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alena Podhorná-Polická (éd.)

Expressivité vs identité dans les langues :


aspects contemporains des argots

MASARYKOVA UNIVERZITA
BRNO 2015

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Rapporteurs: p
 rof. Jean-Paul Colin, professeur honoraire à l’Université de Franche-Comté
doc. Katarína Chovancová, Université Matej Bel de Banská Bystrica

© 2015 Masarykova univerzita

ISBN 978-80-210-5739-5

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Table des matières

Aspects contemporains des argots : peut-on se passer


des notions d’expressivité et d’identité ?
(propos introductif par Alena PODHORNÁ-POLICKÁ) ........................................................ 9

Une grande figure de l’argotologie : Eda Bérégovskaya . ................................................ 11


(par Marc SOURDOT)

Section Argotologie générale

Les champs sémantiques « homme » et « femme » dans l’argot français et russe ........ 15
Eda BÉRÉGOVSKAYA
Saussure argotologue ? . ..................................................................................................... 21
Béatrice TURPIN
Sociolecte de la ville de Brno ............................................................................................ 36
Marie KRČMOVÁ (traduit du tchèque par Alena PODHORNÁ-POLICKÁ)

Section Argot et jargon

Retour sur le jargot.............................................................................................................. 47


Marc SOURDOT
L’argot des métiers : ressources linguistiques et stylistiques .......................................... 56
Mercedes EURRUTIA CAVERO

Section Argot et apprentissage

Dans quelle mesure l’identité de la morphologie constructionnelle


argotique est-elle extragrammaticale ? .............................................................................. 71
Gregor PERKO
Stratégies d’élaboration sémantique et syntaxique pour l’enseignement
des expressions métaphoriques non standard en FLE .................................................... 81
Thierry PETITPAS – Efi LAMPROU
Le décryptage des expressions idiomatiques argotiques . ............................................... 90
Fernande RUIZ QUEMOUN – María Ángeles LLORCA TONDA
Méthodologies d’enquêtes dans les recherches sur l’argot ........................................... 104
Alma SOKOLIJA

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Section Argot et lexicographie

De l’argot traditionnel aux nouvelles pratiques langagières dans


la lexicographie argotique contemporaine ..................................................................... 113
Mae POZAS
La typologie des argots français et géorgien .................................................................. 125
Kétévan DJACHY
Le vocabulaire carcéral en tant que constituant de l’identité des jeunes scolarisés ... 133
Joanna SIECIŃSKA

Section Argot et politique

La créativité lexicale : quelques observations sur la néologie lexicale dans des


commentaires de blogs politiques . ................................................................................. 145
Agnieszka PIĘTKA
Argot et identité politique des jeunes ............................................................................ 155
Sarah SCHULZ

Section Argot et littérature

San-Antonio et l’argot : utilisateur ou innovateur ? . ..................................................... 167


Jana BRŇÁKOVÁ
Considérations sur une dimension non-standard du français dans l’écriture
de Pascal Quignard ...........................................................................................................174
Nicoleta CIMPIAN
Les termes non conventionnels dans les œuvres de Philippe Djian ............................ 181
Angelika MELIKYAN

Section Argot et traduction

Fred Vargas Sous les vents de Neptune : l’interprétation du français québécois


en tchèque.......................................................................................................................... 189
Marcela POUČOVÁ
Reflets traductologiques des aspects identitaires : l’exemple de Boumkœur,
roman beur de Rachid Djaïdani ...................................................................................... 200
Šárka STAROBOVÁ

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La traduction, un pont entre deux rives : Total Khéops de Jean-Claude Izzo
en français et en tchèque ................................................................................................. 209
Jovanka ŠOTOLOVÁ

Section L’argot en scène

L’argot des jeunes dans les émissions de libre antenne à la radio : certaines
thématiques sont-elles plus argotogènes que d’autres ? ................................................ 225
Petra VAŠKOVÁ
L’expression de l’identité : l’argot dans le slam ............................................................. 234
Marie-Anne BERRON-KOCH
L’argot du théâtre passe-t-il la rampe ? ........................................................................... 243
Marina ARAGON COBO

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Aspects contemporains des argots :
peut-on se passer des notions
d’expressivité et d’identité ?

Alena PODHORNÁ-POLICKÁ
< Université Masaryk / podhorna@phil.muni.cz >

En 1956, dans son Que sais-je  ? intitulé L’argot, Pierre Guiraud définit la fonction
première de l’argot en tant qu’un « signum différenciateur par lequel l’argotier reconnaît
et affirme son identité et son originalité » (p.7). Deux lignes plus bas, on peut lire aussi
qu’il est « caractérisé par une hypertrophie des formations expressives ».

Cet ouvrage se propose de réfléchir à la variabilité des recherches contemporaines sur
l’argot. Si l’on dit « argot », les représentations que différents lecteurs vont s’en faire
dépendent fortement des traditions linguistiques auxquelles ils se réfèrent. Suivant la
tradition de l’école parisienne1, la notion d’argot ne renvoie pas uniquement à  «  la
langue verte » des truands d’autrefois, mais englobe toute production langagière ayant
une fonction crypto-ludique et identitaire. Ce sens moderne, plus large et, à  la fois,
plus précis au niveau fonctionnel, correspond à la vision moderne de la société dans
laquelle la perméabilité lexicale entre différents réseaux de sociabilité est devenue
un élément fondamental. Cette vision moderne de l’argot ne nie pas la condition de
sa crypticité pour les non-initiés – argotique rime avec ce qui crée un effet impressif
chez les personnes n’appartenant pas au groupe de pairs mais rime aussi avec ce qui
créé un effet expressif chez les membres du réseau qui s’identifient grâce à cela. Sentir
des émotions, l’appartenance au groupe, utiliser le lexique expressif afin de jouer,
d’invoquer la ludicité, telles sont les caractéristiques majeures de la communication qui
se veut argotique au sens moderne du terme. Si l’expressivité va souvent avec le ludique,
l’identité, elle, va avec le cryptique. En d’autres mots, pour qu’il y ait de l’identité, il faut
avoir de la diversité, se construire en traits distinctifs par rapport à l’autre et poser ses
propres frontières vis-à-vis des autres.
L’existence de l’argot est un universel de langue, il produit de la cohésion dans les
groupes de pairs au sens étroit du terme (des micro-argots de micro-groupes) mais
aussi au sens large (l’argot ou les argots commun(s) qui perçoivent l’appartenance
à des groupes virtuels grâce aux médias). Ce caractère global et local à la fois, disons

1) C
 entre d’argotologie (CARGO) a été fondé en 1986 par Denise François-Geiger et ses collègues, parmi eux
Marc Sourdot dont l’article figure parmi d’autres dans ce volume.

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« glocal », est particulièrement bien visible lors des activités argotographiques, lors de
la production des dictionnaires du substandard de toutes sortes. Grâce à son caractère
primordialement lexical et, de plus,  en marge du lexique, l’étude des argots a longtemps
été marginalisée, et l’est encore dans certains pays. Or, l’argotologie moderne se donne
pour l’objectif de décrire la réalité argotogène, de proposer des modèles linguistiques
propres au lexique substandard, de se questionner à  propos de la pédagogie autour
des variations, bref, doit puiser dans son obligatoire interdisciplinarité à  cheval entre
la lexicologie et la sociolinguistique, avec des applications en didactique, translatologie,
lexicographie, stylistique, etc. Les articles récoltés dans le présent volume sont repartis
en huit sections thématiques, allant de l’argotologie générale à  la notion de jargon,
en passant par les aspects lexicographiques, littéraires, traductologiques, pédagogiques,
évoqués supra mais touchant également aux domaines de la politique et des médias.

L’expressivité versus l’identité, ces deux notions-clés chères à  Guiraud et encore


opératoires de nos jours, parcourent l’argumentation de la mosaïque des approches et
des enjeux dans les pages à venir.

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Une grande figure de l’argotologie :
Eda Bérégovskaya
(par Marc SOURDOT)

Éda Bérégovskaya (1929 – 2011) nous a quittés. C’est à Brno en 2010 que nous l’avons
rencontrée et écoutée pour la dernière fois. Sa contribution y était, comme de coutume,
impatiemment attendue.
Mais plus qu’une collègue, beaucoup d’entre nous ont perdu une amie. Éda faisait
partie de notre groupe d’argotologues depuis de nombreuses années. On la rencontrait
avec autant de plaisir lors de ses visites à Paris comme lors de nos colloques annuels.
Vive, pétillante, souriante, elle avait toujours un mot agréable, une remarque affable,
encourageant les doctorants ou saluant le travail d’un collègue.
Mais cette vivacité était également le signe d’une grande vigueur et d’un grand cou-
rage intellectuels. Fondatrice, depuis son université de Smolensk, de l’école d’argotolo-
gie russe, elle avait dû longtemps dissimuler son intérêt pour l’argot sous une étiquette
plus acceptable pour les autorités de l’U.R.S.S. de l’époque. Sa thèse La langue de la prose
française et le dialecte social est, en fait, un des premiers travaux d’argotologie russe sur
le roman français.
Plus récemment et dans l’article qui paraît dans ce volume, elle nous mettait en garde
contre le retour de la langue de bois dans la Russie d’aujourd’hui, prémices pour elle
d’une sombre époque à venir : « Les euphémismes dont le but est de défigurer la vérité
abondent dans le discours public officiel ». De plus, devrait bientôt paraître, à Paris, aux
Classiques Garnier, l’ouvrage qu’elle préparait depuis longtemps : L’argot dans la prose
française du XXe siècle (1945–1975).
Éda nous a  quittés mais son œuvre nous reste à  côté de celle d’Albert Dauzat, de
Pierre Guiraud ou de Denise François, pour ne citer que des « grands disparus ».

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Section
Argotologie générale

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Les champs sémantiques « homme » et « femme
» dans l’argot français et russe
Éda BÉRÉGOVSKAYA
< Université d’État de Smolensk >

Dans un interview au début de notre siècle, J.-P. Goudaillier a dit : « Si on part du prin-
cipe que dans toute société il y a des tabous, des interdits moraux, religieux, politiques,
sociaux, et qu’il y a toujours des personnes qui veulent contourner ces interdits, la pre-
mière façon de le faire – soit en groupe, soit individuellement – c’est la transgression
langagière » (Goudaillier 2002).
Béatrice Turpin, en parlant du corps humain tel qu’il est représenté dans deux dic-
tionnaires – dictionnaire d’Aristide Bruant et celui de Jean-Pierre Goudaillier – nous
invite à envisager l’argot par rapport à la notion de tabou. Elle constate que l’argot qui
est souvent un langage de révolte, est aussi un langage sans tabou. Les deux diction-
naires qu’elle analyse sont séparés par un siècle, mais, comme elle le démontre, il n’y
a pas d’abîme entre l’argot de la fin du XIXe siècle et de la fin du XXe siècle. Dans l’une
et l’autre époque, le centre du corps humain c’est l’appareil sexuel masculin, l’appareil
sexuel féminin et l’appareil excréteur. Et elle note que la plupart des termes qui sont,
selon Goudaillier, inscrits significativement dans le langage des cités pour désigner le
sexe, masculin et féminin, et même le postérieur sont déjà présents dans le dictionnaire
de Bruant (Turpin 2006 : 250–251).
J’ai pris encore comme matériau d’analyse le dictionnaire de Jean-Paul Colin et Jean-
Pierre Mével (Colin & Mével et al. 1992) et celui de Jacques Cellard et Alain Rey (Cellard
& Rey 1991), pour avoir des données concernant non seulement l’argot des cités, mais
aussi l’argot commun de la fin du XXe siècle, et deux dictionnaires de l’argot russe : le
dictionnaire d’Igor et Frida Iuganov (Iouganov & Iouganova 1994) et celui de Vladimir
Ielistratov (Ielistratov 2005) qui reflètent la situation langagière synchronique en Russie.
Ces quatre sources supplémentaires confirment les résultats obtenus par Béatrice Tur-
pin et permettent de les compléter dans certains aspects.
On sait que l’argot français aussi bien que l’argot russe est anthropocentrique. C’est
une de ses particularités principales qui le caractérisent comme un universel du langa-
ge dans le sens de Jakobson. La position centrale des champs sémantiques « Homme »
et « Femme » dans le vocabulaire argotique est donc naturelle, inévitable. L’homme et
la femme constituent toujours le centre de l’image linguistique naïve du monde que
l’argot présente. Puisque ce sont les champs sémantiques dont la place centrale dans

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Section
Argotologie générale

le vocabulaire argotique commun est indiscutable, ils reflètent toutes les particularités
essentielles de l’argot comme façon de voir le monde.
Tout d’abord, c’est une connotation dépréciative, péjorative qui est fort prononcée
dans les unités lexicales faisant partie des champs en question, par exemple, dans les
noms qui désignent la femme : carne, choléra, mochetée, pouffiasse, vachasse, etc.
L’animalisation qui est propre à l’argot comme système, se laisse sentir aussi dans les
deux champs sémantiques que nous avons présentés, surtout en ce qui concerne les fem-
mes. L’animalisation est à proprement parler un des aspects de ce mécanisme complexe
à mille facettes qui permet à l’argot de voir le monde à la lumière imagée intense.
Il faut encore signaler la présence des suffixes parasitaires, c’est-à-dire des suffixes plus
ou moins désémantisés qui ne changent en rien le sens du mot. Ces suffixes constituent
une des facettes qui organisent l’effet ludique propre à  l’argot. On joue avec le mot
comme avec un hochet :

frange – frangin – frangibus


lope – lopette – lopaille

En énumérant les traits essentiels de l’argot qui se laissent apercevoir dans les champs
sémantiques «  Homme  » et «  Femme  », il faut encore mentionner la couleur humo-
ristique plus ou moins évidente (par exemple, dans Charles-le-Chauve pour le sexe de
l’homme ou porte-monnaie à moustache et pays-bas pour le sexe de la femme).
Ce qui crève les yeux encore c’est que, pour l’argot français, aussi bien que pour l’ar-
got russe, il existe non pas deux sexes, mais trois. À côté de l’homme et de la femme, on
constate la présence d’un troisième sexe, mixte – les homosexuels et les lesbiennes :

le nombre des mots argotiques qui désignent français russe


homme 167 217
femme 173 185
homosexuel 86 82
lesbienne 18 9

En homme l’argot apprécie avant tout la vigueur et le courage, en femme son appa-
rence physique et son tempérament. Pour désigner un être féminin, l’argot possède
toute une série de tropes dont l’image de base est un animal : belette, caille, chèvre, gazelle,
gorette, grenouille, guenon, langouste, marmotte, morue, poule, punaise, sauterelle, souris, veau,
volaille. Dans l’argot commun et l’argot des jeunes (Goudaillier 1997, Girard & Kernel
1996, Pierre-Adolphe & Mamoud & Tzanos 1996, Séguin & Teillard 1996) il y a très peu
de mots pour nommer et décrire une belle femme ou une jolie jeune fille : c’est une belle
pièce, bien bousculée, bien carrossée, bien roulée, bien culbutée (« bien faite »). Une hyperbole
métaphorique la caractérise : une bombe et ses variations : bombax, bombe atomique, beubon
(bombe verlanisée). La locution Prix de Diane qu’on emploie en parlant d’une femme ou
d’une jeune fille séduisante c’est une antonomase, sans aucun doute, mais elle n’est pas
liée directement à la beauté de la déesse romaine. Elle est empruntée au langage du turf
où cette expression désigne une course pour les pouliches.
Pour brosser le portrait d’une femme laide, l’argot possède des ressources beaucoup plus
riches. La plupart de ces termes ont une connotation ironique. La laideron est appelée

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Les champs sémantiques « homme » et « femme » dans l’argot français et russe
Eda BÉRÉGOVSKAYA

streum («  monstre  »), crainte, cadavre et macchabée (antonomase synonymique du cadavre)
ou Hirochima (antonomase toponymique). Si elle a un visage rond comme une poêle, on
l’appelle par l’antonomase Tefal. Le visage couvert de boutons est appelé la calculatrice et,
dans ce cas, un jeu de mots interne apparaît (le nom bouton qui n’est pas prononcé y par-
ticipe, en créant un calembour-syllepse). Les cheveux ébouriffés s’appellent les antennes.
La personne qui a des dents saillantes est nommée décapsuleur. Pour la poitrine opulente
d’une femme, l’argot possède des synonymes facétieux : amortisseurs ou air-bags, mais elle
peut être nommée encore par une périphrase il y a du monde au balcon. Une femme trop
grosse est appelée boudaquatique, une femme trop maigre est appelée par une métaphore
hyperbolique verlanisée skeud (« disque ») ou même par une hyperbole métaphorique plus
forte : fax. Ils existent encore des métaphores pittoresques : planche à repasser, planche à pain,
sac d’os qui soulignent la laideur de la maigreur excessive.
La partie capitale du corps, ce n’est pas la tête comme réceptacle de l’esprit, organe
qui produit des réflexions, mais l’appareil sexuel. Voici quelques chiffres à comparer :

français russe
appareil sexuel masculin et féminin 143 117
tête et intelligence 54 27

Il est encore important d’ajouter que l’appareil sexuel est considéré par l’argot non
pas comme la source de la vie, le mécanisme nécessaire et naturel pour l’apparition de
nouvelles générations, mais comme l’instrument du plaisir, de la jouissance charnelle et
une source de revenus. Cette conclusion s’impose si l’on compare les chiffres suivants :

argot français argot russe


appareil sexuel masculin et féminin 140 63
tête et intelligence 21 11

Quant à  l’appareil sexuel masculin, on a  l’impression que, pour les argotiers, c’est
l’axe sur lequel, on peut dire, s’enfile le monde entier. En russe, par exemple, la série
synonymique désignant le pénis a 96 lexèmes. Cette série compte une certaine quantité
d’expressions périphrastiques comme : кожаная игла – « l’aiguille en cuir », бабий друг
– « un ami des femmes », тёплый брат – « un frère chaud », царь пижамы – « le tsar
du pyjama », des urbanonymes comme : Эйфелева башня – « La Tour Eiffel », Биг Бен
– « Big Ben », les noms des personnages célèbres des bandes dessinées comme : дядя
Фёдор – « l’oncle Fiodor », гуляй Вася – « va-te-promener, Basile », etc. Dans l’enrichis-
sement de cette série synonymique extralongue, on peut observer des procédés connus
et décrits il y a longtemps, comme, par exemple, métaphore : циклоп – « un cyclope »,
банан – « une banane », авторучка – « un stylo », градусник – « un thermomètre »,
ou métonymie : циник – « un cynique », достопримечательность – « une curiosité »,
бармалей – « un monstre, celui qui fait peur ». On peut citer des exemples français : des
métaphores asperge, matraque ou bâton, des métonymies bijou de famille ou robinet d’amour.
Les tropes russes et français viennent de toutes les sphères de la vie, l’éventail des images
est très large, la métaphore, comme toujours dans la langue, prédomine (Goudaillier
2001, Turpin 2004, Girault 2009, Kacprzak 2009).

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Section
Argotologie générale

Là, les points communs finissent et commencent les divergences. Mais avant de parler
de quelques particularités du développement de l’argot russe qui se laissent sentir dans
les champs sémantiques que j’ai analysés, je voudrais dire quelques mots sur la situation
sociolinguistique actuelle en Russie. L’argot russe n’est plus renié, rejeté comme des or-
dures dont on doit se débarrasser le plus vite possible. Et les linguistes qui s’en occupent
ne sont plus mal vus, comme c’était le cas dans les années 60–70 du siècle passé. À Nijni
Novgorod, à l’Université linguistique d’État, l’éminent argotologue russe Mikhaïl Grat-
chov organise tous les deux ans des colloques où tous les chercheurs qui s’intéressent
aux phénomènes sociolinguistiques de n’importe quelle langue sont invités. En 2009
a eu lieu le VIe colloque Versions sociales de la langue. On parle même de la création d’un
Centre d’argotologie identique à celui que Denise François, Jean-Pierre Goudaillier et
Marc Sourdot ont créé à la Sorbonne–Paris 5 en 1986. L’argot pénètre à tous les niveaux
de la langue russe. On le remarque même dans les registres stylistiques qui n’ont jamais
été les siens. Un exemple connu de tous ceux dont la langue maternelle est le russe :
Vladimir Poutine, quand il était encore le président du pays, en parlant des Tchétchènes
qui ne se sont pas soumis au pouvoir de la Russie, a dit : « Nous allons descendre tous les
bandits dans les chiottes ». Et cela n’a pas été prononcé dans un cercle d’amis intimes,
mais pendant une émission officielle à la télé. On peut donc conclure que l’argotologie
russe, maltraitée pendant de longues années, prospère maintenant, et tous les tabous
sont surmontés.
Mais en même temps il se passe dans la vie de la langue russe des choses qui nous font
nous rappeler le roman de George Orwell 1984. Le pouvoir soviétique faisait tout son
possible pour manipuler la conscience et même le subconscient des gens en introdui-
sant des clichés qui cachaient le vrai sens de ce qui se passait en réalité : « les ennemis
du peuple », « la collectivisation », « la lutte pour la paix », etc, etc. Orwell appelait ce
phénomène « Newspeak ». Maintenant quelque chose d’identique naît en Russie. Nous
avons « une démocratie souveraine », le bourreau Staline est appelé « un manager effi-
cace », quand on parle des bureaucrates d’aujourd’hui qui abusent de leur pouvoir pour
falsifier les résultats des élections, ce crime est appelé « se servir de la ressource adminis-
trative » et ainsi de suite. Les euphémismes dont le but est de défigurer la vérité abon-
dent dans le discours public officiel. Les journalistes comme Iulia Latynina, les critiques
littéraires comme Marietta Tchoudakova, les linguistes comme Maxime Krongaous, qui
ne se laissent pas aveugler, poussent des cris d’alarme. Tous ces euphémismes politiques,
ce sont les premiers pas vers l’apparition du nouveau Newspeak, celui de Poutine, et ce
n’est pas inoffensif (Gorbanevski 2009).
Après avoir décrit la situation sociolinguistique générale, je vais revenir aux champs
sémantiques « Homme » et « Femme ». Je vais dire ce qu’il y a de particulier dans l’ar-
got russe. L’argot commun confine au lexique extrêmement obscène, très vulgaire qui
s’appelle en russe « мат ». Le sujet parlant emploie des termes obscènes, en traitant tous
les thèmes. Les noms qui désignent en russe le pénis, la prostituée, le verbe qui désigne
l’acte charnel sont fréquents dans le langage familier de toutes les couches sociales, dans
toutes les situations communicatives. Presque désémantisés, ils se sont transformés en
une sorte d’interjections. Un linguiste renommé russe, Igor Miloslavsky, décrit la conver-
sation d’un jeune couple dont il a été récemment un témoin involontaire. Les jeunes
gens employaient des mots vulgaires, obscènes dans chaque phrase, et pourtant ce n’était
pas une querelle, plutôt une déclaration d’amour. On peut affirmer que l’évolution des
lexèmes argotiques russes dont je parle suit deux voies – sémantique et phonétique.

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Les champs sémantiques « homme » et « femme » dans l’argot français et russe
Eda BÉRÉGOVSKAYA

D’une part les lexèmes qui signifient en argot russe « pénis », « prostituée », « posséder
une femme » sont remplacés dans le russe familier par des mots dont le premier son ou
la première syllabe coïncident avec ceux des mots que j’ai énumérés :

блядь (« prostituée ») devient блин (« crêpe ») ou bien бляха (« plaque »)


х… se transforme en хер (le nom d’une lettre de l’ancien alphabet russe) et puis en хрен
(« raifort »), enfin en хорь (« putois »).

Nous avons ici une évolution identique à la dérivation synonymique qui est propre
depuis longtemps à l’argot français. Pour le russe, on pourrait appeler cette dérivation,
la dérivation paronymique.
Le développement de ces lexèmes continue par la formation des paires à la base de
similitude phonétique des terminaisons : блин – клин, бляха – муха, ё – моё, etc.

***

L’analyse, même assez superficielle, permet de constater que dans les champs sémanti-
ques « Homme » et « Femme » de l’argot russe et français à côté des traits similaires, uni-
versels, il y a des phénomènes divergents : la désémantisation partielle ou même totale
dans l’argot russe, l’apparition, dans cet argot, de la dérivation paronymique comme un
pendant à la dérivation synonymique dans l’argot français. La dérivation paronymique
crée des euphémismes, des doublets sémantiques qui donnent un certain adoucissement
au caractère obscène des deux champs sémantiques dans l’argot russe. On retrouve là ce
que Denise François appelait la « fonction douce » de l’argot.
Mais l’axe des deux champs sémantiques est le même pour l’argot russe et l’argot fran-
çais. Ils reflètent le même caractère dépréciatif, anthropocentriste et machiste, la même
image critique du monde, adoucie par des moments ludiques qui constituent l’universel
de l’argot comme phénomène.

Références bibliographiques

CELLARD Jacques & Rey Alain, Dictionnaire du français non conventionnel, Paris, Hachette, 1991.
COLIN Jean-Paul & MÉVEL Jean-Paul et al., Dictionnaire de l’argot, Paris, Larousse, 1992.
GIRARD Eliane & Kernel Brigitte, Le vrai langage des jeunes expliqué aux parents, Paris, Albin
Michel, 1996.
GIRAULT Hervé, « Fonction de la métaphore dans la créativité lexicale. L’exemple du lexique de
la drogue », in KACPRZAK Alicja & GOUDAILLIER Jean-Pierre, Standard et périphéries de la
langue, Łódź-Łask, Leksem, 2009, pp. 71–82.
GORBANEVSKI Mikhail V., « O fenomene novoiaza v Rossiï natchala XXI veka : k postanovke
problemy » [Le problème du newspeak en Russie au début du XXIe siècle], Sotsialnyie varianty
iazyka VI, Nijni Novgorod, 2009, pp. 3–14.
GoudaillIer Jean-Pierre, Comment tu tchatches ! Dictionnaire du français contemporain des cités,
Paris, Maisonneuve & Larose, 1997 (3e éd. 2001).

19

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Section
Argotologie générale
GoudaillIer Jean-Pierre. « Interview de Jean-Pierre Goudaillier », in Imaginaire linguistique,
septembre 2002 [disponible sur : http://im-ling.voila.net/interview_Goudaillier.htm].
IELISTRATOV Vladimir, Tolkovyï slovar rousskogo slenga [Dictionnaire raisonné du slang russe],
Moscou, Ast-Presskniga, 2005.
IOUGANOV Igor & Frida IOUGANOVA, Rousski jargon 60–90 godov [Le jargon russe des années
60–90], Moskwa, Pomovskiï i partnery 1994.
Kacprzak Alicia, « La métaphore dans le jargon médical », in KACPRZAK Alicja & Jean-Pierre
GOUDAILLIER (éds.), Standard et périphéries de la langue, Łódź–Łask, Leksem, 2009, pp. 109–
116.
PIEERE-ADOLPHE Philippe & Mamoud Max & Tzanos Georges-Olivier, Le Dico de la Banlieue,
Paris, La sirène, 1996.
SÉGUIN Boris & Teillard Frédéric, Les Céfrans parlent aux Français, Paris, Calmann-Lévy,
1996.
Turpin Béatrice, Les mots de la mine, Paris, Maisonneuve & Larose, 2004.
Turpin Béatrice, « Les mots du corps », in SZABÓ Dávid (dir.), L’argot : un universel du langage ?,
Revue d’études françaises, 11, Budapest, ELTE, 2006, pp. 243–254.

Abstract

The semantic fields “Man” and “Woman” in French and in Russian slang
The semantic fields “Man” and “Woman” belong to the central ones in the French as well as in
the Russian slang. Therefore the main features of the slang as a language universal (animalization,
concentrated metaphorization, parasitical suffixation, pejorative and ironic connotation) can be
observed in both. Within the fields “Man” and “Woman” a special place belongs to the “third sex”,
the homosexuals. The most developed French and Russian synonymic series are those designing
the genitals. The analysis of the semantic fields “Man” and “Woman” permits also to reveal some
divergent peculiarities in the development of French and Russian slang.

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Saussure argotologue ?
Béatrice TURPIN
< Université de Cergy-Pontoise / beatrice.turpin@free.fr >

La quatrième partie du Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure (1916)1,


méconnue par rapport aux parties portant sur l’énoncé de principes généraux et la
linguistique synchronique, est consacrée à  la linguistique géographique. Dans l’esprit
des rédacteurs du Cours, cette place est justifiée par le fait que la linguistique géographi-
que doit être abordée en regard des réflexions qui précèdent : celles sur la nature de
la langue, sur son fonctionnement synchronique et son fonctionnement diachronique.
Cet ordre a bien mis l’accent sur les principes généraux, mais a fait oublier que pour
Saussure la linguistique de terrain est importante. Pour le linguiste, l’étude de la parole
et de la variation doit être pensée à partir de ces caractéristiques : on ne peut décrire
sans théorie générale qui permette la description, cette théorie générale provenant elle-
même de l’observation des faits.
De nombreuses notes de Saussure sont consacrées à  la linguistique géographique,
témoignant de son intérêt pour le sujet. Des cahiers sont notamment dédiés à l’étude
des noms de lieu de Suisse romande et aux parlers romands et chablaisiens2. Ils sont
traces d’enquêtes qu’il a menées tant en Suisse qu’en France, ce qui lui a d’ailleurs valu
d’être soupçonné d’espionnage par les habitants d’une localité, comme l’indique ce
témoignage :

20 novembre 1901. À Segny, recherchant le patois, je fus accusé d’espionnage par le cantonnier
de l’endroit.
Bientôt rumeur dans toute l’auberge, et le cantonnier qui m’avait livré les quelques mots ci-des-
sus répétait sans cesse :
« Je me suis laissé entraîner… Je me suis laissé entraîner – comme ayant livré la patrie sans le
vouloir –
Ils se retirent presque menaçants.
Êtes-vous autorisé, telle est la grande question.

1) N ous nous référons à l’édition de 1973 (noté CLG).


2) Manuscrits conservés à la BPU de Genève sous la cote Ms fr. 3956 et comprenant 16 enveloppes totalisant
343 feuillets.

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Section
Argotologie générale

« Vous prenez des paysans tout à fait pour des niais, et puis si le garde champêtre était là je vous
sommerais de montrer vos papiers »3.

Dans ces notes, à travers une lettre au sous-préfet consécutive à cet incident, Saussure fait
allusion à un livre sur les parlers dialectaux :

Mairie de Segny
Monsieur le Sous-Préfet,

Dans le but scientifique de connaître les patois du pays de Gex, qui sont un complément des
patois romands suisses [actuellement l’objet d’un ouvrage d’ensemble]4, je me suis rendu

3) Ms fr. 3956/8, p. 7.


4) Passage rajouté par Saussure. D’après Jules Roujat (1864–1925), linguiste spécialiste de la langue d’oc qui
classa ces manuscrits, cet ouvrage d’ensemble serait le Glossaire des patois de la Suisse romande, dont le projet

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Saussure argotologue ?
Béatrice TURPIN

à Prévessin et à Segny, pensant naturellement faire cette enquête comme je l’avais faite depuis
des années soit dans le canton de Vaud soit dans la Haute-Savoie en rencontrant de la part des
habitants une parfaite prévenance.
À mon étonnement, j’ai été pris… pour un espion ! l’objet dans les localités de [votre ressort]5
d’une régulière suspicion, et je me suis aperçu seulement à la longue que cette suspicion
manque de complaisance approchant de l’hostilité, et je me suis rendu compte à la fin que cette
hostilité provenait d’une suspicion d’espionnage […]6.

fut conçu par Louis Gauchat en 1898 ; les premières enquêtes débutèrent en 1899 et les premiers bulle-
tins paraîtront à partir de 1902. On ne trouve pourtant nulle part le nom de Saussure dans le Glossaire.
On ne sait d’ailleurs formellement si l’auteur de « cet ouvrage d’ensemble » et Saussure sont une même
personne.
5) A
 jout
6) M
 s fr. 3956/8, p. 8.

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Argotologie générale

Nous allons ici interroger quelques-unes de ces notes qui se composent de relevés
de termes suivis de leur définition, avec parfois l’ajout d’expressions7. Parmi ces
termes, comme nous le verrons, un grand nombre relèvent de l’argot et sont déjà at-
testés dans des dictionnaires de l’époque.
Cet intérêt pour l’argot est-il anecdotique chez Saussure ; l’argot est-il pour lui une
pure « curiosité de langage », voire une « anormalité » par rapport à sa conception de la
langue ou bien peut-on dire que la linguistique saussurienne peut mener à un renouvel-
lement de la manière dont l’argot était abordé à cette époque ?

L’argot et l’étude du langage au XIXe siècle


En 1889, Marcel Schwob et Georges Guieysse écrivent dans leur ouvrage sur l’argot
français : « Les travaux entrepris jusqu’à présent pour étudier l’argot ont été menés sans
méthode » (Schwob & Guieysse 1889 : 9). Ils citent notamment le travail de Francisque
Michel paru en 1856, Études de philologie comparée, qui est une des premières études lin-
guistique de l’argot. L’autre titre que nous pourrions citer est celui du livre de Charles
Nodier paru en 1834, Notions élémentaires de linguistique, auquel se réfère d’ailleurs Fran-
cisque Michel.
Si, en effet, comme nous le verrons, l’analyse de Schwob et Guieysse se distingue de
celle de leurs prédécesseurs, nous devons noter cependant que ces derniers ont eu le
mérite d’introduire l’étude de l’argot dans le champ du langage, comme le montre le ti-
tre même de l’ouvrage de Nodier. À cette époque, le terme de linguistique commence en
effet à être employé dans les travaux comparatifs venus d’Allemagne. Ainsi, dans son In-
troduction à l’Atlas ethnographique du globe, édité en 1826, Adrien Balbi se réfère à « cette
science nouvelle, que les Allemands, par une dénomination plus juste et beaucoup plus
convenable, appellent linguistique » (Balbi 1826 : IX)8.
Avant ces auteurs, les ouvrages traitant de l’argot – défini alors comme « langage des
voleurs », étaient soit des œuvres facétieuses exhibant ce parler, soit des compilations de
termes attribués aux « classes dangereuses ». Ils rentraient dans la catégorie des ouvra-
ges de curiosités, dans lesquels l’argot était considéré comme code fabriqué, étranger
à la langue.
Au XIXe siècle, l’intérêt pour la différenciation linguistique et les parlers locaux amè-
ne à envisager l’argot différemment. Dans son ouvrage, Nodier indique que l’argot peut
être composé à partir de ces derniers, même s’il continue à les distinguer en opposant
le naturel du patois à l’artificiel de l’argot et à celui de la langue littéraire. C’est en effet
pour lui le patois qui s’approche le mieux de l’essence du langage, son étude pouvant
permettre de retrouver les racines des parlers anciens et de remonter à  l’origine des
langues :

7) Ms fr. 3956/14 (12 feuillets). Note de Jules Roujat : Genevoisismes (matériaux de valeur très douteuse) (je les ai
collés sur des fiches, sans quoi on aurait fini par les perdre. – colle à la gomme arabique, peut partir en mouillant).
À offrir à l’œuvre du Glossaire des patois de la Suisse romande. Saussure semblait destiner ces notes à la publi-
cation, comme l’atteste l’emploi de l’injonctif « voyez » dans une définition.
8) Cit. in Trésor de la Langue Française, article « linguistique ». La linguistique générale est entendue à l’époque
comme étude de : « Origine du langage. Racines. Classification des langues » (Programme des cours de
l’Académie de Neuchâtel, semestre d’hiver 1878–1879) (Ayer 1878).

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Saussure argotologue ?
Béatrice TURPIN

L’étude des patois de la langue françoise, bien plus voisins des étymologies, bien plus fidèles
à l’orthographe et à la prononciation antiques, est une introduction nécessaire à la connoissance
de ses radicaux ; secondement, que la clef de tous les radicaux et de tous les langages y est im-
plicitement renfermée (Nodier 1834 : 228–229).

Le patois, c’est la langue native, la langue vivante et nue (Nodier 1834 : 223).

Pour Nodier, l’argot est considéré comme un langage construit, un code distinct de la
naturalité de la langue dont l’essence est le patois, même s’il peut être formé à partir de
celui-ci. À cet égard, l’écrivain en vient à étendre le sens d’argot à tout langage forgé par
convention comme les parlers des métiers :

L’homme naturel a le don de faire les langues. L’homme de la civilisation n’est capable que de
les corrompre… Le peuple d’une langue qui commence fait la parole. Les savants d’une langue
qui finit font de l’argot. Il y auroit à s’égayer pendant une année entière sur le vocabulaire des
chimistes, des naturalistes, des médecins et des charlatans […]. II n’y a point de signe plus cer-
tain de décadence pour une langue, que la profusion de mots nouveaux formés d’une langue an-
tique, et dont la construction manque d’analogies dans la langue même où ils sont introduits »
(Nodier 1834 : 199–200).

Cependant, derrière le factice des « langages de convention », il y a toujours la lan-


gue :

Aucune société particulière ne peut se former dans le langage de la société commune un langage
qui échappe à sa forme et qui se passe de ses éléments (Nodier 1834 : 249).

L’intérêt du livre de Nodier est donc de noter que l’argot n’est pas étranger à la lan-
gue et par là même, également de tenter de déterminer le travail sur la langue qui y est
engagé. Parce qu’il est de nature linguistique, l’argot ne s’oppose pas irréductiblement
aux patois : il peut aussi être forgé à partir de ces derniers :

L’argot est fait, comme je l’ai dit, avec nos radicaux les plus familiers, avec nos mots les plus
usuels, mais tournés par la métaphore à un usage bouffon, et plus ou moins ingénieusement
patoisés, suivant les lieux et les dialectes (Nodier 1834 : 250).

Contrairement aux radicaux qui sont homogènes, la métaphorisation fait de l’argot


un langage factice, labile, opposé aux patois :

Ce seroit faire beaucoup trop d’honneur à l’argot que de le ranger parmi les patois […]. Les
patois sont des dialectes très bien faits, assujettis à des règles invariables […]. L’argot est une lan-
gue factice, mobile, sans syntaxe propre, dont le seul objet est de déguiser, sous des métaphores
de convention, les idées qu’on ne veut communiquer qu’aux adeptes. Son vocabulaire doit, par
conséquent changer toutes les fois qu’il est devenu familier au-dehors (Nodier 1844 : 87).

S’insérant dans une linguistique avant tout historique, Nodier donne donc pour tâche
au linguiste d’étudier la formation de l’argot, réduisant son étude au champ purement
sémantique :

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Section
Argotologie générale

L’étude de l’argot, considérée comme œuvre d’intelligence, a son côté important, et des tables
synoptiques de ses synonymies en divers temps ne seroient pas sans intérêt pour le linguiste
(Nodier 1844 : 87).

Francisque Michel, après Nodier, se proposera d’étudier l’argot. Dans son ouvrage de
philologie comparée, il envisage également l’argot par rapport à la métaphore, à qui il
continue d’accorder une place centrale, en élargissant cependant le champ des proces-
sus de formation reconnus. Apocopes et aphérèses peuvent se greffer sur la métaphore,
de même que l’emprunt à d’autres langues, telles l’italien, l’allemand, l’espagnol et le
gitan. Pour lui également, parce qu’il est formé à partir d’une langue, l’argot devient
digne d’être étudié comme le sont toutes les langues :

Les mots dont il se compose sont, en général, non pas nés au hasard, comme voudrait le faire
croire Pasquier […] mais empruntés à la langue maternelle des individus qui le parlent ; avec
cette différence qu’ils sont pris dans un sens qui diffère plus ou moins de la signification usuelle
et reçue, et pour la plus grande partie dans un sens allégorique. La métaphore et l’allégorie
semblent former en effet l’élément principal de ce langage (Michel 1856 : 82).

Au projet de recensement des métaphores proposé par Nodier, il oppose un projet


qui lie l’étude de l’argot à la dialectologie et à la grammaire comparée, c’est-à-dire à la
linguistique de l’époque :

Une détermination exacte du radical de chacun des mots de l’argot, l’indication de ceux qu’il
a pris ou donnés à notre langue à toutes les époques, et des emprunts qu’il a faits aux idiomes
savants ou vulgaires de l’Europe, la comparaison de l’argot avec les jargons analogues que l’on
y  parle, tout cela nous semble aussi intéressant que les tables synoptiques que Nodier aurait
voulu voir dresser (Michel 1856 : XXIII).

Marcel Schwob et Georges Guieysse, quant à eux, reprochent à leurs prédécesseurs de


ne pas avoir procédé avec méthode, d’être partis de conceptions a priori sur les forma-
tions argotiques et d’aboutir ainsi à de fausses étymologies. Ils proposent une méthode
inductive qui parte des mots pour en déduire les procédés de formation :

Ici, comme dans les sciences expérimentales, la méthode doit commencer par être inductive. Nous
observerons donc d’abord les faits, autour de nous, dans le langage parlé. Nous essayerons d’induire
des lois de nos observations ; puis nous vérifierons, par la recherche de textes et de documents, les
déductions particulières faites de ces lois. Nous pourrons arriver ainsi à des résultats scientifiques, sans
nous borner à des interprétations fantaisistes ou à des conjonctures (Schwob & Guieysse 1889 : 9).

De la méthode historique nul ne peut se passer ; mais il faut qu’elle soit doublée d’une méthode
d’interprétation linguistique (Schwob & Guieysse 1889 : 12).

Pour Schwob et Guieysse, les procédés mis en œuvre sont avant tout des procédés
formels de «  défiguration  », de travestissement. La métaphore est effet d’après-coup.
Ils s’appuient pour étayer leurs dires sur une approche historique, à travers les éditions
successives du Jargon de l’argot réformé et des procédés du loucherbem.

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Saussure argotologue ?
Béatrice TURPIN

On peut dire que les travaux entrepris jusqu’à présent pour étudier l’argot ont été menés sans
méthode. Le procédé d’interprétation n’a guère consisté qu’à voir partout des métaphores […].
Ce procédé nous paraît avoir méconnu le véritable sens des métaphores et de l’argot. Les méta-
phores sont des images destinées à donner à la pensée une représentation concrète. Ce sont des
formations spontanées, écloses le plus souvent chez des populations primitives, très rapprochées
de l’observation de la nature. – L’argot est justement le contraire d’une formation spontanée.
C’est une langue artificielle, destinée à n’être pas comprise par une certaine classe de gens. On
peut donc supposer a priori que les procédés de cette langue sont artificiels (Schwob & Guieysse
1889 : 8).

En fait, Schwob et Guieysse considèrent eux-mêmes l’argot comme langage artificiel,


non spontané et l’opposent ainsi à la langue commune. Cependant, la méthode propo-
sée invite à sortir des a priori et à dégager avec rigueur des lois à partir de l’observa-
tion. Notons ici que ces auteurs ont tous deux suivi les cours de Ferdinand de Saussure
à l’École pratique des Hautes Études9 et ont pu être attentifs à son souci d’une démar-
che inductive partant des faits pour dégager des lois. C’est cette méthode que les deux
linguistes tentent de mettre en œuvre dans leur ouvrage. L’étude de l’argot relève pour
eux de la science du langage, le chercheur devant analyser les règles qui président à sa
formation. Cette observation porte aussi bien sur l’étude des formations présentes que
sur l’évolution des formes, les deux moments étant distingués.

Dans ces ouvrages, datant respectivement de 1834, de 1856 et de 1889, l’argot est donc
maintenant digne d’être considéré, même s’il est envisagé comme un langage artificiel.
L’étude des formations argotiques est principalement rapportée à un intérêt linguistique
centré sur la recherche des étymologies et des racines.
À cette époque, les titres de livres parus sur l’argot témoignent en outre de l’ouver-
ture de son champ : l’argot ne renvoie plus seulement au langage des malfaiteurs, mais
plus généralement à des parlers de groupes, souvent professionnels. Des études portent
sur l’argot des typographes, des militaires, sur l’argot musical, l’argot de Saint-Cyr ou
celui de l’X (citons Boutmy (1883), Merlin (1888), Gouget (1892), Eudel (1893) ou Levy
(1894)). Son champ s’étend également aux parlers locaux populaires  : argot parisien
surtout (citons Larchey (1872), Rigaud (1878), Timmermans (1892) et Villatte (1884)),
mais aussi argot du Mzab (Basset (1892)) ou des nomades en Basse-Bretagne (Quellien
(1886)). L’étude de l’argot rejoint ainsi la linguistique géographique qui se développe
à cette époque en même temps que l’étude des dialectes, effectuée souvent dans une
optique comparative.
C’est dans ce champ de recherche que s’insèrent les notes de Saussure étudiées. Elles
montrent l’intérêt du linguiste pour les parlers locaux et populaires. Dans ses carnets
sont également présents des termes que nous pourrions qualifier d’argotiques.

Saussure et l’étude des parlers régionaux


Les notes sur les patois de la région du Léman sont pour la plupart consacrées au relevé
de termes avec les différences de prononciations selon les localités et l’indication du

 chwob en 1883–84, Guiyesse en 1888–89 (Savatowski 2000 : 159).


9) S

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Section
Argotologie générale

locuteur. Les notations portent sur le repérage de variantes phoniques, d’accentuations,


avec quelques notes explicatives parfois, qui cherchent à rendre compte de la variation.
Nous retrouvons ici la méthode partant d’observations pour aboutir à des généralités
dont Bally a relevé la fécondité à propos des études sur l’indo-européen et sur le litua-
nien :

F. de Saussure était allé l’étudier sur place ; il en avait fait, pour ainsi dire, sa chose, et nulle
part il n’a rencontré terrain plus propice au déploiement de son étonnante ingéniosité […]. En
observant dans cette langue les nuances fuyantes, mais caractéristiques, qui séparent les intona-
tions syllabiques douces des intonations rudes, il a […] jeté une vive lumière sur une foule de
phénomènes phonétiques et morphologiques de cette langue (Bally 1952 : 150).

Nous retrouvons donc dans le travail sur les idiomes locaux cette volonté de recher-
cher des lois à partir de l’observation. Le linguiste, au cours de ces enquêtes, s’attache
à déterminer les identités et différences en colligeant les termes et leurs « valeurs »10.
Parmi les feuillets intitulés Genevoisismes, notre étude portera plus particulièrement
sur un relevé d’une trentaine de termes avec leur définition. Quelques-uns relèvent de
régionalismes ou de parlers d’écoliers, d’autres – un grand nombre – sont attestés dans
des dictionnaires d’argot de l’époque11 :

Bauler     Terme d’écolier. Lancer en l’air la paume au jeu de balle.


Baulée     Rossée, frottée.
Binette     Tournure, extérieur, mine.
Boter     Cela me bote : cela me va, cela me convient.
Boucan, bousin     Bruit.
Caner ou cauner     Partir, s’éloigner, décamper, filer.
Chèque, m.     Avoir du chèque, le dernier chèque.
Chèque, Adj. (ou chèquard)     Agréable, bon, beau, fameux.
Colle     Une bourde, pousser une colle à quelqu’un : lui en faire à croire.
Dans un autre sens : rencontre avec une personne qui vous retient et que l’on préfère-
rait éviter.
Craque (une)     Une colle, un canard.
Fin     S’emploie dans toutes sortes de locutions comme adverbe ou comme adjectif. Fin plein,
fin paffe, fin rond : tout à fait soûl. Comme adjectif, il signifie distingué, soigné, bien
conditionné. Une fine baulée : une bataille, une pile de premier ordre. Une fine peur, etc.
Comme adverbe, il signifie beaucoup.
Gausse     Canard, menterie.

10) L a notion de valeur induit celle de variation, de mutabilité, historique mais aussi dans l’espace. Saussure
a insisté dans son chapitre sur la linguistique géographique sur le lien entre espace et histoire.
11) Nous suivrons ici l’ordre alphabétique. Sur ces notes, une numérotation linéaire, sans doute effectuée par
Jules Roujat, se superpose à une autre numérotation en désordre par rapport à cette numérotation, avec
la mention « 2e p. », suivie de chiffres allant dans l’ordre suivant : 48, 126, 238, 30, 124, 86, 218, 230, 58,
178, 226, 4, 208, [illisible], 186, 160, 42, 60, 36, 48, 68, 54, 96, 172, 74, 104, [illisible]. La liste de termes ne
suit pas l’ordre alphabétique quelque soit la numérotation retenue. Nous ne retiendrons que la deuxième
partie de ce manuscrit – composé exclusivement de petits papiers collés –, celle-là intéressant directement
notre propos (soit les pages 7 à 12). Les termes du début de la liste renvoient visiblement à des termes
régionaux appartenant au vocabulaire paysan.

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Saussure argotologue ?
Béatrice TURPIN

Gausser     Dire des gausses.


Gausseur
Mèche     Il n’y a pas mêche : il n’y a pas moyen.
Ce mot est le même que le grec μήχοs, ruse, expédient, moyen.
Merolon, s.m.     Pinçon d’Ardennes.
Espèce de moineau qui apparaît en grandes troupes en automne et au prin-
temps. Ce terme se prend également dans le sens de moineau. Voyez le mot
crevée.
Ostio     Os. Homme, individu Vois-tu st’ostio, st’os ? Dans le même sens on dit oiseau.
Paner     Signifie aussi : prendre, attraper, confisquer.
Riflard, rifflard     Parapluie.
Ringue     Rabâchage.
Ringuer    Signifie souvent : marcher, marcher avec peine.
Sapaner    Attraper, prendre, saisir. C’est à peu près le même sens que paner, mais c’est plus
fort.
Saquer      Terme d’écolier = renvoyer. Je me suis fait saquer ou je me suis fait sortir = j’ai été ren-
voyé de la leçon.
Soleil    Piquer un soleil : piquer un vif.
Trombine  Visage.
Tronche     Tête.
Se tirer les guiches, se tirer les pattes ou simplement se les tirer     Prendre la fuite, se sauver.
Vif     Rougeur qui couvre le visage (de honte). Piquer un vif.
Viscope     Casquette.

Comme nous l’avons déjà mentionné ci-dessus, nombre de ces termes se retrouvent


dans des dictionnaires d’argot de la fin du XIXe ou du début du XXe siècle.

Saussure Larchey Delvaux Rigaud La Rue Rossignol Hayard France


1865 1883 1888 1894 1901 1907 1907
Bauler
Baulée
Binette X X X X
Boter X (botter) X (botter) X (botter) X (botter) X (botter) X (botter)
Boucan X X X X
Bousin X X X
Caner X X X X X
Cauner (caner) (caner) (caner) (caner)
Chèque X
chéquard (chèquard
= escroc)
Colle X X X X X X
Craque X X X
Fin
Gausse X X

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Argotologie générale

Saussure Larchey Delvaux Rigaud La Rue Rossignol Hayard France


1865 1883 1888 1894 1901 1907 1907
Gausser X
Gausseur X
Guiches X X
Mèche X X X X X X
Merolon
Ostio
Panner X X X X
(gagner au (gagner au (gagner au
jeu) jeu) jeu)
Riflard X X (riflard) X X (riflard) X (riflard)
Rifflard (couteau)
Ringue
Ringuer
Sapaner
Saquer X X
Soleil X X
Tirer (se X
tirer les
pattes ; se
les tirer)
Trombine X X X X X
Tronche X X X X X X X
Vif
Viscope X X X X X X

En ce qui concerne un possible rapport avec le parler genevois, nous remarquons que
nombre d’entrées sont en fait également communes avec le Glossaire des patois de la Suisse
romande (désormais abrégé en GPSR), dont le premier numéro paraîtra en 192412 :

Relevé de Saussure Dictionnaires d’argot GPSR


Bauler
Baulée
Binette X X
Boucan X X
Bousin X X
Chéquard X (escroc) X (escroc)
Chèque

 e dernier tome paru correspond à la lettre G (tome VIII, 2005, Gite – Gógala).
12) L

30

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Saussure argotologue ?
Béatrice TURPIN

Relevé de Saussure Dictionnaires d’argot GPSR


Colle X X
Craque X X
Fin X
Gausse X
Gausser X

La comparaison établie marque l’intrication entre argots et patois. La liste saussu-


rienne comprend également des termes spécifiquement régionaux. Citons ici l’expres-
sion fin qui se trouve dans le Glossaire et l’item merolon dont nous trouvons trace dans le
Littré (1882) :

Merolon (s. m.)


Dans le parler de Genève, petit oiseau, ou plutôt troupe de petits oiseaux qui passent en autom-
ne ; sert surtout à désigner les pinsons d’Ardennes.

Ces notes nous semblent témoigner de l’intérêt du linguiste genevois pour « la langue qui
vit ». La linguistique générale de Saussure amorce également la possibilité de penser réelle-
ment l’argot comme phénomène linguistique en allant plus loin que ses prédécesseurs.

Dynamique de la langue et argot


Pour Saussure, même si une langue était inventée, le fait qu’elle entre dans la circulation
fait qu’elle suivra les règles générales de tout processus sémiologique. À la limite, la no-
tion de langue artificielle est un non-sens :

L’homme qui prétendrait composer une langue immuable, que la postérité devrait accepter
comme telle, ressemblerait à la poule qui a couvé un œuf de canard : la langue créée par lui
serait emportée bon gré mal gré par le courant qui entraîne toutes les langues (CLG : 111).

La langue est un système de valeurs différentielles et oppositives. Le signe est au centre


d’une constellation associative qui renvoie au système, à sa socialité et à sa mutabilité :

Un terme donné est comme le centre d’une constellation, le point où convergent d’autres ter-
mes coordonnés, dont la somme est indéfinie […]. Un mot quelconque peut toujours évoquer
tout ce qui est susceptible de lui être associé d’une manière ou d’une autre (CLG : 174).

Dans le système tel que le conçoit Saussure, la distinction des plans formels et séman-
tiques (CLG : 174) mène à une étude rigoureuse des processus de formation des néolo-
gismes – argotiques ou pas. Il permet en outre de faire place à des types d’associations
qui ne suivent pas les règles de l’association morphologique :

L’association peut reposer sur la seule analogie des signifiés […] ou au contraire sur la simple
communauté des images acoustiques (CLG : 174).

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Section
Argotologie générale

De même que la reconnaissance de la labilité des termes, la multiplicité des relations


possibles dans la langue ouvre sur la compréhension linguistique des formations ar-
gotiques, l’association est large chez Saussure, la langue n’est pas pour lui un système
rationnel… et le silence de la raison peut engendrer des monstres : fusion homonymi-
que, coq-à-l’âne – ou argotismes, quand la langue s’emmêle pour brouiller les pistes ou
simplement pour jouer.
Cette « monstruosité » de la langue telle que la conçoit Saussure a bien été perçue par
les éditeurs qui indiquent en note :

L’esprit écarte naturellement les associations propres à troubler l’intelligence du discours (note,
CLG : 174).

La linguistique saussurienne n’est pas une linguistique normative. La langue se me-


sure à l’aune du système et non par rapport à une conception a priori d’un idiome qui
serait plus ou moins parfait. Ainsi l’étymologie populaire est-elle considérée comme un
phénomène de formation comme un autre13. Les formations argotiques peuvent être
rapprochées de ce processus : tout comme l’étymologie populaire, elles témoignent de
la rhétoricité dans la langue et induisent un brouillage des frontières, une transgression
des valeurs. Un canard qui se prend pour une poule.
Saussure a  montré son intérêt pour la mutabilité de la langue et des signes, dont
chacun est comme « une bulle de savon » dont l’unité est prête à se dissocier à tout mo-
ment14. Il a mis l’historicité au cœur même de la théorie de la valeur. L’historicité n’est
en effet pas seulement l’historicité externe, c’est aussi cette historicité qui fait partie du
système, qui est indissociable de l’arbitraire et permet d’appréhender l’argot – le mot
étant pour lui ce qu’il nomme avec humour un perturbateur de la science des mots :

Il y aura un jour un livre spécial et très intéressant à écrire sur le rôle du mot comme <principal>
perturbateur de la science des mots (CLG/E : 11–12, N. 3285/7).

Ces argotismes pourraient former un chapitre sur ce «  perturbateur de la science


des mots ». On pourrait d’ailleurs se demander si, à travers ces notes, ce n’est pas aussi
réellement l’argot commun qui intéresse Saussure. Nous n’avons pas ici un relevé de
termes avec l’indication du locuteur, de la provenance et de la prononciation comme
sur les autres feuillets d’enquêtes, mais des définitions générales, ainsi que l’indiquent
certains introducteurs : « signifie », « signifie souvent ». En outre, les entrées sont défi-
nies à partir de termes eux-mêmes argotiques : « rossée, frottée », « décamper, filer »,
« bourde », « colle, canard », « oiseau », « piquer un vif » – ce qui est le propre d’un
glossaire d’argot.
En cherchant les patois, Saussure a rencontré le parler populaire et sa dynamique et
a ainsi croisé l’argot commun. Il montre en outre dans ces feuillets qu’il est attentif à l’in-
tensité dans la langue qui est une des marques du vocabulaire argotique.

Sapaner C’est à peu près le même sens que paner, mais c’est plus fort.

13) P our cette question de l’étymologie populaire chez Saussure, voir M.-J. Reichler-Béguelin (1995).
14) Ms fr. 3958/8, p. 22 (Saussure, 2003 : 387).

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Saussure argotologue ?
Béatrice TURPIN

La théorie de la valeur chez Saussure fait place à cette intensité, ce « surplus de va-
leur » qui pourrait se comprendre à partir de la notion d’ellipse qui, articulée à la valeur,
renvoie au fading d’un sens toujours différentiel et oppositif : « l’ellipse n’est autre chose
que le surplus de valeur » (CLG/E : 35, N. 3308). Le sens, arbitraire, n’est pas limité par
le monde des objets :

La différence des termes qui fait le système d’une langue ne correspond nulle part, fût-ce dans
la langue la plus parfaite, aux rapports véritables entre les choses (Écrits, 76, 26).

Dès lors, la langue est ouverte à l’infinitude des séries synonymiques et à l’argot :

Dans n’importe quel système de signes qu’on mettra en circulation, il s’établira instantanément
une synonymie […]. Aucun signe n’est donc limité dans la somme d’idées positives qu’il est au
même moment appelé à concentrer en lui seul ; il n’est jamais limité que négativement, par la
présence simultanée d’autres signes ; et il est donc vain de rechercher quelle est la somme des
significations d’un mot (Écrits, 2002 : 78/27).

Du point de vue de la valeur et du système, il n’est de synonymie possible car tous les
termes sont définis négativement ; du point de vue des rapports possibles et de l’arbi-
traire, les séries synonymiques sont par contre potentiellement infinies.
C’est sur cet « entre deux » et ce potentiel infini que joue l’argot.

Références bibliographiques

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[1] A, 1924–1933 ;
[2] Ar, 1934–1954 ;

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Section
Argotologie générale
[3] Ca, 1955–1960 ;
[4] 1970, éd. établie et publiée par KNEICHT Pierre & LASSERRE Renée ;
[5] D, 1968–1992 ;
[6] E, Neuchâtel–Paris, Victor Attinger ; Genève, Droz, 1971–1988 ;
[7] F, réd. VOILLAT François & LIARD Paul-Henri & GASSMANN Heinz et al., 1989.
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Saussure argotologue ?
Béatrice TURPIN

SAUSSURE (de) Ferdinand, Cours de linguistique générale, édition critique par ENGLER Rudolf,
Wiesbaden, Otto Harrassowitz 197415.
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Sitographie
Lexilogos : http://www.lexilogos.com/argot.htm
Trésor de la langue française : http://atilf.atilf.fr/tlf.htm

Abstract

Slang in Saussure’s approach to language


Ferdinand de Saussure’s theory of language should not be seen separately from his conception of
geographical linguistics included in the fourth part of his Course in General Linguistics. Saussure’s
discussion of this issue should be considered with reference to his surveys of vernacular romand
and chablaisian. Since some slang words were found in Saussure’s handwritten notes, we will
attempt to gauge the applicability of Saussure’s linguistic theory to the study of slang. Saussure’s
way of thinking can be observed when his original approach is contrasted with other authors who
dealt with slang in the 19th century, such as Charles Nodier, Francisque Michel, Marcel Schwob
and George Guieysse.

15) N
 oté CLG/E.

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Sociolecte de la ville de Brno
(traduit du tchèque par Alena PODHORNÁ-POLICKÁ)

Marie KRČMOVÁ
< Université Masaryk / krcmova@phil.muni.cz >

Lors d’une conférence qui se tient à Brno et qui a pour sujet l’étude des sociolectes, un
linguiste – surtout un Tchèque – ne pouvait pas se passer de traiter un sujet concernant
le hantec parmi les thèmes proposés. Le hantec est un parler spécifique à cette ville : il
s’est formé dans des conditions sociales et nationales propres à Brno à partir d’un parler
formé dans un passé éloigné, qui a su renaître malgré une modification des conditions
socio-culturelles lors des décennies suivantes et il est toujours vivace aujourd’hui. Il
fonctionne même comme symbole identitaire de la ville.
Proposons d’abord un éclairage sur ce qu’est le hantec. En ce qui concerne ses
racines, il peut être décrit sans aucun doute comme sociolecte c’est-à-dire un parler
substandard caractéristique d’un groupe social particulier. Vu la tradition linguistique,
les études sur le hantec sont amenées à  cibler son côté lexical  : on recherche les
étymologies des lexèmes, on s’intéresse à ses caractéristiques phonologiques et (dans le
cas des langues flexionnelles) morphologiques, voire même formelles. Les sociolectes
vivants, éventuellement naissants, sont limités en réalité à  l’étude synchronique  ; les
sociolectes historiques – comme par exemple les parlers des métiers – proposent en
plus une observation du processus de leur mort lente qui va de pair avec la disparition
du métier lui-même. Or, reste à l’écart une analyse du groupe social qui l’utilise et qui
– à  la différence des faits proprement langagiers – permet une différenciation entre
les jargons professionnels et l’argot sociologique, éventuellement encore entre l’argot
au sens étroit (c’est-à-dire le parler des groupes marginalisés par la société ou qui se
différencient sciemment de cette dernière). Cette différenciation, à laquelle s’ajoute une
différenciation terminologique, n’est malheureusement pas pratiquée dans toutes les
approches linguistiques.
Le hantec de Brno est, dans cette perspective, un peu particulier : en effet, on peut
observer à  la fois son état actuel, y compris les dessous sociaux et les applications
communicatives, et son passé de plus de cent ans, au moins dans certains de ses traits.
Quoique discordants à l’oreille par rapport au tchèque standard, les moyens d’expression
du hantec ne sont pas un mélange aléatoire  : en ce qui concerne le lexique, il s’agit
d’un amalgame qui trouve ses racines géographiques, sociales et politiques dans la ville
même. Le hantec a pourtant encore ses spécificités en phonétique, en phonologie ou en
morphologie. Si l’on ne parle pas des spécificités au niveau de la syntaxe phrastique ou

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Sociolecte de la ville de Brno
Marie KRČMOVÁ

suprasegmentale, c’est seulement à cause du fait qu’il s’agit d’une variété d’un discours
spontané dont la construction phrastique est difficilement comparable avec les textes
écrits qui servent de base de connaissance de la syntaxe dans différentes langues.
Le hantec d’aujourd’hui porte en lui l’histoire de la ville ainsi que son actualité, il se
transforme sans prendre en compte l’évolution du tchèque standard ni sa codification et
peut même, comme récemment, se trouver en opposition envers elle. Il a ses périodes
d’épanouissement et d’affaiblissement, de l’intérêt concentré et de l’indolence. Dans
cet aspect, sa vie est analogue à  la vie d’autres langues. Sa phase la plus ancienne,
surnommée « le parler de plotna [lit. fourneau] », passait d’une génération à l’autre de
façon naturelle, sous forme de différents lexèmes univerbaux ainsi que pluriverbaux
dans la communication spontanée en famille ou entre amis. Dans un groupe de pairs, ses
spécificités vieillissent et, dans d’autres, elles se renouvellent. Dans ces mêmes groupes,
il remplit également le rôle principal : fonction langagière qui soude le groupe et qui le
différencie des autres. Les Brnois qui ne sont pas membres de ce groupe connaissent
certaines expressions mais ne sont pas porteurs de ce parler spécifique. Au contraire,
ils ne se rendent souvent même pas compte qu’une certaine expression qu’ils utilisent
est particulière à Brno (hákovat, hoknit « bosser », zacálčit/zacólčit « claquer les sous »,
gample « champignons » ; les expressions courantes pour certains quartiers comme, par
exemple, Kénig / Kénik « quartier de Královo Pole », štatl « centre-ville »).
Revenons maintenant aux sources de ce parler. Le parler spécifique de Brno le plus
anciennement attesté est désigné comme le parler de plotna, c’est-à-dire celui d’un
groupe à la marge de la société d’une ville industrielle, auquel appartenaient les gens
peu ancrés d’un point de vue social, les travailleurs manuels, souvent occasionnels,
susceptibles d’enfreindre la loi. Ces groupes étaient traditionnellement formés par de
jeunes hommes qui avaient (à  la différence des filles) une liberté plus grande en ce
qui concerne la possibilité de se regrouper. Ils passaient leur temps au travail, s’ils en
avaient un. Ils n’avaient pas d’intérêts culturels plus intellectuels et passaient leur temps
libre dans les bistrots à boire ou à discuter de tout et de rien. Cette marge de la société
existe dans chaque grande ville, son parler existe certainement dans d’autres plus grands
centres industriels aussi et il est très éloigné de la forme cultivée de la langue nationale
à laquelle inclinent les gens plus instruits. Une partie des expressions qui étaient notées
pour le parler de plotna (plotňáčtina) correspond aux situations communicationnelles
décrites supra ; par une sorte de désinterprétation, elles sont comprises comme typiques
de ce parler ancien ainsi que de celui du hantec d’aujourd’hui : les dénominations des
activités non-cultivées telles que la thématique de l’alcool, des activités sexuelles – bref,
toutes ces thématiques que les couches sociales plus élevées se refusaient de traiter.
La ville de Brno avait des conditions spécifiques pour la création du parler spécifique
plotna : malgré son caractère industriel depuis le 18e siècle, il restait toujours relié à son
entrourage rural où existaient les dialectes de Haná, remarquables par rapport à  la
langue standard. D’un côté, ces dialectes influençaient le sens et la forme de mots qu’on
trouvait également ailleurs en Moravie (udělé to – en tchèque standard : ‘udělej to‘ « fais
ça ! », má nakópený – en tch. st. : ‘má nakoupeno‘ = lit. : « il a fait ses achats », ici plutôt
au sens d’« il est saoul », ščasné – en tch. st. ‘šťastný‘ « heureux ») et ils introduisaient des
mots dialectaux dans le sociolecte (ščukat/šťukat – en tchèque standard : ‘škytat‘ « avoir
le hoquet », podělat něco – en tchèque standard : ‘udělat‘ « faire (un bout de travail) »,
zdělat něco – en tchèque standard  : ‘sundat‘ «  décrocher  » et beaucoup d’autres). De
l’autre côté, ces dialectes ont influencé la variation de la forme phonique des mots.

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Section
Argotologie générale
Dans cette dernière, les aspects dialectaux et standard se mélangent (voir supra). Ces
particularités surgissent uniquement en comparaison avec le tchèque standard ou le
tchèque commun1.
Un facteur important de la spécificité sociolectale est le caractère bilingue de la ville
dans les époques précédentes : l’administration et la bourgeoisie étaient allemandes ;
pendant longtemps la scolarité élémentaire était également allemande : même un Tchèque
savait lire et écrire uniquement en allemand – et encore, s’il en avait vraiment besoin.
Ce n’est que depuis les dernières décennies du 19e siècle que la bourgeoisie tchèque
commence à  se former, notamment autour du Lycée slave. L’existence de l’élément
allemand, à lui seul, n’aurait pas pu donner naissance à ces spécificités parce que cette
influence était fréquente dans les villes tchèques (la population allemande habitait Brno
depuis la fondation de la ville). La spécificité brnoise a été conditionnée par le fait qu’il
existait un bilinguisme total des couches sociales inférieures ainsi que de la population
rurale. Un bilinguisme au moins passif était (disons) nécessaire pour la survie dans
la ville. Cette situation s’est écroulée définitivement seulement après la création de la
Tchécoslovaquie. L’influence de l’allemand a été renforcée par le lien créé entre Brno
et Vienne en tant que centre culturel le plus proche, cette dernière étant considérée
comme une ville socialement différenciée : les couches inférieures de Brno ne pouvaient
avoir de contacts qu’avec la pègre viennoise et étaient ainsi influencées par une variété
régionale de cette langue, tandis que les gens instruits y acquéraient l’instruction et
s’identifiaient avec l’allemand cultivé. Les influences allemandes sur le tchèque étaient
refusées à partir du 19e siècle, cependant uniquement dans le cas des gens instruits qui,
par leur expression en tchèque, manifestaient leur orientation nationale.
Tout ce qu’on mentionnait jusque-là  était vrai non seulement pour la société
marginalisée mais également pour d’autres couches citadines ; même les gens instruits
utilisaient beaucoup d’expressions d’origine allemande dans le cadre familial  : au
printemps, on «  faisait le ménage  »  : ramovalo se2, dans les «  bonnes  » familles, on
embauchait une «  bonne  »  : štumédla3 et une «  garde d’enfants  »  : kindrmédla4, une
laveuse lavait le linge dans une «  buanderie  »  : vaškuchla5, etc. Nous répertorions ici
exprès des expressions dérivées de l’allemand afin de montrer que les racines des mots
allemands entraient dans le système morphologique tchèque, voire même dans son sous-
système dialectal. Il ne s’agissait donc pas de l’allemand au sens propre du mot. Pour
certaines expressions, leur utilisation était fréquente également en dehors de Brno (gábl
« casse-croûte », štrikovat « tricoter », necovat « crocheter », pucovat « nettoyer », etc.6).
Nous n’avons malheureusement aucune preuve écrite de cette forme originale du parler
de la ville. Ainsi, il ne nous reste qu’à déduire sa forme à partir des stylisations fortuites
rencontrées dans la littérature ou encore à partir de souvenirs.
Or, une source écrite existe pour le parler des couches marginales de la société,
ceci grâce à  un ouvrage d’O. Nováček qui s’intitule Brněnská plotna [« Fourneau » de

1) Le tchèque commun est une variante interdialectale du tchèque non standard (note de la traductrice).
2) Ramovat vient de l’allemand (auf)räumen, de même sens (note de la traductrice).
3) Štumédla vient probablement de l’allemand : die Stube « chambre, pièce » et das Mädchen « mademoiselle »
(note de la traductrice).
4) Kindrmédla vient de l’allemand das Kindermädchen, de même sens (note de la traductrice).
5) Vaškuchla ou vaškuchle vient de l’allemand die Waschküche, de même sens (note de la traductrice).
6) Les quatre expressions viennent de l’allemand, à savoir des mots : gabeln (« casse-croûter »), stricken (« tri-
coter »), das Netz (« un filet »), putzen (« nettoyer ») (note de la traductrice).

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Sociolecte de la ville de Brno
Marie KRČMOVÁ

Brno] (1929) et qui comporte un petit dictionnaire. C’est justement cette liste des mots
qui a mené ce sociolecte en dehors de son encerclement communicatif groupal et qui
a permis de créer « une image » de ce parler pour un spectre plus large d’intéressés.
Cette image est, fort probablement, assez déformée puisque l’auteur a pu se limiter
uniquement à  ses enquêtes auprès des locuteurs et une recherche complexe n’a pas
été possible, ce qui a été dû à une relative fermeture du groupe : en effet, ce groupe
n’existait plus réellement lors de la publication de l’ouvrage. Mais cette recherche
approfondie n’était pas, non plus, dans l’intention de son auteur. Datant de cette époque
également, l’idée que le parler du « fourneau » a été un vrai argot, c’est-à-dire un parler
volontairement cryptique, s’est figée progressivement. Si l’on prend en compte le parler
d’autres couches de la société, exposé supra, nous pouvons douter du bien-fondé de cette
idée reçue.
Une évolution se fait remarquer dès la création de la Tchécoslovaquie indépendante
en 1918 : les ethnies commencent à se séparer les unes des autres, la population citadine
se présente comme exclusivement tchèque, tout en écartant les mots issus de l’allemand
et en évitant cette langue grâce à l’enseignement élémentaire en langue tchèque. Elle
écarte également les traits du dialecte qui semble «  rude  » pour un vrai citadin et,
comme il s’agit d’un dialecte de Haná, également comique. Les sujets tabouisés ne sont,
bien évidemment, plus traités en public, ce qui implique que de nombreuses expressions
affectives, voire même vulgaires, si typiques des marginaux, ne sont plus recherchées
auprès d’eux.
Or, les couches sociales basses persistent dans un usage non-contrôlé du langage, les
bandes, essentiellement masculines, continuent à utiliser leurs parlures sans se soucier
d’une quelconque référence à  une culture de la langue standard. Les petits mots de
l’ancien « fourneau » amusent, les récits deviennent ainsi plus intéressants et, de plus, il
est possible de créer de nouvelles expressions sur leur modèle et ces dernières peuvent
passer du statut de mots d’auteurs aux mots collectivement utilisés. L’héritage survit alors,
même si cela ne suscite pas l’intérêt du public scientifique. Bien évidemment, quelques
mots isolés passent même dans l’usage des gens en dehors des groupes de pairs, à cause
de leur caractère original ou insolite. À  la différence des parlers professionnels, où
l’expression va de pair avec la notion, le contenu notionnel n’est pas trop complexe ici,
il est communément acceptable et ceci provoque une installation rapide de l’expression
en question.
Une nouvelle vie n’est redonnée à  ce parler traditionnel qu’au moment où ce
dernier se met à inspirer le parler des bohèmes-branchés de Brno – à  savoir à partir
des années 1960. Le message du « fourneau » y est transmis par le biais de quelques
individus mais ce motif est développé dans ce milieu groupal créatif  : la création de
nouveaux mots devient un jeu de langage, les nouveaux textes sont créés sous forme
de narration réécrite des thèmes traditionnels. En réalité, il ne s’agit pas de quelque
chose d’extraordinaire, ce jeu de langage s’est toujours effectué et s’effectue encore de
cette manière. Mais sa spécificité repose sur cette origine, ce parler du « fourneau », qui
provient de Brno et qui s’oppose ainsi à un autre centre culturel, Prague. C’est à cette
époque que le hantec est né, sociolecte qui se nomme lui-même, qui est consciemment
perçu et qui est délibérément diffusé en dehors de la communication privée. Suite au
statut prestigieux du groupe de ses premiers locuteurs, les autres, notamment les jeunes,
sont tentés de participer, de connaître des textes, recopiés spontanément, et d’en créer
de nouveaux. Il s’agit néanmoins toujours d’un sociolecte. Mais ce sociolecte n’est plus

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Section
Argotologie générale
celui de la marge de la société. Le taux de néologismes y augmente, grâce à la créativité
de ses locuteurs, les chaînes synonymiques s’élargissent. Ainsi, pour la thématique de
l’argent, par exemple, un dictionnaire du hantec de 2002 énumère le lexique suivant :
bakule, dublony, dukáty, háky, chechtáče, chechtáky, krópy, krupica, krupóny, love, lováče,
many, mergle, porašky, patróny, písek, prašule, rantále, škvára, vrany. Cette liste ne recense
pas à la fois le mot neutre peníze et le mot substandard fréquent prachy ; toutefois, le
répertoire contient les items d’origine autochtone aussi bien que ceux empruntés, y
compris des mots empruntés à des argots étrangers. Il contient également des variantes
morphologiques, des dénominations créées par des procédés sémantiques et peut-être
même des occasionalismes. Ce petit exemple montre pourtant que le but de la création
lexicale n’est pas une dénomination de la réalité mais un jeu de langage qui renforce le
contact avec les récepteurs du message.
La libération sociétale après l’année 1990 a promu une nouvelle ère dans la vie de
ce sociolecte : un usage intentionnel du hantec en dehors du groupe replié sur soi. De
nouvelles parutions et de nouveaux textes en hantec se multiplient et ce parler spécifique
est délibérément développé. L’actualisation lexicale joue un rôle important. En même
temps, il y a un véritable intérêt économique puisque les textes se vendent et trouvent
toujours acheteurs. Ces textes représentent, pour les Brnois, un lien fort à leur ville bien-
aimée, et ceux-ci que l’on peut qualifier de « patriotes au niveau local » vont toujours y
trouver « leurs » mots à eux et même de nombreux mots nouveaux ; pour ces derniers,
il est en réalité difficile de dire quand ils ont commencé à circuler et comment ils sont
passés dans l’usage commun. Le développement du hantec ainsi que l’attention envers
lui – notamment de la part des amateurs de langue non-spécialistes – sont portés par la
vague d’intérêt aux lexiques spécifiques des différentes régions (même des dictionnaires
non-académiques de quelques dialectes moraves ont été créés). D’un côté, on voit
apparaître de petits dictionnaires qui comportent généralement une des variantes d’un
lexème et une acception possible de son sens (par exemple, véška  et non plus vejška
comme forme au sens d’« un policier » et non plus au sens fréquent « une université »7
ou bien sežrat někomu něco au sens de « gober » (un propos mensonger envers qqn) et
non plus seulement «  bouffer  » (un repas). De l’autre côté, les récits écrits en hantec
sont des variantes des thèmes traditionnels et on relève un nombre assez restreint de
textes qui raconteraient des situations quotidiennes. Une catégorie relativement récente
de la production en hantec semble être une écriture parallèle en tchèque standard d’un
côté de la page et en hantec de l’autre, comme si c’était une preuve de l’existence de
ce dernier en tant que langue à  part entière, capable de remplir toute les fonctions
langagières. Dans cette forme, on connaît à présent deux ouvrages : Storky z Erbecu [Les
contes d’Erbec8] de 2001 et un recueil de légendes de la région de Brno, réécrites en
hantec (Bronislav Marek 2005). C’est notamment pour raconter des légendes que les
auteurs sont obligés de compléter le lexique existant avec des items créés de toutes
pièces en rapport avec les sujets spécifiques au contenu. Il n’est pourtant pas évident de
dire jusqu’à quel point ces néologismes passeront dans l’usage commun. Ce genre de
textes renforce l’idée que la substance primaire d’une langue repose uniquement sur le
lexique, c’est-à-dire que les « petits mots » d’un sociolecte sont cryptés à tel point qu’il
faut les traduire vers les équivalents standard. Et, d’autre part, cela renforce l’idée que

7)  Le mot étant dérivé de l’adjectif « grand, haut » où le sème « position supérieure » est actualisé dans le
premier sens et « enseignement supérieur » dans le second.
8) Il s’agit d’un surnom d’une station de radio émettant de Brno – Rádio Brno Valc (note de la traductrice).

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Sociolecte de la ville de Brno
Marie KRČMOVÁ

l’on peut traduire les textes en langue standard sans trop de peine vers le hantec sans
aucun glissement du sens ou d’interprétation textuelle. Et il renforce également l’idée
que ce drôle de hantec – quoi qu’il représente pour l’un ou pour l’autre – est une chose
étrange et occulte et, de plus, amusante.
Le rôle actuel du hantec, son statut, son application pour et en dehors de la
communication spontanée ainsi que son emploi dans des récits divers indiquent que
l’étude scientifique des sociolectes ne devrait pas être limitée uniquement au recueil
et à  l’analyse du lexique. Il est tout aussi important d’explorer son fonctionnement,
ses fonctions sociales en tant que langage qui délimite et qui réunit une communauté
sociale ou autre ; et ceci sans prendre en compte la question de savoir si ce langage est
réellement et pleinement utilisé. Cette communauté de locuteurs peut varier et évoluer
mais elle reflète une continuité langagière qui perdure, celle d’un langage qui établit des
ponts non seulement entre les locuteurs actuels mais également entre les générations.

Résumé des étapes et des sources pour le matériel lexical


Étape précurseure du hantec – données sur le langage du plotna

Des mentions ponctuelles sont recueillies pour les années 1920 et 1930, des données
plus anciennes ne sont pas disponibles.

• Hantýrka. Vědecká revue pro studium argotu, slangu a řeči lidové vůbec. [« Hantýrka ». Re-
vue scientifique pour l’étude sur l’argot, le jargon et le parler populaire en général],
Brno, octobre1935 – février 1936 [revue mensuelle].
• NOVÁČEK Otakar, Brněnská plotna [« Fourneau » de Brno], Brno, édité par l’auteur,
1929.

Aucun matériel accessible n’est disponible pour la période datant de la Seconde


Guerre mondiale aux années 1960. Le dépouillement des belles-lettres n’apporte qu’un
minimum de mentions ponctuelles, des textes cohérents ne sont pas (pour le moment)
disponibles.

Bibliographie en hantec et sur le hantec

À  partir des années 1960, des textes particuliers qui stylisaient à  l’aide de traits
spécifiques du langage apparaissent – ce ne sont plus les couches marginales de la
société au sens socio-culturel ou socio-économique qui sont concernés, mais les groupes
de la bohème – voilà  la naissance du hantec. Les textes se répandent en copies, ils
pénètrent sporadiquement dans des journaux régionaux et dans d’autres médias. Pour
le public, les porteurs de cet argot sont les groupes de folk à  Brno (par exemple Los
Brňos, Karabina) et les petits personnages de la ville. Pendant les années 1980, certains
textes apparaissent dans des éditions privées samizdat.

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Section
Argotologie générale
Un plus grand nombre de publications en hantec est paru après l’année 1989. À côté
des porteurs originaux de ce langage, d’autres auteurs se mettent à écrire en hantec –
même parmi les nouvelles générations. Le hantec reste (tout comme les autres sociolectes)
un langage de la communication groupale spontanée. En plus, dans les textes écrits, il
devient une source de ludicité langagière pousée jusqu’à l’absurde.

• ČIČA JELÍNEK Pavel, Štatl. [Le štatl9], 3e éd., Brno, Rozrazil, 1996.
• ČIČA JELÍNEK Pavel (éd.), Velká kniha lochecu. [Le grand livre de lochec10], Brno, FT
Records, 2001.
• ČIČA JELÍNEK Pavel, Velká kniha podělávek aneb nikdy jsem nelhal. [Le grand livre
d’emmerdes ou bien je n’ai jamais menti], Brno, FT Records, 2003.
• DVORNÍK Petr & KOPŘIVA Pavel et al., Velký slovník hantecu. [Le grand dictionnaire
du hantec], 2e éd. revue et augmentée, Brno, FT Records, 2002.
• KOPŘIVA Pavel & ČIČA JELÍNEK Pavel & DVORNÍK Petr, Velká kniha hantecu. [Le
grand livre du hantec], Brno, FT Records, 1999.
• MAREK Aleš, Mezi Svratkou a Svitavou I, II. [Entre la Svratka et la Svitava I, II], Tišnov,
Sursum, 2005.
• Storky z Erbecu [Les contes d’Erbec], Tišnov, Sursum, 2001.
• TOMAN Leoš et al., Špígl hantecu. [Le « špígl11 » du hantec], Tišnov, Sursum, 1999.

