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alena Podhorná-Polická (éd.)
MASARYKOVA UNIVERZITA
BRNO 2015
ISBN 978-80-210-5739-5
Les champs sémantiques « homme » et « femme » dans l’argot français et russe ........ 15
Eda BÉRÉGOVSKAYA
Saussure argotologue ? . ..................................................................................................... 21
Béatrice TURPIN
Sociolecte de la ville de Brno ............................................................................................ 36
Marie KRČMOVÁ (traduit du tchèque par Alena PODHORNÁ-POLICKÁ)
L’argot des jeunes dans les émissions de libre antenne à la radio : certaines
thématiques sont-elles plus argotogènes que d’autres ? ................................................ 225
Petra VAŠKOVÁ
L’expression de l’identité : l’argot dans le slam ............................................................. 234
Marie-Anne BERRON-KOCH
L’argot du théâtre passe-t-il la rampe ? ........................................................................... 243
Marina ARAGON COBO
Alena PODHORNÁ-POLICKÁ
< Université Masaryk / podhorna@phil.muni.cz >
En 1956, dans son Que sais-je ? intitulé L’argot, Pierre Guiraud définit la fonction
première de l’argot en tant qu’un « signum différenciateur par lequel l’argotier reconnaît
et affirme son identité et son originalité » (p.7). Deux lignes plus bas, on peut lire aussi
qu’il est « caractérisé par une hypertrophie des formations expressives ».
Cet ouvrage se propose de réfléchir à la variabilité des recherches contemporaines sur
l’argot. Si l’on dit « argot », les représentations que différents lecteurs vont s’en faire
dépendent fortement des traditions linguistiques auxquelles ils se réfèrent. Suivant la
tradition de l’école parisienne1, la notion d’argot ne renvoie pas uniquement à « la
langue verte » des truands d’autrefois, mais englobe toute production langagière ayant
une fonction crypto-ludique et identitaire. Ce sens moderne, plus large et, à la fois,
plus précis au niveau fonctionnel, correspond à la vision moderne de la société dans
laquelle la perméabilité lexicale entre différents réseaux de sociabilité est devenue
un élément fondamental. Cette vision moderne de l’argot ne nie pas la condition de
sa crypticité pour les non-initiés – argotique rime avec ce qui crée un effet impressif
chez les personnes n’appartenant pas au groupe de pairs mais rime aussi avec ce qui
créé un effet expressif chez les membres du réseau qui s’identifient grâce à cela. Sentir
des émotions, l’appartenance au groupe, utiliser le lexique expressif afin de jouer,
d’invoquer la ludicité, telles sont les caractéristiques majeures de la communication qui
se veut argotique au sens moderne du terme. Si l’expressivité va souvent avec le ludique,
l’identité, elle, va avec le cryptique. En d’autres mots, pour qu’il y ait de l’identité, il faut
avoir de la diversité, se construire en traits distinctifs par rapport à l’autre et poser ses
propres frontières vis-à-vis des autres.
L’existence de l’argot est un universel de langue, il produit de la cohésion dans les
groupes de pairs au sens étroit du terme (des micro-argots de micro-groupes) mais
aussi au sens large (l’argot ou les argots commun(s) qui perçoivent l’appartenance
à des groupes virtuels grâce aux médias). Ce caractère global et local à la fois, disons
1) C
entre d’argotologie (CARGO) a été fondé en 1986 par Denise François-Geiger et ses collègues, parmi eux
Marc Sourdot dont l’article figure parmi d’autres dans ce volume.
10
Éda Bérégovskaya (1929 – 2011) nous a quittés. C’est à Brno en 2010 que nous l’avons
rencontrée et écoutée pour la dernière fois. Sa contribution y était, comme de coutume,
impatiemment attendue.
Mais plus qu’une collègue, beaucoup d’entre nous ont perdu une amie. Éda faisait
partie de notre groupe d’argotologues depuis de nombreuses années. On la rencontrait
avec autant de plaisir lors de ses visites à Paris comme lors de nos colloques annuels.
Vive, pétillante, souriante, elle avait toujours un mot agréable, une remarque affable,
encourageant les doctorants ou saluant le travail d’un collègue.
Mais cette vivacité était également le signe d’une grande vigueur et d’un grand cou-
rage intellectuels. Fondatrice, depuis son université de Smolensk, de l’école d’argotolo-
gie russe, elle avait dû longtemps dissimuler son intérêt pour l’argot sous une étiquette
plus acceptable pour les autorités de l’U.R.S.S. de l’époque. Sa thèse La langue de la prose
française et le dialecte social est, en fait, un des premiers travaux d’argotologie russe sur
le roman français.
Plus récemment et dans l’article qui paraît dans ce volume, elle nous mettait en garde
contre le retour de la langue de bois dans la Russie d’aujourd’hui, prémices pour elle
d’une sombre époque à venir : « Les euphémismes dont le but est de défigurer la vérité
abondent dans le discours public officiel ». De plus, devrait bientôt paraître, à Paris, aux
Classiques Garnier, l’ouvrage qu’elle préparait depuis longtemps : L’argot dans la prose
française du XXe siècle (1945–1975).
Éda nous a quittés mais son œuvre nous reste à côté de celle d’Albert Dauzat, de
Pierre Guiraud ou de Denise François, pour ne citer que des « grands disparus ».
11
Dans un interview au début de notre siècle, J.-P. Goudaillier a dit : « Si on part du prin-
cipe que dans toute société il y a des tabous, des interdits moraux, religieux, politiques,
sociaux, et qu’il y a toujours des personnes qui veulent contourner ces interdits, la pre-
mière façon de le faire – soit en groupe, soit individuellement – c’est la transgression
langagière » (Goudaillier 2002).
Béatrice Turpin, en parlant du corps humain tel qu’il est représenté dans deux dic-
tionnaires – dictionnaire d’Aristide Bruant et celui de Jean-Pierre Goudaillier – nous
invite à envisager l’argot par rapport à la notion de tabou. Elle constate que l’argot qui
est souvent un langage de révolte, est aussi un langage sans tabou. Les deux diction-
naires qu’elle analyse sont séparés par un siècle, mais, comme elle le démontre, il n’y
a pas d’abîme entre l’argot de la fin du XIXe siècle et de la fin du XXe siècle. Dans l’une
et l’autre époque, le centre du corps humain c’est l’appareil sexuel masculin, l’appareil
sexuel féminin et l’appareil excréteur. Et elle note que la plupart des termes qui sont,
selon Goudaillier, inscrits significativement dans le langage des cités pour désigner le
sexe, masculin et féminin, et même le postérieur sont déjà présents dans le dictionnaire
de Bruant (Turpin 2006 : 250–251).
J’ai pris encore comme matériau d’analyse le dictionnaire de Jean-Paul Colin et Jean-
Pierre Mével (Colin & Mével et al. 1992) et celui de Jacques Cellard et Alain Rey (Cellard
& Rey 1991), pour avoir des données concernant non seulement l’argot des cités, mais
aussi l’argot commun de la fin du XXe siècle, et deux dictionnaires de l’argot russe : le
dictionnaire d’Igor et Frida Iuganov (Iouganov & Iouganova 1994) et celui de Vladimir
Ielistratov (Ielistratov 2005) qui reflètent la situation langagière synchronique en Russie.
Ces quatre sources supplémentaires confirment les résultats obtenus par Béatrice Tur-
pin et permettent de les compléter dans certains aspects.
On sait que l’argot français aussi bien que l’argot russe est anthropocentrique. C’est
une de ses particularités principales qui le caractérisent comme un universel du langa-
ge dans le sens de Jakobson. La position centrale des champs sémantiques « Homme »
et « Femme » dans le vocabulaire argotique est donc naturelle, inévitable. L’homme et
la femme constituent toujours le centre de l’image linguistique naïve du monde que
l’argot présente. Puisque ce sont les champs sémantiques dont la place centrale dans
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le vocabulaire argotique commun est indiscutable, ils reflètent toutes les particularités
essentielles de l’argot comme façon de voir le monde.
Tout d’abord, c’est une connotation dépréciative, péjorative qui est fort prononcée
dans les unités lexicales faisant partie des champs en question, par exemple, dans les
noms qui désignent la femme : carne, choléra, mochetée, pouffiasse, vachasse, etc.
L’animalisation qui est propre à l’argot comme système, se laisse sentir aussi dans les
deux champs sémantiques que nous avons présentés, surtout en ce qui concerne les fem-
mes. L’animalisation est à proprement parler un des aspects de ce mécanisme complexe
à mille facettes qui permet à l’argot de voir le monde à la lumière imagée intense.
Il faut encore signaler la présence des suffixes parasitaires, c’est-à-dire des suffixes plus
ou moins désémantisés qui ne changent en rien le sens du mot. Ces suffixes constituent
une des facettes qui organisent l’effet ludique propre à l’argot. On joue avec le mot
comme avec un hochet :
En énumérant les traits essentiels de l’argot qui se laissent apercevoir dans les champs
sémantiques « Homme » et « Femme », il faut encore mentionner la couleur humo-
ristique plus ou moins évidente (par exemple, dans Charles-le-Chauve pour le sexe de
l’homme ou porte-monnaie à moustache et pays-bas pour le sexe de la femme).
Ce qui crève les yeux encore c’est que, pour l’argot français, aussi bien que pour l’ar-
got russe, il existe non pas deux sexes, mais trois. À côté de l’homme et de la femme, on
constate la présence d’un troisième sexe, mixte – les homosexuels et les lesbiennes :
En homme l’argot apprécie avant tout la vigueur et le courage, en femme son appa-
rence physique et son tempérament. Pour désigner un être féminin, l’argot possède
toute une série de tropes dont l’image de base est un animal : belette, caille, chèvre, gazelle,
gorette, grenouille, guenon, langouste, marmotte, morue, poule, punaise, sauterelle, souris, veau,
volaille. Dans l’argot commun et l’argot des jeunes (Goudaillier 1997, Girard & Kernel
1996, Pierre-Adolphe & Mamoud & Tzanos 1996, Séguin & Teillard 1996) il y a très peu
de mots pour nommer et décrire une belle femme ou une jolie jeune fille : c’est une belle
pièce, bien bousculée, bien carrossée, bien roulée, bien culbutée (« bien faite »). Une hyperbole
métaphorique la caractérise : une bombe et ses variations : bombax, bombe atomique, beubon
(bombe verlanisée). La locution Prix de Diane qu’on emploie en parlant d’une femme ou
d’une jeune fille séduisante c’est une antonomase, sans aucun doute, mais elle n’est pas
liée directement à la beauté de la déesse romaine. Elle est empruntée au langage du turf
où cette expression désigne une course pour les pouliches.
Pour brosser le portrait d’une femme laide, l’argot possède des ressources beaucoup plus
riches. La plupart de ces termes ont une connotation ironique. La laideron est appelée
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streum (« monstre »), crainte, cadavre et macchabée (antonomase synonymique du cadavre)
ou Hirochima (antonomase toponymique). Si elle a un visage rond comme une poêle, on
l’appelle par l’antonomase Tefal. Le visage couvert de boutons est appelé la calculatrice et,
dans ce cas, un jeu de mots interne apparaît (le nom bouton qui n’est pas prononcé y par-
ticipe, en créant un calembour-syllepse). Les cheveux ébouriffés s’appellent les antennes.
La personne qui a des dents saillantes est nommée décapsuleur. Pour la poitrine opulente
d’une femme, l’argot possède des synonymes facétieux : amortisseurs ou air-bags, mais elle
peut être nommée encore par une périphrase il y a du monde au balcon. Une femme trop
grosse est appelée boudaquatique, une femme trop maigre est appelée par une métaphore
hyperbolique verlanisée skeud (« disque ») ou même par une hyperbole métaphorique plus
forte : fax. Ils existent encore des métaphores pittoresques : planche à repasser, planche à pain,
sac d’os qui soulignent la laideur de la maigreur excessive.
La partie capitale du corps, ce n’est pas la tête comme réceptacle de l’esprit, organe
qui produit des réflexions, mais l’appareil sexuel. Voici quelques chiffres à comparer :
français russe
appareil sexuel masculin et féminin 143 117
tête et intelligence 54 27
Il est encore important d’ajouter que l’appareil sexuel est considéré par l’argot non
pas comme la source de la vie, le mécanisme nécessaire et naturel pour l’apparition de
nouvelles générations, mais comme l’instrument du plaisir, de la jouissance charnelle et
une source de revenus. Cette conclusion s’impose si l’on compare les chiffres suivants :
Quant à l’appareil sexuel masculin, on a l’impression que, pour les argotiers, c’est
l’axe sur lequel, on peut dire, s’enfile le monde entier. En russe, par exemple, la série
synonymique désignant le pénis a 96 lexèmes. Cette série compte une certaine quantité
d’expressions périphrastiques comme : кожаная игла – « l’aiguille en cuir », бабий друг
– « un ami des femmes », тёплый брат – « un frère chaud », царь пижамы – « le tsar
du pyjama », des urbanonymes comme : Эйфелева башня – « La Tour Eiffel », Биг Бен
– « Big Ben », les noms des personnages célèbres des bandes dessinées comme : дядя
Фёдор – « l’oncle Fiodor », гуляй Вася – « va-te-promener, Basile », etc. Dans l’enrichis-
sement de cette série synonymique extralongue, on peut observer des procédés connus
et décrits il y a longtemps, comme, par exemple, métaphore : циклоп – « un cyclope »,
банан – « une banane », авторучка – « un stylo », градусник – « un thermomètre »,
ou métonymie : циник – « un cynique », достопримечательность – « une curiosité »,
бармалей – « un monstre, celui qui fait peur ». On peut citer des exemples français : des
métaphores asperge, matraque ou bâton, des métonymies bijou de famille ou robinet d’amour.
Les tropes russes et français viennent de toutes les sphères de la vie, l’éventail des images
est très large, la métaphore, comme toujours dans la langue, prédomine (Goudaillier
2001, Turpin 2004, Girault 2009, Kacprzak 2009).
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Là, les points communs finissent et commencent les divergences. Mais avant de parler
de quelques particularités du développement de l’argot russe qui se laissent sentir dans
les champs sémantiques que j’ai analysés, je voudrais dire quelques mots sur la situation
sociolinguistique actuelle en Russie. L’argot russe n’est plus renié, rejeté comme des or-
dures dont on doit se débarrasser le plus vite possible. Et les linguistes qui s’en occupent
ne sont plus mal vus, comme c’était le cas dans les années 60–70 du siècle passé. À Nijni
Novgorod, à l’Université linguistique d’État, l’éminent argotologue russe Mikhaïl Grat-
chov organise tous les deux ans des colloques où tous les chercheurs qui s’intéressent
aux phénomènes sociolinguistiques de n’importe quelle langue sont invités. En 2009
a eu lieu le VIe colloque Versions sociales de la langue. On parle même de la création d’un
Centre d’argotologie identique à celui que Denise François, Jean-Pierre Goudaillier et
Marc Sourdot ont créé à la Sorbonne–Paris 5 en 1986. L’argot pénètre à tous les niveaux
de la langue russe. On le remarque même dans les registres stylistiques qui n’ont jamais
été les siens. Un exemple connu de tous ceux dont la langue maternelle est le russe :
Vladimir Poutine, quand il était encore le président du pays, en parlant des Tchétchènes
qui ne se sont pas soumis au pouvoir de la Russie, a dit : « Nous allons descendre tous les
bandits dans les chiottes ». Et cela n’a pas été prononcé dans un cercle d’amis intimes,
mais pendant une émission officielle à la télé. On peut donc conclure que l’argotologie
russe, maltraitée pendant de longues années, prospère maintenant, et tous les tabous
sont surmontés.
