori-moteur.
progrès intellectuel,
Elle est surtout
source aude
structures de l’intelligence en tant que telles.
structurations. (1)
Ce rôle accélérateur ou perturbateur est
incontestable. L’élève encouragé en classe — Th. Ribot, de même, dans la classique
aura plus d’élan pour étudier et apprendra Logique des sentiments, affirmait que le sen¬
plus facilement; parmi ceux qui sont faibles timent perturbe le raisonnement logique et
en mathématiques, plus d’une bonne moitié peut créer de nouvelles structures, comme
sans doute le doivent à un blocage affectif, celles du plaidoyer, qui constitueraient une
à un sentiment d’infériorité spécialisé. Un tel logique affective particulière. (Pourtant Ribot
blocage peut donc empêcher provisoirement ne montre guère que les paralogismes aux¬
un élève de comprendre (ou de retenir) les quels conduit l’affectivité : la passion uti¬
règles de l'addition, mais ne change rien à lise la logique à son profit, en construisant
ces règles. des déduction logiques à partir de prémisses
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suspectes, mais on ne voit pas qu'elle crée ter enfin des sentiments esthétiques (cohé¬
des structures originales de raisonnement.) rence de la solution trouvée) ;
— .Ch. Perelman reprend la notion de rhé¬ — Dans les actes ordinaires de l’intelli¬
torique pour désigner l’ensemble des procé¬ gence pratique, l’indissociation est encore
dés non formels utilisés pour engendrer la plus évidente. En particulier, il y a toujours
conviction chez autrui. Cette rhétorique est intérêt, intrinsèque ou extrinsèque;
évidemment inspirée en partie par l’affec¬
tivité. — Dans la perception enfin, il en est de
même : sélection perceptive, sentiments
Pour trancher cette alternative, le pro¬ d’agréable ou
constituant elle-même
de désagréable
une tonalité
(l’indifférence
affective),
blème des relations entre l’affectivité et l’in¬
telligence sera étudié génétiquement. Nous sentiments esthétiques, etc...
commencerons
finitions directrices.
ici par rappeler quelques dé¬ 2) Il n’y a pas non plus d’état affectif pur,
sans élément cognitif.
II. — DEFINITIONS DIRECTRICES. — Konrad Lorenz, étudiant les instincts
des oiseaux, a mis en évidence l’existence de
a) L’affectivité. configurations perceptives très précisément
Sous ce terme nous comprendrons : déterminées, innées et spécifiques (I.R.M.) i.
— les sentiments proprement dits, et en Certainsdemouvements
marche la mère déclenche
particuliers
chez ledecaneton
la dé¬
particulier les émotions; la tendance à suivre celle-ci; l’instinct sexuel
— les diverses tendances, y compris les de certains perroquets mâles peut être dé¬
« tendances
culier la volonté.
supérieures », et en parti¬ clenché par une perception chromatique (bleu
clair). Ainsi, les instincts ne sont pas seu¬
lement déclenchés par des sollicitations affec¬
Certains auteurs distinguent entre fac¬ tives internes : ils répondent toujours à des
teurs affectifs (émotions, sentiments) et stimulations perceptives précises. En repro¬
facteurs conatifs (tendances, volonté), mais duisant artificiellement ces stimulations,
la différence paraît seulement de degré. Lorenz a pu facilement tromper les animaux;
Pierre JANET fonde les sentiments élémen¬ inversement, la plus légère modification dans
taires sur l’économie de la conduite, et les
définit comme une régulation des forces dont la configuration
dance de se déclencher.
perceptive empêche la ten¬
dispose l’individu : on peut de même conce¬ — Pareillement, dans l’émotion on retrouve
voir la volonté comme la régulation de ces
régulations élémentaires. toujours des discriminations perceptives.
Wallon a montré que la peur du nourrisson
b) Fonctions affectives et fonctions co¬ est originairement liée à la sensation proprio¬
gnitives. ceptive de la perte d’équilibre. De même, la
Il faut en revanche distinguer nettement peur de l’obscurité chez l’enfant, et a fortiori
entre les fonctions cognitives (qui vont de les peurs conditionnées, répondent à des sti¬
la perception et des fonctions sensori-motri- mulations perceptives. Les facteurs cognitifs
ces jusqu’à l’intelligence abstraite avec les jouent donc un rôle dans les sentiments pri¬
opérations formelles), — et les fonctions maires, et à plus forte raison dans les sen¬
affectives. Nous distinguons ces deux fonc¬ timents complexes plus évolués, où se mêle¬
tions parce qu’elles nous semblent de nature ront de plus en plus des éléments relevant
différente, mais dans la conduite concrète de l'intelligence.
de l’individu elles sont indissociables. H est modation.
c) L’adaptation : assimilation et accom¬
impossible de trouver des conduites rele¬
vant de la seule affectivité sans éléments Dans les caractères les plus généraux de
cognitifs, et vice-versa. Montrons-le rapide¬ la conduite, avec les deux pôles de l’adap¬
ment : tation : assimilation et accommodation, re¬
1) Il n’y a pas de mécanisme cognitif sans trouve-t-on
et affectifs dissociés
également? Toute
les facteurs
conduitecognitifs
est une
éléments affectifs :
— Dans les formes les plus abstraites de adaptation, et toute adaptation le rétablisse¬
l’intelligence, les facteurs affectifs intervien¬ ment de l’équilibre entre l’organisme et le
nent toujours. Quand un élève résout un pro¬ milieu. Nous n’agissons que si nous sommes
blème d’algèbre, quand un mathématicien momentanément déséquilibrés. Claparède a
découvre un théorème, il y a au départ un montré que le déséquilibre se traduit par une
intérêt, intrinsèque ou extrinsèque, un be¬ impression affective sui generis qui est la
soin; tout au long du travail peuvent inter¬ conscience d’un besoin. La conduite prend fin
venir des états de plaisir, de déception, d’ar¬ quand le besoin est satisfait : le retour à
l’équilibre se marque alors par un sentiment
deur,
d'ennui,desetc.;
sentiments
à la fin du
de travail,
fatigue, desd’effort,
senti¬
de(1)déclenchement.
Innate releasing mechanisms : mécanismes Innés
ments de succès ou d’échec; peuvent s’ajou¬
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de satisfaction. Ce schéma est très général : — Accommodation cognitive * si au con¬