Presque chaque habitant de Brno a des éléments de hantec dans son idiolecte, sans
même s’en apercevoir. Ce fait se retrouve également dans les romans modernes, qui,
à  l’exception de quelques livres intentionnellement écrits en hantec, retiennent par
endroits quelques éléments largement répandus. L’examen des blogs créés par les jeunes
habitants de Brno n’a apporté aucun nouveau matériel pertinent  ; un dépouillement
détaillé est néanmoins presque impossible.

Le public non-professionnel témoigne d’un grand intérêt en matière de hantec. Fin


2015, le moteur de recherche Google a trouvé 247 000 références au mot-clé « hantec » :
toutefois plusieurs se réfèrent aux mêmes textes. À cause de leur ampleur, on ne peut
pas envisager d’utiliser ces ressources comme corpus linguistique. La preuve de l’intérêt
des amateurs de langue pour le hantec se trouve dans la publications de nombreux petits
glossaires sur Internet. Voici les liens suivants disponibles :

Dictionnaires des amateurs de hantec sur Internet

• http://www.hantec.cz/hantec/slovnik/slovnik – auteur Bronislav Marek, dernière modifi-


cation le 27 août 2007.
• http://web.telecom.cz/kh – un petit dictionnaire et des nouvelles courtes, dernière modi-
fication le 7. 9. 2000.

9) Signifie « le centre de la ville de Brno » (note de la traductrice).


10) Signifie « le rire » (note de la traductrice).
11) Signifie « un miroir » (note de la traductrice).

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Sociolecte de la ville de Brno
Marie KRČMOVÁ

• http://morce.slovniky.org – auteurs Jan Jurásek et al., dernière modification en 2000–


2001.
• http://necyklopedie.wikia.com/wiki/hantec – les matériaux de ce site sont modifiés conti-
nuellement.
• http://www.hantec-pgnext.estranky.cz – notamment actualisées entre 2005 et 2009.
• http://ploteny.euweb.cz/Slovnik.htm – dernière modification le 1er juillet 2000.
• http://www.sepl.rulez.cz/slovniky/hantec/hc_a-d.htm – un petit dictionnaire et des textes ;
dernière modification le 1er août 2009
• http://www.stahuj.centrum.cz/podnikani_a_domacnost/slovniky/cesko-hantecky-a-hantecko-
cesky-slovnik/ – un dictionnaire téléchargeable

En ce qui concerne les autres sources bibliographiques en hantec et sur le hantec, elles
comprennent deux groupes de textes : les textes publicitaires, qui n’utilisent le hantec
que pour une documentation, «  actualisation  » des feuilletons et autres textes de ce
genre. Bien sûr, ils n’aspirent pas à une véritable analyse.

Les ouvrages spécialisés sont peu nombreux et ils sont, dans la plupart des cas,
accessibles dans des actes de colloques spécialisés, dans des actes de jubilés, etc. – il s’agit
alors d’éditions limitées. Il est donc difficile de s’y référer parce que les recueils sous-
mentionnés ne sont pas souvent accessibles même dans des bibliothèques relativement
bien fournies. Ces études ne traitent que d’un problème isolé, le matériel du hantec sert
parfois même seulement à illustrer un thème traité d’une manière plus générale.
En parallèle des études ponctuelles, plusieurs mémoires de diplôme et des travaux
de séminaires ont été écrits, à Brno ainsi qu’à l’étranger. S’il ne s’agit pas de mémoires
récents, leur accessibilité reste limitée. En somme, le hantec en tant que sujet linguistique
à part entière attend encore sa véritable analyse.

Séléction d’ouvrages linguistiques sur le hantec


• BENEŠ Bohuslav, « Brněnský ‘hantec’ a folklór » [Le hantec de Brno et le folklore],
in HLÔŠKOVÁ Hana (éd.), Folklór v kontextoch, Bratislava, Ústav etnologie SAV, 2005,
pp. 129–140.
• KRČMOVÁ Marie, «  Funkce slangu  » [Les fonctions de l’argot], in KLIMEŠ Lumír
(éd.), Sborník přednášek ze IV. konference o slangu a argotu, Plzeň, Pedagogická fakulta,
1989, pp. 79–91.
• KRČMOVÁ Marie, «  Brněnská městská mluva – odraz kontaktů etnik  ». [Le parler
urbain de Brno – reflet des contacts interethniques], Sborník prací filozofické fakulty
brněnské univerzity A 41, 1993, pp. 77–86.
• KRČMOVÁ Marie, « Hantýrka jako jazykový reprezentant města » [« Hantýrka » (jar-
gon) en tant que représentant linguistique de la ville], in KLIMEŠ Lumír (éd.), Sborník
přednášek z 5. konference o slangu a argotu v Plzni, Plzeň, Pedagogická fakulta, 1995, pp.
48–53.
• KRČMOVÁ, Marie, « Jazyk města, v němž žijeme » [La langue de la ville où nous vivons],
Universitas, 28, 1995, n° 1, pp. 65–68, n° 2, pp. 66–70, n° 3, pp. 67–71, n° 4, pp. 67–71.

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Section
Argotologie générale
• KRČMOVÁ Marie, « Proměny brněnské městské mluvy » [Les métamorphoses du par-
ler urbain de Brno], in DANEŠ František et al. (éds.), Český jazyk na přelomu tisíciletí,
Praha, Academia, 1997, pp. 225–230.
• KRČMOVÁ Marie, «  Psaná podoba sociolektu  » [La forme écrite du sociolecte], in
MISLOVIČOVÁ Sibyla (éd.), Jazyk v komunikácii, Bratislava, Jazykovedný ústav Ľudovíta
Štúra, 2004, pp. 54–62.
• KRČMOVÁ Marie, «  Hantec jako fenomén dnešních dnů  » [Le hantec en tant que
phénomène actuel], in Profesor Lumír Klimeš jubilující, Plzeň, Pedagogická fakulta ZČU,
2005, pp. 91–98.
• KRČMOVÁ Marie, « Co přináší literární stylizace » [Qu’apporte la stylisation littérai-
re], in JANDOVÁ Eva (éd.), K diferenciaci jazykových prostředků, FF Ostravské univerzity,
(à paraître).
• NOVÁK Pavel, « Brněnské šalina/šelina (‘tramvaj’) » [« Šalina/šelina » de Brno (« le
tramway »)], in HOSKOVEC Tomáš & ŠEFČÍK Ondřej & SOVA Radim (éds.), Teorie
a empirie. Bichla pro Krčmovó, Brno, Masarykova univerzita, 2006, pp. 177–186.
• OBERPFALCER František, «  Argot a slangy  » [Argot et jargons], in Československá
vlastivěda III. Jazyk, Praha, Sfinx, 1934, pp. 311–375.
• PODHORNÁ-POLICKÁ Alena, Universaux argotiques des jeunes  : analyse linguistique
dans les lycées professionnels français et tchèques, Brno, Munipress, 2009.
• UTĚŠENÝ Slavomír, « Od plotny k hantecu : areaologické poznámky k vývoji podloží
brněnské lidové mluvy » [Du plotna au hantec : les remarques territoriales sur l’évo-
lution du substrat du parler populaire de Brno], in KLIMEŠ Lumír (éd.), Sborník
přednášek ze 4. konference o slangu a argotu, Plzeň, Pedagogická fakulta, 1989, pp.355–
370.
• VALČÁKOVÁ Pavla, « K brněnské hantýrce » [À propos du « hantýrka » de Brno], in
HOSKOVEC Tomáš & ŠEFČÍK Ondřej & SOVA Radim (éds.), Teorie a empirie. Bichla
pro Krčmovó, Brno, Masarykova univerzita, 2006, pp. 63–70.
• TROST Pavel, « O pražském argotizování » [De l’argotisation pragoise], 1936, repro-
duction in : Studie o jazycích a literatuře, Praha, Torst, 1995, pp. 7–9.
• TROST Pavel, « K slovníku brněnské mluvy » [À propos du vocabulaire du parler de
Brno], Naše řeč, 56, 1973, pp. 182-184.

Abstract

Sociolect of the city of Brno


This article deals with the evolution and the specific features of “hantec”, a sociolect used by the
inhabitants of Brno. While the sociolect derives from the so-called “plotna”, the original language
of the underclass during the period between the two world wars, it has been developed under
the term “hantec” among artists and the young. Despite the hype in the media and the resulting
caricaturization, this sociolect has become a symbol of identity not only for the inhabitants of
Brno but also the traditional local language marker.

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Argot et jargon

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Retour sur le jargot

Marc SOURDOT
< Université Paris Descartes / misourdot@aol.com >

Lors du premier Colloque International d’Argotologie tenu en 1989 à Besançon, nous


avons présenté une communication (Sourdot 1989) explicitant la notion de « jargot ».
Nous l’avions introduite dès 1987 dans nos échanges lors des séances du CARGO, le
laboratoire d’argotologie de l’Université Paris 5 – René Descartes, Faculté des Sciences
Humaines et Sociales – Sorbonne, que venait de fonder et que dirigeait Denise Fran-
çois. Les actes de ce colloque n’ayant pas été publiés, il nous a semblé intéressant, vingt
ans après, de revenir sur cette notion pour voir si et comment elle avait circulé dans le
dédale des études argotologiques. Si elle avait gardé trace de sa première acception ou
comment, par exemple, elle avait pu être rapprochée de la notion d’« argot commun »
chère à Denise François.

Retour aux sources


À l’origine, cette notion de « jargot » n’était que la reconnaissance, de la part du des-
cripteur, du fait qu’il est parfois difficile de se prononcer sur le caractère argotique ou
non de telle ou telle production langagière. En bon fonctionnaliste, nous avons toujours
considéré qu’il était nécessaire d’opérer avec des outils, notions ou concepts, préalable-
ment bien définis. C’est à  mon sens ce qui distingue l’argotologie, comme approche
scientifique, des différentes études plus ou moins fantaisistes, souvent journalistiques,
qui traitent de l’argot.
Le fait est donc qu’à l’époque nous n’avions pas encore affiné les outils qui nous ont
permis par la suite de mieux cerner les contours de ces « parlures argotiques » et nous
hésitions souvent à trancher entre « jargon » et « argot ». C’est pourquoi, au cours d’une
séance du CARGO, j’avais proposé la notion de « jargot » qui permettait d’avancer dans
la description sans prendre momentanément parti sur le caractère argotique ou non des
faits de langue soumis à examen. C’était en quelque sorte un choix terminologique, une
innovation, par défaut.
Mais bien vite, il nous est apparu que certaines pratiques verbales relevaient de ce
que nous appelions « les parlures argotiques » sans pour autant pouvoir être considérées

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Section
Argot et jargon
comme « jargon » ou « argot ». Du premier, elles n’avaient pas le caractère « économi-
que » qui fait qu’un jargon, de façon souvent univoque, dit peu pour signifier beaucoup
alors qu’un argot se caractérise d’abord par le caractère cryptique qui a présidé à son
émergence.
C’est pourquoi, un peu plus tard, dans le n° 90 de Langue française (Sourdot 1991),
nous avons explicité la notion de « jargot » en désignant ainsi une parlure qui ne porte
plus trace de volonté cryptique, comme un argot, ni trace de fonction « économique »
comme un jargon, mais véhicule néanmoins des traits formels et fonctionnels caractéris-
tiques de l’un et/ou de l’autre. S’il a perdu toute référence cryptique et économique, le
jargot se caractérise néanmoins par ses composantes ludiques et connivencielles. Mais
cette connivence ne réfère pas, contrairement à un argot ou un jargon, à un sentiment
d’appartenance à un groupe nettement délimité. Si connivence il y a, c’est celle de lo-
cuteurs qui se reconnaissent dans une façon de dire, comme ils se retrouvent dans une
façon de vivre, dans une mode culinaire ou vestimentaire, par exemple. S’il partage des
procédés formels avec jargons et technolectes, telle l’utilisation de la suffixation dite
savante, c’est essentiellement dans une perspective ludique sans volonté économique.
Si l’on retrouve le même suffixe dans morphophonologie et bobologie, « qui soigne le vague
à l’âme », ce suffixe « savant » ne semble pas, dans l’un et l’autre cas, relever du même
registre ni produire le même effet !
À la différence également du jargon et de l’argot qui relèvent du registre de l’utile
– cacher ou clarifier le contenu des échanges – le jargot relève plutôt du futile : mani-
festation d’une certaine liberté de ton sans souci d’efficacité particulière. Les années
1980 – et ce n’est sans doute pas un hasard si cette notion a émergé à ce moment-là –
furent prodigues en manifestations de cette sorte, manifestations que l’on a regroupées,
dans l’Hexagone, sous le terme générique de « français branché » (Verdelhan-Bourgade
1991), popularisé, et alimenté en même temps, par les médias de l’époque.

Premières applications
On a pu ainsi montrer que les habitudes linguistiques des étudiants, cette « langue des
jeunes » des années 1980, avaient rapidement évolué au début des années 1990 (Sour-
dot 1997). Le jargot de type « français branché du Quartier latin », relevé et décrit en
1987, se révélait être plus proche, sept ans plus tard, en 1994, du français des cités. Ce
déplacement du centre vers la périphérie devant, sans doute, être mis en relation avec
les changements observés dans les habitudes, les contraintes de la réalité quotidienne
de cette population.
On peut considérer également ce qu’on a appelé le parler « zazou », le parler de la
jeunesse du milieu des années 1940, comme un jargot. Cette activité langagière était,
certes, alimentée par différents jargons et par l’argot parisien de l’époque, mais elle
relevait plus de cette connivence générationnelle et de ce goût du jeu que d’une réelle
volonté cryptique. Ce jargot faisait partie de la panoplie du zazou de l’époque, à côté de
sa coiffure, de sa vêture et de ses goûts musicaux.
Plus tard, lors du colloque de Cerisy (Sourdot 1996), nous avons utilisé cette notion
de jargot pour montrer le parti stylistique que pouvait tirer un romancier comme René
Fallet (zazou en sa jeunesse) du vocabulaire emprunté à divers registres en marge. Nous
regroupions sous cette appellation ce qui relevait de l’argot traditionnel et des jargons,

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Retour sur le jargot
Marc SOURDOT

jargon de métier ou de loisir : de la pêche, du vélo, de la pétanque ou du billard mais


également du français régional, essentiellement le français du Bourbonnais dont il était
originaire. Cela nous permettait de réunir sous la même appellation des faits de langue
dispersés par ailleurs et rassemblés dans une dynamique stylistique caractéristique de
cet auteur.
À  la différence d’auteurs comme Simonin ou Boudard qui utilisent presque exclu-
sivement le potentiel de l’argot traditionnel, Fallet, grâce à ce jargot, élargit la palette
de ses emprunts et amplifie ainsi son potentiel stylistique en faisant résonner sa prose
romanesque de la polyphonie des différentes parlures. C’est cette diversité des pratiques
verbales des héros fallétiens qui donne à cette œuvre romanesque cette variété de tons
et explique, en partie, son succès.

Et après ?
Une fois avancée et illustrée cette notion de jargot, nous reste à voir comment elle a pu
être utilisée, et dans quels domaines, au cours de ces vingt dernières années. Les mo-
teurs de recherche s’avèrent de précieux auxiliaires pour ce genre d’investigations. Les
nombreuses références répertoriées – encore que mes relevés n’aient rien d’exhaustifs
– montrent que la notion a été largement utilisée.... ce qui tendrait à prouver son utilité.
La diversité de ces utilisations montre également la grande variété des interprétations
qui en ont été faites, et c’est peut-être ce qu’il y a de plus intéressant. Essayons d’y mettre
un peu d’ordre.
J’ai, hélas, dépouillé presqu’exclusivement des références en français et en anglais,
quelques-unes en espagnol et italien. Je prie donc les collègues qui ne publient pas en
ces langues d’excuser dès à présent mes lacunes !
Malgré le compte-rendu du colloque de Besançon effectué par Le Nouvel Observateur
du 26/10/1989 sous le titre «  Le jargot des argotologues  », la notion ne semble pas
s’être répandue dans le grand public : « Pour éviter de perdre du temps à circonscrire
les argots, les jargons et les parlers régionaux, Marc Sourdot (Université R. Descartes)
propose un autre concept, le ‘jargot’ qui les englobe ».
On peut néanmoins relever dans Le journal de l’avancée médicale (1989) dans un article
intitulé « Médecins, savez-vous parler jargot ? » une utilisation de cette notion conforme
à la première acception que nous lui avions donnée dans cette adresse d’un journaliste
à ses lecteurs médecins : « Parce que votre langage est un mélange de jargon et d’argot,
les spécialistes le qualifient aujourd’hui de jargot ».
On peut également relever une application lexicographique de cette notion dans
l’existence d’un glossaire intitulé Dictionnaire du jargot des cibistes : jargot que son auteur,
Roland Nadaus, conçoit comme : « …un langage très particulier : argot pour ne pas être
compris de n’importe qui…et jargon copié du langage radio amateur ».
On entrevoit là les premières hésitations qui ont présidé à l’émergence et à l’adoption
de cette notion, mais on ne retrouve pas, à l’intérieur de l’ouvrage, glossaire sans préten-
tion mais parfois assez drôle, d’autres références à la notion de jargot.
Fréquente est effectivement la référence à la première conception du jargot, considéré
comme compromis entre argot et jargon. Pour certains, cette référence se résume en
une hésitation entre argot et jargot ou jargon et jargot. C’est ce que l’on retrouve dans
le compte rendu de l’ouvrage de Philippe Vandel Le dico français / français :

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Section
Argot et jargon

Il est indéniable que la décennie passée a été marquée, du point de vue linguistique du moins,
par une évolution rapide des formes langagières communes et parfois aux limites de l’argot (ou
du jargot comme le cataloguent les chercheurs spécialisés) (Prévos 1994 : 709).

Mise en perspective descriptive


La première attestation de l’utilisation de la notion de jargot dans une perspective des-
criptive, nous l’avons retrouvée dans le n° 10 des Documents de Travail du CARGO, dans
un article de Catherine Choron-Baix : « Le parler des boxeurs, jalons pour un jargot »,
dans lequel elle précise :

Il semble bien que le langage des boxeurs appartienne à la catégorie jargot puisqu’il présente
à  la fois un registre technique spécifique et une dimension argotique certaine (Choron-Baix,
1990 : 107).

Jean-Paul Colin lui, spécialiste de la littérature argotique, tirerait plutôt le jargot du


côté des jargons :

…le terme de jargot pour désigner cette sphère lexicale qui associe étroitement les procédés du
langage ‘populaire’ à  la familiarité avec des concepts, des objets ou des pratiques spécifiques
d’un certain métier (Colin 2007 : 45).

C’est cette hésitation, voulue, dans notre première présentation qui a amené notre
collègue Louis-Jean Calvet à écrire :

...le terme de jargot qui dans sa forme suggère un moyen terme entre argot et jargon risque dès
lors d’apparaître comme l’intersection entre deux ensembles flous, ce qui ne facilite guère la
clarté du propos  (Calvet 1991 : 51).

On peut préciser que L.-J. Calvet n’accorde pas, contrairement à  nous même, une
grande importance à  la fonction cryptique dans la définition des argots, ce qui, dès
lors, déplace les traits définitoires nécessaires et suffisants à la classification des parlures
argotiques.
Hilary Wise, au contraire, dans son ouvrage sur le vocabulaire du français contempo-
rain, pointe l’intérêt qu’il peut y avoir à utiliser la notion de jargot :
Pour rendre compte d’un lexique de cette sorte qui possède les deux fonctions de l’ar-
got et du jargon, Sourdot (1991) a introduit le terme utile de jargot (Wise 1997 : 214).
J’ai relevé, au passage, le fait que le Département de français de l’Université de Vir-
ginie avait trouvé la notion suffisamment opératoire pour l’introduire dans son cursus
FREN 426 Le lexique français : « this new, experimental course focuses on the variety and
complexity of modern french vocabulary (argot, jargon, jargot, mots spécialisés...) »1.
On peut trouver une application originale, mais discutable, de la notion de jargot dans
le travail de Stephanie Wössner L’argot à travers le diasystème. Dans son étude diachroni-
que de l’argot français, elle réserve ce terme à l’argot du XIXe siècle sous prétexte que :

1) http //: www. Virginia.edu/french/ugrads/

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Retour sur le jargot
Marc SOURDOT

l’argot parisien se répandait de plus en plus dans Paris et s’ouvrait aux autres courants de la
société. L’argot du milieu s’unissait avec les argots de métiers surtout au nord-est de Paris. La
plupart des groupes qui parlaient le « jargot » étaient donc des groupes assez homogènes et res-
treints… Il y avait quand même un petit nombre de bourgeois chez qui le ‘jargot’ était en vogue
(Wössner 2004 : 14–15).

Ce seul critère de diffusion de l’argot hors de ses groupes traditionnels, sans tenir
compte de critères fonctionnels, lui permet de hiérarchiser ainsi sa présentation des
faits argotiques :

Argot des criminels » pour les 17e et 18e siècles, « Jargot » pour le 19e siècle et « Français argoti-
ques » ou « les argots » pour le 20e siècle (Wössner 2004 : 27).

Une mise en perspective argotologique


Plus fondée sur des critères fonctionnels et sociolinguistiques se révèle la contribution
d’Alicia Roffé Gomez (1994) qui englobe le problème des argots, des jargons et des jar-
gots en un débat plus général dans le cadre de ce qu’elle appelle « les langues spéciales »,
dans son article « Propriétés essentielles des langues spéciales : coïncidences et différen-
ces par rapport aux argots ». Dans sa conclusion, elle rappelle que :

Ce qui distingue l’argot des jargons et des jargots c’est que ces derniers ne possèdent pas de but
cryptique – si ce n’est occasionnellement – et que celui-là est essentiellement oral (Roffé Gomez
1994 : 290).

Même si l’on peut discuter sa dernière proposition, elle prouve qu’elle fait partie des
chercheurs qui se sont attachés à affiner les outils descriptifs en matière argotologique.
Elle ne se contente plus d’une simple dichotomie entre argot et jargon mais, à travers
sa réflexion sur « les langues spéciales » elle montre, en la discutant et l’approfondis-
sant, l’intérêt de la notion de jargot, à côté de ce qu’elle appelle « les langages secto-
riels ».
Nous pouvons retrouver dans les récents travaux d’Alena Podhorná-Polická ce même
souci d’approfondir la discussion en vue de bien délimiter les notions d’argot, de jargon
et de jargot et de bien circonscrire leurs champs d’application :

En effet, l’Argot au singulier (et avec une majuscule), signifie l’argot des malfaiteurs, c’est-à-dire
l’argot dans son sens classique, tandis que si l’on parles des argots au pluriel, c’est dans le sens
moderne du terme qui prend en compte la variation lexicale dans des milieux cohésifs, dont
les membres sont unifiés soit autour d’une activité commune – d’où la proximité des notions de
jargon et de jargot – soit autour d’un sentiment identitaire communautariste (mots identitaires gé-
nérationnels – argots des jeunes, socio-spatio-ethniques – argot des jeunes des cités, etc…). Telle
est la vision des argotologues (Podhorná-Polická 2009 : 119).

En replaçant la notion de jargot dans le cadre identitaire attaché à un groupe, elle
prend en compte l’une des dimensions essentielles de la démarche argotologique, à sa-
voir la dimension socio-culturelle.

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Section
Argot et jargon
En ce qui concerne l’utilisation du jargot dans une perspective d’analyse littéraire,
on peut citer le travail de Samuele Montisci Renaud : rebelle, vivant et debout dans lequel
l’auteur reprend la notion de jargot dans sa première acception, mais sans l’illustrer de
façon vraiment significative.

Un outil pour l’approche du texte littéraire ?


Plus intéressante m’a semblé l’utilisation qui en a été faite dans une critique de l’édition
de La Pléiade de «  Belle du Seigneur  » d’Albert Cohen. L’auteur, à  propos du héros
Adrien qui aime utiliser l’anglais dans sa conversation, le caractérise ainsi :

Dans la parole d’Adrien, les anglicismes constituent un jargot : l’emprunt qui est cryptique dans
l’argot et économique dans le jargon est ici « un simple clin d’œil à la langue étrangère qui véhi-
cule les références à la mode » – à la fois la réussite individuelle à l’américaine et la distinction
britannique. (Cabot 2005 :175)

Et je pense que nous avons effectivement là, dans cette façon de dire du héros, un bon
exemple de ce que peut être un jargot, même si cette référence n’est que passagère dans
la critique en question.
Moins anecdotique, en revanche, l’utilisation qui en est faite par Jana Brňáková
puisqu’elle l’utilise dans le titre même de sa contribution : « Jargot san-antoniesque »
(Brňáková 2004 : 171). S’il est une œuvre, en effet, dont on peut rendre compte à travers
la notion de jargot, c’est bien celle de Frédéric Dard, le créateur du héros San Antonio.
Ce romancier est en effet plus connu pour ses créations / recréations / récréations ver-
bales que pour la qualité de ses intrigues policières. Frédéric Dard mêlait en effet argot
traditionnel, jargon de métier et de loisir, langues étrangères et français local : un de ses
titres San Antonio chez les gones2 reprend un terme caractéristique du parler lyonnais. Ce
jargot, qui englobe ses nombreuses créations individuelles, ses innombrables hapax, lui
permettait de tirer parti stylistique de cette diversité, en jouant sur l’inattendu, sans pour
autant dérouter ses lecteurs.

Produit et activité
Un autre point qui a retenu notre attention est le rapprochement, pour ne pas dire
l’identification, entre jargot et « argot commun », notion chère à Denise François qui en
a fait un élément important des études argotologiques.
C’est ainsi que André Horak de l’Université de Berne à propos de l’utilisation qu’il fait
de ces notions dans son article sur « Le langage paysan dans la littérature » nous dit :

Le jargot se présente comme synonyme de l’argot commun lorsqu’il désigne le langage devenu
commun entre les argots et ayant ainsi perdu (une partie de) sa fonction cryptique.  (Horak
2006 : 4).

2) Gone en français de la région lyonnaise signifie « jeune enfant, gosse, gamin ». On le retrouve, par exemple,
dans le titre du roman d’Azouz Begag Le Gone du Châaba.

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Retour sur le jargot
Marc SOURDOT

Ce rapprochement fréquent entre argot commun et jargot, sans être beaucoup argu-
menté, trouve sans doute sa source dans l’encyclopédie en ligne Wikipedia qui nous dit
que :

L’argot commun, parfois appelé jargot, est un parler familier dérivé de l’argot mais qui en
a perdu les fonctions cryptiques et identitaires. Il n’est plus spécifique à un groupe donné et est
essentiellement utilisé dans une visée ludique. (Wikipédia, entrée Argot)3

Cette confusion entre jargot et argot commun tient sans doute au fait que nous avons
écrit que le jargot était « alimenté par le jargon commun et l’argot commun » d’une
part et que, d’autre part, il n’est pas toujours facile de faire la distinction entre activité
argotique et produit de cette activité.
Pour ma part, je réserve le terme « d’argot commun » au stock lexical, produits d’une
ancienne activité argotique, composé d’unités qui sont entrées dans la langue commune.
Ces produits lexicaux, ce vocabulaire, se retrouvent dans nos dictionnaires de langue
avec, bien souvent, un indice d’usage du type « Arg. », « Fam. » voire « Vulg. » ou « Péj. ».
Ainsi parmi les sens nouveaux, à la microstructure donc, du Petit Robert 2007, peut-on
trouver, entre autres :

Affaire, Fam. « un bon partenaire sexuel » ; Lucette n’est pas l’affaire du siècle au plumard (San
Antonio).
Casser, sans compl. Fam. « rompre, quitter » / « briser psychologiquement »
Déchirer, Fig. et Fam. « se mettre dans un état second » (cassé, défoncé, pété)
Grognasse, Injurieux « femme ».
Mongolien, Fam. et Péj. « stupide ».
Suceur, suceuse, Vulg. « personne qui pratique la fellation ».
Sucette, Fam. « panneau d’information et d’affichage implanté par un pied sur la voie publi-
que ».

Pour ce qui est des mots nouveaux, on peut trouver dans cette même édition du
Petit Robert 2007 les mots suivants, issus de parlures argotiques : calmos, addict, niaque,
teufeur/euse, tiser, tip-top, rapidos, raveur, chtarbé, djeune, empaffé … entre autres.
Comme on le sait, une fois passé dans la langue commune, cet argot commun peut
perdre peu à peu toute trace de ces origines argotiques comme l’attestent des unités
comme cambrioler, matois, maquiller, camoufler ou voyou. C’est un mouvement que l’on
peut également observer en amont entre « l’argot des jeunes des cités, l’argot des jeunes
et l’argot commun » comme nous le montre Alena Podhorná-Polická qui insiste sur la
perméabilité des différents milieux (Podhorná-Polická 2009 : 187). On pourrait même
continuer ce schéma et montrer que certaines unités issues de l’argot des jeunes et de
l’argot commun peuvent se retrouver très vite dans la langue commune. C’est par exem-
ple le cas de Beur au sens de « jeune Maghrébin né en France de parents immigrés »
qui, apparu dans la langue des jeunes des cités au début des années 1980, a très vite été
intégré au dictionnaire de langue usuel, Le Petit Robert, en 1987.
Le jargot, au contraire, relève d’une activité, d’une pratique linguistique et langagière
où se retrouvent des unités venues certes de l’argot commun mais également du jargon

3) http://fr.wikipedia.org/wiki/argot

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Section
Argot et jargon
commun, constitué de l’ensemble des termes communs à des pratiques relevant de dif-
férents domaines : artistiques, sportifs, professionnels et autres.
Cette activité, outre sa nature interactionnelle, se caractérise par une très grande ins-
tabilité, par la rapidité de changement des termes qu’elle emprunte, sensible qu’elle est
aux variations de l’air du temps linguistique.
Cette opposition entre « activité » – jargot – et « produit » – argot commun – nous
semble essentielle pour poursuivre ce qui nous semble demeurer un élément important
de la réflexion argotologique  : la délimitation et l’utilisation des outils descriptifs de
base, et ce dans la perspective fonctionnaliste qui était celle de la fondatrice du CARGO
et qui reste la nôtre.

En conclusion
Alors, jargot : « ensemble flou » ou catégorie intermédiaire qui aide à mettre un peu
d’ordre dans la nébuleuse argotique aux côtés de l’argot et du jargon ? La diversité des
interventions relevées, la pertinence de certaines d’entre elles, nous font pencher, bien
sûr, pour la seconde proposition. Même si les limites peuvent parfois paraître floues
entre ces différents domaines, il nous semble important de bien les définir à condition,
toutefois, de savoir distinguer entre activité et produit d’une activité.
Si l’on pouvait s’attendre à ce que la notion de « jargot » fût reprise en argotologie
générale – et ce fut le cas dans nos séances de travail du CARGO dès la fin des années
1980 –, il était plus surprenant qu’elle le fût dans l’optique de l’étude du texte littéraire.
On peut penser que l’écriture de certains auteurs, catalogués un peu vite d’argotiers,
pourrait être réexaminée à  l’aune du jargot. De la même façon que certains parlers,
jeunes ou moins jeunes, pourraient l’être.

L’avenir le dira.

Références bibliographiques

BrŇáková Jana, « Jargot san-antoniesque », in LIS Jerzy & TOMASZKIEWICZ Teresa, Échan-
ges : créer, interpréter, traduire, enseigner. Actes du 7e séminaire international d’études doctorales. Łask,
Oficyna Wydawnicza Leksem, 2004, pp. 171–177.
CABOT Jérôme, « Des couacs sur papier bible. Italiques et guillemets dans l’édition Pléiade des
romans d’Albert Cohen», Cahiers Albert Cohen, n° 15, Éd. Le Manuscrit, 2005, pp.175-183.
CALVET Louis-Jean, « L’argot comme variation diastratique, diatopique et diachronique (autour
de Pierre Guiraud) », Langue Française, vol. 90, n° 1, Parlures Argotiques, 1991, pp. 40–52.
CHORON-BAIX Catherine, « Le parler des boxeurs. Jalons pour un jargot », Documents de travail,
n° 10, Paris, Sorbonnargot – Publications du Centre d’Argotologie, 1990, pp. 107–109.
COLIN Jean-Paul, Argot et poésie. Essais sur la déviance lexicale, Besançon, Presse Universitaire de
Franche-Comté, 2007.
HORAK André, « Le jargon paysan dans la littérature », AnMal electronica, n°19, juin 2006, 26
p. [En ligne] Disponible sur  : http://www.anmal.uma.es/numero19/Horak.pdf (consulté le
30/03/2010).

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Retour sur le jargot
Marc SOURDOT

MONTISCI Samuele, Renaud : «Rebelle, vivant et debout» – Analisi del percorso artistico di un sessan-
tottino autore di testi. Mémoire de maîtrise. Université de Cagliari, 2000. [En ligne] Disponible
sur : http://www.sharedsite.com/hlm-de-renaud/bibliotheque/etudiant/e_samuele_montisci/
samuele_montisci_04_00_la_langue_familiere.htm (consulté le 30/03/2010).
Nadaus Roland, Dictionnaire du jargot des cibistes, Nîmes, Lacour, 1997.
PodhornÁ-PolickÁ Alena, Universaux argotiques des jeunes. Analyse linguistique dans les lycées
professionnels français et tchèques, Brno, Munipress, 2009.
PRÉVOS André J.M., « Compte rendu de l’ouvrage de Philippe Vandel (1993), Le Dico français /
français », The French Review, vol. 67, n° 4,1994, p. 709.
ROFFÉ Gomez Alicia, « Propriétés essentielles des langues spéciales : coïncidences et différences
par rapport aux argots », Revista de filologia francesa, 5, Madrid, 1994, pp. 283–293.
SOURDOT Marc, «  Vous avez dit ‘jargot’  ?  », Communication au Premier Colloque International
d’argotologie tenu à Besançon en 1989. [Actes non parus]
SOURDOT Marc, « Argot, jargon, jargot », Langue Française, vol. 90, n° 1, Parlures Argotiques, 1991,
pp. 13–27.
SOURDOT Marc, « Le jargot Fallet », BULAG, n° hors série, Actes du Colloque de Cerisy-la-Salle, Les
argots : noyau ou marges de la langue ?, 10–17 août 1994, Besançon, Université de Franche-Comté,
1996, pp. 197–213.
SOURDOT Marc, « La dynamique du français des jeunes : sept ans de mouvement à travers deux
enquêtes (1987–1994) », Langue Française, vol. 114, n° 1, Les mots des jeunes. Observations et hypo-
thèses, 1997, pp. 56–81.
VERDELHAN-BOURGADE Michèle : « Procédés sémantiques et lexicaux en français branché »,
Langue Française, vol. 90, n° 1, Parlures Argotiques, 1991, pp. 65–79.
Wise Hilary, The vocabulary of modern French: origins, structure and function, London, Routledge,
1997.
WÖSSNER Stephanie, L’argot à travers le diasystème, Tübingen, Grin Verlag, 2004.

Abstract

Coming back to “jargot”


This article attempts to show the development of the idea of “jargot”, twenty years after its
introduction into the first work meetings of the Sorbonne’s Center for Slang Studies.
This development has proved the key to enlighten the field of slang studies. How has it been
used and to what effect in the general study of slang? Has it had applications in other studies, in
particular in literary studies, for example?
We will try to answer these questions in reference to what has been discussed and written on the
subject so far.

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L’argot des métiers : ressources
linguistiques et stylistiques
Mercedes EURRUTIA CAVERO
< Université de Murcie / mercedes.eurrutia@um.es >

1. Introduction
Argot, jargon, parler des métiers… constituent un patrimoine culturel collectif dont il
faut garder la mémoire, un chef-d’œuvre linguistique en perpétuelle gestation qui mérite
sans doute une réflexion comme celle que nous proposons dans la présente étude.
Une brève évocation historique montre comme premier dictionnaire encyclopédique,
ouvert aux emplois techno-scientifiques, le Furetière (1690) qui réunissait des termes
de quelque 250 professions identifiées. Plus tard, les six éditions de Trévoux et son
Dictionnaire universel (de 1704 à 1771) assurent une progression à ce lexique spécialisé
auquel à partir de 1762, l’Académie commence à faire une petite place. De 1751 à 1780
les rédacteurs de l’Encyclopédie lui dédient le Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts
et des Métiers. Au cours du XIXe et du XXe siècle se sont ensuite succédés des ouvrages
encyclopédiques comme le Grand Larousse universel (1870) qui ont toujours considéré
les apports concernant les métiers (Brunot, 1968). Pourtant un sondage de différents
dictionnaires plus actuels portant sur des emplois argotiques ou familiers tels que le
Larousse (2002) ou le Dictionnaire du français en liberté de Dontcho Dontchev (2007)
révèle un pourcentage très faible d’entrées consacrées aux métiers.
En dépit d’une certaine marginalisation du parler des métiers, peut-être à cause du
particularisme, de l’implicite et de la connivence qui y sont rattachés et qui rendent
difficile son interprétation, on constate aujourd’hui un regain d’intérêt à l’égard de ce
lexique, stimulé soit par l’élaboration des dictionnaires électroniques, plus performants,
susceptibles de saisir en permanence ces usages toujours changeants, soit par le besoin
d’améliorer la transmission d’informations appartenant à ces domaines d’activités : le
Dictionnaire du français des métiers (1995) de Loïc Depecker ou Le parler des métiers de
Pierre Perret (2002) témoignent de ces emplois restrictifs encore à  explorer. L’argot
ou plutôt le parler des métiers est caractérisé par un vocabulaire concret et simple.
L’ouvrier, le technicien l’homme de métier est « un ouvreur, un arpenteur, un inventeur
de langue » (Depecker 1995 : 15) qui applique son humour et son génie à la description
d’une machine, d’un objet ou d’un procédé technique. Son discours se nourrit de
grands thèmes qui fondent les locutions du français et de toute autre langue : il abonde

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L’argot des métiers : ressources linguistiques et stylistiques
Mercedes EURRUTIA CAVERO

en jugements sociaux, en réflexions portant sur les relations interhumaines… Les


difficultés que le parler des métiers et tout particulièrement l’argot posent cependant
du point de vue lexicographique tiennent notamment à l’absence de traces écrites, seul
un travail de recherche basé sur des enquêtes de terrain est susceptible de rendre
compte de la transformation perpétuelle de la réalité observée. Prenant comme support
des glossaires créés à partir de cette méthode, nous passerons en revue les ressources
morphosyntaxiques et sémantiques dont se servent les locuteurs de différents métiers
pour satisfaire leurs besoins langagiers. On observe que, dans la plupart des cas, la
compréhension du message est fondée sur une interconnexion de réseaux extrêmement
imbriqués, hors desquels les emplois sont souvent mal ou non compris.  De nombreux
mots spécialisés exigent des définisseurs mal intégrables aux nomenclatures de la langue
générale, d’où les nombreuses ambiguïtés et des dérivés sémantiques problématiques.
Dans ces situations, les gestes sont porteurs de sens et constituent un support à considérer
ainsi que les études contrastives entre énoncés généraux et spécialisés, entre différents
domaines spécialisés et entre registres. Dans ce travail, nous insisterons notamment
sur les formules et les figures de style issues de la sagesse populaire car nous sommes
convaincus, comme disait le grammairien du XVIIIe siècle César Chesneau Du Marsais,
« qu’il se fait plus de figures un jour de marché à la Halle, qu’il ne s’en fait en plusieurs
jours d’assemblées académiques » (1757 / 2002 : 186). L’emploi de ces procédés formels
ou rhétoriques choque tout d’abord par les nombreuses déformations du lexique (tant
sur le plan morphosyntaxique que sémantique) qui opèrent sur les deux faces du signe
linguistique, signifiant et signifié (Saussure, 1969), sur lesquelles nous focaliserons notre
intérêt.

2. P
 articularités morphosyntaxiques : dérivation,
composition et autres
2.1. Dérivation

L’argot des métiers constitue un dérèglement des normes habituelles qui régissent, du
point de vue morphosyntaxique, l’innovation lexicale dans le langage usuel. C’est ainsi
que la dérivation propre (affixation) se définit par les caractéristiques suivantes :

• ­création par suffixation d’unités lexicales qui ne sont pas encore répertoriées dans
une certaine catégorie grammaticale : sur le modèle boulanger – boulangerie, les Sé-
négalais ont créé par association essencerie et dibiterie (par glissement phonique sur
débiter)
• par pression de l’environnement linguistique, notamment morpho-phonologique,
beaucoup de travailleurs sont Roumaniens ou Bulgariens comme on est Îliens ou
Italiens…­
• suffixation parasitaire ou de substitution avec une grande prédilection pour des fina-
les en –ingue, –ouille, –oche, –uche, –aque, –aille, –oque, –o(s) :
– ­substantifs : dirlo / dirlingue, n. m. « directeur », dirloche, n. f. « directrice » (fré-
quemment à valeur péjorative), chtouille (médecine), n. f. « maladie vénérienne » ;
poulailler (spectacle), n. m. «  galerie supérieure d’un théâtre  »  ;  plombard, n. m.
« mauvais plombier »

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Section
Argot et jargon
– ­verbes : bazarder, v. t. « vendre en hâte, à bas prix ». Ce suffixe péjoratif entre dans
des formations plus complexes : rencard ou rencart, n. m. « rendez-vous » (apocope
de rencontre) ­
• emploi de suffixes diminutifs tels que –et, –ot, –aille, etc. (p.ex. menuaille, n. f. « petite
monnaie ») qui ne dénotent éventuellement que l’affectivité de ceux ou de celles qui
évoquent les termes ainsi construits dans un certain contexte : –ot  dans p.ex. noirot, n.
m. « chauffeur de taxi qui rentre la nuit à sa compagnie »,  sans être un nuiteux, varlot,
n. m. « client qui n’achète pas » ­
• suffixation plaisante pseudo-latine : mortibus « mort », adjectif invariable créé à partir
de mort par l’influence d’omnibus
• adaptation d’un mot à un contexte syntaxique par suffixation d’un terme français fon-
dée sur le changement de catégorie grammaticale :
– noms déverbaux (examination – examiner)
– noms dé-adjectivaux (terribleté – terrible)
– noms créés à partir d’un autre en passant préalablement par la catégorie adjecti-
vale: plumitif, n. m. « écrivain médiocre »
• ­resuffixations humoristiques  et/ou populaires : chômedu ou chômdu, n. m. «  chô-
meur » ; éconocroques, n. f. pl. « économies personnelles » ; contrecoup ou contrefiche, n.
m. « contremaître » ­
• resuffixations portant sur des apocopes : convalo, n. f. « congé de convalescence » ;
syphilo, n. f. « syphilis » ; téloche, n. f. « télévision »

Moins fréquente que dans le langage technique, la dérivation impropre, fondée sur le
« changement de catégorie grammaticale d’un mot sans changement de forme » (Niklas-
Salminen, 1997: 68), donne lieu à de nombreuses nominalisations souvent inexistantes
dans le langage usuel :

• de prépositions : sans, n. « personne sans papiers »


• d’adjectifs verbaux : l’aboyeur (chemin de fer) « surnom de l’agent effectuant les an-
nonces dans les gares »,
• de formants d’origine gréco-latine : un extra, 
• de contractions : ala, n. m. (imprimerie) « réunion d’ouvriers du livre où l’on boit ‘à la
santé’ »,
• de certains interrogatifs  : quand-est-ce, n. m. «  tournée de bienvenue offerte par un
nouvel arrivant dans un bureau ou un atelier »,
• de verbes : notamment de participes passés : la criée, n. f. « salle d’enchères où les
ordres sont passés en Bourse » 
• de participes présents : arrivant, e, n . « ouvrier, ère entrant en atelier ».

Enfin, la dérivation inverse ou régressive opère de façon similaire à  la dérivation


impropre permettant la création des termes inexistants dans l’usage courant : boulange,
n. f. « métier de boulanger » ; refile ou refil, n. m. « marchandise refusée » ; crève, n. f.
« maladie plus ou moins grave », déverbal de crever.
En ce qui concerne la préfixation, elle est tout particulièrement représentée par des
termes à connotations hyperboliques :

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L’argot des métiers : ressources linguistiques et stylistiques
Mercedes EURRUTIA CAVERO

• extra : extraplat, extralucide (« voyant »),


• hyper– et hypra– équivalents de « très » et d’« extrêmement ». Hyper– est l’homologue
grec du latin super–  (superchouette, superbig) même s’il a tendance à  le remplacer et
hypra– est un néologisme combinant hyper– et supra–.
• leurs contraires : hypo–, sous–, sub– apparaissent dans des termes tel que subclaquant,
adj. (médecine) « très malade, en danger de mort », etc.

2.2. Composition

La composition se définit par son caractère imagé : attrape-science, n. m. « apprenti typo-


graphe » ; tire-môme ou tire-gosse, n. f. « sage-femme ». Les termes composés à partir des
formants savants sont bien représentés :

• acronyme et formant savant : bobologue, n. m. « médecin » (du terme onomatopéique


enfantin bobo, « douleur ou petite plaie », joint à l’élément grec logos, « discours relatif
à une science »)
• nom adjectival et formant savant : portablophobe, n. m. « qui a horreur des portables »
(de portable et du grec –phobos, « crainte »)
• terme abrégé et formant savant déformé : téléphonile, n. f. « personne qui a la manie
de téléphoner à tout propos » (de télé– abréviation de téléphone et –nile, variante gra-
phique du grec –phil (o), « ami »).

3. Un argot à clé : analyse de procédés divers


Dans certains cas des mots de différents argots de métiers, dont nombreux ont passé au
registre familier, on a affaire à des argots à clé qui consistaient à masquer le mot selon
des procédés différents tels que : ­

• variantes graphiques du même mot : bouclard ou boucard, n. m. « boutique, magasin »


(de bocard) ; bistro / bis, bistral, bistre, bistroc, bistroquet, n. m. : 1. « débit de boissons », 2.
« patron de bistro » ; rambour / rembour, rambo, rambot, n. m. « rendez-vous » ;
• fréquentes onomatopées : tacot, n. m. « désignation péjorative d’un véhicule quelcon-
que  », du radical onomatopéique tak- qui évoque le fonctionnement bruyant d’un
moteur ;
• réduplications onomatopéiques : faf, faffe ou fafiot, n. m. « papiers d’identité » ;
• onomatopées soumises à des procédés de dérivation, de composition : zap(p)ette, n.
f. ou za(p)peur, n. m. « télécommande » ;
• métaplasmes par addition (épenthèse, diérèse, prothèse…), par fusion (contractions),
par déplacement ou permutation et notamment par suppression (syncope, apocope,
aphérèse, déglutination) :
– déformations populaires : biscaye ou biscaille, n. pr. Bicêtre = ­hôpital et prison­ sous
l’influence du golfe de Biscaye ;
– introduction de syllabes parasites (javanais) ;

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Argot et jargon
– déplacement de consonnes : larfeuil ou larfeuille, n. m. « portefeuille » ;
– déplacement de syllabes comme dans le verlan (à partir de (à) l’envers) : kefri, n. m.
« fric, argent » ; naimo ou némo, n. f. « monnaie » ;
– métathèse : culrépéré au lieu de récupérer ; infractus pour infarctus, par analogie avec
infraction ; 
– métaplasmes par suppression, souvent motivés par paresse articulatoire, qui  per-
mettent une souplesse de la langue indéniable dans des situations de communica-
tion où le principe d’économie prime :
> aphérèse : cipale, n. f. « municipale », chand, n. m. « marchand ».
> syncope : bin’s / binz, n. m. « travail pénible » ; pap’s, n. m. pl. « papiers d’iden-
tité »
> apocope : mécano, n. m. « mécanicien » ; métallo, n. m. « ouvrier métallurgiste » ;
pédago, n. m. « pédagogue » ; chirdent, n. m. « chirurgien-dentiste » (double apoco-
pe). Du point de vue stylistique, l’apocope peut être intégrée (radio de radiodiffu-
sion ou radiographie, ciné pour cinéma, pneu pour pneumatique) ou populaire (accro
pour accroché en publicité, gastro pour gastro-entérite, cardio pour service de cardiolo-
gie, en médecine).
> sigles et acronymes divers qui entrent dans la création de nouveaux termes soit
par dérivation soit par composition : pététeux, euse, n. « employé(e) des postes »
(d’après le sigle PTT), être HS (hors service) « être malade », CD-ROMiste, n. dé-
signe un « artiste dont le support de ses œuvres est un CD-Rom ». Ce composé
a été créé sur le modèle de RMI/RMIste et de dénominations d’artistes ou de
praticiens en général : graphiste, pianiste… 
> formations lettriques : WW (‘dublevedubleve’), adj. - ce terme vient des pla-
ques minéralogiques des voitures neuves qui comportent ces lettres, c’est du
ww, « c’est du neuf » ; X : 1. n. m. « Polytechnicien » 2. n. f. « École polytech-
nique » ;
• ­jeux de mots divers : aspirine, n. f. (armée) « aspirante » (ou aspi) – jeu de mots qui
opère sur la proximité phonétique ; crédo, n. m. « crédit », vieux jeu de mots sur crédit
et la prière du Credo, tire-bouchon, n. m. « car de police chargé de dissoudre les em-
bouteillages urbains », détournement humoristique du mot composé usuel jouant sur
le sens de bouchon ; ­
• difficultés posées par la polysémie et la synonymie : le constant renouvellement des
termes argotiques, très vite usés et usagés, dû sans doute au caractère ludique et
cryptique de l’argot ou du parler des métiers explique l’importance attribuée à la
polysémie et à la synonymie. La polysémie donne lieu à des confusions fréquentes ;
là, le contexte joue un rôle déterminant : remonter le courant (« rétablir le courant
électrique / une situation quelconque / une situation financière »). Quant aux syno-
nymes (« salaire » : gagner son bœuf, gagner sa vie, aller les palper ; « licencier » : balayer,
balancer, lourder, scier, virer, donner de la casse à  qqn…), il faudrait plutôt parler de
quasi-synonymes dans la mesure où le sens et l’aire d’emploi varient plus ou moins
d’un terme à l’autre : donner du balai « congédier un domestique » ; donner sa canne
«  renvoyer un employé  »  ; donner son bout de ficelle «  congédier un ouvrier  » dans
l’argot des tailleurs. Ces deux phénomènes sémantiques, polysémie et synonymie,
s’expliquent donc par le fait qu’en matière de lexique, l’apparition d’une unité n’im-
plique pas nécessairement la disparition d’une autre ainsi que par la coexistence de
plusieurs strates diachroniques à une époque déterminée ;

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L’argot des métiers : ressources linguistiques et stylistiques
Mercedes EURRUTIA CAVERO

• ­antonymes cachés : le contraste conceptuel produit des effets divers et quelques rares
changements sémantiques à considérer. Ce procédé agit le plus souvent par préfixa-
tion  (a–, dé–, dés–… comme dans le terme désosser, v. t. « démonter en pièces déta-
chées  », en industrie), ajout de non devant un terme positif, emploi de suffixes et
apocopes postposées (séropo, séronég en médecine) et/ou usages métaphoriques divers
(blanchir (de l’argent), noircir en économie) ; ­
• l’approche étymologique du lexique laisse entrevoir des curiosités et des ressemblan-
ces qu’on pourrait qualifier de trompeuses. Les erreurs de prononciation et d’ortho-
graphe se succèdent et avec elles les erreurs sémantiques et les contresens. Là l’homo-
nymie trouve sa place : le terme gengen peut être interprété soit en tant qu’aphérèse
d’argent soit en tant qu’apocope de gendarme (toutes les deux suivies d’un redouble-
ment hypocoristique)  ; la fusion de ces deux termes étant inexistante dans l’usage
courant ; ­
• termes anciens ravivés : c’est ainsi que la queue d’aronde, forme ancienne d’hirondelle,
fait référence aujourd’hui à un « type d’assemblage » employé en menuiserie. Dans ce
surcroît de vitalité, on reconnaît des liens historiques et des substrats culturels divers
(échange d’expérience, de savoir et de savoir-faire) ; ­
• fréquentes reproductions du langage enfantin chez les adultes à  valeur affective :
­réduplications onomatopéiques : tutu ou tutut, n. m. « téléphone » (évoquant le bruit),
­suffixations particulières : bibine, n. f. 1. « débit de boissons de dernière catégorie » ;
2. « boisson (généralement médiocre) » (du radical bib(eron), suffixé d’après cuisine ou
cantine), ­termes créés par métathèse : pestacle, n. m., à la place de spectacle ; ­
• allusions diverses  : au pouvoir magique de l’argent  (laissez-passer, n. m. «  billet de
banque d’une valeur élevée »), à la religion (Saint-fric « argent » ; Sainte-paye ou Sainte-
touche « jour de la paye »), à la littérature (schtiliben, du tsigane stilibin, n. m. « incar-
cération » ou « prison » d’après le titre d’un recueil de poèmes de G. Arnaud (1942)
le Schtiliben), au domaine artistique (arlequin, n. m. « ensemble d’aliments disparates
vendus au rabais par les restaurants », image liée au costume multicolore d’Arlequin
et à la notion de mélange).

4. Particularités sémantiques
Notre analyse portera sur les quatre opérations qui, depuis les débuts de la sémantique
lexicale, reviennent obstinément qualifier les changements de sens : les néologismes sé-
mantiques basés sur les restrictions et des extensions de sens et tout particulièrement sur
la métaphore et la métonymie, telles qu’elles se manifestent dans le parler des métiers et
tout particulièrement dans l’argot. 

4.1. Opposition sens réel / sens figuré

4.1.1. Processus de métaphorisation (similarité conceptuelle)

Selon P. Schulz « tout discours est par essence métaphorique » (2004 : 1). En accord
ou en désaccord avec l’auteur, nous considérons que tout objet de science est tributaire
d’un point de vue adopté, et pourquoi pas la métaphore ? Déjà dans le « Discours pré-

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Argot et jargon
liminaire  » de l’Encyclopédie (1751), on évoquait cet aspect imaginaire dans les termes
suivants : « Dans un atelier, c’est le moment qui parle et non l’Artiste »1. Métaphores
lexicalisées et non lexicalisées ont leur place dans le parler des métiers. Cette imagerie
multicolore est représentée par des termes tels que lune « satellite de la terre », en argot,
« pièce d’argent » et, de là, faire un trou à la lune « s’enfuir sans payer ses créanciers »,
emplois métaphoriques du terme usuel qui reposent sur une double analogie : de forme,
de couleur (blancheur).
Fondée sur l’analogie de forme (lune) ou de fonction (rendre son tablier
«  démissionner  »,  par référence à  l’usage du tablier ­dans certains métiers­ fourni par
le patron, que l’on rendait lorsqu’on quittait la maison), les processus métaphoriques
reposent soit sur une identification incomplète soit sur une véritable identification
(métaphore in absentia)  : allumer les phares se référant dans le domaine sportif à  un
cycliste, c’est identifier ses yeux à des phares, mais sans aucunement nommer les yeux.
Aucune relation syntaxique n’est donc proposée pour exprimer la suspicion à l’égard
d’un « coureur dont le regard trahit apparemment la prise de quelque produit dopant ».
À la différence de cette métaphore implicite, sujette à l’ambiguïté, la comparaison est
du domaine de l’explicite : lorsqu’on dit d’un coureur qu’il grimpe comme un fer à repasser
(c’est-à-dire mal) ou qu’il court comme un trois et quatre, c’est-à-dire « comme un amateur de
troisième ou de quatrième catégorie ». Ces expressions seront toujours mieux comprises
spontanément, même si la décodification du message demande une culture partagée avec
celle du milieu qui les fait éclore. Le parler des métiers et ses emplois argotiques sont
riches en analogies multiples et complexes : les techniciens du spectacle surnomment
douche un « projecteur fixe qui éclaire la scène » ; on trouve ici une double association :
celle du faisceau condensé du projecteur avec celui de la douche, et celle de l’analogie
entre l’eau et la lumière qui est dans nombre d’expressions comme pluie de lumière, rayon
de pluie… La fusion d’images attire tout particulièrement le locuteur  : jambes-de-chien
(spatiologie) ayant comme source d’inspiration le corps humain et l’univers animalier,
bœuf-carottes (police), queue-de-poêle (équipement / gaz), etc.
C’est l’inconscient qui se dessine par le recours à ce que L. Depecker (1995) dénomme
« surmots », toujours révélateurs d’un objet, d’une situation, d’une position qui mobilise
l’affectivité du sujet parlant. Ces emplois métaphoriques lexicalisés coexistent avec
d’autres usages métaphoriques non lexicalisés fruit de l’imagination, de la spontanéité
et du graphisme  dont l’apparition et l’effet restent strictement liés à  la situation
d’énonciation. Certains domaines semblent pourtant avoir particulièrement inspiré le
parler des métiers. Se détachent ainsi parmi d’autres : la métaphore animalière (éléphant
– affaires ; gorille, poulaille, poule, poulet, serpent – police ; souris de palais – juridique ;
brider – industrie  ; déplumé – économie  ; aile de mouette – presse / distribution  ; patte
mécanique), les personnifications (âme – industrie ; agenouillement – industrie automobile),
la métaphore gastronomique (beurre – commerce / entreprise ; biscotte – informatique ;
chips – banque ; croque-prunes – industrie du textile), botanique (artichaut, avoine, banane,
blé, persil – économie / commerce), de la navigation (amarrer – fontainerie ; aquarium
– industrie  ; croisière – postes  ; plongeon  - bourse), les métaphores qui font allusion
à l’enfance (biberon – plongée). Les imaginaires peuvent différer d’un métier à un autre,
mais d’autres associations les rapprochent. Ces associations ne sont pas fortuites, elles
mettent en évidence la manière de penser, de conceptualiser la réalité et de vivre d’une

1) http://encyclopedie.inalf.fr/searchform.html.

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L’argot des métiers : ressources linguistiques et stylistiques
Mercedes EURRUTIA CAVERO

certaine corporation ainsi que les échanges qui se produisent d’une corporation à une
autre. 

4.1.2. Extensions et restrictions de sens

Le jeu entre sens réel et sens figuré opère avec force dans les phénomènes d’extension
et de restriction de sens. Ces deux types de changement sémantique dérivent de la re-
lation entre un concept et sa conceptualisation prototypique : le terme huile désignait
initialement en argot « argent », puis « personnage important dans son domaine » par
emploi spécialisé du mot usuel. De façon similaire le terme contrat  «  convention par
laquelle une personne s’oblige envers une ou autre à  faire ou à  ne pas faire quelque
chose », désigne dans le langage policier « une convention entre truands en vue d’un
assassinat » ; quant à l’adjectif vacant, e (économie) se dit d’« un portefeuille vide » mais
aussi d’« un individu sans portefeuille ou sans argent », emplois spécialisés de cet adjectif
dans le sens de « libre ».
Le processus inverse est également fréquent  : le terme initialement commercial
crémerie, n. f. (commerce) « café, restaurant, établissement quelconque », entre dans la
composition d’unités lexicales diverses telles que changer de crémerie, interprétée dans un
sens plus général « abandonner un travail, un patron, un fournisseur, pour un autre »
ou se tromper de crémerie  « faire erreur sur la personne, sur sa fonction ».

4.1.3. Les expressions figées

Les métiers se réalisent en durées de vie, avec leurs succès et leurs misères, avec leurs
défaillances avec aussi leur mythologie. Au sein de ce parler, très riche, on relève souvent
des créations soudaines de locutions alors que la langue courante procède par figement
progressif. Les exemples sont nombreux : aboyer contre la lune ; aller au charbon ; avoir une
belle bague au doigt ; courir une bordée ; être au poil et à la plume ; faire en bloc et en tâche ;
souffler son copeau ; tirer le diable par la queue, etc.
Comme l’indique Gaston Gross (1996  : 88), six caractéristiques servent à  identifier
ces expressions : 1. Polylexicalité  ; 2. opacité sémantique  ; 3. blocage des propriétés
transformationnelles  ; 4. non actualisation des éléments  ; 5. blocage des paradigmes
synonymiques ; 6. impossibilité d’insertions. Connaître le sens de chacun des mots qui
composent ces locutions ne suffit pas pour en comprendre la signification  ; celles-ci
demandent des précisions complémentaires.

4.2. Opposition basée sur le contraste conceptuel

4.2.1. Synecdoque et métonymie

La synecdoque et la métonymie sont souvent difficiles à  distinguer. La synecdoque


« remplace le nom de l’un des deux objets par celui de l’autre. […] Ces deux objets sont
liés par un lien de type définitionnel » (Niklas-Salminen, 1997 : 153). Quand on dit mé-
taphoriquement d’un cycliste qu’il bouffe de la laine, on fait une métaphore (« surveiller

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Argot et jargon
de près »), fondée sur une synecdoque (laine « maillot »). Par opposition à la métaphore,
la métonymie présuppose un rapport conceptuel fort, notamment une intégration des
deux concepts dans un même scénario. Les exemples dans l’argot des métiers sont
nombreux :

• partie du corps en remplacement de la personne : porte-viande, n. m. (médical) « bran-


card » ; tire-fesses, n. m. (sports neige) « téléski » ;
• activité exercée – professionnel : pique-fesse, n. f. (médical) « infirmière » ;
• caractère – personne qui détient ce caractère : social, n. m. (travail) « camarade » ;
bavard, n. m. (juridique) « avocat » ;
• lieu de travail – activité qui y est exercée : être du bâtiment « être du métier » ;
• matière – objet ainsi fabriqué : gommard, n. m. (transport) « pneu » ; métal, n. m. (éco-
nomie) « argent » ;
• vêtement porté – personne qui le porte : portemanteau, n. m. (mode) « mannequin,
top-modèle ».
Ces exemples montrent comment la métonymie, à la manière de la métaphore, peut
être organisée en schémas qu’on pourrait dénommer, par analogie, «  métonymies
conceptuelles » (Lakoff & Johnson, 1980).

4.2.2. L’antonomase

Les modifications morphosyntaxique et sémantique concourent à définir l’antonomase


du nom propre. Devenu nom commun, le nom propre ne désigne plus un individu, un
pays ou une région mais une classe d’individus catégorisés en fonction de paramètres di-
vers. À la différence des emplois métonymiques, dans l’antonomase, le nom se lexicalise
et acquiert, en plus d’une signification, un statut morphosyntaxique : barnum « grande
tente de forain »  (de Barnum, célèbre directeur de cirque américain mort en 1891) ; ber-
lingue de « berline » (voiture) (Berlin, ville où le premier fiacre fut construit vers 1670) ;
chine « commerce ambulant d’objets de rebut », chiner « acheter et revendre en des lieux
différents (de Chine) ».

4.3. O
 pposition dénomination directe/dénomination indirecte :
Euphémismes et périphrases
Comme le souligne P. Perret, « pour certains professionnels l’humour quelle qu’en soit
la couleur, établit une nécessaire distance ou masque des charges émotionnelles impor-
tunes. Il conforte aussi les liens de connivence dans des communautés qui partagent un
double langage » (2002 : 26). Là, l’euphémisme garde sa juste place. À l’intention du
public, le professionnel saura utiliser le registre approprié, confirmant par l’exemple que
certains énoncés s’adressent sélectivement à qui partage le code. On parlera ainsi d’un
incurable pour désigner un « condamné à mort » ; se faire porter pâle, en médecine, pour
« se faire porter malade » et de quelqu’un qui « est atteint de syphilis », qu’il est du syndi-
cat ; « l’avorteuse » devient une faiseuse d’anges et la « servante de cuisine » se transforme
en nymphe potagère. Dans ce but d’atténuer une expression, d’éviter les répétitions ou,
par contre, de donner plus de force à une idée ou d’insister sur un trait d’un person-

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L’argot des métiers : ressources linguistiques et stylistiques
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nage parfois jusqu’au cliché (emploi proche de l’antonomase), le parler des métiers se
sert de périphrases : hommes de blanc (« médecins »), marchand de mort subite (« mauvais
médecin »), souris de palais (« avocat, procureur »), personne obligeante (« notaire »), gens
de robe (« magistrats »), etc.

4.4. Ressources stylistiques fondées sur des nuances sémantiques

4.4.1. L’hyperbole

Le parler des métiers et notamment l’argot, est chargé de sentiments souvent forts. Pour
les évoquer, on se sert d’expressions parfois exagérées (surtout à l’oral) susceptibles de
créer une forte impression chez l’interlocuteur : attendre des siècles, en avoir pour une an-
née, peser une tonne, faire un million de choses en même temps, avoir les bras rompus, etc.
C’est dans ce sens qu’il faut évoquer les multiples références à la mythologie des forçats :
on galère lorsqu’« on vit de travaux épisodiques sans avoir des ressources assurées » ; le
« chef d’entreprise qui emploie du personnel au noir » est un négrier et lorsqu’on est sur
la brèche et qu’« on travaille beaucoup », on travaille comme un forçat / comme un nègre.
Présente dans des discours occasionnels, l’hyperbole constitue une image très
graphique, voire visuelle éventuellement proche de la caricature.

4.4.2. Le paradoxe

Dans le but de surprendre, le paradoxe permet la formulation au sein d’un discours


d’une expression, généralement antithétique, qui va à l’encontre du sens commun. Le
paradoxe stimule notre réflexion sur l’énoncé, nous montrant les faiblesses de l’âme
humaine non sans ironie  : en commerce, on dit d’une marchandise «  illicite et aisée
à écouler » qu’elle est lavable ; on travaille pour la gloire, c’est-à-dire, « pour rien » ; on
engage un gâte-métier, « ouvrier trop facile et qui donne sa peine à trop bon marché »
et lorsqu’on veut marquer sa déception devant une situation ou un événement, on s’ex-
clame par antiphrase gagné !

4.4.3. L’ironie

Le paradoxe est souvent « caché », implicite, et dans ce cas il faut plutôt parler d’ironie.
Dans l’argot des métiers où les blâmes sont fréquents, l’ironie se définit comme «  le
blâme par la louange » ; un blâme qui renforce la cohésion sociale, la connivence de
ceux qui le saisissent. Jouant sur l’imaginaire, le « travail » se transforme en gratin et
pour se référer à une « entreprise mal organisée », on parle d’une baraque. Le peuple,
habitué à joindre l’image à la pensée, appelle laissez-passer le « billet de 100 € », « parce
qu’il ouvre des portes » et cul-de-plomb, le « bureaucrate », un homme de bureau qui, du
matin au soir, cloué sur son siège et courbé sur son ouvrage, semble avoir perdu l’usage
de ses facultés de locomotion. Pour ridiculiser la police, on appelle baby-sitter le « garde
du corps chargé de la surveillance » ; le « préfet de police » devient le Grand condé et le
« maire » se transforme en condé. Dans le langage juridique, le « tribunal » se débrouille

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Argot et jargon
à la manière d’un guignol  et en médecine, on appelle trompe-la-mort le « malade de mine
funèbre » qui semble, par son âge avancé et sa résistance, défier la mort. En industrie, on
dénomme arpète l’« apprenti » et bécane la « machine ». Dans le secteur de l’audiovisuel,
la « grosse caméra » devient la bête et, en musique, on emploie biniou pour désigner « un
cuivre ».

5. Les emprunts 
L’argot, le parler des métiers n’a guère d’ancrage géographique. La libre circulation des
travailleurs, l’immigration et la constitution d’équipes mixtes de travail justifient les nom-
breux emprunts aux langues en contact : bakchich « pourboire » ; blackouzer « travailler
au noir » ; biftéquer « gagner son pain » ; bisness « travail » ; boss « chef » ; « patron » big
boss, etc. (anglicismes) ; kino ou kinos « cinéma » (germanisme) ; toubib « médecin », du
maghrébin tbib, enregistré par Esnault en 1863 qui est passé aujourd’hui dans la langue
familière courante (arabisme) ; fourbesque (hispanisme), casin ou casingue « bar ou ma-
gasin », altération de l’italien casino « petite maison » ; fourguer « acheter ou vendre des
objets volés » ; macaroni « fil téléphonique, électrique », etc. (italianismes).
Le parler des métiers s’accompagne également d’usages locaux et de formes dialectales :
arpète ou arpette, n. «  apprenti, e  » du mot genevois «  mauvais ouvrier  », emprunté
à l’allemand Arbeiter en 1858 ; bigaille, n. f. « menue monnaie » (mot de l’ouest de la
France) ; caboulot, n. m. « petit cabaret mal famé », mot franco-provençal devenu familier
pour désigner « un bistrot populaire ».

6. Conclusion 
Savoir, savoir-faire et savoir dire sont en perpétuelle interaction dans les parlers des mé-
tiers. Ces emplois qui se définissent par leur hétérogénéité, leur réalisme et leur grand
pouvoir évocateur, combinent aisément le plaisant et le sérieux, les aspects moqueurs ou
ironiques, la poésie et le moral.
Jaloux de partager leur façon de parler, les professionnels d’une certaine corporation
gardent pour eux tous  ces «  mots réservés  » et ces «  succulentes formules  », chargés
d’un réalisme pittoresque, parfois féroce mais, en tout cas, reflet vivant de leur vie
quotidienne.

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Charles), Paris, Armand Colin, 1968.
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L’argot des métiers : ressources linguistiques et stylistiques
Mercedes EURRUTIA CAVERO

DUNETON Claude, Bouquet des expressions figurées, Paris, Le Seuil, 1990.


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Sitographie
http://www.dictionnairedelazone.fr/forum/viewtopic.php?=60
http://ambre3.rmc.fr/291527/a-comme-argot/
http://encyclopedie.inalf.fr/searchform.html

Abstract

The jargon of trades: linguistic and stylistic mechanisms


The present study, focused on the terminology and phraseology specific to trades’ speech, and
particularly on jargon, aims at analyzing those linguistic and stylistic mechanisms used by this
“speaking” language. The characteristic connivance of each trade brings about special usages
grounded in formal or rhetorical procedures of lexical and syntactic distortion which affect ludic
and/or cryptic aspects. Taking as the basis field work and authentic documents related to the
different areas tackled, emphasis will be placed on distortions affecting signifier as well as signified,
and/or both sides of the linguistic sign (Saussure), such as ellipses, clippings, reduplications,
metonymies, synecdoche, metaphors, comparisons, etc., showing irony, paradox, depreciation or
underlying hyperbole. We will close the article by reasserting the heterogeneity, expressiveness
and important pictorial value of this language, which is defined by a much more persuasive and
eloquent rhetoric than any other type of artificial rhetoric.

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Dans quelle mesure l’identité
de la morphologie constructionnelle
argotique est-elle extragrammaticale ?
Gregor PERKO
< Université de Ljubljana / gregor.perko@ff.uni-lj.si >

0. Préambule
L’intérêt croissant des théories morphologiques actuelles pour les procédés non confor-
mes aux règles grammaticales permet de mieux cerner la dichotomie, déjà ancienne en
linguistique et en morphologie, entre grammatical et extragrammatical. Parmi les critè-
res avancés pour distinguer les procédés grammaticaux de ceux relevant de la morpho-
logie extragrammaticale, on peut citer notamment (Doleschal et al. 2000, Fradin 2003 :
206–220, Perko 2010) :

a) les procédés grammaticaux imposent des contraintes (sémantiques ou catégorielles)


aux bases ;
b) le changement sémantique associé à ces procédés est important ;
c) ces procédés obéissent à des patrons réguliers ;
d) ils sont productifs ;
e) l’application de ces procédés est inintentionnelle ou non consciente ;
f) la fonction première de ces procédés est descriptive : ils répondent à des besoins de
dénomination et de transfert d’information.

Les procédés de construction extragrammaticaux, qui ne remplissent pas ces critères –


ou au moins certains d’entre eux1 – sont extrêmement hétérogènes et ne sont nullement
l’apanage des variétés sociolinguistiques « marginales », mais se retrouvent également
dans le français « légitime » ou « central ». Mentionnons, entre autres, la troncation (bac,
manif), la réduplication hypocoristique (dodo), les mots-échos (glouglou), les mots-valises
(clavier + bavardage → clavardage), la siglaison (TVA), la suffixation sécrétive (Perestroïka
→ Castroïka) et la composition cachée (-ciel → didacticiel, télé- → télévente).

1) Les procédés extragrammaticaux constituent une catégorie prototypique, aux limites floues, qui ne saurait
se définir par une série de conditions nécessaires et suffisantes.

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Section
Argot et apprentissage

1. Introduction
L’objectif de ma contribution n’est pas de revenir sur la question, maintes fois abordée,
de savoir si l’argot (ou les argots) possède(nt) une morphologie « propre », spécifique,
différente de celle des autres variétés du français, mais de porter un regard « nouveau »
sur les traits caractéristiques des procédés formels servant à l’enrichissement du lexique
argotique2.
Il est indéniable que la morphologie constructionnelle «  argotique  » partage ses
procédés de formation des mots avec les autres variétés sociolinguistiques du français
(Calvet 1991, Liogier 2002)3. Entre la morphologie « argotique » et la morphologie « non
argotique  », il n’y a pas de différence de nature, mais seulement de degré. Si le rôle
de la morphologie extragrammaticale reste assez limité dans les variétés centrales du
français où dominent les deux procédés grammaticaux prototypiques, la dérivation et la
composition, il en est tout autrement dans les variétés marginales, et notamment dans
les variétés argotiques. Notre étude se penchera en priorité sur les procédés typiques
de l’argot contemporain, appelé aussi français contemporain des cités (désormais FCC ;
Goudaillier 2002).
Le dépouillement de deux dictionnaires spécialisés (Goudaillier 2001, Pérez et al.
2007)4 a permis de mesurer l’importance quantitative, de même que qualitative, du pôle
extragrammatical. Après avoir écarté de notre analyse les emprunts et les unités lexicales
issues de procédés sémantiques5, nous avons constaté que seulement 20 % (Pérez et al.
2007) ou même 10 % (Goudaillier 2001) des mots « construits » recensés relèvent des
procédés grammaticaux, notamment de la conversion et de la suffixation. Le reste du
vocabulaire «  construit  » est fourni par les procédés «  extragrammaticaux  », les plus
importants étant la verlanisation, la troncation, la réduplication et la pseudo-suffixation
(ou resuffixation).
Ma contribution s’inscrit dans le cadre de la morphologie naturelle (Dressler et al. 1987,
Kilani-Schoch 1988, Kilani-Schoch & Dressler 2005) et s’articulera autour de deux axes,
qui seront souvent entrelacés. Le premier axe analysera les opérations morphologiques
du FCC selon un certain nombre de critères distinguant la morphologie grammaticale
de la morphologie extragrammaticale. Le second axe examinera ces mêmes opérations,
d’un côté, selon des préférences6 linguistiques spécifiques au français et, de l’autre, selon
des préférences linguistiques universelles sans pourtant remonter jusqu’au niveau cognitif
ou extralinguistique. Nous essayerons de démontrer que le FCC (comme, à différents
degrés, tous les registres «  marginaux  » ou «  marginalisés  ») constitue un terrain de
prédilection pour l’étude des préférences du système linguistique, car il donne accès aux
données qui n’ont pas encore subi l’influence de la norme linguistique.

2) Nous laisserons de côté le problème de la lexicalisation, particulièrement épineux dans le cas du lexique
argotique.
3) On assiste aujourd’hui à une interpénétration progressive de différents registres de langue. Du fait du rôle
déterminant joué par les médias, la musique ou les films, d’un côté, et la scolarisation massive, de l’autre, il
n’est pas facile de tracer une ligne de démarcation entre différentes variétés du français.
4) Les deux dictionnaires sont des dictionnaires « différentiels » ne recensant que les mots ou les expressions
qui appartiennent au(x) registre(s) argotique(s) et qui ne sont en principe pas attestés dans les dictionnaires
généraux.
5) Nous n’avons écarté que les unités lexicales n’ayant subi aucun changement pouvant relever de la morpho-
logie. Par exemple, nous avons écarté le mot-vedette (h)ahchouma, mais non pas sa forme tronquée hach.
6) Sur la notion de préférence en morphologie naturelle, voir Kilani-Schoch & Dressler 2005 : 17–23.

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Dans quelle mesure l’identité de la morphologie constructionnelle argotique est-elle extragrammaticale ?
Gregor PERKO

2. Pôle extragrammatical
2.1. Dimension métalinguistique

Dans Perko (2010), nous avons essayé de démontrer que les procédés extragrammati-
caux présentent un caractère métalinguistique qui consiste en l’exploitation imprédicti-
ble et irrégulière du plan du signifiant. Cela veut dire qu’il n’y a pas de rapport direct
ou régulier entre le plan du signifiant et le plan du signifié : les changements formels
produits par la verlanisation, la troncation, la réduplication ou la pseudo-suffixation ne
s’accompagnent d’aucun changement au niveau de la dénotation7 :

vieux « parents » = ieuvs « parents »,


musique = zic « musique »,
zic « musique » = ziczic « musique »,
bombe « fille très belle » = bombax « fille très belle ».

En s’appuyant sur le modèle sémiotique de Charles Sanders Peirce (1978), nous pouvons
dire que, sur le plan morphologique, les procédés argotiques sont adiagrammatiques et
opacifiants (Kilani-Schoch & Dressler 2005). D’une part, ces procédés ont une très faible
diagrammaticité ou iconicité8 constructionnelle, puisqu’il n’y a pas d’analogie entre la
compositionnalité morphotactique et la compositionnalité morphosémantique. D’autre
part, ils ont une très faible transparence morphotactique puisque la perception de la
signification est gênée par la déformation du signifiant qui peut se produire au moyen
de quatre opérations  morphologiques  : modification (verlanisation), réduplication,
soustraction (troncation), ajout (pseudo-suffixation). L’un des traits caractéristiques du
langage argotique est la combinaison de plusieurs de ces opérations (cf. Goudaillier
2002 : 15). Parmi les combinaisons les plus fréquentes, citons :

– modification + soustraction (frangin → ginfran → ginfr),


– soustraction + réduplication (musique → zic → ziczic),
– soustraction + modification (pakistanais → *pakist → kistpa)
– soustraction + ajout (pakistanais → *pakis → pakos)
– modification + ajout (les arabes → rabza → rabzouille)
– modification + soustraction + ajout (pétasse → taspé → *tasp → taspèche)

7) Nous partons de l’hypothèse que les formes issues des procédés argotiques relèvent pour la plupart de la
morphologie dynamique (Kilani-Schoch & Dressler 2005 : 118-119) et ne sont pas stockées dans le lexique
mental des locuteurs. Ces formes s’appuient, pour leur interprétation, sur les unités lexicales dont elles
sont issues. D’éventuels changements sémantiques, toujours idiosyncrasiques, que pourraient subir les
unités dérivées sont dus principalement aux facteurs sociolinguistiques (par exemple, la restriction de la
dénotation à un domaine particulier, changement métaphorique ou métonymique). Cet aspect mériterait
néanmoins une étude plus approfondie.
8) Un diagramme est un icone qui instaure une homologie proportionnelle entre les relations des parties du
signe et les relations des parties du concept.

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Section
Argot et apprentissage

2.2. Aspects pragmatiques

L’analyse proposée demande toutefois à être affinée pour ce qui concerne le FCC et les
argots sociologiques en général. Il est flagrant que l’aspect sémantique de ces procédés
est infiniment moins important que leur aspect pragmatique. Le changement formel
marque un changement au niveau des interactions sociales entre les locuteurs qui ap-
pliquent ces procédés. En l’occurrence, l’emploi de ces procédés « opacifiants » ou des
formes qui en sont issues marque soit l’appartenance soit la non-appartenance à une
communauté ou à un groupe sociolinguistique. De cette valeur interactionnelle dérivent
les fonctions cryptique et ludique. En écartant de l’interaction les «  non-initiés  », la
première fonction renforce la cohésion du groupe. La maîtrise du potentiel ludique des
opérations argotiques permet aux individus de trouver et de garder leur place au sein
du groupe ou même de leur y assurer une position dominante.
Cette analyse vient donc corroborer le caractère intentionnel et conscient des
procédés extragrammaticaux souvent mis en avant par les études morphologiques
contemporaines.
La fonction dénominative, encore présente dans les argots des métiers, s’estompe
dans les argots sociologiques au profit de la fonction interactionnelle. Prenons comme
exemple, à titre exceptionnel, un argot plus ancien : l’argot des poilus de la Grande Guerre
tel qu’il a été décrit par Albert Dauzat (1918). Ce langage présente un type intermédiaire,
entre l’argot sociolinguistique et celui des métiers. Des formations comme antipuant
(‘masque à gaz’), cinq frères (‘projectile allemand formé de cinq tuyaux’) ou toute une
série de dérivés du mot crapouillot9 (crapouilloter, crapouillotage, crapouilloteur) répondent
sans doute à des besoins de dénomination : dénommer de nouvelles entités, trouver des
dénominations plus précises ou plus économiques. Dans les argots contemporains, cette
fonction est encore présente dans des domaines « limites », par exemple dans celui de la
drogue, de la prostitution, du proxénétisme ou du vol.

2.3. Iconicité phonétique

La pseudo-suffixation nous semble soulever une question intéressante qu’il convient au


moins d’effleurer. La prédominance des voyelles « graves » /a/ et /o/ dans la plupart
des pseudo-suffixes argotiques (–abre, –ard, –asse, –ax, –av, –on, –os, –mar, –arès) consti-
tue, à notre avis, un exemple de l’iconicité phonétique10. Il semble exister un rapport
iconique entre la position articulatoire postérieure et le degré d’aperture de ces deux
voyelles, d’un côté, et les valeurs « viriles » constitutives de l’appartenance aux groupes
sociolinguistiques marginaux, de l’autre (cf. Bourdieu 1982 : 83–92). Les voyelles posté-
rieures (sombres) s’opposent, dans cette perspective, aux voyelles antérieures (claires).