Mais en même temps il se passe dans la vie de la langue russe des choses qui nous font
nous rappeler le roman de George Orwell 1984. Le pouvoir soviétique faisait tout son
possible pour manipuler la conscience et même le subconscient des gens en introdui-
sant des clichés qui cachaient le vrai sens de ce qui se passait en réalité : « les ennemis
du peuple », « la collectivisation », « la lutte pour la paix », etc, etc. Orwell appelait ce
phénomène « Newspeak ». Maintenant quelque chose d’identique naît en Russie. Nous
avons « une démocratie souveraine », le bourreau Staline est appelé « un manager effi-
cace », quand on parle des bureaucrates d’aujourd’hui qui abusent de leur pouvoir pour
falsifier les résultats des élections, ce crime est appelé « se servir de la ressource adminis-
trative » et ainsi de suite. Les euphémismes dont le but est de défigurer la vérité abon-
dent dans le discours public officiel. Les journalistes comme Iulia Latynina, les critiques
littéraires comme Marietta Tchoudakova, les linguistes comme Maxime Krongaous, qui
ne se laissent pas aveugler, poussent des cris d’alarme. Tous ces euphémismes politiques,
ce sont les premiers pas vers l’apparition du nouveau Newspeak, celui de Poutine, et ce
n’est pas inoffensif (Gorbanevski 2009).
Après avoir décrit la situation sociolinguistique générale, je vais revenir aux champs
sémantiques « Homme » et « Femme ». Je vais dire ce qu’il y a de particulier dans l’ar-
got russe. L’argot commun confine au lexique extrêmement obscène, très vulgaire qui
s’appelle en russe « мат ». Le sujet parlant emploie des termes obscènes, en traitant tous
les thèmes. Les noms qui désignent en russe le pénis, la prostituée, le verbe qui désigne
l’acte charnel sont fréquents dans le langage familier de toutes les couches sociales, dans
toutes les situations communicatives. Presque désémantisés, ils se sont transformés en
une sorte d’interjections. Un linguiste renommé russe, Igor Miloslavsky, décrit la conver-
sation d’un jeune couple dont il a été récemment un témoin involontaire. Les jeunes
gens employaient des mots vulgaires, obscènes dans chaque phrase, et pourtant ce n’était
pas une querelle, plutôt une déclaration d’amour. On peut affirmer que l’évolution des
lexèmes argotiques russes dont je parle suit deux voies – sémantique et phonétique.
18
D’une part les lexèmes qui signifient en argot russe « pénis », « prostituée », « posséder
une femme » sont remplacés dans le russe familier par des mots dont le premier son ou
la première syllabe coïncident avec ceux des mots que j’ai énumérés :
Nous avons ici une évolution identique à la dérivation synonymique qui est propre
depuis longtemps à l’argot français. Pour le russe, on pourrait appeler cette dérivation,
la dérivation paronymique.
Le développement de ces lexèmes continue par la formation des paires à la base de
similitude phonétique des terminaisons : блин – клин, бляха – муха, ё – моё, etc.
***
L’analyse, même assez superficielle, permet de constater que dans les champs sémanti-
ques « Homme » et « Femme » de l’argot russe et français à côté des traits similaires, uni-
versels, il y a des phénomènes divergents : la désémantisation partielle ou même totale
dans l’argot russe, l’apparition, dans cet argot, de la dérivation paronymique comme un
pendant à la dérivation synonymique dans l’argot français. La dérivation paronymique
crée des euphémismes, des doublets sémantiques qui donnent un certain adoucissement
au caractère obscène des deux champs sémantiques dans l’argot russe. On retrouve là ce
que Denise François appelait la « fonction douce » de l’argot.
Mais l’axe des deux champs sémantiques est le même pour l’argot russe et l’argot fran-
çais. Ils reflètent le même caractère dépréciatif, anthropocentriste et machiste, la même
image critique du monde, adoucie par des moments ludiques qui constituent l’universel
de l’argot comme phénomène.
Références bibliographiques
CELLARD Jacques & Rey Alain, Dictionnaire du français non conventionnel, Paris, Hachette, 1991.
COLIN Jean-Paul & MÉVEL Jean-Paul et al., Dictionnaire de l’argot, Paris, Larousse, 1992.
GIRARD Eliane & Kernel Brigitte, Le vrai langage des jeunes expliqué aux parents, Paris, Albin
Michel, 1996.
GIRAULT Hervé, « Fonction de la métaphore dans la créativité lexicale. L’exemple du lexique de
la drogue », in KACPRZAK Alicja & GOUDAILLIER Jean-Pierre, Standard et périphéries de la
langue, Łódź-Łask, Leksem, 2009, pp. 71–82.
GORBANEVSKI Mikhail V., « O fenomene novoiaza v Rossiï natchala XXI veka : k postanovke
problemy » [Le problème du newspeak en Russie au début du XXIe siècle], Sotsialnyie varianty
iazyka VI, Nijni Novgorod, 2009, pp. 3–14.
GoudaillIer Jean-Pierre, Comment tu tchatches ! Dictionnaire du français contemporain des cités,
Paris, Maisonneuve & Larose, 1997 (3e éd. 2001).
19
Abstract
The semantic fields “Man” and “Woman” in French and in Russian slang
The semantic fields “Man” and “Woman” belong to the central ones in the French as well as in
the Russian slang. Therefore the main features of the slang as a language universal (animalization,
concentrated metaphorization, parasitical suffixation, pejorative and ironic connotation) can be
observed in both. Within the fields “Man” and “Woman” a special place belongs to the “third sex”,
the homosexuals. The most developed French and Russian synonymic series are those designing
the genitals. The analysis of the semantic fields “Man” and “Woman” permits also to reveal some
divergent peculiarities in the development of French and Russian slang.
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20 novembre 1901. À Segny, recherchant le patois, je fus accusé d’espionnage par le cantonnier
de l’endroit.
Bientôt rumeur dans toute l’auberge, et le cantonnier qui m’avait livré les quelques mots ci-des-
sus répétait sans cesse :
« Je me suis laissé entraîner… Je me suis laissé entraîner – comme ayant livré la patrie sans le
vouloir –
Ils se retirent presque menaçants.
Êtes-vous autorisé, telle est la grande question.
21
« Vous prenez des paysans tout à fait pour des niais, et puis si le garde champêtre était là je vous
sommerais de montrer vos papiers »3.
Dans ces notes, à travers une lettre au sous-préfet consécutive à cet incident, Saussure fait
allusion à un livre sur les parlers dialectaux :
Mairie de Segny
Monsieur le Sous-Préfet,
Dans le but scientifique de connaître les patois du pays de Gex, qui sont un complément des
patois romands suisses [actuellement l’objet d’un ouvrage d’ensemble]4, je me suis rendu
22
à Prévessin et à Segny, pensant naturellement faire cette enquête comme je l’avais faite depuis
des années soit dans le canton de Vaud soit dans la Haute-Savoie en rencontrant de la part des
habitants une parfaite prévenance.
À mon étonnement, j’ai été pris… pour un espion ! l’objet dans les localités de [votre ressort]5
d’une régulière suspicion, et je me suis aperçu seulement à la longue que cette suspicion
manque de complaisance approchant de l’hostilité, et je me suis rendu compte à la fin que cette
hostilité provenait d’une suspicion d’espionnage […]6.
fut conçu par Louis Gauchat en 1898 ; les premières enquêtes débutèrent en 1899 et les premiers bulle-
tins paraîtront à partir de 1902. On ne trouve pourtant nulle part le nom de Saussure dans le Glossaire.
On ne sait d’ailleurs formellement si l’auteur de « cet ouvrage d’ensemble » et Saussure sont une même
personne.
5) A
jout
6) M
s fr. 3956/8, p. 8.
23
Nous allons ici interroger quelques-unes de ces notes qui se composent de relevés
de termes suivis de leur définition, avec parfois l’ajout d’expressions7. Parmi ces
termes, comme nous le verrons, un grand nombre relèvent de l’argot et sont déjà at-
testés dans des dictionnaires de l’époque.
Cet intérêt pour l’argot est-il anecdotique chez Saussure ; l’argot est-il pour lui une
pure « curiosité de langage », voire une « anormalité » par rapport à sa conception de la
langue ou bien peut-on dire que la linguistique saussurienne peut mener à un renouvel-
lement de la manière dont l’argot était abordé à cette époque ?
7) Ms fr. 3956/14 (12 feuillets). Note de Jules Roujat : Genevoisismes (matériaux de valeur très douteuse) (je les ai
collés sur des fiches, sans quoi on aurait fini par les perdre. – colle à la gomme arabique, peut partir en mouillant).
À offrir à l’œuvre du Glossaire des patois de la Suisse romande. Saussure semblait destiner ces notes à la publi-
cation, comme l’atteste l’emploi de l’injonctif « voyez » dans une définition.
8) Cit. in Trésor de la Langue Française, article « linguistique ». La linguistique générale est entendue à l’époque
comme étude de : « Origine du langage. Racines. Classification des langues » (Programme des cours de
l’Académie de Neuchâtel, semestre d’hiver 1878–1879) (Ayer 1878).
24
L’étude des patois de la langue françoise, bien plus voisins des étymologies, bien plus fidèles
à l’orthographe et à la prononciation antiques, est une introduction nécessaire à la connoissance
de ses radicaux ; secondement, que la clef de tous les radicaux et de tous les langages y est im-
plicitement renfermée (Nodier 1834 : 228–229).
Le patois, c’est la langue native, la langue vivante et nue (Nodier 1834 : 223).
Pour Nodier, l’argot est considéré comme un langage construit, un code distinct de la
naturalité de la langue dont l’essence est le patois, même s’il peut être formé à partir de
celui-ci. À cet égard, l’écrivain en vient à étendre le sens d’argot à tout langage forgé par
convention comme les parlers des métiers :
L’homme naturel a le don de faire les langues. L’homme de la civilisation n’est capable que de
les corrompre… Le peuple d’une langue qui commence fait la parole. Les savants d’une langue
qui finit font de l’argot. Il y auroit à s’égayer pendant une année entière sur le vocabulaire des
chimistes, des naturalistes, des médecins et des charlatans […]. II n’y a point de signe plus cer-
tain de décadence pour une langue, que la profusion de mots nouveaux formés d’une langue an-
tique, et dont la construction manque d’analogies dans la langue même où ils sont introduits »
(Nodier 1834 : 199–200).
Aucune société particulière ne peut se former dans le langage de la société commune un langage
qui échappe à sa forme et qui se passe de ses éléments (Nodier 1834 : 249).
L’intérêt du livre de Nodier est donc de noter que l’argot n’est pas étranger à la lan-
gue et par là même, également de tenter de déterminer le travail sur la langue qui y est
engagé. Parce qu’il est de nature linguistique, l’argot ne s’oppose pas irréductiblement
aux patois : il peut aussi être forgé à partir de ces derniers :
L’argot est fait, comme je l’ai dit, avec nos radicaux les plus familiers, avec nos mots les plus
usuels, mais tournés par la métaphore à un usage bouffon, et plus ou moins ingénieusement
patoisés, suivant les lieux et les dialectes (Nodier 1834 : 250).
Ce seroit faire beaucoup trop d’honneur à l’argot que de le ranger parmi les patois […]. Les
patois sont des dialectes très bien faits, assujettis à des règles invariables […]. L’argot est une lan-
gue factice, mobile, sans syntaxe propre, dont le seul objet est de déguiser, sous des métaphores
de convention, les idées qu’on ne veut communiquer qu’aux adeptes. Son vocabulaire doit, par
conséquent changer toutes les fois qu’il est devenu familier au-dehors (Nodier 1844 : 87).
S’insérant dans une linguistique avant tout historique, Nodier donne donc pour tâche
au linguiste d’étudier la formation de l’argot, réduisant son étude au champ purement
sémantique :
25
L’étude de l’argot, considérée comme œuvre d’intelligence, a son côté important, et des tables
synoptiques de ses synonymies en divers temps ne seroient pas sans intérêt pour le linguiste
(Nodier 1844 : 87).
Francisque Michel, après Nodier, se proposera d’étudier l’argot. Dans son ouvrage de
philologie comparée, il envisage également l’argot par rapport à la métaphore, à qui il
continue d’accorder une place centrale, en élargissant cependant le champ des proces-
sus de formation reconnus. Apocopes et aphérèses peuvent se greffer sur la métaphore,
de même que l’emprunt à d’autres langues, telles l’italien, l’allemand, l’espagnol et le
gitan. Pour lui également, parce qu’il est formé à partir d’une langue, l’argot devient
digne d’être étudié comme le sont toutes les langues :
Les mots dont il se compose sont, en général, non pas nés au hasard, comme voudrait le faire
croire Pasquier […] mais empruntés à la langue maternelle des individus qui le parlent ; avec
cette différence qu’ils sont pris dans un sens qui diffère plus ou moins de la signification usuelle
et reçue, et pour la plus grande partie dans un sens allégorique. La métaphore et l’allégorie
semblent former en effet l’élément principal de ce langage (Michel 1856 : 82).
Une détermination exacte du radical de chacun des mots de l’argot, l’indication de ceux qu’il
a pris ou donnés à notre langue à toutes les époques, et des emprunts qu’il a faits aux idiomes
savants ou vulgaires de l’Europe, la comparaison de l’argot avec les jargons analogues que l’on
y parle, tout cela nous semble aussi intéressant que les tables synoptiques que Nodier aurait
voulu voir dresser (Michel 1856 : XXIII).
Ici, comme dans les sciences expérimentales, la méthode doit commencer par être inductive. Nous
observerons donc d’abord les faits, autour de nous, dans le langage parlé. Nous essayerons d’induire
des lois de nos observations ; puis nous vérifierons, par la recherche de textes et de documents, les
déductions particulières faites de ces lois. Nous pourrons arriver ainsi à des résultats scientifiques, sans
nous borner à des interprétations fantaisistes ou à des conjonctures (Schwob & Guieysse 1889 : 9).
De la méthode historique nul ne peut se passer ; mais il faut qu’elle soit doublée d’une méthode
d’interprétation linguistique (Schwob & Guieysse 1889 : 12).
Pour Schwob et Guieysse, les procédés mis en œuvre sont avant tout des procédés
formels de « défiguration », de travestissement. La métaphore est effet d’après-coup.
Ils s’appuient pour étayer leurs dires sur une approche historique, à travers les éditions
successives du Jargon de l’argot réformé et des procédés du loucherbem.