pas de nutrition sans besoin alimentaire; traire l’objet résiste en n’entrant dans aucun
pas de travail sans besoin; pas d’acte d’in¬ schème antérieur, il faut effectuer un tra¬
telligence sans question, c’est-à-dire sans vail nouveau, transformer les schèmes anté¬
lacunebesoin.
sans ressentie, donc sans déséquilibre, donc l’objet
rieurs que
nouveau.
compromettent les propriétés de
Mais ces notions d’équilibre et de désé¬ On peut parler d’adaptation quand l’objet
quilibre ont une valeur cognitive : la Gestalt- ne résiste pas trop pour être assimilable,
chéorie définit ainsi la perception comme une mais cependant assez pour qu’il y ait accom¬
équilibration. La loi de la bonne forme est modation. L’adaptation est donc toujours un
une loi tendent
tuelles d’équilibre.
de même
Les opérations
vers des intellec¬
formes équilibre entre accommodation et assimila¬
tion. On voit d’autre part que ces notions ont
d’équilibre (Cf. réversibilité). La notion tive
une :double signification, affective et cogni¬
d’équilibre a donc une signification fonda¬
mentale aussi bien au point de vue affectif — assimilation, sous son aspect affectif,
qu'intellectuel. c’est l’intérêt (DEWEY définit l’intérêt comme
Au sujet de l’adaptation, on peut préciser l’assimilation au moi) ; sous son aspect co¬
que cet équilibre se fait entre deux pôles : gnitif, c’est la compréhension à la façon du
bébé dans le domaine sensori-moteur;
— l’assimilation, relative à l’organisme,
qui conserve sa forme; — V accommodation, sous son aspect affec¬
— l’accommodation, relative à la situation tif, c'est l’intérêt pour l’objet en tant qu’il est
nouveau. Sous son aspect cognitif, c’est par
extérieure
se modifie.en fonction de laquelle l’organisme exemple l’ajustement des schèmes de pensée
aux phénomènes.
Ces deux notions ont une signification aussi
bien mentale que biologique : CONCLUSION
— Assimilation cognitive : l’objet est in¬ En résumé, on ne rencontre jamais d’état
corporé aux schèmes antérieurs de la con¬
duite. affectif sans éléments cognitifs, ni l’inverse.
Mais quelles vont être alors les relations en¬
On trouve ainsi : tre intelligence et affectivité ?
— l’affectivité va-t-elle créer de nouvelles
. — une assimilation perceptive (l’objet est structures sur le plan intellectuel, et l’intelli¬
perçu relativement aux schèmes antérieurs) ; gence créer
nouveaux ? réciproquement des sentiments
— une assimilation sensori-motrice. Le
bébé d’un an qui veut saisir un objet placé — ou bien leurs relations seront-elles seu¬
sur couverture.
la sa couverture
Il seetsert
tropde éloigné
celle-ci tire
comme
sur lement fonctionnelles ? L’affectivité jouerait
alors le rôle d’une source énergétique dont
d’un intermédiaire, il l’assimile en l’incorpo¬ dépendraient le fonctionnement de l’intelli¬
rant aux schèmes antérieurs de préhension; gence, mais non ses structures, de même que
— une assimilation conceptuelle : l’objet le fonctionnement d’une automobile dépend
nouveau n’est conçu, compris que s’il est de l’essence, qui actionne le moteur mais ne
assimilé aux schèmes conceptuels préexis¬ modifie pas la structure de la machine.
tants, c'est-à-dire à l’ensemble des opérations C’est cette seconde thèse qui sera soutenue
mentales dont dispose le sujet. dans ce cours.