9) Le mot crapouillot est attesté pour la première fois en 1880 (selon le Trésor de la langue française informatisé).
Dauzat observe que le terme « existait déjà dans l’armée, mais non point sa famille » (Dauzat 1918 : 77).
Selon lui, crapouillot désigne « lance-bombes, canon de tranchée », « projectile du crapouillot », « projectile
de canon allemand de 77 », « bidon agrandi par l’éclatement d’une cartouche » (Dauzat 1918 : 236).
10) L’iconicité phonétique doit être distinguée du symbolisme phonétique qui est plus ou moins convention-
nel et propre à une langue ou à une famille de langues (Kilani Schoch & Dressler 2005 : 44-46). Par exem-
ple, l’élément /gl/ en anglais (et dans d’autres langues germaniques) connote la lumière (gleam, glimmer,
glitter, gloom, glisten...), /fl/ le mouvement (flap, flee, flicker, flow, flutter...), etc.

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Dans quelle mesure l’identité de la morphologie constructionnelle argotique est-elle extragrammaticale ?
Gregor PERKO

Une gueule largement ouverte, fendue s’oppose à une bouche fine, pincée. Dans ses études psy-
chophonétiques, Ivan Fónagy (1979, 1983) observe que les voyelles postérieures passent
pour plus grossières (Fónagy 1979 : 10), plus vulgaires et même pour « socio-phobe » (Fó-
nagy 1983 : 81–84)11. Une voyelle plus ouverte peut également déclencher un jugement
défavorable du fait qu’une plus grande ouverture de la bouche révèle « physiquement
l’être intime, une partie cachée de notre corps » et « découvre le prolongement supé-
rieur du tube digestif » (Fónagy 1983 : 84).

2.4. Créativité vs productivité

Du fait de leur caractère métalinguistique, les procédés argotiques analysés, tout en


étant créatifs, ne peuvent pas être considérés comme productifs12, puisqu’ils n’obéissent
pas à des patrons réguliers mettant en rapport prédictible la forme, le sens et les pro-
priétés morphosyntaxiques et combinatoires des unités lexicales.

2.5. Contraintes sur la base ?

Si les procédés argotiques respectent en règle générale les contraintes phonologiques13,


seuls deux procédés semblent imposer des contraintes catégorielles et sémantiques.
Nous pouvons observer que certains pseudo-suffixes marquent des préférences nettes
pour certaines catégories, sans bien évidemment aller jusqu’à  dire que la pseudo-
suffixation respecte les restrictions catégorielles pesant sur le choix des bases14. Par
exemple :

• –arès, –av choisissent des bases verbales,


• –av(e) et –os choisissent des bases adjectivales,
• –ance, –anche, –ax, –on, –ouse choisissent des bases nominales.

F. Kerleroux (1999) a fait remarquer que les apocopes des noms déverbaux
(manif(estation)), intro(duction))  ne touchent que l’acception résultative, concrète, et
non pas l’acception processuelle, abstraite (manif contre la guerre vs *manif de joie).
Cette contrainte ne s’applique pas à l’apocope des autres types de mots et ne semble
guère pertinente pour la troncation argotique. Dans un premier temps, nous devons
nous demander si la nature de cette contrainte est vraiment sémantique et non pas
sociolinguistique (Apothéloz 2002 : 124). Ensuite, les noms et les acceptions susceptibles

11) La « postériorisation » est interprétée ou sentie comme une « régression », comme une tendance contrai-
re à l’évolution du langage humain. Au cours de l’évolution du système vocalique, la base de l’articulation
se serait déplacée progressivement de l’arrière à l’avant (Fónagy 1983 : 81-84).
12) Sur les difficultés que pose en morphologie constructionnelle la notion de productivité, voir Dal (2003).
13) Prenons l’exemple de la verlanisation. B. Fradin & F. Montermini & M. Plénat (2009 : 28-32) ont démon-
tré récemment, en s’appuyant sur le cadre de la théorie de l’optimalité (cf. Prince & Smolensky 1993), que
la verlanisation obéissait aux contraintes de fidélité et aux contraintes anti-marque propres à la phonolo-
gie et à la prosodie du français.
14) Ces contraintes ont été érigées en principes par certaines théories morphologiques : cf. unitary base hypo-
thesis de M. Aronoff (1976 : 48) ou principe d’unicité catégorielle de D. Corbin (1987 : 428).

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Argot et apprentissage
d’être concernés par ce blocage ne font pas partie des thématiques généralement
couvertes par l’argot. Pour les aphérèses, de plus en plus fréquentes en FCC (Goudaillier
2002 : 19 ; voir plus loin § 6), aucune contrainte sémantique ne semble s’appliquer.

3. Pôle grammatical
Le seul procédé grammatical vraiment productif de la morphologie argotique est la
conversion qui est un procédé maximalement transparent, puisque la forme du signi-
fiant n’est pas altérée, mais en même temps, elle est tout à fait adiagrammatique, puisque
le changement sémantique et catégoriel ne s’accompagne d’aucun changement formel.
Le registre argotique réalise toutes les possibilités structurales possibles en français (cf.
Kerleroux 1999)15 :

• Adj ↔N : alcatraz (« privé de sortie par ses parents ») – alcatraz (« celui qui a peu de
liberté »), Reubeu (« celui qui est maghrébin ») – rebeu (« ce qui a trait à la culture ma-
ghrébine ») ;
• N ↔ V : baltringue (« lâche ») – baltringuer (« se défiler »), chéara (« voler à l’arraché »)
– chéara (« vol à l’arraché »), poucave (« dénoncer ») – poucave (« délateur »), bédo (« ci-
garette de haschich ») – bédave (« fumer du haschich »)16 ;
• Adj → V : frais (« beau ») – se fraîcher17 (« se faire beau ») ;
• Adj ↔ Adv : bad (« génial, sensationnel ») – bad (« méchamment, beaucoup »), cach
(« directement ») – cash (« direct »).

L’affixation et la composition sont bien évidemment des procédés disponibles en FCC,


mais jouent, comme nous l’avons fait remarquer (voir § 1), un rôle secondaire. Les
suffixes les plus fréquents sont :

• –eux : suffixe transcatégoriel (nom → adjectif : crête → crêteux)


• –eur : transcatégoriel ou intracatégoriel (‘action’ → ‘agent’ : kif/kiffer → kiffeur, /ħachi/
→ /ħachieur/18)
• –ette  : suffixe intracatégoriel (beur → beurette, chourmo → chourmette, go → gorette,
/taħan/19 → /taħanette/).

La nature ou l’identité de ce dernier suffixe pose un problème complexe. À première


vue, on aurait tendance à le rattacher au suffixe évaluatif –et(te), le seul suffixe diminutif
encore productif en français (Fradin 2003). Mais ses valeurs sémantiques et pragmatiques
contredisent cette hypothèse : le suffixe « argotique » –ette n’exprime ni la mesurativité
(‘grand / petit’ ; cf. Mel’čuk 1994 : 79–80), ni un contenu appréciatif (‘bon / mauvais’ ; cf.
Fradin & Montermini 2009), ni d’ailleurs un contenu hypocoristique ou une connivence

15) Notre schéma est simplifié et ne tient pas compte de l’orientation des procédés de conversion.
16) La conversion s’accompagne de la pseudo-suffixation. Ce cas de figure est loin d’être rare en FCC. Voir
§ 2.1.
17)  Cet exemple montre bien la généralisation des verbes du premier groupe en FCC (voir aussi ci-dessous
§ 4) : les verbes désadjectivaux devraient privilégier le deuxième groupe (frais – fraîchir, grand – grandir...).
18) Mot relevé dans Melliani (2000 : 103) signifiant « escroc ».
19) Mot relevé dans Melliani (2000 : 104) signifiant « imbécile ».

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Dans quelle mesure l’identité de la morphologie constructionnelle argotique est-elle extragrammaticale ?
Gregor PERKO

entre interlocuteurs20 (cf. Dressler & Merlini Barbaresi 1994). Ce suffixe doit être
considéré comme un suffixe flexionnel indiquant simplement le genre féminin.

4. F
 lexion verbale et préférences spécifiques au système
français
L’absence de suffixes flexionnels verbaux est un trait que le FCC « a hérité » de l’argot
traditionnel  où certains pseudo-suffixes servaient à former des verbes inconjugables  :
–arès (emballarès), –da (marida)21.
Les formes verbales non fléchies, souvent issues de la verlanisation, comme fèch, péfli,
pécho, tèj, ne font que confirmer la préférence du français pour la prédétermination.
Dans la morphologie verbale diachronique, cette préférence se manifeste par plusieurs
phénomènes  : l’affaiblissement des affixes flexionnels verbaux (je chante, tu chantes, il
chante contre (lat.) canto, cantas, cantat ; (it.) canto, canti, canta ; (esp.) canto, cantas, canta),
les affixes flexionnels (postposés) sont remplacés, comme marques de personne, par des
pronoms sujets antéposés et l’éviction du passé simple (paradigme synthétique) au profit
du passé composé (paradigme analytique).
Dans le français contemporain, on observe en outre :

– le remplacement fréquent de la 1ère personne du pluriel par la 3e personne du singulier


(le pronom on), ce qui affaiblit encore davantage la distinctivité des paradigmes de
conjugaison ;
– l’emploi fréquent du futur périphrastique à la place du futur simple (je partirai → je
vais partir) ;
– l’ordre des pronoms compléments dans les constructions impératives en français parlé
où l’antéposition erronée (la ferme !) est plus fréquente qu’une postposition erronée
(ferme-la pas !).

La non-flexion verbale (j’l’ai marave, je me suis fait tèj) s’inscrit dans la tendance
prononcée et persistante de la morphologie française et peut être considérée comme
l’un des aboutissements de la préférence du français à la prédétermination.

5. P
 rocédés argotiques et préférences universelles : la taille
du mot
Albert Dauzat écrit dans son Génie de la langue française que « dans le lexique courant (il
en va autrement, bien entendu, des langages techniques et surtout scientifiques), les mots
les plus nombreux (nom et verbes) ont deux syllabes. » (Dauzat 1944 : 62). Cette préfé-
rence du français pour les dissyllabes a été étayée par de nombreuses études ultérieures.
Citons par exemple le calcul effectué par Kilani-Schoch sur la taille des troncations en
français qui a montré que les ¾ des abréviations étaient des dissyllabes contre un quart

20)  Cette valeur pragmatique n’est en français jamais exprimée par un suffixe diminutif, mais par l’adjectif
petit, antéposé (cf. Fradin & Montermini 2009 : 148).
21) Ce phénomène se retrouve également dans le registre familier : Va te faire fiche ! Pas touche !

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Argot et apprentissage
seulement de monosyllabes (Kilani-Schoch 1988 : 182–183). Ou bien, une analyse très
minutieuse de Marc Plénat (2009) qui s’est appuyé sur plusieurs phénomènes morpho-
phonologiques et prosodiques du français (par exemple : oralisation de sigles, redouble-
ments hypocoristiques, apocopes de prénoms, accourcissements, interfixation...) pour
arriver à la conclusion que les contraintes de taille « imposent ou tendent à imposer la
mise en conformité du dérivé à un schéma dissyllabique » (Plénat 2009 : 63).
Certaines théories contemporaines, notamment la théorie de l’optimalité (Mc Carthy
& Prince 1997  : 72–74, 78) ou la morphologie naturelle (Dressler 1985  : 5, Kilani-
Schoch 1988 : 128), démontrent que la préférence pour les dissyllabes et les schémas
dissyllabiques peut être considérée comme universelle. Cet idéal dissyllabique s’incarne
avec le plus d’évidence dans des variétés sociolinguistiquement marginales, ce qui ne
saurait surprendre lorsque l’on sait que c’est précisément dans ces variétés que se fait
le moins sentir la pression de la norme institutionnalisée. Le FCC en est un excellent
exemple. Plusieurs phénomènes propres à ce langage en témoignent. La verlanisation
préfère nettement les dissyllabes : ces exemples (tirer → reti) sont les plus fréquents, les
plus transparents et les plus faciles à interpréter et à expliquer. On pourrait même dire
qu’il s’agit d’exemples prototypiques. Les monosyllabes issus de l’aphérèse sont souvent
redoublés (dic → dicdic, zic → ziczic). Les pseudo-suffixés des dissyllabes gardent en règle
générale le même nombre de syllabes (pourri → pourav, couillon(ner) → couillav). Au
contraire, les pseudo-suffixés des monosyllabes sont fréquemment dissyllabiques (bombe
→ bombax, balle → balloche). Cette préférence aux dissyllabes est confirmée également
dans le cas de tri- et quadrisyllabes (surtout dans l’argot traditionnel : partition → partoche,
combinaison → combinoche)

6. Aphérèse et préférences universelles


L’aphérèse, procédé morphologique de plus en plus important par rapport à l’apocope
en FCC (Goudaillier 2002 : 15–16, 19), ne s’oppose pas seulement aux tendances géné-
rales observées du français, mais va également à l’encontre des préférences universelles
selon lesquelles la finale d’un mot peut être plus facilement tronquée que son début. La
finale est moins saillante que le début, le début connaissant plus de groupes consonan-
tiques et plus de distinctions phonologiques (algérien → rien, contrôleur → leur, inspecteur
→ teur). Dans le cas des mots construits, le début correspond à la base et la finale à l’af-
fixe. La base a une signification dénotative plus précise et complète : elle est, en termes
de linguistique cognitive, la figure qui s’oppose au suffixe qui présente le fond (inspect +
eur = ‘chargé d’inspecter, de surveiller, de contrôler’ + ‘agent’).
Pour conclure, nous devons constater que l’aphérèse est plus opacifiante que l’apocope,
puisqu’elle affecte plus radicalement la transparence du signifiant. En privilégiant
l’aphérèse à  l’apocope, le FCC accroît son propre potentiel cryptique et renforce en
conséquence sa fonction identitaire.

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Dans quelle mesure l’identité de la morphologie constructionnelle argotique est-elle extragrammaticale ?
Gregor PERKO

7. Conclusion
La verlanisation, la troncation, la pseudo-suffixation et la réduplication, qui sont les
procédés de formation du lexique argotique les plus importants, tant qualitativement
que quantitativement, relèvent, comme nous avons essayé de le démontrer, de la mor-
phologie extragrammaticale. Puisqu’ils ne remplissent aucun des critères qui définissent
normalement les procédés morphologiques grammaticaux, nous pouvons même aller
jusqu’à dire qu’ils constituent des procédés extragrammaticaux prototypiques. L’analyse,
qui a mis en avant leur caractère métalinguistique, a permis de mesurer l’importance
des fonctions identitaire et interactionnelle des procédés étudiés aux dépens des fonc-
tions cognitive et transactionnelle.
Ces procédés se situent, du fait de leur caractère extragrammatical, à la périphérie
du système linguistique, ce qui les met à  l’abri de l’emprise de la norme linguistique
institutionnalisée. Ils sont donc en mesure de fournir à la morphologie constructionnelle
un riche matériau « authentique » pour l’étude des préférences tant spécifiques à  un
système linguistique qu’universelles.

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Argot et apprentissage
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sur  : http://roa.rutgers.edu/files/537-0802/537-0802-PRINCE-0-0.PDF (consulté le 2 juin
2010).

Abstract

To what extent is the nature of slang word-formation extra grammatical?


The paper examines within the framework of natural morphology four of the most important
French slang word-formation processes: back slang (Fr. verlanisation), truncating, reduplication
and pseudo-suffixation. The first part analyzes the extra grammatical nature of these processes
which is closely related to their metalinguistic character. All processes exhibit strong social-identity
and interaction function and relatively weak cognitive and transaction function. Later, we will focus
on language specific as well as universal preferences revealed by some properties of slang word-
formation processes, namely phonetic iconicity of pseudo-suffixes, absence of verbal inflections,
word size preference, and aphaeresis vs. apocopate.

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Stratégies d’élaboration sémantique et syntaxique
pour l’enseignement des expressions
métaphoriques non standard en FLE

Thierry PETITPAS
< Université de Chypre / petitpas@ucy.ac.cy >

Efi LAMPROU
< Université de Chypre / elampr@ucy.ac.cy >

1. Introduction
Considéré comme particulièrement pittoresque et parlant, le français non standard re-
court massivement aux expressions métaphoriques. Or, il est établi que ces expressions
sont généralement problématiques pour les non-natifs, surtout si elles n’ont pas de cor-
respondant dans leur langue maternelle (MacLennan 1994 : 99 ; Lennon 1998 : 5). Notre
article vise donc à proposer des pistes aux enseignants de FLE qui souhaitent aider leurs
apprenants – notamment ceux de niveau avancé – à mieux comprendre, à mieux utiliser
et, au-delà, à mieux mémoriser les métaphores non standard.
Sous l’appellation d’« expressions métaphoriques », on regroupe d’ordinaire des unités
lexicales simples (p. ex. les mots polysémiques : caisse « grande boîte » vs « voiture » et
crevé « percé » vs « fatigué ») ou des unités lexicales complexes  (p. ex. les expressions
idiomatiques : poser un lapin « ne pas se présenter à un rendez-vous » et se mettre à table
« avouer »). Les unités lexicales complexes méritant un traitement à part, nous limiterons
notre présentation aux unités lexicales simples, et plus spécifiquement à ce que nous
appellerons les dérivés sémantiques verbaux (désormais notés DSV), c’est-à-dire aux
verbes non standard issus de la polysémisation d’un verbe du français standard par un
procédé métaphorique (p. ex. descendre « tuer, abattre » d’après descendre « (faire) aller
de haut en bas »).
Dans ce qui suit, nous présentons successivement les différents fondements théoriques
de notre travail, accompagnés de suggestions d’exercices.

2. Quelles stratégies pour quels objectifs ?


Comme d’autres, nous estimons que l’acquisition des expressions métaphoriques ne
doit pas être laissée aux mains du hasard. Elle doit être guidée (Cornell 1999). Partisans
d’un enseignement explicite et systématique, nous pensons qu’au lieu de demander
aux apprenants d’apprendre par cœur de longues listes d’expressions figurées, il serait
plus judicieux de développer leur «  compétence métaphorique  » (Low 1988  ; Danesi

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Argot et apprentissage
1992). On recense de nombreuses stratégies ou techniques visant un tel objectif (Lazar
1996  ; Deignan et al. 1997  ; Lennon 1998  ; Boers 2000). Celles que nous présentons
dans notre travail appartiennent à l’ensemble des stratégies cognitives dites d’« élabo-
ration » (Barcroft 2002). En linguistique cognitive, le terme d’élaboration réfère à toute
opération mentale relativement complexe de traitement de l’information lexicale. On
parle d’élaboration structurale ou d’élaboration sémantique selon que cette opération
mentale concerne la forme ou le sens d’un mot (Boers & Lindstromberg 2008  : 12).
À ces deux types majeurs d’élaboration, nous ajouterons l’élaboration syntaxique, qui se
rapporte donc au traitement de données ayant trait au comportement syntaxique d’une
unité lexicale. Pour l’heure, seules l’élaboration sémantique et l’élaboration syntaxique
retiendront notre attention. Si la première est censée améliorer la compréhension et la
seconde la production des expressions métaphoriques, ces deux stratégies ont surtout
l’avantage de favoriser leur apprentissage, et ce, en vertu de deux théories de la psycho-
logie et de la linguistique cognitives :

• la théorie des niveaux de traitement cognitif (« Levels-of-processing theory »), selon


laquelle plus le niveau de traitement de l’information est profond – c’est-à-dire, plus le
travail mental de l’apprenant est élaboré et demande des efforts -, et plus les chances
de mémorisation à long terme de cette information seront grandes (Craik & Lockhart
1972 ; Cermak & Craik 1979 ; Cohen et al. 1986)1.
• la théorie du double codage («  Dual-coding theory  »), énoncée par le psychologue
canadien Allan Paivio (1971 et 1986) qui postule que l’association d’une information
verbale et d’une image mentale facilite le rappel de cette information. En d’autres
termes, une unité lexicale doublement encodée est mieux retenue.

Ainsi donc, si l’on souhaite soutenir l’apprentissage des DSV en encourageant


l’utilisation de stratégies cognitives, il est tout d’abord nécessaire de faire en sorte que
l’apprenant fournisse un certain effort avant d’accéder au sens ou au comportement
syntaxique de ces unités lexicales. Par exemple, au lieu de lui donner directement
ces informations ou de lui demander de les trouver ex nihilo, on l’incitera plutôt à les
inférer à  partir d’indices (Skoufaki 2008  : 118). Il est ensuite important que les DSV
retenus dans le contenu d’apprentissage permettent à l’apprenant de se créer des images
mentales de situations, de scènes concrètes qui seront mémorisées en même temps que
la forme verbale2. Autrement dit, on sélectionnera des métaphores particulièrement
évocatrices3.

1)  Voir aussi la théorie de la trace qui postule qu’une exposition répétée à un élément linguistique a pour
effet de « creuser » sa trace dans la mémoire (Cohen et al. 1986 ; Baddeley 1990).
2) Cohen (1987) confirme que les activités mnémotechniques de type verbo-iconique facilitent le rappel d’un
mot, surtout celles qui incitent l’apprenant à générer ses propres associations.
3)  On notera que le vocabulaire non standard, qui représente un vocabulaire de bon sens, un vocabulaire
concret qui décrit la vie de tous les jours, se prête assez facilement à ce genre d’associations verbo-iconi-
ques.

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Stratégies d’élaboration sémantique et syntaxique pour l’enseignement ...
Thierry PETITPAS / Efi LAMPROU

2.1. Stratégies d’élaboration sémantique

Il y a plusieurs façons de stimuler l’élaboration sémantique4. Pour ce qui concerne les


mots polysémiques, Boers et Lindstromberg (2008 : 21) suggèrent d’encourager les ap-
prenants à  faire des hypothèses sur les motivations sémantiques du sens figuré et de
donner à ces derniers les moyens de confirmer ou non leurs hypothèses. Comme l’ont
établi plusieurs expériences menées en linguistique cognitive, un enseignement de la
motivation du sens métaphorique favorise non seulement sa compréhension, mais aussi
sa mémorisation (Beréndi et al. 2008 : 87)5.
Il existe deux techniques éprouvées pour aider les non-natifs à construire et à vérifier
leurs hypothèses sur un sens figuré. La première (2.1.1.) consiste à leur faire identifier
le sens littéral et/ou le sens prototypique à l’origine de l’emploi imagé (Beréndi et al.
2008). La seconde (2.1.2.) passe par la reconnaissance de la métaphore conceptuelle
sous-jacente (Kovecses & Szabó 1996  ; Boers 2000). Le choix de privilégier l’une ou
l’autre de ces méthodes dépend du lien qui relie le sens figuré au sens littéral du mot
polysémique.

2.1.1. F
 aire deviner le sens d’un DSV à partir de l’identification du sens littéral et/ou
du sens prototypique

Selon certains linguistes, le sens figuré d’un mot polysémique est mieux compris et
mieux retenu par l’apprenant lorsqu’on réactive le sens littéral (Verspoor & Lowie 2003),
c’est-à-dire le sens le plus « fondamental, fréquent, neutre ou substituable »6 (Schmitt
2000 : 124), ou le sens prototypique (Boers & Lindstromberg 2008 : 21), défini comme
le concept sous-jacent à l’ensemble des sens (littéral et figurés) d’un mot.
Soit l’exemple du verbe accoucher où l’on passe de la recherche du sens littéral – ce
qui permet à l’enseignant de vérifier que l’apprenant connaît ce sens – à l’identification
du sens prototypique, puis du sens dérivé non standard. En dernier lieu, l’apprenant est
invité à tester la valeur de ses hypothèses.

EXERCICE 1. ACCOUCHER

1. Recherche du sens littéral


– Que signifie le verbe accoucher en français ? Cochez la bonne réponse :
a) donner naissance à un enfant c
b) faire dormir un enfant c
c) changer les « Pampers »® d’un enfant c

4)  On pense notamment à l’« élaboration étymologique » (Boers et al. 2004) qui consiste à faire découvrir
aux apprenants l’origine historique, culturelle ou étymologique d’une expression métaphorique (Skoufaki
2008 : 108).
5) L’efficacité de cette stratégie, qui repose sur le postulat cognitiviste selon lequel le sens de la plupart des
expressions métaphoriques n’est pas arbitraire (Lakoff & Johnson 1980 ; Lakoff 1987), dépend toutefois
de divers facteurs tels que le style cognitif de l’apprenant, le degré de transparence de l’expression, les
différences entre la L1 et la L2, etc. (Beréndi et al. 2008 : 88).
6) C’est nous qui traduisons.

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2. Recherche du sens prototypique
– Associez le verbe accoucher à l’une des locutions suivantes :
a) faire pleurer c
b) faire sortir c
c) faire entrer c

3. Recherche du sens dérivé non standard


– Que signifie le verbe accoucher en français non standard ? Cochez la bonne réponse :
a) se taire c
b) parler c
c) se dépêcher c

4. Vérification en contexte
– Lisez le texte suivant et dites si vous confirmez ou non votre réponse : Alors, tu accouches
oui ou non ? J’ai besoin de connaître la vérité !
a) confirmation c
b) infirmation c

2.1.2. F
 aire deviner le sens d’un DSV à  partir de l’identification de la métaphore
conceptuelle sous-jacente

Pour la sémantique cognitive, beaucoup d’expressions métaphoriques sont les réa-


lisations linguistiques de métaphores conceptuelles. Celles-ci peuvent effectivement
être ramenées à un nombre relativement restreint de domaines-sources, ou thèmes
métaphoriques, concrets dont la structure est calquée sur notre conception de do-
maines-cibles abstraits via les métaphores conceptuelles (Lakoff & Johnson 1980  ;
Kovecses & Szabó 1996). Ainsi, l’expression figurée non standard avoir le feu au cul
peut-elle être ramenée à  la métaphore conceptuelle [LE DÉSIR C’EST LE FEU].
Dans cet exemple, comme par ailleurs dans les expressions chauffer, chaud lapin, chau-
dasse, on utilise la terminologie du feu (le domaine-source concret) pour parler d’une
émotion (le domaine-cible abstrait). Du point de vue de l’apprentissage, ce genre de
regroupement métaphorique, auquel nous rattacherons les matrices sémantiques
du type [L’HOMME EST UN AVION]  (p. ex. décoller, atterrir, planer, etc.) ou bien
[L’ARGENT C’EST LA NOURRITURE] (p. ex. blé, mettre du beurre dans les épinards,
se sucrer, l’oseille, etc.), s’avère très utile, puisqu’à la manière des champs lexicaux il
permet d’organiser le vocabulaire. Et le vocabulaire organisé est connu pour être
plus facile à mémoriser (Boers 2000 : 563). Du point de vue de la compréhension,
la connaissance de ces modèles présente l’avantage d’offrir une certaine autonomie
à l’apprenant qui pourra inférer le sens d’un mot inconnu sans avoir recours à une
aide extérieure (dictionnaire, professeur, etc.). Bien entendu, ces associations, qui
sont souvent révélatrices d’une mentalité ou d’habitudes culturelles particulières
(Boers et al. 2004 : 56-57)7, seront plus facilement retenues si elles existent dans la
langue maternelle des non-natifs.

7) Par exemple, en français non standard l’homme est souvent comparé à un vin ou à un récipient contenant
du vin (p. ex. cuver, refouler du goulot, prendre de la bouteille, etc.).

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Thierry PETITPAS / Efi LAMPROU

Dans l’exercice suivant, nous reprenons le verbe allumer qui, lui aussi, tire son origine
de la métaphore conceptuelle [LE DÉSIR C’EST LE FEU]. L’interprétation du mot
est précédée de l’identification du domaine-source, puis du domaine-cible. Comme
précédemment, l’exercice se termine par une étape de vérification en contexte :

EXERCICE 2. ALLUMER

1. Identification du domaine-source
– Associez le verbe allumer à l’un des thèmes suivants :
a) l’eau c
b) la terre c
c) le feu c

2. Identification du domaine-cible
– Associez la réponse que vous avez cochée précédemment à l’un des thèmes suivants :
a) la tristesse c
b) le désir c
c) le calme c

3. Identification du sens
– Quel est le sens du verbe allumer en français non standard  ? Cochez la bonne ré-
ponse :
a) regarder c
b) pleurer c
c) séduire c

4. Vérification en contexte
– Lisez la phrase suivante et dites si vous confirmez ou non votre réponse : Aline est folle
de jalousie, parce que Pierre s’est fait allumer toute la soirée par une jeune femme.
a) confirmation c
b) infirmation c

2.2. Stratégie d’élaboration syntaxique


Les techniques précédentes ont pour but d’améliorer la compréhension et l’apprentis-
sage des DSV. Or, pour qu’on puisse réellement parler d’apprentissage il ne suffit pas
que l’apprenant soit capable de comprendre ces mots, il faut aussi qu’il sache les utiliser.
Et comme le souligne I.S.P. Nation (2001 : 55), pour pouvoir utiliser un mot un non-natif
doit connaître non seulement sa catégorie grammaticale, mais également son compor-
tement syntaxique, c’est-à-dire ses restrictions d’emplois. L’apprenant devra entre autres
savoir qu’en français non standard le verbe accoucher est intransitif et s’emploie le plus
souvent à l’impératif, tandis que le verbe allumer demande deux arguments nominaux
dont le premier décrit obligatoirement une femme, particularité qui le distingue de son
équivalent standard séduire.
La stratégie d’élaboration syntaxique que nous proposons pour aider le non-natif
à  intégrer toutes ces informations consiste à  lui faire prendre conscience que les

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Argot et apprentissage
sens figurés d’un mot se distinguent du sens littéral par leurs propriétés syntactico-
sémantiques respectives (Lamprou & Petitpas, à paraître). Cette méthode s’inspire des
principes théoriques du modèle des classes d’objets définis par Gaston Gross (1992, 1994,
2004) et son équipe. Sans entrer dans les détails de ce modèle, on précisera simplement
qu’il permet de différencier les emplois d’un mot polysémique en attribuant à chaque
prédicat (N, V, A) un schéma d’arguments (ou une structure argumentale) particulier
(Le Pesant & Mathieu-Colas 1998). Les schémas d’arguments sont décrits selon des traits
syntactico-sémantiques (hum, loc., inc., ina, anh, etc.)8, eux-mêmes définis en termes de
classes d’objets (<femme>, <boisson>, <végétal>, etc.).
À  titre d’exemple, nous reprendrons le prédicat verbal allumer dont les emplois
standard (S) et non standard (NS) se distinguent de la façon suivante :

• S « mettre le feu, de la lumière, ou un appareil électrique en marche » :


– [hum] allumer1 [inc] : Pierre allume la cheminée / la cuisine / la télévision.
• NS1 « séduire » :
– [hum] <femme> allumer2 [hum] <homme> : Julie a allumé Luc.
• NS2 « disputer » :
– [hum] allumer3 [hum] : P’tit Louis s’est fait allumer par le prof.

Pour les besoins de notre présentation, nous exploiterons uniquement le deuxième


emploi NS du verbe allumer, c’est-à-dire allumer au sens de « séduire ». Notre démarche
méthodologique est scindée en deux étapes. Lors de la première étape, qu’on appellera
«  étape de conscientisation  », l’apprenant, guidé par la consigne, prendra conscience
de l’existence de deux emplois différents d’un même verbe en contexte (question A.),
puis devra établir ce qui différencie les deux emplois en fonction de leur structure
argumentale  respective (question B.). Dans la deuxième étape, qu’on appellera
«  étape de vérification  », l’enseignant s’assurera que l’apprenant a bien compris cette
différence (question A.), notamment en lui demandant de trouver les contextes, ou les
arguments, appropriés au verbe dans ses emplois S et NS (question B.).

1. Étape de conscientisation

A. E
 n français standard, le verbe allumer signifie « mettre le feu », « mettre de la lumière »
ou «  mettre en marche un appareil électrique  ». En fonction de cette définition,
cochez les emplois non standard de ce verbe dans les phrases suivantes :
a) Gilles allume une cigarette. c
b) Anna adore allumer les garçons. c
c) Mon frère a allumé la télé. c
d) Pierre s’est fait allumer par la serveuse. c
e) Le voisin vient d’allumer son salon. c

B. R
 elisez les phrases précédentes, et dites qui allume quoi en français standard et en
français non standard. Que constatez-vous ?

8) Respectivement « humain », « locatif », « inanimé concret », « inanimé abstrait », « animé non humain ».

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Stratégies d’élaboration sémantique et syntaxique pour l’enseignement ...
Thierry PETITPAS / Efi LAMPROU

2. Étape de vérification

A. P
 armi les emplois du verbe allumer suivants, repérez celui qui est non standard.
Cochez la bonne réponse.

– Marie allume …
a) … une bougie c
b) … la radio c
c) … Julien c
d) ... la cheminée c

B. C
 omplétez les phrases suivantes en utilisant le verbe allumer dans son emploi standard
(S), puis dans son emploi non standard (NS) :
a) Hier soir, _________ a allumé (S) _________, puis s’est endormi(e) sur le canapé.
b) Hier soir, _________ a allumé (NS) ________, puis s’est endormi(e) sur le canapé.

3. En guise de conclusion
Le but de notre travail était de présenter différentes manières d’améliorer la reconnais-
sance, l’utilisation et l’apprentissage des expressions métaphoriques non standard. Nous
avons opté pour les stratégies cognitives d’élaboration sémantique et d’élaboration syn-
taxique. Pour éclairer notre propos, nous avons choisi d’examiner plus particulièrement
des verbes, mais rien n’interdit de penser que les techniques que nous avons exposées
ne pourraient pas s’appliquer à d’autres parties du discours.
Comme nous avons voulu le suggérer en prenant par deux fois comme exemple
le verbe allumer, nous estimons que ces stratégies peuvent se compléter. Ce genre de
regroupement devrait permettre à l’apprenant de parvenir à une élaboration plus précise
et à un stockage mémoriel plus efficace (Verspoor & Lowie 2003 : 568). Une hypothèse
dont la valeur reste maintenant à être vérifiée par des tests en classe de FLE.

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Section
Argot et apprentissage
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Stratégies d’élaboration sémantique et syntaxique pour l’enseignement ...
Thierry PETITPAS / Efi LAMPROU

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learning, vol. 53, n° 3, 2003, pp. 547-586.

Abstract

Semantic and syntactic elaboration strategies for teaching of the metaphoric informal
expressions in FLE
This paper deals with the general issue of teaching informal (or colloquial) vocabulary in French as
a Foreign Language classroom. Informal vocabulary is known to be particularly rich in metaphoric
expressions. These lexical units range from multi-word items (e.g. idioms) to words whose
informal meaning is an extension of the central, formal sense (i.e. polysemous words). The aim
of our contribution, which includes sample exercises, is to present different cognitive strategies of
semantic and syntactic elaboration to enhance FFL learners’ ability to understand, produce and,
above all, remember the second type of these figurative uses.

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Le décryptage des expressions
idiomatiques argotiques1
Fernande RUIZ QUEMOUN
< Université d’Alicante / fernande.ruiz@ua.es >

María Ángeles LLORCA TONDA


< Université d’Alicante / ma.llorca@ua.es >

Introduction
Les recherches sur la phraséologie datent du XVIIIe siècle (1771). Or, les grammaires
traditionnelles descriptives, soucieuses de la normalisation et de la correction de la lan-
gue, lui ont attaché peu d’importance. Pour Saussure, il s’agissait de locutions toutes
faites : Rey et Chantreau définissent la phraséologie comme « un système de particula-
rités expressives liées aux conditions sociales dans lesquelles la langue est actualisée »
(Rey & Chantreau 2007 : VI). Le père de la phraséologie, Bally, citait ce terme dans
son traité :

Si dans un groupe de mots, chaque unité graphique perd une partie de sa signification
individuelle ou n’en conserve aucune, si la combinaison de ces éléments se présente seule
avec un sens bien net, on peut dire qu’il s’agit d’une locution composée […] c’est l’ensem-
ble de ces faits que nous comprenons sous le terme général de phraséologie (Bally 1951 :
65-66).

Comment donc définir les expressions idiomatiques ?

Du point de vue pragmatique, l’expression idiomatique est liée à l’usage collectif. Comprise par
tout le monde, elle est un moyen de communication à la fois linguistique et culturel. En effet,
elle renvoie à un fonds traditionnel qui aide à la cohésion du groupe. Celui-ci a le sentiment de
faire partie d’une culture ou d’une civilisation partagée. Cette notion [la connaissance commune
à un groupe] englobe généralement les proverbes, les dictons, les sentences, etc., c’est-à-dire des
jugements qui résultent d’une longue expérience et donnent un caractère de vérité absolue et
permanente à ce que l’on dit (González Rey 2002 : 149).

1) Cet article s’encadre dans le projet de recherche intitulé « Adquisición de la competenciaidiomática y dis-
cursiva del francés lengua extranjera en contexto español : Elaboración de un corpus textual bilingüe con
fines didácticos » (code FFI2010-15092), soutenu par le Ministerio de Ciencia e Innovación espagnol.

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Le décryptage des expressions idiomatiques argotiques
Fernande RUIZ QUEMOUN / María Ángeles LLORCA TONDA

Dans nos cours, nous essayons de prendre en charge ces productions jugées
« populaires et banales » et souvent écartées de l’enseignement supérieur, surtout si elles
sont argotiques. Cependant, paradoxalement, elles sont présentes dans notre quotidien
et font partie non seulement de la langue orale, mais aussi de la langue écrite.
En considérant l’aspect pragmatique des idiotismes, on devrait tout d’abord préciser
que leur emploi repose sur un pouvoir de complicité entre les utilisateurs qui, pour
construire le sens de l’expression, doivent mobiliser leurs connaissances sur le monde.
Par ailleurs, l’expression idiomatique, à  plus forte raison l’expression argotique, doit
s’adapter au niveau de langue et à la situation de communication. Il nous faut souligner
que la compréhension d’expressions idiomatiques dépasse le sens de chaque mot relié
en une unique interprétation figurée.
Nous montrerons les difficultés : une dame d’un certain âge demeurant dans le 14e
à Paris et le boulanger du coin qui auraient assisté à une altercation violente entre deux
jeunes gens à cause d’un problème de circulation, tiendraient difficilement les propos
suivant : « Ce jeune homme a reçu une avoinée ». Cette métaphore, recevoir une avoinée,
demande avant tout le décodage du sens qui, suivant Hirtle, serait d’essayer de voir
quelle impression le signifié de recevoir pourrait lier et servir de support à celui d’avoinée.
Il s’agirait de voir à travers la notion guillaumienne l’« idée regardante » (Valin & Hirtle
& Joly 2002 : 150-157).
Cette représentation mentale dans la langue de départ sera rendue par une expression
équivalente dans la langue d’arrivée.
Trouver spontanément l’équivalent d’expressions idiomatiques de sa langue
maternelle dans une langue cible demande un bagage phraséologique très riche qui
n’est pas toujours évident car l’opacité sémantique entrave le décodage métaphorique.
La traduction se présente comme porteuse de sens à partir de la langue source, en effet,
le signifiant et le signifié de la langue source doivent être rendus par un signifiant et un
signifié de la langue cible, d’où la difficulté de trouver les expressions idiomatiques dans
l’autre langue. Dans ce sens, l’approche sémasiologique2, c’est-à-dire la compréhension
sémantique du mot-clé de l’expression conduira à une opération onomasiologique3 qui,
par l’intermédiaire de l’étude sémantique de l’expression à partir du mot-clé, trouvera la
forme linguistique adéquate pour exprimer la même idée dans la langue cible.
Il n’est pas question de croire en la traduction idéale, c’est-à-dire, celle qui assure le
transfert de l’intégralité du texte initial en langue cible car, traduttore, tradittore, « traduire
c’est trahir ». Néanmoins, il est possible de sauvegarder quasiment l’intégrité du sens
(contenu) de l’expression, en dépassant la contrainte de la forme (contenant) en langue
source, pour le transférer en langue cible.

2) L’approche sémasiologique part de la forme du mot pour en découvrir les sens possibles.
3)  L’approche onomasiologique part du concept et s’applique à décrire les mots qui servent à le désigner.
Quel est le but de l’analyse onomasiologique ? Elle permet tout d’abord de mieux comprendre d’où vien-
nent les items lexicaux (nouveaux). Elle dévoile aussi les mécanismes qui font qu’on ait recours à différents
mots d’une langue pour désigner le même concept, comme auto, automobile, bagnole, voiture, véhicule, caisse.
Le but principal de l’analyse onomasiologique est cependant de mettre à jour la structure sous-jacente d’un
ensemble de mots conceptuellement proches, c’est-à-dire de découvrir comment ces mots s’organisent dans
ce qui est communément appelé un « champ sémantique ».

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Section
Argot et apprentissage

Entrée Équivalent 1 Équivalent 2


• recevoir une avoinée • dar una paliza • dar una buena tunda
• vapulear • dar un curripele
• dar una buena zurra • currar
• dar una paliza de muy señor mío • dar un palizón
• dar una buena tunda
• dar un palizón
• currar
• dar un curripele

L’expression  recevoir une avoinée sera élucidée par le biais de la compréhension de


l’image littérale, « les épis moissonnés sont battus afin de séparer les grains de l’épi et
de la paille », son rapport métaphorique favorise donc la découverte du sens de cette
expression  : «  se faire battre  », c’est-à-dire, «  recevoir des coups  ; subir  ; écoper une
raclée ». En espagnol, ce décodage présuppose de repérer parmi les équivalences qui
semblent les plus proches, celles qui seraient compatibles avec l’expression française.
Entre autres, nous recensons cette même réalité : vapulear « recevoir une volée » ; dar
una somanta palos « recevoir une volée de coups » ; dar una buena zurra « recevoir une
rouste » ; reventar los morros « casser la gueule »… ou bien, dar una buena tunda. Comme
on ne ressent pas de différence bien nette, on devrait pouvoir les considérer comme
synonymes. Cependant, quels sont les critères empruntés par l’usager espagnol pour
choisir l’expression la plus adéquate ?
Prenons l’expression  dar una buena tunda  : tunda dérive du verbe latin tundere  :
« battre, plus ou moins violemment, tout en secouant » ; le verbe « secouer », sacudir,
existe dans le lexique espagnol depuis le XIIIe siècle et signifie « agiter, battre ou secouer
violemment pour enlever la poussière  ». La métaphore de «  battre les épis pour en
séparer les graines » est donc reprise, d’une certaine façon, dans l’expression espagnole
dar una buena tunda. D’autre part, le dictionnaire de María Moliner nous présente
d’emblée un sujet actif qui applique une volée de coups, qui frappe, bat, s’adonne
à  rouer quelqu’un. Cette opposition recevoir / donner, est à  considérer, car pour le
français, le sujet passif subit l’action, il est le récepteur des coups, tandis que l’espagnol
met l’accent sur l’action de l’acteur / agent qui véhicule l’agressivité, la nuance est donc
manifeste. Malgré cette différenciation de perspective, l’expression espagnole véhicule
une même réalité car elle possède des liens d’équivalence avec l’expression en langue
source. De plus, l’adjectif évaluatif, buena «  bonne  », est susceptible d’influer sur la
valeur appréciative de tunda, qui renforce l’action : les coups donnés sont bons, dans
le sens de rigoureux, rudes ; l’adjectif épithète buena joue, selon Irène Tamba, « le rôle
d’embrayeur de métaphoricité  » (Tamba 1994  : 26-34). Sur cela, recevoir une avoinée,
coïnciderait dans son équivalent espagnol dar una buena tunda. Malheureusement, de
jeunes étudiants de 21 - 22 ans consultés témoignent de l’évolution de l’argot et de ses
variétés, ils disent préférer : currar ; dar un curripele ; dar un palizón. Dar una buena tunda
leur paraît ringard, « cette parlure fait partie du vocabulaire des plus âgés, ceux qui ont
29, 30 ans ! ».
Il nous faudrait donc analyser ces expressions, afin de mieux comprendre ces emprunts
à des dialectes ou au latin :

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Le décryptage des expressions idiomatiques argotiques
Fernande RUIZ QUEMOUN / María Ángeles LLORCA TONDA

• Currar : d’origine caló (dialecte des gitans espagnols), signifiant « noir » ; currar, cf.
sanscrit  : krnoti («  faire  »). Currar en espagnol signifie «  travailler  », du latin tripa-
lium « instrument de torture à trois pieux », utilisé par les Romains de l’Antiquité pour
punir les esclaves rebelles. La deuxième acception « secouer », au Chili le « travail »
est nommé pega « battre ». Ne nous étonnons pas que l’on associe le travail aux souf-
frances, à l’agressivité.
• Dar un curripele « secouer la peau » ; pele « peau », du latin pellis.
• Dar una felpa « recevoir une rossée » ; ce terme est issu de felpudo « paillasson » (on
secoue le paillasson quand il est plein de poussière).

Une autre expression très répandue parmi les jeunes serait dar una ensalada de hostias,
signifiant « gifle, baffe, beigne »4. Quoiqu’il en soit, la structure profonde fait toujours
appel dans les deux langues à la même image : secouer et recevoir des coups.

• Somanta palos : ce terme est composé de la préposition so « sous », issu du latin sub
« désuet » et du nom commun manta « couverture ». L’expression, selon l’étymologie
populaire viendrait d’une habitude très ancienne de couvrir la personne avec une
couverture avant de la battre, afin d’éviter d’être reconnu par le malheureux.

La langue espagnole dispose de deux expressions qui rendraient, éventuellement


l’expression française, en fonction de l’identité sociale de l’utilisateur et de leur
contextualisation :

• dar una buena tunda / currar


• recevoir une avoinée

Les expressions idiomatiques souvent jugées comme des éléments linguistiques complexes
et difficiles à mémoriser, par les professeurs et les étudiants, confrontés à des expressions
inconnues, le sont généralement parce que peu travaillées en cours de langue étrangère.
La phraséologie renvoie aux sentiments, aux émotions, aux croyances, aux fantasmes…
à  l’imaginaire collectif, c’est-à-dire que le savoir populaire qu’elle véhicule doit être
appréhendé dans sa complétude, le but est d’en dégager le sens figuré car « le sens des
mots ne permet pas d’interpréter leur combinaison  » (Gross 1982  : 152). Cependant, il
est possible de se fixer pour objectif celui de  décrypter une expression idiomatique en
sollicitant l’inférence (Bailly 1998 : 132). Le décryptage reste donc une tâche qui devrait
procéder à un découpage de l’expression, en attirant l’attention sur le mot-clé qui serait une
solution pour stimuler son interprétation et diriger notre apprenant vers ce qui fait sens.
Effectivement, la désorientation première à cet imaginaire inconnu en langue cible
peut se charger de sens dans la structure profonde de la langue source. Désormais,
en invitant l’apprenant à devenir plus attentif, il parviendra à décoder l’image formée
par le tout des constituants et à se représenter cette image dans sa langue maternelle.
Cette interaction pédagogique permettra la prise de conscience de ses connaissances
et facilitera, pourquoi pas, l’anticipation de ce qui fait précisément obstacle dans
l’expression à traduire.

4) Pour le DRAE (Diccionario de la Real Academia Española), hostia signifie « 1. Pain azyme consacré durant la
messe qui est le symbole du corps du Christ ; 2. Vulg. gifle ».

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Section
Argot et apprentissage

Analyse du corpus
Le choix de notre corpus d’expressions idiomatiques comportant de l’argot a comme
source le roman de Raymond Queneau Zazie dans le métro. Pourquoi avoir puisé dans ce
roman, écrit en 1959 ? Les anniversaires et les commémorations des textes littéraires fa-
vorisent la relecture, la réflexion et la mise à jour d’ouvrages célébrés par le grand public.
Tout au long de l’année 2009, cinquantième anniversaire de la parution de Zazie dans
le métro, plusieurs colloques et événements ont été consacrés au roman de Queneau5 et
continuent de se célébrer en 20106. Hors de l’Hexagone, les témoignages de l’actualité
de Zazie sont venus de la main des traducteurs. En effet, récemment sont parues des
traductions du roman de Queneau dans des langues soit disant minoritaires, c’est le cas
de la traduction en galicien d’Henrique Harguindey7, ou à des langues européennes qui
n’avaient pas encore connu de traduction, c’est le cas du roumain8 ou même du polonais9.
Nous avons voulu nous joindre à cet hommage de Zazie, en reprenant et en actualisant un
sujet inhérent à ce roman : le langage et plus précisément les expressions idiomatiques. En
effet, Zazie dans le métro est un référent de la littérature transgressive. Le Rabelais du XXe
siècle, Raymond Queneau, introduit dans son récit littéraire le parler non conventionnel.
Ainsi, écrivain hors norme, il s’inscrit dans l’originalité, la création artistique particulière-
ment du point de vue linguistique. L’écriture de Queneau juxtapose différents registres et
grâce à sa vaste culture, littéraire et linguistique10, il réussit à donner un nouveau statut à la
langue française. Raymond Queneau a créé des formes grammaticales et des expressions
dans son dessein de reproduire le parler populaire et de surpasser la norme linguistique
de la langue française prônée par les puristes. L’utilisation des expressions argotiques chez
Queneau cherche à contester la littérature et la société ankylosées de l’époque.

… jouer avec les mots était pour lui un plaisir, un divertissement, car il savait faire surgir en eux
leur partie ludique. La richesse du vocabulaire quenien est énorme, et Queneau en utilise tous
les recours du code (graphies, phonétique, syntaxe…). (López Carrillo 2006 : 10)

Queneau soumet les mots d’un usage courant aux nouveaux signifiés qu’il crée à travers
des processus métaphoriques et métonymiques, des néologismes et la récupération de
mots en désuétude (archaïsmes). La lecture et l’étude des expressions idiomatiques
utilisées par Queneau nous aideront à mieux faire connaître les possibilités de la langue
française à nos étudiants.
Nous allons présenter par la suite le décryptage de quelques expressions idiomatiques
utilisées dans Zazie dans le métro. À  partir de l’expression quenienne contextualisée
repérée, que nous plaçons dans la première colonne, les expressions synonymes en

5) Le colloque international « Le roman de Zazie et le roman » organisé par l’Université Paris III-Sorbonne
Nouvelle (Centre de recherche « Écritures de la modernité ») et l’Université Lyon 2 (Centre de recherche :
Passage XX-XXI).
6) Les bibliothèques municipales du Havre, ville natale de Raymond Queneau, ont organisé différentes acti-
vités autour de « Apibeursdé touillou Zazie. 50 ans de Zazie dans le métro de Raymond Queneau ». Dossier
disponible sur : http://archives.lehavre.fr/uploadsdocs/r1252076661.pdf.
7) QUENEAU Raymond, Zazí no metro, Trad. e intr. de Henrique Harguindey, Laioventó, Galiza, 2008.
8) QUENEAU Raymond, Zazie în metrou, trad. Alexandru Lazlo, Bucarest, Paralelea 45, 2004.
9) QUENEAU Raymond, Zazie w metrze. Dorota Chmielewska Preda.
10) Dans l’article « Maestros y lecturas de Queneau », Rodrigo López Carrillo (2008) fait un parcours à travers
les écrivains et les philosophes et linguistes qui ont marqué l’écriture de Queneau.

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Le décryptage des expressions idiomatiques argotiques
Fernande RUIZ QUEMOUN / María Ángeles LLORCA TONDA

espagnol sont données dans la deuxième colonne, pour ensuite dans la dernière colonne
citer les expressions espagnoles qui correspondraient le mieux au contexte :

1) «  Lorsque Gabriel rentrerait avec les autres, ils feraient naturellement un chabanais
à réveiller tout le quartier » (Queneau 1959 : 154).

Entrée Équivalent 1 Équivalent 2


• faire un chabanais • hacer barullo • armar (el) follón
• armar la marimorena • líar / liarse
• armar bulla • liarla parda
• armar (el) follón
• armar pitote
• cancanear
• montar / armar el pollo

• Faire un chabanais : Selon le Robert culturel : 1. Vacarme, scandale, grand désordre :


quel chabanais !. 2. maison de prostitution (nom de la rue où se trouvait, au nº 12, une
célèbre Maison Close parisienne, luxueuse, fermée en 1946, fréquentée par les finan-
ciers, les princes (Édouard VII), le monde politique).

En reprenant les propos de Françoise de Panafieu, députée de l’UMP en 2002, nous


dirions plutôt « espaces réglementés ». Or, le contexte qui retient notre attention s’adapte
carrément à la première acception.
En espagnol, cette expression pourrait être rendue par hacer barullo, armar la
marimorena, armar la de Dios, «  provoquer du vacarme  », armar bulla, armar el follón,
armar el pitote, « chahut » (onomatopée du sifflet), meter bulla, « participer, intervenir
à du tapage », meterse en un buen lio, liarla parda, liarla correspondrait à compliquer les
choses, le gris foncé, la couleur brune, accentue la connotation négative intensifie le
problème. Aquí se va a líar una gorda, « attendons-nous à de gros soucis, complications,
sérieux problèmes ».
Par l’intermédiaire du décryptage du mot-clé de l’expression contextualisée, le
rapprochement entre les deux langues se fait plus facilement.
Selon le dictionnaire María Moliner, le mot follón répond à : 1. pétard. 2. (de follar)
Haber, Armar[se]) Alboroto : escena, situación o suceso en que hay gritos, discusiones o riñas,
« vacarme, scandale, cris, discussions, disputes ». // (Haber, Armar[se]) *Jaleo : situación,
escena, etc., en que hay desorden y confusión, «  provoquer du désordre, du scandale  ».
3. arcaísmo : canalla, « archaïsme : fripouille ». Follar peut-être issu du latin follis, fuelle,
vulg. practicar el acto sexual, « avoir une liaison ». Poseer sexualmente a alguien, « posséder
sexuellement ».
Le décryptage du mot-clé de l’expression contextualisée révèle qu’il s’agit dans notre
texte d’un tapage, de criailleries, de bruit avec désordre : « lorsque Gabriel rentrerait
avec les autres, ils feraient naturellement un chabanais à réveiller tout le quartier ». Il ne
s’agit que de choisir parmi les occurrences données, celle qui rendrait le mieux les deux
acceptions de l’expression française  : faire du scandale avec une connotation sexuelle
et/ou du tapage : armar el follón.
Cependant les jeunes d’aujourd’hui ont tendance à  utiliser  : liarla parda. Liar,
« embrouiller, perturber », liarse, « avoir une liaison avec quelqu’un ». Dans le cas de

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Argot et apprentissage
l’espagnol, les deux acceptions se rapprochent du français (bien que le verbe soit transitif
ou réflexif).
L’évolution, l’actualisation de l’argot nous pousse à proposer deux traductions de la
phrase de Queneau, bien que la première nous semble la plus appropriée à la traduction
d’un texte de 1959.
– Lorsque Gabriel rentrerait avec les autres, ils feraient naturellement un chabanais
à réveiller tout le quartier. 
– Al volver Gabriel con los demás, armarían (tal) follón (que) despertarían a todo el barrio.
– Al volver Gabriel con los demás, la liarían parda y despertarían a todo el barrio.

2) «   Quand on sera arrivés, le tonton se sera barré depuis belle lurette  » (Queneau
1959 : 115).

Entrée Équivalent 1 Équivalent 2


• il y a belle lurette • en los tiempos de Maricastaña • hace mucho tiempo
• hace mil años

• Il y a belle lurette

Selon le Robert culturel : Il y a bien longtemps (que). Lurette (1877, dans l’usage régional
1807, comme « expression vicieuse ») ; forme altérée de heurette, diminutif de heure, dans
l’expression il y a bien heurette, prononcée [yret]. Dans certains parlers de l’ouest, le
latin hora a donné hure. D’autre part, dans la région nantaise et en Français du Canada
l’expression belle heure signifie «  longtemps  ». Enfin, dans le Centre, belle heurette est
devenue bellurette. L’expression dialectale, il y a bellurette, a pu être croisée avec lurette,
« sornette, niaiserie », issu de l’onomatopée lur- (- luron).
En espagnol, parler du temps de Maricastaña, c’est parler d’une époque très, très
éloignée, mais presque personne ne sait qui fut ni à quelle époque vécut Maricastaña.
L’auteur argentin Hector Zimmerman parle de « chroniques très précises » vers le XIVe
siècle en Galice. Cette femme de caractère et extrêmement riche aurait vécu à Lugo et
se serait battue contre l’évêque Pedro López de Aguilar. Selon les chroniques, elle aurait
tué le précepteur de l’évêque et aurait été condamnée à faire don de tous ses biens à la
cathédrale.
Une légende du folklore celtique attribue au personnage Auburn Mary (« Marie aux
cheveux bruns ») des pouvoirs magiques. En tout cas, il s’agit d’une histoire qui vient de
loin, de très loin, de l’époque de Maricastaña.
Dans la phrase de Zazie : « Quand on sera arrivés, le tonton se sera barré depuis belle
lurette », la perception de la notion du temps est beaucoup plus relative, il s’agit d’une
longueur plutôt psychologique pour le locuteur, une portion limitée d’une unité globale,
un après-midi, une soirée, une nuit…Tandis que l’expression espagnole en los tiempos de
Maricastaña, insiste beaucoup plus sur un profond sentiment de durée. Dans l’analyse
d’équivalence, le traducteur repère les moyens linguistiques qui rendront cette nuance.

– Quand on sera arrivés, le tonton se sera barré depuis belle lurette.


– Cuando lleguemos, el tito ya hará que se habrá pirado.

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Le décryptage des expressions idiomatiques argotiques
Fernande RUIZ QUEMOUN / María Ángeles LLORCA TONDA

Cette formulation espagnole privilégie la parlure argotique par l’intermédiaire du


verbe pirarse, afin de transférer le même sens contextualisé, l’équivalent espagnol
véhicule la même perception de la séquence de temps présente en français. Le futur
ya hará, focalise le temps écoulé (« il y aura longtemps »). Le futur antérieur du verbe
pirarse exprime, de même qu’en français, que l’action future du tonton (se barrer), sera
passée avant l’arrivée de Zazie et de Rouscaillon.
Nous pouvons affirmer que les divergences de certaines expressions obligent le
traducteur à chercher parmi les équivalences proposées dans les dictionnaires, celle qui
rend le mieux le sens de la langue source dans la langue d’arrivée.

3) «  Moi qui suis dans la limonade, jamais je servirais un flic qui amènerait une bande
de gens avec lui pour leur arroser la dalle » (Queneau 1959 : 169).

Entrée Équivalent 1 Équivalent 2


• arroser la dalle • empinar el codo • mojarse el gaznate
• pimplar • enchoparse
• soplar
• chingar
• trincar
• ponerse ciego
• coger una cogorza
• enchisparse

• Arroser la dalle (1866) / avoir la dalle en pente (1879)

D’après le Robert culturel : « boire/ boire souvent de l’alcool ». Au XIVe siècle, dalle
vient de l’ancien nordique daela qui signifie «  évier (de cuisine), auge, bassin  », mais
aussi « rigole ou gouttière ». Ce sont ces deux dernières significations qui, au XVe siècle,
ont donné naissance au sens métaphorique de « gosier », ce dernier pouvant finalement
n’être considéré que comme « une rigole qui dirige le liquide vers l’estomac ». Malgré
l’ancienneté de la métaphore, ces deux expressions ne sont nées qu’au XIXe siècle. À la
même époque, boire se disait aussi se rincer le corridor ou aussi la dalle du cou.
Même si certains ivrognes sont capables d’avaler des mixtures peu ragoûtantes dignes
de ce qu’on trouve dans les égouts, ce n’est pas d’une dalle de bouche d’égout dont il est
question ici ; ni d’une dalle funéraire, même si certains abus de boisson peuvent mener
directement au cimetière, car si l’on boit, c’est que tout n’est pas si rose.
Se rincer la dalle s’utilise pour n’importe quelle boisson, y compris de l’eau la plus
plate possible, et même en petite quantité, alors que avoir la dalle en pente s’applique aux
grands buveurs de boissons alcoolisées.
Chopiner boire, boire au comptoir, vider des chopines ; coude (adroit du -). Être bon buveur,
grand buveur, qui vide les bouteilles facilement ; basculer son auge, baquet, canon, glass,
gode, godet, guindal, pot  ; basculer un godet, vider son verre  ; écluser son verre, se
rafraîchir, consommer, étancher sa soif, siroter, prendre un verre, trinquer, sabler, porter
un toast, siffler, pomper ; fioler (se -), boire, s’enivrer, vider une fiole, une bouteille ;
sécher un verre ; sécher les bouteilles ponerse ciego ; sécher un demi ; sécher un bock ;
sécher son godet.

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Argot et apprentissage
Dans les dictionnaires espagnols, cette synonymie est de même présente, ainsi le María
Moliner nous donne : echarse unos tragos / empinar el codo / tomarse unas cañas / cañitas
/ cañis ; chatear, « faire la tournée des bistrots » ; tomar chatos, « boire au comptoir » ;
tomar, sorber, absorber, ingerir, copear, « chopiner » ; escanciarse, libar (du lat. libare), absorber,
« sucer » ; pimplar, « siffler » ; refrescar, « rafraîchir » ; soplar, chingar, « picoler » ; trincar,
echar un trago, « prendre un pot » ; echar la espuela, empinar el codo, « pomper » ; matar la sed,
« étancher sa soif » ; beber a sorbitos, « siroter » ; mojarse el gaznate, enchoparse, « s’arroser,
se tremper la dalle ». Enchopar(se), (se)tremper, (se)mouiller, d’origine gallicienne, est aussi
utilisé aux Asturies (Otero Alvárez 1964 : 244).
Les traductions proposées à partir de l’expression française contextualisée sont :

–M  oi qui suis dans la limonade, jamais je servirais un flic qui amènerait une bande de
gens avec lui pour leur arroser la dalle.
– Yo que soy camata, no serviría jamás una copa a un poli que viene con una panda para mo-
jarles el gaznate.
– Yo que soy camata, no serviría jamás una copa a un poli que viene con una panda para en-
choparlos.

4) «  Si je comprends bien, p’tite mère, tu crois que ton parfum naturel fait la pige à celui
des rosiers » (Queneau 1959 : 10).

Entrée Équivalent 1 Équivalent 2


• faire la pige • dar quince y raya • dar quince y raya
• dar ciento y raya

• Faire la pige

En français, faire la pige à quelqu’un exprime l’idée de « faire mieux que lui, le dépasser,
le surpasser, défier ». Pige, le mot clé de l’expression vient de piger, attraper, regarder, d’où
« défier » : mot dialectal apparenté à piège, passé dans la langue populaire de Paris.
En espagnol, dar quince y raya, rend l’idée de quelque chose ou quelqu’un « qui dépasse
autre chose ou une autre personne, qui est excellent, supérieure, meilleure ». Dans ce
cas-là, l’expression espagnole dar quince y raya correspond exactement à  la structure
profonde de faire la pige. Il s’agit d’une expression issue du jeu de pelote basque, cela
fait référence aux points qu’on gagne lors des premiers envois et points obtenus dans le
jeu de la pelote.
Les deux expressions appartiennent à la langue populaire, d’où la possibilité pour le
traducteur d’utiliser l’expression espagnole qui rend exactement le même sens.

–S  i je comprends bien, p’tite mère, tu crois que ton parfum naturel fait la pige à celui
des rosiers.
– A ver si me entero, piba, ¡vamos! que tu fragancia natural le da quince y raya a mi colonia de
rosas.

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Le décryptage des expressions idiomatiques argotiques
Fernande RUIZ QUEMOUN / María Ángeles LLORCA TONDA

5) «  Je leur botterai les fesses. Parce que je porterai des bottes en hiver » (Queneau
1959 : 24).

Entrée Équivalent 1
• botter les fesses • dar una patada en el trasero / en el culo

• Botter les fesses

Selon Le Petit Robert : « donner un coup de botte, un coup de pied à une partie du
corps de quelqu’un, normalement le derrière, les fesses ».
En espagnol, l’expression dar una patada en el culo, rend la même idée et la même
action. L’expression utilisée par Queneau comprend le verbe botter, c’est-à-dire, la
chaussure avec laquelle on donne le coup de pied, tandis qu’en espagnol dar una patada,
reprend seulement l’action.

– Je leur botterai les fesses. Parce que je porterai des bottes en hiver.
– Les patearé/les daré patadas en el trasero/ el culo con mis botas. Porque las llevaré en in-
vierno.

6) «  - Tu as eu les jetons ? – Tu parles. Jamais eu une telle trouille de ma vie ». (Queneau


1959 : 38)
«  Les Frisous, eux, ils avaient une pétoche monstre, ils fonçaient dans les
abris, les coudocors, moi je me marais [...] ». (idem)

Entrée Équivalent 1 Équivalent 2


•  voir la trouille 
a • ciscarse de miedo • ciscarse de miedo
• avoir une pétoche • tener caguetas •a  cojonarse
• avoir les jetons • tener canguelo • tener caguetas / tener
• avoir le trac • tener pavor cagueti
• avoir peur • tener miedo
• avoir les chocottes • tener canguis
• avoir la frousse • estar aterrado
• trembler dans sa culotte • morirse de miedo / acojonarse / tener pánico

• Avoir la trouille / avoir une pétoche / avoir les jetons

Avoir la trouille  : la trouille fait référence aux coliques. Terme formé à  partir de
« drouille », du néerlandais drollen, « aller à la selle ». La même image scatologique est
véhiculée par l’expression avoir une pétoche, de péter, effet produit par la peur et de
même l’expression avoir les jetons. D’après Esnault, cette locution d’origine argotique
serait à rapprocher de jeter au sens d’évacuer une sécrétion, par extension les matières
fécales. Par l’association habituelle entre la peur et l’excrétion fécale  : faire dans sa
culotte, avoir la colique.
Selon Salah Mejri, « la traduction idéale, c’est-à-dire celle qui assure le transfert de
l’intégralité du texte initial à la langue cible tout en sauvegardant l’intégralité du contenu
et du contenant, est, on ne le sait que trop, une construction de l’esprit.  » (2004 : 120).

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Section
Argot et apprentissage
Comment donc appréhender la traduction ? Nous essayons de résoudre ce problème en
faisant appel aux expressions équivalentes, la langue espagnole dispose d’expressions qui
renvoient de même à l’image scatologique et à l’effet produit par la peur cagarse encima,
cagarse en las bragas, cagarse de miedo. L’euphémisme11 argotique ciscarse de miedo masque
cette réalité désignée, cependant, pour tenter de rendre l’image et l’idée véhiculée dans
le texte de Queneau, nous avons eu recours dans la première partie de la traduction
au verbe acojonarse12 qui vient de couilles  ; dans la deuxième partie le nom commun
canguelo —du caló, dialecte gitan : canguelo de kanguela, qui pue ; avoir peur— consolide
le registre argotique et rend l’image de la peur et ses conséquences.

–  u as eu les jetons ?
T
– Tu parles. Jamais eu une telle trouille de ma vie.
– ¿Te has acojonado?
– Pues claro, menudo canguelo.
– Les Frisous, eux, ils avaient une pétoche monstre, ils fonçaient dans les abris, les cou-
docors, moi je me marais [...].
– Los Frisous estaban cagados, corrían a toda leche para refugiarse, con la camisa que no les
llegaba al cuerpo, yo me descojonaba.

7) « Vous comprenez, à cause de ma haute taille, ils se fendent la pipe » (Queneau 1959 : 63).

Entrée Équivalent 1 Équivalent 2


• se fendre la pipe • estar muerto de risa • desternillarse de risa
  • partirse de risa
• estar reventado de risa
• mearse de risa
• mondarse de risa
• retorcerse de risa
• troncharse de risa
• desternillarse de risa
• descojonarse

• Se fendre la pipe

Lorsque l’on rit aux éclats, les efforts provoquent des contractions courtes et des
spasmes du diaphragme. Les muscles du larynx13 –gosier, gorge- sont également stimulés
et s’ouvrent et se referment brusquement dû aux secousses. Donc ces contractions
tortillent quelque peu le larynx en élargissant ce cartilage qui s’ouvre brusquement dû
aux éclats.

11)  L’euphémie, un fait social ; remplace toujours les mots à éviter par d’autres mots par d’autres pas cho-
quants qui tendent à voiler plus ou moins la réalité ou à affaiblir au maximum l’effet désagréable que le
mot en question pourrait provoquer
12) Avoir très peur, le préfixe a- a le sens de « pas » ou « sans », donc il ne s’agit d’avoir du courage, d’être
osé, mais tout le contraire. L’utilisation de l’expression ne présume pas particulièrement du sexe de la
personne dont il est question
13) Le larynx, organe localisé au niveau de la gorge, communique par la glotte avec le pharynx (un tube qui
relie les fosses nasales au larynx et la bouche à l’oesophage).

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Le décryptage des expressions idiomatiques argotiques
Fernande RUIZ QUEMOUN / María Ángeles LLORCA TONDA

Selon María Moliner, desternillarse issu de ternilla, cartilage renvoie au verbe


desternillarse. L’expression desternillarse (de risa) rend la même image, l’inspiration et
l’expiration prolongée et saccadée du rire provoquent au sens figuré une ouverture
du larynx. En espagnol le préfixe des implique la négation du signifié, dans ce cas, la
cassure du cartilage, tuyau au sens figuré. On peut comprendre le rôle de l’association
de deux images mentales semblables dans deux langues différentes. Pour le français,
la représentation mentale, au sens figuré, est l’image d’un tuyau tandis que l’espagnol
se représente la matière. L’étude du sens de ces deux expressions nous a été de grande
utilité pour reprendre l’expression rire intensément, dans les deux langues.

– Vous comprenez, à cause de ma haute taille, ils se fendent la pipe.


– Lo entiende, como soy tan alto, se desternillan de risa.

8) « Mon petit vieux, lui répondit Gabriel, mêle-toi de tes cipolles » (Queneau 1959 : 92).

Entrée Équivalent 1
• se mêler de ses cipollles • meter las narices

• Se mêler de ses cipolles

Il s’agit d’une expression construite à partir d’un mot italien cipolles dont la traduction
littérale correspond à  oignon. Le sens métaphorique du mot français de «  affaires
personnelles » date du début du XXe siècle. C’est au cours du XIXe que l’oigne, apocope
de oignon, désignait en argot aussi bien l’anus ou le cul que les pieds. L’expression, se
le mettre dans l’oigne, voulait d’ailleurs dire mépriser.
Une fois encore, notre arrière-train est dissimulé, sous un autre terme, pour le moins
inattendu : oignon. Quoi de plus étonnant, alors, que de voir ici un simple synonyme
argotique des expressions, occupe-toi de tes fesses ou occupe-toi de tes pieds —cette
dernière venant, selon Claude Duneton, à  la fois du danger que pouvaient subir les
pieds dans certains ateliers de l’époque et du fait que oigne ou ogne désignait aussi
l’ongle—. Cependant, Cellard et Rey14 évoquent en plus une origine réellement liée aux
bulbes qu’on retrouve coupés en rondelles dans nos salades. Selon cette hypothèse,
dans le centre de la France, une marque d’indépendance des femmes était leur droit de
cultiver un coin de jardin où elles faisaient pousser des oignons avant d’aller les vendre
sur le marché pour se faire un peu d’argent de poche. Il était donc courant d’entendre
les hommes dire aux femmes qui voulaient imprudemment se mêler de leurs affaires
« occupe-toi de tes oignons » ou bien « ce n’est pas tes oignons ».
En espagnol, il est très difficile de rendre le même processus linguistique utilisé par
Queneau15, car chercher un mot étranger est presque impossible. L’expression meter
las narices, renvoie à  une perspective qui diffère en français et en espagnol, car dans
l’expression espagnole c’est le mot narices, la gueule, le nez, employé au pluriel qui
fait penser à autre chose, car il faut souligner qu’en argot le mot narices, nez, remplace

14) REY, Alain et CELLARD, Jacques, Dictionnaire du français non conventionnel, Paris, Hachette, 1991.
15) Raymond Queneau mélange dans son discours des termes étrangers (néo-babelismes) par sa connaissance
des langues et sa préparation philologique. Les mots étrangers sont introduits parfois par snobisme et ils
contribuent à enrichir les synonymes.

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Section
Argot et apprentissage
souvent le mot cojones, couilles, plus vulgaire. Cette dénomination, beaucoup plus faible,
est présente dans de nombreuses expressions. Dans ce cas, ce substitut disphémique16
qui ne cherche pas à voiler le terme premier ne subit aucune interdiction linguistique.

– Mon petit vieux, lui répondit Gabriel, mêle-toi de tes cipolles.


– Vamos tío, le contestó Gabriel, no metas las narices en lo que no te importa.

Conclusion
Le décryptage, ayant pour objet de guider l’activité interprétative de l’apprenant, a des
conséquences positives, nos étudiants constatent vite que les expressions, partagées par
une même communauté linguistique, fonctionnent comme une sorte de mémoire collec-
tive. L’observation des phénomènes sémantiques favorise la réflexion, la mémorisation,
la manipulation et le réemploi des expressions travaillées et traduites qui seront au fil du
temps intériorisées par l’utilisateur et intégrées dans son savoir. L’analyse contrastive des
expressions équivalentes permet le choix le plus approprié selon la fonction communi-
cative du texte original. De sorte que l’acte interprétatif de la traduction met en rapport
deux visions partageant un même contenu appartenant à deux langues, à deux cultures
différentes. Puisque que la correspondance exacte entre deux expressions est rarement
donnée seule l’équivalence pourra rendre l’âme du message, c’est-à-dire sa fonction
référentielle17. Nous avons donc choisi parmi l’éventail d’expressions équivalentes celles
qui s’adaptaient le mieux au texte de Zazie. Notre objectif final est de répondre à des
utilisateurs potentiels, curieux de découvrir l’histoire de ces expressions apparemment
fossilisées.

Références bibliographiques

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y frases hechas usuales en español (su interpretación), Madrid, ABADA editores, 2007.
CARADEC François, Dictionnaire du français argotique et populaire, Paris, Larousse, 1998.
GIRAUD Robert & DITALIA Pierre, L’argot de la série noire, Vol. 1, Paris, Joseph K., 1996.
GONZALEZ REY Isabel, La didactique du français idiomatique, Fernelmont, EME, coll. Discours et
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vol. 11, nº 2, 1982, p. 152 http ://www.erudit.org/revue/rql/1982/v11/n2/602492ar.pdf

16) T
 rumpešová Zuzana, « Quelques observations sur l’interdiction linguistique », pp 105-111 www.phil.muni.
cz/rom/erb/trumpesova-75.rtf [Les travaux de M. Ducháček ont contribué au progrès des études sémanti-
ques : […] dans le cas de la dysphémie, le référé indique une dénomination qui ne subit aucune interdiction,
mais qu’on remplace, pour différentes raisons, par des mots vulgaires, grossiers, outrageants qu’on appelle
des dysphémismes. Donc le processus de la dysphémie est l’inverse de celui de l’euphémie.]
17)  JAKOBSON, Roman, Essais de linguistique générale, [Théorie de la communication : la fonction référen-
tielle est la focalisation sur l’information transmise (le « contenu »)], 1963.

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Le décryptage des expressions idiomatiques argotiques
Fernande RUIZ QUEMOUN / María Ángeles LLORCA TONDA

LÓPEZ CARRILLO Rodrigo, « Maestros y lecturas de Queneau », Tonos digital : revista electrónica
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LÓPEZ CARRILLO Rodrigo, Dictionnaire linguistique des romans de Raymond Queneau, Universidad
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MARÍN MARTÍ Amalia, « La explotación léxica de la inventiva popular en Zazie dans le métro » in
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QUENEAU Raymond, Zazie dans le métro, Paris, Gallimard, col. Folio, 1959.
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REY Alain, Dictionnaire culturel en langue française 4 vol. , Paris, Le Robert, 2005.
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Barcelona, Península-Cilus, 2001.
SANMARTÍN Julia, Diccionario de argot, Madrid, Espasa, 2006.
TAMBA Irène, « Une clé pour différencier deux types d’interprétation figurée, métaphorique et
métonymique », Langue française, 1994, pp. 26-34.
VALIN Roch & HIRTLE Walter & JOLY André, Leçons de linguistique de Gustave Guillaume, Les
Presses de l’Université Laval, Du Septentrion, Coll. Psychom du Lang, 2002.

Abstract

Deciphering slang’s idiomatic expressions


The paper’s aim is to explore slang in the phraseology, more precisely in some idiomatic
expressions. It is necessary to underline that these expressions, far away from being mundane, are
part of the French language and possess cultural and pragmatic values that favour the mastering
of the language.
The reflection presented in our study is based around the decodification of the idiomatic
expressions that involve slang. Our purpose is to train the students to decode the figurative sense
of some expressions on the far side of the literal sense of every word in the order to restore the
semantic content of the expression.

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Méthodologies d’enquêtes dans
les recherches sur l’argot
Alma SOKOLIJA
< Université de Sarajevo / alma.sokolija@gmail.com >

Le point de départ de ce travail relève des méthodologies d’enquête que j’ai utilisées
pendant mes recherches sur l’argot français et bosnien pour ma thèse de doctorat qui
était essentiellement une analyse contrastive linguistique et sociolinguistique de ces deux
argots.
Mon objectif est de revoir les techniques de création des corpus lors des recherches
sociolinguistiques en analysant les qualités et les défauts des enquêtes écrites, des
interviews et de l’observation participante.
Étant donné la nature de l’argot, expression du substandard, et sa fonction cryptique qui
veut qu’on souhaite cacher le message d’une partie du public, le sociolinguiste a besoin,
lors de la création de son corpus, de méthodologies d’enquêtes plus différenciées que
dans d’autres recherches linguistiques. L’ordre d’application de ces méthodologies est
également un facteur important pour la réussite de la recherche. C’est surtout le cas lors
du travail sur l’argot des jeunes des banlieues ou l’argot des voyous. Dans ces cas-là, il
faut acquérir la confiance de l’argotier pour qu’il vous délivre son code qui est aussi le
moyen de travail de l’argotier. Ainsi, l’approche du public s’avère plus difficile et exige
plus de temps de la part du chercheur puisque l’argotier ne veut souvent pas démasquer
son code qui fait partie intégrante de son identité, de son milieu et de son outil de
travail.

Observation participante
Dans ce type de recherches, une approche qualitative est plus appropriée et elle peut
être réalisée par l’application de l’observation participante. L’essence de cette approche
méthodologique qu’utilisaient les sociologues de l’école de Chicago, selon les approches
des anthropologues et des journalistes de terrain, réside dans le fait qu’on se place
à l’intérieur d’un groupe donné, en s’immergeant dans un milieu et en participant à la
vie de ses membres.
Je me suis inspirée essentiellement des travaux de William Labov (1978) sur le
vernaculaire noir américain et les travaux d’Erving Goffman qui étudiait ainsi les Îles

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Méthodologies d’enquêtes dans les recherches sur l’argot
Alma SOKOLIJA

de Shetland (1973) ainsi que le fonctionnement des hôpitaux psychiatriques américains


(1968). Le D.E.A. de Dávid Szabó (1991) qui utilisait cette approche m’a aussi été
instructif et très utile. Il se faisait notamment passer pour un journaliste hongrois auprès
des jeunes Français.
Lors de l’application de cette méthode, l’entrée et la justification de notre séjour
sur le terrain sont de première importance. On a besoin de séjours prolongés sur le
terrain. Les hypothèses ne sont pas faites à  l’avance mais elles se construisent petit
à  petit pendant l’observation. Pendant le travail sur le matériel recueilli, on a besoin
d’une double perspective : celle d’un membre de la communauté étudiée et celle d’un
chercheur qui fait les déductions d’une façon neutre après les recherches. La synthèse
se fait parallèlement ou après l’application de cette méthode qui est la meilleure pour
étudier un phénomène en profondeur, mais qui ne vous permet pas de recueillir un
corpus enregistré ou écrit.
Je l’ai appliqué en étudiant le langage des jeunes des banlieues parisiennes. Il s’agit
des populations qui sont souvent marginalisées et il n’est pas facile, par conséquent, de
les approcher. Pour avoir leur confiance, il fallait se trouver dans une situation égalitaire
à la leur et ne pas appartenir aux groupes sociaux qu’ils considèrent comme adversaires.
Étant donné que j’ai eu l’occasion de travailler à Eurodisney Paris, où travaillait un certain
nombre de jeunes des banlieues, j’ai pu passer du temps en travaillant avec eux, ce qui
était nécessaire pour gagner leur confiance et les rassurer quant à ma propre identité. Il
faut savoir qu’on était dans la même situation d’employés mal payés et exploités par un
grand patron, ce qui créait une certaine connivence entre nous.
Progressivement, j’ai pu apprendre des choses sur eux, comprendre comment ils
vivent, quelles sont leurs motivations, ce qui explique leur comportement linguistique et
non linguistique. Ce n’est qu’après un certain temps, un an à peu près, que j’ai osé leur
proposer les interviews en minimisant leur importance. Je leur disais que « je faisais un
petit travail pour la fac ». C’est ainsi que j’ai pu découvrir leur sociolecte ainsi que les
codes secrets utilisés lors des vols à la tire dans le métro, mais aussi le fait qu’ils profitaient
des failles du système d’Eurodisney pour voler dans les caisses de l’entreprise.
Si l’on ne cherche pas un corpus enregistré ou écrit, les séjours prolongés sur le
terrain peuvent suffire au linguiste qui apprend et note les productions pour constituer
un corpus suffisant. Dans mon cas, cela m’a permis de constituer un pré-corpus qu’il
fallait par la suite confirmer par les interviews et les enquêtes.