26
On peut dire que les travaux entrepris jusqu’à présent pour étudier l’argot ont été menés sans
méthode. Le procédé d’interprétation n’a guère consisté qu’à voir partout des métaphores […].
Ce procédé nous paraît avoir méconnu le véritable sens des métaphores et de l’argot. Les méta-
phores sont des images destinées à donner à la pensée une représentation concrète. Ce sont des
formations spontanées, écloses le plus souvent chez des populations primitives, très rapprochées
de l’observation de la nature. – L’argot est justement le contraire d’une formation spontanée.
C’est une langue artificielle, destinée à n’être pas comprise par une certaine classe de gens. On
peut donc supposer a priori que les procédés de cette langue sont artificiels (Schwob & Guieysse
1889 : 8).
Dans ces ouvrages, datant respectivement de 1834, de 1856 et de 1889, l’argot est donc
maintenant digne d’être considéré, même s’il est envisagé comme un langage artificiel.
L’étude des formations argotiques est principalement rapportée à un intérêt linguistique
centré sur la recherche des étymologies et des racines.
À cette époque, les titres de livres parus sur l’argot témoignent en outre de l’ouver-
ture de son champ : l’argot ne renvoie plus seulement au langage des malfaiteurs, mais
plus généralement à des parlers de groupes, souvent professionnels. Des études portent
sur l’argot des typographes, des militaires, sur l’argot musical, l’argot de Saint-Cyr ou
celui de l’X (citons Boutmy (1883), Merlin (1888), Gouget (1892), Eudel (1893) ou Levy
(1894)). Son champ s’étend également aux parlers locaux populaires : argot parisien
surtout (citons Larchey (1872), Rigaud (1878), Timmermans (1892) et Villatte (1884)),
mais aussi argot du Mzab (Basset (1892)) ou des nomades en Basse-Bretagne (Quellien
(1886)). L’étude de l’argot rejoint ainsi la linguistique géographique qui se développe
à cette époque en même temps que l’étude des dialectes, effectuée souvent dans une
optique comparative.
C’est dans ce champ de recherche que s’insèrent les notes de Saussure étudiées. Elles
montrent l’intérêt du linguiste pour les parlers locaux et populaires. Dans ses carnets
sont également présents des termes que nous pourrions qualifier d’argotiques.
27
F. de Saussure était allé l’étudier sur place ; il en avait fait, pour ainsi dire, sa chose, et nulle
part il n’a rencontré terrain plus propice au déploiement de son étonnante ingéniosité […]. En
observant dans cette langue les nuances fuyantes, mais caractéristiques, qui séparent les intona-
tions syllabiques douces des intonations rudes, il a […] jeté une vive lumière sur une foule de
phénomènes phonétiques et morphologiques de cette langue (Bally 1952 : 150).
Nous retrouvons donc dans le travail sur les idiomes locaux cette volonté de recher-
cher des lois à partir de l’observation. Le linguiste, au cours de ces enquêtes, s’attache
à déterminer les identités et différences en colligeant les termes et leurs « valeurs »10.
Parmi les feuillets intitulés Genevoisismes, notre étude portera plus particulièrement
sur un relevé d’une trentaine de termes avec leur définition. Quelques-uns relèvent de
régionalismes ou de parlers d’écoliers, d’autres – un grand nombre – sont attestés dans
des dictionnaires d’argot de l’époque11 :
10) L a notion de valeur induit celle de variation, de mutabilité, historique mais aussi dans l’espace. Saussure
a insisté dans son chapitre sur la linguistique géographique sur le lien entre espace et histoire.
11) Nous suivrons ici l’ordre alphabétique. Sur ces notes, une numérotation linéaire, sans doute effectuée par
Jules Roujat, se superpose à une autre numérotation en désordre par rapport à cette numérotation, avec
la mention « 2e p. », suivie de chiffres allant dans l’ordre suivant : 48, 126, 238, 30, 124, 86, 218, 230, 58,
178, 226, 4, 208, [illisible], 186, 160, 42, 60, 36, 48, 68, 54, 96, 172, 74, 104, [illisible]. La liste de termes ne
suit pas l’ordre alphabétique quelque soit la numérotation retenue. Nous ne retiendrons que la deuxième
partie de ce manuscrit – composé exclusivement de petits papiers collés –, celle-là intéressant directement
notre propos (soit les pages 7 à 12). Les termes du début de la liste renvoient visiblement à des termes
régionaux appartenant au vocabulaire paysan.
28
29
En ce qui concerne un possible rapport avec le parler genevois, nous remarquons que
nombre d’entrées sont en fait également communes avec le Glossaire des patois de la Suisse
romande (désormais abrégé en GPSR), dont le premier numéro paraîtra en 192412 :
e dernier tome paru correspond à la lettre G (tome VIII, 2005, Gite – Gógala).
12) L
30
Ces notes nous semblent témoigner de l’intérêt du linguiste genevois pour « la langue qui
vit ». La linguistique générale de Saussure amorce également la possibilité de penser réelle-
ment l’argot comme phénomène linguistique en allant plus loin que ses prédécesseurs.
L’homme qui prétendrait composer une langue immuable, que la postérité devrait accepter
comme telle, ressemblerait à la poule qui a couvé un œuf de canard : la langue créée par lui
serait emportée bon gré mal gré par le courant qui entraîne toutes les langues (CLG : 111).
Un terme donné est comme le centre d’une constellation, le point où convergent d’autres ter-
mes coordonnés, dont la somme est indéfinie […]. Un mot quelconque peut toujours évoquer
tout ce qui est susceptible de lui être associé d’une manière ou d’une autre (CLG : 174).
Dans le système tel que le conçoit Saussure, la distinction des plans formels et séman-
tiques (CLG : 174) mène à une étude rigoureuse des processus de formation des néolo-
gismes – argotiques ou pas. Il permet en outre de faire place à des types d’associations
qui ne suivent pas les règles de l’association morphologique :
L’association peut reposer sur la seule analogie des signifiés […] ou au contraire sur la simple
communauté des images acoustiques (CLG : 174).
31
L’esprit écarte naturellement les associations propres à troubler l’intelligence du discours (note,
CLG : 174).
Il y aura un jour un livre spécial et très intéressant à écrire sur le rôle du mot comme <principal>
perturbateur de la science des mots (CLG/E : 11–12, N. 3285/7).
Sapaner C’est à peu près le même sens que paner, mais c’est plus fort.
13) P our cette question de l’étymologie populaire chez Saussure, voir M.-J. Reichler-Béguelin (1995).
14) Ms fr. 3958/8, p. 22 (Saussure, 2003 : 387).
32
La théorie de la valeur chez Saussure fait place à cette intensité, ce « surplus de va-
leur » qui pourrait se comprendre à partir de la notion d’ellipse qui, articulée à la valeur,
renvoie au fading d’un sens toujours différentiel et oppositif : « l’ellipse n’est autre chose
que le surplus de valeur » (CLG/E : 35, N. 3308). Le sens, arbitraire, n’est pas limité par
le monde des objets :
La différence des termes qui fait le système d’une langue ne correspond nulle part, fût-ce dans
la langue la plus parfaite, aux rapports véritables entre les choses (Écrits, 76, 26).
Dès lors, la langue est ouverte à l’infinitude des séries synonymiques et à l’argot :
Dans n’importe quel système de signes qu’on mettra en circulation, il s’établira instantanément
une synonymie […]. Aucun signe n’est donc limité dans la somme d’idées positives qu’il est au
même moment appelé à concentrer en lui seul ; il n’est jamais limité que négativement, par la
présence simultanée d’autres signes ; et il est donc vain de rechercher quelle est la somme des
significations d’un mot (Écrits, 2002 : 78/27).
Du point de vue de la valeur et du système, il n’est de synonymie possible car tous les
termes sont définis négativement ; du point de vue des rapports possibles et de l’arbi-
traire, les séries synonymiques sont par contre potentiellement infinies.
C’est sur cet « entre deux » et ce potentiel infini que joue l’argot.
Références bibliographiques
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BALLY Charles, Le langage et la vie, Genève, Droz, 1952 (3e éd. augmentée ; 1ère éd. en 1935).
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BOUTMY Eugène, Dictionnaire de l’argot des typographes précédé d’une monographie du compositeur
d’imprimerie et suivi d’un choix de coquilles typographiques célèbres ou curieuses, Paris, Marpon &
Flammarion, 1883.
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Furrer, 1902–1915.
DAUZAT Albert, Les argots, Paris, Delagrave, 1956 (1ère édition en 1924).
DELVAU Alfred, Dictionnaire de la langue verte, Paris, Marpon & Flammarion, 1883.
EUDEL Paul, L’Argot de St-Cyr, Paris, Paul Ollendorff, 1893.
FRANCE Hector, Dictionnaire de la langue verte : archaïsmes, néologismes, locutions étrangères, patois,
Paris, Librairie du Progrès, 1907.
GAUCHAT Louis & JEANJAQUET Jules & TAPPOLET Ernest, Glossaire des patois de la Suisse
romande, Neuchâtel–Paris, Victor Attinger, puis Genève, Droz.
[1] A, 1924–1933 ;
[2] Ar, 1934–1954 ;
33
34
SAUSSURE (de) Ferdinand, Cours de linguistique générale, édition critique par ENGLER Rudolf,
Wiesbaden, Otto Harrassowitz 197415.
SAUSSURE (de) Ferdinand, « Légendes et récits d’Europe du Nord : de Sigfrid à Tristan »,
présentation et éditions de textes par TURPIN Béatrice, in BOUQUET Simon (dir.), Cahiers de
L’Herne : Saussure, Paris, Éd. de l’Herne, 2003, pp. 351–429.
SAUSSURE (de) Ferdinand, Écrits de linguistique générale, texte établi et édité par BOUQUET
Simon & ENGLER Rudolf, Paris, NRF Gallimard, 2002.
SAVATOWSKI Dan, « Naissance d’une linguistique de l’argot, 1890–1920 », Études de linguistique
appliquée, La crise du français, nº 118, Paris, Didier–Érudition, avril–juin 2000, pp. 145–161.
SCHWOB Marcel & GUIEYSSE Georges, Études sur l’argot français, Paris, Émile Bouillon, 1889.
TIMMERMANS Adrien, L’argot parisien. Étude d’étymologie comparée, Paris, Victorian, 1922
(1ère éd. en 1892, 1896).
VILATTE Césaire, Parisismen, Berlin-Schöneberg, Langenscheidtsche verlagsbuchhandlung, 1884
et 1888.
Sitographie
Lexilogos : http://www.lexilogos.com/argot.htm
Trésor de la langue française : http://atilf.atilf.fr/tlf.htm
Abstract
15) N
oté CLG/E.
35
Marie KRČMOVÁ
< Université Masaryk / krcmova@phil.muni.cz >
Lors d’une conférence qui se tient à Brno et qui a pour sujet l’étude des sociolectes, un
linguiste – surtout un Tchèque – ne pouvait pas se passer de traiter un sujet concernant
le hantec parmi les thèmes proposés. Le hantec est un parler spécifique à cette ville : il
s’est formé dans des conditions sociales et nationales propres à Brno à partir d’un parler
formé dans un passé éloigné, qui a su renaître malgré une modification des conditions
socio-culturelles lors des décennies suivantes et il est toujours vivace aujourd’hui. Il
fonctionne même comme symbole identitaire de la ville.
Proposons d’abord un éclairage sur ce qu’est le hantec. En ce qui concerne ses
racines, il peut être décrit sans aucun doute comme sociolecte c’est-à-dire un parler
substandard caractéristique d’un groupe social particulier. Vu la tradition linguistique,
les études sur le hantec sont amenées à cibler son côté lexical : on recherche les
étymologies des lexèmes, on s’intéresse à ses caractéristiques phonologiques et (dans le
cas des langues flexionnelles) morphologiques, voire même formelles. Les sociolectes
vivants, éventuellement naissants, sont limités en réalité à l’étude synchronique ; les
sociolectes historiques – comme par exemple les parlers des métiers – proposent en
plus une observation du processus de leur mort lente qui va de pair avec la disparition
du métier lui-même. Or, reste à l’écart une analyse du groupe social qui l’utilise et qui
– à la différence des faits proprement langagiers – permet une différenciation entre
les jargons professionnels et l’argot sociologique, éventuellement encore entre l’argot
au sens étroit (c’est-à-dire le parler des groupes marginalisés par la société ou qui se
différencient sciemment de cette dernière). Cette différenciation, à laquelle s’ajoute une
différenciation terminologique, n’est malheureusement pas pratiquée dans toutes les
approches linguistiques.
Le hantec de Brno est, dans cette perspective, un peu particulier : en effet, on peut
observer à la fois son état actuel, y compris les dessous sociaux et les applications
communicatives, et son passé de plus de cent ans, au moins dans certains de ses traits.
Quoique discordants à l’oreille par rapport au tchèque standard, les moyens d’expression
du hantec ne sont pas un mélange aléatoire : en ce qui concerne le lexique, il s’agit
d’un amalgame qui trouve ses racines géographiques, sociales et politiques dans la ville
même. Le hantec a pourtant encore ses spécificités en phonétique, en phonologie ou en
morphologie. Si l’on ne parle pas des spécificités au niveau de la syntaxe phrastique ou
36
suprasegmentale, c’est seulement à cause du fait qu’il s’agit d’une variété d’un discours
spontané dont la construction phrastique est difficilement comparable avec les textes
écrits qui servent de base de connaissance de la syntaxe dans différentes langues.
Le hantec d’aujourd’hui porte en lui l’histoire de la ville ainsi que son actualité, il se
transforme sans prendre en compte l’évolution du tchèque standard ni sa codification et
peut même, comme récemment, se trouver en opposition envers elle. Il a ses périodes
d’épanouissement et d’affaiblissement, de l’intérêt concentré et de l’indolence. Dans
cet aspect, sa vie est analogue à la vie d’autres langues. Sa phase la plus ancienne,
surnommée « le parler de plotna [lit. fourneau] », passait d’une génération à l’autre de
façon naturelle, sous forme de différents lexèmes univerbaux ainsi que pluriverbaux
dans la communication spontanée en famille ou entre amis. Dans un groupe de pairs, ses
spécificités vieillissent et, dans d’autres, elles se renouvellent. Dans ces mêmes groupes,
il remplit également le rôle principal : fonction langagière qui soude le groupe et qui le
différencie des autres. Les Brnois qui ne sont pas membres de ce groupe connaissent
certaines expressions mais ne sont pas porteurs de ce parler spécifique. Au contraire,
ils ne se rendent souvent même pas compte qu’une certaine expression qu’ils utilisent
est particulière à Brno (hákovat, hoknit « bosser », zacálčit/zacólčit « claquer les sous »,
gample « champignons » ; les expressions courantes pour certains quartiers comme, par
exemple, Kénig / Kénik « quartier de Královo Pole », štatl « centre-ville »).