Nous nous proposons donc de montrer que ciser


Rappelons
cette idée.
(1) quelques exemples pour pré¬
si l’affectivité peut être cause de conduites,
si elle intervient sans cesse dans le fonc¬ I. — AFFECTIVITE ET STRUCTURES
tionnement de l’intelligence, si elle peut être COGNITIVES : EXEMPLES PREALABLES
cause d'accélérations ou de retards dans le
développement intellectuel, — elle n'engendre a) Opérations mathématiques.
pas elle-même de structures cognitives et ne Des sentiments de succès ou d’échec entraî-
modifie pas les structures dans le fonction¬
nement desquelles elle intervient. reprend
(1) Ce lescours
thèmes
étantessentiels
le premier
du cours
cours précédent.
radiodiffusé,
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nent chez l’élève une facilitation ou une in¬ geant l’étalon de place sans que le sujet
hibition dans l’apprentissage des mathéma¬ s’en aperçoive), l’illusion est inversée.
tiques. Mais la structure des opérations n’est
pas modifiée. L’enfant fera des fautes, mais Bruner
On pourrait
est unedonc
illusion
dire fonctionnelle.
que l’illusionL'in¬
de
n’inventera pas pour autant des règles nou¬
velles de l’addition; il comprendra plus vite térêt pour le dollar aurait pour effet une
qu’un autre, mais l’opération est toujours la
même. centration perceptive : le sujet prend le
dollardupour
sion mesurant.
étalon et est victime de l’illu¬
b) Opérations logiques. De tels faits, nous pouvons retirer une
Soit par exemple l’épreuve de sériation de conclusion provisoire, énonçant les thèmes
5 poids dans le test Binet-Simon. Il s’agit que nous développerons :
ici d’une opération logique impliquant la
transitivité (si A est plus léger que B et si B — l’affectivité est sans cesse à l’œuvre
est plus léger que C, il en résulte nécessai¬ dans le fonctionnement de la pensée, mais
rement que A est plus léger que C). Cette elle ne crée pas de structures nouvelles, —
opération s’effectue normalement vers 6 c’est-à-dire de lois d’équilibre de plus en plus
ans 1/2 - 7 ans. Si l'enfant est encouragé, différenciées de leur contenu et indépendan¬
il donnera peut-être des résultats meilleurs; tes du fonctionnement;
sinon, il y aura régression au niveau de la — l’on pourrait dire que l’énergétique de
pensée pré-opératoire. Mais on ne verra pas la conduite relève de l’affectivité, tandis que
de structure nouvelle. L’opération est réussie les structures
tives. Cette distinction
relèvent de
deslafonctions
structure cogni¬
et de
ou non. Et les auteurs ont pris parfois pour
des structures originales ce qui n’était qu’une l’énergétique montre bien que si intelligence
régression à des stades antérieurs de la pen¬ et affectivité sont constamment indissocia¬
sée (ainsi Ribot à propos du raisonnement bles dans la conduite concrète, nous devons
passionnel, semble considérer comme des les considérer comme de nature différente.
structures originales certains paralogismes Plusieurs auteurs ont soutenu d’ailleurs
qui no sont que des régressions). des thèses voisines de celle-ci, et distingué
c) Perception. aussi un aspect énergétique et un aspect
structural de la conduite. Examinons, pour
l’affectivité
Il est bien intervient
évident que constamment
dans la perception
: d’une préciser la nôtre, trois de ces théories désor¬
figure complexe, des sujets différents ne per¬ mais classiques.
cevront pas les mêmes éléments, et le choix ]W! nuy
sera inspiré par les intérêts divers; l’enfant II. — EXAMEN DE TROIS THEORIES
et l’adulte ne percevront pas les mêmes dé¬ DE LA CONDUITE