Interviews
L’application des interviews présuppose certaines difficultés. Les interviewés ne sont
pas toujours à l’aise en sachant qu’ils vont être interviewés puisque leurs productions,
quoique anonymes, vont être analysées et étudiées. Il faut donc savoir les mettre à l’aise,
leur garantir l’anonymat, les détendre et les faire bavarder au maximum, ce qui n’est pas
toujours facile. Cela dépend du tact de l’interviewé ainsi que de sa personnalité, notam-
ment s’il est inhibé ou pas.
Les interviews doivent être structurées, préparées et guidées. Il est souhaitable de
décliner le profil de la personne  : son âge, son sexe, sa profession, son habitat. Pour
mettre l’interviewé à l’aise on peut parler de ses projets, ses intérêts, ses amis, du milieu
où il gravite. Puisque l’argot fonctionne autour de grands ensembles thématiques, il est

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Argot et apprentissage
souhaitable de suggérer un mot argotique et de demander à l’interviewé ses synonymes
argotiques. Puisqu’il voit que vous employez des mots du même registre ou des gros
mots, il sera moins gêné. Si vous êtes détendu il se détendra plus facilement et vice-
versa.
Les interviewés sont généralement plus à l’aise s’ils sont plusieurs face à l’intervieweur.
Il peut même vous arriver qu’ils essayent de vous impressionner s’il s’agit de jeunes
argotiers comme le prouve une de mes anecdotes lors d’une de mes interviews. Je me
suis retrouvée un soir vers 21h seule dans le RER en rentrant de chez Eurodisney avec un
groupe de jeunes garçons, entre 16 et 18 ans. À l’époque, j’avais 25 ans et j’étais plutôt
mignonne, donc, je correspondais à ce qu’ils dénommaient une « meuf ». C’était une
petite bande de garçons qui avait son propre chef et qui voulait au départ me terrifier
un peu par leur look de mâles en marquant leur territoire. J’ai décidé de retourner la
situation à mon profit, car, heureusement, j’avais mon magnétophone sur moi. Je leur
ai demandé si je pouvais les interviewer. Ça les a amusés un peu. Ils ont accepté. Le
chef répondait le premier et les autres complétaient. Après quinze minutes d’interview
sociolinguistique, cela a commencé à les ennuyer à mort et ils m’ont laissé tranquille.
Il est préférable d’éviter les interviews trop directifs où l’interviewé va se figer et va
finir par répondre par « oui » ou par « non ». Il faut combiner les questions de type
ouvert et fermé. D’autre part, l’interview ne doit pas durer trop longtemps, quelques 20
minutes au maximum, parce qu’au-delà il commence à fatiguer et énerver l’interviewé
et on risque d’avoir de mauvais résultats ou des résultats faussés puisqu’ils sont forcés.
Il est préférable de porter toujours le magnétophone et de guetter le moment propice
pour l’interview – lors d’un pot, une situation détendue, par exemple –, de préférence
quand on a plusieurs interviewés en face de soi.
Lors de l’interview même, un autre problème se pose  : William Labov l’observe et
le dénomme comme paradoxe de l’observateur. En fait, si l’interviewé sait qu’il est
interviewé, il modifie son comportement et ses productions en les surveillant et en les
corrigeant puisqu’il veut donner une meilleure image de lui-même. Nous le sentons
quand nous nous apercevons que le comportement de l’interviewé change au moment
où nous appuyons sur le bouton du magnétophone. Ainsi, il m’arrivait que l’interviewé
ne veuille pas donner une information ou censurait celle qu’il donnait. Dans ce cas, la
seule façon d’éviter cette difficulté est d’utiliser l’interview en cachette, ce qui pose un
problème éthique puisque on utilise les productions sans l’accord de la personne.
D’autre part, si l’on a l’accord de l’informateur, on risque parfois d’avoir de mauvais
résultats ou de les perdre. Notamment, lors d’une de mes interviews d’une jeune fille
de banlieue à cause de son autocensure, car il s’agissait des mots vulgaires désignant le
sexe des hommes et des femmes en argot, j’ai perdu toutes les données puisque cette
jeune femme me les a effacées quand je me suis absentée pour quelques minutes. Cette
anecdote parle ainsi de l’attitude de cette jeune femme envers son emploi de l’argot.
Comme j’ai pu le constater lors de mes recherches, les femmes s’autocensurent plus
sauf, peut-être, quand elles sont avec des femmes proches. Cela dépend aussi de l’âge
de la femme.

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Méthodologies d’enquêtes dans les recherches sur l’argot
Alma SOKOLIJA

Enquêtes
Les enquêtes écrites ont l’avantage de permettre de recueillir en peu de temps beaucoup
de données qui peuvent être quantifiées. Leur défaut est que les enquêtes seules ne
permettent pas de connaître les enquêtés, leurs motivations ainsi que la nature de leurs
argots. L’enquêté se fatigue assez vite et, par conséquent, répond mal ou alors ne répond
pas du tout à un certain nombre de questions. Les questions doivent être de type fermé
pour qu’on puisse les exploiter, donc, elles sont d’une certaine façon déjà suggérées.
Une enquête devrait durer 15 à 20 minutes au maximum. Au-delà, elle devient fatigante
et ennuyeuse pour l’enquêté. Si certaines cases ne sont pas remplies, cela peut être parce
que l’enquêté ne connaît pas la réponse, qu’il est fatigué ou qu’il est gêné.
On propose souvent aux enquêtés un certain nombre de termes argotiques et on leur
demande de :
a) dire s’ils les connaissent
b) de donner leur sens par synonymes ou traduction en langue standard
c) de dire s’ils les utilisent (et dans quel mesure, éventuellement)
d) de dire s’ils les jugent vulgaires ou non
Les mots devraient être contextualisés dans des phrases, ce qui prolonge les enquêtes.
Autrement, certains mots ne sont pas nécessairement compris en tant qu’argotismes,
notamment les métaphores (une bombe, une tige, la citrouille etc.) Par exemple, demander
à  l’interviewé de donner le sens du mot con dans l’exemple  : T’es con  ! peut porter
à confusion parce que le mot peut dire et « bête » et « méchant ». D’autre part, dans
l’exemple  : C’est sa meuf à  lui, l’interviewé va facilement déduire qu’il s’agit de la
« copine ».
Les enquêtés peuvent difficilement juger dans quelle proportion ils utilisent un
mot parce qu’ils n’en sont pas souvent conscients. C’est pourquoi les qualificatifs
[«  j’utilise  :  »] «  souvent  », «  rarement  », «  jamais  » sont difficilement quantifiables.
D’autre part, ils vont surveiller leurs déclarations même dans les enquêtes anonymes,
surtout s’il s’agit des mots vulgaires ou qu’ils jugent vulgaires et ce d’autant plus si les
enquêtées sont des filles.
Le terme vulgaire est souvent confondu avec argotique. Donc, on risque d’obtenir
la case vulgaire dans les enquêtes cochée pour tous ou la majorité des termes.
C’est probablement parce que le lexique argotique contient un certain nombre de
mots vulgaires, ayant un rapport avec la scatologie et/ou la sexualité. Ces sujets,
normalement tabous, ne sont pas bannis en argot qui se sert souvent de la fonction
expressive en dévoilant ces tabous. Certains enquêtés considèrent que tout ce qui
est argotique est nécessairement vulgaire et cochent automatiquement toutes les
cases. Il s’agit là des attitudes vis-à-vis de leur propre discours qui divergent de leurs
vrais comportements, ce qui est difficile de constater sauf par les interviews en
cachette. Donc, on ne peut pas avoir une bonne image sur ce qui est ressenti comme
vraiment vulgaire mais plutôt une image sur les attitudes des enquêtés par rapport
à leur langage et par rapport à l’argot en général. Ainsi, par exemple, les enquêtés
peuvent qualifier les mots bouffe ou meuf comme vulgaires seulement parce qu’ils
appartiennent à l’argot.
Un des bons côtés des enquêtes est qu’elles offrent la possibilité de quantifier les
données. D’abord, cela nous permet de constater qu’un terme est connu et employé
et dans quelle classe des enquêtés. Pour ceci, il faut que le profil de l’enquêté soit bien

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Section
Argot et apprentissage
établi. Cela peut nous permettre d’isoler les générations des différents argots. C’était
le cas dans nos enquêtes avec le vieil argot parisien et le nouvel argot des banlieues
que nous avons dénommé le français contemporain des cités (FCC) selon Jean-Pierre
Goudaillier (2001). Étant donné que l’on ne peut pas enquêter sur un grand nombre de
termes pour ne pas fatiguer l’enquêté et avoir des résultats faussés on doit bien cibler
et utiliser quelques termes bien choisis appartenant à  des strates différentes. Donc,
on doit les connaître préalablement, par l’intermédiaire de l’observation participante
analysée. Ainsi les termes frangine, ma pomme (« moi »), manger les pissenlits par la racine
appartiendraient au vieil argot et les termes comme jeuv, renoi, reum appartiendraient
au français contemporain des cités. Cela peut être confirmé par la génération à laquelle
appartient l’enquêté ainsi que par son lieu de résidence.
Les enquêtes permettent de croiser les résultats obtenus avec les variables : sexe, âge,
profession ou plutôt classe socio-économique.
La variable sexe est intéressante parce qu’on peut avoir les attitudes divergentes chez
les hommes et les femmes par rapport à la caractérisation du mot comme vulgaire ou non
vulgaire en croisant la variable sexe de l’enquêté avec les cases où l’on juge ou non un mot
comme vulgaire. Nos recherches ont montré que les femmes sont plus conservatrices et
caractérisent plus souvent comme vulgaires les termes argotiques. Elles se censurent plus
et on risque de ne pas avoir de données si on leur demande les termes qu’elles jugent
comme très vulgaires (chatte, bite, baiser, etc.), ce qui parle aussi de soi-même. Si l’on croise
deux variables : sexe et âge, on peut peut-être avoir aussi des résultats intéressants parce
que les femmes se censurent parfois un peu moins avec l’âge.
La variable âge permet de confirmer ou d’infirmer les hypothèses quant à  la
présence de différentes strates argotiques ainsi que de constater quelle classe d’âge est
argotiquement la plus active, en croisant les cases « je connais » et « j’utilise ». Mais il
faut relativiser l’importance du dernier, car on peut connaître un mot et ne pas être
conscient qu’on l’utilise.
Quant à  la variable qui concernerait la profession et la classe socio-économique des
enquêtés, nous pouvons dire que, dans nos recherches, nous avons eu affaire à la classe
moyenne et aux jeunes des cités françaises. Nous avons pu constater que les classes
moyennes connaissent encore un peu le vieil argot et utilisent les mots de l’argot commun.
Par contre, ils ne connaissent pas la plupart des termes utilisés par les jeunes des cités
parisiennes. D’autre part, ces jeunes des cités parisiennes ne connaissent pas le vieil argot
mais connaissent l’argot commun et le français contemporain des cités. La seule population
où l’on peut trouver un croisement de ces argots est la population des ex-prisonniers que
nous avons aussi enquêtés puisque, dans les prisons, les générations se croisent.
Dans les futures recherches sur l’argot, il serait intéressant de comparer les classes
suivantes  : étudiants (universités publiques et grandes écoles), employés cadres
(grossièrement classe supérieure) et employés non cadres (classe moyenne). On peut
aussi cibler les lycéens (selon la commune), chômeurs, retraités (selon leur profession
antérieure).

Conclusion
À la lumière de mes expériences et recherches sur l’argot, je peux dire que je préconise
un croisement des approches qualitatives et quantitatives. Il serait recommandable, si
l’on étudie un argot en profondeur, d’utiliser les trois méthodes par ordre suivant  :

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Méthodologies d’enquêtes dans les recherches sur l’argot
Alma SOKOLIJA

d’abord l’observation participante, puis les interviews et à la fin les enquêtes écrites pour
quantifier et comparer les résultats. Comme j’ai pu le constater, cela permet d’étudier
d’abord un terrain en profondeur, de gagner la confiance de l’argotier pour pouvoir
l’interviewer par la suite et à  la fin d’obtenir grâce aux enquêtes écrites des données
qu’on peut quantifier.
J’ai pu appliquer ces méthodes parce que je me suis servie, par ailleurs, de la littérature
du domaine de la sociologie, ce qui m’a permis de développer la trame théorique du
travail, ainsi qu’utiliser ses méthodes.

Références bibliographiques 
GOFFMAN Erving, La mise en scène de la vie quotidienne : 1) La présentation de soi; 2) Les relations en
public, Paris, Les Éditions de Minuit, 1973.
GOFFMAN Erving, Les rites d’interaction, Paris, Les Éditions de Minuit, 1987.
GOFFMAN Erving, Façons de parler, Paris, Les Éditions de Minuit, 1987.
GOFFMAN Erving, Asiles, étude sur la condition sociale de malades mentaux, Paris, Les Éditions
de Minuit, 1968.
GOFFMAN Erving, Stigmate, les usages sociaux des handicaps, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975.
GOFFMAN Erving, Les cadres de l’expérience, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991.
GOUDAILLIER Jean-Pierre, Comment tu tchatches ! Dictionnaire du français contemporain des cités,
Paris, Maisonneuve et Larose, 2001.
LABOV William, Sociolinguistique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1976.
LABOV William, Le parler ordinaire, la langue dans les ghettos noirs des Etats-Unis (Language in the
inner city), Paris, Les Éditions de Minuit, 1978.
SOKOLIJA Alma, Comparaison des argots de la région de Sarajevo et de la région parisienne, approche
historique, analyse linguistique et sociolinguistique des comportements et des attitudes, enquêtes et
entretiens, Lille, ANRT, Thèse à la carte, 2001.
SZABÓ Dávid, L’argot commun des jeunes Parisiens, Mémoire de D.E.A. sous la direction de Denise
François-Geiger, Paris V, 1991.

Abstract

Methodology of the questionnaires in the slang research


This paper tries to investigate, on the basis of our PhD thesis on the contrastive analysis of slangs of
Sarajevo and Paris, what the best methods of collecting corpuses in case of slangs are. Inspired by
the sociological studies, we applied at first the participant observation in order to have an insight
into this linguistic phenomenon and its sociological background. Thus, we could make friendship
with the users of slang, especially those who are socially rejected and revolted, and make them
accept the interview as the second methodology of collecting the corpuses. In the end, and in
order to quantify the data, we used also written inquiries. Finally, each of these methodologies has
its positive and negative aspects, but we recommend, as we explain in this paper, their application
in the order that we did it.

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Argot et lexicographie

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De l’argot traditionnel aux nouvelles
pratiques langagières dans la lexicographie
argotique contemporaine
Mae POZAS
< Université de La Laguna / mpozas@ull.es >

Introduction
Tradition, résurgence et renouvellement sont des phénomènes indissociables de la no-
tion même d’argot, et la lexicographie argotique contemporaine, en perpétuel rema-
niement, offre bien des exemples des changements opérés au fil des trente dernières
années.
Il ne s’agit pas ici de dresser le panorama de la lexicographie argotique contemporaine1,
ni d’aborder l’étude du vocabulaire argotique en général, mais de s’interroger sur
l’évolution de ce lexique, et de ce genre dictionnairique depuis 1980 en particulier,
à partir d’un échantillon qui nous a semblé intéressant : les mots commençant par les
lettres K, W, Y, Z, lesquelles sont généralement peu fournies dans les dictionnaires
généraux et spécialisés et renferment bien souvent des termes d’origine étrangère2. Par
ailleurs, la coupe synchronique que nous avons établie s’explique doublement du fait que
la date choisie, 1980, correspond non seulement à l’année de publication du Dictionnaire
du français non conventionnel de J. Cellard & A. Rey, mais aussi à la période d’éclosion
d’une nouvelle pratique linguistique, le verlan, ce dont témoigne l’article intitulé « Le
verlan, langue d’école ou langue de keums ? » de C. Bachmann & L. Basier publié en
1984 et que nous citons pour mémoire. C’est ainsi que de kaï-kaï « nourriture », kébour
« képi » ou encore kilo « litre de vin », kisdé « policier en civil » et k-way « préservatif »
à Zantille « Antillais », zef « vent », zessgon « gonzesse » et zyva « vas-y », en passant par
ww «  neuf  », wawas «  toilettes  », ya «  couteau  », Yougo « Yougoslave  », etc., c’est tout
un univers composite et mouvant qui s’étale sous nos yeux et sur lequel il y a lieu de
s’interroger.

1) Voir, entre autres, Colin & Carnel (1991), Colin (2003) et Pozas (2004b).
2) Que l’on songe à kabbale, kabuki, kacha, wading, wagon, wahhabisme, yacht, yakuza, yang, zain, zakouski, zaouïa,
etc.

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Section
Argot et lexicographie

Le corpus lexicographique
La première difficulté rencontrée est l’objet même dictionnaire d’argot. Le nombre et la
diversité des répertoires lexicographiques posent des problèmes liés, comme on sait,
non seulement à la délimitation de la nomenclature, mais aussi au traitement des unités
abordées. En effet, il ne faut pas oublier, comme l’écrivent J.-P. Colin et A. Carnel (1991),
que les auteurs des dictionnaires d’argot

sont confrontés […] à un vocabulaire au renouvellement rapide, aux formes multiples, aux ori-
gines sociologiques diverses, à  la diffusion médiatique accélérée, et font cohabiter dans leur
macrostructure plus ou moins dense archaïsmes, néologismes, jargons de spécialité, argot com-
mun, argot de micro-sociétés, langage familier, sans toujours faire la part exacte des uns et des
autres (Colin et Carnel 1991 : 32).

Par une nécessité pratique bien compréhensible, nous avons effectué un tri sur la liste
des productions dictionnairiques qu’il serait possible de considérer. Notre choix portera
donc sur des critères tels que le caractère général ou spécifique de l’ouvrage et l’étendue
de la nomenclature. C’est pourquoi, dans un premier temps, nous avons comparé entre
elles les différentes éditions d’un même dictionnaire, à commencer par le Dictionnaire
du français non conventionnel de J. Cellard et A. Rey publié pour la première fois en
1980 et qui connut une deuxième édition « notablement revue et augmentée », aux dires
des auteurs, en 1991. Un autre exemple est fourni le Dictionnaire de l’argot français
de J.-P. Colin et J.-P. Mével, publié en 1990, avec ses différentes éditions enrichies et
mises à  jour, la dernière en 2010. Ces ouvrages offrent des renseignements précieux
concernant l’histoire des mots et des locutions enregistrés, avec l’étymologie, la datation,
les synonymes, etc., accompagnés d’exemples littéraires de plus en plus variés.
Dans un second temps, nous avons confronté les deux éditions du Dictionnaire du
français non conventionnel de Cellard et Rey (1980 ; 1991) avec la première édition du
Dictionnaire de l’argot de Colin et Mével (1990), alors que pour ce qui est du « français
des cités  » et du «  français jeune  » en général, nous avons rapproché une série de
dictionnaires publiés à  partir de 1995 et dont les titres montrent bien le problème
de la dénomination de ces pratiques langagières qu’on essaie de cibler à travers des
approches diverses. Tels sont : Tchatche de banlieue de P. Pierre-Adolphe, M. Mamoud
et G.-O Tzanos (1995 ; 1998), Le Langage jeune expliqué aux parents d’E. Girard et B.
Kernel (1996), Les Céfrans parlent aux Français (1996) de B. Séguin et F. Teillard, le
Dictionnaire du français contemporain des cités de J.-P. Goudaillier (1997 ; 1998 ; 2001),
ainsi que l’ouvrage intitulé Lexik des cités (2007), du collectif « Permis de vivre la ville »,
et le Dictionnaire de la Zone de Cobra le Cynique, ce dernier en ligne depuis 2000 et
donc en perpétuel remaniement.

Une troisième catégorie de répertoires lexicographiques est représentée par trois édi-
tions du Dictionnaire du français argotique et populaire de F. Caradec publiées entre 1989 et
20063, auxquelles nous avons ajouté la nouvelle édition de 2009 signée F. Caradec et J.-B.
Pouy. Ont été dépouillés également le Dictionnaire du français branché (1986 ; 1989), le
Dictionnaire de l’argot fin-de-siècle (1996) et le Nouveau dictionnaire de la langue verte (2007)

3) Nous avons exclu la première édition car datant de 1977.

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De l’argot traditionnel aux nouvelles pratiques langagières ...
Mae POZAS

de P. Merle, ainsi que le Dictionnaire du français familier, argotique et populaire (2000) et le


Dictionnaire du français en liberté (2007) de D. Dontchev.
Bien que de nature et de qualité assez différentes, ces ouvrages permettront non
seulement de constater la fréquence d’un terme ou d’une locution donnés mais aussi de
suivre l’évolution de ce vocabulaire versatile et souvent éphémère.
En ce qui concerne le nombre d’entrées relevées sous les lettres objet de la présente
étude, il varie non seulement d’un ouvrage à l’autre mais aussi d’une édition à l’autre,
comme il se dégage du tableau suivant où figurent les dictionnaires d’argot consultés :

dictionnaires k w y z tot

Cellard & Rey


Dictionnaire du Français Non Conventionnel (1980) 10 1 4 21 36
Dictionnaire du Français Non Conventionnel (1991) 10 1 4 22 37
Colin & al.
Dictionnaire de l’argot (1990) 25 3 7 35 70
Dictionnaire de l’argot français et de ses origines (1999) 26 3 9 38 76
Dictionnaire de l’argot français et de ses origines (2001) 26 3 9 38 76
Argot et français populaire (2006) 29 4 9 42 84
Argot et français populaire (2010) 29 4 9 42 84
Caradec
N’ayons pas peur des mots. Dictionnaire du français argotique et populaire 18 1 8 27 54
(1989)
Dictionnaire du français argotique et populaire (1998) 21 3 10 30 64
Dictionnaire du français argotique et populaire (2006) 29 3 10 35 77
Caradec & Pouy
Dictionnaire du français argotique et populaire (2009) 45 4 13 59 121
Pierre-Adolphe et al.
Le Dico de la banlieue (1995) 16 3 10 21 50
Tchatche de banlieue (1998) 16 4 10 23 53
Seguin & Teillard
Les Céfrans parlent aux Français (1996) 10 1 - 8 19
Girard & Kernel
Le vrai langage des jeunes expliqué aux parents (1996) 24 5 7 23 59
Goudaillier
Comment tu tchatches, Dictionnaire du français contemporain des cités (1997) 18 2 3 17 40
Comment tu tchatches, Dictionnaire du français contemporain des cités (1998) 23 2 4 19 48
Comment tu tchatches, Dictionnaire du français contemporain des cités (2001) 22 2 4 25 53
Cobra le Cynique
Dictionnaire de la Zone (2000-2010) 33 7 14 51 105
Collectif Permis de vivre la ville
Lexik des cités (2007) 10 3 1 7 21

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Section
Argot et lexicographie

dictionnaires k w y z tot

Merle
Dictionnaire du français branché (1986) 2 2 1 4 9
Dictionnaire du français branché suivi du Guide du français tic et toc (1989) 3/3 4
2/2 1/3 4/1 10/9
Le Dico du français branché suivi du Guide du français tic et toc (1999) 10/3 7/2 9/1 20/1 46/7
Le Dico de l’argot fin de siècle (1996) 37 7 18 44 69
Nouveau dictionnaire de la langue verte (2007) 27 4 21 42 94
Dontchev
Dictionnaire du français argotique, populaire et familier (2000) 40 7 12 65 124
Dictionnaire du français en liberté (français argotique, populaire et familier) 76 21 22 113 232
(2007)
4

Or si l’on compare les différentes éditions d’un même dictionnaire, on peut constater
soit l’ajout de lexies nouvelles5, soit la suppression de certaines lexies ou de certaines
acceptions6. D’autres changements concernent la datation ou l’étymologie d’un terme
donné7, ou encore l’attribution d’une marque d’usage8, sans oublier la substitution et
l’adjonction d’exemples9.

Sélection du vocabulaire
Devant la magnitude du corpus constitué, une série de filtres s’avéraient nécessaires
pour la sélection du vocabulaire objet d’étude. Ainsi n’ont été retenus que les mots et les
acceptions figurant dans deux dictionnaires de notre documentation10. Cependant, pour
illustrer la variété des procédés mis en œuvre dans cette partie du lexique dit argotique,
populaire ou familier, ainsi que sa nature fluctuante liée à son caractère essentiellement
oral, il nous a paru pertinent de retenir quelques variantes graphiques et certaines for-
mes dérivées mentionnées ailleurs, comme kainf, kinf(e), variantes de cainf, verlan apo-
copé de africain, et zomblar, resuffixation de zomblou, lui-même verlan de blouson, etc. En
effet, nombreux sont les termes de notre corpus présentant des formes distinctes. C’est
le cas notamment des mots commençant par c, que certains préfèrent écrire avec k. Si
cela arrive souvent avec les emprunts à l’arabe, et cela pour des raisons étymologiques,
tels caoua ou kaoua «  café  » et casbah ou kasba(h) «  maison  », le phénomène s’étend
à  d’autres types de création, comme dans camtar ou kamtar, resuffixation de camion,

4) La barre oblique indique le nombre d’entrées consignées dans chacune des parties de l’œuvre.
5) Cf. faire le zouave « fanfaronner » chez Cellard et Rey (1991), *kéké « individu se donnant de grands airs »
et *zyva « gars de cité » chez Goudaillier (1998), l’astérisque placé à gauche du mot signalant une forme
nouvelle de la nomenclature, karba « prostituée » chez Caradec et Pouy (2009), etc.
6) C’est le cas, par exemple, de khâgne « classe de préparation à l’École normale supérieure, section lettres,
ou cagne », supprimé dès 1998 chez Caradec.
7) Cf. entre autres, kilbus « litre de vin » et yougo « yougoslave » chez Colin et Mével (1990-2010).
8) Cf. kébour « képi » chez Cellard et Rey (1991).
9)  Cf. kahlouche, karlouche « personne noire » et ket « ticket » chez Goudaillier (1997-2001), zarbi « bizarre »
chez Colin et Mével (1990-2010), entre autres.
10) C’est pourquoi ont été écartés des termes comme kart « fauteuil de handicapé » (Merle 1996 ; 2007), king
« parking » (Caradec-Pouy 2009), kiwi « Néo-zélandais » (Colin-Mével 1990-2010), etc.

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etc.11, où l’on peut constater le recours à une graphie phonétisante. L’alternance k/q est
fréquente également dans les mots forgés au moyen du verlan, comme dans kèn(e) ou
quène (niquer), avec des variantes nombreuses dont ken, kéner, quéner, queune, etc., et dans
keutru ou quetru (truc), etc. Les semi-voyelles offrent également des exemples de varia-
tion graphique, notamment dans les formations de type verlanesque : iassca ou yas(se)
ca (caillasse « argent »), iech ou yèche (chier), ouak ou wack (quoi), etc., ces derniers faisant
appel à cette orthographe phonétisante assez habituelle aujourd’hui, ce dont témoigne
le titre même du dictionnaire Lexik des cités (2007).
En ce qui concerne les critères pour dégager le vocabulaire argotique que l’on pourrait
qualifier de traditionnel ou classique, face à ce qu’il est convenu d’appeler argot commun,
nous en avons retenu deux. Le premier est l’inclusion d’un terme ou d’une expression
dans le Dictionnaire historique des argots français de G. Esnault (1965)12, le deuxième étant
l’inclusion du terme ou de l’expression dans deux dictionnaires de langue : le Trésor de
la langue française informatisé (TLFi) et le Nouveau Petit Robert (NPR) de 2008, quelle que
soit la marque d’usage accordée au terme en question (argotique, populaire, familier, très
familier, etc.). En effet, l’histoire de l’argot nous rappelle combien de mots ont gravi
l’échelle de l’adaptation sociale et font partie aujourd’hui de la langue commune ou de
la langue familière. Que l’on songe à amadouer, cambrioler, dupe, etc., qui ont perdu leur
marque d’origine, alors que plus près de nous, le mot beur, noté dans le Petit Robert de
1990 comme arg., devient fam. à partir de l’édition du Nouveau Petit Robert de 1993.
Une fois tous les filtres et critères appliqués nous avons obtenu un corpus de 239
entrées décomposées comme suit : 90 sous la lettre K, 21 sous W, 28 sous Y, enfin, 100
sous Z. Ces entrées masquent évidemment le nombre d’unités et d’acceptions relevées
car la plupart des mots-vedettes comprennent variantes et dérivés et sont polysémiques.
Or, parmi ces entrées, une cinquantaine seulement est enregistrée dans les dictionnaires
de langue consultés, avec des différences importantes pour ce qui est de l’attribution des
marques d’usage. Si l’accord pour l’étiquette pop. ne concerne qu’un seul cas (kil « litre
de vin »), pour la marque fam. l’accord se fait sur quelques mots et acceptions13, alors
qu’il y a de très rares coïncidences sur la mention arg., qui ne figure presque plus dans
le NPR, ainsi zinzin au sens de « engin bruyant (obus, canon, etc.) » porte les mentions
arg. milit., vieilli. On peut mentionner également quelques exemples concordants relatifs
à la marque fig., comme dans zapper « abandonner, quitter », et à l’absence d’étiquetage,
comme c’est le cas de kif « état de bonheur parfait », « mélange de tabac et de chanvre
indien », kir « blanc cassis » et zazou « jeune excentrique ».
Du point de vue chronologique, il est à remarquer l’abondance de termes et de sens
apparus au cours du XXe siècle, notamment à partir des années 1980. En effet, si l’on
reprend les exemples cités dans notre introduction, on peut voir que les attestations

11) Le choix des exemples est arbitraire, comme leur nombre. Chacun d’entre eux, par ailleurs, appellerait
ça et là des remarques quant à leur traitement lexicographique par l’un ou l’autre des dictionnaires de
notre documentation.
12)  Ce dictionnaire inventorie 16 entrées sous la lettre K, 3 sous W, 5 sous Y et 35 sous Z, soit un total de
59 entrées.
13) Cf. kiki, dans la loc. C’est parti, mon kiki ! « ça marche » ; kopeck, dans la locution Ne pas avoir un kopeck « ne
pas avoir d’argent », signalée comme vieillie par le TLFi ; walk-over, qui présente aussi la mention sport dans
l’une de ses acceptions ; zèbre « individu quelconque plus ou moins original » ; la loc. Faire le zouave « faire
le malin » signalée comme vieillie par le TLFi et zozo « niais, naïf », l’acception « individu quelconque »
portant, en plus, l’étiquette péj. dans le TLFi.

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Argot et lexicographie
contemporaines sont de loin les plus nombreuses14 : si kébour, resuffixation argotique de
képi, remonte à 1909 suivant Esnault (1965), il a développé le sens moderne de « policier »
au cours du siècle (1987), époque à laquelle s’atteste aussi wawas (1987), redoublement
de la première syllabe de waters. Quant à  zessgon, verlan de gonzesse, écrit zessegon dès
1971, nous le découvrons chez Andreini (1985), alors que zyva, verlan de vas-y15, est
mentionné par Bachmann et Basier (1984). Remontent aux années 1990, les termes
kisdé « policier en civil », par contraction et apocope de qui se déguise, et ww « neuf »,
par allusion aux plaques des voitures neuves, tous deux figurant chez Pierre-Adolphe et
al. (1995), alors que k-way « préservatif », d’après la marque d’imperméables, et Zantille
« Antillais », d’après les Antilles, avec le z de liaison16 sont enregistrés par Merle (1996 et
1999 respectivement)17. Le milieu du XXe siècle a fourni kaï-kaï « nourriture », d’origine
discutée, ya, par apocope de yatagan « couteau » et zef « vent », variante de zeph (1878),
par apocope de zéphyr, alors que Yougo, apocope de Yougoslave, date de 1971. Plus ancien,
car attesté au XIXe siècle, est kilo « litre de vin » (1881), par apocope de kilogramme. Cette
chronologie fait contraste avec le verbe zerver « pleurer, gémir », le plus ancien terme
de notre corpus. Attesté en 1596 chez Péchon de Ruby, il est donné encore par Cellard
et Rey (1980-1991), qui le qualifient d’arg. ancien, et par Colin et Mével (1990-2010), qui
préfèrent la mention vx et l’expliquent comme « verlan de verser (des larmes), ou d’une
famille de mots associée, en fourbesque, à la notion de “parler” »18.

Analyse du corpus : procédés formels et sémantiques de


création lexicale
Des cinq critères retenus normalement pour l’analyse d’un fait susceptible d’être iden-
tifié comme argotique, à savoir les personnes concernées, les situations constatées, les
fonctions exercées, les thématiques abordées et les procédés utilisés (Goudaillier 2002 :
3-4), nous n’allons aborder que le dernier, et ce de manière très résumée, en fonction
de la quantité de vocables recensés. Pour ce faire, nous allons reprendre quelques-uns
des exemples donnés dans l’introduction car ils illustrent bien les principaux procédés
formels et sémantiques de création lexicale utilisés dans le français familier, argotique
et populaire.

14) La plupart des datations étant sujettes à discussion, celles que nous proposons ici correspondent généra-
lement à celles données par Esnault (1965), Cellard et Rey (1991), Colin et Mével (2010), ou par le TLFi.
15)  Utilisé comme exclamation, il désigne, par métonymie, ceux qui s’en servent, d’où le sens de « gars de
cité ». De même wesh-wesh, par réduplication d’un mot arabe très employé, désigne le jeune des cités.
16) « Autour de la grande table ovale, nous pourrions poser pour une affiche de l’United Colors : des Beurs,
djez et rocains, des Blacks, cainf et zantilles, un Feuj… Et même un Français de souche, un, aux yeux
bleus » (P. Smaïl, Vivre me tue, 1997, p. 39).
17) Rien que pour la période 1980-2010 on dénombre environ 155 entrées réparties comme suit : 60 sous la
lettre K, 18 sous Y, 18 sous W et 59 sous Z.
18) C’est d’ailleurs l’une des rares entrées communes à ces deux ouvrages, avec kilbus « litre de vin », wagon
« prostituée » vx, zéphir « homme des Bataillons d’Afrique », zigue ou zig « individu quelconque », zyeuter
ou zieuter « regarder ; surveiller », entre autres, qui remontent au XIXe siècle.

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Troncation et redoublement syllabique


Parmi les procédés formels de création lexicale les plus productifs, il convient de signa-
ler en premier lieu la troncation (par apocope ou aphérèse), qui peut se combiner avec
d’autres procédés, le redoublement syllabique et le verlan notamment.
L’apocope, qui supprime la ou les dernières syllabes du mot, est à l’origine d’une
douzaine d’unités, les unes remontant au XIXe siècle, comme kép’s (1856) ou plus
souvent kep’s (1977), de képi, ou kilo (1881) déjà  mentionné, les autres à  l’époque
contemporaine, telles kalach (1984), de Kalachnikov «  mitraillette  de fabrication
russe »19 et kro (1985), du nom de la bière de marque Kronenbourg20, entre autres. En
ce qui concerne l’aphérèse, procédé plus cryptique qui a gagné de l’ampleur dans les
parlers des jeunes des cités (Goudaillier 2007), elle intervient dans une huitaine de
lexies dont Zien (Pierre-Adolphe et al. (1995)), de Tunisien, avec le féminin Ziente chez
Aguillou et Saïki (1996 : 48)21.
Parfois, la troncation s’accompagne d’un redoublement syllabique à  valeur
hypocoristique, comme le font remarquer la plupart des auteurs. On peut citer les mots
suivants issus, soit d’une apocope, comme Youyou (Dontchev 2007), de Yougoslave, soit
d’une aphérèse, procédé sans doute le plus productif : zizir (1976, suivant Pierre Merle
2007), de plaisir, et zonzon (1993), de prison : « Ça va faire deux mois que j’apprends
à vivre dans cette zonzon » (Rachid Djaïdani, Boumkoeur, 1999 :126)22. Il en va de même
de zozore(s) « oreille » (1948), de (les)-z-oreilles.

(Re)suffixation
Les quelques formes suffixales rencontrées sont assez variées, les unes pouvant appar-
tenir au français familier, argotique ou populaire (-ar, -ard, -bac, -bus, -man, -mar, -oc, -os,
-ouche, -teau, – to, etc.), les autres au français standard (-er, -erie, -ette, -eur, etc.), ce qui fait
une trentaine de vocables environ. Notre corpus ne fournit que quelques rares cas de
resuffixation, les finales les plus productives étant -ar (cf. camtar ou kamtar et zomblard
déjà  mentionnés) et -os (wakos «  très répandu chez les jeunes dès 1994-1995  » (Merle
1996) ou wacos (Dontchev 2007), issu de walkman. Dans le cas de kemos (1981), le suffixe
s’ajoute directement à la base kem (cf. keum), verlan de mec.
Le suffixe -ard, à valeur péjorative, se retrouve surtout dans des vocables plus anciens :
clébard (1934) ou klébard « chien », de clébs, kleb(s), empruntés à l’arabe et képlard (1915),
de képi. Il en est de même de -mar : zigomar « homme extravagant ; type » (1918), d’après
le héros d’un roman de L. Sazie, paru en 1910, de zig.

19) « Ça a l’air de l’amuser, au contraire, Mme Rénal. Ah ouais. Ah bon. Alors dans ce cas-là, on sort la ka-
lach ! […] » (P. Smaïl, Ali le Magnifique, 2001, p. 310).
20) « Il était livide, les yeux révulsés, agité d’un violent tic nerveux, il ne pouvait plus parler : le chichon, un
pack de kros… » (P. Smaïl, Ali le Magnifique 2001, p. 52).
21)  Certains termes admettent une double interprétation : zesse (1981), apocope de zessegon ou aphérèse de
gonzesse ; zic, zik ou zique (vers 1990), aphérèse de musique ou apocope de zicmu « musique » ; zon « prison »
(1996, Girard & Kernel), aphérèse de prison ou apocope de son verlan zonpri, attesté aussi au sens de
« maison » chez le même auteur.
22)  Cf. zonzon « herbe » (vers 1985-86, suivant Merle 1996), de gazon, et zonzons « écoutes téléphoniques »
(1993), de liaison.

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Argot et lexicographie

Codes à clé : largonji et verlan


Face à  caisse, kès ou quès, dans la loc. c’est du kès (cf. c’est du caisse, 1926, c’est du quès,
1953) « c’est pareil », que certains interprètent à partir d’un largonji de kif en lifkès, avec
aphérèse, le verlan constitue le procédé le plus important quant au nombre d’unités
relevées, plus de soixante-dix, dont dix-sept répertoriées déjà par Bachmann & Basier en
198423, la lettre K étant la plus fournie en formations de ce type, avec une quarantaine
de mots.
Notre corpus offre une quarantaine d’exemples de verlanisation de type dissyllabe,
sans doute les plus nombreux. Citons, parmi d’autres, les mots suivants : képa, kepa ou
quépa (1985), de paquet «  dose de cocaïne  », youka (1990), de caillou «  crack  », youvoi
(1977), de voyou, seillo, zeillo ou zeyo (1995), de oseille « argent » (1875)24, sincou ou zincou
(1985) « copain », de cousin, avec connotation conniventielle, plutôt employés en région
parisienne (Goudaillier), enfin zomblou (1984) ou zonblou25. Moins nombreuses sont les
unités issues d’un monosyllabe fermé, une vingtaine, dont ke(u)co (1995), de coke, et
ke(u)fri (1980) ou quefri (fric), keus(s), keusse ou queusse (sac « argent »), formes dont le
sens peut varier si elles sont précédées d’un numéral (Goudaillier 2001)26. Outre yeucs,
de couilles, avec des variantes nombreuses dont yocs (1984), yeuks, yeucous, yeukous, etc.,
on relève yeucli (clille « client d’une prostituée »), ze(u)dou (1995, Pierre Adolphe et al.),
de douze au sens de « douze grammes de résine de cannabis », sans oublier les classiques
keum (1982), de mec, et keuf (1977), de flic, admis dans le PNR (2008) avec la mention
fam., etc. Certaines formes subissent une troncation de la finale, comme zèp ou zep
(1982), de pèze « argent » (1836).
Le nombre de verlans obtenus à partir d’un monosyllabe ouvert est aussi assez réduit :
wack (1995, Pierre-Adolphe et al.), de quoi27. Il en est de même des verlans dits graphiques
(cf. zen, de nez), ou encore des cas de reverlanisation, comme karna (1996) ou carna,
de arnaque(r), employé très souvent dans la loc. se faire carna « se faire avoir ». Un cas
particulier s’observe dans ziav (1988), zyav(e), etc., par verlanisation intrasyllabique de
zyva, phénomène qui consiste à permuter des voyelles entre les syllabes et non plus les
syllabes, comme le souligne J.-P. Goudaillier (2007 : 123).
Parmi les dénominations de l’Autre, les appellations des diverses communautés
tiennent une place très importante, comme il se dégage des exemples suivants analysés
ailleurs (Pozas 2004a)  : Ke(u)bla, kébla ou queubla (1984), de l’anglais Black, et keub
(1996) par apocope, le phénomène de la troncation intervenant très souvent dans les
transformations de ce type, comme il a été déjà signalé. Témoignent de cette combinaison
de procédés les formes kainf(e) ou kinf(e), variantes de cainf (1995), apocope de cainfri,

23) Iech, iemb, iench, ienv, kébra, kékos « forme péjorative désignant une personne » (semble douteux, à notre
avis), keuf, keus1, keus 2, keum 1, keum 2, kèn, oim, zarbi, zarma, zikmu, zyva.
24) S’agissant d’un dissyllabe à initiale vocalique, « la présence de la semi-voyelle autorise ce traitement tout
à fait exceptionnel » (Antoine 1998 : 62).
25)  On dénombre aussi une douzaine de formes apocopées  : kèn (1894), keps (Merle 1996), youve (1982),
zarb(e) (1996), enregistré dans le PNR (2008) avec la mention fam. ; sinc ou zinc (1996, Hernandez ; de
cousin), ziv (vas-y), zomb (1996, Girard & Kernel), etc.
26) Ainsi cinq keusses, dix keusses, vingt keusses, cinquante keusses sont respectivement des billets de 50 francs, 100
francs, 200 francs et 500 francs, ce dont témoigne l’exemple suivant : « On échangeait, furtifs, les cubes
de shit enrobés de papier argent contre un vingt keuss – zoom sur le billet de 200 francs plié en quatre »
(P. Smaïl, Ali le Magnifique, 2001, p. 23). Cf. Pozas (2008).
27) Surtout dans la loc. portenawaque « n’importe quoi ».

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lui-même verlan de [a]fricain, ou encore Kistpa (1995), de Pakistanais, qui continuent


certes la tradition lexicologique en ce domaine28, mais qui méritent toujours d’être
soulignées :
Il n’est pas indifférent qu’un des champs d’emploi privilégié du verlan soit celui des
relations raciales. Très souvent attestés et fort répandus, des termes comme feuj, reun ou
renoi, rebeu, qui est à l’origine de beur […] pourraient exprimer dans leur codification une
nouvelle définition des identités sociales, quotidienneté de certains jeunes des banlieues
(Bachmann & Basier 1984 : 180).

Emprunts
Les plus nombreux de loin sont des emprunts à l’arabe. En effet, cette langue « représente
6% des unités du dictionnaire de J.-P. Goudaillier, alors que les mots d’origine arabe,
toutes époques confondues, ne sont environ que 400 sur les 60 000 (0,6 %) du Petit
Robert  » (Sourdot 2007  : 25). Notre corpus offre une trentaine d’exemples dont les
suivants attestés dans le français des cités  : kahlouche, avec les variantes karlouche ou
carlouche, terme utilisé par les beurs essentiellement dans la désignation de la personne
de race noire, s’explique à  partir de l’arabe khael «  noir  », avec suffixation en -ouche
(Sourdot 2007 : 24)29, alors que kaahba (1986), karba ou kehba « prostituée », vient de
l’arabe maghrébin qæħbæ, de même sens. Le cas de karbichounette ou carbichounette
« prostituée ; petite amie » est intéressant car il s’agit d’un mot valise formé à partir de
l’arabe karba et de choune «  sexe féminin  », déformation phonétique du mot berbère
hætςun/hætun, de même sens, et suffixe diminutif -ette (Goudaillier 1998-2001, v.s.
carbichounette ; Sourdot 2007)30. D’autres seraient d’origine pataouète, comme les formes
woualou, wal(l)ou, oual(l)ou, etc., interj. « rien à faire, pas question ! » (1905), de l’arabe
algérien walo « zéro, rien ».
L’anglo-américain et le slang notamment ont fourni une quinzaine de termes dont weed
« marijuana », wrap « bout de crack », par métonymie de l’anglais to wrap « envelopper ».
Si les emprunts à  l’allemand sont en très petit nombre (3), le plus moderne, kino
« cinéma », remontant à 1970, le manouche a laissé kérave « faire l’amour ; dérober »,
terme en usage à Montreuil (Bachmann et Basier 1984).

28) Cf. youpin (1878), youtre (1828), youvance (1955), etc., désignations racistes et injurieuses du Juif, à côté de
Yougo, Youyou, Zantille, Zien, Ziente déjà analysés.
29) « […] Une Kachlouche en panthère ! […] » (P. Smaïl, Vivre me tue, 1997, p. 111). Cf. Hernandez (1996) qui
donne kahl et kahlouch.
30)  Alors que les suivants sont plus anciens : caoua ou kawa « café » (1863), emprunté à l’arabe maghrébin
quahwa, de même sens ; casbah ou kasbah « maison » (1890), de l’arabe quasaba « forteresse » ; kif « plaisir ;
mélange de tabac et de chanvre indien » (1885), de l’arabe kayf (arabe maghrébin kif, plaisir, euphorie) ;
clebs ou klebs (1901) « chien », de l’arabe kelb, pluriel kleb, même sens ; nombreuses variantes, celles en
k- étant désuètes aux dires de Colin & Mével. Citons enfin les nombreuses désignations du pénis emprun-
tées à l’arabe classique zubb depuis le XIXe siècle (zeb, zébi, zob, zobi, etc.), utilisées aussi comme formes de
refus : mon zob, zobi ! etc.

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Argot et lexicographie

Conclusion
Cet examen, un peu trop rapide et certes incomplet, permet de constater non seulement
la variété des procédés mis en ouvre dans le français non conventionnel, mais aussi de
suivre l’évolution d’une partie des unités qui le composent. Ainsi, certaines créations
contemporaines s’intègrent dans la langue familière, comme kif(f)er, admis dans le NPR
avec la marque fam., et se prêtent à  d’autres formations, la dérivation par exemple,
comme dans kiffant, kiffeur31, ce dernier attesté dans le sens de « trafiquant de kif » (1955),
de « consommateur de crack » (Merle 1999), et de « personne qui aime passionnément »
(Goudaillier 1997), avec le féminin kiffeuse.
Les quelques exemples donnés montrent aussi une certaine continuité thématique32,
qu’il y a coexistence du récent et de l’ancien, et même du « recyclage » (George 1996 :
139), puisqu’il y a réutilisation et éventuellement modification de matériaux déjà existants
(cf. ke(u)bla), zèp, etc.).

Références bibliographiques

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CARADEC François & POUY Jean-Bernard, Dictionnaire du français argotique et populaire, nouvelle
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nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Hachette, 1991.
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Marges linguistiques, nº 6, 2003, pp. 83-92.
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pp. 28-39.
COLIN Jean-Paul, MÉVEL Jean-Paul & LECLÈRE Christian, Dictionnaire de l’argot, Paris, Larousse,
1990 ; nouvelles éditions enrichies et mises à jour par J.-P. COLIN sous les titres Dictionnaire de
l’argot français et de ses origines, Paris, Larousse-Bordas/her, 1999 et Paris, Larousse-Bordas/her,
2001 ; Grand dictionnaire : Argot et français populaire, Paris, Larousse, 2006 ; Grand Dictionnaire de
l’argot et du français populaire, Paris, Larousse, 2010.
DECOUGIS Jean-Michel & ZEMOURI Aziz, Paroles de banlieues, Paris, Plon, 1995.
DJAÏDANI Rachid, Boumkoeur, Paris, Seuil, 1999.

31) Cf. l’adjectif keufé « surveillé par la police » (Colin & Mével).
32) L’argent, le boire et le manger, le corps, la drogue, la désignation de l’autre (en fonction du sexe, ethnie,
religion, etc.), la prostitution, la délinquance et la tromperie, les rapports avec la loi, pour ne citer que ces
thématiques. Cf. les glossaires français-argot réunis dans les principaux dictionnaires d’argot (cf. Cellard
& Rey 1980-1991 ; Colin & Mével 1990 et 2010 ; Goudaillier 1997-2001).

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De l’argot traditionnel aux nouvelles pratiques langagières ...
Mae POZAS

DOILLON Albert, Les mots de l’argent, Association les Amis du lexique français, Les mots en
liberté, 1994.
DOILLON Albert, Le dico de la violence, Paris, Fayard, Les mots en liberté, 2002.
DONTCHEV Dontcho, Dictionnaire du français argotique, populaire et familier, Paris, Le Rocher,
2000.
DONTCHEV Dontcho, Dictionnaire du français en liberté (français argotique, populaire et familier),
Éditions Singulières, 2007.
ESNAULT Gaston, Dictionnaire historique des argots français, Paris, Larousse, 1965.
GIRARD Eliane & KERNEL Brigitte, Le vrai langage des jeunes expliqué aux parents (qui n’y entravent
plus rien), Paris, Michel, 1996.
GOUDAILLIER Jean-Pierre, « Avant-propos » et « De l’argot traditionnel au français contemporain
des cités », La Linguistique, vol. 38, 2002, pp. 3-4 et 5-23.
GOUDAILLIER Jean-Pierre, Comment tu tchatches  ! Dictionnaire du français contemporain des cités,
Maisonneuve et Larose, 1997 ; nouvelles éditions, Maisonneuve et Larose, 1998 et 2001.
HERNANDEZ F., Panique ta langue, Monaco, Le Rocher, 1996.
MÉLA Vivienne, « Parler verlan : règles et usages », Langage et Société, nº 45, 1988, pp. 47-72.
MERLE Pierre, Dictionnaire du français branché, suivi du Guide du français tic et toc, Paris, Seuil,
1989 ; nouvelle édition revue et augmentée, 1999 ; première édition sous le titre Dictionnaire du
français branché, 1986.
MERLE Pierre, Le Dico de l’Argot fin de siècle, Paris, Seuil, 1996.
MERLE Pierre, Nouveau dictionnaire de la langue verte, le français argotique et familier au XXIe siècle,
Denoël, 2007.
Le Nouveau Petit Robert de la langue française, Paris, Le Robert, 2008 [abrégé NPR].
PERRET Pierre, Le Nouveau Petit Perret illustré par l’exemple, Paris, Lattès, 1984.
PIERRE-ADOLPHE Philippe, MAMOUD Max & TZANOS Georges-Olivier, Le Dico de la banlieue,
Paris, La Sirène, 1995 ; nouvelle édition, revue et augmentée sous le titre tchatche de banlieue
suivi de l’argot de la police, Paris, Mille et une nuits, 1998.
POZAS M., «  Beurs, Keublas, Oinichs et Céfrans  : procédés sémantiques et formels de création
lexicale », X Congreso de la APFUE : Isla Abierta. Estudios franceses en memoria de Alejandro Cioranescu,
Universidad de La Laguna, 25-28 de abril de 2001, Servicio de Publicaciones, Universidad de La
Laguna, vol. 3, 2004 (a), pp. 1095-1113.
POZAS M., «  Notas sobre la lexicografía argótica contemporánea  », Nuevas aportaciones a la
Historiografía Lingüística, Actas del IV Congreso Internacional de la sel, La Laguna (Tenerife), 22-25
de octubre de 2003, Arco Libros 2004 (b), pp. 1035-1049.
POZAS M., « De scalpas et de vélos : de quelques dénominations de l’argent en français argotique
contemporain », Homenaje a la profesora Carmen Dolores Cubillo Ferreira, Servicio de Publicaciones,
Universidad de La Laguna, nº 3, 2008, pp. 295-314.
SEGUIN Boris & TEILLARD Frédéric, Les Céfrans parlent aux Français. Chronique de la langue des
cités, Paris, Calmann-Lévy, 1996.
SMAÏL Paul, Vivre me tue, Paris, Balland, 1997.
SMAÏL Paul, Ali le Magnifique, Paris, Denoël, 2001.
SOURDOT Marc, « Les emprunts à l’arabe dans la langue des jeunes des cités : Dynamique d’un
métissage linguistique », in Emprunts linguistiques, empreintes culturelles, Textes réunis et présentés
par F. H. BAIDER, L’Harmattan, 2007, pp. 17-30.

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Section
Argot et lexicographie
Sitographie :
COBRA LE CYNIQUE, Le Dictionnaire de la Zone, [http://www.dictionnairedelazone.fr] 2000-2010.
TLFi. Trésor de la langue française informatisé [http://atilf.atilf.fr/tlf.htm]

Abstract

From the traditional slang to the new language practices in the contemporary slang
lexicography

The aim of this work is to deal with some aspects which characterize contemporary argot in
French. To do so we will analyze the entries beginning with letters K, Y, W and Z in the main argot
dictionaries published between 1980 and 2010. We will show how certain old words are still kept
in present-day French, their inclusion in the language dictionaries and also the evolution of some
formal and semantic mechanisms of lexical creation used in this particular field of the French
vocabulary.

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La typologie des argots français et géorgien

Kétévan DJACHY
< Université Ilia de Tbilissi / kdjachy@yahoo.com >

Introduction
« L’argot est un événement du langage. Il est le moyen d’expression d’une idée. L’argot
est un idiome artificiel dont les mots sont faits pour ne pas être compris par les non-
initiés » (François Caradec 1977 : 10). L’argot est l’objet d’étude de l’argotologie. Tout
d’abord il exige du chercheur des qualités particulières de description. Denise François
définit l’argot comme langage des groupes isolés utilisé à des fins cryptique (François
1989 :16).
Pourquoi aborder l’argot ? Pourquoi ne pas l’aborder ? Certains vous répondront :
« Je n’aime pas ça. C’est vulgaire, choquant ». On pourrait discuter longtemps afin de
dire ce qui est bon ou mauvais dans la langue française, mais le linguiste descripteur
n’a pas à prendre parti. Le fait est que ces mots existent, qu’ils sont courants dans la
rue, au travail, à la radio ou à la télévision. On peut les lire dans certains journaux ou
romans. On les utilise en publicité. Ils font partie de la vie quotidienne des Français
y compris des jeunes.
L’argot est le langage d’un groupe social qui se distingue du langage parlé le plus
courant par ses caractéristiques lexicales, dont l’objectif est d’isoler ce groupe du reste
de la société.
L’argot, langage cryptique, ludique, affectif lié aux tabous, est souvent mal reçu.
L’argot est un produit sauvage qui est toujours en mouvement. Denise François (1974 :
2) distingue 4 types d’argot :

1) D
 es vestiges de l’argot traditionnel. L’argot traditionnel, langage pratiqué par les
truands et les couches populaires qui vivaient en marge de la société et possédaient
un langage à leur seul usage.
2) Des jargons qui seraient des argots liés à  tel métier ou telle activité. C’est l’argot
professionnel ou autrement dit langage spécial. Pierre Guiraud (1973 :6) écrit : « on
appelle langage spécial toute façon de parler propre à un groupe qui partage par
ailleurs la langue de la communauté au sein de laquelle il vit. » C’est l’ensemble des
mots propres aux mineurs, journalistes, acteurs, marins, militaires, écoliers et etc.

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Section
Argot et lexicographie
3) Des parlers branchés, les néo-argots très diversifiés selon les groupes d’utilisateurs.
4) L’argot commun qui se manifeste par l’entrée de ses unités lexicales dans les diction-
naires de langue générale. Ex. : travail-boulot, voiture-bagnole.

L’argot est essentiellement un lexique parasite, car il ne peut exister qu’en s’appuyant
sur la syntaxe de la langue commune. Il est le moyen de communication d’un groupe
social déterminé et reflète l’attitude personnelle du sujet à l’égard du destinataire et de
l’objet du langage.

L’argot scolaire en France


En France l’objet de notre recherche était l’argot scolaire. L’argot scolaire, c’est tout
d’abord le langage des jeunes. Le journaliste G. Malaurie (1999 :14) écrit : « Ils ont be-
soin de Viagra lexical pour doper leur “Larousse”. Le français convenu s’ennuie à tel
point dans son vocabulaire qu’il lui faut faire les sorties d’école et de RER pour se rem-
plumer...Ce fut d’ailleurs François Mitterrand qui inaugura le premier la grande récup
avec son :... Ne dites plus “ branché” mais “câblé”. »
L’argot scolaire appartient à  l’argot professionnel. Du point de vue de la
recherche linguistique, c’est un domaine intéressant qui n’a pas été beaucoup étudié
jusqu’à présent. L’argot des grandes écoles n’évolue pas vite du fait de la clôture de
l’espace dans lequel il est utilisé. Évidemment, le vocabulaire recueilli n’est peut-être
pas employé par tous les élèves mais il est certainement bien connu par la majorité
d’entre eux. On distingue deux catégories  : le fonds d’argot «classique» répandu
sur tout le territoire français depuis déjà longtemps et le langage actuel des jeunes,
propagé non seulement par les médias, mais aussi par les contacts que peuvent avoir
les élèves pendant l’été avec de jeunes vacanciers, originaires des autres régions
françaises. L’attitude des jeunes à l’égard de l’argot est relativement complexe. Les
argots les plus intéressants et les mieux connus sont ceux de Saint-Cyr et de l’École
Polytechnique, qui se sont développés dans des milieux particulièrement isolés,
offrant les plus solides traditions. L’École Navale, les grandes écoles où existe plus
ou moins la vie en commun, comme l’École Centrale, les Écoles d’Arts-et-métiers,
l’École vétérinaire et les Facultés de médecine ont aussi leur propre argot, qui n’ont
pas encore été vraiment étudiés. D’une part les étudiants utilisent l’argot très souvent,
d’autre part ils déclarent que ce n’est pas LE français. Nous avons fait un sondage
à l’Université de la Sorbonne parmi les étudiants, les lycéens et les collégiens de Paris
et ses banlieues.
L’argot scolaire est très spécifique. Certains mots sont connus uniquement par les
étudiants d’un établissement. C’est un langage qui ne sert pas en littérature, mais
seulement à l’intérieur du système scolaire et universitaire. Selon notre sondage, l’argot
des grandes écoles n’évolue pas vite et les étudiants connaissent les argots aussi bien
que le verlan. Les jeunes gens ont par ailleurs une meilleure connaissance des mots
argotiques que les jeunes filles.
Il y a un certain nombre d’argots scolaires qui n’ont pas changé depuis longtemps.
Ceux-ci appartiennent à  des groupes plus ou moins sédentaires. Par exemple  : bahut
pour désigner l’école ; dirlo pour le directeur ; vieux parents ; bosser travailler ; canard
journal ; gosse enfant.

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La typologie des argots français et géorgien
Kétévan DJACHY

Pourtant pour les mêmes mots il existe de nouvelles créations : école ferme, planque,
cage, prison, bazar, boîte, school  ; parents renps (apocope du verlan)  ; travailler trimer  ;
journal torchon, papelard, news, zinc, feuille de chou ; enfant môme, niard, morveux, moutard,
mioche. Certains mots des enquêtes sont de nouvelles créations : exercices exo ; réfectoire
cantoche, coflète, ref, réfec, cafèt, resto  ; dortoir piaule, pieu  ; magnétophone magnéto  ;
photocopie photocop ; correcteur blanc tipex, blanc.
L’argot des étudiants fait subir au langage usuel diverses sortes de transformation.
L’argot exige un renouvellement rapide d’une partie de son fonds lexical. Pour
renouveler le vocabulaire de l’argot scolaire, nos informateurs utilisent certains procédés
de création de l’argot y compris le verlan : la troncation (soit l’apocope, soit l’aphérèse)
exam examen ; phone téléphone ; l’emprunt school école ; l’affixation et l’apocope pour le
mot dirlo directeur ; le changement de sens barre règle ; blé argent ; la verlanisation vreli
livre ; teplan plante. Pourtant il n’y a pas d’ellipse ou mots argotiques formés à partir des
noms propres. L’argot scolaire appartient au style parlé et son lexique coule de diverses
sources. La valeur affective et expressive d’un mot dépend des nuances sémantiques
supplémentaires, exprimant l’émotion que fait naître tel objet ou tel fait, l’appréciation
de cet objet ou de ce fait par le sujet parlant. Cette propriété pragmatique est liée à la
structure morphologique du mot. Dans ce genre de lexique il existe des mots dérivés
à l’aide des suffixes diminutifs, péjoratifs ou affectifs. Ce sont : -iste, -eux, -ard, -ot (otte),
-aille, -ingue, -ier, -on, -et Ex.  : Chimicaille chimie  ; barbiste élève du
collège Saint-Barbe. Les formations préfixales propres à  l’argot sont bien rares. Ex.  :
rocolat chocolat ; riné ciné, cinéma. Une métaphore peut faire voir la chose signalée. Sous
un angle favorable ou défavorable, exprimer l’approbation ou le blâme, l’admiration ou
le dégoût. Ancien en français veut dire vieux, en argot étudiant de IIIe année à l’école
des Arts (Aix, Châlons, Cluny), le même mot veut dire élève de IIe année à  l’École
Polytechnique, à Saint-Cyr ; baderne personne, chose vieillie, en argot du lycée de Lyon-
président de la classe préparatoire.
L’expressivité caractérise non seulement chaque mot, mais aussi les unités
phraséologiques argotiques. On en distingue 3 types  : a) les unités phraséologiques
professionnelles ; b) les unités phraséologiques sociales ; c) les unités phraséologiques
argotiques dont se sert la pègre. Ex.  : piquer un bran, en argot veut dire avoir une
mauvaise note à l’examen. Les unités phraséologiques sont employées dans un groupe
restreint où les gens ont la même profession. Parmi les unités phraséologiques il existe
des groupes synonymiques. Ex. : Être fauché, être comme les blés-être sans un sou.
À  l’heure actuelle plus que l’argot commun, c’est la langue des cités qui domine.
Elle est riche, expressive, en perpétuelle évolution. Elle est cryptique, ludique et
identitaire1. C’est elle, aujourd’hui, qui enrichit l’argot scolaire. Jean-Pierre Goudaillier
(1997: 6) écrit  : «  dans de nombreuses cités de France cohabitent les communautés
de différentes nationalités et cultures qui créent la mosaïque linguistique des cités
qui contient les éléments de diverses langues africaines. Cette interlangue devient le
moyen de communication de la population qui considère être en marge de la société.
La grande migration suscite la création de l’interlangue qui se fonde sur le français,
où elle introduit les mots d’origine étrangère, avec les formes de la culture étrangère.
La crise économique est étroitement liée à  la crise sociale. Cette dernière suscite la
rupture sociale. Par ailleurs la rupture sociale engendre la rupture linguistique.  »

1) Définition proposée par J.-P. Goudaillier.

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Section
Argot et lexicographie
Les jeunes gens qui habitent dans les cités, possèdent un argot sociologique2 dont
la fonction identitaire joue pleinement son rôle qui influence beaucoup le parler des
autres élèves. Aujourd’hui l’élève n’a plus besoin d’inventer des mots argotiques pour
désigner le crayon, la gomme, car il en existe déjà. Un élève invente les mots argotiques
qui sont liés à la vie quotidienne. Exemple : Le blème des técis cé l’blème de t’as pas d’tune.
«  Le problème des cités c’est le manque d’argent  ». On peut également donner des
exemples de graphies utilisées en français contemporain des cités : dékis (flic, policier) ;
millefa (famille) ; pipeauter (mentir) ; oinich (chinois) ; sonpri (prison) ; zonzon (prison) et
d’autres. Les jeunes savent qu’ils ne peuvent pas parler de la même façon à un copain
et à un professeur. Et un professeur ne va pas s’exprimer pareillement avec ses élèves
et avec son supérieur. Entre copains, la norme, c’est le langage de la cité. Ils écrivent
comme ils parlent et entendent. Pour ces jeunes, la création de vocabulaire est un
exercice spontané. Quelqu’un lance un mot et s’il plaît, on le retient. Ces ados savent
bien qu’un jour ils devront renoncer à ce parler de la cité. Ils reconnaissent du même
coup l’obligation de garder le lien avec le français « correct ».

L’argot scolaire en Géorgie


Nos recherches en France nous ont permis de rédiger le premier glossaire franco-
géorgien de l’argot scolaire. Il recense le vocabulaire argotique des étudiants français.
À quoi va servir un tel dictionnaire en Géorgie ? Il sera utile aux lecteurs des romans
policiers et des Séries Noires, et bien sûr aux étudiants. Nous n’avons pas l’intention de
faire la publicité des termes argotiques, mais ces termes existent, on peut les entendre
à la radio ou à la télévision, les lire dans certains journaux, les gens les utilisent, ils font
partie de la vie quotidienne des Français. Que veulent les étudiants géorgiens en priorité,
sinon pouvoir communiquer avec les Français ? Ne pas connaître les mots argotiques,
notamment ceux de l’argot commun, est un handicap important pour les étudiants.
Ils savent qu’à partir du moment où ils commencent à les placer dans la conversation,
leurs rapports avec les « natifs » se normalisent. Mais l’argot scolaire est à manier avec
prudence. Il faut avoir vécu des années en France avant de prétendre utiliser les mots
argotiques à bon escient.
Comment apprendre aux jeunes géorgiens à bien maîtriser l’argot français ? Il faut
faire un cours sur la stylistique aux étudiants, leur parler du choix d’un style, de l’argot et
de son étymologie. L’étudiant dans sa famille, le même au café ou au théâtre n’emploie
pas son argot naturellement.
On peut proposer :
1. Des exercices à choix multiples où les étudiants doivent trouver l’équivalent en français
standard d’un mot argotique. Exemple : un dirlo... un docteur ; un directeur ; un stylo.
Ces exercices peuvent être faits individuellement ou collectivement. Il faut préciser
aux étudiants que ces mots figurent dans les dictionnaires argotiques.
2. Un travail sur les textes argotiques, on peut introduire quelques mots de verlan, de
javanais, de cadogan, de loucherbem. Il ne faut pas oublier de leur expliquer ce que
signifient ces mots. On doit demander aux étudiants de transcrire le texte ci-dessous
en français standard.

2) Idem.

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La typologie des argots français et géorgien
Kétévan DJACHY

Exemple : Doucement, mon pote, doucement. Décompresse. D’abord, cette nana pourrait être
ta fille. Pas un argument ça. C’est vrai. Seulement, elle est complètement siphonnée. Ah, oui ?
J’en connais d’autres. Et pas loin d’ici. Tu veux jouer au plus fin ? Okay ? Je vais te rafraîchir
la mémoire, mec. Est-ce que tu aurais oublié que tu es mort, mort depuis des mois et des mois ?
Souviens-toi. T’as tout largué un beau jour, tout viré au fil de la route, tout abandonné au
long de la nuit. Et alors ? Pauvre con. Qu’est-ce que tu veux faire ? Ramasser les débris que
tu parviendras à retrouver et tenter de les rassembler ? Tu crois que cela suffira pour refaire de
toi un homme ? Tu m’emmerdes. T’es qu’une pauvre crevasse de rien, chiante et tout (Page,
1982 :176).
Cet exercice se fait collectivement, ce qui est beaucoup plus amusant.
3. Une liste des mots argotiques qu’ils connaissent pour trouver leurs équivalents en
langue maternelle, en l’occurrence en géorgien.
4. Un exercice, à partir des bandes dessinées. C’est un bon outil de travail.
5. Des chansons de rap.
6. Un film. Donner avant le film, la liste des mots argotiques les plus importants qu’on
y entend. Il faut leur montrer plusieurs fois la même scène jusqu’à ce que les étudiants
distinguent bien les mots, et leur faire remarquer toutes les élisions et les autres chan-
gements phonétiques. (Ex : c’te feumeu, c’est ma préf !) On peut transcrire en argot ou
en verlan quelques phrases d’un débat télévisé, d’une interview, etc.
7. Des documents authentiques comme des publicités et des articles de journaux ou
d’autres textes avec les mots argotiques aussi bien que ceux du registre familier. Aux
étudiants de les découvrir.
8. D’autres types d’exercices, comme par exemple :
– chercher des mots argotiques dans un texte en français standard et leur trouver un
synonyme.
– compléter un texte à trous à l’aide d’une liste des mots argotiques.
– remplacer dans un texte les mots argotiques par leurs équivalents.
Exemple : – Il a les éponges mitées = « Il a les poumons abîmés »
Ces exercices s’adressent à des étudiants d’un bon niveau.

Nos recherches en France nous ont poussées à  nous intéresser à  l’argot géorgien.
L’argot géorgien n’a pas une aussi longue histoire que l’argot français. Il est apparu au
XIXe siècle. Au XVIIIe siècle, la Géorgie était morcelée à cause des invasions de la Turquie
Ottomane et de la Perse séfévide. Afin d’éviter à son pays d’être asservi et complètement
ruiné, le roi Guiorgui XII demande la protection du gouvernement russe. En 1801,
la réunion de la Géorgie à la Russie fut définitive. Après la Révolution bourgeoise de
la Russie en février 1917, le Conseil National de Géorgie déclara l’indépendance du
pays le 26 mai 1918 et constitua une République démocratique. Malgré un accord du
7 mai 1920, par lequel la Russie reconnaissait l’Indépendance de l’État de Géorgie, elle
fut annexée en février 1921 par la Russie, cette fois-ci, par la Russie bolchévique pour
devenir plus tard l’une des Républiques fédérées de l’URSS. À la suite du Référendum
Universel national du 9 avril 1991, le Conseil Suprême ratifia l’Acte de restitution de
l’Indépendance de l’État géorgien.
Sous le pouvoir soviétique les milieux académiques ne voulaient pas reconnaître
l’existence de l’argot. Mais il se propageait oralement. Il était interdit de mentionner
les mots argotiques dans les dictionnaires et les dictionnaires d’argots n’existaient pas.
Le premier dictionnaire de l’argot géorgien a été rédigé et publié en 1999 par Levan

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Section
Argot et lexicographie
Bregadze qui avait répertorié les mots argotiques géorgiens à  la suite de l’analyse de
romans géorgiens récents.
La lexicographie géorgienne n’est pas aussi riche que la lexicographie française.
Cependant la littérature géorgienne où on peut repérer les premiers mots argotiques,
date des années 60 du XXe siècle. En géorgien, l’argot est toujours considéré comme
une langue grossière et vulgaire. Au XIXe siècle, en Géorgie l’argot était une langue d’un
certain milieu, notamment des voleurs. Aujourd’hui, c’est le langage des jeunes. Les mots
argotiques géorgiens sont moins répandus que ceux de l’argot français. L’argot géorgien
a été créé à Tbilissi où cohabitent des communautés d’origines diverses et de langues
différentes. Ces derniers temps, l’argot géorgien devient très populaire et très à la mode
parmi les groupes d’écoliers et d’étudiants. L’argot géorgien s’alimentait des termes
étrangers, le plus souvent d’origine russe. Dans les années 70, en Géorgie on a créé un
langage qui ressemblait au javanais. Si le javanais français consistait à  introduire des
sons “av, ov” ou quelquefois “ag”, entre chaque syllabe, en géorgien on introduisait la
consonne “წ ” [ç] accompagnée de la même voyelle qu’avait la syllabe. Ex. : გოწოგოწო
[goçogoço] <გოგო [gogo] qui signifie en français « une fille ». En France, le javanais a été
repéré en 1857. La structure éminemment puérile, voire enfantine, aurait été d’abord
pratiquée par les voyous et les prostituées. En géorgien ce phénomène avait plutôt un
caractère ludique. Ce langage était pratiqué par les jeunes. Le lexique de l’argot géorgien
se rapporte en général à  la vie quotidienne des jeunes concernant les thématiques
suivantes : l’argent, le sexe, les arnaques, la femme, le travail, la police. Pour former des
mots nouveaux, l’argot géorgien se sert également des procédés sémantiques et formels.
Les procédés sémantiques sont plus productifs que les procédés formels. Ils ne peuvent
pas intervenir à la fois pour la formation d’un seul mot. Les procédés sémantiques qui
sont largement employés dans tous les parlers de type argotique sont la métaphore, la
métonymie, la création de mots nouveaux, l’emprunt. On fait des emprunts à diverses
langues, le plus souvent au russe. Les mots d’origine russe : მანდრაჟი [mandraji] flipper,
péfli, péfly avoir peur, étym/morph : russe « дрожать »[drojat’] trembler, ман[man]-préfixe
argotique  ; პუტანკა [putanka] barka, bitch, tainp, tainpu, tchéb, tchébi, tcheub, tcheubi,
tchiab, teup, teupu, up prostituée, étym/morph  : français putain+suff. russe  «  –ка  »   ;
მარიაჟობა [mariajoba] gaze-vantardise, étym/morph : français, mariage ; გოიმი[goïmi]
bled, bledman, blédos paysan, étym/morph : hébreu, celui qui n’est pas juif ; ბირჟა [birja]
place de rencontres des fainéants, étym/morph : allemand, börse, emprunté par le biais
du russe associé à un endroit où s’effectuent des transactions sur des valeurs.
L’argot géorgien utilise également la métaphore, la métonymie, la troncation, les
synonymes. La métaphore : ლიმონი [limoni] – 1 000 000 de laris3, en géorgien მილიონი
[milioni] veut dire « un million », ce mot argotique est le verlan du mot géorgien მილიონი,
-ი [i] la terminaison du cas nominatif. La métonymie : ბანანი [banani] – banane, en argot
veut dire «  un pantalon de femme qui a une forme de banane  »   ; ფიზიკა [pizika] –
physique, en argot « le professeur de physique ». La troncation : პაე [paë] – apocope du
mot პაემანი [paemani] – rendez-vous ; გრევი [grevi] – aphérèse du mot d’origine russe
« подагрев » [podagrev], chauffer, en argot signifie « cadeau ». Les mots nouveaux : ბანაობა
[banaoba], nager, en argot veut dire « faire qch qui dépasse les limites de la discrétion »  ;
შეხვევა [šexveva] – emballer, en argot veut dire «  draguer  ». Les synonymes  : arnaquer-
გაბითურება [gabitureba], გაბინძურება [gabinzureba], შეკერვა [šekerva].

3) La devise géorgienne.

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La typologie des argots français et géorgien
Kétévan DJACHY

Conclusion
En Géorgie, la grande vogue argotique se situe à la fin du XIXe siècle pour des raisons
sociales et sociologiques. L’apparition de la classe du prolétariat a beaucoup contribué
aux afflux massifs de population dans la capitale. Le travail est rare, le pain devient trop
cher. La mendicité et la prostitution s’installent. Des enfants abandonnés errent.
Au XXe siècle l’urbanisation, l’imitation de la mode américaine et française ont favorisé
la mise en place de nouveaux comportements, un nouveau langage. Le monde du crime
en général a changé avec le trafic de drogue. Les premiers mots argotiques empruntés
à l’anglais apparaissent dans les années 80. En tout cas, ils ne sont pas encore fixés dans
les dictionnaires, mais ils commencent à se propager oralement.
À  partir de 1985, le déplacement des personnes devient plus facile. Les va-et-vient
des gens vers l’ouest sont fréquents. L’influence américaine commence à se faire sentir
partout, surtout sur le langage des jeunes : სმოკი [smoki] < smoke, ლაითად [laitad] <
light, O.K ., დამიფაქსე [damifakse] < envoie-moi un fax, ქეში [keši] < cash-argent liquide,
სუპერი [superi] < super / très bien, შოპინგი [šopingi] < shopping ; სითი [siti] < city et
d’autres.
En géorgien par définition, la notion de langue populaire et celle de jargon est floue
et changeante. L’évolution du géorgien populaire est liée à celle du langage de Tbilissi.
Dans les années 90 du XXe siècle, le rap pénètre dans la langue. Il est influencé par le
rap américain. Il est à  noter que l’intérêt porté au langage jeune est assez récent en
Géorgie. Aujourd’hui, la situation a bien changé et le langage des jeunes est au centre
des préoccupations sur la langue géorgienne. En sociologie, on prête plus d’attention
à  tout ce qui concerne le phénomène des jeunes au sein de la société, de la culture
et des médias. La presse pour jeunes s’est multipliée et fait références à leur langage.
Сe langage est utilisé comme un jeu de différenciation par rapport au monde adulte
de manière à  donner une cohésion plus forte au groupe des jeunes. Le lexique de
leur langage commence à se répandre. Dernièrement, les publications citent souvent les
innovations des jeunes alors qu’auparavant celles-ci étaient traitées d’un point de vue
normatif comme détérioration de la langue géorgienne. Exemples : l’adjectif ჩარეცხილი
[ċarecxili], en géorgien est formé à partir du verbe ჩარეცხვა [ċarecxva] qui veut dire
« lavé avec de l’eau », en argot signifie « inutile ». L’autre mot პინგვინი [pingvini], en
géorgien veut dire « pingouin », en argot signifie « personne naïve » ou « candidat qui se
prépare pour s’inscrire à l’Université ». Aujourd’hui, il y a un vaste champ d’investigation
en argot géorgien qui attend les linguistes.

Références bibliographiques

BREGADZE Levan, ქართული ჟარგონის ლექსიკონი, (Dictionnaire du jargon géorgien), Tbilissi,


Bakur Sulakauri, 1999.
CARADEC François, Dictionnaire du français argotique et populaire, Paris, Larousse 1977.
DJACHY Kétévan, « L’argot franco-géorgien en milieu scolaire » Le français dans le monde, FIPF,
CLE International, Paris, nº 319, Janv.-Fév. 2002, p.30.
DJACHY Kétévan, ფრანგული არგო, (L’argot français), Ena da Kultura, Tbilissi, 2003.
ESNAULT Gaston, Dictionnaire historique des argots français, Larousse, 1965.
FRANÇOIS-GEIGER Denise, Français parlé 2v. Paris, SELAF, 1974.

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Section
Argot et lexicographie
FRANÇOIS Denise, Les argots- Le langage, L’argoterie, Paris, Sorbonnargot, 1989.
GUIRAUD Pierre, L’argot, Que sais-je ? Paris, PUF, 1973.
GOUDAILLER Jean-Pierre, Comment tu tchatches ! Paris : Maisonneuve & Larose, 1997.
MALAURIE Guillaume, « Tchatchez-vous céfran ?- parlez-vous français ? », Le Nouvel Observateur,
nº 1771, Paris, 1998, p.15.
PAGE Alain, Tchao pantin, Folio, Denoël, 1982.
VIRMAÎTRE Charles, Dictionnaire d’argot fin de siècle, Paris : A. Charles, 1899.

Abstract

The Typology of French and Georgian slangs


After conducting research work at French universities and colleges, we have finished working on
a bilingual dictionary of a school slang to allow Georgian students to go deep into the everyday
life of French young people. Creating this dictionary inspired us to explore the Georgian slang as
well. Georgian lexicography isn’t as rich as the French one. However, in Georgian literature we
found that first slang words date back to the 1960s. This article is the first attempt to analyze the
Georgian slang in the way of the French one and to make a typological research of Georgian and
French slangs. In Georgia, the great slang vogue takes place at the end of XIX° century for social
and sociological reasons. In the 20th century, the urbanization, the imitation of the American
and French mode supported new behaviors, new language. The world of the crime in general
changed with the drug trafficking. The first slang words borrowed from English appeared in the
1980s. In any case, they are not fixed yet in the dictionaries, but they start to be extended orally.
Nowadays, there is a vast field of investigation in Georgian slang awaiting the linguists to continue
the research in this field.

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Le vocabulaire carcéral en tant que
constituant de l’identité des jeunes scolarisés
Joanna SIECIŃSKA
< Université de Łódź / joannasiecinska@wp.pl >

Introduction

Ce travail constitue une étude comparative principales examinant la relation entre le


langage des jeunes scolarisés et l’argot carcéral qui est l’une des principales sources
d’inspiration des élèves. Ce qui nous intéressera particulièrement sera l’identité des
jeunes gens et leur vision du monde. Nous espérons prouver que les termes tirés du
milieu carcéral pénètrent le langage des jeunes scolarisés et contribuent à la formation
de leur identité.
Nous allons analyser le langage propre aux jeunes scolarisés sur la base des termes
tirés de trois dictionnaires d’argot : Słownik gwary uczniowskiej de Katarzyna Czarnecka
et Halina Zgółkowa, Nowy słownik gwary uczniowskiej de Małgorzata Kasperczak et Totalny
słownik najmłodszej polszczyzny de Bartek Chaciński. Quant à la première source de mots
et d’expressions argotiques, elle constitue le résultat de la recherche menée entre 1988
et 1990 auprès de 25 mille élèves en dernière année de l’école primaire selon l’ancien
système d’éducation en Pologne. Le groupe ciblé était constitué de jeunes élèves âgés
de 14-15 ans et de ceux fréquentant toutes les classes des écoles post-primaires, c’est-à-
dire des écoles techniques et des lycées (Czarnecka & Zgółkowa, 1991 : 5). Les termes
rassemblés dans le deuxième dictionnaire se basent sur la recherche effectuée entre 1999
et 2002 auprès des élèves en dernières années d’école primaire aussi bien qu’auprès de
collégiens et de lycéens provenant de différentes régions de la Pologne (Kasperczak
2004 : 9).

Spécificité du langage des jeunes scolarisés


Avant d’explorer la relation entre l’argot des jeunes scolarisés et l’argot carcéral, il est
indispensable d’examiner tout d’abord la spécificité du langage scolaire et de ses jeunes
usagers.
Le langage des jeunes scolarisés qui nous intéresse dans ce travail englobe l’ensemble
des unités lexicales et phraséologiques, et plus précisément des blagues, adages
et slogans qui, par principe, se réfèrent à  la réalité scolaire (Czarnecka 2000). Il est
particulièrement riche en termes décrivant tous les constituants du système d’évaluation

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Section
Argot et lexicographie
des élèves à l’école, termes donnés à des matières enseignées à l’école aussi bien que
des pseudonymes attribués aux enseignants, au personnel non-enseignant et aux élèves
(Czarnecka & Zgółkowa 1991 : 6).
L’argot des jeunes scolarisés est un langage familier parlé par les jeunes dans le cadre
des contacts non formels à  l’école, surtout employé pendant les récréations, et dans
le cadre de leur temps libre à  l’extérieur de l’école, à  savoir à  la maison (dans le cas
des interactions avec les frères et sœurs) et au sein du groupe des pairs. Pourtant, il
importe de souligner que ce jargon ne peut pas être considéré comme la langue d’un
établissement scolaire mais plutôt la langue d’une génération donnée au cours de son
éducation scolaire (ibidem : 7).
La langue des jeunes est particulièrement évocatrice du fait qu’elle reflète la réalité
scolaire, des opinions des élèves et leur système de valeurs qui, inutile de le mentionner,
reste en contradiction avec les idées, croyances et jugements spécifiques du monde des
adultes.
C’est une création linguistique non homogène qui reproduit des différences entre des
types d’écoles et de milieux dissemblables. La disparité en question peut dépendre de
facteurs tels que la culture personnelle, l’éducation reçue au sein de la famille, le sexe et
la région qui constituent une cause déterminante de l’existence de dialectes (Czarnecka,
2000).
Le langage des jeunes scolarisés est strictement lié à  la contre-culture propre aux
jeunes usagers de la langue. Il est important de constater qu’il témoigne de l’ingéniosité
de ses locuteurs. Récemment, il vient de devenir une variante indépendante qui est
de moins en moins soumise aux normes générales de la grammaire et aux normes
stylistiques (Baniecka 2008 : 157).
Il importerait de réfléchir aux raisons pour lesquelles les jeunes tiennent à présenter
cette image d’eux-mêmes à travers la langue qui, bien évidemment, véhicule tous les
sentiments et attitudes caractéristiques du groupe des élèves. Derrière des solutions
linguistiques favorisées se cachent des émotions divergentes  : l’agression, l’esprit
de révolte, la fanfaronnade, la détermination de se montrer individualistes, le sens
de l’humour, le sarcasme par rapport au milieu scolaire et surtout à  l’égard de
l’échelle de valeurs propre aux enseignants. De plus, les élèves échangent des propos
ironiques dans le dessein de se divertir et tout simplement de pouvoir improviser,
à  savoir d’entrer dans de nouveaux rôles sociaux au cours de la communication
linguistique. De plus, la haine et le mépris souvent émanent des propos des élèves
(Kasperczak 2004). Il est évident que dans la majorité des cas, il s’agit des sentiments
négatifs manifestés par les élèves comme la peur, la pression de la part du groupe
des pairs, l’ennui, la partialité quant à l’interprétation et l’évaluation de la réalité et
des gens.
Les jeunes scolarisés se servent de leur propre langue pour transmettre des messages
différents à leur groupe aussi bien qu’au milieu qui les entoure. Les jeunes scolarisés
utilisent leur propre argot afin d’attirer l’attention, se montrer cool et d’inspirer le
respect des autres (Łuc 2009 : 135). Ils tiennent à construire un portrait positif d’eux-
mêmes mais en même temps il leur arrive de déprécier leur interlocuteur. Leur objectif
est d’accentuer leur présence par des paroles amusantes, grossières, évocatrices et
émotionnelles et de manifester le mépris des normes linguistiques et sociales proposées
par le monde des adultes. Leur argot se présente également comme un moyen de réagir
à des situations stressantes à l’école (Czarnecka 2000).