Revenons maintenant aux sources de ce parler. Le parler spécifique de Brno le plus
anciennement attesté est désigné comme le parler de plotna, c’est-à-dire celui d’un
groupe à la marge de la société d’une ville industrielle, auquel appartenaient les gens
peu ancrés d’un point de vue social, les travailleurs manuels, souvent occasionnels,
susceptibles d’enfreindre la loi. Ces groupes étaient traditionnellement formés par de
jeunes hommes qui avaient (à la différence des filles) une liberté plus grande en ce
qui concerne la possibilité de se regrouper. Ils passaient leur temps au travail, s’ils en
avaient un. Ils n’avaient pas d’intérêts culturels plus intellectuels et passaient leur temps
libre dans les bistrots à boire ou à discuter de tout et de rien. Cette marge de la société
existe dans chaque grande ville, son parler existe certainement dans d’autres plus grands
centres industriels aussi et il est très éloigné de la forme cultivée de la langue nationale
à laquelle inclinent les gens plus instruits. Une partie des expressions qui étaient notées
pour le parler de plotna (plotňáčtina) correspond aux situations communicationnelles
décrites supra ; par une sorte de désinterprétation, elles sont comprises comme typiques
de ce parler ancien ainsi que de celui du hantec d’aujourd’hui : les dénominations des
activités non-cultivées telles que la thématique de l’alcool, des activités sexuelles – bref,
toutes ces thématiques que les couches sociales plus élevées se refusaient de traiter.
La ville de Brno avait des conditions spécifiques pour la création du parler spécifique
plotna : malgré son caractère industriel depuis le 18e siècle, il restait toujours relié à son
entrourage rural où existaient les dialectes de Haná, remarquables par rapport à la
langue standard. D’un côté, ces dialectes influençaient le sens et la forme de mots qu’on
trouvait également ailleurs en Moravie (udělé to – en tchèque standard : ‘udělej to‘ « fais
ça ! », má nakópený – en tch. st. : ‘má nakoupeno‘ = lit. : « il a fait ses achats », ici plutôt
au sens d’« il est saoul », ščasné – en tch. st. ‘šťastný‘ « heureux ») et ils introduisaient des
mots dialectaux dans le sociolecte (ščukat/šťukat – en tchèque standard : ‘škytat‘ « avoir
le hoquet », podělat něco – en tchèque standard : ‘udělat‘ « faire (un bout de travail) »,
zdělat něco – en tchèque standard : ‘sundat‘ « décrocher » et beaucoup d’autres). De
l’autre côté, ces dialectes ont influencé la variation de la forme phonique des mots.
37
1) Le tchèque commun est une variante interdialectale du tchèque non standard (note de la traductrice).
2) Ramovat vient de l’allemand (auf)räumen, de même sens (note de la traductrice).
3) Štumédla vient probablement de l’allemand : die Stube « chambre, pièce » et das Mädchen « mademoiselle »
(note de la traductrice).
4) Kindrmédla vient de l’allemand das Kindermädchen, de même sens (note de la traductrice).
5) Vaškuchla ou vaškuchle vient de l’allemand die Waschküche, de même sens (note de la traductrice).
6) Les quatre expressions viennent de l’allemand, à savoir des mots : gabeln (« casse-croûter »), stricken (« tri-
coter »), das Netz (« un filet »), putzen (« nettoyer ») (note de la traductrice).
38
Brno] (1929) et qui comporte un petit dictionnaire. C’est justement cette liste des mots
qui a mené ce sociolecte en dehors de son encerclement communicatif groupal et qui
a permis de créer « une image » de ce parler pour un spectre plus large d’intéressés.
Cette image est, fort probablement, assez déformée puisque l’auteur a pu se limiter
uniquement à ses enquêtes auprès des locuteurs et une recherche complexe n’a pas
été possible, ce qui a été dû à une relative fermeture du groupe : en effet, ce groupe
n’existait plus réellement lors de la publication de l’ouvrage. Mais cette recherche
approfondie n’était pas, non plus, dans l’intention de son auteur. Datant de cette époque
également, l’idée que le parler du « fourneau » a été un vrai argot, c’est-à-dire un parler
volontairement cryptique, s’est figée progressivement. Si l’on prend en compte le parler
d’autres couches de la société, exposé supra, nous pouvons douter du bien-fondé de cette
idée reçue.
Une évolution se fait remarquer dès la création de la Tchécoslovaquie indépendante
en 1918 : les ethnies commencent à se séparer les unes des autres, la population citadine
se présente comme exclusivement tchèque, tout en écartant les mots issus de l’allemand
et en évitant cette langue grâce à l’enseignement élémentaire en langue tchèque. Elle
écarte également les traits du dialecte qui semble « rude » pour un vrai citadin et,
comme il s’agit d’un dialecte de Haná, également comique. Les sujets tabouisés ne sont,
bien évidemment, plus traités en public, ce qui implique que de nombreuses expressions
affectives, voire même vulgaires, si typiques des marginaux, ne sont plus recherchées
auprès d’eux.
Or, les couches sociales basses persistent dans un usage non-contrôlé du langage, les
bandes, essentiellement masculines, continuent à utiliser leurs parlures sans se soucier
d’une quelconque référence à une culture de la langue standard. Les petits mots de
l’ancien « fourneau » amusent, les récits deviennent ainsi plus intéressants et, de plus, il
est possible de créer de nouvelles expressions sur leur modèle et ces dernières peuvent
passer du statut de mots d’auteurs aux mots collectivement utilisés. L’héritage survit alors,
même si cela ne suscite pas l’intérêt du public scientifique. Bien évidemment, quelques
mots isolés passent même dans l’usage des gens en dehors des groupes de pairs, à cause
de leur caractère original ou insolite. À la différence des parlers professionnels, où
l’expression va de pair avec la notion, le contenu notionnel n’est pas trop complexe ici,
il est communément acceptable et ceci provoque une installation rapide de l’expression
en question.
Une nouvelle vie n’est redonnée à ce parler traditionnel qu’au moment où ce
dernier se met à inspirer le parler des bohèmes-branchés de Brno – à savoir à partir
des années 1960. Le message du « fourneau » y est transmis par le biais de quelques
individus mais ce motif est développé dans ce milieu groupal créatif : la création de
nouveaux mots devient un jeu de langage, les nouveaux textes sont créés sous forme
de narration réécrite des thèmes traditionnels. En réalité, il ne s’agit pas de quelque
chose d’extraordinaire, ce jeu de langage s’est toujours effectué et s’effectue encore de
cette manière. Mais sa spécificité repose sur cette origine, ce parler du « fourneau », qui
provient de Brno et qui s’oppose ainsi à un autre centre culturel, Prague. C’est à cette
époque que le hantec est né, sociolecte qui se nomme lui-même, qui est consciemment
perçu et qui est délibérément diffusé en dehors de la communication privée. Suite au
statut prestigieux du groupe de ses premiers locuteurs, les autres, notamment les jeunes,
sont tentés de participer, de connaître des textes, recopiés spontanément, et d’en créer
de nouveaux. Il s’agit néanmoins toujours d’un sociolecte. Mais ce sociolecte n’est plus
39
7) Le mot étant dérivé de l’adjectif « grand, haut » où le sème « position supérieure » est actualisé dans le
premier sens et « enseignement supérieur » dans le second.
8) Il s’agit d’un surnom d’une station de radio émettant de Brno – Rádio Brno Valc (note de la traductrice).
40
l’on peut traduire les textes en langue standard sans trop de peine vers le hantec sans
aucun glissement du sens ou d’interprétation textuelle. Et il renforce également l’idée
que ce drôle de hantec – quoi qu’il représente pour l’un ou pour l’autre – est une chose
étrange et occulte et, de plus, amusante.
Le rôle actuel du hantec, son statut, son application pour et en dehors de la
communication spontanée ainsi que son emploi dans des récits divers indiquent que
l’étude scientifique des sociolectes ne devrait pas être limitée uniquement au recueil
et à l’analyse du lexique. Il est tout aussi important d’explorer son fonctionnement,
ses fonctions sociales en tant que langage qui délimite et qui réunit une communauté
sociale ou autre ; et ceci sans prendre en compte la question de savoir si ce langage est
réellement et pleinement utilisé. Cette communauté de locuteurs peut varier et évoluer
mais elle reflète une continuité langagière qui perdure, celle d’un langage qui établit des
ponts non seulement entre les locuteurs actuels mais également entre les générations.
Des mentions ponctuelles sont recueillies pour les années 1920 et 1930, des données
plus anciennes ne sont pas disponibles.
• Hantýrka. Vědecká revue pro studium argotu, slangu a řeči lidové vůbec. [« Hantýrka ». Re-
vue scientifique pour l’étude sur l’argot, le jargon et le parler populaire en général],
Brno, octobre1935 – février 1936 [revue mensuelle].
• NOVÁČEK Otakar, Brněnská plotna [« Fourneau » de Brno], Brno, édité par l’auteur,
1929.
À partir des années 1960, des textes particuliers qui stylisaient à l’aide de traits
spécifiques du langage apparaissent – ce ne sont plus les couches marginales de la
société au sens socio-culturel ou socio-économique qui sont concernés, mais les groupes
de la bohème – voilà la naissance du hantec. Les textes se répandent en copies, ils
pénètrent sporadiquement dans des journaux régionaux et dans d’autres médias. Pour
le public, les porteurs de cet argot sont les groupes de folk à Brno (par exemple Los
Brňos, Karabina) et les petits personnages de la ville. Pendant les années 1980, certains
textes apparaissent dans des éditions privées samizdat.
41
• ČIČA JELÍNEK Pavel, Štatl. [Le štatl9], 3e éd., Brno, Rozrazil, 1996.
• ČIČA JELÍNEK Pavel (éd.), Velká kniha lochecu. [Le grand livre de lochec10], Brno, FT
Records, 2001.
• ČIČA JELÍNEK Pavel, Velká kniha podělávek aneb nikdy jsem nelhal. [Le grand livre
d’emmerdes ou bien je n’ai jamais menti], Brno, FT Records, 2003.
• DVORNÍK Petr & KOPŘIVA Pavel et al., Velký slovník hantecu. [Le grand dictionnaire
du hantec], 2e éd. revue et augmentée, Brno, FT Records, 2002.
• KOPŘIVA Pavel & ČIČA JELÍNEK Pavel & DVORNÍK Petr, Velká kniha hantecu. [Le
grand livre du hantec], Brno, FT Records, 1999.
• MAREK Aleš, Mezi Svratkou a Svitavou I, II. [Entre la Svratka et la Svitava I, II], Tišnov,
Sursum, 2005.
• Storky z Erbecu [Les contes d’Erbec], Tišnov, Sursum, 2001.
• TOMAN Leoš et al., Špígl hantecu. [Le « špígl11 » du hantec], Tišnov, Sursum, 1999.
Presque chaque habitant de Brno a des éléments de hantec dans son idiolecte, sans
même s’en apercevoir. Ce fait se retrouve également dans les romans modernes, qui,
à l’exception de quelques livres intentionnellement écrits en hantec, retiennent par
endroits quelques éléments largement répandus. L’examen des blogs créés par les jeunes
habitants de Brno n’a apporté aucun nouveau matériel pertinent ; un dépouillement
détaillé est néanmoins presque impossible.
42
En ce qui concerne les autres sources bibliographiques en hantec et sur le hantec, elles
comprennent deux groupes de textes : les textes publicitaires, qui n’utilisent le hantec
que pour une documentation, « actualisation » des feuilletons et autres textes de ce
genre. Bien sûr, ils n’aspirent pas à une véritable analyse.
Les ouvrages spécialisés sont peu nombreux et ils sont, dans la plupart des cas,
accessibles dans des actes de colloques spécialisés, dans des actes de jubilés, etc. – il s’agit
alors d’éditions limitées. Il est donc difficile de s’y référer parce que les recueils sous-
mentionnés ne sont pas souvent accessibles même dans des bibliothèques relativement
bien fournies. Ces études ne traitent que d’un problème isolé, le matériel du hantec sert
parfois même seulement à illustrer un thème traité d’une manière plus générale.
En parallèle des études ponctuelles, plusieurs mémoires de diplôme et des travaux
de séminaires ont été écrits, à Brno ainsi qu’à l’étranger. S’il ne s’agit pas de mémoires
récents, leur accessibilité reste limitée. En somme, le hantec en tant que sujet linguistique
à part entière attend encore sa véritable analyse.
43
Abstract
44
Marc SOURDOT
< Université Paris Descartes / misourdot@aol.com >
47
Premières applications
On a pu ainsi montrer que les habitudes linguistiques des étudiants, cette « langue des
jeunes » des années 1980, avaient rapidement évolué au début des années 1990 (Sour-
dot 1997). Le jargot de type « français branché du Quartier latin », relevé et décrit en
1987, se révélait être plus proche, sept ans plus tard, en 1994, du français des cités. Ce
déplacement du centre vers la périphérie devant, sans doute, être mis en relation avec
les changements observés dans les habitudes, les contraintes de la réalité quotidienne
de cette population.
On peut considérer également ce qu’on a appelé le parler « zazou », le parler de la
jeunesse du milieu des années 1940, comme un jargot. Cette activité langagière était,
certes, alimentée par différents jargons et par l’argot parisien de l’époque, mais elle
relevait plus de cette connivence générationnelle et de ce goût du jeu que d’une réelle
volonté cryptique. Ce jargot faisait partie de la panoplie du zazou de l’époque, à côté de
sa coiffure, de sa vêture et de ses goûts musicaux.
Plus tard, lors du colloque de Cerisy (Sourdot 1996), nous avons utilisé cette notion
de jargot pour montrer le parti stylistique que pouvait tirer un romancier comme René
Fallet (zazou en sa jeunesse) du vocabulaire emprunté à divers registres en marge. Nous
regroupions sous cette appellation ce qui relevait de l’argot traditionnel et des jargons,
48
Et après ?
Une fois avancée et illustrée cette notion de jargot, nous reste à voir comment elle a pu
être utilisée, et dans quels domaines, au cours de ces vingt dernières années. Les mo-
teurs de recherche s’avèrent de précieux auxiliaires pour ce genre d’investigations. Les
nombreuses références répertoriées – encore que mes relevés n’aient rien d’exhaustifs
– montrent que la notion a été largement utilisée.... ce qui tendrait à prouver son utilité.
La diversité de ces utilisations montre également la grande variété des interprétations
qui en ont été faites, et c’est peut-être ce qu’il y a de plus intéressant. Essayons d’y mettre
un peu d’ordre.
J’ai, hélas, dépouillé presqu’exclusivement des références en français et en anglais,
quelques-unes en espagnol et italien. Je prie donc les collègues qui ne publient pas en
ces langues d’excuser dès à présent mes lacunes !
Malgré le compte-rendu du colloque de Besançon effectué par Le Nouvel Observateur
du 26/10/1989 sous le titre « Le jargot des argotologues », la notion ne semble pas
s’être répandue dans le grand public : « Pour éviter de perdre du temps à circonscrire
les argots, les jargons et les parlers régionaux, Marc Sourdot (Université R. Descartes)
propose un autre concept, le ‘jargot’ qui les englobe ».