tails. Mais les lois de la perception (qui cons¬
tituent la structure) restent les mêmes dans a) Théorie de Claparède.
tous les cas. Claparède a fait la théorie de l’intérêt,
Examinons et discutons une expérience qui auquel il attribue un rôle très important
conclut autrement : Bruner a étudié les dans le travail de l’intelligence. Toute con¬
illusions de surestimation en faisant compa¬ duite suppose, selon lui ; '
rer métal
do à divers
avecsujets
celui led’un
diamètre
dollar. A
d’un
diamètre
disque 1° Un but, une finalité, c’est-à-dire une
égal, le dollar est surestimé, et Bruner intention plus ou moins consciente, qui est
toujours définie par l’affectivité (intérêt);
l’explique
dollar (la surestimation
par l’intérêt quevarie
le d’ailleurs
sujet porteselon
au 2° Une technique (ensemble de moyens mis
les individus, et Bruner disait que c’était en œuvre pour atteindre le but), déterminée
selon l’intensité de l'intérêt). Mais examinons par les fonctions cognitives (perception, in¬
les faits de plus près. Peut-on dire que l’in¬ telligence) .
térêt a été ici la cause directe de la suresti¬ Cette bipartition ne nous paraît pas ce¬
mation perceptive ? Deux hypothèses sont pendant suffisante : elle est trop schémati¬
en effet possibles : ques :
— ou bien l’intérêt engendre directement — le but suppose en effet une interaction
l’illusion; de l'affectivité et de l’intelligence. L’intérêt,
— ou bien l’intérêt est seulement cause in¬ même s’il est la source de la motivation, ne
directe. Les expériences de Piaget et Lam- suffit cependant pas à définir le but, a ji sens
bercier (évaluation de la longueur d’une où Claparède entend ce terme. Le but dépend
tige par rapport à une tige-étalon) mettent du champ tout entier, et ne sera pas le
en effet en évidence une illusion systémati¬ même, p. ex., selon les moyens intellectuels
que : la surestimation du mesurant ; l’éta¬ dont le sujet dispose. Il y a donc déjà des
lon est surestimé en tant qu’étalon, et si éléments cognitifs au niveau des buts;
l’on inverse l’ordre de comparaison (en chan¬ — les moyens, d’autre part, ne sont pas
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purement cognitifs. La technique par laquelle certaine façon. La structure intervient donc
le but est atteint fait intervenir des coordi¬ non seulement au niveau de l’objet, mais
nations, des régulations, — et suppose tou¬ aussi au niveau des relations sujet-objet.
jours une énergie, dont l'origine nous semble Le « caractère de sollicitation » de l’objet
essentiellement affective (p. ex. persévéran¬ résulte ainsi de la configuration du champ
ce, etc.). total, c’est-à-dire fait intervenir à la fois
Notre problème et notre distinction se re¬ les propriétés structurales de l’objet et les
trouvent donc aussi bien au niveau de la dispositions du sujet. L’étude de la struc¬
définition des buts qu’au niveau de l’expli¬ ture du champ total fait l’objet de la psy¬
cation des moyens. chologie topologique. Lewin en arrive à la
répartition suivante : le champ total a deux
b) Théorie de Pierre Janet. aspects, inséparables mais bien différents :
Toute conduite, selon Janet, suppose deux — une structure, perceptive ou intellec¬
types d' « actions ». tuelle (donc cognitive);
1° L’action 'primaire, qui se définit comme — une dynamique, qui est affective.
la relation entre le sujet et les objets du Cette répartition est, on le voit très voisine
monde extérieur (choses ou personnes) sur de celle que nous avons proposée. Nous pré¬
lesquels il agit. L’action primaire est faite férerons toutefois le terme d’énergétique à