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Le vocabulaire carcéral en tant que constituant de l’identité des jeunes scolarisés
Joanna SIECIŃSKA

Le langage des jeunes scolarisés remplit trois fonctions distinctes. Tout d’abord, il
faut mentionner la fonction cryptique de la langue dont les usagers se servent pour
obscurcir le sens de leurs propos. Le résultat en est que les non-initiés n’arrivent pas
à comprendre ce dont ils parlent. La dite fonction s’inscrit parfaitement dans le contexte
scolaire caractérisé par la dichotomie entre les élèves et les enseignants. Les jeunes
élèves qui manifestent un autre système de valeurs que celui des enseignants ont recours
à leur code secret qui leur permet de décrire la réalité telle qu’ils la voient sans se soucier
des conséquences. Prenons par exemple la phrase suivante  : Zenek, ożeń mi kosę dziś
wieczorem dont le sens littéral est Zenek, épouse-moi une faux ce soir. Il est évident que la
somme des significations de tous les éléments constituant cette phrase ne garantie pas
sa compréhension. Ceci témoigne du décalage entre le sens analytique déjà expliqué et
le sens fonctionnel lié à la compétence d’usage. Pourtant, en sachant que le verbe ożenić
renvoie au sens de « prêter quelque chose » et le substantif faux représente « un couteau »,
nous pouvons décoder le propos avec succès (Kasperczak 2004 : 258). Il en résulte que
l’usage des termes spécifiques qui sont bien présents dans la langue générale mais dotés
d’un sens différent, empêche les autres de déchiffrer le sens de cette phrase.
La fonction cryptique n’est pas la seule fonction du langage des jeunes qui tiennent
à  renforcer le sentiment d’appartenance à  leur groupe. Ainsi, la fonction identitaire
y joue un rôle particulièrement important. Par conséquent, la référence aux termes
communs leur permet de s’identifier davantage à leur milieu. Ceci peut être examiné
à travers le terme ziomal qui équivaut au mot « pote » en français (Chaciński 2007 : 329).
Ce terme particulier fait preuve de l’existence de la contre-culture qui se nourrit des
unités identitaires. C’est grâce à la langue que les jeunes peuvent satisfaire aux besoins
de sécurité, d’appartenance et d’importance aussi bien qu’ils peuvent transmettre des
valeurs communes respectées par les membres du groupe et maintenir un certain style
de vie.
À part les fonctions cryptique et identitaire, il convient d’évoquer la fonction ludique.
Les jeunes ont recours à des expressions divertissantes telles que le slogan Szkoła jest jak
kibel – chodzisz, bo musisz dont l’équivalent français serait L’école est comme des chiottes – tu
y vas par devoir (Kasperczak 2004  : 159). La comparaison entre l’école et les toilettes
a pour but de provoquer le rire. Il est vrai que parfois les associations faites par les élèves
sont inattendues et déroutantes.
La langue des jeunes scolarisés reflète leur identité. Il importe de souligner aussi les
facteurs qui contribuent à la formation de l’identité des élèves tels que l’âge et les liens
contre-culturels (au sein du groupe de pairs). À  ceci s’ajoute la conscience linguistique
des jeunes scolarisés qui est définie comme un ensemble d’opinions et de représentations
au sein de la communauté ou d’un groupe social relatives à la langue en général, à savoir
aux phénomènes linguistiques divers et au fonctionnement de la langue (Bartol-Jarosińska
1986 : 27). La conscience linguistique nous renvoie au savoir familier en tant que structure
intégrante de la perception humaine propre à un groupe de personnes conditionnée par
la langue et sujette à des manipulations (Czarnecka 2000 : 21-24).
Il convient de signaler que les jeunes forment un groupe social particulièrement
réceptif aux suggestions originaires de plusieurs groupes de référence et d’inspiration.
Ils semblent accepter volontiers des innovations, des modes de comportement et
prendre des attitudes distinctes de celles qui les caractérisent avant de se soumettre
aux influences (Łuc 2009 : 135). L’argot des jeunes scolarisés tire l’inspiration de l’argot
carcéral que nous allons examiner de plus près dans ce travail, mais aussi des langues

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Section
Argot et lexicographie
utilisées dans des milieux criminels, de la langue des toxicomanes et de la langue de
ceux qui fréquentent des boîtes de nuit et des concerts de rock (Czarnecka & Zgółkowa
1991  : 8). L’analyse du vocabulaire utilisé par les jeunes scolarisés mène à  constater
quelques particularités au niveau de l’existence des champs sémantiques. Ces catégories
sémantiques récurrentes évoquent le corps et le sexe, l’alcool, les drogues et les activités
quotidiennes (Kasperczak 2004 : 8).
Il serait intéressant de décrire l’argot des jeunes et d’en préciser les traits
caractéristiques. La langue des jeunes scolarisés est une langue riche, vive, originale
et dynamique qui est en train de changer. Elle subit des modifications apportées
par l’écoulement du temps (Czarnecka 2000). Par conséquent, l’argot des jeunes se
caractérise par une fluctuation considérable du lexique, une richesse d’allusions,
de références, de connotations et de synonymes. Il importe de souligner son aspect
émotionnel, vulgaire et son expressivité. La simplicité, l’accessibilité et la concision
constituent d’autres traits distinctifs qui caractérisent le langage des jeunes scolarisés
(Baniecka 2008). Le résultat en est que parler le langage des jeunes implique la
référence aux platitudes et l’imitation de la langue des publicités. Les usagers de cet
argot mènent un jeu avec leurs interlocuteurs sous forme d’échange dynamique et
suivent une mode linguistique qui consiste à se servir des expressions familières dans
toutes les situations de communication et à employer des styles variés. En conséquence,
ils donnent naissance à un langage alliant des éléments du langage officiel avec des
raccourcis et des vulgarismes (Łuc 2009 : 136)
Comme il a été déjà  signalé, les jeunes scolarisés s’inspirent considérablement de
l’argot carcéral connu en polonais sous le nom de grypsera qui constitue une langue
clandestine parlée par les prisonniers polonais. Pourtant, il est important de signaler que
ce terme renvoie à la contre-culture strictement liée à la caste supérieure des prisonniers
(Kamiński 2006). Procédons à l’analyse des termes et des expressions qui, originaires du
milieu carcéral, se sont installés dans la langue des jeunes scolarisés.

Analyse du vocabulaire
Dans la partie pratique nous allons examiner le vocabulaire propre aux jeunes scolarisés
du point de vue des influences carcérales afin d’établir des dissemblances et similarités
lexicales entre les deux argots en question. Notre objectif consistera à prouver que le
langage des jeunes élèves s’inspire des unités lexicales et phraséologiques déjà existantes
dans le milieu pénitentiaire qui contribuent largement à la constitution de l’identité des
jeunes.
L’analyse des termes recueillis nous a menée à distinguer des emprunts internes non-
modifiés et des emprunts internes modifiés de la langue des jeunes scolarisés à l’argot
carcéral. Au sein de la première catégorie, il est possible de créer trois sous-groupes
suivant des procédés formels et sémantiques de la création des termes. Considérons
par exemple les mots dérivés comme pikawa et szkiełko qui équivalent à  «  cœur  » et
à  «  télévision  ». Le premier terme repris par les jeunes provient du verbe pikać qui
signifie « battre » tandis que l’autre dérive du substantif szkło dont le sens est « verre ».
Il s’agit ainsi de la suffixation, et plus précisément de la dérivation augmentative (dans
le cas de pikawa avec la terminaison -awa) et diminutive qui se manifeste sous forme du
suffixe -ko quant au terme szkiełko.

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Le vocabulaire carcéral en tant que constituant de l’identité des jeunes scolarisés
Joanna SIECIŃSKA

Le langage des jeunes abonde en métaphores qui constituent la deuxième sous-


catégorie. Il serait intéressant d’en examiner quelques exemples tels que gałąź (qui
littéralement correspond à « branche »), spienić się (« mousser, écumer »), walnąć w kimono
(« frapper en kimono ») et rzucić się w klozet (« se jeter dans les chiottes »). Tous les termes
déjà mentionnés s’appuient sur des images évocatrices qui donnent naissance au sens
particulier. Ainsi, gałąź a le sens de « bras ». Par analogie aux images évoquées, spienić się
impliquent l’action de « se mettre en colère » ; walnąć w kimono signifie « s’endormir »
et rzucić się w klozet renvoie à l’action de « se suicider ». Complétons la liste et citons
d’autres métaphores, telles que wywinąć orła (au pied de la lettre « renverser l’aigle ») ou
przekręcić się (« se tourner ») qui correspondent à « mourir ». Il importe de mentionner
également dać cynk (« donner du zinc ») dont le sens est « informer quelqu’un », ciągnąć
druta (litt. « tirer le fil de fer ») qui signifie « faire le sexe oral » et jarać cegłę (« brûler la
brique ») ou zwalić cegłę (« faire tomber la brique ») qui renvoient à l’action de « rougir ».
La troisième sous-catégorie des emprunts internes non-modifiés est représentée par le
terme czaj étant un mot obtenu par emprunt externe. Il est dérivé du mot russe чай
(« thé ») et désigne dans le langage des jeunes « un thé très fort ». Il importe d’insister
sur le fait que czaj est un emprunt interne de l’argot des jeunes à l’argot des prisonniers
qui, à son tour, l’a tiré du russe en tant que source externe.
À  part les emprunts internes qui ne subissent aucun changement, nous allons
analyser des emprunts internes modifiés de la langue des jeunes scolarisés à  l’argot
carcéral qui se divisent en mots obtenus grâce à la néologie de forme et mots obtenus
à travers la néologie de sens. Le premier sous-groupe englobe trois types différents de
termes : séries dérivationnelles, mots composés et mots dérivés tandis que le deuxième
sous-groupe comprend les métaphores et les métonymies. En ce qui concerne les
séries dérivationnelles, elles s’avèrent un phénomène fréquent de l’argot des jeunes
scolarisés qui se sert des mots de base de l’argot carcéral pour, ensuite, donner naissance
à tout un ensemble de termes dérivés. Il serait intéressant d’expliquer ce phénomène
linguistique en s’appuyant sur quelques exemples tels que cynk (« zinc ») qui correspond
soit à « information » soit à « homme rusé » et kumać qui veut dire « comprendre ».
Le terme cynk sert de base pour créer ses dérivés à  l’aide de toute une gamme de
suffixes. Ainsi, cyniarz nous renverra à  «  vantard  », cynkarz à  «  élève qui dénonce les
autres », cynka à « homme rusé qui ne s’intéresse qu’à tirer un gain de tout ce qu’il fait ».
Pourtant, cyna (forme semblable) correspondra à « homme rusé qui se met lui-même en
avant », mais aussi à « signature d’un parent dans le livre d’étudiant » ou à « celui qui
fait semblant d’être quelqu’un qu’il n’est pas ». Pour compléter la liste, nous devrons
énumérer cynki (« chaussures »), cynienie (« prise des drogues »), cynkówka (« point à côté
de l’œil »), cynol (« personne fière qui se prend des airs »), cynić (« frimer ») et cynkować
(«  en imposer à  quelqu’un par son apparence, ses gestes, son comportement ou sa
richesse »). Le deuxième terme kumać (« comprendre ») est un point de référence pour
trois autres mots : kumanko (« le fait de comprendre quelque chose »), kumaty (« élève
sage et intelligent ») et kumacz (« homme doué »).
Afin de montrer la richesse dérivationnelle du langage des jeunes, il est indispensable
d’examiner d’autres termes empruntés à l’argot carcéral et considérés comme des termes
identitaires des prisonniers. Il s’agit de bajera, qui correspond à « blague ou dicton qui
sert à impressionner quelqu’un », grypsera, qui désigne « argot des prisonniers » aussi
bien que « contre-culture pénitentiaire », et à la fois grypsować qui renvoie à « usage du
langage carcéral » et à « appartenance à la contre-culture pénitentiaire », et, finalement,

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Section
Argot et lexicographie
kmina, qui représente «  parler des prisonniers  », mais qui, au début, se rapportait
à « ancien jargon des commerçants ambulants et des contrebandiers datant du XIXe
siècle  ». Quant au premier terme, bajera, il sert de base pour toute une série de
dérivés comme bajerancik (« homme ou garçon qui essaie d’impressionner les autres »),
bajerant (« celui qui sait parler à l’aise, qui aime mentir, inventer des histoires ou celui
qui change souvent de partenaires sexuels ») et son équivalent féminin bajerantka. Son
diminutif, bajerka, désigne «  conversation non-formelle ou quelque chose qui nous
plaît  ». Bajery renvoie à  «  histoires bizarres souvent inventées par celui qui a pour
but de duper des autres  ». Il importe également de mentionner l’adjectif bajerancki
(« magnifique, impressionnant »), l’adverbe bajerancko (« super bien ») de même que
les deux verbes : bajerzyć (« parler à quelqu’un de n’importe quoi ») et bajerować qui
renvoie à deux sens différents, « mentir, inventer des histoires » ou « faire la cour à une
fille ». En ce qui concerne grypsera, ce mot a contribué à la création des particularités
lexicales propres aux jeunes élèves telles que grypsa, qui représente « argot des jeunes
scolarisés », grypsy, équivalent à « anecdotes » et grypser qui peut se référer à « blague,
plaisanterie ou anecdote ». Il est intéressant de remarquer que l’argot carcéral connu
dans le milieu pénitentiaire sous nom de grypsera est désigné par grypsedia dans l’argot
des jeunes élèves. Il reste deux autres dérivés de grypsera, à savoir le verbe grypsić qui
veut dire « se moquer de quelqu’un » et le substantif grypsiarz qui dénomme « celui
qui raconte des blagues, dit des bêtises ou une personne pleine d’esprit  ». Passons
ensuite au terme suivant qui a attiré notre attention, c’est-à-dire kmina. Ceci est un mot
de départ pour un ensemble de verbes tels que kminić (« comprendre »), rozkminiać
(« faire gaffe, réfléchir, arriver à quelque chose »), rozkminić (« déchiffrer, apprendre »),
wykminiać (« inventer quelque chose »), zakminić (« saisir, comprendre ») et le diminutif
kminka (« le fait de chercher quelque chose »). Il importe d’accentuer ici le fait que les
termes dérivés à partir des mots de base n’existent pas dans la langue des prisonniers
et ainsi, ils constituent des créations lexicales originales propres au langage des jeunes
scolarisés, ce qui fait prouve l’ingéniosité de ceux-ci.
La sous-catégorie suivante des emprunts internes modifiés se rapporte aux mots
composés, ce que nous allons illustrer à l’aide des trois exemples. Le terme kibelstrasse
qui désigne les toilettes constitue une combinaison de deux mots : kibel (« chiottes »)
et strasse (« rue ») dérivé de l’allemand. Le même élément, kibel, fait partie d’un autre
terme, c’est-à-dire kibelmajster dont la deuxième composante provient également du
mot allemand, meister (« maître »). Ce mot désigne « un concierge à l’école » ou « un
gardien ». De plus, nous allons évoquer un autre exemple relativement intéressant ayant
deux formes suivant le genre. Il est question de dupodaja dans le cas d’un homme et
de dupodajka pour une femme. Les deux termes tirent leur origine de dupa, équivalent
à « partie postérieure du corps », et de dawać qui signifie « donner ». En s’appuyant sur
l’explication donnée, il ne sera pas difficile de déchiffrer le sens des mots. Nous parlons
dans ce cas d’une fille (ou garçon) d’une mauvaise réputation, en d’autres termes d’une
prostituée ou, aussi étonnant que cela puisse paraître, d’une secrétaire à l’école.
À  part les mots composés, il est possible de distinguer quelques mots dérivés
représentant des emprunts internes modifiés. Considérons par exemple l’augmentatif
gadzina utilisé pour dénommer « un homme faux » et dérivé du mot gad (« reptile »),
ce qui nous aide à  comprendre la métaphore. Regardons aussi quelques diminutifs
déjà  expliqués tels que kumanko (dérivé de kumanie), kminka (originaire de kmina) et
bajerka (de bajera) qui contiennent le suffixe –ko ou –ka.

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Le vocabulaire carcéral en tant que constituant de l’identité des jeunes scolarisés
Joanna SIECIŃSKA

Tous les exemples déjà abordés relève de la néologie de forme tandis que les termes
qui suivront relèveront de la néologie de sens présentée dans le tableau ci-dessous.

terme sens littéral source – argot carcéral – sens ori- argot des jeunes – sens modi-
ginal fié
cieć concierge, gardien concierge, portier
pigeon
białko blanc papiers d’un prisonnier carte d’identité, congé de ma-
ladie
gad reptile gardien en prison enseignant, élève égoïste
plomba plombe le fait d’annoncer la fermeture du mauvaise note, coup très fort
couvercle d’une cuvette des WC
szmata chiffon celui qui vient de trahir son groupe mauvaise note, fille stupide

Tableau 1. Glissement de sens des termes scolaires

Prenons par exemple la métaphore białko dont le sens littéral est « le blanc ». Dans le
parler des prisons le terme correspond aux papiers d’un prisonnier tandis que les jeunes
scolarisés l’utilisent pour se référer à « carte d’identité » ou à « congé de maladie ». D’une
part, la plus grande disparité peut être observée à l’exemple du mot plomba (« plombe »)
qui dans le contexte pénitentiaire est évoqué pour annoncer la fermeture du couvercle
d’une cuvette des WC mais qui, prononcé par les élèves, désigne une mauvaise note
ou un coup très fort. D’autre part, nous constatons une modification légère au niveau
du sens dans le cas de cieć qui renvoie à « une personne qui garde soit la prison soit
l’école ». Les deux termes qui restent, gad et szmata, démontrent un glissement de sens
plus avancé par rapport à  l’exemple déjà  cité. Le résultat en est que le gardien en
prison se transforme en enseignant ou élève égoïste dans le langage des jeunes scolarisés
et szmata s’écarte de son acception carcérale («  traître  ») et prend la signification de
«  mauvaise note » ou « fille pas forcément intelligente ». Sur la base de l’analyse des
termes déjà  effectuée, nous pouvons remarquer que le glissement de sens n’entraîne
pas de changement de jugement ni de champ sémantique. Les termes en deux colonnes
s’inscrivent plutôt dans une perspective péjorative. Néanmoins, l’étude comparative des
unités lexicales présentes dans les deux argots peut démontrer l’existence de divergences
considérables qui, par suite de l’interférence, obscurcissent le sens d’un terme donné.
Afin de le bien comprendre, il importe d’analyser les exemples recueillis dans le tableau
ci-dessous.
Terme sens
argot des jeunes argot carcéral
waga (balance) école buissonnière procès
kuna (martre) jolie fille fuite

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Section
Argot et lexicographie

bania (citrouille/ mauvaise note vodka


qqch de convexe) tête
grosse personne
fête où l’on boit de l’alcool
billet de 100 PLN
Terme sens
argot des jeunes argot carcéral
biedrona (coccinelle) se tordre sur le dos bol
ameryka (Amérique) salle de russe à l’école période de formation avant l’adhé-
sion à une communauté, qui consis-
te à initier un prisonnier au langage
carcéral grypsera et à persécuter les
autres et les forcer à leur rendre des
services
dolina (vallée) accablement/ abattement vol
klawisze (touches) dents/ piano gardiens de prison

Tableau 2. Faux amis

Il est évident que les mots en question sont dotés de deux acceptions différentes
selon l’argot donné. Prenons en compte le premier exemple, waga que les prisonniers
utilisent pour se référer à « procès » tandis que les élèves s’en servent quand il s’agit de
« faire l’école buissonnière ». De même, les autres termes renvoient à deux phénomènes
distincts qui n’ont rien en commun. La seule exception en est bania qui dans l’argot
carcéral désigne «  vodka  » et dans l’argot des jeunes peut, et ne doit pas, signifier
« fête où l’on boit de l’alcool ». Pourtant, il ne faut pas oublier qu’il en existe d’autres
acceptions qui ne s’inscrivent pas dans le même champ sémantique que le mot carcéral.
Ainsi, nous pouvons conclure que l’analyse des termes scolaires et carcéraux nous amène
à constater l’existence de faux amis provoquant des malentendus qui se glissent entre les
représentants de deux milieux différents.
Pour compléter l’étude de l’argot des jeunes scolarisés, il importe d’évoquer en plus
deux autres phénomènes linguistiques propres à  ce langage, à  savoir la synonymie et
la polysémie. Nous y chercherons à montrer toute une série de mots existant dans le
langage des jeunes aussi bien que dans l’argot des prisonniers qui sont classés suivant
un signifiant et un signifié donnés. Comme il vient d’être mentionné dans la partie
théorique, le langage des élèves se caractérise par la richesse de synonymes. En tant
que confirmation, il serait intéressant d’énumérer quelques expressions qui désignent la
mort. Selon les jeunes, mourir, c’est, au pied de la lettre : wykorkować (« déboucher »),
wywinąć orła (« renverser l’aigle ») ou przekręcić się (« se tourner »). La tête est désignée
comme dynia (« citrouille »), mózgownica (« un grand cerveau ») ou czajnik (« théière »).
Si nous recevons une mauvaise note à  l’école, les jeunes s’y réfèrent en évoquant
cwel («  branleur  »), szmata («  chiffon  »), plomba («  plomb   ») ou bania («  citrouille  »).
L’enseignant est comparé à kibel (« chiottes »), szmata (« chiffon »), cieć (« concierge/
idiot »), frajer/ frajeras (« branleur »), gad (« reptile ») ou klawisz (« touche »). Comme
démontré, la synonymie est l’un des traits saillants qui caractérisent l’argot des jeunes.
L’autre, c’est la polysémie que nous allons explorer à l’aide des quatre termes. Ainsi szmata

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Le vocabulaire carcéral en tant que constituant de l’identité des jeunes scolarisés
Joanna SIECIŃSKA

(« chiffon ») peut invoquer toute une série d’acceptions telles que « mauvaise note »,
« fille stupide », « fille de mauvaise réputation », « enseignant peu exigeant », « homme
dénué de scrupules », « contrôle sur table sans préavis », « femme de ménage à l’école »,
« uniforme scolaire », « cahier », « livre » ou « celui qui ne suit pas de principes éthiques ».
Un autre terme particulièrement répandu et même surutilisé, c’est kibel (« chiottes ») qui
peut signifier « toilettes », « cuvette des WC », « redoublement d’une année », « élève
qui redouble une année », « ennui », « école », « quelque chose de nul », « prison »,
« poubelle » ou « enseignant ». Citons également cieć (« concierge/ idiot ») qui dénote
« concierge à l’école », « gardien », « garçon moche », « enseignant », « agent de police »,
« homme flegmatique », « celui qui pense lentement », « homme maladroit », « homme
élégant » ou « frimeur ». Terminons par le terme déjà signalé, klawisz (« touche ») qui
peut désigner « élève dénonçant les autres », « gardien en prison », « agent de police »,
« concierge », « enseignant », « gardien municipal » ou « dent de travers ». Les exemples
expliqués démontrent que le langage des jeunes scolarisés inclut des unités lexicales
dotées de plusieurs sens qui font penser à des phénomènes divergents. Il va de soi que
ceci peut être à l’origine des malentendus qui sont neutralisés grâce au contexte.
Le présent travail consacré à l’analyse du langage des jeunes scolarisés constitue une
étude comparative examinant la relation entre l’argot des jeunes et l’argot carcéral.
Comme il a été démontré à l’aide de multiples exemples, le milieu pénitentiaire s’avère
une source d’inspiration indéniable pour les jeunes qui l’utilisent pour construire leur
propre vocabulaire et par cela aussi leur propre identité. La présentation des termes liés
au milieu scolaire illustre leur système de valeurs, aussi bien que leur vision du monde
qui donnent naissance aux unités lexicales dotées souvent d’un jugement péjoratif.
Elle prouve également que le langage des jeunes scolarisés constitue un phénomène
linguistique spécifique qui mérite d’être exploré à fond.

Références bibliographiques :

BANIECKA Ewa, «  Gwara młodzieżowa jako odmiana współczesnej polszczyzny – próba


charakterystyki  », in Studia Gdańskie. Wizje i rzeczywistość, Gdańsk, Wydawnictwo Gdańskiej
Wyższej Szkoły Humanistycznej, 2008, pp. 157-169.
CHACIŃSKI Bartek, Totalny słownik najmłodszej polszczyzny, Kraków, Wydawnictwo Znak, 2007.
BARTOL-JAROSIŃSKA Danuta, Świadomość językowa robotników warszawskich, Warszawa,
Wydawnictwa Uniwersytetu Warszawskiego, 1986.
CZARNECKA Katarzyna & ZGÓŁKOWA Halina, Słownik gwary uczniowskiej, Poznań, SAWW,
1991.
CZARNECKA Katarzyna, Uczniowska odmiana współczesnej polszczyzny w świadomości jej użytkowników,
Poznań, Wydawnictwo WIS, 2000.
KAMIŃSKI Marek, Gry więzienne. Tragikomiczny świat polskiego więzienia, Warszawa, Oficyna
Naukowa, 2006.
KASPERCZAK Małgorzata et al., Nowy słownik gwary uczniowskiej, Wrocław, Wydawnictwo Europa,
2004.
ŁUC Izabela, « Język mediów a język młodzieży – edukacyjne wyzwania i zagrożenia », in Edukacyjne
zagrożenia i wyzwania młodego pokolenia, Poznań, Wydawnictwo Wyższej Szkoły Bezpieczeństwa,
2009, pp. 134-142.

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Section
Argot et lexicographie

Abstract

The use of prison slang vocabulary as an element of young pupils’ identity


The present paper is a comparative study examining the relation between the young pupils’
slang and the prison slang considered to be the main source of inspiration for young people.
A particular attention is paid to young people’s identity along with their outlook on life, which
is illustrated by means of numerous words and expressions. The research examines vocabulary
typical for young pupils from the point of view of prison influences in order to establish lexical
similarities and differences between the two slangs in question. It aims to prove that young pupils
draw inspiration from lexical and phraseological units already used by prisoners, which contributes
considerably to the creation of young people’s identity.

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Section
Argot et politique

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La créativité lexicale : quelques observations
sur la néologie lexicale dans
des commentaires de blogs politiques

Agnieszka PIȨTKA
< Université de Varsovie / apietka@go2.pl >

Le corpus d’environ 250 unités a été recueilli entre décembre 2007 et novembre 2009 en
vue de ma recherche doctorale consacrée aux néologismes. Afin de constituer le corpus
nous avons analysé presque 5000 commentaires publiés dans des blogs politiques. Nous
avons supposé que ce type de blogs est plus productif que d’autres en raison du carac-
tère polémique de la politique.
Les items répertoriés ont été vérifiés manuellement dans trois dictionnaires de
référence : Le Petit Robert 2008 version numérisée, Le Trésor de la Langue Française
accessible en ligne et le dictionnaire disponible sur le site Centre National de Ressources
Textuelles et Lexicales de l’Université Nancy 2 (http://www.cnrtl.fr/definition/). Ce
corpus est à présent soumis à l’examen supplémentaire avec l’aide de Pompamo, outil de
détection de candidats à la néologie élaboré par l’équipe de chercheurs de l’Université
de Nancy 2 : Ollinger, Petitjean, Salmon-Alt et Valette.
Le corpus a plusieurs caractéristiques intéressantes. D’une part, parmi les néologismes
recueillis plusieurs types sont représentés. Il y a aussi bien des néologismes formels
tels que dérivés, composés, emprunts, abréviations, acronymes et conglomérés que des
néologismes sémantiques. Les  néologismes formels prédominent, surtout les dérivés
construits par suffixation. Ce dernier groupe contient environ quatre vingt unités ce qui
fait près de 35%. Ce nombre est comparable à celui des unités dérivées dans le corpus
de Jean-François Sablayrolles (2001) où en fonction du corpus ce pourcentage oscille
entre 30% et 40%. Les suffixes utilisés sont très variés et ceux qui se répètent ne sont pas
nombreux. D’autre part, le nombre total des items neufs notés n’est pas très grand (près
de 250 unités) vu l’ampleur des commentaires analysés (plus de 5000). Il n’est pas non
plus négligeable si on le compare avec le corpus de 1070 unités recueilli sur une période
de plusieurs années et analysé par J.-F. Sablayrolles (2001) dans « La néologie en français
contemporain […] »1, qui en effet est quatre fois plus important que notre corpus.

1)  Le corpus de Sablayrolles a été construit à partir de plusieurs documents : livres, journaux, divers. Au
cours d’environ deux ans de relevés du Monde, 385 lexies néologiques ont été retenues. Voilà  d’autres
nombres avec les publications dont ils proviennent : 254 : 12 hebdomadaires, 70 : divers, 135 : chroniques
de Meyer, Jorif (œuvre : Burelain), 78 ; 148 : scolaire.

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Section
Argot et politique
Ces observations nous ont amenée à rejeter l’hypothèse que les utilisateurs des blogs
politiques ont tendance à produire beaucoup de néologismes. La mise en question de
la notion de productivité quantitative, comprise comme la capacité à produire un grand
nombre de formes nouvelles au moyen d’un procédé de formation (Dal 2001 : 9), ainsi
que la diversité des unités dans le corpus ont réorienté notre étude vers la productivité
qualitative.
Dans la littérature de référence, il manque une définition homogène de la productivité.
Au sein des approches qualitatives nous distinguons plusieurs courants qui divergent sur
les notions de productivité et de créativité.
Selon Ingo Plag (2006 : 122), un procédé ou un processus est productif ou non, il
n’existe pas d’« état » intermédiaire.
Baayen et Lieber (cités par Laurie Bauer 2001 : 63) limitent l’usage de la notion de
productivité aux unités néologiques issues de la formation morphologique en l’opposant
à la créativité, définie comme le processus de formation d’unités nouvelles à partir des
règles non-morphologiques.
D’après Cusin-Berche (2003 : 37), la distinction entre la productivité et la créativité
repose sur une opposition de plus, celle entre les procédés réguliers et les procédés
improductifs.
Dans le cadre de cette approche, Cusin-Berche distingue les procédures productives
et créatives. Les premières incluent « les procédures simples de formation néologique
morphologique (dérivation, composition, troncation), procédures complexes qui
correspondent soit à  la combinaison de deux procédés mis en œuvre simultanément
(composition et troncation dans le cas de la siglaison et du télescopage), soit à un transfert
(emprunt, antonomase) de signifiants qui acquièrent ainsi un contenu conceptuel en
relation avec les connotations initiales. »
Les procédures créatives regroupent les éléments fusionnés, associés ou combinés de
nouvelle façon « d’éléments connus mais découpés de manière originale et accédant par
là au statut de néomorphes » (Cusin-Berche 2003 : 37).
Fradin (1996  : 82-83) reprend certains éléments de la réflexion de Cusin-Berche
pour développer sa définition de productivité : « La productivité est la capacité à créer
des expressions, qui ont vocation à  devenir des unités lexicales, en recourant aux
moyens formels qu’offre la langue pour construire des lexèmes ou des expressions.
La productivité s’inscrit du coté du régulier, du systématique, du formellement
marqué. » (Fradin 1996 : 82). « Les procédés réguliers sont des règles de la grammaire :
morphologiques ou syntaxiques » (Fradin 1996 : 83). L’auteur ne définit pourtant pas
la créativité.
L. Bauer (2001 : 65) aborde les questions de productivité et de créativité dans une
autre perspective. Elle propose que la productivité et la créativité soient traitées comme
les hyponymes de la notion d’innovation et distinguées en fonction de la gouvernance
ou non-gouvernance de la règle. La productivité est en effet une innovation lexicale
conforme aux règles de formation existantes, tandis que la créativité est observée lorsque
l’innovation recensée change ces règles.

« Plus il y a de prévisibilité dans la relation sens – structure, plus générales seront les constations
faites sur le procédé d’innovation « pattern of innovation » » [trad. A.P.]. (Bauer 2001 : 65-66).

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La créativité lexicale : quelques observations sur la néologie lexicale...
Agnieszka PIȨTKA

C’est dans cette perspective que nous examinons un certain nombre des dérivés
construits avec un suffixe. Nous avons choisi les néologismes avec – (isa)tion, -tiude, -iste,
-eur et -able dont nous vous proposons l’analyse dans les paragraphes suivants.

affixe -tion affixe -itude affixe -iste affixe -eur affixe -able
(1) chinoitisation (7) hagarditude (10) européiste (17) génocideur
(21) dédommageable
(une) (une) (adj.) (un)
(2) monarchisation (11) pédagogiste
(8) aigritude (une) (18) finançeur (un) (22) finançable
(une) (adj.)
(3) biologisation (9) zenithitude (12) assimilation-
(19) stresseur (un) (23) automatisable
(une) (une) niste (adj.)
(4) unionisation (13) immédiatiste
  (20) forumeur (un)
(une) (adj.)
(14) domotéiste
(5) sionisation (une)    
(adj.)
(6) défocalisation
  (15) nuanciste (un)    
(une)
    (16) non-iste (un)    

Tableau 1 : qui résument l’ensemble des dérivés qui sont l’objet de l’analyse

La méthode d’analyse des items neufs a consisté tout d’abord à vérifier la description
du suffixe sur le site Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL)2. Sur
le fondement d’informations contenues dans celui-ci, nous avons préparé le résumé
des informations principales sur les règles qui s’appliquent au suffixe donné tout en
sélectionnant ces règles que nous avons jugées pertinentes vu les caractéristiques des
unités analysées. Ensuite nous avons examiné les unités recueillies afin de voir si elles
suivent les règles de formation décrites dans le dictionnaire. Finalement, nous avons
consulté le cotexte du néologisme pour constater s’il existait un décalage entre la règle
de formation décrite dans le dictionnaire de référence et la règle réellement appliquée
ainsi que pour vérifier si les unités analysés sont des termes évaluatifs. Dans les cotextes
cités nous avons gardé l’écriture originale d’où l’absence des accents, fautes de frappe,
etc. Les citations contiennent les fragments mis entre les guillemets par les auteurs
mêmes des commentaires.

2)  Avant de choisir le site CNRTL de l’Université Nancy 2 comme dictionnaire de référence, nous avons
comparé les entrées avec les informations sur plusieurs suffixes et unités dans plusieurs dictionnaires tradi-
tionnelles et électroniques tels que http://www.cnrtl.fr/definition/ ; http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/
tlfiv4/showps.exe?p=combi.htm;java=no ; Le Grand Robert de la Langue Française, dictionnaire alphabétique
et analogique de la langue française, 1985, Paris ; Le Trésor de la Langue Française, dictionnaire de la langue du
19e et 20e siècle, 1971-1994, Édition du Centre National de la Recherche Scientifique, Paris ; Le Petit Robert,
dictionnaire informatisé, édition 2008. Les entrées analysés étaient quasiment les mêmes, celles du CNRTL
nous semblaient les plus exhaustives.

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Section
Argot et politique

1. Les dérivés en – (isa)tion


Selon les données du CNRTL (http://www.cnrtl.fr/definition/-tion) et le Trésor de la
langue française, dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle (1789-1960), le suffixe –tion
entre dans la construction de nombreux substantifs féminins qui expriment une action
ou le résultat de cette action. La forme fondamentale du suffixe est -tion avec les varia-
tions -sion, -ssion, -xion, -ation, -ition, -ification, -isation, -faction. Les dérivés construits avec
-ification et -isation, variations du suffixe en question, désignent souvent un changement
d’état et/ou son résultat. Ces deux suffixes (-ification et -isation) sont utilisés plus souvent
que d’autres variations du suffixe –tion grâce à leur aptitude supplémentaire à se greffer
indifféremment sur les verbes, les noms et tous les types d’adjectifs. Les substantifs sont
construits sur la base d’un radical verbal dérivé en –er, -ger, -guer, -efier, -iser et rarement
-oir, -re, ou sur la base d’un adjectif, d’un participe ou d’un substantif.
La plupart des néologismes en –tion répertoriés par le Centre d’Université Nancy II
(CNRTL) appartiennent aux vocabulaires des sciences, de la technique, de l’économie ou
de la politique. La productivité de -(t)ion est indirectement enrichie par des compositions,
telles celles en auto-, co-, dé-, inter-, néo-, non-, post-, pré-, pseudo-, sur- (-tion, CNRTL).

affixe -tion Base possible : verbe base possible : adjectif base possible : nom
(1) chinoitisation (un) - chinois -
(2) monarchisation - monarchiser monarchie, monarchisme
(3) biologisation (biologiser : un autre sens) biologique biologisme
(4) sionisation (une) - sioniste sioniste, sionisme
(5) unionisation (une) - union européenne
(6) défocalisation focaliser focalisation

Tableau 2 : les dérivés en -tion

Notre corpus comprend 5 unités néologiques avec -isation, ce sont chinoitisation


(1), monarchisation (2), biologisation (3), unionisation (4), sionisation (5). Toutes ces
unités sont substantifs féminins. Le cotexte de l’unité néologique chinoitisation (1)  :
«  [...] préparez vous à  la chinoitisation (1), à  la russification, à  l’américanisation, et
à l’indianisation. » indique qu’elle a été construite sur la base de l’adjectif chinois par
l’analogie à trois autres substantifs, russification, américanisation, indianisation, évoqués
dans le texte cité. Et comme les trois unités attestées signifient « l’action de revêtir
le caractère russe, américain, indien », chinoitisation (1) porte un sens analogique.
L’unité unionisation (4) a une origine intéressante. Elle apparait dans le titre d’un
article sur les banques publié par Jacques Attali dans son blog à l’Express. La lecture
de l’article (http://blogs.lexpress.fr/attali/2009/01/unionisation-des-banques.php)
nous permet de constater qu’elle a été construite par l’analogie à l’item nationalisation
qui signifie « action de transférer à la collectivité, à l’État la propriété d’un bien [...] »
(Le Grand Robert, 1985 : 693) et signifie « l’action de transférer à l’Union Européenne
la propriété des banques ». Elle est donc construite sur le radical d’une partie du nom
propre Union (Européenne).
L’item monarchisation (2) est formé en accord avec la règle évoquée dans le dictionnaire du
CNRTL, c’est-à-dire sur la base du radical d’un verbe rare monarchiser qui signifie « rendre

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La créativité lexicale : quelques observations sur la néologie lexicale...
Agnieszka PIȨTKA

monarchique, se soumettre à la monarchie ». Par conséquent, le sens véhiculé peut être : «
l’action de devenir monarchique ou de se soumettre à un régime monarchique ».
Les néologismes biologisation (3) et sionisation (5) ont été dérivés probablement du
radical d’un adjectif ou d’un substantif puisque le sens du verbe biologiser présent dans
les dictionnaires qui est  : « donner une explication biologique » (Le Robert, 2008),
n’explique pas le sens du néologisme et le verbe sioniser n’existe pas. Biologisation (3) fait
jour dans un commentaire sur les relations entre les politiciens français : « Aussi est-il
pénible de constater l’approbation quasi unanime du Manifeste pour l’égalité réelle (initié
par l’industriel Yazid Sabeg), que soutient l’épouse du président ou des personnalités
de l’UMP comme Jean-François Copé et Patrick Devedjian. Cette biologisation de la
politique prouve surtout que le concept de « représentant » n’est plus compris, puisqu’il
devrait maintenant être représentatif. » L’analyse du fragment fait supposer que l’item
vient probablement du substantif biologisme définit comme « doctrine selon laquelle les
phénomènes psychosociaux et sociaux auraient, comme les phénomènes physiques, une
source biologique ». Nous ne sommes pas en mesure d’indiquer le sens de cette unité
neuve sans la vérifier aurprès d’un natif.
L’analyse sémantique de l’item sionisation (5) ne nous permet pas de décider si sa
base vient de sionisme ou sioniste, deux mots attestés dans les dictionnaires. Sionisation
(5) apparait dans un commentaire en tant qu’action propre au mouvement sectaire
ultra-orthodoxe, le sens possible de l’unité peut être donc « l’action de transformer le
hassidisme de façon qu’il devienne favorable aux sionistes ou qu’il soit remplacé par le
sionisme ». Il est possible également que l’auteur du néologisme l’ait dérivé d’un verbe
fictif ou d’un verbe néologique non attesté dans les ouvrages de référence.
Tous les items analysés indiquent une action et n’appartiennent pas aux vocabulaires
spécialisés. Trois unités à  savoir  : biologisation (3), sionisation (5), monarchisation (2) sont
chargées d’une valeur supplémentaire négative ce qui est signalé par le cotexte dans
lequel elles ont été utilisées par leurs auteurs. Biologisation (3) est le synonyme du recul
da la démocratie : « Cette biologisation de la politique prouve surtout que le concept de
«représentant» n’est plus compris, puisqu’il devrait maintenant être représentatif. C’est donc
à un recul de la démocratie (voir à sa suppression) que nous assistons. ». Monarchisation (2)
est la conséquence de l’égocentrisme du Président français et de sa dérive people : « Je vis
en Espagne, vu de l’étranger on ne voit plus de Sarkozy que son égocentrisme et sa dérive
people : une bien mal venue monarchisation de la présidence.  ». Et la « sionisation (5)
du hassidisme » est caractéristique du mouvement sectaire ultra-orthodoxe : « Quand au
Loubavitch, vous devriez vous intéressez au mouvement sectaire ultra-ortodoxe (haredie),
qui fait sionisation du hassidisme, et qui sont dextrement violent pour ce qui ne respecte
pas halakha, les ashkenazes bien sur... ». L’unité défocalisation (6) indirectement enrichit le
groupe des substantifs néologiques en –tion par la composition en dé-. Le néologisme est
l’antonyme de l’item focalisation. « Le problème est que les antennes comme aldjezira et
autre sont des programmes arabofaschistes. D’ailleurs leur copains du Hezbolla ne se gène
pas de faire un défilé a la nazie, d’êtres de fin admirateurs de Hitler, comme le dirigeant
d’iran et d’autre encore. Un peu de modération chez certains ainsi qu’une defocalisation
sur Israël s’impose. » Le substantif défocalisation (6) est le seul qui aurait pu éventuellement
se construire sur la base d’un radical verbal (focaliser), cependant le substantif focalisation
nous semble sa base la plus probable.
Les items en –tion ne semblent pas dépasser les règles de formation ou de construction
de sens propres à ce groupe. Seule unionisation (4) a un caractère spécifique.

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Section
Argot et politique

2. Les dérivés en –itude


Les items en –itude sont le plus souvent des substantifs abstraits de genre féminin dé-
signant principalement la qualité morale, physique, objective ou l’état psychologique.
Leurs bases sont constituées le plus souvent par un adjectif. Le suffixe -itude s’ajoute
essentiellement à une finale en [t] et est réduit à –tude lorsque la lettre finale de la base
est –i [i] ou –it [i]/-ite [it] et –et [ε] /-ète [εt]. Ce suffixe est souvent utilisé dans le domaine
de la philosophie et de la psychologie (http://www.cnrtl.fr/definition/-itude).
Le groupe d’unités en –itude repérées dans le corpus est composé de trois substantifs
abstraits du genre féminin : hagarditude (7), aigritude (8), zénithitude (9). Hagarditude (7)
provient de l’adjectif hagard, le seul item construit avec le même radical, qui est synonyme
de farouche, effaré, sauvage. Aigritude (8) est au sens formel dérivé sur le radical adjectival
‘aigre : qui indispose, blesse par sa nature déplaisante, irritante’. Un cas à part est zénithitude
(9) dont le cotexte suggère qu’il a été dérivé de la base nominal zen « Pendant ce temps
là zenithitude assurée... Pour se refaire une santé rien ne vaut un tit coup de jeune ! Un
vrai liftinge... », tandis que l’analyse morphologique mène à la conclusion que l’unité
est construite sur zénith. Hagarditude (7) détermine une qualité morale que l’auteur du
néologisme souhaite observer chez les interlocuteurs de droite. Aigritude qui, à première
vue, semble un dérivé est aussi un néologisme sémantique puisque son sens n’est pas
la somme du radical aigre et du suffixe –tion. Le bloggeur s’en sert pour remplacer une
autre unité : « quand on compare son analyse argumentée et clairement articulée avec
les 10 lignes d’aigritude aveuglée par l’idéologie de notre hote [Ivan Rioufol] [...]». Le
sens de zénithude (9) n’est pas clair. L’item aigritude (8) a été constitué sur la base de
radical en i-, le suffixe étant réduit à –tude, tandis que dans hagarditude (7) et zenithitude
(9) les suffixes ont été rajoutés aux finales [d] et [t].

affixe –itude base du radical unité désigne

(7) hagarditude (une) hagard (adj.) qualité morale


(8) aigritude aigre (adj.) qualité morale
(9) zenithitude (une) zénith (subst.) qualité morale

Tableau 3 : les dérivés en -itude

Les néologismes hagarditude (7), aigritude (8) et zenithitude (9) ont été construits
en accord avec les règles de formation connues. Il est cependant à  noter que dans
hagarditude (7) le suffixe –itude a été rajouté à une finale –d et non pas –t ce qui constitue
une divergence par rapport au modèle répandu. Dans ce groupe, aigritude (8) mérite
le plus d’attention en tant qu’unité lexicale dont la forme est absente des dictionnaires
mais dont le sens ne peut pas être déduit à partir de son radical et du suffixe –itude.

3. Les dérivés en –iste


Le sufffixe –iste sert à former les adjectifs et les substantifs. Les unités construites sur ce
modèle désignent une doctrine, une croyance, un système, un mode de vie, de pensée
ou d’action, ou expriment l’appartenance à ceux-ci. C’est avec ce suffixe qu’on construit

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La créativité lexicale : quelques observations sur la néologie lexicale...
Agnieszka PIȨTKA

également les substantifs ou les adjectifs pour indiquer la personne qui adopte une
attitude, un comportement, ou exprime l’appartenance à cette attitude ou ce comporte-
ment, la personne qui détient une qualité, une caractéristique, ou exprime l’appartenan-
ce à cette qualité ou cette caractéristique et celui qui s’adonne à une activité particulière,
qui exerce une profession, un spécialiste. Aux items en –iste parfois correspondent des
mots en –isme désignant l’activité ou le centre d’intérêt correspondant.
Les unités en –iste peuvent également désigner celui qui s’adonne à  une activité
particulière, qui exerce une profession, un spécialiste, dans ce cas les mots obtenus sont
généralement des substantifs.
En ce qui concerne la morphologie, les dérivés en -iste ont le plus souvent pour base
un substantif ou un adjectif français ; celle-ci peut être aussi un verbe français, un mot
étranger, un syntagme (http://www.cnrtl.fr/definition/-iste).

affixe –iste (adj.) base éventuelle unité désigne affixe –iste base unité désigne
(subst.) éventuelle
(10) européiste Europe doctrine pédagogiste (11) pédagogue celui qui adopte
politique une attitude, un
comportement
(12) assimilation- assimilation doctrine  nuanciste (15) nuance celui qui adopte
niste sociologique une attitude
(13) immédiatiste immédiat mode d’action  non-iste (16) non celui qui adopte
une attitude
(14) domotéiste DOMOTA (nom  ?
propre d’un lea-
der célèbre de
Guadeloupe

Tableau 4 : les dérivés en -iste

Aucun autre affixe n’apparaît dans le corpus de néologismes avec une fréquence aussi
grande que -iste. Au total nous avons recensé huit néologismes, quatre adjectifs et quatre
substantifs. Le substantif pédagogiste (11), utilisé dans une discussion sur « l’esprit déréglé
de ces pédagogistes à l’œuvre depuis quarante ans à l’Éducation Nationale» a été construit
sur le radical de substantif pédagogue pour présenter de façon négative les fonctionnaires
employés dans l’éducation française. Nuanciste (15) est aussi construit sur le radical du
substantif nuance et sert au bloggeur à désigner les personnes qui doivent applaudir un
politicien important appelé « The Apologizer-in-Chief » [...], et aux droits-de-l’hommistes
patentés et aux « nuancistes » patentés d’applaudir… ». L’item a une valeur négative.
L’adjectif européiste (10) qualifie la politique : « Toujours la même politique européiste,
libérale, dogmatique. » et l’item assimilationniste (12) apparait dans la constatation « Que
le système soit communautariste ou assimilationniste n’a rien à voir.  » dans laquelle le
bloggeur distingue deux types de système politique prédominants. Nous pouvons donc
conclure que les deux néologismes (10 et 12) qualifient une doctrine. L’item immédiatiste
(13) caractérise un type d’intérêt « intérêt immédiatiste » qui détermine les actions des
personnes mais il est rejeté par l’utilisateur du néologisme et il est considéré comme
aussi inacceptable que « la surenchère idéologique ». Les unités pédagogiste (11), nuanciste
(15), européiste (10), assimilationiste (12) et immédiatiste (13) sont donc construits en accord
avec les règles de formation propres au suffixe analysé.

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Section
Argot et politique
En analysant les trois autres néologismes en –iste nous avons observé quelques
changements par rapport aux règles de formation admises pour ce suffixe. Premièrement
le substantif non-iste (16) a été construit sur l’adverbe de négation non et non pas sur le
radical adjectival ou substantival comme le signale le dictionnaire du CNTRL.
Un autre item intéressent est domotéiste (14). Son sens est construit sur le nom propre
d’un leader puissant de Guadeloupe (Elie DOMOTA), il n’est pas cependant à exclure
que l’unité est le résultat d’un jeu de mot entre le nom de DOMOTA et l’abréviation
D.O.M (département d’outre-mer) : « ne défiscalisez plus là-bas ! continuez d’aller dans
d’autres coins des caraïbes ! Riches de ce pays que je ne suis pas ... ne crachez plus dans
ce pot percé vos dernières économies d’avant la crise...O guadeloupe , devient vite libre
et.... domotéiste : tu l’as bien mérité. »
Au moins trois unités néologiques en –iste portent une valeur supplémentaire négative.
Le pédagogiste (11) est opposé au pédagogue.

4. Les dérivés en –eur


Le suffixe –eur sert à former les substantifs féminins désignant la qualité exprimée par
l’adjectif de base et les noms d’agents. En analysant les néologismes en -eur nous parle-
rons uniquement des règles valables pour les noms d’agent parce que parmi les unités
répertoriées il n’y a pas de substantifs féminins. Dans les dictionnaires consultés, les
productions en –eur et sa variation –teur formant des noms d’agent sont généralement
divisées en deux groupes : les unités avec le suffixe –eur qui devient au féminin –euse, et
les unités en -(at)teur qui donnent au féminin –(a)trice.

affixe –eur (subst.) base du radical unité désigne


(17) génocideur (subst.) génocide (subst ), l’orthographe celui qui tue
alternative au génocidaire
(18) finançeur (subst.) financer (verb) celui qui finance
(19) stresseur (subst.) stresser (verb) facteur stressant
(20) forumeur (subst.) forum (subst.) celui qui fréquente les forums et y est actif

Tableau 5 : les dérivés en -eur

Dans notre corpus, les unités recensées en genre masculin ne sont pas accompagnées
des formes néologiques au féminin correspondantes, par conséquent ces dernières ne
peuvent pas servir de critère lors de notre réflexion.
Trois unités, génocideur (17), finançeur (18) et forumeur (20), désignent une personne.
Le  génocideur en –eur est quelqu’un qui directement ou indirectement tue les hommes
ce qui nous est confirmé par le cotexte  : «  les véritables génocideurs des «Palestiniens
et des Irakiens, nous, on les connait et ils sont dans le camp d’ « Arabe, Musulman et
fier de l’être » ». Ce même mot écrit avec –aire à la fin est attesté dans les dictionnaires.
L’item néologique finançeur (18) se rapporte, selon le métacommentaire de l’auteur de
l’unité, à celui qui « pouvait acheter TOUTE la classe politique francaise ». Un forumeur
(20) est quelqu’un qui, selon le cotexte, tient les propos dans le forum sur les choses
différents : « Je suis en train de „très sérieusement” me demander si il n’y aurait pas en
cours une tentative de manipulation de ce forum de la part d’une officine de contrôle

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La créativité lexicale : quelques observations sur la néologie lexicale...
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des bonnes mœurs politiquement correctes. Le but recherché serait d’amener certains
forumeurs à tenir des propos suffisamment « hors des rails » pour justifier une intervention
quelconque de ces facchistaillons.  » L’item stresseur (19) n’est pas conforme aux règles
décrites dans les ouvrages consultés. Le cotexte nous indique qu’il ne se rapporte ni
à  une personne ni à  une machine ni à  un appareil  : «  Devant un stresseur equivalent,
il suffit 3 semaines à un jeune pour mettre son projet à execution. » Le stresseur est le
désespoir lié au manque des perspectives. Il semble être construit par l’analogie à l’unité
facteur et pour remplacer l’expression ‘facteur de stress’, une unité lexicale simple.
Si cette hypothèse est vraie, -eur dans ce mot n’est pas un suffixe mais peut être une partie
du mot facteur véhiculant le sens de cette unité. À la lumière de ces constations, l’item
stresseur (19) devrait être considéré comme un mot valise et non pas un dérivé suffixal.
Seul le mot génocideur (17) est ici porteur d’une valeur négative.

5. Les dérivés en –able


Le suffixe –able et sa variante –ible servent à former des adjectifs à partir de verbes et
expriment la possibilité, plus rarement l’obligation. Les unités avec ce suffixe sont géné-
ralement construites à partir des verbes transitifs directs, celles-ci sont définies à l’aide
de la tournure que l’on peut + inifinitif.
Ce suffixe peut servir à dériver les adjectifs de la plupart des verbes transitifs directs.
Par conséquent dans les dictionnaires sont indiqués uniquement les adjectifs relativement
autonomes du verbe.
Il existe pourtant des exceptions qui peuvent être suivies d’un complément d’agent
introduit par la préposition par. En fait, nous pouvons définir ces dernières unités par
la tournure passive qui peut être + participe passé. Un certain nombre d’items lexicaux
est issu des verbes transitifs indirects. Encore plus rares sont les adjectifs formés à partir
de verbes intransitifs, ainsi que les adjectifs construits sur la base de substantifs (http://
www.cnrtl.fr/definition/-able).

affixe -able base unité désigne


(21) dédommageable (adj.) dédommager la possibilité d’être indemnisé
(22) finançable (adj.) financer la possibilité d’être soutenu financièrement

(23) automatisable (adj.) automatiser la possibilité d’être automatisé

Tableau 6 : les dérivés en -able

Dans le corpus, nous avons observé trois unités en –able, toutes dérivées des verbes
existants, en plus de verbes transitifs directs. Toutes peuvent être suivies d’un complément
d’agent introduit par la préposition par et définies par la tournure passive qui peut être +
participe passé. Étant donné que cette exception est attestée dans les dictionnaires nous
ne pouvons pas la considérer comme une innovation lexicale changeant la règle.

Nous avons soumis à l’examen ci-dessus vingt cinq unités produites par suffixation avec
les suffixes –tion, -itude, -iste, -eur et –able. Six sur vingt cinq items, à savoir unionisation
(4), aigritude (8), domotéiste (14), non-iste (15), stresseur (19) ont été construites selon les

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Section
Argot et politique
règles de formation modifiées par rapport à celles attestées dans les dictionnaires pour
les suffixes analysés. Les modifications de règles concernent le type d’unité à partir de
laquelle le néologisme avec le suffixe donné est dérivé ou le sens de l’item qui s’éloigne
du sens rattaché dans les ouvrages de référence au suffixe examiné ou du sens qui aurait
pu être construit à partir du radical donné et du suffixe en question.

Références bibliographiques

Dictionnaires :
REY Alain & REY-DEBOVE Josette (éds.), Le Grand Robert de la Langue Française, dictionnaire
alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Le Robert, 1985 
IMBS Paul (éd.), Le Trésor de la Langue Française, dictionnaire de la langue du 19e et 20e siècle (vol.1-
16), Édition du Centre National de la Recherche Scientifique, Paris , 1971-1994 
Le Petit Robert, dictionnaire informatisé, édition 2008.

Sitographie :
http://www.cnrtl.fr/definition/ ;
http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv4/showps.exe?p=combi.htm;java=no ;

Ouvrages de référence :
BAUER Laurie, Morphological Productivity, Cambridge, Cambridge University Press, 2001 
DAL Georgette, «  Productivité morphologique  : définitions et notions connexes  » in Langue
Française, Vol. 140, n° 1, 2003, pp.3-23 
DAL Georgette et al., « Quelques préalables au calcul de la productivité des règles constructionnelles
et premiers résultats  » in EDP Sciences, Paris, 2008, http://www.linguistiquefrancaise.org/
index.php?option=article&access=standard&Itemid=129&url=/articles/cmlf/pdf/2008/01/
cmlf08184.pdf
PLAG Ingo, « Productivity » in The Handbook of English linguistics, Bas Aarts, April M. S. McMahon,
Blackwell Publishing 2006, pp.121-128
SABLAYROLLES Jean-François, La néologie en français contemporain : examen du concept et analyse de
productions néologiques récentes, Paris, Honoré Champion, 2000.

Abstract

Lexical creativity: several remarks on lexical neology in comments


made in French political blogs
This article presents a lexical analysis of a group of neologism ending with –tion, –itude, –iste, –eur
and –able that were extracted from the pool of 259 new units found between December 2007
and March 2009 in political blogs in three French newspapers: L’Express, Le Figaro and Le Nouvel
Observateur.

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Argot et identité politique des jeunes

Sarah SCHULZ
< Universität Leipzig / sarah.schulz@uni-leipzig.de >

1. Présentation du sujet
Abstention, désintérêt ou rejet total ? On ne peut pas nier qu’il existe un problème de
rapport des jeunes à la politique. Car les adolescents d’aujourd’hui traversent une dou-
ble crise : une crise identitaire et une crise politique. Une crise identitaire, parce que
la jeunesse est un temps de constitution, de remise en question. Une crise politique,
comme nous le montre un sondage représentatif fait par IPSOS1 en novembre 2006 (Ta-
bleau 1). Cette enquête a été réalisée avec 800 jeunes âgés de 18 à 25 ans, constituant un
échantillon représentatif de la population française de cette classe d’âge. Presque 90%
des adolescents pensent que les politiciens ne sont pas à l’écoute des préoccupations
des jeunes et presque 80% pensent que les politiciens ne représentent pas la société
actuelle. L’univers des politiciens et celui des jeunes apparaissent donc comme deux
mondes séparés.

L’opinion des jeunes sur la représentation politique


Tout à fait Plutôt Plutôt pas Pas
d’accord d’accord d’accord d‘accord
Les hommes et les femmes politiques sont 1% 12% 55% 32%
à l’écoute des préoccupations des jeunes
Les personnes qui sont élues pour représen- 3% 18% 49% 30%
ter les Français sont à l’image de la société
actuelle
Les partis politiques accordent dans leur or- 2% 23% 56% 18%
ganisation et leur fonctionnement une place
importante aux jeunes qui y adhèrent

Tableau 1
Source : http://www.ipsos.fr/CanalIpsos/poll/8341.asp

1) IPSOS, Les jeunes s’intéressent à la politique mais condamnent sa représentation, 18.12.2006.

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Section
Argot et politique
De plus, une autre raison pour expliquer l’abstention se retrouve dans les médias
traditionnels, c’est-à-dire dans les journaux quotidiens d’information générale.
S’autodéclarant «  porte-parole  » de la politique et de l’opinion publique, ils ne sont
peut-être pas ou plus le miroir de la société. Les jeunes, leurs intérêts, leur opinion
et leur langue ne s’y retrouvent pas ou pas assez représentés (Tableau 2). Même si la
presse française est déjà très présente sur internet, l’espace numérique crée des usages
nouveaux auxquels la presse ne peut pas répondre. La presse perd une partie de son
monopole sur l’information. (Tessier 2007 : 13)

Les principales raisons qui expliquent le faible achat de journaux quotidiens par les jeunes
Tout à fait d’accord
Les quotidiens coûtent trop cher 41%
Les quotidiens ne parlent pas assez des sujets qui intéressent les jeunes 32,3%
Les quotidiens peuvent être lus gratuitement sur Internet 21%
Les quotidiens sont trop difficiles à comprendre 6%

Tableau 2
Source : http://www.ipsos.fr/CanalIpsos/poll/8341.asp

Par ailleurs, la presse écrite n’est pas le seul média qui est touché par la concurrence
numérique. 43% des jeunes déclarent regarder moins la télévision, 28% lisent moins de
livres, de bandes dessinés, etc. et 45% passent moins de temps à écouter de la musique.
(Mediappro 2005 : 19) Pourtant, l’intérêt des adolescents pour la politique existe. Avec
presque 60% ce qui est un peu plus que ce que l’on aurait pu s’imaginer (Tableau 3).

L’intérêt pour la politique : Diriez-vous que vous vous intéressez à la politique ?
Oui, tout à fait Oui, plutôt Non, plutôt pas Non, pas du tout
16% 41% 34% 9%

Tableau 3
Source : http://www.ipsos.fr/CanalIpsos/poll/8341.asp

2. De quelle manière la politique pénètre-t-elle le monde des


jeunes ?
Étant donné que les médias sont à la fois miroir et acteur de la société, nous voulons
citer les terrains d’expérimentation des jeunes qui veulent faire entendre leur voix, c’est-
à-dire un « nouveau » moyen électronique de communication : les weblogs politiques
d’adolescents.
La place et l’usage du web chez les jeunes ont fait l’objet de nombreuses études
ces dernières années, en particulier en 2005 par l’enquête «  Génération Internet  »
effectué par Médiamétrie. Les résultats montrent que 80% des 13 à 17 ans possèdent au
moins un ordinateur dans leur foyer et 60% se connectent à Internet quotidiennement

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Argot et identité politique des jeunes
Sarah SCHULZ

(Médiametrie 2005) et qu’ils utilisent énormément les « blogs » dont l’usage à fortement
augmenté. La tranche des 11 à 15 ans représente 35% des blogueurs et celle des 16 à 24
ans 47%. (Journal du Net 2006)
Mais qu’est-ce qu’un blog  ? Ou autrement dit  : un blog n’est pas un blog. D’abord,
le weblog (blog ou blogue), un mot composé constitué de «  web  » pour «  site web  »
et « log » qui signifie en anglais « registre » ou « journal », est un site web personnel,
très régulièrement mis à  jour. «  Leurs auteurs sélectionnaient les informations les plus
pertinentes et les complétaient par des commentaires et réactions personnelles… [C’est
[sic] sont] de courts billets, habituellement datés (jour et heure), et publiés dans l’ordre
chronologique inversé. » (Trédan 2005 : 2) Bien que la plupart des « blogueurs » hésitent
à donner une définition claire de leurs intentions, la majorité des blogs s’utilise comme
lieu d’exposition de soi, avec pour objectif le fait de se mettre en avant, d’être vu et d’être
connu. Pour explorer sa propre identité, les mises en œuvres de l’identité numérique sont
diverses. Par exemple, un individu pourra utiliser son propre profil pour se décrire.
Voici le mot d’accueil du weblog de Gino Tombini (Image 1) et son
autoreprésentation :

« Je suis né à Angers où je prépare actuellement un BTS «Management des Unités Commercia-
les» en alternance. J’ai 20 ans. Je participe le plus possible à la vie d’un club de football (…). Je
tiens[sic] aussi une énorme importante [sic] pour [sic] l’engagement citoyen. Le mien a débuté
en 2005 avec la création du Comité de soutien à Florence Aubenas puis s’est concrétisé entre
2006 et 2008 avec un mandat de Conseiller régional jeune des Pays de la Loire. Je fus en 2008 le
benjamin des colistiers de Jean-Claude Antonini, lors des municipales. Je me suis alors investis
[sic] dans le milieu politique, en respectant des valeurs et des idées qui me sont chères, portées
par des sociaux démocrates d’envergure. Je compte, aujourd’hui, continuer à agir, que ce soit
avec la municipalité, le milieu associatif et bénévole ! Je defendrais [sic] par tous les moyens pos-
sibles des valeurs qui me sont chers [sic], inculquées par ma famille et mes origines mais aussi
par le contact et les liens créés depuis plusieurs années avec d’autres citoyens ! » 2

Ou, un individu pourra inventer un personnage. Ainsi, le pseudonyme est un marqueur


identitaire, qui donne la base de la nouvelle identité en ligne. Voici par exemple le blog
de la « Jeune-Garde 87 », un Blog politique décalé de jeunes limougeauds (Image 2).

« La blogosphère limougeaude traitant de politique commençait à devenir intéressante mais elle
nous semblait incomplète : nous avions envie de créer un espace d’expression de gauche, non
affilié à un parti ou une organisation et permettant un réel dialogue, dans la courtoisie et la plu-
ralité d’opinions. (...) Nous voici donc : Boro, Pazmany, Prakash et Mariyka, nouveaux blogeurs
qui empruntent leurs noms aux héros de papier, reporters-photographes, fondateurs de l’agence
de presse « Alpha » et à qui arrivent des aventures passionnantes qui les emmènent défendre la
démocratie, la vérité et leur idéal de justice à travers l’Histoire… »3

Puis, à  part l’aspect de l’auto-publication le blog a aussi une fonction d’interaction


entre le blogueur et le lecteur qui peut commenter la note publiée et inciter à  une
discussion. (Trédan 2005 : 3)

2) Le blog de Gino TOMBINI : http://gino-tombini.blogspot.com/


3) Le blog de la « Jeune-Garde 87 » : http://www.jeune-garde87.org/

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Section
Argot et politique

Image 1 : le page d’accueil du blog de Gino TOMBINI

Image 2 : le page d’accueil du blog de la « Jeune-Garde 87 »

Puisque les blogs sont un espace dynamique de création et ont un caractère polymorphe
toutes les formes d’expressions y sont utilisées et on retrouve dans la « blogosphère » des
vidéoblogs sous la forme audiovisuelle, des photoblogs avec la publication d’images et
aussi, pour notre étude, les weblogs politiques d’adolescents.

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Argot et identité politique des jeunes
Sarah SCHULZ

3. Q
 uel rôle joue la politique dans la vie et dans la langue
des jeunes ?
Pour la «  génération blog  » la langue est déterminante dans la construction de soi-
même comme individu, entre autres dans leur identité politique. La communication
interpersonnelle, Trédan parle de « l’entre-soi » (2005 : 5) du blog marque surtout ici le
quotidien des jeunes, mais ne se limite pas à la mise en relation de blogs, mais s’exprime
également à travers le contenu du blog. Cela se voit dans un contenu textuel surtout
abrégé et iconographique qui est moins utilisé pour accélérer la communication, mais
qui constitue avant tout une « transgression symbolique de la langue française » (Trédan
2005 : 5) « entre eux, de même qu’elle constitue une barrière entre l’univers des adoles-
cents et celui des adultes » (Céline Metton 2004 : 70). Le blog peut alors être considéré
comme terrain d’expérimentation de soi dans la perspective d’une confrontation avec le
lecteur. (Trédan 2005 : 6)

« Sans vouloir nous prétendre héros ni journalistes d’investigation les 4 blogueurs et amis que
nous sommes souhaitions faire émerger dans la blogosphère limougeaude une nouvelle ligne
éditoriale, un nouveau ton. Ici, l’écriture sera donc polyphonique et diverse, des points de vue
différents pouvant cohabiter sans censure, notre liberté nous amenant autant que possible à al-
ler au bout de notre pensée. Nous espérons ne pas trahir l’esprit qui nous a poussé à créer ce
lieu qui suscitera, nous l’espérons, débats et discussions. » (http://www.jeune-garde87.org/)

Mais contrairement aux blogs plutôt « adolescents » ou aux autres formes électroniques
de communication, comme par exemple le chat, dans la blogosphère «  politique  » la
« Nétiquette » est plus respectée ; le mot « Nétiquette » évoque les mots « net » qui est la
contraction d’Internet et « étiquette » en tant que code de conduite.
Pourtant, la politique reste subjective. Dans une première analyse des blogs nous
avons pu constater que les valeurs des jeunes les plus souvent évoquées sont la liberté, la
justice, l’égalité, la tolérance, le travail et la solidarité. Du côté des valeurs, il n’est pas du
tout surprenant qu’il y ait des mots liés à l’économie par exemple qui vont de pair avec
une connotation positive ou négative. La concurrence et le secteur public sont vus d´une
façon plutôt positive tandis que la mondialisation, la privatisation et le capitalisme sont
mal vus. Les connotations jouent donc un rôle important pour l’utilisation de l’argot
dans la langue politique des adolescents.
Cela se voit d’abord dans un lexique dévalorisant dans la description du système
politique.
Comme président de la république Nicolas Sarkozy jouent un rôle important non
seulement dans la presse écrite mais aussi sur la grande toile. Le bloggeur Véronis
a même compté plus de 500 néologismes «  sarkoziens  ».4 La résonnance médiatique
nous propose donc quelques exemples pour notre corpus d’argot. :

– «  La Quenouille de Dame Sarkoland » (Alexandre)


– «  La Sarkofrance, pays de nains » (Juan),

4) http://blog.veronis.fr/2007/09/lexique-sarkosyl-et-autre-sarkotrucs.html.

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Section
Argot et politique
puis dans la description des partis politiques

– «  Le hip-hop c’est mon pote... enfin c’est surtout celui de Nicolas Sarkozy... Le gangsta-rap à la
française kiffe le nouveau président et la droite bling-bling... » (Jacko)
– « Royal, c’est la gauche caviar !! elle n’est pas crédible !!!!! Se réclamer de la gauche et se paper
l’ISF, ca ME FAITR DOUCMENT RIGOLER !!!!! » (Fabien1955)

ou bien dans la description des politiciens

– «  Nicolator le Grand Yaka... » (Agoravox)


– « Nicolas Le Petit sur les traces d’Alexandre Le Grand. » (T. Rex)

Puis, cela se voit dans l’utilisation fréquente des suffixes à nuance affective. Soit pour
donner son opinion (-isme/-ysme)

– «  Existe-t-il un Sarkoberlusconisme ? » (Jozsef)


– « Le sarkozysme est mort ! Vive le solidarisme ! » (Tweetmeme),

soit pour se montrer partisan d’une attitude (-iste/-yste)

– «  La caillera sarkozyste ne vote pas comme les galériens des immeubles élevés au petit lait
socialo-languiste. » (Jacko).

Pour une désignation appréciative nous avons aussi les préfix hyper- et omni-.

– «  L’hyper-président Sarkozy » (Dyer)


– « Sarkozy se préfère en «omniprésident» qu’en «roi fainéant» » (Lepoint.fr)

Souvent, dans les comparaisons dépréciatives, les jeunes utilisent les suffixes péjoratifs
(-aille, -ard)

– «  Sarkozaille a un véritable discours de gourou sectaire. » (Ororo)


– « Nicolas Sarkozard se préoccupe du moral des agriculteurs. » (La Lézarde),

les suffixes diminutifs (-eau, -elle).

– «  Ni M.»SARKOZEAU» ni M.»GALOUZY « ni les uns ni les autres ne détenant la «divine»


vérité et la solution miracle (...). » (Tchat)
– «  Coco Sarkozelle crèvera-il (ou elle, sait-on jamais...) avant que l’on ne craque  ?  »
(Darkgothwoman)

ou bien d’autres jeux de mots

– «  C est l’anniversaire de SARK au petit zizi c’est la laide Carla qui le dit, le petit qui ne veut
faire que du grand... » (Alexandre),
– « Sarkozy ? Sarko naaaan ! » (Abadinte).
– « Sarkophage ? Il est vraiment partout ce Sarkozy » (Reynaert)

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Argot et identité politique des jeunes
Sarah SCHULZ

– «  Speedy Sarko » (Dutertre)


– « Le bel appétit de Nicoléon Sarkonaparte » (Cuénod)

Conclusion
Au fil de nos premières observations sur le rôle de l’argot et l’identité politique des jeunes
nous avons constaté qu’il y a un certain nombre de différences entre les blogs personnels
généralistes et politiques des jeunes et beaucoup plus de ressemblances entre les blogs
politiques des adultes et des jeunes. Premièrement, nous avons remarqué qu’il existe une
tendance vers le langage texto du côté textuel. Mais contrairement aux blogs personnels
généralistes, dans les blogs politiques la Nétiquette est plus souvent respectée. C’est bien
compréhensible : en respectant la lisibilité de ces messages les jeunes sont plus à l’écoute
dans la sphère politique, dans l’arène des adultes. Le respect est aussi la raison pour laquel-
le nous n’avons guère trouvé de jeux graphiques et d’iconographes dans la blogosphère
politique. La fonction crypto-ludique pour laquelle le langage des jeunes et le langage du
web est connue est inexistante. De ce point de vue les blogs politiques des adolescents sont
proches de ceux des adultes, qui ont en général une langue plus neutre et informative.
Néanmoins comme nous l’avons déjà constaté auparavant, la politique est un champ
personnel et émotionnel. C´est pour cela que nous nous sommes ensuite penchée
du côté du lexique un vocabulaire chargé d´émotions chez les jeunes. Leurs opinions
se montrent donc par un lexique dépréciatif ou affectif. Il y a des comparaisons
dévalorisantes, une suffixation diminutive et augmentative. Parfois, le vocabulaire est
même proche du jargon politique, mais pas spécialisé. En plus, les mots sont inspirés de
l’anglais et du vocabulaire des cités.
Finalement, après nos premières observations sur les blogs politiques des jeunes nous
avons été étonnée par le taux d’activité politique de ces jeunes sur internet. Nous ne
nous attendions pas à ce que les adolescents soient aussi conscients du pouvoir de la
langue. Ils l’utilisent comme pouvoir, comme champ d’action, pour informer et pour
motiver d’autres à partager leur libre parole. Dans ce contexte d’auto-représentation et
interpersonnel l’argot a la fonction d´une ancre individuelle.

Références bibliographiques

METTON Céline, « Les usages de l’Internet par les collégiens, explorer les mondes sociaux depuis
le domicile » in Réseaux, n° 123, Vol. 22, FTR&D/Lavoisier, 2004

Sitographie
ABADINTE (http://abadinte.canalblog.com/archives/sarkozy__sarko_naaaan_/index.html;
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AGORAVOX (http://www.agoravox.fr/auteur/pasdesarkozy; 26.04.2010)
ALEXANDRE (http://alexandreandco.over-blog.net/article-la-quenouille-de-dame-sarkoland-
43802029-comments.html; 26.04.2010)
CUÉNOD Jean-Noël, Le bel appétit de Nicoléon Sarkonaparte (http://jncuenod.blog.tdg.ch/
archive/2009/01/16/le-bel-appetit-de-nicoleon-sarkonaparte.html; 26.04.2010)

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Section
Argot et politique
FABIEN1955 (http://forum.fluctuat.net/fluctuat/presidentielles-2007/caviar-madame-royal-
sujet_523_1.htm; 26.4.2010)
DARKGOTHWOMAN (http://forum.doctissimo.fr/people-stars/cecilia-nicolas-sarkozy/nicolas-
cecilia-sarkozy-sujet_18_2.htm; 26.04.2010)
DUTERTRE France, Speedy Sarko (http://www.cafebabel.fr/article/29596/expressions-surnoms-
chefs-etat-europe.html; 26.04.2010)
DYER Gwynne, L’hyper-président Sarkozy (http://www.vigile.net/L-hyper-president-Sarkozy;
26.04.2010)
IPSOS, Les jeunes s’intéressent à la politique mais condamnent sa représentation, 18.12.2006 (http://
www.ipsos.fr/CanalIpsos/poll/8341.asp#3; 26.04.2010)
JACKO (http://www.culturalgangbang.com/2007/05/la-droite-bling-bling.html; 26.4.2010)
JEUNE-GARDE 87 : http://www.jeune-garde87.org/
JOZSEF Eric, Existe-t-il un Sarkoberlusconisme ?, 03.06.2008 (http://www.liberation.fr/
monde/010129889-existe-t-il-un-sarkoberlusconisme ; 26.04.2010)
JOURNAL DU NET, La France bascule dans la société Internet, 14.03.2006 (http://www.
journaldunet.com/0603/060314-mediametrie.shtml; 26.04.2010)
JUAN (http://www.paperblog.fr/2515178/la-sarkofrance-pays-de-nains/; 26.04.2010)
LA LÉZARDE (http://www.blogg.org/blog-49347-billet-nicolas_sarkozard_se_preoccupe_du_
moral_des_agriculteurs-1156923.html; 26.04.2010)
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politique/sarkozy-se-prefere-en-omnipresident-qu-en-roi-faineant/917/0/304798; 26.04.2010)
MÉDIAMÉTRIE – Observatoire des Usages d’Internet, Génération Internet, « La place et
l’usage du web chez les jeunes » in Institut national de recherche pédagogique (INRP), Lettre
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fr/vst/LettreVST/pdf/juin2006.pdf; 26.4.2010)
MEDIAPPRO, Appropriation des nouveaux médias par les jeunes : Une enquête européenne en éducation
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ORORO (http://forum.doctissimo.fr/psychologie/dieu-religions/sarkozy-discours-onu-
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dotclear/index.php/2007/12/01/1031-sarkophage-il-est-vraiment-partout-ce-sarkozy;
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Argot et identité politique des jeunes
Sarah SCHULZ

Abstract

Slang and identity in political youth blogs


The role of identity in the development of adolescents is very important. Nowadays, in the world
of digital media, the number and variety of forums available for self-discovery and self-images have
grown. However, language remains a key element for adolescents on their journey to the self – and
a marker of identity.
This article explores the role of politics in the lives of young people, and the way how teenagers
use political weblogs to share ideas and to participate in politics. It examines in which way young
people define and redefine their individual identities through language, e. g. slang.
The results suggest that teenagers are politically very active and quite aware of the power of
language. They know how to use words – and this in nearly the same way as adults do. Both,
adolescents and grown-ups provide information and encourage readers to participate in the
discussion in similar ways. The study also found that the language of teenagers in political blogs is
more traditional than what one would expect netspeak and adolescent language to be. We rarely
found slang or non-standard forms like acronyms and graphical icons. Nevertheless, the corpus
shows a high creativity in lexis, semantics and style.

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Section
Argot et littérature

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San-Antonio et l’argot : utilisateur
ou innovateur ?
Jana BRŇÁKOVÁ
< Université d’Ostrava / jana.brnakova@osu.cz >

Introduction
F. Dard aspirait au début de sa carrière à devenir un écrivain renommé dont les tirages
atteindraient de grands chiffres. Tandis que la deuxième partie de son désir a été ac-
complie, ses livres se sont vendus à des millions d’exemplaires la première n’est restée
pendant toute sa vie qu’un souhait. Restant toujours à la marge de la grande littérature
et prétendant devoir nourrir sa famille, il se lance dans l’écriture des romans policiers
et adopte au fur et à mesure, une attitude d’artiste non reconnu, voire damné. Cette
position va de pair avec le choix des moyens d’expression qu’il emploie dans ses récits.
Il rejette d’une certaine façon la langue académique, outil des grands maîtres de la lit-
térature et il s’approprie la langue verte abondante en expressions savoureuses et non
conformistes. Mais même la simple reprise des moyens communs ne le contentait pas.
Il s’est lancé d’une manière de plus en plus audacieuse dans diverses altérations du
matériel de la langue. Peu à peu ses innovations ont relégué au second plan l’histoire
du récit ; l’objet cible de ses aspirations artistiques est devenue la langue elle-même. Et
enfin c’est cette fantaisie verbale qui se trouvera appréciée non pas seulement auprès du
grand public, mais aussi par beaucoup de linguistes qui y prêteront attention. Somme
toute, ce sont « ces manipulations gratuites (qui) vont donner un « style » à cette prose qui au
début n’en avait aucun ». (Rullier 2006).
Il profitait avec une joie communicative de tous les procédés créatifs qui lui permettaient
de jouer avec les formules [« À quelques mètres de notre groupe, dame Chouchetoilat, formule
légérie d´un jour dans la vie tumultueuse de Béru, sort le train d´atterrissage de ses patenôtres
(le coeur à ses oraisons que la raison ignore) »] (TGJ, p. 30), d’inventer des proverbes [« Et,
comme l´assure le proverbe : « Kennedy rien, qu’on sent »»] (BOB, p. 74) ou des locutions
faussement populaires et de jongler avec les néologismes. Cependant toutes ses créations
ne marquent pas durablement la langue, elles ne font que ravir ou amuser le lecteur :
« Pour l’essentiel, l’attachement inconditionnel de millions de lecteurs de San-Antonio à leur héros
tient à la furia francese qui anime le récit. F. Dard y utilise pêle-mêle et allégrement toutes les
ressources d’un français baroque qui lui est propre et dont le mouvement perpétuellement accéléré
fait oublier les facilités ou les complaisances, et ressortir les trouvailles » (Cellard 1985 : 427).