On peut néanmoins relever dans Le journal de l’avancée médicale (1989) dans un article
intitulé « Médecins, savez-vous parler jargot ? » une utilisation de cette notion conforme
à la première acception que nous lui avions donnée dans cette adresse d’un journaliste
à ses lecteurs médecins : « Parce que votre langage est un mélange de jargon et d’argot,
les spécialistes le qualifient aujourd’hui de jargot ».
On peut également relever une application lexicographique de cette notion dans
l’existence d’un glossaire intitulé Dictionnaire du jargot des cibistes : jargot que son auteur,
Roland Nadaus, conçoit comme : « …un langage très particulier : argot pour ne pas être
compris de n’importe qui…et jargon copié du langage radio amateur ».
On entrevoit là les premières hésitations qui ont présidé à l’émergence et à l’adoption
de cette notion, mais on ne retrouve pas, à l’intérieur de l’ouvrage, glossaire sans préten-
tion mais parfois assez drôle, d’autres références à la notion de jargot.
Fréquente est effectivement la référence à la première conception du jargot, considéré
comme compromis entre argot et jargon. Pour certains, cette référence se résume en
une hésitation entre argot et jargot ou jargon et jargot. C’est ce que l’on retrouve dans
le compte rendu de l’ouvrage de Philippe Vandel Le dico français / français :
49
Il est indéniable que la décennie passée a été marquée, du point de vue linguistique du moins,
par une évolution rapide des formes langagières communes et parfois aux limites de l’argot (ou
du jargot comme le cataloguent les chercheurs spécialisés) (Prévos 1994 : 709).
Il semble bien que le langage des boxeurs appartienne à la catégorie jargot puisqu’il présente
à la fois un registre technique spécifique et une dimension argotique certaine (Choron-Baix,
1990 : 107).
…le terme de jargot pour désigner cette sphère lexicale qui associe étroitement les procédés du
langage ‘populaire’ à la familiarité avec des concepts, des objets ou des pratiques spécifiques
d’un certain métier (Colin 2007 : 45).
C’est cette hésitation, voulue, dans notre première présentation qui a amené notre
collègue Louis-Jean Calvet à écrire :
...le terme de jargot qui dans sa forme suggère un moyen terme entre argot et jargon risque dès
lors d’apparaître comme l’intersection entre deux ensembles flous, ce qui ne facilite guère la
clarté du propos (Calvet 1991 : 51).
On peut préciser que L.-J. Calvet n’accorde pas, contrairement à nous même, une
grande importance à la fonction cryptique dans la définition des argots, ce qui, dès
lors, déplace les traits définitoires nécessaires et suffisants à la classification des parlures
argotiques.
Hilary Wise, au contraire, dans son ouvrage sur le vocabulaire du français contempo-
rain, pointe l’intérêt qu’il peut y avoir à utiliser la notion de jargot :
Pour rendre compte d’un lexique de cette sorte qui possède les deux fonctions de l’ar-
got et du jargon, Sourdot (1991) a introduit le terme utile de jargot (Wise 1997 : 214).
J’ai relevé, au passage, le fait que le Département de français de l’Université de Vir-
ginie avait trouvé la notion suffisamment opératoire pour l’introduire dans son cursus
FREN 426 Le lexique français : « this new, experimental course focuses on the variety and
complexity of modern french vocabulary (argot, jargon, jargot, mots spécialisés...) »1.
On peut trouver une application originale, mais discutable, de la notion de jargot dans
le travail de Stephanie Wössner L’argot à travers le diasystème. Dans son étude diachroni-
que de l’argot français, elle réserve ce terme à l’argot du XIXe siècle sous prétexte que :
50
l’argot parisien se répandait de plus en plus dans Paris et s’ouvrait aux autres courants de la
société. L’argot du milieu s’unissait avec les argots de métiers surtout au nord-est de Paris. La
plupart des groupes qui parlaient le « jargot » étaient donc des groupes assez homogènes et res-
treints… Il y avait quand même un petit nombre de bourgeois chez qui le ‘jargot’ était en vogue
(Wössner 2004 : 14–15).
Ce seul critère de diffusion de l’argot hors de ses groupes traditionnels, sans tenir
compte de critères fonctionnels, lui permet de hiérarchiser ainsi sa présentation des
faits argotiques :
Argot des criminels » pour les 17e et 18e siècles, « Jargot » pour le 19e siècle et « Français argoti-
ques » ou « les argots » pour le 20e siècle (Wössner 2004 : 27).
Ce qui distingue l’argot des jargons et des jargots c’est que ces derniers ne possèdent pas de but
cryptique – si ce n’est occasionnellement – et que celui-là est essentiellement oral (Roffé Gomez
1994 : 290).
Même si l’on peut discuter sa dernière proposition, elle prouve qu’elle fait partie des
chercheurs qui se sont attachés à affiner les outils descriptifs en matière argotologique.
Elle ne se contente plus d’une simple dichotomie entre argot et jargon mais, à travers
sa réflexion sur « les langues spéciales » elle montre, en la discutant et l’approfondis-
sant, l’intérêt de la notion de jargot, à côté de ce qu’elle appelle « les langages secto-
riels ».
Nous pouvons retrouver dans les récents travaux d’Alena Podhorná-Polická ce même
souci d’approfondir la discussion en vue de bien délimiter les notions d’argot, de jargon
et de jargot et de bien circonscrire leurs champs d’application :
En effet, l’Argot au singulier (et avec une majuscule), signifie l’argot des malfaiteurs, c’est-à-dire
l’argot dans son sens classique, tandis que si l’on parles des argots au pluriel, c’est dans le sens
moderne du terme qui prend en compte la variation lexicale dans des milieux cohésifs, dont
les membres sont unifiés soit autour d’une activité commune – d’où la proximité des notions de
jargon et de jargot – soit autour d’un sentiment identitaire communautariste (mots identitaires gé-
nérationnels – argots des jeunes, socio-spatio-ethniques – argot des jeunes des cités, etc…). Telle
est la vision des argotologues (Podhorná-Polická 2009 : 119).
En replaçant la notion de jargot dans le cadre identitaire attaché à un groupe, elle
prend en compte l’une des dimensions essentielles de la démarche argotologique, à sa-
voir la dimension socio-culturelle.
51
Dans la parole d’Adrien, les anglicismes constituent un jargot : l’emprunt qui est cryptique dans
l’argot et économique dans le jargon est ici « un simple clin d’œil à la langue étrangère qui véhi-
cule les références à la mode » – à la fois la réussite individuelle à l’américaine et la distinction
britannique. (Cabot 2005 :175)
Et je pense que nous avons effectivement là, dans cette façon de dire du héros, un bon
exemple de ce que peut être un jargot, même si cette référence n’est que passagère dans
la critique en question.
Moins anecdotique, en revanche, l’utilisation qui en est faite par Jana Brňáková
puisqu’elle l’utilise dans le titre même de sa contribution : « Jargot san-antoniesque »
(Brňáková 2004 : 171). S’il est une œuvre, en effet, dont on peut rendre compte à travers
la notion de jargot, c’est bien celle de Frédéric Dard, le créateur du héros San Antonio.
Ce romancier est en effet plus connu pour ses créations / recréations / récréations ver-
bales que pour la qualité de ses intrigues policières. Frédéric Dard mêlait en effet argot
traditionnel, jargon de métier et de loisir, langues étrangères et français local : un de ses
titres San Antonio chez les gones2 reprend un terme caractéristique du parler lyonnais. Ce
jargot, qui englobe ses nombreuses créations individuelles, ses innombrables hapax, lui
permettait de tirer parti stylistique de cette diversité, en jouant sur l’inattendu, sans pour
autant dérouter ses lecteurs.
Produit et activité
Un autre point qui a retenu notre attention est le rapprochement, pour ne pas dire
l’identification, entre jargot et « argot commun », notion chère à Denise François qui en
a fait un élément important des études argotologiques.
C’est ainsi que André Horak de l’Université de Berne à propos de l’utilisation qu’il fait
de ces notions dans son article sur « Le langage paysan dans la littérature » nous dit :
Le jargot se présente comme synonyme de l’argot commun lorsqu’il désigne le langage devenu
commun entre les argots et ayant ainsi perdu (une partie de) sa fonction cryptique. (Horak
2006 : 4).
2) Gone en français de la région lyonnaise signifie « jeune enfant, gosse, gamin ». On le retrouve, par exemple,
dans le titre du roman d’Azouz Begag Le Gone du Châaba.
52
Ce rapprochement fréquent entre argot commun et jargot, sans être beaucoup argu-
menté, trouve sans doute sa source dans l’encyclopédie en ligne Wikipedia qui nous dit
que :
L’argot commun, parfois appelé jargot, est un parler familier dérivé de l’argot mais qui en
a perdu les fonctions cryptiques et identitaires. Il n’est plus spécifique à un groupe donné et est
essentiellement utilisé dans une visée ludique. (Wikipédia, entrée Argot)3
Cette confusion entre jargot et argot commun tient sans doute au fait que nous avons
écrit que le jargot était « alimenté par le jargon commun et l’argot commun » d’une
part et que, d’autre part, il n’est pas toujours facile de faire la distinction entre activité
argotique et produit de cette activité.
Pour ma part, je réserve le terme « d’argot commun » au stock lexical, produits d’une
ancienne activité argotique, composé d’unités qui sont entrées dans la langue commune.
Ces produits lexicaux, ce vocabulaire, se retrouvent dans nos dictionnaires de langue
avec, bien souvent, un indice d’usage du type « Arg. », « Fam. » voire « Vulg. » ou « Péj. ».
Ainsi parmi les sens nouveaux, à la microstructure donc, du Petit Robert 2007, peut-on
trouver, entre autres :
Affaire, Fam. « un bon partenaire sexuel » ; Lucette n’est pas l’affaire du siècle au plumard (San
Antonio).
Casser, sans compl. Fam. « rompre, quitter » / « briser psychologiquement »
Déchirer, Fig. et Fam. « se mettre dans un état second » (cassé, défoncé, pété)
Grognasse, Injurieux « femme ».
Mongolien, Fam. et Péj. « stupide ».
Suceur, suceuse, Vulg. « personne qui pratique la fellation ».
Sucette, Fam. « panneau d’information et d’affichage implanté par un pied sur la voie publi-
que ».
Pour ce qui est des mots nouveaux, on peut trouver dans cette même édition du
Petit Robert 2007 les mots suivants, issus de parlures argotiques : calmos, addict, niaque,
teufeur/euse, tiser, tip-top, rapidos, raveur, chtarbé, djeune, empaffé … entre autres.
Comme on le sait, une fois passé dans la langue commune, cet argot commun peut
perdre peu à peu toute trace de ces origines argotiques comme l’attestent des unités
comme cambrioler, matois, maquiller, camoufler ou voyou. C’est un mouvement que l’on
peut également observer en amont entre « l’argot des jeunes des cités, l’argot des jeunes
et l’argot commun » comme nous le montre Alena Podhorná-Polická qui insiste sur la
perméabilité des différents milieux (Podhorná-Polická 2009 : 187). On pourrait même
continuer ce schéma et montrer que certaines unités issues de l’argot des jeunes et de
l’argot commun peuvent se retrouver très vite dans la langue commune. C’est par exem-
ple le cas de Beur au sens de « jeune Maghrébin né en France de parents immigrés »
qui, apparu dans la langue des jeunes des cités au début des années 1980, a très vite été
intégré au dictionnaire de langue usuel, Le Petit Robert, en 1987.
Le jargot, au contraire, relève d’une activité, d’une pratique linguistique et langagière
où se retrouvent des unités venues certes de l’argot commun mais également du jargon
3) http://fr.wikipedia.org/wiki/argot
53
En conclusion
Alors, jargot : « ensemble flou » ou catégorie intermédiaire qui aide à mettre un peu
d’ordre dans la nébuleuse argotique aux côtés de l’argot et du jargon ? La diversité des
interventions relevées, la pertinence de certaines d’entre elles, nous font pencher, bien
sûr, pour la seconde proposition. Même si les limites peuvent parfois paraître floues
entre ces différents domaines, il nous semble important de bien les définir à condition,
toutefois, de savoir distinguer entre activité et produit d’une activité.
Si l’on pouvait s’attendre à ce que la notion de « jargot » fût reprise en argotologie
générale – et ce fut le cas dans nos séances de travail du CARGO dès la fin des années
1980 –, il était plus surprenant qu’elle le fût dans l’optique de l’étude du texte littéraire.
On peut penser que l’écriture de certains auteurs, catalogués un peu vite d’argotiers,
pourrait être réexaminée à l’aune du jargot. De la même façon que certains parlers,
jeunes ou moins jeunes, pourraient l’être.
L’avenir le dira.
Références bibliographiques
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54
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WÖSSNER Stephanie, L’argot à travers le diasystème, Tübingen, Grin Verlag, 2004.
Abstract
55
1. Introduction
Argot, jargon, parler des métiers… constituent un patrimoine culturel collectif dont il
faut garder la mémoire, un chef-d’œuvre linguistique en perpétuelle gestation qui mérite
sans doute une réflexion comme celle que nous proposons dans la présente étude.
Une brève évocation historique montre comme premier dictionnaire encyclopédique,
ouvert aux emplois techno-scientifiques, le Furetière (1690) qui réunissait des termes
de quelque 250 professions identifiées. Plus tard, les six éditions de Trévoux et son
Dictionnaire universel (de 1704 à 1771) assurent une progression à ce lexique spécialisé
auquel à partir de 1762, l’Académie commence à faire une petite place. De 1751 à 1780
les rédacteurs de l’Encyclopédie lui dédient le Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts
et des Métiers. Au cours du XIXe et du XXe siècle se sont ensuite succédés des ouvrages
encyclopédiques comme le Grand Larousse universel (1870) qui ont toujours considéré
les apports concernant les métiers (Brunot, 1968). Pourtant un sondage de différents
dictionnaires plus actuels portant sur des emplois argotiques ou familiers tels que le
Larousse (2002) ou le Dictionnaire du français en liberté de Dontcho Dontchev (2007)
révèle un pourcentage très faible d’entrées consacrées aux métiers.
En dépit d’une certaine marginalisation du parler des métiers, peut-être à cause du
particularisme, de l’implicite et de la connivence qui y sont rattachés et qui rendent
difficile son interprétation, on constate aujourd’hui un regain d’intérêt à l’égard de ce
lexique, stimulé soit par l’élaboration des dictionnaires électroniques, plus performants,
susceptibles de saisir en permanence ces usages toujours changeants, soit par le besoin
d’améliorer la transmission d’informations appartenant à ces domaines d’activités : le
Dictionnaire du français des métiers (1995) de Loïc Depecker ou Le parler des métiers de
Pierre Perret (2002) témoignent de ces emplois restrictifs encore à explorer. L’argot
ou plutôt le parler des métiers est caractérisé par un vocabulaire concret et simple.