de structures de niveau différent (réflexes, celui de dynamique, — car ce dernier s’op¬
perceptions, etc.), mais toujours cognitives. pose à « statique », et l’on pourrait croire
2° L’action secondaire, réaction du sujet à que nous réservons à l’affectivité un aspect
sa propre action, et qui comprend toutes les dynamique, à l’intelligence un aspect stati¬
régulations dont l'effet est de renforcer (ou que, ce qui est inexact. L’opposition struc¬
de freiner) l’action primaire : ainsi l’effort, ture-énergétique est moins ambiguë.
ou au contraire la fatigue qui anticipe sur
l’échec, ou encore les réactions de terminai¬ III. ANALYSE DE LA NOTION DE
son (joie, déception), qui achèvent l’action. STRUCTURE
L'action secondaire est donc un réglage de
forces, qui réalise l’économie interne de l’ac¬ a) examen d’une objection : ne peut-on
tion relève
elle et en constitue
de la seule
l’énergétique.
affectivité. Pour JANET, parler de structures affectives ? Est-il légi¬
time de réserver, comme nous le faisons, le
Cette distinction, qui semble recouvrir celle terme de structure aux fonctions cogni¬
que nous avons proposée, nous paraît encore tives ? On entend souvent parler en effet de
insuffisante et présente une équivoque ana¬ « structures affectives ». Mais cette expres¬
logue à celle de Claparède : sion peut avoir deux sens :
— dans l’action primaire; l’affectivité peut — un sens métaphorique, dont nous
déjà intervenir (choix de l’objet perçu dans n’avons pas à nous occuper,
l'ensemble du champ). La relation du sujet — un sens plus profond et plus strict :
à l’objet suppose une énergétique et la par¬
ticipation de l’affectivité; certains
effet à des
systèmes
structures
affectif
; lesaboutissent
intérêts sont en
— d’autre part, le système de régulation projetés par exemple dans l’objet sous forme
économique comporte un double réglage : de valeurs, dans
ordonnées et les
certains
valeurscas peuvent
en échelles,
être
un réglage interne, et aussi des échanges
régulateurs avec le milieu dans lesquels peu¬ c’est-à-dire en des structures ressemblant à
vent intervenir des structures, des éléments celles de la sériation. De même, les senti¬
cognitifs. ments moraux et sociaux cristallisent en
Ici encore, nous retrouvons simultanément structures bien déterminées.
la structure et l’énergétique, les éléments Mais, loin de la contredire, ces constata¬
affectifs et cognitifs, aussi bien au niveau tions confirment notre thèse. De telles struc¬
de l’action primaire qu’au niveau de l’action tures « affectives » sont en effet isomorphes
secondaire (1). aux structures intellectuelles, et peuvent par
exemple se traduire en termes de relations.
' c) Théorie de Kurt Lewin.
N’est-ce
fait d’une pas
intellectualisation
justement qu’ellles
? Seulesont
l’éner¬
le
Elève de Kohler, Kurt Lewin a appliqué
la théorie de la forme aux problèmes àe gétique reste purement affective ; dès qu’il
l’affectivité et de la psychologie sociale. Ce y a structure, il y a intellectualisation, et
faisant, il en a considérablement élargi les l’ambiguïté peut venir de ce que structure
notions. Ainsi, à côté du champ perceptif, et fonctionnement, affectivité et intelligence,
il fait intervenir la notion de champ total, restent constamment indissociables dans la
englobant le moi et structuré lui-même d’une conduite. Eléments cognitifs et éléments
affectifs s’interpénétrent étroitement dans
(1) Sur Janet, voir ci-après étu# du 3® stade. les situations les plus variées.
148 Bulletin de Psychologie