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Section
Argot et littérature
F. Dard se range parmi ces écrivains pour qui les mots créés sont une garantie du génie
inventif et pour qui l’innovation linguistique constitue l’essence même de l’expression
littéraire : « Rejoignant Rabelais et la tradition anglaise de Lewis Carroll, de Joyce, l’ironie d’un
Queneau, d’un Vian, d’un Dard, remonte aux sources de la création littéraire, là  où les mots
cessent de désigner simplement les choses pour assumer leur destin poétique » (Guiraud 1971 :
28). La capacité san-antoniesque à produire des combinaisons inattendues tire parti des
possibilités d’arrangement des unités de divers rangs de la langue. Les manipulations
des différents moyens d’expressions dans le but de les ajuster à ses besoins stylistiques
prouve la maturité du créateur qui dépasse le simple moyen intellectuel et lui a permis
d’accéder, à juste titre, au statut d’écrivain.
En forgeant diverses altérations des mots, F. Dard a puisé dans tous les « sous-codes »
du français y compris «  l’argot commun  ». Dans les premiers San-Antonio, le beau
commissaire s’exprime en dur, en affranchi, dans un «  argot  », auquel la Série noire
est en train de donner, après-guerre, une vaste diffusion. L’« argot » sert d’arme contre
l’autorité du beau langage des académiciens. Par son biais, San-Antonio revendique le
mauvais usage linguistique. Il manifeste sa liberté et son non-conformisme en employant
l’idiome d’un « hors-la-norme ».
Mais avec l’arrivée de Bérurier en 1953, F. Dard élargit son usage des sous-codes de
la langue. Si le commissaire emprunte encore ponctuellement des mots à l’«  argot  »,
il change globalement de domaine linguistique. Tandis que Bérurier se spécialise vers
le bas, San-Antonio flirte avec la langue soutenue. La différenciation des parlures des
personnages va en s’accentuant. L’« argot » ne disparaît pas mais se déplace. Dans la
bouche d’un personnage comique, il perd de son pouvoir de provocation pour acquérir
une dimension pittoresque.
Après cette redistribution énonciative, on ne peut plus considérer le « sous-code » de
la langue comme un marqueur de non-conformisme.
À partir d’un corpus d’unités lexicales comprenant des mots simples mais aussi des
syntagmes composés présentant une certaine unité, nous avons essayé de dégager des
procédés créatifs de prédilection ainsi que des particularités propres caractérisant
l’utilisation et/ou l’innovation de l’argot dans ces romans policiers.
Au rang de ces analyses figure tout d’abord la dérivation suffixale qui constitue l’un
des procédés des plus productifs. F. Dard enlève très souvent le suffixe ordinaire d’un
mot pour le remplacer par un autre dans le but de modifier ou d’ajouter une nuance
sémantique. L’unité lexicale qui subit cette opération de resuffixation change d’habitude
le « sous-code » auquel elle a appartenu originairement. Dans la plupart des cas il s’agit
d’un glissement vers un «  sous-code  » qui se trouve plus bas sur l’axe vertical de la
stratification de la langue. Ainsi F. Dard forme-t-il beaucoup de dérivés populaires,
familiers ou argotiques.

1. La dérivation suffixale
Outre les suffixes appartenant à la langue commune, F. Dard emploie aussi les suffixes
par excellence «  argotiques  » :  - aga (emprunté probablement au turque aga – chef),
- anche, – ard, – ouille, – oche, – ouse/ouze, – uche, – du.
- AGA – l’origine de ce suffixe est incertaine. Il existe deux variantes qui l’expliquent :
il s’agit soit d’un emprunt au turc – aga = chef, soit d’un simple abâtardissement du

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San-Antonio et l’argot : utilisateur ou innovateur ?
Jana BRŇÁKOVÁ

javanais qui consiste à  introduire la syllabe –ag à  la suite d’une consonne ou groupe
de consonnes prononcées dans un mot (Colin, Mével & Leclère, 1999 : 6). En partant
de notre corpus  nous penchons pour la deuxième possibilité à  savoir qu’il s’agit des
variations amusantes dans lesquelles F. Dard remplace la finale originelle –é/-ée du mot
par ce suffixe argotique :

coincé → coinçAGA : « On est coinçaga dans la ronde, Raymonde ». (LEC ; p. 45).
fumé → fumAGA : « Oh ! non, affirme l’autre, derrière la fumaga de son havane. »» (BSA,
p. 27).
– ARD (détaché de noms propres d’origine francique) : Ce suffixe, à la fois populaire et
argotique, est un des plus productifs chez F. Dard qui s’en sert pour former des substan-
tifs et des adjectifs avec une nuance péjorative :
binocle → binoclARD : « Non, mais des fois, il ne le voit pas, le binoclard, que je suis en re-
naud ? » (MOF, p. 183).
pensée → pensARDE : « Mais tu deviens fétide de la pensarde. » (AFL, p. 24).
schmoutz (juif, peut-être de schmutzig) → chmouillARD : « Pourtant, toute cuirasse a son
chmouillard, non ? » (ONO, p. 231).
papier → papelARD  : «  Le morcif de papelard en pogne, il renouche autour de lui comme
quelqu’un qui sollicite une inspiration. « (MOF, p. 18).
dos → dossARD : « Mais heureusement, il y a ces petites papouilleries dans le dossard promet-
teuses ? » (BOB, p. 71).
– DU ce suffixe uniquement argotique n’est utilisé qu’exceptionnellement pour former
des adjectifs dépréciatifs :
mou → mouDU (molasse) : « On peut pas se figurer, quand on est un moudu, simple trempe-
biscuit dans le régiment des cornards, ce que des frénétiques de la tringle sont inventifs. » (LEC,
p. 50).
– OCHE à l’aide de ce suffixe argotique, combiné ou non à une consonne antécédente,
F. Dard forme des mots à effet plus ou moins comique ou péjoratif :
gâtisme → gatoche : « Merde, il est en pleine gatoche, vot’déplumé,.... » (FVL, p. 15).
irlandais → irlandOCHE : « Dites donc, l’est pas commode, vot’ sectaire irlandoche, objecta le
loufiat. » (BPM, p. 19).
accident → accidOCHE : « Eh bon, ce con qui conduit comme un pied a un terrible accidoche
qui oblige les toubibs à l’amputer du bras gauche. » (BBI, p. 28).
jardinier → jardinOCHE : « Sans ce grand hasard, jamais le vieux jardinoche aurait pris garde
à l’auto. » (ONO, p. 227).
panard → panOCHE (pied) : « C’est pour ton panoche, ma jolie.. » (TGJ, p. 69).
– OUILLE F. Dard utilise ce suffixe argotique pour forger des mots de différentes caté-
gories grammaticales (substantif, adjectif, adverbe) à caractère péjoratif :
larme → larmOUILLE : « Tout le monde a la larmouille au carreau. » (BSA, p. 246).
limouse → limOUILLE : « …mais avec une limouille blanche et une cravetouze marine,…. »
(LEC, p. 85).
japonais → japonOUILLE : « L’autre jour, y z’en ont réussi un de quat’ mille pièces qui r’pré-
sentait à l’arrivée l’drapeau japonouille. » (BOB, p. 80).

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Argot et littérature
pas lerche (beaucoup) → lerchOUILLE : « Ne recevant pas lerchouille de communication, je
mets un bout à comprendre que c’est chez moi que ça tinte. » (LEC, p. 92).
- OUZE : comme la plupart des autres suffixes argotiques, celui-ci change également la
signification du mot vers la péjoration :
larme → larmOUZE : « Mon boss, mes potes vont se la radiner encore, la larmouze au lam-
pion. » (ATO, p. 169).
virer → virOUZE (promenade) : « Un soupçon de fond de teint, une virgule de rouge à lèvres
et la voici partante pour la virouze des grands-ducs, m’man. » (FOM, p. 34).
français → françOUZE : « …que sa grand fifille se fasse astiquer le centre d’hébergement par un
gros farceur françouze,…. » (BOB, p. 23).
piqûre → piqûOUZE : « Leur piqûouze de merde m’a chancetiqué la physiologie.» (BOB, p.
23).
– UCHE : ce suffixe argotique utilisé par F. Dard donne aux mots une connotation fa-
milière :
Pinaud → PinUCHE : « Pinuche est en train de trépigner des cellules grises, révèle le Dodu,…. »
(BSA, p. 9).
paternel → paternUCHE : « Qui qu’ c’est, c’con ? s’informe-t-il auprès de son paternuche. »
(LEC, p. 152).
radada → radadUCHE : « Y a des natures très portées qui grimpent en mayonnaise sitôt qu’on
leur cause radaduche. » (TGJ, p. 19).

2. La composition
Le procédé de composition constitue également un vaste champ d’exploitation pour
former des vocables inédits. Dans ce domaine, F. Dard développe une conscience lin-
guistique créative très vive. C’est là que se révèlent ses grandes trouvailles, son « cul-de-jat-
te-de-basse-fosse » (CRV, p. 171), « la déesse-à-l’aspirateur » (MOF, p. 85) et autres incartades.
Ce sont surtout les composés par soudure graphique des locutions qui ont les faveurs de
l’auteur : « àplaventrés » (BSA, p. 85), « demandavoixbassé-je » (BSA, p. 9 ) etc.

3. Suppression – adjonction
L’apocope et l’aphérèse de F. Dard sont assez souvent accompagnées d’un redoublement
syllabique de type hypocoristique :

(depuis belle) lurette → lulure : « Quant ils se sont maté les pompes pendant lulure en vocifé-
rant des bouts de phrases, …. » (BOB, p. 34).
cucul la praline → cucul : « Tu vois, on débloque gentiment ; la converse cuculla-praline en
plein. » (BOB, p. 88).
(les) –z-oiseau → zoziauter (le bruit rappelle le bruit émis par un oiseau – aphérèse et
redoublement syllabique de (les) –z-oiseau : « Comme San-Antonio dit ces mots, l’émetteur de
son talky-walky zoziaute à nouveau. » (FEL, p. 19).

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San-Antonio et l’argot : utilisateur ou innovateur ?
Jana BRŇÁKOVÁ

4. Les métasémèmes
Étant donné que F. Dard n’invente pas des histoires de « science fiction », ses personna-
ges sont des êtres en « chair et en os » qui se retrouvent dans diverses situations de la vie
quotidienne. Dès lors les « métasémèmes » lui servent à s’approcher du langage commun,
à convaincre le lecteur de la réalité des événements et à frapper son imagination. Cepen-
dant F. Dard n’omet pas de les exploiter pour particulariser son style en coloriant son
langage par des combinaisons insolites de mots qui évoquent des rapports jusqu’à pré-
sent imperceptibles entre les objets.
L’exemple le plus pertinent du reflet d’usage argotique dans le cadre des figures de
style et l’emploi de « kif » comme conjonction dans les comparaisons :

« S’amener offerte, kif les bourgeois de Calais » (ABR, p. 123)


« Si j’serais été moins gros av’c d’l’instruction, j’écriverais des vers, kif l’père Hugo » (TGJ, p. 71)

Conclusion
Mais même si « l’argot commun » tient sa place dans les œuvres san-antoniesques, « il
n’est pas dominant comme dans les « polars » d’Auguste le Breton (Du rififi chez les hom-
mes, 1976) ou d’Albert Simonin (Touchez pas au grisbi, 1953). Et l’argot de San-Antonio,
qu’on devine plus lyonnais que parisien, n’est pas toujours exempt d’erreurs de détails »
(Cellard 1985 : 427). Entre les autres écrivains de la littérature dite « argotique », F. Dard
n’est caractérisé ni comme utilisateur à l’instar de François Villon, ni comme moteur du
type d’Alphonse Boudard, mais plutôt comme « inventeur » (Calvet 1994 : 107) : « l’ar-
got joue une part limitée dans ses textes : il ne l’utilise pas, il le réinvente, le recrée, en
donne l’illusion » (Calvet 1994 : 108).
Les propres paroles de F. Dard reproduites sur la quatrième de couverture du
Dictionnaire San-Antonio témoignent aussi, même si elles sont fortement exagérées, de cet
aspect inventif : « J’ai fait ma carrière avec un vocabulaire de 300 mots. Tous les autres,
je les ai inventés.  » (Serge Le Doran, Frédéric Pelloud, Philippe Rosé, 1998). F. Dard
exploitait « l’argot commun », le transformait ou retransformait pour marquer des pics
stylistiques qui surprennent et donnent le ton. Son but ne consistait pas à reproduire
fidèlement les mots et les expressions argotiques pour noter leur usage à une époque
déterminée.
C’est la constante créativité si propre à l’argot qui l’a enchanté et séduit. L’« argot »
accélère le renouvellement du langage, il tend à remplacer les mots ordinaires en faisant
appel aux diverses forces créatrices du langage qui, chez lui, s’hypertrophient.
Étant donné que l’exactitude de l’«  argot  » employé par F. Dard n’est pas sans
reproche et que son style d’écriture est basé sur l’inventivité et la créativité lexicale, nous
proposons pour la qualification de la langue des récits de F. Dard l’emploi du terme
« JARGOT » dû à Marc Sourdot (Sourdot 1991 : 15) accompagné de l’épithète « SAN-
ANTONIESQUE ».
Ce postulat de conclusion est guidé également par la recherche effectuée sur le site
Internet officiel de « TLF.fr » où grâce à la recherche assistée l’opérateur nous avons
retrouvé 21 exemples dus à  San-Antonio, dont seulement six avaient l’indication du
« sous-code argotique » - « gland, jacquette, poulardin, roploplos, thune, zob » :

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Section
Argot et littérature

http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/assiste.exe?12;s=1487370885, disponible le 25 mars 2010

Références bibliographiques

CALVET Louis-Jean, L’argot, Paris, PUF, Col. Que sais-je ?, 1994.


CELLARD Jacques, Anthologie de la littérature argotique des origines à  nos jours, Paris, Mazarine,
1985.
COLIN Jean-Paul & CARNEL Agnès, « Argot, dicos, tombeau ? » in Langue française, no 90, Paris,
Larousse, 1991, pp. 28 – 39.
RULLIER Françoise, « Figures mortes et effets comiques, ou le fonctionnement métalinguistique
du calembour chez San-Antonio » in Langage et société, no 82. Paris, La Maison des sciences de
l’homme, 1997, pp. 49 – 56.
RULLIER Françoise, «  Comme dirait Béru, le calembour et les plans de l’énonciation  » in
Information grammaticale, no 69, Paris, 1996, pp. 3 – 8.
RULLIER Françoise, «  Putaindemerdé-je-t-il ou l’invention des incises dans les romans de San-
Antonio » in Poétique, no 125, Paris, Seuil, 2001, pp. 81 – 125.
RULLIER Françoise, « Invention d’une écriture et image de la langue littéraire chez San-Antonio »,
Langue littéraire et changements linguistiques, PUPS, 2006, pp. 519–527.
SOURDOT Marc, «  L’argotologie  : entre forme et fonction  » in La Linguistique, Vol. 38, fasc.
1/2002, Paris, PUF, pp. 25 – 39.
SOURDOT Marc, « Argot, jargon, jargot » in Langue française, no 90, Paris, Larousse, 1991, pp. 13 – 27.

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San-Antonio et l’argot : utilisateur ou innovateur ?
Jana BRŇÁKOVÁ

Les dictionnaires consultés


COLIN Jean-Paul, MÉVEL Jean-Pierre & LeclÈre Christian, Dictionnaire de l’argot et de ses origines,
Paris, Larousse/Bordas/HER, 1999.
Goudaillier Jean-Pierre, Comment tu tchatches !, Paris, Maisonneuve et Larose, 1998.
Le Doran Serge, PELLOUD Frédéric & ROSÉ Philippe, Dictionnaire San-Antonio, Paris, Fleuve
Noir, 1993.
Le Petit Robert, Paris, Larousse, 2003.
Neumann Josef et al., Velký francouzsko-český slovník, Praha, Academia, 1992.
Picoche Jacqueline, Dictionnaire étymologique, Auray, LR Presse, 2006.
VLASÁK Václav a LYER Stanislav, Česko-francouzský slovník, Praha, SPN, 1993.

Sitographie
http://www.inalf.fr/tlfi

Les abréviations et les références bibliographiques des œuvres dépouillés de San-Antonio.


AFL = Allez donc faire ça plus loin. (San-Antonio, Paris: Fleuve Noir, 1993)
ABR = Au bal des rombières. (San-Antonio, Paris: Fleuve Noir, 1990)
ATO = A tue…et à toi. (San-Antonio, Paris: Fleuve Noir, 1972)
BBI = Buffalo bide. (San-Antonio, Paris: Fleuve Noir, 1991)
BOB = Bons baisers où tu sais. (San-Antonio, Paris: Fleuve Noir, 1987)
BPM = Bouge ton pied que je voie la mer. (San-Antonio, Paris: Fleuve Noir, 1982)
BSA = Béru contre San-Antonio. (San-Antonio, Paris: Fleuve Noir, 1967)
CRV = Circulez ! Y a rien à voir. (San-Antonio, Paris: Fleuve Noir, 1987)
FEL = faut être logique. (San-Antonio, Paris: Fleuve Noir, 1967)
FOM = Foiridon à Morbac city. (San-Antonio, Paris: Fleuve Noir, 1993)
FVL = Faut-il vous l’envelopper ? (San-Antonio, Paris: Fleuve Noir, 1975)
LEC = Les eunuques ne sont jamais chauves. (San-Antonio, Paris: Fleuve Noir, 1995)
MOF = Du mouron à se faire. (San-Antonio, Paris: Fleuve Noir, 1978)
ONO = Un os dans la noce. (San-Antonio, Paris: Fleuve Noir, 1974)
TGJ = Turlute gratos les jours fériés. (San-Antonio, Paris: Fleuve Noir, 1995)

Abstract

Argot and San-Antonio: User or Innovator?


Since 1953 the argot employed in the works of Fréderic Dard has been associated with the
character of Bérurier, the Deputy Inspector working with the Superintendent San-Antonio.
Bérurier represents working classes and his earthly humor and popular language, which become
the dominant characteristic, make use both of existing argotic words as well as his own adaptations
of the words. These adaptations result from various word formation processes such as for example
resuffixation or derivation of existing words with suffixes, abbreviation, and composition. Dard
does not aim at mapping argot as such but the focus is rather on the linguistic creativity and
the potential of this specific subcode of French. A sound evidence of these features is offered in
Clavet’s anthology of French argotic literature where San-Antonio is seen more as an innovator
rather than an argot user in the sense of Simonen or August le Breton.

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Considérations sur une dimension
non-standard du français dans l’écriture
de Pascal Quignard
Nicoleta CIMPIAN
< Université de Nord Baia Mare / feier_nicoleta@yahoo.com >

Il n’y a pas de « langue ». Mais des registres de langue. Des idiomes propres à des groupes, à des
partis, à des coteries, à des familles. Ces langages particuliers, hantés de différenciations, comme
ils élaborent leur « réel », se soustraient à lui. Ils enferment dans cette réalité intérieure.
(Quignard, Petits Traités, Tome IV, XXe traité, La langue, p. 490)

La question qui se pose au début de ce travail concerne surtout une problématique liée
à la linguistique générale. Bien qu’il s’agisse des textes d’un écrivain reconnu comme
l’un des plus intéressants de notre époque, Pascal Quignard, on s’intéressera, dans ce qui
suit, à un aspect de son écriture qui s’inscrit dans le domaine des sciences de la langue,
précisément dans le domaine qui constitue l’une de ses composantes, l’argotologie. On
évite, pour l’instant, d’avancer l’idée que certains textes quignardiens (des Petits Traités1
en principalement) font l’objet d’une investigation qui tient de l’argot (du jargot plutôt),
mais on doit préciser que, vu sa façon de construire le discours littéraire, l’auteur se
situe en quelque sorte dans ce que l’on peut considérer une littérature marginale, dans le
sens que, nombre de ses textes, érudits par excellence, s’inscrivent dans une démarche
littéraire paradoxale : Quignard est l’écrivain qui cherche à dire l’inexprimable, voir l’in-
visible, dire à la première personne ce qui dépasse la subjectivité, garder la mémoire de
ce qui est « non-mémorable ». Et, hanté par toutes ces quêtes obsessionnelles, l’auteur
trouve des formes inédites pour les dire. Courts arguments déchirés, contradictions
laissées ouvertes, fragments de contes, explications et débats sur l’étymologie, donc une
écriture étrange qui construit le corpus des Petits Traités, constituent les textes qui de-
viennent l’objet de la présente analyse. Alors pourrait-on considérer, dans une démarche
réaliste, que l’écriture de Pascal Quignard arrive à construire, par ailleurs, des textes qui
se dévoilent comme des écrits proches d’un discours argotique ? Et puis, si l’on avance
une telle idée, de quel type de pratique langagière s’agirait-il ?

1) Pascal Quignard, Petits Traités I, II, tomes I-VIII, Maeght Éditeur, coll. Folio, 1990.

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Considérations sur une dimension non-standard du français dans l’écriture de Pascal Quignard
Nicoleta CIMPIAN

Empruntées à l’Encyclopaedia universalis, certaines parties de la définition de l’argot


viennent, dans un premier temps, à l’appui de notre démarche. On y précise :

«  (…) l’argot assume souvent une fonction expressive ; il est le signe d’une révolte, un refus et
une dérision de l’ordre établi incarné par l’homme que la société traque et censure. Non plus
la simple peinture d’un milieu exotique et pittoresque, mais le mode d’expression d’une sensi-
bilité. »2

Précisons que, dans l’usage courant, le terme d’argot reçoit des connotations négatives
à cause de la considération générale que l’argot concernerait surtout (ou exclusivement)
la langue des voyous, des « classes dangereuses », des « bas-fonds ». De ce point de vue,
l’écriture de Quignard ne peut pas s’inscrire dans une telle acception de l’argot. Mais,
la définition précédemment citée laisse la place à une interprétation moins restrictive :
l’argot ne constitue plus uniquement le parler des « bas fonds » mais il est possible qu’il
devienne, dans certains cas, une marque identitaire. Ensuite, les recherches plus récentes
de Denise François3, fondatrice de l’argotologie contemporaine, nous ont montré qu’on
devait plutôt parler des argots que d’argot. Cette idée permettrait de bien différencier les
nombreuses manifestations écrites de l’argot. Ceci dit, on pourrait, peut-être, avoir un
argot érudit, comprenant par cela une démarche scientifique qui arrive à montrer que la
fonction argotique de certains mots est arbitrairement imposée dans l’usage de la langue
à  travers les époques de l’histoire. La dimension argotique dans les écrits de Pascal
Quignard que le présent travail se propose de signaler, concerne donc une réflexion sur
la langue utilisée dans certains textes des Petits Traités, textes qui se placent sous le signe
d’un langage marginal mais érudit par excellence.
Rien dans le type de littérature qu’affectionne Pascal Quignard ne nous autorise,
apparemment, à lancer une hypothèse qui placerait l’écriture de ce grand érudit dans
une perspective argotologique. Car l’écrivain n’est pas un utilisateur d’argot à la manière
de Villon ou de Zola, écrivains dont les textes reposent sur un discours qui met en scène
des tournures argotiques proprement dites.
On entend par dimension argotique du texte quignardien un écart de l’usage commun
de la langue car, comme le précise l’auteur même, la langue commune a perdu sa valeur
et son poids de signification. Il faut, par conséquent, retourner à l’origine de l’individu,
« aux balbutiements de l’être » pour y découvrir la sève d’une langue inaltérée. Selon
Quignard, il n’existe plus de langue saine. Le mot contemporain fait peur à l’écrivain
à cause de sa terrible solitude :

« Devant les mots qui sont seuls je ne sais, de leur solitude ou de leur apparence, ce qui me les
rend inintelligibles. Je perds le sens qu’ils présentent… Si je vaux quelque chose, c’est aux livres
qu’il faut que j’en aie la reconnaissance. Les mots ne s’y trouvent jamais esseulés comme des
ordres. Les mots n’y sont pas des injonctions impérieuses auxquelles on obéit le cœur battant
sans juger ce qui les fonde. »4

2) Encyclopaedia Universalis, France S.A. 1985, Corpus 2, p. 634.


3) Denise François a fondé en 1986 le Centre d’argotologie, laboratoire de recherche de l’UFR de linguistique
de l’Université René Descartes, Paris V, Sorbonne, qu’elle a dirigé jusqu’à sa mort en 1993.
4) Pascal Quignard, Petits Traités II, Tome VIII, XLIXe traité, Le mot contemporain, p. 489.

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Section
Argot et littérature
Le mot contemporain a perdu sa signification car il est employé seul. Selon Quignard
on assiste à une transformation de la langue dans un langage censé cacher le sens, les mots
sont en train de devenir alors une sorte d’argots qui ne servent plus à la communication.
Le fait d’avoir une diversité de langues et puis une diversité de langages, éloigne les
individus les uns par rapports aux autres. Tout comme l’argot, le mot contemporain
impose des incompréhensions de telle sorte que

« les modes propres à chacune de ces langues sont incongrégables entre eux : alors le même
espace n’est pas perçu, les mêmes saisons ressenties, la même histoire n’est pas éprouvée. »5 

Pour Quignard, l’individu ne vaut rien s’il est sorti de sa langue. Dans l’un de ses
romans, Carus6, le personnage A. est malade. On sait la cause de sa maladie étrange :
« si cette langue n’était pas tombée en désuétude, il ne serait pas malade »7. L’humanité
entière est alors accusée d’avoir mal employé la langue si bien qu’à travers les siècles,
ce bien commun ait perdu sa fonction primordiale, celle de langage  mythique. Une
langue détournée vers des apparences soi-disant argotiques, rend les êtres qui l’utilisent
confus et désemparés. Dans la langue première, mythique, il n’y avait pas de fonction
argotique. Au contraire, dans la vie contemporaine, il n’y a que des « idiomes propres
aux groupes », des siglaisons et des interjections qui sont des caractéristiques de l’argot.
En perdant sa référence au mot d’origine, le mot contemporain s’est argotisé. De ce point
de vue, le travail acharné de Pascal Quignard de sortir de sous la poussière de l’Histoire
des significations originaires des mots dont l’humanité ne se soucie même pas, semble
un effort de sauver la langue de ce processus de transformation en discours argotique. Le
résultat est en quelque sorte paradoxal : le texte même de Quignard qui condamne la
mise en argot du mot reçoit une apparence en quelque sorte argotique qui lui est donné par sa
fonction cryptique, par son caractère d’écriture difficile à discerner, érudite et quelque
peu marginale.
Marc Sourdot cite dans un article8 les propos de Denise François qui soulignait qu’un
argot n’était pas l’équivalent de la «  langue des malfaiteurs  », tout en distinguant les
divers argots des parlers spéciaux. Alors le discours quignardien représente à notre avis
une pratique langagière tout à fait particulière qui individualise son écriture dont l’une
des interrogations majeures repose sur la problématique de la langue, du langage, de
l’usage de la langue et de la grammaire.
Si l’on considère une autre opinion de Denise François comme quoi l’argot serait « un
phénomène lexical qui consiste à créer des termes qui doublent le vocabulaire usuel »,
on pourrait placer certains écrits de Quignard dans une perspective argotique. Mais le
spécialiste va encore plus loin et nous fournit un terme qui serait plus approprié  : le
jargot.

« Nous avons proposé d’introduire le terme jargot pour, dans un premier temps, pouvoir pren-
dre en compte le glissement fonctionnel toujours possible qui permet à un locuteur, à l’aide de
n’importe quel fait de langue un peu étrange, d’exclure une partie de son auditoire. Employer

5) loc. cit., p. 469.


6) Pascal Quignard, Carus, Gallimard, Paris, 1979.
7) op. cit. p. 78.
8) Marc Sourdot, « L’Argotologie : entre forme et fonction », La Linguistique, PUF, 2002, pp. 25-40.

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Considérations sur une dimension non-standard du français dans l’écriture de Pascal Quignard
Nicoleta CIMPIAN

un jargon en présence d’un tiers non spécialiste (…) revient à rendre le message incompréhen-
sible. (…) Ce détournement fonctionnel fait qu’argot et jargon peuvent se mêler en une vaste
nébuleuse argotique que nous avions préféré appeler jargot. » 9

Le jargot convient alors mieux pour ce qui est des textes quignardiens, car ce concept
linguistique se définit comme étant le lieu d’une grande créativité individuelle à visées
esthétiques où les emprunts et les néologismes fleurissent.
Trois tendances manifestes dans le texte des Petits Traités nous permettraient d’y voir
du jargot : la pratique de l’étymologie, la préférence pour les archaïsmes et l’insertion
d’un texte grec ou, beaucoup plus souvent latin dans le corps du texte. Ces tendances
placent l’écriture dans cette tradition marginale, hors normes, à  laquelle fait appel
Pascal Quignard. Sa passion pour l’étymologie s’inscrit dans une pratique discursive
périphérique par rapport à l’usage standard d’une langue. Les exemples abondent dans
les Petits Traités. De façon récurrente, Quignard renvoie le mot qu’il veut accentuer à son
origine latine ou grecque. Il accompagne le mot ancien par un commentaire érudit qui
justifie la signification du mot :

« Le mot qu’on a accoutumé de traduire par difficile est praeclarus ; ce qui veut dire très clair,
étincelant. Rarus signifie clairsemé sur la terre. (…) Puis le mot rarus voulut dire : distant dans
l’espace, peu fréquent au cours du temps. »10

De même, il inscrit, par ce geste de récupération voulue qui caractérise sa poétique,


des mots devenus obsolètes, comme le nom lisart ou le verbe démaisonner. L’étymologie,
comme la citation à l’intérieur de son écriture, constituent des éléments non négligeables
qui deviennent une marque identitaire.
Les longues citations en latin, qui sont évidemment traduites, supposent un lecteur
quelque peu averti. D’ailleurs Quignard se reconnaît lui-même comme lettré, étant fort
conscient que ses livres restent en dehors de la préférence des masses. Son souci majeur
quant aux mots est qu’ils soient originairement employés (garder leur sens du latin).
Il arrive ce fait paradoxal que, tout en voulant rendre plus claire la signification des
mots, il le fait à travers des textes cryptés qui dépassent justement la dimension standard
du français d’aujourd’hui.

Saint Ambroise.
« Procul recedant somnia
Et noctium phantasmata
Hostemque nostrum comprime
Ne polluantur corpora »

(Mets en fuite les vains songes, les fantasmes de la nuit, et contiens notre ennemi, afin que nos
corps ne soient pas pollués.11

9)  Denise François citée par Marc Sourdot dans son article « Argot, jargon, jargot », Langue Francaise vol.
90/1991, pp. 13-27.
10) Petits Traités I, IIe traité, Dieu, p. 39.
11) op, cit., II, XXVIe traité, p.39.

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Section
Argot et littérature
La fonction du latin dans le texte est liée à  la problématique centrale du texte
quignardien. Le regard en arrière sous tous les aspects (retour vers l’enfance, retour
vers le temps mythique de la création du monde, préoccupation et regard vers la scène
primaire de l’accouplement qui détermine l’apparition de tout individu) représente le
principe d’organisation de cette œuvre singulière. Alors le latin représente une manière
de retour car « ce qui est avant notre langue renvoie à ce qui est avant notre naissance.
La couche la plus ancienne (le latin) dira la scène la plus ancienne. »12
Les archaïsmes, pourtant nombreux, sont pris dans la masse des mots et peuvent
passer inaperçus. Ils trouvent leurs places dans le texte et le rendent intemporel, tout en
lui conférant une autre marque d’identité. Pour Quignard le recours aux mots rares est
une pratique habituelle car, en fait, toute la littérature est une « exception du langage ».
Le mot exception est employé à la fois en son sens courant et en son sens étymologique.
Il représente en même temps « ce qui est en dehors » et « ce qui est tiré de ».
Les textes ainsi construits constituent d’abord une lecture pour des initiés, pour des
lecteurs qui ont le goût des choses rares, la préférence pour les spéculations savantes
où les interprétations très particulières et pour les relectures des fragments rejetés par
l’Histoire.
Les textes suivants viennent renforcer les idées précédemment présentées.

Texte I 
« Je reluque.
*
Nous ne voyons pas, nous reluquons. Quand nous lisons, nous cessons de reluquer.
Mais nous reluquons encore.
*
Reluquer vient du moyen-néerlandais lûke, fermeture. Ce verbe apparaît dans la
langue française, dans les lieux où le soleil se couche, dans la première moitié du
XVIIIe siècle de l’ère chrétienne. Reluquer souligne cette façon de voir qui caractérise
les êtres humains : voir au moyen d’une fermeture. Certains philologues ont développé
le verbe au sens d’épier intensivement au travers du luquet de l’œil-de-bœuf. »13

Le texte témoigne qu’il y a bien une paradoxale dimension argotique dans une écriture
qui se propose justement de « condamner les écarts » de type argotique, les vices d’utilisation
dont le français s’est emparé dans le monde contemporain. Le procédé est significatif
aussi bien en ce qui concerne la manière de Quignard d’expliquer les mots par rapport
à  leurs étymologies que du point de vue d’une tournure argotique. L’utilisation même
du mot reluquer14 trahit la volonté non seulement de la remise en circulation d’un terme
que les dictionnaires placent dans le domaine des termes familiers – et que les français
prennent pour des termes vulgaires (presque jamais employé) -, mais aussi une ambition
érudite de relier le mot à son étymologie dans un effort de faire comprendre sa première
signification. On y perçoit un écrivain soucieux des questions liées aux problèmes de
lexicologie, à la disparition des mots (même vulgaires) d’une langue. L’auteur insiste sur
les significations du mot reluquer en mettant en discussion un de ses synonymes.

12) P ascal, Quignard, Le Sexe et l’effroi, p.244.


13) P etits Traités II, XXXIe Traité, La peur de devenir aveugle, pp. 155-156.
14) vt. (fam.) lorgner avec curiosité ou convoitise. (source : Dictionnaire Hachette, 2004).

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Considérations sur une dimension non-standard du français dans l’écriture de Pascal Quignard
Nicoleta CIMPIAN

Texte II
« Que veut dire lorgner ? Regarder de côté ce qu’on ne doit pas voir. (…)
Que veut dire reluquer ? Lure, c’est fixer en épiant. Lauern, c’est faire le guet lors de
l’embuscade. C’est Achille à la fontaine lorgnant Trolios. Le cauchemar « lorgne » la
même scène que le rêve… »15

Un troisième texte pose encore des problèmes d’étymologie. Et les exemples en sont
nombreux. Le choix des textes dans le présent travail est subjectif et vise des fragments
qui ont fait l’objet d’autres recherches, plutôt liées au domaine littéraire, que nous avons
entreprises sur l’écriture de Pascal Quignard.

Texte III
« Larves, mânes, lémures et argei. Ce dernier mot est formé sur le radical arg. C’est la
blancheur des os des morts anciens. C’est la blancheur des pages poncées des livres.
C’est le arg qui fit le mot argent : qui est ce qui brille comme la mort. L’argent n’est
jamais que le revenu de revenants. Ce sont les trente deniers de Judas.  »16

Dans les textes de Quigard la composition et la dérivation sont employés à des degrés
divers. Si dans le discours argotique proprement-dit on rencontre le phénomène de
la dérivation populaire, dans les textes de Quignard c’est la dérivation savante à base
greco-latine qui s’impose. Les textes pris en tant qu’exemples, sont censés illustrer
les arguments que le présent travail avait avancés. Mots rares, tournures écartées du
français d’aujourd’hui, préciosités et termes désuets, ce sont les éléments d’une pratique
langagière chère à Pascal Quignard mais aussi des éléments nous permettant une analyse
de certains de ses textes d’une perspective argotique. Et cela puisque cette littérature
revendique une aventure qui interdit le recours aux formes déjà  usées, qui se méfie
des expressions toutes faites, des clichés et des stéréotypes qu’il condamne, pour nous
dire que, avant toute structure détournée de la langue (que ce soit parler argotique,
populaire, savant ou tout autre), il n’y avait que la langue pure, mythique, inaltérée, celle
des origines : c’est justement le parler que Pascal Quignard possède sur « le bout de la
langue » et qu’il voudrait bien donner en partage.

Références bibliographiques

QUIGNARD Pascal, Petits Traités I, II, tomes I-VIII, Paris, Maeght Éditeur, coll. Folio, 1990.
QUIGNARD Pascal, Le Sexe et l’effroi, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1994.
QUIGNARD Pascal, Carus, Gallimard, Paris, 1979.
LAPEYRE-DESMAISONS Chantal & Quignard Pascal, Pascal Quignard le solitaire, Paris, Les
Flohic, 2001.

GUIRAUD Pierre, L’argot, Paris, PUF, 1956.


RABATE Dominique, « Mélancolie du roman : la fiction dans l’œuvre de Pascal Quignard » in
Revue des Lettres Modernes, Écritures contemporaines, dirigée par Dominique Viart, Minard, no
1, 1998, pp. 29-45.

15) Le Sexe et l’effroi, Éditions Gallimard, coll. Folio, 1994.


16) Petits Traités, II, p. 313.

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Section
Argot et littérature
RICHARD Jean-Pierre, « Sensation, dépression, écriture » in Poétique, no 71/1987, pp. 357-374.
SOURDOT Marc, « L’Argotologie : entre forme et fonction » in La Linguistique, vol. 38, no 1, PUF,
2002, pp. 25-40.
SOURDOT Marc, « Argot, jargon, jargot » in La Langue Francaise, vol. 90, 1991, pp. 13-27.

Abstract

Considering the non-standard dimension of the French language in Pascal


Quignard’s writing
The purpose of this article is to draw a linguistic approach to Pascal Quignard’s writing. The
question that rises from the very beginning is the following: can the writing style of this “scholar”
sometimes be considered as an argotic type of writing?
If by “argotic writing” we understand specialized writing which makes one’s means of expression
to be particular, than the Latin phrases Quignard inserts in the “corpus” of his writing may be
considered as having a role, therefore giving his writing the possibility of being analyzed from an
argotological point of view.

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Les termes non conventionnels dans
les œuvres de Philippe Djian
Angelika MELIKYAN
< Université d’État de Smolensk / gegelika@yandex.ru >

Philippe Djian est connu comme un des auteurs contemporains qui emploient largement
les termes argotiques. Djian écrit des romans : 37,2 le matin, par exemple, qui l’a rendu
célèbre ou Bleu comme l’enfer, Assassins, Criminels, Ça, c’est un baiser, entre autres, et pu-
blie également des nouvelles : Crocodiles et 50 contre 1. Les romans de Philippe Djian
se distinguent par leurs style singulier, on dit que l’auteur « crée de la littérature amé-
ricaine en langue française ». Djian a longtemps vécu aux États Unis, il commence sa
carrière d’écrivain sous l’influence des œuvres de Salinger et de Hemingway. Mais il
garde néanmoins son originalité. L’écrivain cherche à créer dans le roman une image
véridique, réaliste de la vie. Djian introduit dans le texte littéraire beaucoup d’éléments
de l’argot commun.
Dans notre article, nous envisageons les fonctions spéciales des termes non
conventionnels qu’on rencontre dans le roman Frictions de Philippe Djian. Nous nous
appuyons sur les œuvres théoriques consacrées au problème de l’argot dans la littérature
francophone, écrites par Éda Bérégovskaya (2009), Denise François-Geiger (1975), Marc
Sourdot (1996, 2006), Tatiana Tinlin (2006).
Le roman Frictions a été publié en 2003, et l’on sent tout de suite qu’il est écrit par
un écrivain mature. C’est l’histoire d’un homme qui ne peut pas se débrouiller dans ses
relations avec les femmes qu’il aime. Le mot frictions qui est le titre du roman est pris
dans le sens « accrochage entre des personnes ; désaccord, heurt ». En effet, dans le
centre du roman, il y a un conflit entre le héros principal et les autres personnages.
La narration dans le roman se fait à  la première personne, elle est très subjective.
L’écrivain introduit ses personnages sans les présenter, il ne précise pas le temps et le lieu
de l’action. On peut diviser le roman en cinq parties ; chaque partie commence par les
événements qui ouvrent une nouvelle étape dans la vie du héros. Tout le roman repose
sur les monologues du héros et de ses dialogues avec sa mère, avec sa femme et ses
amantes, et avec sa fille. Le langage du héros est proche du langage familier, du langage
de tous les jours. Tout le monde le comprend, c’est pourquoi la plupart des termes
non conventionnels qu’on rencontre dans le texte de Djian ne sont pas sémantisés, le
lecteur les comprend sans explication spéciale ou traduction. En outre Djian utilise

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Section
Argot et littérature
des synonymes comme moyen de sémantisation des argotismes. Les répliques des
personnages sont brèves, riches en mots du langage parlé.
Les termes non conventionnels figurent le plus souvent dans le discours direct (63 %).
Mais ils sont présents dans tout le texte du roman. Ainsi, dans le discours indirect il y
en a 28 %, dans le langage du narrateur et dans le discours indirect libre il y a 9 % de
termes non conventionnels.
Le langage du héros principal est riche en mots du langage parlé, en synonymes, en
comparaisons et en métaphores. Ses émotions sont renforcées à l’aide des répétitions,
de la gradation, de l’anaphore. Les moyens graphiques servent à  rendre les nuances
de l’intonation. Dans le texte on trouve des phrases et des lexèmes en italique où les
éléments graphiques jouent ce rôle :

La vie que je te fais mener ? Est-ce que tu n’es pas libre de faire ce que tu veux ? Est-ce que je suis
sans arrêt sur ton dos ? La vie que je te fais mener ? Est-ce que j’ai bouleversé une seule chose
dans ta vie ? Est-ce que je t’emmerde ? Je crois rêver en entendant ça. La vie que je te fais mener
(Djian 2003 : 97).

L’écart par rapport à la norme ne sert pas à épater le lecteur, mais à rendre l’ambiance,
à traduire les émotions et l’humeur des personnages. Comme on a déjà dit, la narration
est faite à  la première personne, c’est pourquoi les éléments du non standard sont
présents à tous les niveaux de la langue :

– phonologique (rythme spécifique de la narration, onomatopée)


– morphologique (il n’y a pas de concordance de temps)
– lexical (emploi des mots argotiques, des expressions du langage familier)
– syntaxique (ordre de mots propre au langage parlé, ellipse, réticence) (Tatiana Tinlin
2006).

Dans le roman on voit une convergence (s’il l’on recourt au terme de Michael
Riffaterre) des éléments variés du langage familier, des argotismes, des structures
syntaxiques propres au langage parlé. Par exemple, Djian emploie ça au lieu de cela,
c’est au lieu de ce sont, il omet la particule ne dans la négation et le pronom impersonnel
il, il ne marque pas l’e caduc, reflète dans ses cacographies la monophtonguisation des
diphtongues propre au registre familier :

Ça t’intéresse ? T’as pensé à elle ?


Je ne fais que ça, de penser à elle. Mais j’suis pas plus avancé, je te l’avoue (Djian 2003 : 172).
Ton portrait, c’est moi. Cest pas ta mère.
Ça va. Ya pas de mal (Djian 2003 : 157).

Le sujet, la situation, les personnages, l’ambiance sociale, le point de vue du narrateur,


l’attitude de l’auteur envers la réalité décrite sont des facteurs qui déterminent la
concentration des termes non conventionnels dans le texte. La quantité de ces mots varie
d’une partie à l’autre. Dans ce qui concerne la concentration des mots argotiques, nous
relevons quatre groupes (Bérégovskaya 2009). Ainsi, dans la première partie on trouve
un terme non conventionnel sur 120 autres mots significatifs, c’est une concentration
moyenne. Les trois parties suivantes sont marquées par une haute concentration des

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Les termes non conventionnels dans les œuvres de Philippe Djian
Angelika MELIKYAN

termes non conventionnels, dans la dernière partie on peut constater la plus grande
quantité de tels mots.
On peut expliquer la concentration moyenne des termes non conventionnels dans le
premier chapitre par l’âge du héros, qui n’avait que onze ans. La plupart de ces mots-
là sont inclus dans le discours de la mère du héros, qui s’énerve à cause de l’arrivée de
son ex-mari :

Quand mon père nous rendait visite, ce n’était même pas la peine d’essayer [de la comprendre].
« Qu’est-ce que j’en ai marre, a-t-elle ajouté en écrasant brusquement sa cigarette. Si tu savais
comme j’en ai marre, de tout ça » (Djian 2003 : 16).

L’expression en avoir marre, employée deux fois, fait ressortir les émotions négatives
du personnage : irritation, rancune, colère. On peut sentir toutes ces émotions dans la
description du geste en écrasant brusquement sa cigarette qui renforce l’expressivité de la
phrase.
Dans le même chapitre, l’emploi d’un des synonymes de la série gosse, bébé, mioche,
chiard avec les mots enfant / garçon aide à comprendre l’attitude de la mère envers son
fils. Par exemple, pendant la conversation avec son mari la femme emploie le neutre
« mon enfant », avec l’adjectif possessif mis en relief. Après la querelle avec son ex-mari,
elle s’adresse à son fils avec tantôt « mioche », tantôt « petit chiard ». La mère transfère
la haine envers son mari sur son fils. La connotation péjorative du dernier argotisme
est soulignée par une gradation ascendante (enfant – mioche – chiard). En même temps
le héros, qui se sent coupable de ce conflit, se nomme grossièrement « con » ou « petit
con » (Djian 2003).
Dans le deuxième chapitre, il y a une dispute entre le héros, qui veut vivre seul,
et sa mère, qui désapprouve cette décision de son fils. La mère lui en veut, elle dit
qu’elle a sacrifié sa vie pour l’élever. Dans cette partie presque tous les termes non
conventionnels se trouvent dans les répliques du héros. On sent que leurs relations se
sont refroidies : « Par moments je vois vraiment le fossé qui nous sépare » (Djian 2003 :
61). La mère parle à son fils d’une manière grossière :

Et d’abord, me dit-elle, qu’est-ce que tu fous là ? ‹...› Je t’ai pas demandé de venir. ‹...› Tu m’em-
merdes ! (Djian 2003 : 43).

Les expressions qu’est-ce que tu fous là et tu m’emmerdes désignent la rancune de la mère,


mais leur signification est directement opposée à ses désirs : elle veut voir son fils, mais
leur mésentente ne peut pas leur permettre d’arranger le conflit.
On distingue encore une fonction des termes non conventionnels dans ce roman. C’est
la fonction de souligner, d’accentuer l’opposition des personnages. Deux personnages
négatifs apparaissent dans les chapitres deux et trois du livre. Ce sont les amants de la
mère, deux brutes, dont le langage est très grossier. Pour renforcer l’opposition entre les
personnages négatifs et positifs, l’auteur n’introduit des termes non conventionnels que
dans le langage des personnages négatifs.
Comme exemple on peut citer le dialogue entre le héros et Roger, le premier amant
de sa mère :

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Argot et littérature

Il se penche vers moi :


« Faire quoi, à ton avis ? Tu te fous de ma gueule ?
Écoutez. On est en train de chercher votre fille. Oubliez pas ça.
Ma fille ? Quelle fille ? C’est pas ma fille. ‹...› Pendant des années, elle m’a rendu dingue du matin
au soir. Jour après jour. J’ai eu que des emmerdes avec elle depuis le début. Tu crois que je vais
verser des larmes ? » (Djian 2003 : 73 – 74).

Le lecteur sent de l’aversion envers Roger et les argotismes « con », « dégueulasse »,


«  cinglé  », «  connard  » aident l’auteur à  renforcer la caractéristique négative du
personnage.
Dans la dernière partie les argotismes font ressortir le conflit entre les générations, le
conflit éternel entre les pères et les enfants. On souligne trois disputes entre le héros et
sa fille. La première altercation apparaît à cause des tentatives du père de lui imposer
son opinion. Lilli, sa fille, pense que le père se mêle de ses affaires. Le héros, en parlant
de sa fille, cite les paroles que Lilli a employées :

Je devais la laisser tranquille, lui foutre la paix, cesser de l’espionner, ne devais plus lui casser les
pieds, arrêter de fourrer mon nez partout, de lui demander, si quelqu’un l’emmerde, arrêter de
vouloir la conduire à la fac (Djian 2003 : 197).

La deuxième et la troisième dispute surgissent quand Lilli commence à vivre d’abord


avec un sexagénaire marié, puis avec Dmitri, un jeune homme égoïste, cruel et brutal.
Tous les argotismes sont introduits dans le langage des jeunes personnages. Le héros
(qui est le narrateur en même temps) et ses amis n’emploient presque plus de mots
argotiques. Dmitri est caractérisé par une phrase d’une amie du héros : « Ce Dmitri est
un petit con » (Djian 2003 : 241).

L’écart par rapport à la norme permet à Djian de créer une ambiance libre, parfois
frivole et souvent compliquée où l’énergie, le caractère affectif et la subjectivité de
l’argot jouent le rôle dominant pour exprimer l’attitude de l’auteur, du narrateur et des
personnages envers le monde qui les entoure. J’ai essayé de montrer que les argotismes
isolés peuvent remplir des fonctions différentes :

1) Ils peuvent renforcer l’expression des sentiments tels que la haine, le mépris, la colère,
le mécontentement, la peine et la douleur ;
Il est à noter que dans le roman Frictions les argotismes expriment toujours des émotions
négatives.
2) Ils mettent en relief la mésentente des personnages ;
les argotismes font ressortir la différence entre les points de vue du père et de sa fille,
accentuent le conflit des générations.
3) Ils accentuent l’opposition des personnages ;

L’auteur divise tous ses personnages en positifs et négatifs et les argotismes figurent
presque toujours dans le discours des personnages négatifs.
Dans le roman il y a 15 personnages féminins et 11 personnages masculins. Les
personnages féminins influencent la vie du héros. En conséquence les conflits éclatent.
Les scènes du roman où l’on décrit des disputent se distinguent par une haute

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Les termes non conventionnels dans les œuvres de Philippe Djian
Angelika MELIKYAN

concentration des argotismes. L’apaisement du conflit est caractérisé par la disparition


des mots argotiques.

Références bibliographiques

BeregovskaYa Eda, L’argot et la langue de la prose française du XXe siècle, Smolensk, Université
d’État de Smolensk, 2009.
Colin Jean-Paul, « L’argot et la littérature : réinvention, récupération... ou dégénérescence ? » in
Cahier de l’Institut de Linguistique de Louvain, 22 (1-2), 1996, pp. 69-72.
DJIAN Philippe, Frictions, Paris, Gallimard, 2003.
François-geiger Denise, « La littérature en argot et l’argot dans la littérature » in Communication
et langage, no 27, Paris, 1975, pp. 5-27.
Sourdot Marc, « Le jargot Fallet » in Bulletin de linguistique appliquée de Besançon, numéro hors
série, novembre 1996, pp. 197-213.
Sourdot Marc, « L’intégration stylistique de l’argot dans le roman contemporain » in Revues
d’Études Françaises, no 11, Helsinki, 2006, pp. 189-197.
Tinlin Tatiana, Fonctionnement linguistique et stylistique des termes argotiques dans les textes d’Annie
Ernaux et de Jeanne Cordelier, Thèse de doctorat, Newcastle, Australie, 2006.

Abstract

The nonconventional terms in the pieces of Philippe Djian


This article concerns the following questions: the functions of the substandard elements in the
novels of the modern French author Philippe Djian, the changes of his style and the semantization
and the concentration of the words of the spoken French language.

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Argot et traduction

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Fred Vargas Sous les vents de Neptune :
l’interprétation du français québécois en tchèque

Marcela POUČOVÁ
< Université Masaryk de Brno / poucova@ped.muni.cz >

Personne ne doute de l’identité d’une langue. Mais peut-on parler d’une identité de
la traduction ? Et comment la caractériser ? Pourrait-elle se manifester dans l’histoire
des œuvres traduites ou s’incline-t-elle chaque fois devant des règles individuelles de
l’ouvrage traduit ? Et comment traduire les variétés langagières qui n’existent pas dans la
langue cible ? Appuyée sur quelques exemples concrets du français commun standard et
substandard et du « québécois », cette contribution ne se risquera pas à répondre à ces
questions complexes mais propose plutôt quelques pistes de réflexions.

Le québécois et sa traduction en tchèque


Josef Škvorecký est un des plus grands romanciers tchèques de la deuxième moitié du
20ème siècle. Avant de partir en exil politique au Canada en 1969, il a travaillé comme ré-
dacteur dans une maison d’édition et comme traducteur d’anglais. Dans les années 1960
c’est grâce à lui que les Tchèques ont pu faire la connaissance et déguster le succulent
anglais de Raymond Chandler ou Warren Miller.
Dans son essai « Profláknutí », écrit alors qu’il était déjà en exil, il décrit la situation
dans laquelle un traducteur sans connaissance des idiomes liés à une langue substandard
travaille à  l’aide d’un dictionnaire unilingue. La phrase «  Sam a lâché le paquet, et
maintenant on est dans la merde. » devient ainsi « Sam a tout révélé, ainsi nous nous
trouvons actuellement dans une situation difficile. »
L’exemple est bien amusant, mais la problématique de la traduction des couches
substandard de la langue d’origine à  la langue cible trouble les traducteurs depuis
toujours. L’article présent aimerait montrer l’exemple bien réussi de la traduction du
roman policier de Fred Vargas « Sous les vents de Neptune » dans lequel la traductrice
Kateřina Vinšová a dû, en plus d’une traduction classique, résoudre le problème suivant :
traduire la différence entre le français de Paris et le français du Québec.1

1)  Quelques notes terminologiques. N‘étant pas spécialiste en français québécois, je me suis permise d’uti-
liser quelques termes trouvés dans les traités sur le français du Québec. Le terme de français Parisien est

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Argot et traduction
Puisqu’en tchèque les variétés internationales n’existent pas, traduire une telle situation
a dû s’avérer bien difficile. Il semblait logique que Vinšová s’inspirât des traductions
précédentes du québécois. Cette piste s’est montrée partiellement fausse. En effet, la
traduction du québécois n’est pas très restreinte. Et les rares traducteurs (Eva Janovcová,
Václav Jamek, etc.) se trouvaient dans une situation plus facile : ils n’avaient qu’à traduire
les différentes couches de la langue québécoise en tchèque équivalent. Dans aucune
des traductions, le problème de la comparaison ne se pose. Par contre, il existe deux
traductions des nouvelles de Claude Jasmin (« Pleure pas Germaine », traduit en 1982 et
« Ethel et le terroriste », traduit en 1978) où les traducteurs mentionnés ci-dessus ont été
confrontés à la particularité du français familier du Québec et du joual. Les deux l’ont
transposé en tchèque à l’aide du tchèque commun avec des enjambements sur le parler
expressif. Mais cet usage n’était pas leur invention.

La tradition de la traduction tchèque


En fait, l’art de la traduction a, en République tchèque, une longue tradition qui s’est
paradoxalement amplifiée pendant la période communiste. Pour gagner leur vie, un
grand nombre d’écrivains proscrit, par les idéologues du Parti, se sont engagé dans la
traduction, le plus souvent sous un autre nom.
Ainsi le lecteur tchèque a pu profiter de traductions excellentes des plus grands
classiques de la littérature mondiale mais aussi de traductions d’auteurs emblématiques
de la littérature beaucoup moins conforme, c’est à ce titre d’ailleurs que les traductions
de Josef Škvorecký appelé « destructeur de mythes et enfant terrible des lettres tchèques »
(Witkovska 2008  : 229), qui sont devenues des exemples illustres d’utilisation d’une
langue substandard dans la traduction tchèque.
C’était surtout le tchèque commun et le langage expressif authentique de la périphérie
des villes industrielles tchèques imprégné de l’allemand qui a servit à  Škvorecký de
matière première pour ses romans ainsi que plus tard pour ses traductions. Ce langage
enrichi également de mots anglais, utilisé par la génération des années 1940 et fortement
influencé par le jazz était le principal procédé stylistique du roman « Zbabělci » 2 de Josef
Škvorecký qui est sorti dès 1949.
Dans les années 1960 et 1970, la traduction s’intensifiait. La plus grande partie du
lectorat ne parlait plus l’allemand mais s’identifiait bien avec le vocabulaire substandard

utilisé dans le même sens que le français standard. Ensuite, le terme du français familier est utilisé comme
une des variantes du français substandard. Dans le roman « Sous les vents de Neptune », ces deux formes
sont utilisées pour décrire le discours des personnages provenant de la métropole. Pour décrire le discours
des Québécois, j’utilise le terme de « français québécois » dans le sens d’une variété du français standard
ou international. Le terme de « français familier québécois » représente ensuite une langue populaire au
travers de laquelle s’expriment les personnages provenant du Québec.
Puisque la différentiation linguistique de la langue tchèque ne correspond à celle de la langue française, je
me permets aussi d’expliquer quelques termes tchèques. Le terme de « tchèque littéraire » correspond au
niveau de l’écrit au terme du français standard. Utilisé en communication il correspond le mieux au terme
anglais « colloquial English » (Dans le roman, ces deux niveaux sont utilisés pour traduire le discours des
personnages français). Le tchèque familial appelé « tchèque commun » avec les enjambements sur le parler
expressif traduit l’expression des personnages québécois.
2) L
 e roman « Les Lâches » est sorti en français en 1978 dans les éditions Gallimard.

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Fred Vargas Sous les vents de Neptune : l’interprétation du français québécois en tchèque
Marcela POUČOVÁ

issu de celui-ci (par exemple : kelnerka, mít recht, špekulovat, eklovat se)3. Hormis ceci,
d’autres traducteurs n’hésitaient pas à utiliser le langage de la jeune génération.
Les traductions de Raymond Chandler, John Steinbeck, Kurt Vonneguth ou bien John
Kennedy Toole et toute une gamme d’auteurs paralittéraires sont devenus des exemples
illustres d’introduction d’une langue substandard dans la production littéraire. Cette
traduction pionnière se faisait surtout à partir de l’anglais. Bien que les traductions de Boris
Vian effectuées par Patrik Ouředník appartiennent au fond d’or de la traduction tchèque,
elles sont parues seulement plus tard et leurs influences n’étaient pas si importantes.

La traduction de Vinšová
L’utilisation littéraire du tchèque commun rendue célèbre surtout par Škvorecký est
devenue aussi le point de départ pour la traduction de Vinšová. Elle base systématique-
ment la différence entre le français de Paris et celui du Québec à ce niveau là. En plus
cette différenciation est justifiée dans le texte : un des personnages répond à la question
du commissaire Adamsberg sur comment il avait compris qu’Adamsberg était Français
par cette explication : « Parce que quand tu parles, je crois pas t’entendre, je crois te
lire. » (Vargas 2008 : 153)
Dans la traduction tchèque, Adamsberg parle le tchèque littéraire tout en utilisant
quelquefois des mots provenant du tchèque commun. L’utilisation de cette couche
de langue reste strictement au niveau lexical, lui tout comme ses collègues parisiens
n’utilisant pas les formes morphologiques appropriées à ce niveau de langue ce qui les
distingue de leurs collègues québécois4 :

Adamsberg : „Je to spíš zívačka, jak říká Ginette.“ (Vinšová 2007 : 169) 5
Adamsberg : « C’est un peu plate, comme dit Ginette. » (Vargas 2008 : 164)

Son collègue québécois : „Jsou tady na zácvik, zaučujou se... “ (Vinšová 2007 : 137)
(zaučují se)
Son collègue québécois  : «  Ils sont en période d’entraînement, ils s’initient.  »
(Vargas 2008 : 134)

„Zatrápeně, Louisseizová! “ hulákal do telefonu. „Co nám to chtěj, hostie, s tím


svým spermatem namluvit! “ (chtějí) (Vinšová 2007 : 155)
« Sacrement, Louisseize ! » avait-il gueulé dans son téléphone. « Qu’est-ce qu’ils veu-
lent nous faire accroire, ces gars, avec leur esti de sperme ? » (Vargas 2008 : 151)

3) Quelques exemples des mots argotiques utilisés dans la traduction de « Sweet Thursday » de John Steinbeck
effectuées par Jiří et Slávka Poberovi au début des années 1970. (STEINBECK, John, Sladký čtvrtek, Praha,
Olympia 2001, première édition 1972)  
4) La langue familière tchèque appelée le tchèque commun se différencie de la langue standard / littéraire non
seulement par le choix du vocabulaire mais surtout par les différents suffixes morphologiques (par exemple
takový/takovej, který/kerej, prý/prej) et certains procédés de prononciation comme le « v » épenthétique
dans les mots commençant par le « o » (okno /vokno; obejmout /vobejmout) ou bien effacement de la voyel-
le « j» au début du mot (jsem/sem) qui sont plus ou moins répandus sur tout le territoire urbain du pays.
5) Les unités lexicales concernées sont dans les exemples mis en italique. Pour montrer la différence morpho-
logique des unités, la forme correcte se trouve en italique entre guillemets derrière la phrase concernée.

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Argot et traduction

Au début du roman, l’auteur explique la différence entre le français de Paris et le


français du Québec. Un des policiers parisiens porte cette explication à ses collègues :

Quand un Québécois parle vite ; ce n’est pas si facile à suivre.


Par exemple ? demanda le précis Justin. (...)
Par exemple, répondit Danglard : Tu veux-tu qu’on gosse autour tout la nuitte ?
Ce qui veut dire ? demanda Voisinet.
« On ne va pas tergiverser là-dessus la nuit entière. » (Vargas 2008 : 111)

La traductrice quant à elle, profite de l’occasion pour y introduire la définition qui


ensuite justifie ses propres procédés de traduction :

„Když spustí Québečan rychle, není snadné mu rozumět.“


„Například?“ zeptal se důkladný Justin. (...)
„Například“ odpověděl Danglard, „používají hodně anglických výrazů s  pofrancouzštělou výs-
lovností a francouzských slov s anglickou výslovností. Říkají třeba úplně běžně fullspeed nebo
one-way. A taky berou dost často do pusy hostii.“6 (Vinšová 2007 : 113)

L’utilisation de l’anglais
Comme la traductrice en prévient le lecteur tchèque, le québécois utilise souvent des
anglicismes. L’idée du québécois truffé d’anglicismes correspond bien pour le public
tchèque à  l’image d’une langue américanisée. En effet, les anglicismes sont plus pré-
sents dans la traduction que dans l’original. Et ceci sous diverses formes. De nouveau,
ils aident surtout à différencier les deux variantes du français. Comme leur utilisation
constitue la colonne vertébrale du texte de la traduction, il faudra dès lors énumérer les
différentes formes de leurs utilisations les unes après les autres :

a) L
 es anglicismes qui se trouvent dans l’original ainsi que dans la traduction (les
anglicismes internationalement connus)

„Ty, povídám ti, že je to ten tmavovlasej. A tam u nich je to velkej boss, špice. Radši
si dej pusu na zámek.“ (Vinšová 2007 : 135)
« Je te dit que c’est le brun. Et c’est un boss important là-bas, un as. Alors, barre-toi
les mâchoires. » (Vargas 2008 : 132)

„Tak jo, vítej, man, a zejtra v devět.“ (Vinšová 2007 : 138)


« Allez, bienvenue, man, et à demain, neuf heures. » (Vargas 2008 : 135)

6) «  Quand un Québécois parle vite ; ce n’est pas si facile à suivre.


Par exemple ? demanda le précis Justin. (...)
Par exemple, a répondit Danglard, ils utilisent beaucoup de mots anglais et les prononcent à la française et
vice versa. Ils disent couramment fullspeed ou one-way. Et jurent à l’aide d’une hostie. »

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Fred Vargas Sous les vents de Neptune : l’interprétation du français québécois en tchèque
Marcela POUČOVÁ

„Včera jsi ji viděl, right?“ (Vinšová 2007 : 147)


« Tu l’as vue hier soir, right ? » (Vargas 2008 : 143)

„Hey, Noëllo,“ vložil se jim do hovoru číšník, když jim pokládal účty na stůl. „Pořád máš ten job
v Karibu? (Vinšová 2007 : 151)
« Hey, Noëlla, intervint le serveur en déposant les additions sur la table. T’as-tu toujours ta job
au Caribou ? » (Vargas 2008 : 147)

b) Un anglicisme qui en traduction remplace l’anglicisme utilisé dans l’original

„Na vrchního komisaře nejsi zrovna smart. V Paříži vás nechaj chodit takhle?“ (Vinšová 2007 : 133)
« Pour un commissaire principal, tu te mets pas sur ton forty-five. Ils vous laissent vous habiller
comme ça à Paris ? » (Vargas 2008 : 133)

„Jo o hudbě, sure!“ (Vinšová 2007 : 147)


« Musique my eye ! » (Vargas 2008 : 143)

c) Un anglicisme qui ne se trouve pas dans l’original et remplace une locution
française

„Yep“ (Vinšová 2007 : 136)


« Tout juste. » (Vargas 2008 : 133)

„Cool...“ (Vinšová 2007 : 137)


« Énerve-toi pas. » (Vargas 2008 : 133)

„No jo, potřebuju splašit money na letenku, Micheli.“ (Vinšová 2007 : 151)
« Oui, il faut que je ramasse l’argent du billet, Michel. » (Vargas 2008 : 147)

d) Un anglicisme qui remplace un mot québécois

„... Holka, tobě to ještě nedocvaklo? Ten tvůj chum byl pěknej vykuk a pokrytec. ... To není
žádnej joke, píšou o tom v novinách.“ (Vinšová 2007 : 151)
« T’es dure de comprenure, ma belle. Ton chum, c’était une face à deux taillants, un hypocrite.
... C’est pas des niaiseries, c’était dans le journal. » (Vargas 2008 : 147-148)

„Hlavně, abys byl free.“ (Vinšová 2007 : 147)


« C’est surtout que t’aimes prendre du lousse. » (Vargas 2008 : 144)

Tous ces anglicismes fréquemment utilisés au quotidien contribuent à donner au texte


tchèque la véracité d’un langage internationalement connu qui dans le cas du public
tchèque soutiennent l’idée d’un français anglicisé. Dans les exemples à venir, la traductrice
a crée à la base des anglicismes internationaux des néologismes qui ne sont pas utilisés
en tchèque. Elle a suivi un double objectif : créer l’image d’une langue à la fois proche,
puisque compréhensible (dans le cas des néologismes facilement compréhensibles) et en
même temps étrangère (dans le cas des néologismes plus éloignés de la communication
quotidienne).

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Section
Argot et traduction
e) Un anglicisme non lexicalisé en tchèque

„A ještě pořád spleenuješ nad tím svým chumem?“ (Vinšová 2007 : 151)
« Et t’as encore les bleus pour ton chum ? » (Vargas 2008 : 147)

Le verbe «  spleenovat  » n’existe pas en tchèque, mais il s’agit d’un néologisme


compréhensible, parce qu’en tchèque il existe la locution figée «  mít splín  » (avoir le
spleen).

„Hostie, není to spíš ten voháknutej slackovej dlouhán?“ (Vinšová 2007 : 135)
« Ce serait pas plutôt le grand slaque bien vêtu ? » (Vargas 2008 : 132)

L’adjectif « slackovej » n’existe pas en tchèque, il s’agit d’un néologisme dont le sens
reste obscur pour des non anglophones.

„Checkujte,“ zakončil hlasitě Laliberté ... “ (Vinšová 2007 : 146)


« Checkez bien, conclut fortement Laliberté ... » (Vargas 2008 : 142)

Le verbe « checkovat » non plus n’existe pas en tchèque, il s’agit d’un néologisme qui
une nouvelle fois est peu compréhensible pour des non anglophones.
Un lecteur tchèque expérimenté ne doutera pas. L’utilisation très réussie des anglicismes
et des néologismes créés à  base d’anglais dans la traduction du français québécois de
Kateřina Vinšová est très largement inspiré d’un des personnages du livre «  Příběh
inženýra lidských duší  » 7 de Josef Škvorecký. L’histoire du roman se passe au Canada
anglophone (à Toronto) où vivent en diaspora des Tchèques provenant de différentes vagues
d’immigration. Sa fine oreille a aidé l’écrivain à créer un de ses personnages inoubliables,
Blběnka, dont le nom en tchèque suggère l’image d’une blonde très gentiment bête en
traduction anglaise le personnage est appelé Dotty. Pour comparer le travail de Vinšová,
voilà  un petit exemple de son inoubliable czenglish8 qui, en même temps dans le livre,
témoigne du processus de la naturalisation de certains immigrés :

„Dets rajt!“ Blběnka pohladí pana Zawynatche po drajluku. „Vel, to si smíte představit, ten
mítink! Imídžetly sme droply do Jalty a gosipovaly sme o živejch mrtvejch, až sme byly modrý
v obličeji. A pak se k nám připojil ten chlap! “ Blběnka vyvalí oči a narovná si blond afro. „Já dyž
na to myslim zpátky, já se cítím jako Elis ve vondrlendu. Still! “(Škvorecký 1992 : 101)9

Mais dans son inspiration très réussie de Škvorecký Vinšová est allée encore plus loin.
Dans sa traduction toute organique elle utilise un anglicisme, cette fois-ci n’existant
qu’en tchèque, qui a été introduit en littérature justement par Škvorecký .

7) Le roman « L’histoire d’un ingénieur des âmes humaines » n’est pas traduite en français.
8)  Le terme explique Alena Podhorná-Polická. Il s’agit de « l’anglais parlé des Tchèques avec des fautes. »
FIÉVET Anne-Caroline & PODHORNÁ-POLICKÁ Alena, « Emprunts dans l’argot des jeunes Tchèques et
Français », Standard et périphéries de la langue, Lodz, Oficyna Wydawnicza Leksem 2009, p. 50.
9) « Zats raït ! » Dotty caresse M.Zawinatch sur son draylouk. Ouel, vous pouvez imaginer ce miting ! Nous
nous sommes imédiatly rendus au bar Jalta et nous avons gossipé de toutes les nouvelles jusqu’à devenir
bleues dans les visages. Et ensuite ce mec s’est joint à nous. » Dotty écarquille les yeux et ajuste sa blonde
coiffure afro. « Si j’y pense maintenant, je me sens comme Alice à ouanderland. Still ! » Je souhaite remer-
cier pour la traduction M. Jérôme Vives.

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Fred Vargas Sous les vents de Neptune : l’interprétation du français québécois en tchèque
Marcela POUČOVÁ

f) le cas exceptionnel du mot luketa

„Ty, nehledáš náhodou nějakou luketu? Myslím holku?“ (Vinšová 2007 : 141)
« Tu cherche une blonde ? Une fille ? » (Vargas 2008 : 144)

Toujours dans son essai « Profláknutí » Škvorecký décrit la situation où en 1945, à Pilsen,
ville en Bohême de l’ouest, libérée par l’armée américaine sous le commandement du
général Patton,  10 la garnison américaine commentait la beauté des filles tchèques par
la phrase : « Look at her! ». Škvorecký raconte : „Tenkrát na plzeňských nárožích jsem
si všiml, že pásci najednou začali komentovat promenující krásky výkřiky jako ‘Páni,
to je luketa!’ Nebo ‘Vidíš tu luketku? Já se poseru.’ Takže toho požehnaného léta, léta
Páně 1945, jsem se vlastně stal svědkem zázraku : z úst Lidu se narodilo nové slovo! (...)
Jejich uším, neznalým angličtiny, zněl vojácký vzdech ‘Look at her!’ nějak jako ‘Luketha!’,
odkud je jen krůček k dokonale českému substantivu ženského rodu ‘luketa’, a další
malý krůček k diminutivu ‘luketka’. Později jsem to slovo použil v několika povídkách
a zřejmě se ujalo.“ (Škvorecký 1988 : 204)11
Luketa a vraiment pris racine dans la littérature tchèque. Utilisé depuis par plusieurs
auteurs, grâce à Vinšová, le mot est rentré aussi victorieusement en traduction.
Néanmoins, pour une traduction réussie, il a fallu beaucoup plus d’une utilisation
appropriée des anglicismes. Par exemple l’équivalent des différences lexicales entre le
français familier de France et le québécois posait un autre problème. Pour distinguer
deux variantes des langages familiers, la traduction a utilisé différents procédés.  

D’autres procédés traductologiques utilisés dans


la traduction
Pour transmettre toute la richesse langagière du québécois, la traductrice a utilisé en-
core d’autres procédés traductologiques. Elle a également créé des néologismes à par-
tir du lexique et de la phraséologie provenant du tchèque parlé. Ceci lui a permis de
contourner la possibilité d’utiliser des mots régionaux qui seraient trop liés à la réalité
linguistique tchèque. Les néologismes sont facilement compréhensibles mais en même
temps, ils donnent l’impression d’un langage hors du commun.

a) Des néologismes dérivés des mots du tchèque commun

„Ty teda máš troufáka!“ (Vinšová 2007 : 147) (Ty si teda troufáš!)
« On peut dire que t’as du casque ! » (Vargas 2008 : 143)

10) Plus tard, la propagande communiste a effacé ce fait de l’histoire officielle du pays et pendant des décen-
nies elle a voulu faire croire à ses citoyens que tout le territoire du pays a été libéré par l’Armée rouge.
11) « Et je me suis aperçu que d’un coup les gandins tchèques adossées aux coins des rues de Pilsen commen-
çaient à commenter la beauté des filles passantes par des phrases : ‘Wow, c’est une luketa !’ ou bien ‘ Tu
vois cette luketka ?’ Alors, en cette année de grâce 1945, j’ai assisté à un miracle : un nouveau mot était né
dans la bouche du Peuple. (...) Aux oreilles inhabituées à l’anglais, le soupir des soldats américains « Look
at her ! » paraissait comme « Luketha ! » et ceci n’était plus si loin d’un substantif parfaitement tchèque
« luketa » et il suffisait encore d’un petit effort pour créer le diminutif « luketka ». Plus tard, j’ai utilisé ce
mot dans quelques unes de mes nouvelles et apparemment, il a pris racine. »

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Section
Argot et traduction

„Celej den jsem obsluhovala francouzský nablblíky, jsem utahaná.“ (Vinšová 2007 : 150) (poblblíky)
« J’ai servi toute la journée des crétins de Français, je suis crevée. » (Vargas 2008 : 147)

„Chceš bez kofu... “ (Vinšová 2007 : 144) (pas de lexème équivalent en tchèque commun)
« Tu veux-tu un décaf ... » (Vargas 2008 : 141)

Le même procédé a été utilisé dans le cas des expressions figées. Là, où la métaphore
restait compréhensible, la traduction a souvent gardé l’image d’expression en québécois
et réécrit la phrase dans en tchèque parlé.

„Už jsem viděl něco sněhu, ale ty mi začínáš lízt pěkně na nervy. Pakuj se odsud, povídám ti!“
(Vinšová 2007 : 191)
« J’ai déjà vu neiger, man, et tu commences à me tomber sur le gros nerf. Sacre le camp, je t’ai
dit ! » (Vargas 2008 : 186)

„Ta teda čtyři dírky na knoflíku nevymyslela.“ (Vinšová 2007 : 247)


« Elle a pas inventé les boutons à quatre trous. » (Vargas 2008 : 240)

b) Pour différencier le français familier du québécois 

La traduction avait choisi deux unités lexicales ayant le même sens et provenant du
tchèque parlé et les utilisait systématiquement l’une en français l’autre en québécois.
Le meilleur exemple représente le mot « policier ». Le mot « polda » a été choisi pour
représenter le français familier, le mot « poliš » pour représenter le québécois.

„Počítám, že ten pařížský polda budete vy?“ (Vinšová 2007 : 169)


« Le flic parisien, c’est vous, je suppose ? » (Vargas 2008 : 164)

„Ty děláš s polišema z Gatineau?“ (Vinšová 2007 : 143)


« Tu travailles avec les cops de Gatineau ? » (Vargas 2008 : 139)

Finalement l’anglicisme utilisé à l’original a été choisi pour différencier les deux formes
de la langue : le langage parlé de l’argot. L’expression « cops » est mal compréhensible
dans le contexte tchèque et remplit alors bien la fonction cryptique de l’argot.

„Cops ho zabásli.“ (Vinšová 2007 : 151)


« Il a été pogné par les cops. » (Vargas 2008 : 147)

Un autre procédé de différenciation représente l’utilisation du tchèque commun et


expressif rependu sur tout le territoire. Dans la traduction, la forme expressive représente
le québécois :

„Dneska v noci bude kosa.“ (Vinšová 2007 : 191)


« Le froid va tomber cette nuit.... » (Vargas 2008 : 186)

„Károu nejezdi.“ (Vinšová 2007 : 191)


« Prends pas ton char... » (Vargas 2008 : 186)

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Fred Vargas Sous les vents de Neptune : l’interprétation du français québécois en tchèque
Marcela POUČOVÁ

„Christ, nevykládej nesmysly,“pokračoval super-intendant. Vždyť je postrojenej jak vandrák!“


(Vinšová 2007 : 135)

« Criss, me chante pas de bêtises, reprit le surintendant. Celui qui est habillé comme un quêteux ? »
(Vargas 2008 : 132)

„Máš doláče?“ (le terme familier pour des dollars) (Vinšová 2007 : 144)
« T’as des piastres ? » (Vargas 2008 : 140)

„S kým budeš pracovat?“ „ S tou kredenciózní.“ (ayant les mesures d’un buffet) (Vinšová 2007 : 174)
« Avec qui travailles-tu ? Avec celle qu’est tendre d’entretien. » (Vargas 2008 : 169)

„... Holka, tobě to ještě nedocvaklo? Ten tvůj chum byl pěknej vykuk a pokrytec. ... To není žádnej
joke, píšou o tom v novinách.“ (Vinšová 2007 : 151)
« T’es dure de comprenure, ma belle. Ton chum, c’était une face à deux taillants, un hypocrite. ...
C’est pas des niaiseries, c’était dans le journal. » (Vargas 2008 : 147-148)

c) Les expressions argotiques québécoises sont traduites en argot tchèque

„Jednou večer zametal flastr a pendrekáři mu skřípli koule.“ (Vinšová 2007 : 151)
« Un soir, il s’est paqueté le beigne et les cochs l’ont pogné par les gosses. » (Vargas 2008 : 148)

En original français, la phrase mal compréhensible pour un lecteur non instruit en


argot, est ensuite expliquée en français familier. Dans la traduction, elle est traduite en
tchèque commun.

„Že se pořádně nalíznul.“ (Vinšová 2007 : 152)


« Se prendre une foutue cuite. » (Vargas 2008 : 148)

d) Utilisation des sacres (= jurons)

Deux sacres québécois typiques sont utilisés dans la traduction. Criss ! – la déformation
du nom de Christ et Hostie ! Les deux sont constamment cités dans des traités sur le fran-
çais québécois. L’original n’utilise que le premier et la traduction l’a gardé en changeant
l’orthographe pour qu’il soit plus compréhensible par le lectorat tchèque. Elle s’est gar-
dée d’utiliser son équivalant tchèque Kriste! ou Kriste pane! toujours en vue de garder la
différence langagière entre langue de la France et du Québec.

„Christ, nevykládej nesmysly“, pokračoval super-intendant. „Vždyť je postrojenej jak vandrák!“


(Vinšová 2007 : 135)
« Criss, me chante pas de bêtises, reprit le surintendant. Celui qui est habillé comme un quê-
teux ? » (Vargas 2008 : 132)

En ce qui concerne le mot « hostie », il n’est utilisé nulle part dans le texte original,
tandis que la traduction tchèque l’utilise abondamment sans qu’il y ait une raison
apparente, sauf le besoin de différencier encore une fois les deux sortes de français.

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Argot et traduction

„Hostie, není to spíš ten voháknutej slackovej dlouhán?“ (Vinšová 2007 : 135)
« Ce serait pas plutôt le grand slaque bien vêtu ? » (Vargas 2008 : 132)

Le seul point problématique de la traduction vraiment très réussie ressort de la


mauvaise utilisation de la particule «  tu  » ayant en français québécois la fonction de
«  est-ce que  ». Mais il faut souligner que cette particule se trouve déjà  dans le texte
original toujours en position où on pourrait penser plutôt à l’accentuation du pronom
personnel « tu » (dans le sens Toi, tu crois que...). Puisque Fred Vargas n’utilise ce procédé
qu’à la 2ème personne de singulier, il semble qu’elle-même n’a pas tout à fait compris le
bon fonctionnement de cette particule.
Néanmoins, la traduction utilise cette fausse accentuation pour encore différencier
le français du québécois. C’est un procédé qui n’a pas d’appui en tchèque, mais il est
compréhensible et fait encore une fois penser au langage des immigrés qui après avoir
vécu trop longtemps à  l’étranger, ont des problèmes à  s’exprimer dans leur langue
natale.

„Ty, co ty myslíš, kterej z nich bude komisař?“ (Vinšová 2007 : 135)


« Tu crois-tu que c’est lequel, le commissaire? » (Vargas 2008 : 132)

„Chceš bez kofu... “ (Vinšová 2007 : 132)


« Tu veux-tu un décaf ... » (Vargas 2008 : 141)

Pour conclure
L’exemple de la traduction d’un seul livre ne peut, bien sûr, justifier une liaison étroi-
te entre la traduction et la littérature nationale. Néanmoins, dans le cas de Kateřina
Vinšová et sa traduction du roman policier de Fred Vargas « Sous les vents de Neptune »,
il s’agit d’un exemple intéressant d’un mélange de plusieurs procédés traductologiques
qui ont abouti à une littérature de qualité.
L’utilisation du parler des émigrés tchèques anglophones des États-unis et du Canada
anglophone dans la traduction présente, est bien justifiée du fait que l’immigration
massive des Tchèques vers des pays francophones dans le passé était quasiment
inexistante et que le parler des émigrés anglophones a été immortalisé dans les romans
de Škvorecký. Un tel procédé s’inscrit alors parfaitement dans le contexte historique,
culturel et littéraire tchèque. Il faut pourtant souligner que la seule utilisation du parler
des émigrés ne pourrait pas justifier une traduction adéquate d’une variante de la langue
aussi spécifique que le québécois. Pour créer une image appropriée d’une variante
internationale du français n’ayant pas un équivalent en tchèque, la traductrice a créé
plusieurs néologismes dérivés du tchèque, de l’anglais et du québécois, sans compter
l’utilisation des tournures argotiques tchèques tout ceci basé sur un fond de tchèque
commun.
Grâce à ceci, et à travers ces différents procédés, la traduction est arrivée à transmettre
une réalité linguistique très spécifique dans une image littéraire particulièrement
réussie. Il s’agit ici d’une traduction qui, ne copiant en effet aucune couche de la langue
cible et en créant un langage à part, a réussi à expliciter une spécificité linguistique qui
autrement dans le contexte tchèque serait difficile à comprendre.

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Fred Vargas Sous les vents de Neptune : l’interprétation du français québécois en tchèque
Marcela POUČOVÁ

L’exemple présent nous montre que même la traduction d’un roman policier - livre
commercial destiné à divertir, peut très bien s’inscrire dans la tradition d’une traduction
de qualité et entrer ainsi dans le contexte littéraire du pays.