L’ouvrier, le technicien l’homme de métier est « un ouvreur, un arpenteur, un inventeur
de langue » (Depecker 1995 : 15) qui applique son humour et son génie à la description
d’une machine, d’un objet ou d’un procédé technique. Son discours se nourrit de
grands thèmes qui fondent les locutions du français et de toute autre langue : il abonde
56
2. P
articularités morphosyntaxiques : dérivation,
composition et autres
2.1. Dérivation
L’argot des métiers constitue un dérèglement des normes habituelles qui régissent, du
point de vue morphosyntaxique, l’innovation lexicale dans le langage usuel. C’est ainsi
que la dérivation propre (affixation) se définit par les caractéristiques suivantes :
• création par suffixation d’unités lexicales qui ne sont pas encore répertoriées dans
une certaine catégorie grammaticale : sur le modèle boulanger – boulangerie, les Sé-
négalais ont créé par association essencerie et dibiterie (par glissement phonique sur
débiter)
• par pression de l’environnement linguistique, notamment morpho-phonologique,
beaucoup de travailleurs sont Roumaniens ou Bulgariens comme on est Îliens ou
Italiens…
• suffixation parasitaire ou de substitution avec une grande prédilection pour des fina-
les en –ingue, –ouille, –oche, –uche, –aque, –aille, –oque, –o(s) :
– substantifs : dirlo / dirlingue, n. m. « directeur », dirloche, n. f. « directrice » (fré-
quemment à valeur péjorative), chtouille (médecine), n. f. « maladie vénérienne » ;
poulailler (spectacle), n. m. « galerie supérieure d’un théâtre » ; plombard, n. m.
« mauvais plombier »
57
Moins fréquente que dans le langage technique, la dérivation impropre, fondée sur le
« changement de catégorie grammaticale d’un mot sans changement de forme » (Niklas-
Salminen, 1997: 68), donne lieu à de nombreuses nominalisations souvent inexistantes
dans le langage usuel :
58
2.2. Composition
59
60
• antonymes cachés : le contraste conceptuel produit des effets divers et quelques rares
changements sémantiques à considérer. Ce procédé agit le plus souvent par préfixa-
tion (a–, dé–, dés–… comme dans le terme désosser, v. t. « démonter en pièces déta-
chées », en industrie), ajout de non devant un terme positif, emploi de suffixes et
apocopes postposées (séropo, séronég en médecine) et/ou usages métaphoriques divers
(blanchir (de l’argent), noircir en économie) ;
• l’approche étymologique du lexique laisse entrevoir des curiosités et des ressemblan-
ces qu’on pourrait qualifier de trompeuses. Les erreurs de prononciation et d’ortho-
graphe se succèdent et avec elles les erreurs sémantiques et les contresens. Là l’homo-
nymie trouve sa place : le terme gengen peut être interprété soit en tant qu’aphérèse
d’argent soit en tant qu’apocope de gendarme (toutes les deux suivies d’un redouble-
ment hypocoristique) ; la fusion de ces deux termes étant inexistante dans l’usage
courant ;
• termes anciens ravivés : c’est ainsi que la queue d’aronde, forme ancienne d’hirondelle,
fait référence aujourd’hui à un « type d’assemblage » employé en menuiserie. Dans ce
surcroît de vitalité, on reconnaît des liens historiques et des substrats culturels divers
(échange d’expérience, de savoir et de savoir-faire) ;
• fréquentes reproductions du langage enfantin chez les adultes à valeur affective :
réduplications onomatopéiques : tutu ou tutut, n. m. « téléphone » (évoquant le bruit),
suffixations particulières : bibine, n. f. 1. « débit de boissons de dernière catégorie » ;
2. « boisson (généralement médiocre) » (du radical bib(eron), suffixé d’après cuisine ou
cantine), termes créés par métathèse : pestacle, n. m., à la place de spectacle ;
• allusions diverses : au pouvoir magique de l’argent (laissez-passer, n. m. « billet de
banque d’une valeur élevée »), à la religion (Saint-fric « argent » ; Sainte-paye ou Sainte-
touche « jour de la paye »), à la littérature (schtiliben, du tsigane stilibin, n. m. « incar-
cération » ou « prison » d’après le titre d’un recueil de poèmes de G. Arnaud (1942)
le Schtiliben), au domaine artistique (arlequin, n. m. « ensemble d’aliments disparates
vendus au rabais par les restaurants », image liée au costume multicolore d’Arlequin
et à la notion de mélange).
4. Particularités sémantiques
Notre analyse portera sur les quatre opérations qui, depuis les débuts de la sémantique
lexicale, reviennent obstinément qualifier les changements de sens : les néologismes sé-
mantiques basés sur les restrictions et des extensions de sens et tout particulièrement sur
la métaphore et la métonymie, telles qu’elles se manifestent dans le parler des métiers et
tout particulièrement dans l’argot.
Selon P. Schulz « tout discours est par essence métaphorique » (2004 : 1). En accord
ou en désaccord avec l’auteur, nous considérons que tout objet de science est tributaire
d’un point de vue adopté, et pourquoi pas la métaphore ? Déjà dans le « Discours pré-
61
1) http://encyclopedie.inalf.fr/searchform.html.
62
certaine corporation ainsi que les échanges qui se produisent d’une corporation à une
autre.
Le jeu entre sens réel et sens figuré opère avec force dans les phénomènes d’extension
et de restriction de sens. Ces deux types de changement sémantique dérivent de la re-
lation entre un concept et sa conceptualisation prototypique : le terme huile désignait
initialement en argot « argent », puis « personnage important dans son domaine » par
emploi spécialisé du mot usuel. De façon similaire le terme contrat « convention par
laquelle une personne s’oblige envers une ou autre à faire ou à ne pas faire quelque
chose », désigne dans le langage policier « une convention entre truands en vue d’un
assassinat » ; quant à l’adjectif vacant, e (économie) se dit d’« un portefeuille vide » mais
aussi d’« un individu sans portefeuille ou sans argent », emplois spécialisés de cet adjectif
dans le sens de « libre ».
Le processus inverse est également fréquent : le terme initialement commercial
crémerie, n. f. (commerce) « café, restaurant, établissement quelconque », entre dans la
composition d’unités lexicales diverses telles que changer de crémerie, interprétée dans un
sens plus général « abandonner un travail, un patron, un fournisseur, pour un autre »
ou se tromper de crémerie « faire erreur sur la personne, sur sa fonction ».
Les métiers se réalisent en durées de vie, avec leurs succès et leurs misères, avec leurs
défaillances avec aussi leur mythologie. Au sein de ce parler, très riche, on relève souvent
des créations soudaines de locutions alors que la langue courante procède par figement
progressif. Les exemples sont nombreux : aboyer contre la lune ; aller au charbon ; avoir une
belle bague au doigt ; courir une bordée ; être au poil et à la plume ; faire en bloc et en tâche ;
souffler son copeau ; tirer le diable par la queue, etc.
Comme l’indique Gaston Gross (1996 : 88), six caractéristiques servent à identifier
ces expressions : 1. Polylexicalité ; 2. opacité sémantique ; 3. blocage des propriétés
transformationnelles ; 4. non actualisation des éléments ; 5. blocage des paradigmes
synonymiques ; 6. impossibilité d’insertions. Connaître le sens de chacun des mots qui
composent ces locutions ne suffit pas pour en comprendre la signification ; celles-ci
demandent des précisions complémentaires.
63
4.2.2. L’antonomase
4.3. O
pposition dénomination directe/dénomination indirecte :
Euphémismes et périphrases
Comme le souligne P. Perret, « pour certains professionnels l’humour quelle qu’en soit
la couleur, établit une nécessaire distance ou masque des charges émotionnelles impor-
tunes. Il conforte aussi les liens de connivence dans des communautés qui partagent un
double langage » (2002 : 26). Là, l’euphémisme garde sa juste place. À l’intention du
public, le professionnel saura utiliser le registre approprié, confirmant par l’exemple que
certains énoncés s’adressent sélectivement à qui partage le code. On parlera ainsi d’un
incurable pour désigner un « condamné à mort » ; se faire porter pâle, en médecine, pour
« se faire porter malade » et de quelqu’un qui « est atteint de syphilis », qu’il est du syndi-
cat ; « l’avorteuse » devient une faiseuse d’anges et la « servante de cuisine » se transforme
en nymphe potagère. Dans ce but d’atténuer une expression, d’éviter les répétitions ou,
par contre, de donner plus de force à une idée ou d’insister sur un trait d’un person-
64
nage parfois jusqu’au cliché (emploi proche de l’antonomase), le parler des métiers se
sert de périphrases : hommes de blanc (« médecins »), marchand de mort subite (« mauvais
médecin »), souris de palais (« avocat, procureur »), personne obligeante (« notaire »), gens
de robe (« magistrats »), etc.
4.4.1. L’hyperbole
Le parler des métiers et notamment l’argot, est chargé de sentiments souvent forts. Pour
les évoquer, on se sert d’expressions parfois exagérées (surtout à l’oral) susceptibles de
créer une forte impression chez l’interlocuteur : attendre des siècles, en avoir pour une an-
née, peser une tonne, faire un million de choses en même temps, avoir les bras rompus, etc.
C’est dans ce sens qu’il faut évoquer les multiples références à la mythologie des forçats :
on galère lorsqu’« on vit de travaux épisodiques sans avoir des ressources assurées » ; le
« chef d’entreprise qui emploie du personnel au noir » est un négrier et lorsqu’on est sur
la brèche et qu’« on travaille beaucoup », on travaille comme un forçat / comme un nègre.
Présente dans des discours occasionnels, l’hyperbole constitue une image très
graphique, voire visuelle éventuellement proche de la caricature.
4.4.2. Le paradoxe
4.4.3. L’ironie
Le paradoxe est souvent « caché », implicite, et dans ce cas il faut plutôt parler d’ironie.
Dans l’argot des métiers où les blâmes sont fréquents, l’ironie se définit comme « le
blâme par la louange » ; un blâme qui renforce la cohésion sociale, la connivence de
ceux qui le saisissent. Jouant sur l’imaginaire, le « travail » se transforme en gratin et
pour se référer à une « entreprise mal organisée », on parle d’une baraque. Le peuple,
habitué à joindre l’image à la pensée, appelle laissez-passer le « billet de 100 € », « parce
qu’il ouvre des portes » et cul-de-plomb, le « bureaucrate », un homme de bureau qui, du
matin au soir, cloué sur son siège et courbé sur son ouvrage, semble avoir perdu l’usage
de ses facultés de locomotion. Pour ridiculiser la police, on appelle baby-sitter le « garde
du corps chargé de la surveillance » ; le « préfet de police » devient le Grand condé et le
« maire » se transforme en condé. Dans le langage juridique, le « tribunal » se débrouille
65
5. Les emprunts
L’argot, le parler des métiers n’a guère d’ancrage géographique. La libre circulation des
travailleurs, l’immigration et la constitution d’équipes mixtes de travail justifient les nom-
breux emprunts aux langues en contact : bakchich « pourboire » ; blackouzer « travailler
au noir » ; biftéquer « gagner son pain » ; bisness « travail » ; boss « chef » ; « patron » big
boss, etc. (anglicismes) ; kino ou kinos « cinéma » (germanisme) ; toubib « médecin », du
maghrébin tbib, enregistré par Esnault en 1863 qui est passé aujourd’hui dans la langue
familière courante (arabisme) ; fourbesque (hispanisme), casin ou casingue « bar ou ma-
gasin », altération de l’italien casino « petite maison » ; fourguer « acheter ou vendre des
objets volés » ; macaroni « fil téléphonique, électrique », etc. (italianismes).
Le parler des métiers s’accompagne également d’usages locaux et de formes dialectales :
arpète ou arpette, n. « apprenti, e » du mot genevois « mauvais ouvrier », emprunté
à l’allemand Arbeiter en 1858 ; bigaille, n. f. « menue monnaie » (mot de l’ouest de la
France) ; caboulot, n. m. « petit cabaret mal famé », mot franco-provençal devenu familier
pour désigner « un bistrot populaire ».
6. Conclusion
Savoir, savoir-faire et savoir dire sont en perpétuelle interaction dans les parlers des mé-
tiers. Ces emplois qui se définissent par leur hétérogénéité, leur réalisme et leur grand
pouvoir évocateur, combinent aisément le plaisant et le sérieux, les aspects moqueurs ou
ironiques, la poésie et le moral.
Jaloux de partager leur façon de parler, les professionnels d’une certaine corporation
gardent pour eux tous ces « mots réservés » et ces « succulentes formules », chargés
d’un réalisme pittoresque, parfois féroce mais, en tout cas, reflet vivant de leur vie
quotidienne.
Références bibliographiques
BRUNOT Ferdinand, Histoire de la langue française des origines à 1900, tomes XII-XIII (par BRUNOT
Charles), Paris, Armand Colin, 1968.
CARADEC François, Dictionnaire du français argotique et populaire, Paris, Larousse, 2002.
CHESNEAU DU MARSAIS César, Traité des tropes ou de la construction oratoire, Paris, Slatkine, 2002
(réédition de 1757).
DEPECKER Loïc, Dictionnaire du français des métiers, Paris, Point-Virgule, 1995.
DONTCHEV Dontcho, Dictionnaire du français argotique, populaire et familier, Paris, Rocher, 2000.
DONTCHEV Dontcho, Dictionnaire du français en liberté, Paris, Singulières, 2007.
66
Sitographie
http://www.dictionnairedelazone.fr/forum/viewtopic.php?=60
http://ambre3.rmc.fr/291527/a-comme-argot/
http://encyclopedie.inalf.fr/searchform.html
Abstract
67
0. Préambule
L’intérêt croissant des théories morphologiques actuelles pour les procédés non confor-
mes aux règles grammaticales permet de mieux cerner la dichotomie, déjà ancienne en
linguistique et en morphologie, entre grammatical et extragrammatical. Parmi les critè-
res avancés pour distinguer les procédés grammaticaux de ceux relevant de la morpho-
logie extragrammaticale, on peut citer notamment (Doleschal et al. 2000, Fradin 2003 :
206–220, Perko 2010) :
1) Les procédés extragrammaticaux constituent une catégorie prototypique, aux limites floues, qui ne saurait
se définir par une série de conditions nécessaires et suffisantes.
71
1. Introduction
L’objectif de ma contribution n’est pas de revenir sur la question, maintes fois abordée,
de savoir si l’argot (ou les argots) possède(nt) une morphologie « propre », spécifique,
différente de celle des autres variétés du français, mais de porter un regard « nouveau »
sur les traits caractéristiques des procédés formels servant à l’enrichissement du lexique
argotique2.
Il est indéniable que la morphologie constructionnelle « argotique » partage ses
procédés de formation des mots avec les autres variétés sociolinguistiques du français
(Calvet 1991, Liogier 2002)3. Entre la morphologie « argotique » et la morphologie « non
argotique », il n’y a pas de différence de nature, mais seulement de degré. Si le rôle
de la morphologie extragrammaticale reste assez limité dans les variétés centrales du
français où dominent les deux procédés grammaticaux prototypiques, la dérivation et la
composition, il en est tout autrement dans les variétés marginales, et notamment dans
les variétés argotiques. Notre étude se penchera en priorité sur les procédés typiques
de l’argot contemporain, appelé aussi français contemporain des cités (désormais FCC ;
Goudaillier 2002).
Le dépouillement de deux dictionnaires spécialisés (Goudaillier 2001, Pérez et al.