h) Définition de la structure : caractères formelle (après 12 ans), que ces transferts


négatifs. sont possibles,
bien différenciées.
c’est-à-dire que les structures
Il est plus facile de reconnaître une struc¬
ture que de donner une définition générale Rappelons que si l’affectivité ne peut mo¬
de cette notion. On peut essayer de la carac¬ difier les dans
tamment structures,
les contenus.
elle intervient
C’est l’intérêt
cons¬
tériser par diverses oppositions :
(affectif) qui fait p. ex. choisir à l’enfant
— structure s’oppose à énergétique (défi¬ les objets à sérier ; c’est encore l’affecti¬
nition provisoire).
1

vité qui facilitera la réussite de l’opération


Contrairement à l’énergétique, la structure de classement, ou la rendre plus malaisée.
se définit sans faire appel au fort et au fai¬ Mais la règle de sériation reste inchangée.
ble, au plus et au moins. Quand on dit, en D’on comprend que, tant que la structure
Gestaltthéorie, qu’une structure est « plus des opérations n’est pas bien distincte de
prégnante » qu’un autre, il s’agit évidem¬ leur contenu, il puisse y avoir confusion.
ment de deux structures qualitativement dif¬ c) Définition de la structure : caractère
férentes, et non d’une différence d’intensité. positif.
Une émotion, par contre, peut être plus ou
moins forte. Si l’on veut maintenant donner de la-
structure une définition positive, le carac¬
— structure s’oppose à fonction. tère
ture. leUne
plus
structure
important
est est
un ensemble
celui de ferme¬
fermé.
La structure peut être le résultat d’un
fonctionnement, mais ce fonctionnement sup¬ Ainsi la suite des nombres entiers peut être
pose des structures préexistantes (cf. en phy¬ engendrée par la répétition d’opérations
siologie, la distinction entre structures or¬ simples (additions, multiplications), qui for¬
ganiques et fonctions). ment un système
constituent une structure.
fermé : ces opérations
— structure s’oppose à contenu (cf. oppo¬ Précisons encore que fermeture ne veut
sition matière-forme).
pas dire achèvement : une structure peut
Si l’opposition théorique est ici très nette, toujours être remplacée par une autre, un
il est souvent impossible de distinguer, au système peut toujours être intégré dans un
cours du développement, les structures de système plus général, qui peut n’être pas
leur contenu, car les structures ne se diffé¬ encore construit. Ainsi le système, des nom¬
rencient que progressivement : bres entiers s’est intégré dans le système
— au niveau de l’intelligence pré-opéra¬ des nombres fractionnaires, rationnels et
toire, les structures, fort peu équilibrées, ne irrationnels, des nombres complexes, etc. La
se dissocient guère du contenu des actions. fermeture d’une structure désigne donc ici
— au niveau des opérations concrètes, sa complétude, sa stabilité, au moins pro¬
visoire, et qui peut être remise en question
l’enfant est capable de réaliser pratiquement en tendant vers un équilibre terminal. L’ éner¬
des opérations (sériations p. ex.) qui impli¬ gétique est au contraire toujours ouverte.
quent une structure, mais il ne sait pas Enfin, remarquons que les systèmes cogni¬
reconnaître les structures, et il sera inca¬ tifs sont plus ou moins structurés selon le
pable de reproduire sur un problème ana¬ niveau de développement, donc plus ou
logue de
vient mais
réussir.
non identique l’opération qu’il moins fermés. Il y aura donc pénétration
plus ou moins profonde de l’affectivité dans
— c’est seulement à l’âge de la pensée les systèmes cognitifs, selon les niveaux.