Références bibliographiques

FIÉVET Anne-Caroline & PODHORNÁ-POLICKÁ Alena, «  Emprunts dans l’argot des jeunes
Tchèques et Français », Standard et périphéries de la langue, Lodz, Oficyna Wydawnicza Leksem,
2009.
KADLEC Jaromír, Francouzština v Kanadě, Olomouc, FF Univerzita Palackého v Olomouci 2005.
PLOURDE Michel, Le français au Québec, 400 ans d’histoire et de vie, Québec, Fides 2003.
STEINBECK John, Sladký čtvrtek, Praha, Olympia 2001.
ŠKVORECKÝ Josef, Příběh inženýra lidských duší, Část první, Brno, Atlantis 1992.
ŠKVORECKÝ Josef, Franz Kafka, jazz a jiné marginálie, Toronto, Sixty-eight publishers 1987.
TÉTU DE LABSADE Françoise, Le Québec un pays, une culture, Québec, Boréal 2001.
VARGAS Fred, Sous les vents de Neptune, Paris, J’ai lu 2008.
VARGAS Fred, Neptunův trojzubec, Praha, Garamond 2007. (traduction de Kateřina Vinšová)
WITKOWSKA Tatiana, « Josef Škvorecký », Přednášky a besedy ze XLI. běhu LŠSS, Brno, FF MU,
2008, pp. 229-232.

Abstract

The novel Sous les vents de Neptune by Fred Vargas – translating Canadian French into
Czech
Nobody doubts the identity of a language. However, is it possible to establish an identity of
translation? If so, how can it be characterised? Is it possible to determine it by a diachronic study
of individual translations or is it a phenomenon which depends solely on the particular literary
work? Another problem is presented by translations of various language varieties which do not
exist in the language into which the work is translated. The article deals with the issues connected
to translating colloquial French and Canadian French into Czech based on the novel Sous les vents
de Neptune by Fred Vargas and attempts to find connections with other translations of novels
written in a colloquial language form.

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Reflets traductologiques des aspects
identitaires : l’exemple de Boumkœur,
roman beur de Rachid Djaïdani
Šárka STAROBOVÁ
< Université Masaryk de Brno / starobova_sarka@yahoo.fr >

Introduction
Dans notre communication, nous voudrions mettre en relief les obstacles que rencontre
l’étudiant tchèque – futur traducteur dans le complexe processus de traduction du roman
français contemporain, Boumkœur de Rachid Djaïdani (1999), jeune écrivain français
d’origine algéro-soudanaise. Nous avons affaire à ce que l’on appelle la littérature beur,
ou le roman beur. Ce dernier, « né dans les années 80, est produit en français par des
écrivain(e)s issu(e)s de la seconde génération de l’immigration maghrébine en France.
Elle est l’expression d’écrivains nés ou arrivés en bas âge dans le pays d’accueil de leurs
parents. » (Sebkhi 1999).
Nous allons procéder d’abord à l’analyse de la situation socio-linguistique en République
tchèque, à une brève description stylistique du roman en question pour ensuite présenter
les résultats de l’analyse du corpus parallèle, notamment une trentaine de traductions du
texte source traduit par des étudiants – futurs traducteurs – dans le cadre d’un concours
interuniversitaire de traduction mené en République tchèque en 2008.
Notre tentative consiste plus précisément à  faire passer en revue divers aspects
traductologiques et leur impact didactique. Nous avons ainsi pour objectif de modéliser
les problèmes rencontrés lors de l’analyse du corpus parallèle ayant comme but
l’établissement de leur typologie. Celle-ci pourrait servir de base aux enseignants et aux
étudiants en terme de sensibilisation à la diversité des réalités socio-culturelles.

Situation socio-linguistique en République tchèque


Comment transmettre au public tchèque la notion de l’Intranger ? Selon Y. B., journaliste
et écrivain : « L’Intranger, c’est le mot que j’ai inventé que si tu es pas d’origine difficile
tu peux pas piger, mais moi je t’explique, ça veut juste dire que tu es un étranger dans
ton propre pays... ». (Y. B. 2003)
Donc comment faire passer cette notion à un public tchèque dont l’environnement
social, culturel, ethnique et économique a été et est encore plus ou moins homogène ?

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Reflets traductologiques des aspects identitaires : l’exemple de Boumkœur, roman beur de Rachid Djaïdani
Šárka STAROBOVÁ

En outre, les étudiants tchèques de la filière F.L.E.1, sont-ils capables de comprendre et


d’assimiler cette notion avec leur parcours académique ? Tel était le défi initial du projet
en question.
L’histoire de notre pays, notamment l’absence de passé colonial et les décennies sous
le régime communiste, ont contribué à un certain nivellement de la société au niveau
socio-économique ainsi qu’à l’homogénéité de la langue tchèque, protégée de l’influence
extérieure. De nos jours, bien évidemment, aucune langue dans le monde n’échappe
à l’épanouissement technique et scientifique et de ce fait au besoin de la création de
mots nouveaux et d’emprunts. Le tchèque n’est pas une exception. Il y a cependant un
décalage important entre le tchèque et le français : les langues des minorités ethniques
les plus importantes en République tchèque, à savoir la langue tzigane et le vietnamien,
n’ont pas d’influence importante sur le tchèque. Pour ce qui est de la langue tzigane, elle
exerce cependant une certaine influence sur l’argot.
Quant à la traduction en tchèque – langue cible, la situation devient compliquée au
niveau dialectal. Afin d’illustrer la situation actuelle, nous allons nous servir d’un plan
simple et représentatif :

1a
1b
4a
4b
1d
1c 2

1–d  ialectes de la Bohême qui constituent l’interdialecte (appelé le tchèque commun),


avec comme centre la ville de Prague
2 – dialectes de la Moravie de l’Ouest et Moravie centrale constituant l’interdialecte,
avec comme centre la ville de Brno
3 – dialectes de la Moravie de l’Est (les différences entre les dialectes individuels sont
plus prononcées)
4 – dialectes de la Silésie (les différences entre les dialectes individuels sont plus
prononcées), avec comme centre la ville d’Ostrava
5 – autres dialectes2

«  En plus du langage populaire et de la langue standard, la collectivité tchèque possède une


troisième variante sociale caractéristique de la langue. Il s’agit de la langue urbaine commune.
L’École de Prague l’a défini comme un interdialecte, soit une forme de langue, dialectale à l’ori-

1) Le français est une langue à la fois étrangère et seconde pour la majorité des étudiants concernés.
2) http://cs.wikipedia.org/wiki/Soubor:Czech_dialects.png.

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Section
Argot et traduction

gine, mais transcendant toutefois les limites du dialecte individuel, et parlée dans une impor-
tante partie du pays. Cet interdialecte urbain est fondé sur le parler de la ville de Prague et de
la région avoisinante de la Bohême centrale. » (Garvin 1983)

Les différences entre le tchèque standard et le tchèque commun sont flagrantes et se


manifestent avant tout au niveau morpho-phonétique (selon Marešová 2009 : 12) :

é → ý, í : malé město, létat, mléko → malý město, lítat, mlíko (petite ville, voler, lait)
ý, í → ej : malý dům, být, cizí → malej dům, bejt, cizej (petite maison, être, étranger)
Unification des désinences des adjectifs au pluriel au nominatif et à l’accusatif : malí lidé,
malé ženy, malá města → malý lidi, malý ženy, malý města (petites personnes, petites femmes,
petites villes)
Unification des désinences –ma en instrumental pluriel : těmi dobrými lidmi, městy, ženami
→ těma dobrejma lidma, cizejma ženama, městama (avec de braves gens, avec des femmes étran-
gères, avec des villes)
v- prothétique dans les mots qui commencent par –o : otevřít okno → votevřít vokno (ouvrir
la fenêtre)
Disparition du –l dans les participes passés masculins : řekl, mohl → řek, moh (il a dit, il
a pu).

Le tchèque commun, la variante conversationnelle utilisée quotidiennement dans une


communication quelconque et par certains médias dans les discours moins officiels,
joue donc un rôle prépondérant et modifie ainsi la perception des Tchèques envers le
tchèque standard. De nos jours, il n’existe pas de statistiques plus précises, cependant,
du point de vue géographique, on estime que le tchèque commun est parlé dans deux
tiers du pays, avant tout en Bohême et Moravie de l’Ouest (Čermák 1997  : 34–43).
Dans le cas des gens issus des régions autres que la Bohême et la Moravie de l’Ouest,
le tchèque commun introduit des connotations diverses et peut éventuellement être
désagréable à l’oreille.

Pour une brève description stylistique du texte source


Le texte source, c’est-à-dire l’extrait du roman Boumkœur (Djaïdani 1999 : 34 – 35) consti-
tue un texte hétérogène au niveau des registres ainsi qu’au niveau du style. Des registres
plus soutenus s’y mêlent avec des expressions poétiques et figées (Traître j’étais, je n’osais
avouer mon péché ; sain et sauf), des expressions imagées (le bleu de ses réseaux veineux ;
Maman a pleuré pour lui toutes les larmes d’une mer, qui depuis s’est asséchée à la source de sa
racine), des emprunts à l’anglais et à l’arabe (joint, OD, family ; casbah), des expressions fa-
milières et argotiques provenant de l’argot traditionnel (came, Daron, frangin, chialer), du
français contemporain des cités (délire, se déchirer, shooteuse, taffe) ou de l’argot commun
des jeunes (terme défini par Podhorná-Polická & Fièvet 2008 : 212-240), des sigles (OD,
3D). Le mélange des registres de langues ainsi que des styles divers est un trait saillant
bien présent tout au long du roman. Il contribue à circonscrire le style de l’auteur qui
s’en sert pour de multiples raisons, ironiques, ludiques et contrastantes, entre autres.
De même, le lecteur attentif sera sans doute sensible à la diversité des procédés utilisés.
Dans le texte on trouve en quelques lignes :

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Reflets traductologiques des aspects identitaires : l’exemple de Boumkœur, roman beur de Rachid Djaïdani
Šárka STAROBOVÁ

Une répétition : Malgré nos efforts, sans cesse replongeait la shooteuse dans le bleu de ses réseaux
veineux. Malgré ses efforts, le manque du poison était sur lui toujours plus fort. Des rimes :
Hamel qui a fait le pas vers des vacances trop coûteuses... sans cesse replongeait la shooteuse...
 Le fraternel était épié par le paternel qui le sanctionnait sans cesse.
…la grande évasion vers des voyages loin de soi. Les pauvres en raffolent autant que les bour-
geois.
Lorsque je chipais des pièces jaunes dans la bourse du Daron.

Dans les cas évoqués ci-dessus, il faut prêter attention à  la musicalité de la langue,
au rythme, aux assonances voire aux rimes. Dans les études antérieures menées sur ce
roman, la notion de roman-rap a été évoquée (Sourdot 2009 : 134). Nous pouvons ainsi
nous demander, si la lecture du roman à voix haute ne joue pas un rôle important dans
sa perception. Dans le cas du traducteur, elle n’est cependant pas à sous-estimer.

Typologie des étudiants selon leur provenance


Selon la provenance des étudiants et suite aux analyses de leurs traductions, nous les
avons répartis en trois groupes différents :
1. Les étudiants issus de Prague et des régions avoisinant la Bohême centrale qui avaient
tendance à  utiliser automatiquement le tchèque commun, n’étant pas tout à  fait
conscients des connotations que cette variante peut introduire chez les Moraves et
les Silésiens.
2. Les étudiants issus de Brno et de ses alentours qui avaient également tendance à utili-
ser le tchèque commun privé cependant de certaines formes perçues comme praguis-
mes (notamment le v- prothétique).
3. Les étudiants provenant de la Moravie de l’Est ou de la Silésie qui, pour la majorité
d’entre eux étaient bien conscients que l’usage d’un dialecte introduirait des connota-
tions fautives. De ce fait, ces étudiants oscillaient entre le tchèque standard et le tchè-
que commun (du fait de l’influence de plus en plus importante de ce dernier). Ils ont
opté tantôt pour le tchèque standard, tantôt pour le tchèque commun, or souvent,
ils risquaient de créer un mélange des deux en introduisant des désinences évoquées
ci-dessus de manière plus ou moins intuitive.

Typologie des problèmes relevés lors de l’analyse du corpus


parallèle
La répartition des étudiants – futurs traducteurs – en trois catégories selon leur origine
nous a amené à l’établissement d’une typologie des problèmes rencontrés.
1. Problèmes traductologiques qui peuvent être éliminés au fur et à mesure de la prati-
que de l’activité traduisante : non-respect des paragraphes et des structures phrasti-
ques, fautes d’orthographe, fautes de grammaire, maladresses syntaxiques, calques,
cohésion. Selon Jean-René Ladmiral (1994 : 62), il s’agit «  d’un nuage de fautes plus
minimes qui sont des fautes de français3, portant sur la structuration terminale du

3) Dan notre cas, la langue cible est représentée par le tchèque.

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Section
Argot et traduction
signifiant-cible. » Nous ajoutons également dans cette catégorie les problèmes concer-
nant le style d’auteur et les effets de style divers car nous croyons que lors de la pra-
tique de l’activité traduisante, les étudiants y deviennent de plus en plus sensibles et
leurs traductions sont de plus en plus respectueuses de l’original.
2. Problèmes traductologiques dus à l’ignorance de la réalité socio-culturelle différente et
des allusions et connotations sous-jacentes : incompréhension de l’original et glisse-
ments de sens, trous lexicaux, transposition des aspects identitaires  des jeunes des
cités (dans le cas de ce roman, il s’agit avant tout des phénomènes culturels tels que la
culture hip-hop, le rap, tout comme la drogue, l’argent et le quotidien familial). Nous
croyons que cette catégorie de problèmes peut être éliminée grâce à une vérification
attentive dans les dictionnaires ou bien une consultation du texte source avec des
Français natifs au fait de ces problèmes.
3. Problèmes traductologiques dus à l’ignorance de la réalité socio-culturelle propre ce qui
signifie avant tout à la situation linguistique particulière à la République tchèque. La
sensibilisation des étudiants – futurs traducteurs à  cette problématique, c’est-à-dire
à la stratification de leur langue maternelle et à ses connotations diverses, nous sem-
ble primordiale.

Les exemples appartenant aux trois catégories des problèmes citées ci-dessus sont
nombreux :

ad 1.
• Maladresses syntaxiques
–  Lorsque je chipais des pièces jaunes dans la bourse du Daron, c’est Hamel le petit
frère qui écopait.
- Když jsem kradl drobáky z otcovy peněženky, byl to Hamel, malý bráška, který si to
slíznul. (Les étudiants reprennent automatiquement des structures phrastiques du
français.)
- Vždycky když jsem šlohnul nějaký prachy z fotrovy peněženky, byl to Harem, kdo si to
slíznul. (Idem ; de plus, l’occurrence d’une faute de frappe particulière : Hamel →
Harem.)
+ Když jsem stopil nějaké drobáky z  fotrovy peněženky, vždycky to schytal bráška
Hamel.
+ Když jsem kradl drobáky z fotrovy peněženky, schytal to bráška Hamel.

• Calque
– Alors, pour esquiver les coups, Hamel avait créé un langage qui lui permettait d’entrer
dans la casbah sans que le Daron ne s’en aperçoive.
- …a tak si brašule, aby se vyhnul výprasku, vymyslel vlastní jazyk, který mu dovoloval
dostat se do baráku aniž by si toho otec všimnul. (jazyk = langue)
- Takže aby se vyhnul výprasku, vytvořil Hamel řeč… (řeč = parole)
+ Aby se Hamel vyhnul ranám, vymyslel si takový triky... (triky = astuces)
+ Aby se tomu bití vyhnul, vymyslel si Hamel taktiku...(taktiku = stratégie)

• Style d’auteur
– Malgré nos efforts, sans cesse replongeait la shooteuse dans le bleu de ses réseaux
veineux.

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Reflets traductologiques des aspects identitaires : l’exemple de Boumkœur, roman beur de Rachid Djaïdani
Šárka STAROBOVÁ

- Přes naše snahy si pořád znova a znova píchal jehlu do žil. (Omission du syntagme dans
le bleu de ses réseaux veineux.)
- Přes veškerou naši snahu si nepřestal stříkačkou drancovat svý modřinama posetý tělo.
(svý modřinama posetý tělo = son corps couvert de bleus)
+ Dělali jsme, co se dalo, ale on si pořád nořil tu stříkačku do řečiště svejch modrejch žil.
+ Přes naše úsilí bez přestání nořil stříkačku do modře svých žil. (S’agit-il d’une rime
consciente ou pas ? Quel que soit le cas, cette rime contribue à la musicalité du texte
et substitue les rimes employées par l’auteur dans le même passage, paragraphe.)

– Malgré nos efforts, sans cesse replongeait la shooteuse dans le bleu de ses réseaux
veineux. Malgré ses efforts, le manque du poison était sur lui toujours plus fort.
- Přes snahu nás všech znovu a znovu bez přestání si bodal stříkačku do svých namodralých
žil. A přes veškeré jeho úsilí byl nedostatek jedu silnější než on. (L’étudiant n’a pas
respecté la répétition.)
+ Navzdory našemu úsilí si nepřestal vrážet jehlu do žil. Navzdory jeho úsilí byla touha po
jedu vždycky silnější.

– Le fraternel était épié par le paternel qui le sanctionnait sans cesse.
- Otec pronásledoval bratra… (Il s’agit des mots standard ; la rime fraternel, paternel est
neutralisée.)
+ A tak fotřík číhal na bratříka…

– Traître j’étais, je n’osais avouer mon péché.


- Byl jsem zrádce, nikdy jsem se nepřiznal. (Sans dislocation de l’attribut à  gauche ;
suppression de l’expression péché.)
- Zrádce jsem byl, neodvážil jsem se přiznat vinu. (La majorité des étudiants a opté
pour la neutralisation de l’expression religieuse, poétique pour choisir le mot du
registre standard : vinu = faute)
+ Zrádce jsem byl, neměl jsem odvahu přiznat svůj hřích. (La traduction littérale dans les
deux cas s’avère la plus respectueuse de l’original.)

ad 2.
• Incompréhension de l´original, glissement de sens et contresens :
– Rien à faire, Hamel se déchirait, se croyant à l’abri d’une OD.
- Hamel se zničil, neboť věřil, že ho zachrání zlatá rána. (že ho zachrání zlatá rána = en
croyant que l’overdose le sauvera)
- Hamel se mučil, předávkování cítil jako ochranu. (předávkování cítil jako ochranu = en
croyant que l’overdose le protégera)
+ Hamel se mučil a myslel, že přešlehnutí mu nehrozí.

– Les jours où il n’était pas clair, il grattait la porte d’entrée, en miaulant à quatre pattes,
pour éviter le judas.
- Když venku nebylo hezky, škrábal na vstupní dveře... (Quand il ne faisait pas beau…)
- Ve dnech, kdy si nebyl jistý, škrábal na vstupní dveře... (Les jours où il n’était pas
sûr…)
- Ve dnech, kdy nebylo dobře vidět, zaškrabal Hamel na vstupní dveře... (Les jours où la
visibilité n’était pas bonne…)

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Section
Argot et traduction

+ Když byl sjetej, škrábal na dveře u vchodu…


+ Když nebyl čistej, škrábal na dveře...

• Transposition des aspects identitaires des jeunes des cités


– Alors, pour esquiver les coups, Hamel avait créé un langage qui lui permettait d’entrer
dans la casbah sans que le Daron ne s’en aperçoive.
- Díky němu pak moh vstoupit klidně i do kasby bez toho, aby se fotr vůbec dovtípil.
(Le désignateur culturel ou culturème selon Ballard (2003 : 149) ne fait pas partie de
notre propre culture et serait ainsi incompréhensible auprès des lecteurs tchèques.)
+ Díky němu se mohl dostat do bejváku, aniž by ho Fotřík zpozoroval. (bejváku =
cambuse, turne)
+ Aby se vyhnul výprasku, vymyslel si Hamel znamení, díky kterému se dostal do baráku
tak, že si toho fotr nevšimnul. (baráku = baraque, bicoque)

– Le Daron l’avait radié de son propre sang, il n’a jamais cherché à comprendre comment
et pourquoi le frangin était devenu malade de toxicomanie.
- Daron se ho jako vlastní krve zřeknul. (Le report du culturème, notamment nom
commun, ne serait pas compréhensible auprès du public tchèque.)
- Fotr Daroňák se ho zřeknul… (Fotr Daroňák = paternel Daroňák, l’étudiant a tchéquisé
le nom commun Daron et l’a transformé en nom propre.)
+ Fotr ho úplně odepsal…

ad 3.
– Alors, pour esquiver les coups, Hamel avait créé un langage qui lui permettait d’entrer
dans la casbah sans que le Daron ne s’en aperçoive.
- Aby se Hamel vyhnul ranám, vymyslel si takový triky, díky kterejm moh vniknout do
baráku bez Daronova povšimnutí. (Il s’agit du français standard, sans omission de
la particule ne dans la négation alors que dans la traduction tchèque nous pouvons
observer des traits typiques au tchèque commun ; ý, í → ej (kterým → kterejm)  ;
disparition du –l dans les participes passés masculins : mohl → moh.)

– De rêves illusoires seront remplies les cases vides de son cerveau…
- Každičkej volnej kousek jeho mozku teď bude zaplněnej těma neskutečnýma
představama.

(Traits typiques du tchèque commun : ý → ej : každičkej, volnej, zaplněnej ; unification de


la désinence –ma en instrumental pluriel → těma neskutečnýma představama ; homogénéité
des désinences n’est pas respectée et ainsi dans le cadre d’une même phrase se trouvent
désinences du tchèque standard et du tchèque commun : každičkej vs neskutečný.)

+ Iluzorní sny brzy naplní jeho prázdné mozkové buňky. (L’étudiant a utilisé les désinences
du tchèque standard : prázdné, mozkové.)

– …le joint c´est les vacances en 3D, la grande évasion vers des voyages loin de soi.
- Takový joint, to jsou 3D prázdniny, skvělej únik daleko od svého já. (L’homogénéité des
désinences n’est pas respectée dans le cadre d’une phrase, de la parole d’une même
personne ; désinences du tchèque standard vs le tchèque commun.)

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Reflets traductologiques des aspects identitaires : l’exemple de Boumkœur, roman beur de Rachid Djaïdani
Šárka STAROBOVÁ

– Lorsque je chipais des pièces jaunes dans la bourse du Daron, c’est Hamel le petit
frère qui écopait.
- Když jsem kradl prachy z Fotrovy peněženky, tak to byl můj malý bráška Hamel, kterej
to vždycky schytal. (L’homogénéité des désinences n’est pas respectée dans le cadre
d’une phrase, de la parole d’une même personne ; désinences du tchèque standard
vs le tchèque commun.)

Le tchèque commun vs le tchèque standard, langues en tra-


duction du roman beur
Dans le cadre de l’analyse du corpus parallèle, nous avons pu remarquer une tendance
générale des étudiants à se fier à l’ambiance générale du texte, à l’image prédominante
qu’ils ont du héros principal, à savoir un mec des cités. Ce dernier s’exprime en général
en français familier truffé d’expressions verlanesques ou bien issues de l’argot tradi-
tionnel, de français contemporain des cités, d’argot commun des jeunes, de langues
étrangères (anglais ou arabe). Ceci est bien le cas de Rachid Djaïdani, qui nous fait com-
prendre que toutes ces variantes ne lui sont pas étrangères et le montre tout au long du
roman. Cependant, il maîtrise de manière extraordinaire, voire surprenante, d’autres
registres plus soutenus ainsi que des expressions poétiques et figées qu’il modifie à son
gré. Djaïdani, ne crée-t-il pas un nouveau style ? Un fourre tout, un mélange de toutes ces
substances magiques que sont les variantes diverses du français ? Selon Mikhaïl Bakhtine
(1984 : 87), cette diversité constitue le caractère «  pluristylistique, plurilingual et plurivo-
cal » de l’œuvre.
Or, les étudiants nous semblent moins sensibles à l’hétérogénéité du texte évoquée
ci-dessus, ne perçoivent ni ce mélange des styles, ni les écarts entre la forme et le
contexte (dans le cas du texte source : le langage poétique vs le milieu des drogués). Sans
doute à  cause de leur modeste expérience en analyse stylistique et, souvent, de leurs
lacunes langagières, les étudiants font un effort, ici superflu, pour que la traduction soit
homogène au niveau du vocabulaire et du style. Nous avons pu ainsi remarquer leur
recours à la neutralisation, voire à la suppression, de certaines expressions imagées et
de divers effets de style. Et ce, au prix du nivellement, et à l’usage du tchèque commun
dans les passages purement standard et vice-versa.
La recette miracle n’est pas de trouver la meilleure dans l’utilisation des variantes, en
l’occurrence le tchèque standard vs le tchèque commun en Bohême et le dialecte vs
le tchèque standard vs le tchèque commun en Moravie. Il s’agit plutôt de trouver un
compromis, comme c’est d’ailleurs toujours le cas en traduction. Observer les figures
de style propres à l’auteur, discerner et nuancer les façons de parler des personnages
du roman aussi différents que sont Yazad et Grézi, puiser dans la richesse de toutes les
variantes évoquées ci-dessus, telle est l’approche à adopter.
Pour faire ceci, la sensibilisation des étudiants – futurs traducteurs à  la situation
sociolinguistique dans le contexte tchèque nous paraît essentielle, pourtant, ce phénomène
n’est que peu traité dans les parcours scolaires et universitaires. Nous espérons ainsi que
notre travail pourra servir de base à l’élaboration d’un guide socio-linguistico-didactique
pour les futurs traducteurs et qu’il saura les sensibiliser à la norme et à ses divers écarts
que ce soit en français ou en tchèque.

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Section
Argot et traduction

Références bibliographiques

BALLARD Michel, Versus : la version réfléchie, Gap-Paris, Ophrys 2003.


BAKHTINE Mikhaïl, Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard 1984.
CELLARD Jacques & REY Alain, Dictionnaire du français non conventionnel, Paris, Hachette 1980.
ČERMÁK František «  Obecná čeština: je součástí diglosie? », Jazykovědné aktuality, XXXIV, 1997.
DJAÏDANI Rachid, Boumkœur, Seuil 1999.
GARVIN Paul L., « Le rôle des linguistes de l’École de Prague dans le développement de la norme
linguistique tchèque », in BÉDARD Édith & MAURAIS Jacques, La norme linguistique, Québec,
Gouvernement du Québec, Conseil de la langue française, Le Robert, Collection l’Ordre des
mots 1983. http://www.cslf.gouv.qc.ca/publications/pubf101/f101p2.html#v
GOUDAILLIER Jean-Pierre, Comment tu tchatches ! Dictionnaire du français contemporain des cités,
Paris, Maisonneuve et Larose 2001.
LADMIRAL Jean-René, Traduire : théorèmes pour la traduction, Gallimard 1994.
MAREŠOVÁ Hana, Základy historické mluvnice češtiny, Olomouc, Vydavatelství Univerzity Palackého
2009.
PODHORNÁ-POLICKÁ Alena & FIÉVET Anne-Caroline, « Argot commun des jeunes et français
contemporain des cités dans le cinéma français depuis 1995  : entre pratiques des jeunes et
reprises cinématographiques », Glottopol, revue de sociolinguistique en ligne, n° 12, 2008, pp. 212-
240.
SEBKHI Habiba, « Une littérature «naturelle» : le cas de la littérature «beur» », Itinéraires et contacts
de cultures, nº 27, Paris, L’Harmattan et Université Paris 13, 1999. http://www.limag.refer.org/
Textes/Iti27/Sebkhi.htm
SOURDOT Marc, « De René à Rachid : la langue des jeunes a-t-elle les mêmes accents à 50 ans
de distance ? », in PODHORNÁ-POLICKÁ Alena (éd.), Aux marges de la langue : argots, style et
dynamique lexicale, Brno, Munipress, 2011, pp. 130 – 137.
Y. B., Allah Superstar, Paris, Grasset 2003.

Sitographie
http://cs.wikipedia.org/wiki/Soubor:Czech_dialects.PNG

Abstract

Literature of the 2nd generation of the immigrants in France: identity in translation


This article concerns the novel Boumkœur written by Rachid Djaïdani, a Sudan-Algerian writer
living in France and representing so called the 2nd generation of the immigrants. It deals with the
students’ translations of this novel from French to Czech, with problems and difficulties they are
facing while translating such a complex novel.
The problems are divided into three categories. Firstly those which can be eliminated while
practicing translation. The second category is represented by problems connected with the
insufficient knowledge of the social-cultural reality of the source-language (French). The third
category, on the contrary, comprises problems caused by the insufficient knowledge of the social-
cultural reality of the target-language (Czech).
The article focuses therefore mainly on the stratification of the Czech language, diverse connotations
of each variety and the students’ perception of these.

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La traduction, un pont entre deux rives :
Total Khéops de Jean-Claude Izzo
en français et en tchèque
Jovanka ŠOTOLOVÁ
< Université Charles de Prague / jovanka.sotolova@ff.cuni.cz >

On a la chance de pouvoir lire Jean-Claude Izzo en tchèque. Ne serait-ce qu’un seul, mais
le plus célèbre livre : Total Khéops, traduit en tchèque par Milena Fučíková et publié en
2008 aux éditions Fra sous le titre de Totální chaos.1
Un défi pour le traducteur  : message inquiétant, ton préoccupant et tonalité toute
singulière, ce roman – polar, ou précisément néo-polar – est avant tout un livre très
poétique. En plus, comme il décrit Marseille, la vraie Marseille aux habitants angoissés,
avec leurs âmes emplies d’anxiété et de désespoir, le texte se laisse imprégner de leur
langage. Et cela non seulement de leurs discours agités, à  la fois troublés et irrités,
mais aussi de leur propre langage identitaire, le fameux argot marseillais. Or, c’est cet
aspect du livre qui pose un problème important à toute traduction. Le parler marseillais
assaisonnant l’écriture d’Izzo, reste intraduisible, intransmissible dans une autre culture
et dans une autre langue. Se pose alors la question : la traduction est-elle possible ? Et
comment l’aborder ?
Avant de procéder à  l’analyse de la traduction, d’en revoir sinon de contester sa
conception-même, il me faut alors rappeler quelques circonstances plus générales.
Il faut tout d’abord mentionner que le texte est sorti dans la série « belles-lettres », avec
la couverture assortie. C’est un fait qui nous semble important car en général, l’édition
tchèque des romans policiers diffère de la française. On peut y déceler la stratégie de
l’éditeur, bien conscient de choisir une œuvre importante, bien qu’un peu en marge
du mouvement littéraire français contemporain et pourtant primordiale, précisément
parce que c’est un moyen unique d’aborder d’autres facettes de la littérature actuelle.
Même si on reste un peu sceptique en ce qui concerne la possibilité de comprendre,
de vivre ce désespoir concret, cette détresse sociale et politique inondant le texte et
qui doit interpeler tout lecteur (Guillemin 2003  : 48–50) marseillais ou français (et
qui, avec le temps, perdra de son intensité pour ces lecteurs également), le livre – en
dehors du récit lui-même – donne à voir un monde lointain, inconnu pour la plupart
des Tchèques.

1)  L’édition de Chourmo, deuxième titre de la trilogie, est prévue pour l’année 2010.

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Section
Argot et traduction
Il ne sera pas ici question de commenter toute la problématique, toujours complexe,
de la réception de la littérature mondiale/étrangère à travers la traduction.2 Cependant,
on ne peut passer sous silence quelques particularités du cas présent. En premier lieu, on
remarquera une certaine divergence de la perception du genre « polar » : on est habitué,
chez nous, à considérer les romans policiers comme genre non reconnu, ‘roman de gare’,
‘paralittérature’. Dans un deuxième temps, le genre ne se divise plus en sous-genres
comme c’est le cas du néo-polar, et surtout du « polar marseillais », (Guillemin 2003 : 47,
40) « un phénomène éditorial », (Levet 2002 : 390) dont Izzo sera une des figures les plus
importantes. Les rares livres traduits en tchèque vivent ainsi leur vie en outrepassant
le cadre stéréotypé du policier standard ou typique. Dans le contexte français, c’est le
cas du livre d’Izzo puisqu’il présente – osons dire – un prototype d’un certain courant
littéraire. En tchèque, il est limité à jouer le rôle d’un roman « exotique ».

La voix alarmante d’Izzo


Ancien militant communiste,3 Jean-Claude Izzo ne peut agir autrement : Total Khéops est
un prototype du néo-polar. Par la présence d’une critique sociale, Izzo devient porte-pa-
role d’une désillusion politique, d’un désenchantement citoyen enracinés dans la réalité
géographique et discursive marseillaise. D’un côté, l’univers marseillais est gangréné par
la corruption, par le racisme, par la violence et le chaos, de l’autre côté, la ville est une
terre d’accueil, d’exil, de métissage. Le roman « n’échappe pas à des stéréotypes, tels
que la vision misérabiliste de la banlieue, l’élitisme anti-beauf, la pauvreté sociologique
de silhouettes sociales trop rapidement croquées, le transfert de la valeur rédemptrice
du prolétaire vers celle de l’immigré ». (Guillemin 2003 : 51) En plus, l’auteur aime ex-
plorer l’ambiguïté, entre véracité événementielle et vérité. Dans ce premier roman de la
trilogie, « nul doute que Jean-Claude Izzo y fait la distinction entre l’ancrage référentiel
du roman et sa part fictionnelle. » (Levet 2004)
Les trois romans de la trilogie (ce qui sera d’ailleurs le cas de tous ses romans) sont
ancrés dans le réel de la ville de Marseille : Levet n’est pas du tout seule à constater que
« les références à des lieux ou à des personnes réelles sont si nombreuses que l’univers que
produit la fiction ressemble au monde réel ». Dans son roman, en fait, Izzo présente le
Marseille des années 90, avec son identité ouverte à la pluralité (Gastaut 2004 : 47–51) – il
y fait maintes allusions et inclut dans la narration de nombreux symboles marseillais : les
groupes de musique, surtout de rap, tel IAM, l’équipe de football, l’Olympique de Marseille
mais aussi la cuisine régionale, les bars et les cafés... Ainsi, Izzo dessine avec exactitude la
carte de certains quartiers de Marseille. Dès le début de Total Khéops, les noms de rues se
multiplient : rue des Pistoles, Montée-des-Acoules, rue du Panier, rue des Petits-Puits, etc. La
précision, la vraisemblance est telle qu’on s’aperçoit avec Levet que le caractère fictionnel
des personnages peut être mis en doute, en particulier celui du narrateur. (Levet 2004)
Levet note les circonstances de cet ancrage spatial en soulignant la volonté des auteurs du
polar marseillais de se démarquer, de s’opposer à Paris. (Levet 2002 : 395)

2) L’œuvre étrangère en traduction est un texte hybride, tendu entre des structures de langues, des systèmes
littéraires et des champs culturels différents. (Risterucci-Roudnicky 2008 : 15)
3)  Il a été rédacteur en chef du quotidien communiste La Marseillaise, puis a démissioné et rendu sa carte
en 1978. Comme de nombreux auteurs de romans noirs déçus par les formes classiques de militantisme, il
exprimera désormais ses révoltes et ses valeurs dans ses romans. (Levet 2002 : 399)

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La traduction, un pont entre deux rives : Total Khéops de Jean-Claude Izzo en français et en tchèque
Jovanka ŠOTOLOVÁ

En essayant de définir le concept de traduction, il faudra alors ne pas oublier cet aspect,
lié à l’intention de l’auteur de se référer à un genre donné : « Le choix du roman noir est
d’abord une réaction contre la littérature blanche, la littérature légitime, accusée de passer
à côté des problèmes politiques et sociaux et d’ignorer les classes populaires. Le roman
noir apporte un contrepoids à cette littérature aseptisée. » (Guillemin 2003 : 50)

Traduction
Jamais dans une traduction littéraire, et surtout dans ce cas plus que complexe, on ne
peut transmettre de manière intacte le message communicationnel avec son « envelop-
pe » discursive et culturelle. Pour illustrer les conséquences de la double énonciation (de
l’auteur de l’original et du/des traducteur/s) dont les marques sont inhérentes à toute
traduction, Risterucci-Roudnicky (2008 : 56) n’oublie pas de mentionner l’hybridité de
la nature culturelle (sur le plan référentiel) et esthétique (le plan poétique), constituée
par l’intertexte étranger, la présence de langues vernaculaires ou étrangères en positions
significatives. La problématique, résumée entre autres par les mots « trahison, tristesse,
souffrance » dans l’essai de Berman (1990 : 41) sur la traduction. Nous reviendrons sur
cette hypothèse ci-dessous, dans la partie « Traduire le marseillais ».

Spécificité du Prologue oublié en tchèque


L’incipit (et le Prologue) du polar de Jean-Claude Izzo jouit de tous les aspects d’un texte
littéraire « classique ». D’une écriture recherchée, concise mais riche en images – et cela
au niveau de la langue (métaphores) ainsi qu’au niveau de la présentation de l’espace
donné (le narrateur présente sa vision subjective de Marseille et de ses occupants) – cette
partie est au premier regard « littéraire ». Le contraste entre le récit et le discours4 est
marquant, comme il en est dans toute fiction classique opposant la langue du narra-
teur à celle des dialogues, en accentuant la confrontation grammaticale, sémantique et
fonctionnelle de ces deux styles. En tchèque, de premier abord, cette partie n’est pas
pareille, pour différentes raisons. Mais il nous faudra décider, si l’effet de l’écriture et la
ligne essentielle de la compréhension et l’interprétation seront les mêmes pour le texte
source et la traduction.
En premier lieu, tout traducteur littéraire du français au tchèque se heurte au
problème d’une certaine différence des deux milieux culturels : jamais, dans ce cas-là, la
description de Marseille n’est aussi intime et proche pour un Tchèque, qui n’y a point
posé le pied, que pour un habitant de la ville...5
Plus importante encore, la problématique de la tradition et de la norme littéraires,
accrue par une certaine incompatibilité des deux systèmes langagiers. En ce qui concerne
la narration littéraire, plus précisément le domaine défini par les linguistes mentionnés

4)  Bien que niée par J.-M. Adam, la dichotomie du récit et du discours, minutieusement décrite dans les
travaux de Benveniste et Weinrich, nous servira ici en tant que modèle suffisamment clair et net pour une
caractérisation schématisée de l’opposition des différents niveaux du texte analysé.
5)  Rappelons que la fameuse comparaison de la perception unique et intraduisible de la neige chez les
Esquimaux ou du cheval chez les gauchos argentins, décrite par Mounin, ne mentionne que le point su-
prême de la problématique.

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Argot et traduction
ci-dessus par le terme de « récit » (et opposé au « discours »), par exemple, le tchèque
ne dispose pas de moyens pour exprimer la notion du temps d’une manière identique :
l’opposition entre l’emploi du passé simple et passé composé, par rapport à l’imparfait
reste vague pour un Tchèque et sa langue. On peut très bien déceler une alternance de
l’aspect accompli et inaccompli, imposée par la seule logique de la narration. Mais l’effet
de style important dans le texte source, basé sur l’opposition du récit et de discours, se
perd en tchèque qui n’est pas si sensible à un pareil jeu de l’écriture.
À  part cela, il faut rappeler l’atmosphère particulière de l’incipit, transmise par
l’emploi de moyens langagiers respectifs : on peut dire que les traits caractéristiques du
texte source sont plus au moins empreints dans la traduction.
Néanmoins, il y a une différence. C’est l’utilisation fréquente de « obecná čeština »6
qui n’a pas de support dans le texte source, et cela même si le livre a la réputation d’être
un quasi manifeste de Marseille, ville de la mafia et du crime, de la pègre cherchant
à s’identifier, entre autres, par sa langue, et principalement par l’argot marseillais qui,
d’ailleurs, imbibe et parfois inonde le texte. Mais dans le passage donné, comme dans
tout le Prologue, cela se limite aux dialogues (et aux discours cités : discours indirect libre,
monologue intérieur). Il est à rappeler que J-C. Izzo y sauvegarde l’opposition classique
entre la langue du narrateur et celle des dialogues qui aident à caractériser les différents
personnages. Et même si on peut, au cours du roman, trouver maintes exceptions, elles
restent insignifiantes : la règle existe et on voit son application assez stricte dès l’incipit.
Ce qui n’est pas du tout le cas en tchèque : en comparant les deux passages, on constate
un décalage alarmant. Dans le texte source, aucune allusion au langage familier ou
substandard ! En tchèque, une multitude d’éléments donnant au texte une allure d’un
texte parlé, relâché. Cet effet est indiqué notamment par l’utilisation (en comparaison
avec le français, le mot l’intrusion serait plus précis) de désinences grammaticales, signe
le plus marquant du registre de langage substandard.

Jediný, co měl – ve starý čtvrti – mu zbejvalo – roztrhaný igelitky plný odpadků – pronikavej zá-
pach, kterej připomínal moč – se začlo s opravama – Některý domy – Jiný [domy] – se zelenejma
nebo modrejma okenicema – se sudejma číslama – Domy byly zčernalý a olezlý, obrostlý – brzo
– v opravdovým bytě – k jedinýmu křeslu, který v tý místnosti stálo...

Au premier abord, on est obligé de constater l’inadéquation de la traduction tchèque.


Cherchons donc les raisons de cet écart au texte source...

6) L
 e  «  tchèque commun  »  (obecná čeština) est la forme quotidienne de la langue  tchèque, utilisée dans
les situations de communication courantes, par opposition au tchèque littéraire (spisovná čeština) qui
est la forme normative de la langue mais employée surtout à l’écrit ou dans la communication officielle.
Une différence relativement importante entre la langue littéraire et la langue couramment parlée est une
caractéristique significative de la situation linguistique tchèque. La langue parlée, non littéraire, utilisée
par la population est territorialement différenciée. En Bohême, il s’agit d’un interdialecte (structure supra-
dialectique) appelé le tchèque commun, qui s’est développé sur la base des principaux traits du dialecte du
centre de la Bohême. En Moravie, nous pouvons observer des différences plus prononcées entre les dialec-
tes. Il s’agit de trois régions de dialecte : la région de Haná (Moravie centrale), la région moravo-slovaque
(Moravie de l’Est, Valaquie comprise) et la région de la Silésie. Les différences entre le tchèque littéraire et
le tchèque commun sont flagrantes (en comparaison avec d’autres langues), essentiellement parce qu’il ne
s’agit pas d’un vocabulaire spécifique mais surtout de modifications systémiques, influençant les conjugai-
sons et les déclinaisons. (D’après http://www.czech.cz/fr/67019-le-tcheque, http://fr.wikipedia.org/wiki/
Tchèque_commun)

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La traduction, un pont entre deux rives : Total Khéops de Jean-Claude Izzo en français et en tchèque
Jovanka ŠOTOLOVÁ

Premier indice de la modification à venir, le reste du Prologue, suivi du changement


d’écriture à partir du Chapitre 1. Dès le Prologue, nous sommes témoins d’un effacement
momentané des traces de l’énonciation littéraire  : racontée d’une manière urgente,
voire hallucinante, l’histoire déverse aux passages rédigés en monologue intérieur ou en
discours cité (discours indirect libre), ce qui redonne au texte un aspect de véracité. Sauf
que la tonalité générale reste celle d’un texte littéraire.
Le Chapitre 1 diffère profondément du Prologue. De ce fait, il s’agit d’une narration
intradiégétique, et dans le cadre du présent roman, autodiégétique : 7 le personnage dont
on a fait connaissance au Prologue (exprimé par le narrateur omniscient comme « il » et
qui se terminait par l’évanouissement – ou la mort ? – du héros), reprend la narration
à partir du Chapitre suivant. D’où un changement brutal du langage, le « récit (histoire) »
semble être remplacé par le « discours » et cela même au plan de la narration. En fait, il
s’agit d’un hybride des deux formes décrites par les théoriciens : l’histoire est raconté par
« je » et par conséquence, elle est embrayée, subjective. D’autre part, principalement dans
les passages descriptifs, au lieu de l’opposition passé composé/imparfait, typique pour
le « discours », apparaissent des formes du passé simple, l’imparfait (le plus-que-parfait)
restant le temps verbal prédominant. Certes, alterné par le présent (de narration ?)8 ou
générique (« Les toxicos, eux, ne cherchent pas les emmerdes. »).
Ce qui est incontestable, c’est l’encrage dans un espace concret, spatio-temporel et
social, à l’aide du choix du lexique : les deux plans, de la narration et des dialogues,
sont imprégnés par le lexique courant voire «  familier  »,9 avec un nombre restreint
d’expressions désignées dans les dictionnaires comme argotiques, populaires et, surtout
dans les dialogues, parfois vulgaires ou injurieux. Avec l’objectif de mimer l’immédiateté
de la pensée et de simuler l’absence d’artifice.
Il faut mentionner encore d’autres marques de l’oralité, transposées dans ce texte
littéraire pour lui donner un effet de vraisemblance, parfois d’individualité et de
subjectivité souhaitées (même si, le plus souvent, ce sont des marques lacunaires
d’oralité, témoignant d’un registre différent de celui de l’écrit, et de l’écrit littéraire) :
la réécriture des aspects phonétiques d’un discours oral concret (l’élision de certaines
sons ou syllabes, leur simplification /« il, ils » → « y »/, fautes de prononciation etc.),
les tendances typiques des énoncés oraux instantanés et des locuteurs des couches non-
érudites quant à la grammaire et à la syntaxe (absences de morphèmes de la négation,
ellipse ou redoublement du sujet, accentuation basée sur le procédé de la dislocation,
répétition de parties de la phrase  /«  ça, c’était  ; je le dis, moi  »/), les phrases non-
verbales, l’ellipse ou la parataxe suggérant la spontanéité et l’absence d’élaboration de la
pensée, jusqu’aux phénomènes énonciatifs décrits par la pragmatique de la langue (des
tics de langages /« j’dis pas moi ; j’sais pas moi »/)...
Tandis que le plan de la narration reste toujours enfermé dans le cadre du « récit », même
si parasité par de nombreuses exceptions, et que certains passages du discours rapporté

7) G
 érard, Genette. Figures III. Paris : Seuil, Poétique, 1972.
8) En fait, il est difficile de définir, s’il s’agit d’un présent « situationnel » ou de narration...
9) A. Podhorná-Polická mentionne la relativité (ou l’insuffisance ?) des caractéristiques lexicographiques : « ...
il suffit de regarder l’attribution des marques lexicographiques pour certains lexèmes substandard pour
voir une palette de jugements connotatifs personnels (et générationnels)...  » (Podhorná-Polická  2005).
Bien conscients de la complexité de cette problématique, nous nous limitons à schématiser, pour le besoin
de cette analyse, le registre du langage et le lexique utilisés en s’appuyant sur les indications du dictionnaire
Le Petit Robert, dans son édition de 2004. Vu que l’original français date de 1995, nous pensons satisfaisant
de se servir de celle-ci, et non de la dernière version du dictionnaire.

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(discours direct) du narrateur n’abondent pas en indices d’oralité, leur utilisation est
riche sur le plan des dialogues. Ils aident Izzo à caractériser les personnages de différents
milieux sociaux et générations, de différents statuts sociaux, de différentes professions.
Ainsi, le texte accède à  la concision et à  un certain minimalisme en ce qui concerne
les caractéristiques, les descriptions, la psychologie des personnages romanesques qui
présentent toute une gamme de types marseillais par leur simple parole, tout en restant
abondamment diversifiés et humains.
Ici, le choix du registre du « tchèque commun » est tout justifié car guidé par le respect
de la situation source  : la parole d’un homme désespéré qui vous raconte sa vie, les
propos des personnages les plus divers. Tandis que dans le Prologue, l’utilisation massive
d’éléments langagiers simulant un discours parlé et spontané reste inadéquate dans la
version traduite : je ne peux que constater une erreur, une infraction évidente à l’intention
de l’auteur du roman. Il reste à décider si elle est ou non négligeable...
On pourrait trouver un seul alibi à la solution contestée : il est vrai que le livre de
Jean-Claude Izzo se lit vite et qu’on ne fait pas attention de façon consciente à la langue
et au ruses de l’auteur. Ce qui est surtout vrai chez les lecteurs tchèques, habitués à ne
lire dans les romans que « l’histoire », ne se souciant pas de l’écriture.10
Néanmoins, ce jeu de l’écriture reste un élément important de la structure du livre.
Les lecteurs sont confrontés à  une certaine confusion du fait qu’à  la fin du livre, on
n’est pas certain de la mort de Fabio Montale qui, annoncée au début du livre, ne
sera finalement pas confirmée. Et c’est justement cet élément mineur mais capital, qui
distingue le Prologue du reste de livre, qui en donne la clé, l’explication.

« Le récit fait par le narrateur de sa propre mort le renvoie à son caractère imaginaire, et ramène
donc le texte à sa fictionnalité : là est sans doute l’indice le plus fort de la fictionnalité du récit.
Mais on le rappelle : le récit de fiction emprunte de nombreux procédés au récit factuel, et in-
versement : les deux régimes sont assez proches. Et il serait sans doute vain de chercher du côté
narratologique des indices de fiction. » (Levet 2004)

Traduire le marseillais ?
Quel équivalent discursif choisir pour traduire Total Khéops, rédigé en mêlant un style litté-
raire « net » et une stylisation du discours oralisé, spontané, basée sur un langage familier
avec des éléments du parler marseillais ? Le roman a recours à ces artifices destinés à don-
ner l’illusion que nous lisons un énoncé réel, factuel. Facilement, on admet le pacte de nar-
ration : le narrateur est perçu comme auteur du texte, sans se confondre avec l’auteur.

« De ce fait, il [l’auteur du polar] passe implicitement avec ses lecteurs un pacte particulier, un
pacte esthétique qui n’exige que la vraisemblance  ; l’attestation du caractère fictif au service
d’une cohérence formelle. À la différence du pacte référentiel des historiens ou des sociologues
qui, lui, suppose une adéquation au réel assortie de procédures de vérifications. En consé-
quence, on ne saurait reprocher à l’écrivain, ici, à l’auteur de polars, de s’écarter du réel des
sociologues et à ses lecteurs de ne pas exiger qu’il le fasse. » (Guillemin 2003 : 60)

10)  L’analyse de texte littéraire ne fait pas partie de programmes scolaires au lycée, l’enseignement de
la littérature visant plutôt à résumer le message de l’auteur qu’à la manière de le traiter.

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La traduction, un pont entre deux rives : Total Khéops de Jean-Claude Izzo en français et en tchèque
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Ce qui est typique du polar marseillais en général, c’est que dans la trame romanesque,
à travers l’évocation d’un cosmopolitisme particulier, Marseille devient acteur du destin de
ses habitants. « Corses, descendants d’Italiens, d’Arméniens, de Portugais et d’Espagnols,
Beurs, Blacks, Comoriens, Chinois et Vietnamiens, les représentants de ces communautés
ne se partagent pas de façon nette entre bons et méchants, mais les beurs sont plutôt du
côté des victimes ou des hommes de main, les descendants d’Italiens souvent du côté des
caïds de la pègre, ancienneté d’implantation dans la ville et liens avec la mafia obligent.
Cependant, ce qui les unit et constitue la marque la plus apparente de l’identité marseillaise,
c’est l’emploi revendiqué et valorisé de l’idiome local, le parler marseillais, accent à l’appui.
Comme ce sont les milieux populaires qui sont souvent mis en scène, on stigmatise même
l’accent pointu des ‘élites’ qui veulent gommer leur origine méridionale.  » (Guillemin
2003 : 52) Il n’est pas sans intérêt de remarquer que le titre du livre analysé présente lui-
même une allusion au parler marseillais. « Total Chéops est une expression inventée par le
groupe de rap marseillais IAM, qui signifie ‘bordel total’ ». (Guillemain 2003 : 52)
Aucune traduction ne peut se passer de tendances « déformantes ». L’analyse d’un
texte concret nous fait voir l’impact de ces concepts généralisant dans les problèmes
spécifiques de l’appauvrissement du texte cible vis-à-vis le texte source ainsi qu’une certaine
perte inévitable – et d’autre part, l’homogénéisation causée par la non-reproduction de
l’hétérogène. (Berman 1999 : 60) Il faut rappeler l’importance de la visée de la traduction,
définie par Berman, qui peut, entre autres, expliquer un mode de traitement allant dans
le sens d’une naturalisation ou d’une modulation de l’étrangeté (Berman 1999 : 73), ou
l’opposition, décrite de la même manière par U. Eco dans Dire presque la meme chose
du .... (cité par Risterucci Roudnicky 2008 : 63), autour des axes de l’espace et du temps
– traduction naturalisante contre traduction respectueuse de l’extranéité. En revenant
sur un thème fréquent des théories et commentaires traductologiques, à  savoir la
problématique du transfert de l’extranéité basée sur l’utilisation de langues, de dialectes
ou de registres langagiers spécifiques (par l’intermédiaire d’une stylisation et dans le but
de réaliser un certain effet littéraire), Berman caractérise le décalage incontournable
de toute traduction similaire qui consiste en la destruction ou l’exotisation des réseaux
langagiers vernaculaires : « le vernaculaire est par essence plus corporel, plus iconique
que la koinê, la langue cultivée. » (Berman 1999 : 63) On ne peut, en général, éviter
l’effacement des vernaculaires, la reprise de l’oralité vernaculaire dans le texte cible étant
impossible sans une grave atteinte à la textualité de l’œuvre. Il n’est même pas la peine
d’expliquer les raisons de l’impossibilité d’une traduction dans un autre vernaculaire
qui entraînerait la ridiculisation du texte. Les différentes théories traductologiques plus
récentes nous proposent une issue pour sortir de cette impasse théorique, de la théorie
interprétative à celle du skopos en passant par la théorie de l’action. Selon les approches
fonctionnalistes «  ...le texte source joue un rôle complètement différent de celui que
lui attribuent les théories linguistiques ou celles fondées sur l’équivalence. Ce rôle est
correctement dépeint par l’idée du ‘détrônement’ (Entthronung) du texte source telle
qu’elle est proposée par Vermeer. Le texte source ne constitue plus le critère le plus
important dans la prise de décisions par le traducteur  ; il n’est qu’une des sources
d’informations dont se sert le traducteur. » (Nord 2008 : 39) La règle directrice de toute
activité traduisante devient alors celle du skopos,11 fondée sur un postulat proche, par

11) « La règle du skopos s’établit comme suit : il faut traduire/interpréter/parler de manière à ce que le texte
traduit puisse fonctionner dans la situation dans laquelle il sera utilisée, pour ceux qui veulent l’utiliser et
précisément comme ils souhaitent qu’il fonctionne. » (Vermeer, cité par Nord (2008 : 43)).

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exemple, de celui défini par la théorie des invariants et des spécificités des discours
proposée par Gideon Toury.
La traduction littéraire implique une comparaison des cultures  : la tâche du
traducteur consiste à  interpréter les phénomènes de la culture source à  partir de sa
propre connaissance culturelle. Les concepts de la culture cible serviront de filtre sur
la perception de « l’altérité ». Le traducteur doit décider s’il doit, ou s’il peut, focaliser
l’attention du lecteur sur des phénomènes différents ou similaires de la culture cible.
Ainsi, dans le cas de la traduction du texte d’Izzo, on pourrait se trouver face à plusieurs
conceptions de traduction  : est-il indispensable de souligner l’altérité du texte, sa
spécificité (surtout géographique et sociale, réalisées par l’intrusion du vocabulaire
marseillais), ou faut-il insister sur la qualité poétique, littéraire d’un prototype d’un
genre particulier, le « polar marseillais ». Dans la première solution, on ne dispose pas de
moyens fiables sans basculer dans une exotisation qui n’aurait du charme que pour des
lecteurs tchèques francophones, on n’a pas la possibilité de se transférer dans l’espace
marseillais, dans le cadre des ressources disponibles au sein du discours tchèque. La
seule variante alors, issue de la longue tradition et de l’expérience de la traduction
littéraire, sera de créer pour le livre un monde tout à  fait spécifique, en dehors de
la réalité tchèque mais toujours compréhensible et acceptable : basé sur des éléments
géographiques réels, accompagnés de scènes et de situations ainsi que de quelques
caractères humains typiques – marseillais –, en renonçant à élaborer une copie crédible
au niveau de la langue. On doit tenir compte du lecteur : d’une certaine manière, la
suprématie du texte de traduction, par rapport au texte source, est inévitable sinon la
traduction est contrainte à des infractions au texte source ou au texte cible.

Existe-t-elle une recette ?


Le traducteur tchèque doit, en premier lieu, sauvegarder cette dualité de l’écriture qui
accentue l’opposition du réel et de la fictionnalité en rappelant au lecteur qu’il fait face
à une œuvre littéraire où tout est permis, même exprimer une profonde critique sociale
et politique. Il devra discerner les procédés du récit et du discours, en suivant l’inten-
tion de l’auteur et en copiant autant que possible ses solutions concrètes. Là, où le texte
source tâche de mimer l’oralité, le traducteur sera poussé à exploiter également les pos-
sibilités des registres substandard en fixant son attention sur les procédés marqués (qui
s’écartent de la norme, d’où leur potentiel de participer à créer un certain effet de style)
des couches substandard de la langue, à l’intrinsèque du registre familier, populaire et
vulgaire, et de l’argot, et cela non seulement le lexique respectif mais aussi – et surtout
– les éléments phonétiques ou grammaticaux.
Nous avons mentionné ci-dessus la relativité de tout jugement de valeur au moment
de l’interprétation des procédés substandard. Influencés par divers phénomènes (âge,
lieu de naissance et de vie, famille, éducation, profession, hobbies etc.), les idiolectes
peuvent différer considérablement ainsi que les jugements de la variation langagière
situationnelle. 12 D’où également un certain manque de reconnaissance de la part des

12)  En conséquence de ces facteurs extra-linguistiques, le diaphasique l’emporte sur le diastratique en


linguistique tchèque. En France, au contraire, la tradition variationniste parle de la dépendance sociale
en termes de choix du niveau de langue. L’identification sociale par le biais des variations phoniques,

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lecteurs ou des critiques, lors du jugement de toute traduction de ce genre-là  ou en


général, et l’acception problématique des solutions traduisantes précises. Le choix des
expressions détaillées reste subjectif – et il y aura autant de variantes de « la meilleure »
traduction que de traducteurs.
Dans la traduction analysée, on peut voir une multitude de solutions réussies révélant un
transfert de l’information et du situationnel réalisé de manière optimale. Cela est surtout
le cas du parler identitaire des jeunes de la cité, et la tâche n’était pas du tout facile. En
respectant la diversité non seulement des deux langues et la spécificité de leurs registres
substandard (ici, verlan avant tout), la traduction devait renoncer aussi à la mimétisation ou
à la stylisation littéraire française (la transcription de multiples phénomènes phonétiques,
par exemple) pour accentuer les éléments typiques tchèques :

Ouais. En sortant du bar, je l’vois, ce keum. Une meuf, que j’croyais qu’c’était. De loin, quoi.
Avec ses cheveux longs. J’y demande une clope. L’en avait pas, c’con ! Y se foutait de ma gueule,
dans un sens. Alors, j’y dis, si t’en as pas, suce-moi ! Putain, y rigole ! Alors, j’y mets un pain.
Ouais. C’est tout. Vrai. Y s’est barré comme un lapin. C’tait qu’un pédé. (146)

Hm. Sem vyšel z baru, ne, a vidim toho chlapa. Hele, ženská, myslel sem si. Zdálky, ne. Měl
dlouhý háro. Sem mu řek vo cigáro. A ten debil neměl! Tak to jako by mě urazil, ne. A já na to,
jestli nemáš, tak mi ho vykuř! Ty vole, von se tlemil! Tak sem mu jednu napálil. No. A to je celý.
Fakt. A vodpálil jak zajíc. Buzerant jeden. (127)

En revanche, il faut dénoncer l’effort de la traductrice de caractériser, au moins


partiellement, à  titre de «  marquage  », le parler marseillais par l’utilisation (non
systématique, et appliquée à  tous les personnages sans exception) des variantes
régionales. Ces variantes m’évoquent plutôt le langage enfantin ou font figures de fautes
typographiques  : les formes verbales de la 3ème personne en «  -nul  », non conformes
à  la norme (les expressions fréquentes dans le texte «  nic jsem na to neřeknul  »,
incorrecte  ; à  côté de celles, admissibles car caractéristiques du tchèque commun  :
«  sednul  », «  zapnul  », «  rozhodnul  », «  vysmeknul  »), et les syllabes raccourcies de
certaines formes en général verbales (à  l’exception, de nouveau, de certaines formes
tolérables : « dokud se nevrátim », « v každym věku », « prosim », on est confronté à des
expressions douteuses « necham », « nekecam », « pujde », « vomlouvam se », etc.). Les
deux solutions n’apportent au texte qu’un aspect étrange, ambigu, incertain – encore
une fois, on se pose la question de savoir s’il s’agit d’une erreur de traduction ou d’une
faute typographique, l’attention étant attirée par le soupçon d’une possible déformation
ou d’une faute indésirable, inconsciente. Au lieu d’acquérir une allure marseillaise, les
personnages sombrent dans le ridicule.
Il est à rappeler, dans ce contexte, qu’en choisissant la variante du registre mimant
l’oralité et la spontanéité de l’énoncé en littérature, la pratique traduisante tchèque
opte pour l’interdialecte « tchèque commun » considéré comme le type de langage le
plus élargi et plus ou moins connu par tous les habitants de République tchèque, en
opposition aux dialectes locaux. Conformément aux théories traductologiques citées ci-
haut, l’autre décision nuirait à la traduction, et par conséquent à l’original.

morphosyntaxiques et lexicales est plus ancrée dans la conception française, partant de l’idée du français
populaire. (Podhorná-Polická 2004)

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Argot et traduction

Je ne cite que quelques-uns des cas douteux :

Mais il ne me répondit pas. (narration, 127)


Ale nic na to neřeknul. (111) (j’opterai pour la variante → neřek)13

Je lui montrai ma carte. (narration, 131)


Vytáhnul jsem vizitku. (114) (→ vytáh)

Et bien sûr, il n’avait pas moufté contre Mourrabed. (narration, 133)14


A na Murrabeda samozřejmě neřeknul ani muk. (116) (→ neřek)

– Je ne fais ni troc ni échange. Je ne fais pas de chantage, Je ne marchande rien. (Lole, p. 96)
– Já nehandluju ani nesmlouvam. Nevydíram. Nevobchoduju. (85)

– Faudrait un crabe, et je n’en ai pas. [...] Jamais goûté. Où vous avez trouvé ça ? (Fabio Montale,
p. 113)
– Jo, až na to, že se do toho dává krab. A toho já nemam. [...] To neznam. Vodkud to máte?
(98)

– T’es con, ou quoi ? J’te demande de quoi tu veux causer. Que je révise. (Babette, p. 115)
– Ptam se tě, vo čem chceš mluvit. Abych si to na zejtra zvopákla. (100)

– Vé ! Allez boire le pastis, tranquilles. Je m’en occupe du reste. (Honorine, p. 118)
– Běžte si pěkně vypít pastis, děťátka. Já to všechno nachystam. (102)

Il est plus difficile de critiquer l’approche de la traductrice concernant le lexique


corse ou marseillais. Ainsi, la phrase « Salut, gari. » (19), reste incompréhensible dans
la version tchèque : « Nazdar, gàri! » (20 ; en itallique seulement dans la traduction).
Parfois, l’expression est indiquée en itallique dans l’original. Dans l’exemple ci-dessous,
le contexte exige la reprise du mot tel quel, par ailleurs présent dans le texte source (...et
cible) plusieurs fois, à cause de son étymologie, expliquée dans ce paragraphe :

Le type du bureau feuilletait une revue porno, d’un air las. Un parfait mia. Cheveux longs sur la
nuque, brushing d’enfer, chemise fleurie ouverte sur une poitrine noire et velue, grosse chaîne
en or où pendait un Jésus avec des diamants dans les yeux, deux bagouses à chaque main, des
Ray Ban sur le nez. Cette expression, mia, venait de l’Italie. De chez Lancia. Ils avaient lancé une
voiture, la Mia, dont l’ouverture dans la fenêtre permet de sortir son coude sans avoir à baisser
le vitre ! C’était trop, pour le génie marseillais ! (130)

Ten chlápek v kanclu znuděně listoval pornočasákem. Byl to dokonalej mia. Měl na hlavě odpor-
nou trvalou s ohonem. Zpod rozepnutý košile s květinovým vzorem mu koukala chlupatá hruď,
kolem krku mu visel zlatej řetěz s Ježíšem, co měl namísto očí dva diamanty, na každý ruce měl
masivní prsteny a na nose značkový brejle Ray Ban. To označení mia pocházelo z italštiny. Od

13) Aucune raison, dans le texte source, pour rédiger cette phrase en mimant l’oralité – il s’agit de la narration
« pure ». Mais supposons au moins le besoin de compenser un certain procédé de nivellement autre part...
14) « Moufter », d’après Le Petit Robert, familier.

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La traduction, un pont entre deux rives : Total Khéops de Jean-Claude Izzo en français et en tchèque
Jovanka ŠOTOLOVÁ

firmy Lancia. Prodávali auto značky Mia, z  kterýho se dal malým otvorem vystrčit loket, aniž
by se člověk musel obtěžovat stahovat okýnko. A to byla pro marseilleský frajírky hodně hustá
vychytávka! (114)

Toutefois, « le mia » fait partie du vocabulaire du polar marseillais : les personnages-
types du polar marseillais, cités par Levet (2002  : 393)  étant : «  le minot  » (version
marseillaise du gavroche, souvent issu de l’immigration, toujours à  la limite de la
délinquance), « le fada » (simple d’esprit qui peut avoir un pouvoir de nuisance illimité,
ou être un ange-gardien infatigable), «  la cagole  » (jeune fille très maquillée, habillée
de manière voyante, perchée sur de hautes semelles, souvent crédule), « le cake » ou
« cacou », ou « mia » (macho fou de sa voiture, portant chemise voyante et largement
ouverte sur une toison pectorale très développée et sur une grosse chaîne en or, au
comportement de « beauf »).
Les paroles imitant « le marseillais » en tchèque ne peuvent être marquées en revanche
que par la caractérisation d’un discours typé socialement : prouvant un certain âge, un
rôle social ou un caractère particulier, doté de l’aspect d’un parler non soigné d’une
personne non érudite ou négligeant sa façon de s’exprimer :

Faire les poches ! Té ! (54)


Takže ty vlastně toho kapsáře dělat musíš, jo? (49)

Mon pôvre, z’auriez pas fait fortune, comme pêcheur, vé ! (Honorine, 112)
Chudinko, z vás by asi zazobanej rybář nebyl, co? (98)

C’est une nièce, vé, qu’elle me les a ramenées de tête. (Honorine, 112)
Neteř mi je přinesla, nó, to víte. (98)

Conclusion
La traduction, supposée se heurter principalement au problème de la transcription du
parler marseillais, un des éléments les plus marquants du polar marseillais d’Izzo, décèle
d’autres décalages comme des infractions vis-à-vis du texte cible ou des solutions erro-
nées, pourtant réfléchies et choisies en toute conscience. La plus importante contredit
l’intention de l’auteur optant pour deux types de l’écriture afin de différencier le Prolo-
gue du reste du livre. Cette mise à niveau consiste dans le choix d’une stylisation « entê-
tée » de toute la narration, basée sur l’utilisation systématique des éléments du « tchèque
commun », et cela même dans les passages où cette solution n’est point imposée par le
texte source.
D’un impact moins grave, il faut signaler pourtant l’effort d’imiter un parler
vernaculaire (dans l’original, l’argot marseillais) par l’utilisation de certaines expressions
(formes verbales) de caractère dialectal. Au lieu de donner au texte et aux discours de
personnages concrets un aspect particulier, ce choix impose à  la lecture un élément
d’étrangeté, de bizarrerie.
La traduction – réussie dans son ensemble et manifeste de l’intention de son auteure
de faire de son mieux – endommage le texte source. Mais ce qui est plus grave, c’est
qu’on ne la soupçonne pas de cette trahison sans une comparaison détaillée et une

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Section
Argot et traduction
analyse soignée. Le cadre et les grandes lignes de l’histoire restent les mêmes, seuls
quelques traits caractéristiques de l’écriture d’Izzo sont négligés. On peut d’ailleurs
supposer que, ce qui sera perçu par un théoricien de la traduction comme une erreur
ou une trahison, ne le soit pas par le lecteur tchèque pour qui le polar d’Izzo reste un
livre intéressant, aventurier... et exotique.

Bibliographie

BERMAN Antoine, La traduction et la lettre ou l´auberge du lointain, Paris, Seuil 1999.


BERTONCINI Pierre, « Mise en scène de situations sociolinguistiques dans Mafiosa. » Glottopol,
Revue de sociolinguistique [en ligne], n° 12, 2008, pp. 44–56 [disponible sur : http://www.univ-
rouen.fr/dyalang/glottopol/numero_12.htm#sommaire]
FLEURY Lison, « Désenchantement politique et redéfinition de la question sociale dans les romans
de Jean-Claude Izzo », Mouvements [en ligne], no 15–16, 2001, pp. 35–40. http://www.cairn.info/
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GASTAUT Yvan, « Marseille cosmopolite après les décolonisations : un enjeu identitaire », Cahiers
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GUILLEMIN Alain, « Le polar « marseillais ». Reconstitution d’une identité locale et constitution
d’un sous-genre  », A Contrario, revue interdisciplinaire de sciences sociales [en ligne],
Université de Lausanne, vol 1, n° 1, 2003, pp. 45–60. http://www.cairn.info/article.php?ID_
ARTICLE=ACO_011_60.
IZZO Jean-Claude, Total Khéops, Paris, Gallimard 1995.
IZZO Jean-Claude, Totální chaos, Trad. Milena Fučíková, Praha, Agite/Fra 2008.
LEVET Natacha, «  Le polar marseillais  : de l’identité textuelle au phénomène éditorial  », in
MIGOZZI Jacques & LE GUERN Philippe, Production(s) du populaire, Presses Universitaires de
Limoges, 2002.
LEVET Natacha, « Roman noir et fictionnalité », Fabula, théorie de la littérature, actualité des études
littéraires, 2004 [en ligne]. http://www.fabula.org/effet/pdf/levet.pdf.
NORD Christiane, La traduction : une activité ciblée, Traduit de l’anglais par Beverly Adab, Arras :
Artois Presses Universit 2008.
PODHORNÁ-POLICKÁ Alena, « Les sources de la néologie et de l’expressivité lexicale dans le
« lexique marqué » des jeunes tchèques et francais », in Sborník prací filozofické fakulty brněnské
univerzity. Studia minora Facultatis philosophicae Universitatis brunensis, L 26, 2005, pp. 93–105.
PODHORNÁ-POLICKÁ Alena, «  Conception de la langue des jeunes dans le milieu français
et tchèque (Critères et perspectives de recherche)  », Sborník prací filozofické fakulty brněnské
univerzity. Studia minora Facultatis philosophicae Universitatis brunensis, L 25, 2004, pp. 45–56.
RISTERUCCI-ROUDNICKY Danielle, Introduction à  l’analyse des œuvres traduites, Paris, Armand
Colin 2008.

Abstract

Translating, bridging: Total Kheops by Jean-Claude Izzo in French and in Czech 


The Czech version of Marseilles’  thriller is probably for us the epitome of translation studies
difficulties, i.e. transposing information (a specific story, the bottom line of all thrillers) along with
other items which can hardly be conserved. Socio-cultural themes (such as youth, prostitutes and

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La traduction, un pont entre deux rives : Total Khéops de Jean-Claude Izzo en français et en tchèque
Jovanka ŠOTOLOVÁ

policemen interacting in Marseilles streets and bars) appear in the novel through meticulously
rendered substandard language. Transposing the real world into literature elicits an imitation of
how the characters spontaneously speak, whatever background they come from.
The identity issue being part of the ongoing interplay between facts and fiction, the translator faces
a dilemma, as the various sociolects of substandard French language interfere with the possibilities
of Czech language and literary context.
The translator stands between the source text on one side, and the target text on the other. His/
her role consists in creating as credible a bridge as possible between two cultures, between two
literatures.

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L’argot en scène

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L’argot des jeunes dans les émissions de libre
antenne à la radio : certaines thématiques
sont-elles plus argotogènes que d’autres ?
Petra VAŠKOVÁ
< Université Masaryk de Brno / vaskovapetra@yahoo.fr >

Introduction
Pour étancher la soif de néologie sortant de la bouche des jeunes, il suffit d’allumer la
radio Skyrock. Grâce au caractère anonyme de ses émissions nocturnes, le discours des
locuteurs devient plus aisé et, ainsi, devient un puits de la créativité lexicale des jeunes.
Que ce soit la langue utilisée dans leur vie quotidienne ou le français standard enrichi
d’expressions identitaires, une étude interdisciplinaire linguistique / médias, étant « une
fantastique machine à produire des signes » (Charaudeau 1984 : 5), permet de construire un
corpus susceptible de les étudier.
Cet article se base sur le corpus recueilli lors de notre mémoire de master. Nous nous
sommes concentrée non seulement sur l’analyse linguistique du corpus recueilli en 2008
et sur sa confrontation avec le corpus d’Anne-Caroline Fiévet, dressé en 2003 (Fiévet
2008), mais aussi sur les phénomènes extralinguistiques  : âge, sexe et thématiques,
qui peuvent influencer le choix des unités lexicales. Nous avons observé de plus près
les domaines thématiques apparaissant lors des émissions ainsi que la nature des
préoccupations des jeunes dans une perspective de synchronie dynamique telle que la
conçoit André Martinet.
L’objectif du présent article est de confirmer ou de démentir l’hypothèse selon laquelle
certaines thématiques sont plus argotogènes que d’autres. L’attention sera portée sur
l’analyse du contenu qui mène à la sélection des thématiques argotogènes.

Libre antenne et culture de chambre


La possibilité de s’exprimer librement, sans être contrôlé, de consulter les sujets de
discussion auxquels on s’intéresse, de chercher la réponse aux questions dont on a peur
ou qu’on n’ose pas poser aux parents, tous ces objectifs incitent les jeunes à appeler la
radio qui porte l’attribut « libre ».
Même si la première véritable émission de libre antenne ne remonte qu’à 1992 (Gleva-
rec 2005 : 29), l’autorisation des radios dites libres par François Mitterrand et la libérali-

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Section
L’argot en scène
sation des ondes datent de l’année 1981 (Fiévet 2008 : 26). Cependant, les opinions sur
le début du mouvement des radios libres divergent. Selon Pierre Merle, le mouvement
des radio libres a commencé en 1977 mais ce type de radios était à l’époque désigné en
tant que radios pirates (Merle 2006 : 18). Au contraire, selon Jean-Jacques Cheval, la pre-
mière véritable radio libre était Radio Campus Lille créée en 1969 (Cheval 1997 : 73).
Du point de vue de l’analyse des prises de parole, les radios de la libre antenne sont
généralement déterminées par trois composants-clés ou trois pôles déterminatifs : les
appelants, les animateurs et les auditeurs. Selon Rémy Rieffel, le rôle du choix du sujet
de discussion relève de la capacité des animateurs : « Les médias peuvent tantôt imposer les
thèmes à l’ordre du jour et produire du conformisme ; tantôt élargir le débat et favoriser le plu-
ralisme des opinions » (Rieffel 2005 : 38). Cependant, dans le cas des libres antennes, ce sont
bien les appelants qui instaurent le sujet dont on parlera.
Fondé en 1986, connu des adolescents pour le slogan « total respect, zéro limite » et
pour le fameux directeur et maître de cérémonie (Glevarec 2005 : 202), Difool, Skyrock
fait partie des radios les plus à la mode à l’époque actuelle.
Les enquêtes et les observations menées sur le corpus de Skyrock par le sociologue
Hervé Glevarec prouvent le succès de cette radio auprès des adolescents : en 1999-2000,
les 15-19 ans ont écouté Skyrock plus que les autres catégories d’âge et Skyrock a même
été la radio nationale la plus écoutée par les adolescents (Glevarec 2005 : 60).
La culture médiatique des jeunes dépend soit du choix d’un type de média avec
lequel l’adolescent s’identifie, soit de la combinaison de plusieurs d’entre eux, tout en
dépendant des dispositions temporelles. De cette façon, la culture médiatique forme
une individualisation des pratiques désignée par H. Glevarec comme « culture de cham-
bre  »  définie par «  […] cet espace unique où les adolescents peuvent exprimer leur identité,
exercer un contrôle personnel, diriger à distance leur relation à la famille et aux amis »(Glevarec
2005 : 21).
Pour illustrer l’ambiance des émissions nocturnes, voilà deux extraits de nos transcrip-
tions des entretiens animateurs – appelants relevant des thématiques récurrentes :

Classé sous la thématique « alcool/drogues »

(exemple de négociation autour d’une signification du néologisme bad)


Karim Donc moi, j’appelle comme déjà Cédric en fait. J’ai fait un bad1 jeudi soir. J’ai
fumé un bédo...
Difool T’as fait un bad ?
Karim J’avais… Ouais, j’ai fait un bad trip avec un bédo, en fait.
Difool Un bad trip2 ?

1) T
 ous les lexèmes classés selon nos filtres successifs en tant que substandard (voir le sous-chapitre La relation
entre les thématiques et l’argotogénèse) sont mis en italiques.
2) A
 lena Podhorná-Polická fait l’analyse de cette expression et la classifie en tant que «  mot identitaire  ».
(Podhorná-Polická 2009 : 284–286)

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L’argot des jeunes dans les émissions de libre antenne à la radio...
Petra VAŠKOVÁ

Classé sous la thématique « amour/sexe »

Difool Ouais, euh, j’sais pas, ça dépend c’que tu r’ssens pour elle, mais ça va foutre …
Alex Bah, franchement, depuis que, depuis qu’on est bien ensemble et tout, qu’on
parle bien, moi, je la kiffe trop.
Difool Nan, mais c’est ça, en fait, elle, elle s’imagine avoir un super bon copain et tout …
Alex Ouais, voilà, ouais, j’pense c’est ça plutôt.
Romano Ouais, et toi, derrière, t’es comme un péteux et, toi, tu bandes, comme un salaud ...
[…]
Alex Ça fait bien chier quand même, ça fait bien chier.
Difool Bah, ouais, j’comprends, ouais. En tout cas, y’a mal, y’a malentendu, elle, elle
croit qu’t’es son, qu’t’es l’bon pote et, toi, t’as envie d’autre chose, donc, forcé-
ment, ça va partir en couilles.

Difool Ouais, auditeur de Skyrock, bogosse, tout ça.

Les émissions nocturnes de Skyrock, que l’on peut qualifier de réseau social
rassemblant un groupe d’amis virtuel, sont caractérisées par le tutoiement menant
vers des tours de parole plus relâchée et où l’on n’attend pas longtemps pour entendre
des néologismes.

La popularité des thématiques en synchronie dynamique


Les enregistrements dont nous nous sommes servie pour l’analyse ont été effectués
dans la semaine du 6 octobre au 10 octobre 2008. Nous disposions également des
enregistrements de la semaine du 21 avril au 25 avril 2003, que nous a confié Anne-
Caroline Fiévet. Ainsi, dix jours à trois heures d’émissions nocturnes, soit 30h d’enre-
gistrements au total, étaient à notre disposition. Il faut tenir compte du fait qu’on ne
finit strictement pas à minuit juste. S’il y a un appelant, on peut prolonger l’émission
et vice versa.
Quant à la méthodologie de traitement des thématiques débattues, nous avons indiqué
tout d’abord le sujet abordé par les participants aux émissions. Après avoir rassemblé
tous les sujets abordés, nous avons évalué la fréquence de l’apparition de ces sujets et
nous en avons déterminé les catégories générales principales sous un titre-clé, divisées
en sous-catégories détaillées.
Le nombre de contributions en 2003, en 2008 et la somme totale seront indiqués, ce
qui indiquera combien de fois on a abordé le sujet en question. Les catégories seront
organisées selon le nombre de contributions en premier lieu et, s’il y a plus de sujets
abordés avec le même nombre de participants, en ordre alphabétique en second lieu.
Les sous-catégories seront organisées par ordre chronologique de leur apparition dans
l’émission.

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L’argot en scène

Sous-catégories Année
Thématiques en général Total
Sujet de discussion Occurence 2003 2008
Amour/sexe prostituées 2
rupture 7
ami immigré 4
amoureux d’un ami 5
pratiques sexuelles 18
amitié 1
grossesse 2
problèmes de temps 3
35 33 68
puanteur 2
relation avec un marié 5
sexe masculin 4
amour secret 4
jalousie 5
solitude 3
lèvres sèches 1
carrière porno 2
Sky Roulette* jeu de la Sky Roulette 18 18 0 18
Alcool/drogues haschisch 2
extase 1
attitude négative 1
expérience 2 6 5 11
joint 2
botanique 1
alcool 2
Apparence exhibitionnisme 1
grosseur 4
1 8 9
bodypainting 1
transpiration 3
Technologie scooter 2
1 5 6
console 4
Football supporter 2
match 2 0 5 5
insultes 1
Santé opération 1
0 5 5
sommeil 4

* Le jeu de Sky Roulette n’est pas une thématique proprement dite, cependant, nous l’avons incluse car les
discussions autour du jeu prennent assez d’espace à l’émission.