2007)4 a permis de mesurer l’importance quantitative, de même que qualitative, du pôle
extragrammatical. Après avoir écarté de notre analyse les emprunts et les unités lexicales
issues de procédés sémantiques5, nous avons constaté que seulement 20 % (Pérez et al.
2007) ou même 10 % (Goudaillier 2001) des mots « construits » recensés relèvent des
procédés grammaticaux, notamment de la conversion et de la suffixation. Le reste du
vocabulaire « construit » est fourni par les procédés « extragrammaticaux », les plus
importants étant la verlanisation, la troncation, la réduplication et la pseudo-suffixation
(ou resuffixation).
Ma contribution s’inscrit dans le cadre de la morphologie naturelle (Dressler et al. 1987,
Kilani-Schoch 1988, Kilani-Schoch & Dressler 2005) et s’articulera autour de deux axes,
qui seront souvent entrelacés. Le premier axe analysera les opérations morphologiques
du FCC selon un certain nombre de critères distinguant la morphologie grammaticale
de la morphologie extragrammaticale. Le second axe examinera ces mêmes opérations,
d’un côté, selon des préférences6 linguistiques spécifiques au français et, de l’autre, selon
des préférences linguistiques universelles sans pourtant remonter jusqu’au niveau cognitif
ou extralinguistique. Nous essayerons de démontrer que le FCC (comme, à différents
degrés, tous les registres « marginaux » ou « marginalisés ») constitue un terrain de
prédilection pour l’étude des préférences du système linguistique, car il donne accès aux
données qui n’ont pas encore subi l’influence de la norme linguistique.
2) Nous laisserons de côté le problème de la lexicalisation, particulièrement épineux dans le cas du lexique
argotique.
3) On assiste aujourd’hui à une interpénétration progressive de différents registres de langue. Du fait du rôle
déterminant joué par les médias, la musique ou les films, d’un côté, et la scolarisation massive, de l’autre, il
n’est pas facile de tracer une ligne de démarcation entre différentes variétés du français.
4) Les deux dictionnaires sont des dictionnaires « différentiels » ne recensant que les mots ou les expressions
qui appartiennent au(x) registre(s) argotique(s) et qui ne sont en principe pas attestés dans les dictionnaires
généraux.
5) Nous n’avons écarté que les unités lexicales n’ayant subi aucun changement pouvant relever de la morpho-
logie. Par exemple, nous avons écarté le mot-vedette (h)ahchouma, mais non pas sa forme tronquée hach.
6) Sur la notion de préférence en morphologie naturelle, voir Kilani-Schoch & Dressler 2005 : 17–23.
72
2. Pôle extragrammatical
2.1. Dimension métalinguistique
Dans Perko (2010), nous avons essayé de démontrer que les procédés extragrammati-
caux présentent un caractère métalinguistique qui consiste en l’exploitation imprédicti-
ble et irrégulière du plan du signifiant. Cela veut dire qu’il n’y a pas de rapport direct
ou régulier entre le plan du signifiant et le plan du signifié : les changements formels
produits par la verlanisation, la troncation, la réduplication ou la pseudo-suffixation ne
s’accompagnent d’aucun changement au niveau de la dénotation7 :
En s’appuyant sur le modèle sémiotique de Charles Sanders Peirce (1978), nous pouvons
dire que, sur le plan morphologique, les procédés argotiques sont adiagrammatiques et
opacifiants (Kilani-Schoch & Dressler 2005). D’une part, ces procédés ont une très faible
diagrammaticité ou iconicité8 constructionnelle, puisqu’il n’y a pas d’analogie entre la
compositionnalité morphotactique et la compositionnalité morphosémantique. D’autre
part, ils ont une très faible transparence morphotactique puisque la perception de la
signification est gênée par la déformation du signifiant qui peut se produire au moyen
de quatre opérations morphologiques : modification (verlanisation), réduplication,
soustraction (troncation), ajout (pseudo-suffixation). L’un des traits caractéristiques du
langage argotique est la combinaison de plusieurs de ces opérations (cf. Goudaillier
2002 : 15). Parmi les combinaisons les plus fréquentes, citons :
7) Nous partons de l’hypothèse que les formes issues des procédés argotiques relèvent pour la plupart de la
morphologie dynamique (Kilani-Schoch & Dressler 2005 : 118-119) et ne sont pas stockées dans le lexique
mental des locuteurs. Ces formes s’appuient, pour leur interprétation, sur les unités lexicales dont elles
sont issues. D’éventuels changements sémantiques, toujours idiosyncrasiques, que pourraient subir les
unités dérivées sont dus principalement aux facteurs sociolinguistiques (par exemple, la restriction de la
dénotation à un domaine particulier, changement métaphorique ou métonymique). Cet aspect mériterait
néanmoins une étude plus approfondie.
8) Un diagramme est un icone qui instaure une homologie proportionnelle entre les relations des parties du
signe et les relations des parties du concept.
73
L’analyse proposée demande toutefois à être affinée pour ce qui concerne le FCC et les
argots sociologiques en général. Il est flagrant que l’aspect sémantique de ces procédés
est infiniment moins important que leur aspect pragmatique. Le changement formel
marque un changement au niveau des interactions sociales entre les locuteurs qui ap-
pliquent ces procédés. En l’occurrence, l’emploi de ces procédés « opacifiants » ou des
formes qui en sont issues marque soit l’appartenance soit la non-appartenance à une
communauté ou à un groupe sociolinguistique. De cette valeur interactionnelle dérivent
les fonctions cryptique et ludique. En écartant de l’interaction les « non-initiés », la
première fonction renforce la cohésion du groupe. La maîtrise du potentiel ludique des
opérations argotiques permet aux individus de trouver et de garder leur place au sein
du groupe ou même de leur y assurer une position dominante.
Cette analyse vient donc corroborer le caractère intentionnel et conscient des
procédés extragrammaticaux souvent mis en avant par les études morphologiques
contemporaines.
La fonction dénominative, encore présente dans les argots des métiers, s’estompe
dans les argots sociologiques au profit de la fonction interactionnelle. Prenons comme
exemple, à titre exceptionnel, un argot plus ancien : l’argot des poilus de la Grande Guerre
tel qu’il a été décrit par Albert Dauzat (1918). Ce langage présente un type intermédiaire,
entre l’argot sociolinguistique et celui des métiers. Des formations comme antipuant
(‘masque à gaz’), cinq frères (‘projectile allemand formé de cinq tuyaux’) ou toute une
série de dérivés du mot crapouillot9 (crapouilloter, crapouillotage, crapouilloteur) répondent
sans doute à des besoins de dénomination : dénommer de nouvelles entités, trouver des
dénominations plus précises ou plus économiques. Dans les argots contemporains, cette
fonction est encore présente dans des domaines « limites », par exemple dans celui de la
drogue, de la prostitution, du proxénétisme ou du vol.
9) Le mot crapouillot est attesté pour la première fois en 1880 (selon le Trésor de la langue française informatisé).
Dauzat observe que le terme « existait déjà dans l’armée, mais non point sa famille » (Dauzat 1918 : 77).
Selon lui, crapouillot désigne « lance-bombes, canon de tranchée », « projectile du crapouillot », « projectile
de canon allemand de 77 », « bidon agrandi par l’éclatement d’une cartouche » (Dauzat 1918 : 236).
10) L’iconicité phonétique doit être distinguée du symbolisme phonétique qui est plus ou moins convention-
nel et propre à une langue ou à une famille de langues (Kilani Schoch & Dressler 2005 : 44-46). Par exem-
ple, l’élément /gl/ en anglais (et dans d’autres langues germaniques) connote la lumière (gleam, glimmer,
glitter, gloom, glisten...), /fl/ le mouvement (flap, flee, flicker, flow, flutter...), etc.
74
Une gueule largement ouverte, fendue s’oppose à une bouche fine, pincée. Dans ses études psy-
chophonétiques, Ivan Fónagy (1979, 1983) observe que les voyelles postérieures passent
pour plus grossières (Fónagy 1979 : 10), plus vulgaires et même pour « socio-phobe » (Fó-
nagy 1983 : 81–84)11. Une voyelle plus ouverte peut également déclencher un jugement
défavorable du fait qu’une plus grande ouverture de la bouche révèle « physiquement
l’être intime, une partie cachée de notre corps » et « découvre le prolongement supé-
rieur du tube digestif » (Fónagy 1983 : 84).
F. Kerleroux (1999) a fait remarquer que les apocopes des noms déverbaux
(manif(estation)), intro(duction)) ne touchent que l’acception résultative, concrète, et
non pas l’acception processuelle, abstraite (manif contre la guerre vs *manif de joie).
Cette contrainte ne s’applique pas à l’apocope des autres types de mots et ne semble
guère pertinente pour la troncation argotique. Dans un premier temps, nous devons
nous demander si la nature de cette contrainte est vraiment sémantique et non pas
sociolinguistique (Apothéloz 2002 : 124). Ensuite, les noms et les acceptions susceptibles
11) La « postériorisation » est interprétée ou sentie comme une « régression », comme une tendance contrai-
re à l’évolution du langage humain. Au cours de l’évolution du système vocalique, la base de l’articulation
se serait déplacée progressivement de l’arrière à l’avant (Fónagy 1983 : 81-84).
12) Sur les difficultés que pose en morphologie constructionnelle la notion de productivité, voir Dal (2003).
13) Prenons l’exemple de la verlanisation. B. Fradin & F. Montermini & M. Plénat (2009 : 28-32) ont démon-
tré récemment, en s’appuyant sur le cadre de la théorie de l’optimalité (cf. Prince & Smolensky 1993), que
la verlanisation obéissait aux contraintes de fidélité et aux contraintes anti-marque propres à la phonolo-
gie et à la prosodie du français.
14) Ces contraintes ont été érigées en principes par certaines théories morphologiques : cf. unitary base hypo-
thesis de M. Aronoff (1976 : 48) ou principe d’unicité catégorielle de D. Corbin (1987 : 428).
75
3. Pôle grammatical
Le seul procédé grammatical vraiment productif de la morphologie argotique est la
conversion qui est un procédé maximalement transparent, puisque la forme du signi-
fiant n’est pas altérée, mais en même temps, elle est tout à fait adiagrammatique, puisque
le changement sémantique et catégoriel ne s’accompagne d’aucun changement formel.
Le registre argotique réalise toutes les possibilités structurales possibles en français (cf.
Kerleroux 1999)15 :
• Adj ↔N : alcatraz (« privé de sortie par ses parents ») – alcatraz (« celui qui a peu de
liberté »), Reubeu (« celui qui est maghrébin ») – rebeu (« ce qui a trait à la culture ma-
ghrébine ») ;
• N ↔ V : baltringue (« lâche ») – baltringuer (« se défiler »), chéara (« voler à l’arraché »)
– chéara (« vol à l’arraché »), poucave (« dénoncer ») – poucave (« délateur »), bédo (« ci-
garette de haschich ») – bédave (« fumer du haschich »)16 ;
• Adj → V : frais (« beau ») – se fraîcher17 (« se faire beau ») ;
• Adj ↔ Adv : bad (« génial, sensationnel ») – bad (« méchamment, beaucoup »), cach
(« directement ») – cash (« direct »).
15) Notre schéma est simplifié et ne tient pas compte de l’orientation des procédés de conversion.
16) La conversion s’accompagne de la pseudo-suffixation. Ce cas de figure est loin d’être rare en FCC. Voir
§ 2.1.
17) Cet exemple montre bien la généralisation des verbes du premier groupe en FCC (voir aussi ci-dessous
§ 4) : les verbes désadjectivaux devraient privilégier le deuxième groupe (frais – fraîchir, grand – grandir...).
18) Mot relevé dans Melliani (2000 : 103) signifiant « escroc ».
19) Mot relevé dans Melliani (2000 : 104) signifiant « imbécile ».
76
entre interlocuteurs20 (cf. Dressler & Merlini Barbaresi 1994). Ce suffixe doit être
considéré comme un suffixe flexionnel indiquant simplement le genre féminin.
4. F
lexion verbale et préférences spécifiques au système
français
L’absence de suffixes flexionnels verbaux est un trait que le FCC « a hérité » de l’argot
traditionnel où certains pseudo-suffixes servaient à former des verbes inconjugables :
–arès (emballarès), –da (marida)21.
Les formes verbales non fléchies, souvent issues de la verlanisation, comme fèch, péfli,
pécho, tèj, ne font que confirmer la préférence du français pour la prédétermination.
Dans la morphologie verbale diachronique, cette préférence se manifeste par plusieurs
phénomènes : l’affaiblissement des affixes flexionnels verbaux (je chante, tu chantes, il
chante contre (lat.) canto, cantas, cantat ; (it.) canto, canti, canta ; (esp.) canto, cantas, canta),
les affixes flexionnels (postposés) sont remplacés, comme marques de personne, par des
pronoms sujets antéposés et l’éviction du passé simple (paradigme synthétique) au profit
du passé composé (paradigme analytique).
Dans le français contemporain, on observe en outre :
La non-flexion verbale (j’l’ai marave, je me suis fait tèj) s’inscrit dans la tendance
prononcée et persistante de la morphologie française et peut être considérée comme
l’un des aboutissements de la préférence du français à la prédétermination.
5. P
rocédés argotiques et préférences universelles : la taille
du mot
Albert Dauzat écrit dans son Génie de la langue française que « dans le lexique courant (il
en va autrement, bien entendu, des langages techniques et surtout scientifiques), les mots
les plus nombreux (nom et verbes) ont deux syllabes. » (Dauzat 1944 : 62). Cette préfé-
rence du français pour les dissyllabes a été étayée par de nombreuses études ultérieures.
Citons par exemple le calcul effectué par Kilani-Schoch sur la taille des troncations en
français qui a montré que les ¾ des abréviations étaient des dissyllabes contre un quart
20) Cette valeur pragmatique n’est en français jamais exprimée par un suffixe diminutif, mais par l’adjectif
petit, antéposé (cf. Fradin & Montermini 2009 : 148).
21) Ce phénomène se retrouve également dans le registre familier : Va te faire fiche ! Pas touche !
77
78
7. Conclusion
La verlanisation, la troncation, la pseudo-suffixation et la réduplication, qui sont les
procédés de formation du lexique argotique les plus importants, tant qualitativement
que quantitativement, relèvent, comme nous avons essayé de le démontrer, de la mor-
phologie extragrammaticale. Puisqu’ils ne remplissent aucun des critères qui définissent
normalement les procédés morphologiques grammaticaux, nous pouvons même aller
jusqu’à dire qu’ils constituent des procédés extragrammaticaux prototypiques. L’analyse,
qui a mis en avant leur caractère métalinguistique, a permis de mesurer l’importance
des fonctions identitaire et interactionnelle des procédés étudiés aux dépens des fonc-
tions cognitive et transactionnelle.
Ces procédés se situent, du fait de leur caractère extragrammatical, à la périphérie
du système linguistique, ce qui les met à l’abri de l’emprise de la norme linguistique
institutionnalisée. Ils sont donc en mesure de fournir à la morphologie constructionnelle
un riche matériau « authentique » pour l’étude des préférences tant spécifiques à un
système linguistique qu’universelles.