[Notre étude se propose d’envisager les velle doit correspondre une nouvelle forme
relations de l’affectivité et de l’intelligence de régulation énergétique, — à chaque ni¬
dans une perspective génétique. Si nos hypo¬ veau de conduite affective doit correspondre
thèses préalables sont exactes, nous allons de
tive.
même un certain type de structure cogni¬
les
pouvoir
structures
mettre intellectuelles
en parallèle, stade
et les
parniveaux
stade,
Mais ce parallèle est-il vraiment légi¬
de développement affectif. Puisqu’en effet time ? Avant d’en proposer le schéma géné¬
il n’existe
et réciproquement,
pas de structure
à toutesans
structure
énergétique
nou¬ ral, examinons deux objections possibles
contre l’idée d’ftie mise en correspondance.
Bulletin de Psychologie 149

I. REPONSE A DEUX OBJECTIONS traire que rien ne se conserve, qu’il n’y ait
CONTRE LE PARALLELISME aucune opération.
Réponse : Certes, il y a des sentiments
a) Première objection : Il n’y pas de don¬ qui ne se conservent pas (nous les appelle¬
nées immédiates sur le plan congnitif, alors rons « non-normatifs »), p. ex. les senti¬
dira-t-on,
qu’il y en toute
a surnotion
le planestaffectif.
construite,
En effet,
toute ments sociaux élémentaires, sympathies et
antipathies interindividuelles. Mais il faut
connaissance suppose une assimilitaion, une les comparer aux représentations préopé¬
interprétation
ture immédiate: deil ne
l’expérience,
peut y avoir
un système
de lec¬ ratoires, et non aux invariants. Au niveau
de la morale autonome, nous trouverons
de référence est toujours nécessaire ; cons¬ justement, à côté des sentiments non-nor¬
tater l’existence d’une ligne verticale sup¬ matifs, tout un système de sentiments nor¬
pose qu’on la mette en correspondance avec matifs qui assurent la conservation de cer¬
un système de coordonées ; comprendre la taines valeurs. Une norme, c’est par exem¬
simultanéité, c’est ordonner des systèmes ple le sentiment du devoir. On voit aisément
de
constater
repérage
intuitivement.
spatio-temporale,
— Auet contraire,
non pas la différence entre un sentiment spontané,
par ex. la gratitude, et le même sentiment
émotions et sentiments semblent des don¬ intégré
des sentiments
à un système
morauxdeonnormes
arrive :àau
uneniveau
véri¬
nées immédiates, indépendantes de toute
construction intentionnelle. table logique des sentiments (en un sens
évidemment très différent de celui où Ribot
Réponse : En fait, c’est un préjugé roman¬ employait cette expression). C’est ainsi que
tique données
des sur 'l’affectivité
immédiates,
qui nous desfaitsentiments
supposer l’on peut dire que la morale est une logique
de l’action, comme la logique est une morale
innés et élaborés, comme la « conscience » de la pensée.
de Rousseau. Il y a vérité autant de
construction dans le domaine affectif que retrouvons
Quant à dans
la notion
la vied’opération,
affective avec
nous la
dans le domaine cognitif. Même la psycho¬
volonté, qui en constitue le système. Com¬
logie
en faisant
littéraire
la théorie
y a insisté
de la : cristallisation,
Stendhal, p. ex.,ou me l’a montré William James, la volonté
Proust, en marquant la relativité des senti¬ n’intervient que quand il y a choix entre
ments (cf. les visions successives de M. de deux tendances ; mais il s’effectue alors une
Charlus) et en construisant la vérité des régulation de régulations, comparables à
personnages par la coordination de leurs dif¬ une opération, — et, comme nous le verrons,
férentes perspectives. La psychanalyse enfin si l’on introduit dans cette régulation la
notion de réversibilité il n’y a plus besoin de
s’est donné pour tâche de montrer la cons¬ supposer comme le faisait James l’adjonction
truction des
moment solidaires
sentiments,
de l’histoire
qui sontentière
à chaquedu mystérieuse, par la volonté, d’une quelcon¬
sujet. Peut-être le freudisme a-t-il trop sim¬ que « force additionnelle ».
plifié cette construction, en ne posant au En conclusion, ne nous étonnons pas que
départ qu’une
nissant tous lestendance
affects affective
comme des et en
avatars
défi¬ la comparaison entre états affectifs et actes
d’intelligence ne puisse être poussée trop
de la libido, se transférant p. ex. d’un objet loin, ne nous étonnons pas que les senti¬
à un autre. Mais il a utilement insisté sur ments ne fournissent pas des notions iden¬
la genèse ' et * la construction des réalités tiques aux invariants de l’intelligence, puis¬
affectives : un complexe général est un que précisément nous nions que l’affectivité
schème .qui s’élabore au cours de l’histoire puisse créer des structures. Mais n’allons
individuelle, en se transformant sans cesse ments
pas non et structures
plus opposer
intellectuelles
radicalement: car
senti¬
les
adiverses
etainsi
en s’appliquant
comme
et constamment
un schématisme
à des séries
renouvelées.
des
de sentiments
situations
Il y sentiments, sans être par eux-mêmes struc¬
turés, s’organisent structuralement en s’in¬
comme il y a des schèmes d’intelligence : tellectualisant. Lorsque l’on prétend mettre
la construction du complexe est analogue à en évidence l’hétérogénéité fondamentale de
la constitution progressive d’une échelle de la vie affective et de la vie intellectuelle,
valeurs, comparable à un système de con¬ on commet ordinairement l’erreur de compa¬
cepts et de relations. rer des sentiments à des opérations intel¬
lectuelles de niveaux différents et non pas
b) Deuxième objection : L’intelligence est correspondants. Si, au contraire, nous pre¬
avant tout opératoire. Retrouve-t-on rien nons soin de comparer des structures cogni¬
d’analogue dans la vie affective ? Les opé¬ tives et des systèmes affectifs contempo¬
rations
effet la de
constitution
l’intelligence
de notions
ont pourderésultat
conserva¬
en rains dans le développement, nous pouvons
parler d’une correspondance terme à terme,
tion. Dans la vie affective, il semble au con¬ que résume le tableau ci-après.
150 Bulletin de Psychologie
II. TABLEAU PARALLELE DES STADES DU DEVELOPPEMENT INTELLECTUEL
ET AFFECTIF