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L’argot des jeunes dans les émissions de libre antenne à la radio...
Petra VAŠKOVÁ

Sous-catégories Année
Thématiques en général Total
Sujet de discussion Occurence 2003 2008
Fantasmes acte sexuel 1
mensonge 2 4 0 4
excrément 1
parent sévère 1
Problèmes avec les pa-
rents mauvaise relation 1 4 0 4
parent en prison 2
Vacances de printemps histoires 4 4 0 4
voisins 1
Hommes qui poursuivent
les femmes étudiant 1 0 3 3
garde du corps 1
Invitation compétition 1
3 0 3
émission 2
Racisme
dans la relation amoureuse 3 3 0 3

Alimentation testicules 1
2 0 2
jus de poissons 1
Animaux maladie 2 0 2 2
Jeux vidéo Jeux 2 2 0 2
Phobies araignées 2 0 2 2
Problème du mois McDonald’s 2 2 0 2
Problèmes familiaux protection d’un membre 1
0 2 2
suicide 1
Sujets de discussion réussite 1
occasionnels
optimisme 1
2 2 4
foulards 1
logement 1
23 thématiques 159 sujets
60 sous-catégories 87 72 159
différentes abordés

Tableau 1 : Résumé des thématiques

Le résumé ci-dessus affiche un éventail considérable de sujets de discussion : 23 au


total, 2003 et 2008 confondus. On constate l’apparition des sujets occasionnels (c’est-à-
dire « concours », « crise mondiale », « mode », « ville ») dont on n’a parlés que lors de
la contribution et qu’on n’a jamais évoqués de nouveau plus tard.
Si le sujet de la sous-catégorie est égal à la plus petite unité distinctive, on compte 60
sujets de discussion différents. La thématique «  amour/sexe  » n’est pas seulement la
plus fréquente mais largement la plus variée quant au nombre de sujets de discussion
spécifiques. Cette catégorie compte 16 sous-catégories et elle est suivie de la catégorie
« alcool/drogues » qui ne compte que sept sous-catégories. La fréquence de la thématique

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L’argot en scène
«  amour/sexe  » et l’hétérogénéité des sous-thématiques confirment son statut de xx
dominante libérale3 dans les émissions nocturnes sur Skyrock.
La préférence continuelle des sujets le plus fréquemment abordés, qui font partie de
notre corpus, est à mettre en parallèle avec la top liste des 10 thématiques argotiques les
plus fréquentes4, dressée par Alena Podhorná-Polická qui puise dans son corpus élaboré
sur la base des questionnaires et entretiens avec les adolescents français entre octobre
2002 et juin 2003.
Suite au tableau supra, les sujets communs à 2003 et à 2008 ne sont que « amour/
sexe  », «  alcool/drogues  », «  apparence  » et «  technologie  ». Les autres sont plutôt
occasionnels et dépendent de plusieurs facteurs externes.
L’année 2008 a offert un éventail plus varié de sujets de discussion, ce qui pouvait être
causé par la saison de football finissante et par la crise mondiale qui faisait partie de la
réalité sociétale, apparue en 2008. De même, la santé et l’apparence en tant que sujets
bien discutés ces dernières années préoccupent également les adolescents. Les autres
sujets de discussion ont plutôt un caractère personnel que commun.
En somme, assez d’espace est laissé aux sujets répétitifs mais l’apparition de nouveaux
sujets ou de sujets à la mode n’est pas exclue. Bien que la composition des thématiques
soit hétérogène, les sujets typiquement adolescents ne sont pas négligés.

La relation entre les thématiques et l’argotogénèse


Si l’on se pose la question de l’existence des thématiques argotogènes, il faut se focaliser
sur la fréquence des thématiques répétitives. Quelle est leur relation à la synonymie et
à l’originalité de l’expression des locuteurs? Suite à nos transcriptions, plus les appelants
parlent d’un seul sujet, plus ils s’efforcent d’enrichir leur discours et de se différencier
du français standard, non approprié aux émissions nocturnes destinées aux jeunes. De
ce fait, les conversations regorgent de synonymie. Parfois, ils recourent aux procédés
morphosémantiques, créent de nouvelles unités et ouvrent ainsi la porte à  l’argotogé-
nèse. Sur la base de notre corpus, nous définissions l’argotogénèse comme l’apparition
de nouvelles unités argotiques, formelles ou sémantiques, grâce à la synonymie issue des
discours sur les sujets récurrents.
Dans le cadre de notre mémoire de master, nous avons divisé l’argot en trois domaines
suivants : argot commun (c’est-à-dire connu universellement), argot commun des jeunes
ensemble avec l’argot commun des jeunes des cités et les « néologismes » (c’est-à-dire les
lexèmes ou les expressions qui n’étaient pas attestés dans les dictionnaires consultés au
moment de notre recherche).
Pour le classement des unités, nous n’avons pas pris en compte l’aspect diachronique
entre 2003 et 2008 puisqu’à cette étape, la division diachronique n’était pas déterminante.
Ce point de vue nous intéresse néanmoins quant à la catégorie des « néologismes ».
Dans la première phase du classement des unités, nous nous sommes servie de la

3) Terme utilisé par Hervé Glevarec désignant une « thématisation[des radios] autour des « problèmes des jeunes »,
où les questions sexuelles et relationnelles sont centrales, sollicitées autant par les radios que par les auditeurs appe-
lants. » (Glevarec 2005 : 29).
4) Top 10 des thématiques argotiques (Paris) : policiers, argent, fille, homosexuel, copains, voiture, fou, pros-
tituée, avoir peur, drogues légères. (Podhorná-Polická 2009 : 315).

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L’argot des jeunes dans les émissions de libre antenne à la radio...
Petra VAŠKOVÁ

méthode des filtres successifs5. Cette méthode s’appuie sur l’attestation des unités dans les
dictionnaires généralistes, Petit Robert (PR, 2006), et spécialisés, Dictionnaire du français
argotique et populaire (DFAEP, 2006), Comment tu tchatches ! (CTT, 2001) et Dictionnaire de
la Zone (DZ, dictionnaire en ligne). Elle consiste à appliquer les quatre filtres relevant de
l’apparition des unités dans les dictionnaires mentionnés, ce qui permet un classement
plus précis. Si l’unité se trouvait dans le PR mais avec une des marques substandard
indiquant qu’il s’agissait d’un lexème utilisé dans le langage des jeunes, elle était
directement classée parmi argot commun (premier filtre, p.ex. cool). Si, par contre,
l’unité ne se trouvait que dans le CCT (deuxième filtre, p.ex. looker) et/ou dans le
DZ (troisième filtre, p.ex. être en chien), nous avons préféré de la classer parmi argot
commun des jeunes. L’argot commun des jeunes des cités et les différents micro-argots
seraient pris en compte lors d’un classement plus détaillé. Les unités non répertoriées
ont été considérées comme néologismes au moment de la recherche (quatrième filtre,
p.ex. mouta). Le classement du lexique et des expressions argotiques selon le critère
lexicographique était le seul objectif possible pour nous en tant qu’étrangère.
Sans perdre de vue la vitesse de l’évolution lexicale, la seconde phase du classement
des unités comprenait la consultation des locuteurs endolingues. Nous avons attribué
de l’importance à cette démarche car nous avons obtenu des opinions contemporaines
qui ont été confirmées ou non dans les dictionnaires qui ne sont pas souvent actualisés.
Les auteurs attendent en effet un certain temps avant d’introduire un néologisme
dans le dictionnaire car s’il tendait à  disparaître, son introduction deviendrait
inutile. La consultation des locuteurs natifs était nécessaire également puisqu’en tant
qu’étrangère, les changements sémantiques ne sont pas, pour nous, aussi évidents que
les changements formels.

Graphique 1 : Répartition diachronique des néologismes : lexèmes vs expressions

5) Méthode reprise d’Alena Podhorná-Polická (Podhorná-Polická 2007 : 502)

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Section
L’argot en scène
Notre corpus comportait 352 lexèmes et 75 expressions, c’est-à-dire 427 unités. La
majorité, soit 81%, de l’ensemble du corpus était représentée par l’argot commun. L’argot
commun des jeunes et des jeunes des cités en représentait 10%, soit 32 lexèmes et 9
expressions. Les néologismes occupaient 9% du corpus : 23 lexèmes et 3 expressions.
Pour illustrer, voilà quelques exemples des lexèmes issus de notre corpus :

– A
 rgot commun des jeunes - bader, bolos, cistra, esquive, flipette, kéblo, keumé, loveur, mytho-
ner, pourav, trash, uc, wesh, zguègue
– Néologismes - breaker, gafette, gaming, kid, macdo, mouta, mythoneuse, précioso, relooking,
(se) séguer, totale
– Les néologismes big (adj.), macdo (n.m.), mouille (n.f.), totale (n.f.) et les expressions
film de boule, faire de la fesse, ouach ma gueule et truc de fou faisaient partie du corpus
de l’année 2003 ainsi que de l’année 2008. Cette apparition témoigne de leur emploi
fréquent et ils devraient faire partie plutôt de l’argot commun des jeunes même si les
dictionnaires analysés ne les incorporent pas dans leur nomenclature.

En guise de conclusion
Il résulte de notre étude que les thématiques préférées et le plus souvent abordées par
les participants aux émissions nocturnes de la radio Skyrock ne sont que « amour/sexe »
et « alcool/drogues » qui préoccupent les auditeurs quel que soit leur âge. Les autres
sujets de discussion dépendent de facteurs différents et ont plutôt un caractère occasion-
nel. Bien que la composition des thématiques soit hétérogène laissant assez d’espace aux
sujets récurrents, les thématiques typiquement adolescentes, nouvelles ou à la mode ne
sont pas négligées.
La récurrence des thématiques favorise l’argotogénèse plus que les autres thématiques
disons occasionnelles. Les deux regorgent d’unités substandard, que nous avons classifiées
selon la méthode des filtres successifs appliquée en sous-catégories l’argot commun (le
plus fréquent), l’argot commun des jeunes (des cités) ou les néologismes.

Références bibliographiques

CARADEC François, Dictionnaire du français argotique et populaire, Paris, Larousse, 2006.


CHARAUDEAU Patrick (dir.), Aspects du discours radiophonique, Paris, Didier Érudition, 1984.
CHEVAL Jean-Jacques, Les radios en France, Histoire, état et enjeux, Paris, éditions Apogée – diffusion
PUF, 1997.
FIÉVET Anne-Caroline, Peut-on parler d’un argot des jeunes  ?Analyse du lexique argotique employé
lors d’émissions de libre antenne sur Skyrock, Fun Radio et NRJ, Thèse de doctorat en Sciences du
Langage sous la direction de M.le Professeur Jean-Pierre Goudaillier, Université René Descartes,
Paris, 2008.
GLEVAREC Hervé, Libre antenne. La réception de la radio par les adolescents, Paris, Armand Colin,
2005.
GOUDAILLIER Jean-Pierre, Comment tu tchatches  ! Dictionnaire du français contemporain des cités,
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LAMBERT Patricia, ‘Mises en textes’ de parlers urbains de jeunes, Mémoire de D.E.A. sous la direction

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L’argot des jeunes dans les émissions de libre antenne à la radio...
Petra VAŠKOVÁ

de Jacqueline Billiez, Grenoble, Université Stendhal-Grenoble 3, 2000.


MARTINET André (dir.), La linguistique : guide alphabétique, Paris, Éditions Denoël, 1969.
MERLE Pierre, Argot, verlan et tchatches, Toulouse, Milan, 2006.

PODHORNÁ-POLICKÁ Alena, Peut-on parler d´un argot des jeunes ? Analyse lexicale des universaux
argotiques du parler de jeunes en lycées professionnels en France (Paris, Yzeure) et en République tchèque
(Brno), Thèse en cotutelle sous la direction de Jean-Pierre Goudaillier et Marie Krčmová,
Université René Descartes – Université Masaryk, Paris-Brno, 2007.
PODHORNÁ-POLICKÁ Alena, Universaux argotiques des jeunes: analyse linguistique dans les lycées
professionnels français et tchèques, Brno, Masarykova univerzita, 2009.
REY Alain & REY-DEBOVE Josette, Le Petit Robert, Paris, 2006.
RIEFFEL Rémy, Sociologie des médias, Paris, Ellipses, 2005.
VAŠKOVÁ Petra, Le lexique argotique sur Skyrock  : analyse des néologismes en synchronie dynamique
(2003 et 2008), Mémoire de maîtrise sous la direction d’Alena Polická, Brno, Université Masaryk,
Faculté des Lettres, 2010.

Sitographie
Dictionnaire de la Zone : http://www.dictionnairedelazone.fr/
Skyrock (généralités) : http://www.skyrock.fm/front/
Skyrock (émissions) : http://player.skyrock.fm/V4/skyrock/player_V3.html#

Abstract

Youth Slang in “Free Antenne” Broadcasting in Radio: Some Themes are they more
“slang-generating” than others?
This article deals with an analysis of the relationship between language of young French people,
argot origin and the topics that are in the centre of interest of adolescents in the night broadcastings,
the so-called “free antenne”, on Skyrock radio. The analysis is carried out from the point of view
of dynamic synchrony since the corpus is compiled from lexical entities gathered in the years 2003
and 2008.

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L’expression de l’identité : l’argot dans le slam

Marie-Anne BERRON-KOCH
< Universität Leipzig / mberron@hotmail.fr >

La recherche sur le terrain de la ville de LILLE (59) a permis de mieux cerner la réalité
des artistes pratiquant le SLAM 1.
Nous essaierons tout d’abord de montrer la manière dont le concept de « SLAM » va
être perçu par les artistes eux-mêmes. Par la suite nous analyserons plus précisément la
fonction identitaire que le langage joue dans des textes à vocation poétique. L’utilisation
consciente d’un type de vocabulaire, plus particulièrement l’utilisation d’un vieil argot,
d’un argot commun, d’un argot des jeunes ou encore du français contemporain des
cités (Goudaillier, 2001) montre la fonction identitaire du langage utilisé par certains
artistes pour tenter de marquer leurs origines ethniques et/ou sociales. Ainsi pour finir,
les interviews et les enregistrements auxquels nous avons procédé nous permettront
d’illustrer la théorie par des exemples marquants présents au sein du corpus. Ces
exemples appartiennent à toutes les catégories issues de l’argot, en passant de l’emprunt,
aux anglicismes, à la suffixation et à la créativité lexicale. Il est intéressant de remarquer
chez les auteurs une volonté forte de se démarquer par le langage utilisé mais également
la fierté de la création lexicale. Cet article ne se voudra pas exhaustif et représentatif
du phénomène SLAM sur le territoire français, mais essentiellement du phénomène tel
qu’il s’est établi dans une zone géographique limitée.

1) Le SLAM et les Slameurs


Nous souhaitons ici présenter brièvement le mouvement du SLAM : le SPOKEN WORD
influence, dès les années 1950, la population marginalisée américaine à  la recherche
d’un nouveau mode d’expression. Celui-ci a pour signe distinctif son aspect oral puisant
ses influences dans les origines premières de la poésie des ancêtres des minorités his-
paniques et afro-américaines. Ce courant a influencé différents courants musicaux tels
que, entre autres, le RAP, le HIPHOP et pour finir le SLAM2.

1) Nous avons eu ici recours en partie à l´observation participante comme employée par LABOV. Les entre-
tiens ont été effectués sous un format semi-directif.
2) Marc Smith, surnommé « Slampapi », passionné de lecture poétique, cherche à déclencher un phénomène
de lecture poétique à l´égal des manifestations de Jazz. Son but est également d´abolir les frontières entre
les poètes de la rue et les poètes académiques, de réussir à mélanger les styles et genres poétiques.

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L’expression de l’identité : l’argot dans le slam
Marie-Anne BERRON-KOCH

Depuis 1984, ce terme de SLAM représente un tournoi poétique compétitif sous


une forme particulière (Anders 2004 : 14). Les participants au mouvement s’identifient
en tant que Slameurs en faisant rapidement développer ce mouvement à  l’échelle
internationale. Les scènes de SLAM se développent rapidement à  New York  ; un
phénomène d’internationalisation prend ensuite forme, en partie grâce au film de Marc
Lévin « Slam »3.
Certaines règles régulent les scènes de SLAM. Malgré tout, les scènes de SLAM de
Lille4 se sont quelque peu écartées des règles traditionnelles  : la présence d’un Jury,
de même que l’attribution d’un jugement n’y sont plus observables comme cela l’était
dans le concept de base. L’expression du SLAM comme nous avons pu l’observer dans
la ville de Lille est difficilement définissable. Le Terme de « SLAM » considère l’aspect
compétitif qui n’a à Lille plus lieu d’être. Peut-être pour cette raison les Slameurs de Lille
parlent plutôt d’un concept de libre parole ou encore de sessions d’expression orale :

« [...] Libre parole [...] Voilà, session d’expression ou alors un truc comme ça, parce que quand
on a un mot comme ça, expression c’est large, à la rigueur expression orale sinon si on met
expression y’en a qui vont venir chanter y’en a qui vont venir danser, mais SLAM c’est vrai on
commence à formatiser le truc, et ça perd de sa fraîcheur, on fait une maison, on ferme toutes
les portes et puis voilà ça pue le renfermé après […]5 ».

Ben, jeune homme de 28 ans, exprime la problématique de cette catégorisation du


SLAM par l’utilisation d’une image assez forte c’est vrai on commence à formatiser le truc,
et ça perd de sa fraîcheur, on fait une maison, on ferme toutes les portes et puis voilà ça pue
le renfermé après. Par cette image il tente de faire comprendre que certaines personnes
standardisent le concept du SLAM provoquant par-là même sa chute. De même il rattache
le concept du SLAM à celui du SPOKEN WORD dont, ne l’oublions pas, il est issu :

« [...] Oui, c’est ça, le SPOKEN WORD, pas forcément rythmé, parce que y’a quelques règles qui
gèrent ce concept de SPOKEN WORD, c’est une session ouverte à tout le monde, c’est à dire
ouverte à tous les niveaux, n’importe qui du moment qu’il a un texte de sa composition, et qui
est fait dans un temps de 3 minutes, tout simplement, où c’est de la poésie scandée, c’est là où
on vient au terme RAP, là ça devient du RAP, parce que c’est scandé, enfin surtout au niveau du
rythme, scandé, c’est toujours un peu scandé même la poésie, mais c’est fait par voix orale et
d’une manière publique, parce que la poésie ça peut aussi s’écrire en fait, donc c’est peut-être ça
qui différencie, mais la poésie ça a toujours été déclamé dans des lieux publics même si c’était
écrit […] ».

Il fait également référence ici à la problématique de l’oral et de l’écrit que l’on peut
retrouver dans le SLAM. L’appartenance au groupe de Slameurs pourrait être également
discutée du point de vue de l’expression identitaire. Mais nous voulons parler ici de
l’identité exprimée par le langage des Slameurs utilisé dans les textes déclamés.

3) Le film “ SLAM “ par l’Américain Marc Lévin en 1997, dont le rôle principal est assuré par le SLAMEUR
Saül Williams, obtient la caméra d’or au Festival de Cannes de 1998 et permet de faire connaître le mouve-
ment au niveau mondial (Site de Ubackconcept).
4) Il faut éviter ici d´effectuer une généralisation du concept. Il s´agit bien évidemment essentiellement des
phénomènes observés dans une zone géographique bien précise.
5) Citation tirée de l´interview de Ben du 31.03.2009 à Lille par Berron-Koch, Marie-Anne.

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Section
L’argot en scène

2) La fonction identitaire du langage


Cet article tentera de montrer l’usage d’un argot dans le SLAM. Nous nous concentre-
rons ici essentiellement sur l’aspect lexical du corpus. En effet comme le précise Fran-
çois-Geiger (1991), l’argot n’est pas une langue mais un lexique. Les nombreux aspects
que l’on retrouve dans notre corpus nous permettraient bien évidemment une étude
plus approfondie des variations en présence qu’elles soient phonétiques, morphologi-
ques ou encore syntaxiques (Gadet 2003). Nous voulons présenter ici l’aspect purement
lexical des textes de notre corpus.
Lorsque l’on parle d’argot il faut effectuer la différence entre l’argot traditionnel
ou classique, l’argot commun, les parlers branchés ou encore les parlures argotiques
(élargissant la notion aux éléments phonétiques), et l’argot des cités ou FCC (Goudaillier
2001). L’argot commun est le témoin de la relation existante entre l’argot et la langue
commune (également le Français populaire et familier) et nombreux sont les termes de
lexique se rejoignant et intégrant les dictionnaires tels que par exemple le Nouveau Petit
Robert (2009).
L’argot est considéré comme un lexique essentiellement oral mais le passé et le présent
ont prouvé que les artistes qu’ils soient écrivains, rappeurs, chanteurs ont dû « poser » leurs
textes à l’écrit pour les besoins de la commercialisation ou simplement de la mémorisation.
Les différences entre la langue écrite et la langue orale pourraient être également sujets de
recherche, dans la mesure où les textes de notre corpus présentent un aspect intéressant
dans ce domaine. En effet les auteurs des textes que nous avons jugés relevables dans notre
analyse selon certains critères de comparabilité textuelle6 ont tout d’abord écrit des textes
dans le but de les « poser » sur scène. Ils les ont donc écrits d’après un mode oral. Les
phénomènes de l’oralité se retrouvent donc transcrits consciemment.
Les auteurs de notre corpus utilisent donc un lexique tiré des « argots » – le pluriel
permet de montrer la diversité des argots retrouvés dans les textes de notre corpus.
Ainsi nous avons pu y trouver des termes issus de l’argot dit traditionnel ou classique,
de l’argot commun par lequel on retrouve également des termes populaires, familiers et
même vulgaires et de l’argot des jeunes, voire des cités. L’utilisation de l’argot d’un point
de vue général comprend plusieurs fonctions – cryptique, ludique, initiatique, poétique
et identitaire. Cette dernière a pris le dessus sur les autres fonctions présentes dans
l’utilisation d’un argot. Les utilisateurs de cet argot cherchent par cet usage à exprimer
leur origine et appartenance parfois à l’intérieur même du groupe des Slameurs. Cette
catégorie de «  SLAM  » n’est pas restrictive comme par exemple le mouvement de la
même famille le «  RAP  » dans le sens où toutes les catégories socioculturelles voire
ethniques peuvent être représentées.

3) Expressions sur le terrain


Nous nous sommes focalisée dans le cadre de cet article sur six auteurs de textes de notre
corpus. Un aspect intéressant que nous ne pouvons malheureusement pas traiter ici plus
en profondeur correspond à la description de la catégorie du « SLAM » par les auteurs de
notre corpus. L’appellation commune de « SLAM » semble ne pas être équivoque pour

6) S
 elon les catégories décrites par Deppermann (2002).

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L’expression de l’identité : l’argot dans le slam
Marie-Anne BERRON-KOCH

tous. La taille de cet article ne permet pas de développer plus ici cet aspect, néanmoins
nous souhaitons préciser que certains auteurs du corpus se considèrent comme des Sla-
meurs mais avant tout influencés par la culture du HIP HOP et du RAP. Intéressant à ob-
server est le fait que leur appartenance à un groupe est également liée à leur appartenance
socioculturelle voir ethnique7. Ainsi Slimane, d’origine berbère se considère fortement
influencé par le RAP, tandis que Shabaaz, d’origine congolaise, se considère quant à lui
fortement influencé par le HIP HOP. De plus, au cœur de la ville de Lille, on parle plutôt
d’un concept de libre parole8 au lieu de parler de « SLAM ». Le SLAM est alors une caté-
gorie vaste ouverte à tous ceux qui produisent et aiment le texte.
Dans un premier temps, nous voulons présenter le rapprochement que certains auteurs
de notre corpus font entre leur usage d’un argot et leur construction ou expression
identitaire. Nous voulons illustrer cet aspect par le biais de citations tirées des interviews
auxquelles nous avons pu procéder lors de notre recherche sur le terrain.
Slimane est un homme d’une trentaine d’années d’origine berbère et ayant grandi
à Saint-Quentin dans le Nord de la France. Il revendique son appartenance à son quartier
d’origine :

« […] Ah moi j’étais à Saint Quentin, c’était la misère là-bas. [...] nous, on habitait en très proche
banlieue de Saint Quentin tu vois – à 6 ou 7 Km – mais je préférais là-bas, parce que là-bas c’était
un quartier où on était tous unis – on connaît tous nos parents – genre tous les ans (fête musul-
mane à la fin du Ramadan) je vais là-bas, voir mes potes avec qui j’ai grandi [...]9 ».

Tandis que Danny, homme de 28 ans à l’époque de l’interview, vient d’Oye-Plage –


petite ville du Pas-de-Calais se situant entre Gravelines et Calais – et a passé durant son
enfance de nombreuses heures en compagnie de son père dans les bistrots de la ville
au bar :

« [...] le problème c’est que c’est pas mes racines, mes racines, moi c’est le galérien du BLED,
c’est les petits pauvres, c’est les voisins qui passent à n’importe quelle heure du jour ou de la
nuit pour boire une bière ou pour tailler bavette, c’est le parler de la vie quotidienne tu vois [...]
mais moi ma réalité c’est le peuple enfin entre guillemets [...]10 ».

Ces deux exemples concrets renforcent l’idée d’une revendication de l’appartenance


identitaire à un groupe qu’elle soit ici sociale, ethnique ou encore géographique.
D’un côté on retrouve Slimane Azem qui affirme l’importance de son quartier, plus
encore de son appartenance à ce groupe lorsqu’il dit que c’était un quartier où on était
tous unis. De l’autre côté on retrouve Danny qui fait plutôt référence à un mode de vie
entre gens du peuple.
Le langage est difficilement séparable de son contexte, d’où le fait que l’identité soit
étroitement liée au contexte et que le langage puisse en être le mode d’expression
principal.

7) A
 nalyse qualitative – il ne s´agit que des observations faites lors d´interviews sur la ville de Lille entre
septembre 2008 et avril 2009.
8) Titre d´un film tourné par le groupe LPI (Le pouvoir des innocents) dans la métropole Lilloise en 2005 (Libre
parole, production imagée, 2005).
9) C
 itation tirée de l´interview de Slimane du 25.03.2009 à Lille par Berron-Koch, Marie-Anne.
10) Citation tirée de l´interview de Danny du 06.02.09 à Lille par Berron-Koch, Marie-Anne.

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Section
L’argot en scène
Ce qui nous amène à vouloir comprendre cette utilisation d’un argot dans leurs textes
respectifs. Tout d’abord Slimane :

« [...] j’aime beaucoup l’argot, parce que c’est vivant parce que ça change tout le temps […] et
je pense que ça vient plus de là que d’un délire littéraire [...] ça ne m’intéresse pas d’utiliser un
langage que je n’utilise pas […]11 ».

Ensuite la conception de Danny :

« [...] À Néness, c’est le langage du quotidien parce que j’ai pas envie de fausser ce que je suis, de
fausser mon écriture par des choses que je ne suis pas ou que je n’emploie pas, je vais pas cher-
cher à faire des métaphores de poètes du 19ème pour exprimer quelque chose, j’ai mon langage,
et heu en fait mon langage il parle de certaines choses, […]12 ».

Ou encore de Tony, jeune homme de 27 ans :

« [...] ben souvent après tu tournes autour des mots que tu connais…donc j’essaye de trouver des
autres mots, mais tu sais quand t’as un langage après c’est difficile »13.

Ces quelques exemples montrent la volonté marquée des auteurs d’utiliser un


langage qui leur est propre – celui-ci étant marqueur de leur identité. Lorsque l’on
parle d’identité ou de marqueur d’identité par une utilisation lexicale particulière on
en revient à parler de l’utilisation des mots de la langue d’origine. Les auteurs de notre
corpus ont tous entre 20 et 35 ans environ. Toutes les catégories sociales et culturelles
y sont représentées. La diversité y est grande. On peut y observer aussi bien des textes
aux caractères dits poétique, des textes sous forme de narration que des textes à la
limite du HIP HOP et du RAP. Malgré cette diversité dans la forme et la composition
des textes, notre corpus de 137 textes comporte environ 82 textes comprenant une
parlure argotique.
Nous ne pouvons pas ici présenter les résultats du corpus dans sa totalité. Nous devons
nous limiter à quelques artistes. Nous avons pu constater précédemment que les artistes
revendiquent leur appartenance sociale par l’expression de leur langage. Il s’agit là donc
de la fonction identitaire – fonction dominant les autres. La créativité linguistique fait
partie intégrante de l’expression argotique en général. De nombreux procédés tels que
les procédés sémantiques ou encore formels en font partie. Les emprunts aux langues
étrangères de la population immigrée française s’y sont intégrés par le biais de l’argot des
cités. La fonction ludique joue donc à la suite de la fonction identitaire un rôle d’autant
plus important. Au-delà de l’aspect ludique, on remarque à travers les commentaires des
auteurs interviewés la revendication de leur créativité lexicale faisant retomber l’aspect
ludique sur celui de nouveau dominant de l’identité. De cette créativité lexicale s’ensuit
une forme de fierté et de besoin de reconnaissance non seulement vis à vis des personnes
externes au groupe mais également aux personnes internes au groupe, que l’on parle ici
du groupe « SLAM » ou du groupe d’origine.

11) Citation tirée de l´interview de Slimane du 25.03.2009 à Lille par Berron-Koch, Marie-Anne.
12) Citation tirée de l´interview de Danny du 06.02.09 à Lille par Berron-Koch, Marie-Anne.
13) Citation tirée de l´interview de Tony du 31.03.2009 à Lille par Berron-Koch, Marie-Anne.

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L’expression de l’identité : l’argot dans le slam
Marie-Anne BERRON-KOCH

Ainsi l’on peut constater cet aspect dans les citations suivantes :
« [...] et cet enfoiré il m’piquait mes expressions ! Alors du coup j’me suis dit : Ben j’vais les
écrire – je vais les prendre pour moi. [...] Ouais, j’utilisais dans mon langage avec les gens, des
expressions un peu space et tout tu vois ? Et lui il les mettait dans ses textes cet enfoiré ! Il disait
Ah ouais elle est bien celle là et bing il la mettait dans un texte ! [...]14 ».

« […] juste un morceau de viande à steack-hachiser […] – Moi, j’aime bien cette formule, je l’ai
trouvé un soir, j’étais content […] je ne l’ai jamais entendu quelque part, alors peut-être que ça
m’est arrivé et que je ne m’en souviens pas mais honnêtement, je veux pas dire que je l’ai créée
mais bon [...] Enfin bon, dans mon entourage j’ai l’impression d’être le premier à l’avoir sorti
[…] «  j’ai un tarif multicroupe…  » […] ouais celui-là  c’est pareil je l’ai trouvé tout seul, j’étais
content […]15 ».

« […] parce que des fois tu pars carrément dans ta vision, tu vois, t’as ta vision derrière et tu fais
ta métaphore en toi-même – tu vois comme j’avais pensé à un délire – j’avais une image et je me
suis dit c’est bizarre tu vois, écosser un thorax, tu vois comme quand t’écosses des petits poix, et
moi je pensais le délire un peu à cœur ouvert, tu vois ? [...]16 ».

On remarque l’utilisation d’expressions comme et cet enfoiré il m’piquait mes expressions,


je l’ai créée – je l’ai trouvée tout seul ou encore tu pars dans ta vision montrant l’importance
pour les auteurs de créer de nouvelles expressions.
Dans son commentaire cet enfoiré […], Slimane fait référence à un ami de la cité dans
laquelle il vivait. Donc au sein de son groupe d’origine qu’il revendique de par son
langage, Slimane cherchait également à se démarquer par son langage ou plutôt par sa
créativité lexicale.

4) Analyse du vocabulaire argotique


Nous allons tenter de présenter quelques exemples tirés de notre corpus final. Nous
citerons des termes utilisés non seulement par les auteurs présentés ci-dessus mais éga-
lement des termes employés par d’autres auteurs occasionnels17 de notre corpus. Nous
tenons à rappeler que nous nous référons dans cette analyse aux catégories employées
par Jean-Pierre Goudaillier (2001), à savoir les procédés sémantiques comprenant l’em-
prunt à  diverses langues ou parlers, l’utilisation du vieil argot français, la métaphore
et la métonymie ; ainsi que les procédés formels comprenant la (dé)formation de type
verlanesque, la troncation, la troncation avec resuffixation et le redoublement hypoco-
ristique. Étant donné l’importance du corpus, nous nous limiterons à certains exemples
nous paraissant intéressants à détailler ensemble.
Les procédés sémantiques sont fortement représentés au sein de ce corpus. Nous
présenterons ici des éléments comme les emprunts au vieil argot, à  des langues

14)  itation tirée de l´interview de Slimane du 25.03.2009 à Lille par Berron-Koch, Marie-Anne.
C
15) C
 itation tirée de l´interview de Danny du 06.02.09 à Lille par Berron-Koch, Marie-Anne.
16) Citation tirée de l´interview de Tony du 31.03.2009 à Lille par Berron-Koch, Marie-Anne.
17) Nous n´avons malheureusement pas pu entrer en contact avec la totalité des artistes de notre corpus en
raison de l´imprévisibilité des apparitions de certains. De plus le contexte des soirées Slam ne permettait
pas de prévoir le passage de tous.

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Section
L’argot en scène
étrangères – plus particulièrement aux langues de l’immigration tels que l’arabe et
langues africaines, et des glissements sémantiques.
Pour commencer, Slimane utilise dans un de ses textes des vies gâchées à la barre. Le mot
barre a la signification d’après Colin & Mével (1990) de barres de justice, c’est à dire qu’il
s’agit ici des tiges de métal sur lesquelles coulissaient les fers que les forçats avaient aux
pieds. Le mot barre peut également faire référence à la barre lors d’un procès juridique.
La signification du mot barre dans le texte doit être pris dans son contexte, on observe
donc un glissement sémantique doté d’un emploi métaphorique. Ainsi des vies gâchées
à la barre fait référence aux personnes emprisonnées pour de petits délits et aux casiers
judiciaires que cela implique. Un autre emprunt au vieil argot suivi d’un glissement
sémantique serait l’emploi par Slimane du terme Macrelle18. D’après Colin  &  Mével
(1990), la maquerelle est une entremetteuse ou une patronne de maison close. Dans le
contexte, macrelle doit être compris en tant que métaphore de la rue comme patronne
des gens la foulant. Un terme issu de l’argot classique ou traditionnel est celui de la vioque
utilisé par Danny dans son texte A Néness. Le terme de djin est un emprunt à la langue
arabe et d’après l’auteur, ici en l’occurrence Slimane, a la signification de foi. D’après Le
Nouveau Petit Robert (2009), le Djin est un esprit. D’où le glissement sémantique entre
le monde des esprits et la notion de « foi » – croire en ce que l’on ne peut pas voir. Il
est intéressant de remarquer ici que ce terme d’origine arabe n’est recensé que dans Le
Nouveau Petit Robert de 200919. D’où le glissement sémantique entre le monde des esprits
et la notion de foi que l’on peut y observer. Un autre emprunt est celui de flyfly ayant
dans ce texte de Papou20 la signification être dans un état de bien être. Le dictionnaire de
la zone21 y fait référence sous la forme de fly avec pour signification être dans un état de
bien être après prise de drogue. Ainsi Papou utilise un anglicisme doté non seulement d’un
redoublement hypocoristique mais également d’un glissement sémantique réducteur.
Pixelotron est un jeune d’origine africaine22 utilisant dans son texte l’expression N’golo
n’golo ayant dans le texte la signification d’avoir des rapports sexuels. Nous avons tenté
d’en déterminer la provenance. Dans l’ouvrage de Aimé Césaire « Une scène au Congo,
scène 1 », N’golo signifie la vigueur sexuelle. Les inconnus dans leur sketch Télémagouille
reprennent également cette expression avec la signification d’avoir des rapports sexuels.
N’golo est également une fête rituelle en Angola entre les Mucopes durant laquelle
les jeunes filles passent à la condition de femme. Le N’golo y est la danse du zèbre. Le
vainqueur de cette danse obtient le droit de se choisir une épouse parmi les jeunes filles
et est exempt de payer la dot23. On pourrait donc en conclure que cette expression est
un mot d’origine angolaise ayant subit un glissement sémantique amplificateur.
Les créations lexicales du corpus sans être multiples sont néanmoins intéressantes
à observer. Je n’en citerai ici que quelques-unes. On observe l’emploi de steack hachisé
par Danny tentant par cette expression de montrer la non-importance de la personne
pour le gouvernement. Partant du nom commun steack haché s’ensuit une verbalisation.

18) I l s´agit ici de l´orthographe utilisée par Slimane dans sa version écrite. Le masculin en serait « ma-
quereau ».
19)  Nous avons utilisé les dictionnaires dont la liste suit pour notre analyse lexicale : Colin, Mével (1990),
Esnault (1965), Hachette (1996), Dontchev (2000), Goudaillier (2001), Merle (2007), Le nouveau Petit
Robert (2009), ainsi que le dictionnaire en ligne de la zone
20) Slameur occasionnel d´origine sénégalaise.
21) http://www.dictionnairedelazone.fr/
22) Slameur occasionnel d´origine africaine.
23) www.capoeira-infos.org

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L’expression de l’identité : l’argot dans le slam
Marie-Anne BERRON-KOCH

Cet exemple comprend un changement formel et sémantique. Je n’ai pu recenser


aucune entrée sous cette forme dans les différents dictionnaires utilisés de même que
sur Internet24.
Du côté des procédés formels il est fréquent de retrouver une combinaison des deux
procédés comme dans le cas que nous venons de présenter. De même que l’expression
trop de pression hyper barrée utilisée par Edwige25 dans son texte Petit poisson. La pression
hyperbare est un choc thermique, l’auteur a non seulement effectué une suffixation en –é
mais aussi un glissement sémantique. Il joue sur le caractère équivoque de l’expression
hyper baré signifiant ici, la pression sociale auquel le personnage du texte est confronté,
n’y trouvant remède qu’en prenant de la drogue. La verlanisation est également un
procédé très fréquent. Slimane utilise le terme Incarna dans son texte et en donne la
signification d’arnaque. Le verlan d’arnaque est recensé dans l’ouvrage de Jean-Pierre
Goudaillier (2001) sous la forme de carna en tant que verlan de type S1S2S3 – S3S1S2.
Le terme utilisé par Slimane adopte cette forme de verlan y rajoutant une suffixation
en In.
Pour conclure, nous avons pu observer par le biais de cet article que les artistes observés
bien qu’appartenant au groupe du SLAM ont développé leur propre conception du
SLAM sur le terrain ou plutôt sur scène. Le langage est marqueur identitaire que ce soit
pour revendiquer leur appartenance ethnique ou socioculturelle. De plus la créativité
lexicale est source de fierté et de revendication personnelle. Une manière pour eux
de revendiquer ou de marquer le fait d’avoir créé. L’aspect ludique de la création est
surpassé par la fonction identitaire montrant l’importance pour les auteurs d’exister et
d’être reconnus sur la scène du SLAM – donc pour être plus précis de la reconnaissance
sociale.

Références bibliographiques

BARTHES Roland, Le degré zéro de l’écriture, Paris, Édition du seuil, 1953.


BOURDIEU Pierre, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 2004.
BOURDIEU Pierre, « Vous avez dit “populaire“ », in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, Paris,
Minuit, N° 90, 1991, pp. 98-105.
COLIN Jean-Paul & MÉVEL Jean-Pierre, Dictionnaire de l’argot, Paris, Larousse, 1990.
FIÉVET Anne-Caroline, Peut-on parler d’un argot des jeunes, thèse de doctorat en science du langage,
Université Paris Descartes, Sorbonne, 2008.
FRANÇOIS – GEIGER Denise, «  Panorama des argots contemporains  », in Langue française,
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FRANÇOIS – GEIGER Denise & GOUDAILLIER Jean-Pierre,«  Parlure argotique  », in Langue
française, volume 90, 1991, pp. 3-113.
GADET Françoise, La variation sociale en français, Paris, Éditions Ophrys, 2003.
GOUDAILLIER Jean-Pierre, « De l’argot traditionnel au français contemporain des cités », in La
Linguistique, Volume 38, 2002, pp. 5-23.
GOUDAILLIER Jean-Pierre, Comment tu tchatches ! Dictionnaire du français contemporain des cités,
Paris, Maisonneuve et Larose, 2001.

24) O
 n pourrait alors parler ici d´un hapax.
25) S
 lameur occasionnel originaire de Bretagne.

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Section
L’argot en scène
GOUDAILLIER Jean-Pierre,«  Argotolâtrie et Argotophobie  », in Langue française, volume 90,
1991, pp. 10-12.
ROBERT Paul & REY-DEBOVE Josette, Le nouveau Petit Robert, Paris, Dictionnaires Le Robert,
2009.
MERLE Pierre, Le nouveau dictionnaire de la langue verte, Paris, Denoël, 2007.
PIERRAT Jean-Pierre, Le Slam comme prise de parole subjective, Lille 1, mémoire de Master 1, 2007.
SOURDOT Marc, «  L’argotologie  : entre forme et fonction  », in Langue française, volume 38,
2002/1, pp. 26-39.
SOURDOT Marc, « Argot, Jargon, Jargot », in Langue française, volume 90, 1991, pp. 13-28.

Abstract
The expression of identity : slang in the slam
This article gives a general overview about the particular spoken language used for orally presented
Poetry Slam texts in France. First of all, the article presents the empirical findings taken during
a field test in 2008 and 2009 in Lille (France). The holding of semi-directed face-to-face interviews
allows for interpreting the use of this particular spoken language as a kind of self-expression.
Moreover, by analyzing selected examples this article illustrates the intentional use of these
particular lexis and their linguistic effects.

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L’argot du théâtre passe-t-il la rampe ?

Marina ARAGON COBO


< Université d’Alicante / marina.aragon@ua.es >

1. Introduction
Avant le XVe siècle, toutes les troupes de théâtre étaient ambulantes. Le rapport établi au
sein de ce groupe favorisait leur cohésion et les distingaient des non-initiés.
Même si le théâtre s’est ensuite sédentarisé et si les compagnies se contentent
aujourd’hui de «  fidélités  », puisque seule la Comédie-Française peut actuellement se
permettre une troupe, une complicité due au langage s’introduit lors des multiples
répétitions. Il est normal, d’autre part, que le théâtre qui revêt en grande partie une
fonction ludique, utilise un vocabulaire et des expressions témoignant clairement de
l’humour généré par le trac et l’envie de s’amuser avec le langage.
Chaque néologisme coloré évoque donc, chez ces groupes sociaux, des aventures passées,
des moments d’euphorie ou de déception, des victoires et des défaites. Au théâtre, la
création lexicale argotique reflète donc l’expérience particulière de ce clan fantaisiste.
Nous nous proposons tout d’abord de réfléchir sur la nature de cet argot des coulisses,
nous passerons ensuite en revue les différentes notions que l’on peut distinguer dans
ce domaine professionnel, puis nous analyserons ses procédés d’élaboration formels et
sémantiques, pour procéder finalement à un bilan, en nous prononçant sur la question
initiale : l’argot du théâtre passe-t-il la rampe ?

2. Nature de la langue professionnelle du théâtre


Avant d’entrer véritablement en matière, il convient de savoir si ce parler professionnel
est en somme un argot, un jargon, un sociolecte ou un technolecte, ou tous les quatre
ensemble.
Il doit être avant tout considéré comme un argot constitué de longue date. C’est
la thèse de Jérôme Vérain (1982 : 108), qui s’appuie sur Dauzat qui définissait l’argot
comme « un ensemble de formes lexicales parasites, portant sur tous les termes de la
vie courante, d’un développement fréquent chez les groupes professionnels ambulants ;
il ne s’agissait donc pas seulement des malfaiteurs, mais aussi des peigneurs de chanvre,
des tailleurs de pierre et même des comédiens ».

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Section
L’argot en scène
Si les conditions socio-économiques qui ont fait naître ces argots n’existent plus, on
pourrait croire que ceux-ci ont également disparu. Cependant, la recherche de complicité
inventive perdure dans le groupe professionnel du théâtre et cet argot est devenu un argot
moderne qui peut être apparenté à un jargon de métier, puisque l’on entend par jargon un
parler propre aux gens exerçant le même art ou la même profession, un  signum1 social
permettant aux initiés de se reconnaître. La valeur cryptologique de ce langage d’antan
est de plus en plus supplantée aujourd’hui par une fonction utilitaire et ludique, sans
renoncer pour autant à sa fonction identitaire. Ce jargon répond donc davantage de nos
jours à une reconnaissance du groupe et à un plaisir du jeu qu’à des objectifs secrets.
Mais l’on considère d’autre part que les langues de métier s’apparentent plutôt à un
sociolecte, défini comme «  un ensemble hétérogène de traits propres à  un milieu ou
à un groupe ».
N’oublions pas cependant que l’univers du théâtre étant très vaste, son argot l’est
aussi, puisqu’il existe un parler largement connoté de la part des comédiens, du metteur
en scène, du régisseur, de l’auteur, du spectateur, et d’autre part des éclairagistes, des
machinistes, c’est-à-dire des techniciens du spectacle. À ces « machinos », qui font partie
intégrante du métier, correspond un technolecte, capable de répondre à leur besoin réel
de nomenclature technique. Les argots comprennent d’ailleurs, selon Guiraud, deux
catégories de mots :
«Tout parler possède ces deux catégories de mots  : d’une part, des mots techniques
désignant l’univers matériel des sujets parlants, l’ensemble des choses, des êtres, des idées
au milieu desquels ils vivent ; d’autre part, des termes affectifs traduisant ses sentiments,
ses jugements, son attitude vis-à-vis de son milieu ».
La langue professionnelle des techniciens du théâtre est certes très prolifique, mais
étant donné les limites de ce travail, nous ne la retiendrons pas. Nous avons donc
forcément conscience d’avoir laissé de côté de larges pans de la parlure argotique de
tous ces sous-groupes.
Il est temps à présent de passer en revue les exemples lexicographiques choisis parmi
les glossaires et les dictionnaires consultés à  propos de l’argot des coulisses, en les
classant par notions.

3. Inventaire des formes argotiques du théâtre


Les notions sémantiques présentées comptent des verbes, substantifs, adjectifs, locu-
tions verbales et expressions singulières. Nous avons essayé de les grouper à l’intérieur
de ces centres d’intérêt par catégorie grammaticale (verbes et locutions verbales en tête,
puis substantifs et adjectifs) en y ajoutant une définition sommaire, inspirée des diction-
naires consultés.

3.1. Jeu du comédien

Jouer à la cane (improviser à partir d’un canevas), jouer à la broche (jouer selon la bro-
chure, i.e, d’après un texte préalablement établi), avoir l’œil du partenaire (pour un co-

1) Cf. la définition qu’en donne Guiraud, p. 97.

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L’argot du théâtre passe-t-il la rampe ?
Marina ARAGON COBO

médien, c’est demander que son partenaire le regarde quand il s’adresse à lui : « Je n’ai
pas ton œil » dit un comédien à sa réplique), parler ou crier à la cantonade (s’adresser à un
partenaire invisible, supposé se tenir à la cantonade i.e dans les coulisses), avoir le taff, le
taffetas (avoir le trac), se battre les flancs (s’échauffer en coulisse avant d’entrer en scène).

• Bon jeu
Bétonner son texte, savoir son rôle au rasoir (savoir son texte sur le bout des doigts), bétonner
un effet (faire en sorte que l’effet soit précis, bien « calé »), chauffer une scène (dynamiser
une scène qui traîne), jouer avec dessous (rendre les multiples facettes d’un texte, savoir
nuancer son interprétation), se mettre dans la peau du bonhomme/du personnage, avoir un
rôle dans la bouche, habiter un rôle (faire corps avec son personnage), avoir un rôle dans les
jambes (être très à l’aise dans son rôle, bien le maîtriser), avoir du jarret, être sur ses jambes
(avoir de la tenue en scène), lécher son ours (parfaire son œuvre), avoir de l’abattage, avoir
du chien, brûler les planches, remuer le plateau (avoir de l’entrain et du tempérament), tuiler
(faire chevaucher les répliques afin de rendre le texte plus dynamique), repêcher (remettre
sur la voie un acteur qui s’est trompé dans son texte), servir la soupe (un comédien qui
sert la soupe à son partenaire, lui sert de « faire-valoir »), avoir sa sortie (être acclamé par
le public après une tirade magistrale).
Brûleur de planches (comédien qui brûle les planches).

• Mauvais jeu
Battre des ailes (trop gesticuler), faire des ronds (avoir des gestes agités et incontrôlés),
battre le job (manquer de mémoire en scène), broder, faire de la toile (quand un acteur
improvise, qu’il ne sait pas son texte), ne pas en savoir une broque, une broquille (ne pas
savoir un mot de son texte), bouler (dire le texte trop rapidement, en butant sur les
syllabes), être/rester en carafe (ne savoir que faire, ne rien avoir à jouer pendant la réplique
de son partenaire), faire un sort à son texte (jouer son texte de manière excessive), mordre
sur la réplique (empiéter sur le texte de son partenaire), nager (ne plus savoir où on en est
dans son texte), aller à la pêche, tirer la couverture/couvrante (attirer l’attention du public
sur soi au détriment de son partenaire), mettre en carafe, couper les effets, griller un effet (en
cours de jeu, par mauvais esprit, un comédien peut s’arranger pour que son partenaire
ne produise pas tous ses effets), pêcher à  la ligne (acteur qui a trop souvent recours
au souffleur), caméléoniser (singer son partenaire en répétant sa réplique), faire pleurer
Margot, faire pleurer dans les chaussettes (abuser de la sensibilité du public), montrer son
cul (c’est de la part d’un comédien, flatter le public de façon basse, afin de récolter des
applaudissements), jouer mon cul sur la commode (jouer une mauvaise pièce de boulevard),
jouer en dessous (en dessous de ses possibilités), jouer au pied levé, remplacer quelqu’un au
pied levé (jouer sans avoir eu le temps de se préparer, de répéter), jouer comme un pied/
un sabot/une pantoufle/une savate (jouer mal), vendre sa salade, servir la soupe (débiter son
rôle sans conviction, en prenant la scène comme un moyen de gagner sa vie), prendre
des temps de sociétaire (cabotiner en faisant durer le temps entre les répliques, pour un
acteur), enfiler les perles (mettre les mots les uns derrière les autres sans expressivité),
ramer (jouer, en ayant l’impression d’avoir à fournir des efforts), jouer par-dessous la jambe
(jouer n’importe comment), savonner (bafouiller, buter sur son texte), chanter (dans le
théâtre classique, déclamer de manière pompeuse), avoir du zinc, avoir la voix un côté
zingué (avoir une voix sonore, bien audible), laisser partir/se perdre sa voix dans les cintres
(ne pas savoir projeter sa voix en direction du public), jouer sur des promontoires (monter

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Section
L’argot en scène
la voix et accentuer de manière artificielle les fins de phrases, croyant faire de l’effet).
Grosses ficelles (effets grossiers utilisés par un acteur), cascades (fantaisies bouffonnes,
improvisations fantasques), loup (gaucherie dans une pièce, vide laissé entre la sortie
d’un personnage et l’entrée d’un autre), traqueur, traqueuse (comédien et comédienne
sujets au trac), remonte-pente (le fait de repousser, reléguer son partenaire vers le fond de
la scène pour attirer sur soi l’attention du public).
Comme on peut le constater, le volume de termes consacrés aux faiblesses du comédien
est considérable, la dérision et l’expressivité étant le propre de l’argot.

3.2. Sorte d’acteurs


Baladeur (acteur qui joue les « utilités »), enfant de la balle (acteur né de parents eux-mê-
mes comédiens, élevé dans les coulisses d’un théâtre), oseille (jolie fille acidulée n’ayant
pas froid aux yeux), doyen (acteur le plus ancien d’une troupe), cascadeur (acteur qui fait
des interpolations dans un rôle), bénisseur (personnage qui prêche, pontifie et pardonne
avec excès), théâtreux (mot à connotation dépréciative prononcé par les gens qui ne sont
pas de la profession, à propos d’un comédien).

• Mauvais acteur
Être bleu, être mouche, être toc (être mauvais), faire le bobèche (faire l’imbécile), ne pas en
savoir une broque/broquille (ne pas connaître un traître mot de son texte).
Caricature (acteur qui joue en charge), ringard / ringardos (acteur qui est en retard sur
son temps, car il s’évertue à déclamer au lieu d’être naturel), acteur-guitare (qui ne varie
pas assez ses effets et n’obtient d’applaudissements que dans certains rôles larmoyants),
c’est la tasse (se dit d’un piètre acteur), cabot, cabotin (mauvais acteur qui tend à attirer
l’attention sur lui), baraqueux, frileux, bleu, crabe, cabotinage (exhibition de soi du cabotin
qui tire la couverture).

• Bon acteur
Être élevé à la brochette (être expérimenté dans l’apprentissage des textes de théâtre),
avoir l’esprit de brochure (pour un comédien rompu en versification, qui sait combler un
trou de mémoire ou quelque autre défaillance par un vers d’une autre pièce).
Bouleur / bon bouleur (qui ne bredouille pas son texte, qui est capable de le dire vite),
briscard, vieux briscard, vieux routier (homme pourvu d’une longue expérience théâtrale),
empoigneur/empoigneuse (acteur/actrice qui sait capter l’attention du public par sa force
d’interprétation, sa capacité à faire le coup de poing métaphorique), locomotive (acteur
principal d’une pièce, choisi pour sa célébrité, afin d’attirer le public, tout comme la
locomotive tire les wagons d’un train).

3.3. Répétition / répèt’

Être à l’amende, être mis à l’amende (punition en monnaie infligée à l’acteur qui manque la
répétition, ou qui arrive en retard), filer dans ses bottes (exécuter un filage sans se donner
à fond pour produire tous ses effets le jour de sa prestation publique), faire un raccord (ne
répéter que des fragments d’une pièce), faire la rue Michel (« ça fera l’affaire, ça suffira

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L’argot du théâtre passe-t-il la rampe ?
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pour que l’on y croie »), être sur ses jambes (se dit d’une pièce lorsque, après avoir été
suffisamment répétée, les acteurs n’ont plus d’hésitation sur leur texte), voir à la rampe,
à la chandelle (l’expression s’emploie pendant les répétitions au moment où il s’agit de
décider d’un jeu), il faut marier Justine ! (Qu’on en finisse !).
Bout-à-bout, filage (première répétition d’une pièce en continu), raccord (abréviation
de répétition-raccord : à la différence du filage, le raccord consiste à ne répéter que des
fragments d’une prestation scénique), raccord-lumière (réajustement plus ou moins
minutieux de moments précis qui demandent à être revus), béquet (fragment de scène
ajouté par l’auteur au cours des répétitions), couturière / répétition des couturières, colonelle
(dernière répétition en costumes), la générale, secondes pointures (ultime répétition avant
la première).

3.4. La claque

Mettre du bois, chauffer la salle (soutenir, soigner le public), avoir des amis/sa concierge dans
la salle (avoir des amis qui applaudissent), se faire soigner, être soigné (se faire applaudir
sur commande par les claqueurs), soigner les entrées (applaudir chacune des entrées d’une
actrice ou d’un acteur qui a soudoyé le claqueur à cet effet), claqueur, claqueur en chef/chef
de claque, chevalier du lustre, compère (comédien placé dans la salle parmi les spectateurs,
complice du comédien sur scène.

3.5. Catégories de rôles

Mangeur d’enfants (rôle de traître), panné (galant ruiné), rôle casse-gueule (difficile à assu-
rer, plein d’embûches), rôle à tiroirs/à travestissements/à transformations (rôle spécialement
écrit pour qu’un acteur puisse montrer la diversité de ses talents et sa grande faculté
de métamorphose), queue rouge (rôle de domestique), reluisante (reprise de rôle, en rem-
placement d’un acteur), oseille (emploi : dans l’argot du théâtre, ce terme n’a rien de
péjoratif), bonhomme (nom familier que le comédien donne à son personnage), baderne
(grand second rôle dans les pièces militaires).

• Mauvais rôles ou rôles insignifiants


Apporter une lettre, jouer les utilités, faire une panne/de la frime, être mis dans le coin
(interpréter des rôles sans importance), faire de la figuration/figu (avoir trouvé un travail
de figuration), faire des ménages, courir le cachet (accepter n’importe quel petit rôle), faire
un bec de gaz dans le lointain, faire le troisième hallebardier dans le brouillard (avoir un rôle de
figuration, statique et dans l’ombre), jouer les en-cas (pour un comédien, être engagé à la
dernière minute), jouer les cassures (jouer les rôles de vieillards bêtes et maladroits).
Barbon, bec de gaz, bouche-trou, bout de rôle, accessoire, ménage, porteur de soupe, roustissure,
rôle de figuration, panne, panouille, panoufle, utilité (mauvais rôle ou trop court), pères grimes,
pères ganaches (classe de rôles masculins, vieillards ridés et ridicules), frimant (figurant),
comparse (pour les figurants des grandes scènes), marcheuse (figurante), second/troisième
couteau (rôle secondaire), cachetonneur (acteur de peu d’envergure qui se contente de
courir le cacheton), tête à huile (figurant qui ne se fait pas payer ses services).

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L’argot en scène

3.6. La salle

Jouer devant/pour les banquettes, faire rigoler les banquettes, faire rire le velours, ne pas y avoir
un pèlerin dans la salle, ne pas faire un strapontin/un fauteuil (jouer devant très peu de
spectateurs), bondée jusqu’aux frises/jusqu’aux cintres/comme une outre (salle bondée), faire
la jauge, faire chambrée (c’est faire salle comble).
Chambrée, chambrée complète (salle bondée), bonnet d’évêque (petite loge de côté, située
tout en haut d’un théâtre), corbeille, balcon, baignoire, parterre, poulailler/poulaille, paradis,
galerie (catégories de places), mort (fauteuil vide).

3.7. Le succès
Casser la baraque, faire un tabac, faire un malheur (avoir un énorme succès), faire un carton,
cartonner, enlever un succès/les applaudissements, empocher, empoigner (mettre le public dans
sa poche), envoyer le sac de noix (faire déclencher des applaudissements nourris), avoir
des côtelettes/sa petite côtelette (être applaudi pour avoir fait son petit effet), voler la vedette
(quand l’interprète a tellement bien joué qu’il a récolté les applaudissements à la place
du rôle principal).
Morceau de sucre (applaudissements reçus par un acteur), sac de noix (tonnerre
d’applaudissements), rappels de vestiaire (rappels qui n’en finissent plus).

3.8. L’insuccès

Prendre / ramasser un bide / une gamelle / une gadiche / une veste / une tape / un billet de
parterre, faire un four, chuter, tomber, se vautrer, tomber dans le troisième dessous / dans le trente-
sixième dessous (avoir un insuccès complet), tomber sous les sifflets, être égayé, se faire cueillir/
reconduire/travailler/boire/offrir la goutte/agrafer/emboîter, boire la tasse, appeler Azor, Tar-
quin, (se faire siffler), piquer une tête (acteur qui débute en province et est mal accueilli).
Bide, gadiche, gamelle, flop, four, four noir, enterrement de première classe, tape, veste, bouillon,
fiasco, emboîtage (échec).

3.9. Tirades et catégories de pièces

Tartine, tunnel, morceaux de bravoure (longue tirade, monologue).


Caguade (très mauvaise pièce, très mal interprétée), caleçonnade, pièce en liquette (surnom
donné au vaudeville traditionnel, en caleçon ou en déshabillé suggestif), grande piscine
(nom burlesque donné à  une pièce très mal mémorisée, dans laquelle les comédiens
« nagent »), berquinade (petite pièce mièvre et édifiante).

3.10. La mise en scène

Lâcher les brochures (quand le metteur en scène dit aux comédiens que le texte de la pièce
doit être su pour la répétition suivante), vous devriez planter des choux de Bruxelles au Saha-

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L’argot du théâtre passe-t-il la rampe ?
Marina ARAGON COBO

ra ! (Changez de métier !), Ça fait un peu mon cul sur la commode/ un peu vaudeville/ amant
dans le placard (son jeu se situe du côté de la légèreté), faire son marché (au moment des
scènes d’audition, certains metteurs en scène de théâtre et de cinéma en profitent pour
faire ou compléter leur distribution), la mayonnaise a pris (la mise en scène est réussie),
la mayonnaise n’a pas pris/ne prend pas (la mise en scène ne produit aucun effet), faire la
mécanique (régler la place des comédiens), laisser les clés (s’incruster sur la scène), sortir/
partir sur le ventre (sortir de scène au milieu d’un silence glacial), former un pont (jeu de
scène consistant à se rapprocher de son partenaire pour l’enlacer ou l’embrasser), tripa-
touiller (transformer le texte).
Tripatouilleur (celui qui transforme un texte en y mettant sa « patte »), rognure (coupures
faites à une pièce pour en diminuer la longueur).

3.11. La représentation et le public

Faire l’escargot (donner des représentations dans la banlieue de Paris en suivant un itiné-
raire en spirale, en élargissant le rayon d’action), lever le torchon/baisser le torchon (com-
mencer ou terminer le spectacle, pour un artiste).
Tassée (se dit d’une pièce qui, après quelques représentations, se joue plus vite),
reluisante (représentation médiocre), première/première-première (première représentation
officielle), seconde (seconde représentation officielle), première-presse (à partir de la troisième
représentation) centième (signe de succès d’être arrivé à  la centième représentation),
la corporative (représentation ajoutée gratuitement, sur invitation, pour les gens de la
profession).
Gelé, frigo, mouillé, peint (public particulièrement froid), gantés comme des taupes (se dit
d’un public dont les applaudissements sont feutrés).

4. Procédés d’élaboration lexicale


La présentation de cet inventaire a non seulement pour objectif de montrer la richesse
et la truculence de cet argot des coulisses, mais aussi de servir de base pour en analyser
d’abord les procédés d’élaboration formels, puis sémantiques. Il est vrai que l’argot
recourt aux mêmes ressources de formation que la langue commune, mais ce qui est
intéressant d’observer, c’est qu’il les accentue.
Au plan formel, l’argot des coulisses crée surtout par la suffixation parasitaire et la
troncation finale, c’est-à-dire l’apocope. Recensons donc ces deux phénomènes dans
le relevé sélectionné et indiquons leur fonction, en partant dans certains cas de leur
origine.

4.1. La suffixation parasitaire argotique

D’après Guiraud (1969 : 72), les suffixes parasitaires de l’argot sont d’origine sémanti-
que, puisqu’ils sont pourvus de sens. Cependant, « leur forme insolite les fait employer
comme de simples éléments déformateurs propres à dissimuler l’identité du mot ». Cet-
te caractéristique amène A.L. Stein (1974 : 256) et T. Petitpas (2008 : 102) à parler de
pseudo-suffixation.

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L’argot en scène
Parmi ces unités défonctionnalisées, qui sont en général des suffixes évaluatifs
(péjoratifs ou diminutifs), nous citerons  : -aille (poulailler > poulaille, par troncation),
-ouille (panne > panouille), -oufle (panne > panoufle, èche [bobine2 > bobèche]), -ard (boucler
> bouclard, rigoler > rigolard, ringard), -os (ringard > ringardos, musicos > musicien, variante
de musico), -eille (osier : argent, en argot > oseille).
Quelquefois, certains suffixes sont greffés sur des bases inappropriées : clabaud (chien
en langage savant) > cabot/cabotin, brocante > broquille (par apocope et resuffixation) qui
coexiste avec sa variante broque (cette fois seulement par apocope), tripot (jeu de
paume) > tripatouiller/tripatouilleur qui sont un croisement de tripoter/tripoteur et de
patouiller/patouilleur, brochure > brochette (dans être élevé à  la brochette  : par apocope et
resuffixation).

4.2. La suffixation ordinaire

D’autres unités suffixées de notre corpus sont constituées d’éléments sémantiques ordi-
naires. Ils ajoutent de l’expressivité à leur base argotique. Il en est ainsi pour -eyer (gras >
grasseyer), -ure (rogner > rognure), -age > jambages, emboîtage, abattage, cabotinage, filage, -ade
(licher pour lécher > lichades, Berquin : nom propre > berquinade, caguer > caguade, caleçon >
caleçonnade), -onner (béton > bétonner), -onneur (cachet > cacheton > cachetonneur, avec double
suffixation), -iser (caméléon > caméléoniser), -eux (baraque > baraqueux), -eur /-euse (claque >
claqueur, aboyer > aboyeur, marcher > marcheuse, trac > traqueur/traqueuse, bouler > bouleur,
poing > empoigneur, par préfixation et suffixation), -ante (reluire > reluisante), -isme (Frégoli
> frégolisme), -illon (pendre > pendrillon, trappe > trapillon), -on (cachet > cacheton), ces trois
derniers suffixes étant des diminutifs.

4.3. La troncation

La troncation est un procédé de formation ordinaire des langues techniques. Il peut


avoir lieu par apocope (troncation de la finale) ou par aphérèse (troncation de l’initiale).
C’est par apocope que se sont formées les termes suivants : frigorifié > frigo, canevas >
cane, bidon (ventre) > bide, cyclorama > cyclo, mélodrame > mélo, taffetas (trac) > taff, à part
ceux qui ont été cités plus haut : poulailler > poulaille, brocante > broque, figuration > figu,
répétition > répèt’.

5. Procédés d’élaboration sémantique


Si l’invention verbale de l’argot des coulisses se traduit par des procédés morphologi-
ques comme la dérivation et la troncation, nous devons par ailleurs mettre en relief tou-
tes les richesses d’élaboration sémantique qui constituent également une grande source
créative et récréative. N’oublions pas que le théâtre est l’espace ludique par excellence et
que son spectacle naît de l’artifice, de l’expressivité et de l’émotion. Il est donc logique
que sa langue devienne langue-image, qu’elle se dote de couleur, d’ironie et de conni-

2) Ce suffixe est dialectal.

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L’argot du théâtre passe-t-il la rampe ?
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vence. L’argot du théâtre est donc infiniment plus chargé d’affectivité que le français
conventionnel. Il est marqué de mots expressifs, reflétant la dérision ou les sarcasmes et
il exploite la métaphore, la métonymie, le glissement sémantique, les séries synonymi-
ques, les remotivations étymologiques, l’onomatopée, et la polysémie.
C’est sur la vivacité des figures que nous voudrions mettre l’accent, en explorant
d’abord le sémantisme de la métaphore de ce français intime du théâtre.

5.1. La métaphore

Rappelons que le rapport de similitude, de ressemblance, d’analogie est ce qui carac-


térise fondamentalement la métaphore. On peut déceler dans notre corpus plusieurs
axes interprétatifs intéressants de cette figure: son bestiaire (métaphores à référence zoo-
morphique),  ses métaphores culinaires, ses références au corps (métaphores à référence
anthropomorphique), ses évocations de la nature et du climat, ses paysages,  son mobilier et
tissus, costumes et accessoires, ses évocations de la vie quotidienne, ses matériaux, et finalement,
la désignation de certaines couleurs.
En raison des limites de ce travail, nous ne pouvons ici donner les exemples des
métaphores du corpus se rapportant aux notions indiquées plus haut, ni mentionner les
anecdotes qui les ont fait surgir.

5.2. La métonymie

D’une façon ou d’une autre, nul ne doute que la métaphore apporte un enrichissement
sémantique en créant des associations nouvelles. À un moindre degré, d’autres figures
sont capables également de détourner le langage des coulisses,  telle que la métonymie.
Parmi les tropes, la métonymie est la deuxième «  vedette  » après la métaphore.
Cependant, elle n’apporte pas, comme la métaphore, de réel enrichissement sémantique,
bien qu’elle soit souvent comparée et associée à cette dernière. Si le rapport entre SÉ1
et SÉ2 est d’ordre analogique dans la métaphore, le rapport entre les deux est d’ordre
logique dans la métonymie et la synecdoque. En effet, la métonymie repose sur un
transfert d’ordre logique, qu’on nomme association par proximité, contigüité (vicinitas en
latin) entre SÉ1 et SÉ2. La métonymie peut donc s’appuyer sur une relation de voisinage
entre les référents.
Il existe diverses catégories de métonymies, mais nous relèverons seulement celles qui
abondent dans le champ sémantique de la langue du théâtre.

5.2.1. Le concret pour l’abstrait

Roulotte passe du sens du véhicule à celui de famille d’artiste dans l’expression être de la
roulotte ; la Maison, ellipse de la Maison de Molière est le mot employé à la place de la Co-
médie-Française ; fauteuil ne désigne plus un référent concret mais qualifie un spectacle
qui n’a pas marché.

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L’argot en scène

5.2.2. L’effet pour la cause

Au théâtre, divers types de répétitions sont désignées par métonymie : couturière, s’ex-
plique par l’ellipse de répétition des couturières, puisqu’il s’agit de la répétition pendant la-
quelle les couturières font les dernières retouches. Lors de cette répétition, le metteur en
scène peut encore interrompre les comédiens. Avec générale, en fait, répétition générale,
on entend la dernière répétition de travail qui a lieu devant un public restreint d’amis
du théâtre et des artistes. Elle a un synonyme imagé  : secondes pointures  ; colonel, par
association d’idées avec la générale, qui désigne la répétition qui précède celle-là. Citons
également la métonymie de première, ellipse de première représentation, de seconde, pour
seconde représentation, et de centième, pour centième représentation.
D’autres termes de l’argot des coulisses résultent de la métonymie comme aboyeur,
étant donné que l’acteur qui annonce à haute voix le spectacle aux passants fait l’effet
d’aboyer ; doyen qui désigne à la Comédie-Française le comédien le plus ancien dans le
grade le plus élevé ; locomotive qui est le nom donné à l’acteur principal d’une pièce de
théâtre, choisi pour son renom afin d’attirer le public, tout comme la locomotive tire
les wagons d’un train  ; bénisseur justifie son nom, car il représente le personnage qui
prêche et pardonne avec excès  ; poulailler ou poulaille, enfin, doit son appellation au
public populaire, surnommé basse-cour, volaille ou valetaille qui occupait les places dans
les hauteurs du théâtre.

5.2.3. Le contenant pour le contenu

Quelquefois, les espaces de la salle de théâtre se rapportent, dans le discours, aux per-
sonnes qui occupent ces lieux. Il en est ainsi pour coulisses, corbeille, balcon, loges, baignoire,
parterre, poulailler, paradis, car si on dit par exemple : «  Le parterre a applaudi avec en-
thousiasme », l’on veut dire : « les spectateurs du parterre ».

5.2.4. Antonomase du nom propre

L’antonomase du nom propre, qui est la vraie antonomase pour beaucoup de théori-
ciens, consiste à employer un nom propre pour signifier un nom commun. Au lieu de
nommer une qualité, on fait surgir la figure du personnage qui l’incarne. Au théâtre, on
trouve un grand nombre de noms propres qui sont devenus des noms communs comme
Arlequin, Tartuffe, Polichinelle, Guignol etc. Certains ont donné lieu à des expressions ou
à des termes succulents. Nous nous limiterons  à n’en évoquer que quelques-uns: faire
le bobèche doit son origine au surnom du pitre Antoine Mandelot qui interprétait des
rôles de sot. Une berquinade désigne le genre de pièces mièvres et édifiantes qu’écrivait
Arnaud Berquin à la fin de XVIIIe s. Quant à riflard, équivalent argotique de parapluie,
il relève du nom d’un personnage d’une pièce à succès de Louis-Benoît Picard (1769-
1828), La petite ville, qui parut sur scène muni d’un énorme « pépin ».

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5.3 Autres procédés sémantiques

À part la métaphore et la métonymie, l’argot du théâtre se plaît à utiliser d’autres procé-


dés sémantiques expressifs tels que l’onomatopée, les séries synonymiques, le redouble-
ment syllabique ou la polysémie.

5.3.1 L’onomatopée

Flop qui évoque un bruit de chute, devient « échec » dans l’argot du spectacle ; claque
reproduit le coup donné avec le plat de la main et désigne les personnes payées pour
applaudir.

5.3.2 Le redoublement syllabique

Un autre procédé de formation sémantique qui manifeste une remotivation étymologi-


que est le redoublement syllabique : bouiboui/boui-boui qui procède du dialecte bressan
boui « local des oies et des canards », répète ce monosyllabe pour rendre ce terme encore
plus dérisoire, et venir à signifier « petit théâtre de dernière catégorie ». Quant à taf-
taf, il serait formé à partir de taf-taf, onomatopée renvoyant au battement du cœur, qui
a donné les expressions avoir le taff (avoir le trac), puis le calembour taffetas (trac).

5.3.3. La polysémie

L’argot des coulisses peut être polysémique. Citons le cas d’oseille qui signifie selon le
contexte théâtral « jolie actrice acidulée n’ayant pas froid aux yeux », ou « emploi ».

5.3.4. Les séries synonymiques

Cet argot des coulisses qui reflète surtout la dérision ou le sarcasme excelle dans la
création synonymique. Nous avons cité de longues séries synonymiques à  propos de
plusieurs notions. Nous pourrions relire en particulier tous les équivalents de « jouer un
rôle insignifiant » ou tous ceux qui se rapportent à une pièce qui n’a eu aucun succès !
La créativité argotique au théâtre est inépuisable !

Il nous reste à savoir si cet argot existe toujours de façon autonome, ou s’il s’est fondu
dans la langue conventionnelle. Nous allons essayer de répondre à  cette question en
recherchant les termes et expressions passées du théâtre à la rue.

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L’argot en scène

6. Relevé du lexique du théâtre connu dans la langue courante


Nombre de mots du théâtre ne sont plus l’apanage de monde fermé des planches car
certains termes et expressions sont connus dans la langue courante et recensés dans les
dictionnaires généraux de langue commune ou d’argot. Ils relèvent du procédé de « ba-
nalisation », pour reprendre l’expression utilisée par Galisson, pour rendre compte du
passage du langage technique proprement dit dans la langue conventionnelle. Il en est
ainsi pour claque, générale, couturière, première, corbeille, balcon, baignoire, parterre, poulailler,
paradis, four, bide, flop, fiasco, billet de faveur, billet à droits, rampe, cabot, cabotin, grime, côté
cour, côté jardin, enfant de la balle et des verbes et des locutions verbales telles que casser
la baraque, faire un tabac (l’origine de cette expression est due à ce que les spectateurs
lançaient des feuilles de tabac aux comédiens quand leur jeu leur avait beaucoup plu),
frapper les trois coups, jouer comme un pied, ganache, être sous les feux de la rampe, passer la
rampe, brûler les planches, monter sur les planches.
Il arrive aussi que des termes qui proviennent du langage du théâtre et qui concernent
donc le monde du spectacle perdent quelque peu leur sens spécifique en passant dans
la langue commune où ils subissent un glissement sémantique. Citons l’exemple de être
à l’ouest/complètement à l’ouest : cette expression qui se rapporte, à l’origine, à la banlieue
ouest de Paris, située à l’opposé des ateliers de fabrication des décors, n’évoque pas le
bon côté pour les artisans du théâtre, puisque leur endroit privilégié est la banlieue est.
On dit donc que le « fou » celui qui disjoncte, c’est celui qui n’est pas du même bord
parce qu’il est complètement à l’ouest, d’où le sens qu’a ce mot dans l’argot parisien de
ne rien comprendre, d’être « à côté de ses pompes ».
Tomber dans les troisièmes/trente-sixième dessous, provient du fait que les théâtres ont
plusieurs «  dessous  », plusieurs étages à  plancher mobile disposés sous la scène  ; ces
étages sont renommés dangereux, ce qui confère à l’expression théâtrale le sens d’échec,
puisqu’une pièce qui tombe dans le troisième dessous ou trente-sixième dessous a fait
un four. Dans la langue commune, elle veut dire « être dans une très mauvaise situation,
très déprimé ».
Faire un raccord au théâtre, c’est faire une répétition partielle. Cependant, passée dans
l’argot de la rue, elle a pris le sens d’avoir un rendez-vous amoureux.
Faire la rue Michel, est l’équivalent de «  ça fera l’affaire, ça suffira pour que l’on
y croie » lorsque le metteur en scène prononce cette expression. Dans le langage courant,
elle signifie « suffire ». Elle est le produit d’un calembour entre « faire le compte » et la
rue « Michel-le-Comte » située à Paris, entre le Marais et le quartier de Beaubourg.
Être du sérail/être nourri dans le sérail, c’est faire partie du milieu du théâtre, comme
« l’enfant de la balle », depuis que Racine l’employa dans Bajazet : « Nourri dans le sérail,
j’en connais les détours ». Cette expression, qui vient donc du théâtre, signifie dans la
langue courante « appartenir à une élite, à un milieu influent fermé, par naissance ou
par cooptation ».
Amuser la galerie évoque la galerie, qui est un balcon à encorbellement dans la salle
de théâtre à  l’italienne. La locution est ensuite passée dans le langage courant en se
conservant telle que, ou dans ses variantes : étonner ou amuser la galerie dans le sens de
«  amuser – généralement à ses dépens – ceux qui sont installés dans une position de
spectateurs, comme à la galerie d’un théâtre ».
Parler à la cantonade, c’est au théâtre, s’adresser en scène à un partenaire invisible qui
se tient à la cantonade, autrement dit dans les coulisses. Dans la langue standard, le sens

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spécifique s’estompe, puisqu’il s’agit de parler à un groupe sans s’adresser précisément
à quelqu’un.
Galère, qui fait partie de la célèbre réplique des Fourberies de Scapin de Molière,
qu’Oronte prononce en voulant dire « Comment mon fils pouvait-il bien se trouver là où
il n’avait rien à faire ? », fait référence, dans la langue commune, à une situation difficile
à supporter. Ce mot a donné naissance à « La galère ! », « Quelle galère ! » une « vraie
galère » et même au verbe « galérer ».
Baderne, dans l’expression jouer les vieilles badernes, est passé du sens de second grand
rôle dans les pièces militaires, à vouloir dire, postposé à l’adjectif « vieille » : « homme,
souvent militaire, âgé et borné ».
Vieux jeu apparut au début du XIXe s. pour des comédiens qui ne se renouvelaient pas
dans l’art de l’interprétation. On disait alors qu’ils avaient le vieux jeu. La formule a passé
la rampe : être vieux jeu ou faire vieux jeu, désigne aujourd’hui une manière vieillotte de
s’habiller et de se comporter.
Finalement, prendre un billet de parterre, qui signifie au théâtre « être sifflé », devient,
dans le langage courant, et cette fois pour une personne, tomber par terre. L’expression
imagée joue sur le sens premier (le parterre d’un théâtre qui était en terre battue et où
les spectateurs étaient debout), mais elle évoque aussi le sol (tomber par terre).
Il semble donc que l’argot des coulisses ait véhiculé vers la langue commune quelques-
uns de ses termes et de ses expressions. Une petite réflexion s’impose à ce sujet et nous
permettra d’en arriver à notre conclusion.

Conclusion
Pour répondre à la question initiale : « l’argot du théâtre passe-t-il la rampe ? », il faudrait
d’abord se prononcer sur la nature des exemples que nous venons de présenter concer-
nant le passage de la langue du théâtre vers celui de la rue, et se demander s’ils relèvent
vraiment tous de l’argot des coulisses. Il est clair qu’une partie de ces termes et expres-
sions employées par le collectif des planches manifeste une richesse, une fantaisie, une
grâce, un piquant extraordinaires dans les créations lexicales imagées. Cet usage marqué
de la langue qui répond quelquefois à un besoin ludique de créativité subversive est bel
et bien de l’argot, mais il se réduit à quelques mots et locutions privilégiées ; certains,
dans leur transfert, ont dû même adapter leur sens à la langue commune.
D’autres, ceux qui concernent l’espace de la scène ou de la salle, les billets, l’échec
d’une pièce, les répétitions relèvent davantage du lexique des spectateurs, et n’est donc
pas empreint de la couleur, l’humour, la désinvolture et la hardiesse de l’argot : c’est une
langue plus neutre, malgré sa forme souvent métaphorique, que l’on pourrait considérer
comme un sociolecte, puisqu’elle a trait tout de même à ce monde du spectacle, car,
précisons-le, tout sociolecte n’est pas nécessairement synonyme d’argot.
Même si la locution passer la rampe passe la rampe, puisqu’elle est recensée dans
les dictionnaires généraux, si l’on tient compte de l’ensemble du corpus, et non plus
seulement des quelques mots et locutions transposés dans la langue commune, on peut
affirmer qu’il est suffisamment ironique, grivois, amusant, expressif, pittoresque et osé
pour ne pas franchir les limites du groupe. Si le travail des artisans du théâtre est du
domaine de la fantaisie et du jeu, il est normal qu’ils se plaisent à  jongler avec les
mots et à  tourner en dérision les activités de leur vie professionnelle. L’argot soude

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L’argot en scène
linguistiquement la communauté du théâtre et ne peut passer complètement la rampe
au risque de disparaître, et d’entraîner dans sa perte le sentiment d’appartenance au
monde fantastique et singulier qu’est le monde du théâtre.

Références bibliographiques

GUIRAUD, Pierre, L’argot, Paris, Presses Universitaires de France, Paris, Larousse 1969.
LE GUERN, Michel, Sémantique de la métaphore et de la métonymie. Paris : Larousse, 1973.
PETITPAS, Thierry, «  Origine, diversité, forme et fonction des pseudo-suffixes dans l’argot
français », Cahiers de lexicologie, n 93, 2008, pp. 101-113.
PIERRON, Agnès, Dictionnaire de la langue du théâtre. Mots et mœurs du théâtre, Paris, Le Robert
2009.
SAVARY, Jérôme, Dictionnaire amoureux du spectacle, Paris, Plon 2004.
STEIN, André L., L’écologie de l’argot ancien, Paris, A.G. Nizet 1974.
VÉRAIN, Jérôme, «Les malades du taquet : argot des médias ou sociolecte des motards?», Cahiers
de lexicologie, n 40, 1982, pp. 117-127.

Sitographie
Argot des coulisses : http://argotdescoulisses.unblog.fr/
Glossaire du théâtre : http://www.theatrales.uqam.ca/glossaire.html
Glossaire du théâtre : http://www..brookes.ac.uk/schools/sol/uqam/glossaire,html
Glossaire La Ructa : www.urncta.org/fiches

Abstract

Theatre slang stepping off the stage?


Theatre is a social event in which actors play on stage, while the feverish backstage activity is
disguised. A multi-faceted world is composed of comedians performing on stage and technicians
and managers taking care of the organizational aspects backstage. Yet, this world has its own
conventions and common language – largely a made-up code, composed in equal parts of sociolect
and technolect. This paper shows that this form of slang is not only necessary for group cohesion
among peers but it also serves – in addition to its utilitarian and identifying functions – a playful
purpose since playfulness is an ingrained quality of theatre.
Based on an analysis of data from a relevant corpus, the nature of this slang and the reasons for
its existence will be described, bringing to light its major lexical features. Formal aspects will be
complemented with a semantic analysis (with a focus on the metaphor). The analysis will strive
to answer the question posed in the title, namely whether the ways in which slang is created are
autonomous, or whether they they have partially originated in conventional French and spread via
this professional group?

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Expressivité vs identité dans les langues :
aspects contemporains des argots

Éditeur: Alena Podhorná-Polická


Publié par Université Masaryk, Brno, en 2015
1ère édition, 2015
Tirage 200 exemplaires
Conception graphique, mise en page : Pavel Křepela
Impression: Final Tisk Olomučany

ISBN 978-80-210-5739-5

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