A
INTELL. SENSORI-MOTRICE SENTIM. INTRA-INDIVIDUELS
(=non socialisée) (accompagnant l’action du sujet quelle
qu’elle soit)

I Montages héréditaires Montages héréditaires :


— réflexes — tendances instinctives
— instincts (ens. de réfl.) — émotions
Premières acquisitions en fonction de Affects perceptifs :
l’expér. avant l’intell. sensori-motrice — tions
plaisirs et douleurs liés aux percep¬
II proprement dite :
— premières habitudes — sentiments d’agréable et de désa¬
— perceptions différenciées gréable
Intelligence sensori-motrice Régulations élémentaires :
III (de 6-8 mois jusqu’à l’acquisition du (au sens de JANET) : activation, frei¬
langage (2e année) nage,, réactions de terminaison, avec
sentim. de succès ou d’échec.

B
INTELLIGENCE VERBALE : SENTIM. INTER-INDIVIDUELS
(conceptuelle = socialisée) (échanges affectifs entre personnes)

IV Représentations pré-opérat. Affects intuitifs :


(intériorisation de l’action en une pen¬ (sentim. sociaux élémentaires, appari¬
sée non encore réversible) tion des premiers sentim. moraux)
Opérations concrètes : Affects normatifs :
(de 7-8 ans à 10-11 ans) apparition de sent, moraux autonomes,
V
(opérations élémentaires de classes et avec intervention de la volonté (le jus¬
de relations = pensée non formelle) te et l’injuste ne dépendent plus de
l’obéissance à une règlç)
Opérations formelles : Sentiments « idéologiques » .
(débute à 11-12 ans, mais ne se réalise — les sentim. interindiv. se doublent
VI pleinement qu’à 14-15 ans) : de sentiments ayant pour objectifs
logique des propositions libérée des
contenus des idéaux collectifs
— élaboration parallèle de la person¬
nalité : l’individu s’assigne un rôle
et des buts dans la vie sociale.

Le tableau précédent indique le plan d’ex¬ cours 1952-53. Toutefois, pour la commodité
position que nous suivrons dans notre étude. du1°présent
sous leexposé,
nom denous
« stade
avons IIregroupé
» les stades
ici :
Nous distinguons ainsi deux périodes (avant
et après le langage), correspondant aux II et m de la période sensori-motrice.
2° sous le nom de « stade III » et la dési¬
conduites non-socialisées et socialisées, et gnation d’intelligence sensori-motrice, les
comprenant chacune trois stades successifs. stades IV, V, et VI, distingués l’an dernier
Les stades du développement intellectuel en
trice.
ce qui concerne la période sensori— mo¬
sont ceux qui ont été distingués dans le

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