Références bibliographiques
79
Abstract
80
Thierry PETITPAS
< Université de Chypre / petitpas@ucy.ac.cy >
Efi LAMPROU
< Université de Chypre / elampr@ucy.ac.cy >
1. Introduction
Considéré comme particulièrement pittoresque et parlant, le français non standard re-
court massivement aux expressions métaphoriques. Or, il est établi que ces expressions
sont généralement problématiques pour les non-natifs, surtout si elles n’ont pas de cor-
respondant dans leur langue maternelle (MacLennan 1994 : 99 ; Lennon 1998 : 5). Notre
article vise donc à proposer des pistes aux enseignants de FLE qui souhaitent aider leurs
apprenants – notamment ceux de niveau avancé – à mieux comprendre, à mieux utiliser
et, au-delà, à mieux mémoriser les métaphores non standard.
Sous l’appellation d’« expressions métaphoriques », on regroupe d’ordinaire des unités
lexicales simples (p. ex. les mots polysémiques : caisse « grande boîte » vs « voiture » et
crevé « percé » vs « fatigué ») ou des unités lexicales complexes (p. ex. les expressions
idiomatiques : poser un lapin « ne pas se présenter à un rendez-vous » et se mettre à table
« avouer »). Les unités lexicales complexes méritant un traitement à part, nous limiterons
notre présentation aux unités lexicales simples, et plus spécifiquement à ce que nous
appellerons les dérivés sémantiques verbaux (désormais notés DSV), c’est-à-dire aux
verbes non standard issus de la polysémisation d’un verbe du français standard par un
procédé métaphorique (p. ex. descendre « tuer, abattre » d’après descendre « (faire) aller
de haut en bas »).
Dans ce qui suit, nous présentons successivement les différents fondements théoriques
de notre travail, accompagnés de suggestions d’exercices.
81
1) Voir aussi la théorie de la trace qui postule qu’une exposition répétée à un élément linguistique a pour
effet de « creuser » sa trace dans la mémoire (Cohen et al. 1986 ; Baddeley 1990).
2) Cohen (1987) confirme que les activités mnémotechniques de type verbo-iconique facilitent le rappel d’un
mot, surtout celles qui incitent l’apprenant à générer ses propres associations.
3) On notera que le vocabulaire non standard, qui représente un vocabulaire de bon sens, un vocabulaire
concret qui décrit la vie de tous les jours, se prête assez facilement à ce genre d’associations verbo-iconi-
ques.
82
2.1.1. F
aire deviner le sens d’un DSV à partir de l’identification du sens littéral et/ou
du sens prototypique
Selon certains linguistes, le sens figuré d’un mot polysémique est mieux compris et
mieux retenu par l’apprenant lorsqu’on réactive le sens littéral (Verspoor & Lowie 2003),
c’est-à-dire le sens le plus « fondamental, fréquent, neutre ou substituable »6 (Schmitt
2000 : 124), ou le sens prototypique (Boers & Lindstromberg 2008 : 21), défini comme
le concept sous-jacent à l’ensemble des sens (littéral et figurés) d’un mot.
Soit l’exemple du verbe accoucher où l’on passe de la recherche du sens littéral – ce
qui permet à l’enseignant de vérifier que l’apprenant connaît ce sens – à l’identification
du sens prototypique, puis du sens dérivé non standard. En dernier lieu, l’apprenant est
invité à tester la valeur de ses hypothèses.
EXERCICE 1. ACCOUCHER
4) On pense notamment à l’« élaboration étymologique » (Boers et al. 2004) qui consiste à faire découvrir
aux apprenants l’origine historique, culturelle ou étymologique d’une expression métaphorique (Skoufaki
2008 : 108).
5) L’efficacité de cette stratégie, qui repose sur le postulat cognitiviste selon lequel le sens de la plupart des
expressions métaphoriques n’est pas arbitraire (Lakoff & Johnson 1980 ; Lakoff 1987), dépend toutefois
de divers facteurs tels que le style cognitif de l’apprenant, le degré de transparence de l’expression, les
différences entre la L1 et la L2, etc. (Beréndi et al. 2008 : 88).
6) C’est nous qui traduisons.
83
4. Vérification en contexte
– Lisez le texte suivant et dites si vous confirmez ou non votre réponse : Alors, tu accouches
oui ou non ? J’ai besoin de connaître la vérité !
a) confirmation c
b) infirmation c
2.1.2. F
aire deviner le sens d’un DSV à partir de l’identification de la métaphore
conceptuelle sous-jacente
7) Par exemple, en français non standard l’homme est souvent comparé à un vin ou à un récipient contenant
du vin (p. ex. cuver, refouler du goulot, prendre de la bouteille, etc.).
84
Dans l’exercice suivant, nous reprenons le verbe allumer qui, lui aussi, tire son origine
de la métaphore conceptuelle [LE DÉSIR C’EST LE FEU]. L’interprétation du mot
est précédée de l’identification du domaine-source, puis du domaine-cible. Comme
précédemment, l’exercice se termine par une étape de vérification en contexte :
EXERCICE 2. ALLUMER
1. Identification du domaine-source
– Associez le verbe allumer à l’un des thèmes suivants :
a) l’eau c
b) la terre c
c) le feu c
2. Identification du domaine-cible
– Associez la réponse que vous avez cochée précédemment à l’un des thèmes suivants :
a) la tristesse c
b) le désir c
c) le calme c
3. Identification du sens
– Quel est le sens du verbe allumer en français non standard ? Cochez la bonne ré-
ponse :
a) regarder c
b) pleurer c
c) séduire c
4. Vérification en contexte
– Lisez la phrase suivante et dites si vous confirmez ou non votre réponse : Aline est folle
de jalousie, parce que Pierre s’est fait allumer toute la soirée par une jeune femme.
a) confirmation c
b) infirmation c
85
1. Étape de conscientisation
A. E
n français standard, le verbe allumer signifie « mettre le feu », « mettre de la lumière »
ou « mettre en marche un appareil électrique ». En fonction de cette définition,
cochez les emplois non standard de ce verbe dans les phrases suivantes :
a) Gilles allume une cigarette. c
b) Anna adore allumer les garçons. c
c) Mon frère a allumé la télé. c
d) Pierre s’est fait allumer par la serveuse. c
e) Le voisin vient d’allumer son salon. c
B. R
elisez les phrases précédentes, et dites qui allume quoi en français standard et en
français non standard. Que constatez-vous ?
86
2. Étape de vérification
A. P
armi les emplois du verbe allumer suivants, repérez celui qui est non standard.
Cochez la bonne réponse.
– Marie allume …
a) … une bougie c
b) … la radio c
c) … Julien c
d) ... la cheminée c
B. C
omplétez les phrases suivantes en utilisant le verbe allumer dans son emploi standard
(S), puis dans son emploi non standard (NS) :
a) Hier soir, _________ a allumé (S) _________, puis s’est endormi(e) sur le canapé.
b) Hier soir, _________ a allumé (NS) ________, puis s’est endormi(e) sur le canapé.
3. En guise de conclusion
Le but de notre travail était de présenter différentes manières d’améliorer la reconnais-
sance, l’utilisation et l’apprentissage des expressions métaphoriques non standard. Nous
avons opté pour les stratégies cognitives d’élaboration sémantique et d’élaboration syn-
taxique. Pour éclairer notre propos, nous avons choisi d’examiner plus particulièrement
des verbes, mais rien n’interdit de penser que les techniques que nous avons exposées
ne pourraient pas s’appliquer à d’autres parties du discours.
Comme nous avons voulu le suggérer en prenant par deux fois comme exemple
le verbe allumer, nous estimons que ces stratégies peuvent se compléter. Ce genre de
regroupement devrait permettre à l’apprenant de parvenir à une élaboration plus précise
et à un stockage mémoriel plus efficace (Verspoor & Lowie 2003 : 568). Une hypothèse
dont la valeur reste maintenant à être vérifiée par des tests en classe de FLE.
Références bibliographiques
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VERSPOOR Marjolijn & LOWIE Wander, « Making sense of polysemous words », Language
learning, vol. 53, n° 3, 2003, pp. 547-586.
Abstract
Semantic and syntactic elaboration strategies for teaching of the metaphoric informal
expressions in FLE
This paper deals with the general issue of teaching informal (or colloquial) vocabulary in French as
a Foreign Language classroom. Informal vocabulary is known to be particularly rich in metaphoric
expressions. These lexical units range from multi-word items (e.g. idioms) to words whose
informal meaning is an extension of the central, formal sense (i.e. polysemous words). The aim
of our contribution, which includes sample exercises, is to present different cognitive strategies of
semantic and syntactic elaboration to enhance FFL learners’ ability to understand, produce and,
above all, remember the second type of these figurative uses.
89
Introduction
Les recherches sur la phraséologie datent du XVIIIe siècle (1771). Or, les grammaires
traditionnelles descriptives, soucieuses de la normalisation et de la correction de la lan-
gue, lui ont attaché peu d’importance. Pour Saussure, il s’agissait de locutions toutes
faites : Rey et Chantreau définissent la phraséologie comme « un système de particula-
rités expressives liées aux conditions sociales dans lesquelles la langue est actualisée »
(Rey & Chantreau 2007 : VI). Le père de la phraséologie, Bally, citait ce terme dans
son traité :
Si dans un groupe de mots, chaque unité graphique perd une partie de sa signification
individuelle ou n’en conserve aucune, si la combinaison de ces éléments se présente seule
avec un sens bien net, on peut dire qu’il s’agit d’une locution composée […] c’est l’ensem-
ble de ces faits que nous comprenons sous le terme général de phraséologie (Bally 1951 :
65-66).
Du point de vue pragmatique, l’expression idiomatique est liée à l’usage collectif. Comprise par
tout le monde, elle est un moyen de communication à la fois linguistique et culturel. En effet,
elle renvoie à un fonds traditionnel qui aide à la cohésion du groupe. Celui-ci a le sentiment de
faire partie d’une culture ou d’une civilisation partagée. Cette notion [la connaissance commune
à un groupe] englobe généralement les proverbes, les dictons, les sentences, etc., c’est-à-dire des
jugements qui résultent d’une longue expérience et donnent un caractère de vérité absolue et
permanente à ce que l’on dit (González Rey 2002 : 149).
1) Cet article s’encadre dans le projet de recherche intitulé « Adquisición de la competenciaidiomática y dis-
cursiva del francés lengua extranjera en contexto español : Elaboración de un corpus textual bilingüe con
fines didácticos » (code FFI2010-15092), soutenu par le Ministerio de Ciencia e Innovación espagnol.
90
Dans nos cours, nous essayons de prendre en charge ces productions jugées
« populaires et banales » et souvent écartées de l’enseignement supérieur, surtout si elles
sont argotiques. Cependant, paradoxalement, elles sont présentes dans notre quotidien
et font partie non seulement de la langue orale, mais aussi de la langue écrite.
En considérant l’aspect pragmatique des idiotismes, on devrait tout d’abord préciser
que leur emploi repose sur un pouvoir de complicité entre les utilisateurs qui, pour
construire le sens de l’expression, doivent mobiliser leurs connaissances sur le monde.
Par ailleurs, l’expression idiomatique, à plus forte raison l’expression argotique, doit
s’adapter au niveau de langue et à la situation de communication. Il nous faut souligner
que la compréhension d’expressions idiomatiques dépasse le sens de chaque mot relié
en une unique interprétation figurée.
Nous montrerons les difficultés : une dame d’un certain âge demeurant dans le 14e
à Paris et le boulanger du coin qui auraient assisté à une altercation violente entre deux
jeunes gens à cause d’un problème de circulation, tiendraient difficilement les propos
suivant : « Ce jeune homme a reçu une avoinée ». Cette métaphore, recevoir une avoinée,
demande avant tout le décodage du sens qui, suivant Hirtle, serait d’essayer de voir
quelle impression le signifié de recevoir pourrait lier et servir de support à celui d’avoinée.
Il s’agirait de voir à travers la notion guillaumienne l’« idée regardante » (Valin & Hirtle
& Joly 2002 : 150-157).
Cette représentation mentale dans la langue de départ sera rendue par une expression
équivalente dans la langue d’arrivée.
Trouver spontanément l’équivalent d’expressions idiomatiques de sa langue
maternelle dans une langue cible demande un bagage phraséologique très riche qui
n’est pas toujours évident car l’opacité sémantique entrave le décodage métaphorique.
La traduction se présente comme porteuse de sens à partir de la langue source, en effet,
le signifiant et le signifié de la langue source doivent être rendus par un signifiant et un
signifié de la langue cible, d’où la difficulté de trouver les expressions idiomatiques dans
l’autre langue. Dans ce sens, l’approche sémasiologique2, c’est-à-dire la compréhension
sémantique du mot-clé de l’expression conduira à une opération onomasiologique3 qui,
par l’intermédiaire de l’étude sémantique de l’expression à partir du mot-clé, trouvera la
forme linguistique adéquate pour exprimer la même idée dans la langue cible.
Il n’est pas question de croire en la traduction idéale, c’est-à-dire, celle qui assure le
transfert de l’intégralité du texte initial en langue cible car, traduttore, tradittore, « traduire
c’est trahir ». Néanmoins, il est possible de sauvegarder quasiment l’intégrité du sens
(contenu) de l’expression, en dépassant la contrainte de la forme (contenant) en langue
source, pour le transférer en langue cible.
2) L’approche sémasiologique part de la forme du mot pour en découvrir les sens possibles.
3) L’approche onomasiologique part du concept et s’applique à décrire les mots qui servent à le désigner.
Quel est le but de l’analyse onomasiologique ? Elle permet tout d’abord de mieux comprendre d’où vien-
nent les items lexicaux (nouveaux). Elle dévoile aussi les mécanismes qui font qu’on ait recours à différents
mots d’une langue pour désigner le même concept, comme auto, automobile, bagnole, voiture, véhicule, caisse.
Le but principal de l’analyse onomasiologique est cependant de mettre à jour la structure sous-jacente d’un
ensemble de mots conceptuellement proches, c’est-à-dire de découvrir comment ces mots s’organisent dans
ce qui est communément appelé un « champ sémantique ».
91
92
• Currar : d’origine caló (dialecte des gitans espagnols), signifiant « noir » ; currar, cf.
sanscrit : krnoti (« faire »). Currar en espagnol signifie « travailler », du latin tripa-
lium « instrument de torture à trois pieux », utilisé par les Romains de l’Antiquité pour
punir les esclaves rebelles. La deuxième acception « secouer », au Chili le « travail »
est nommé pega « battre ». Ne nous étonnons pas que l’on associe le travail aux souf-
frances, à l’agressivité.
• Dar un curripele « secouer la peau » ; pele « peau », du latin pellis.
• Dar una felpa « recevoir une rossée » ; ce terme est issu de felpudo « paillasson » (on
secoue le paillasson quand il est plein de poussière).
Une autre expression très répandue parmi les jeunes serait dar una ensalada de hostias,
signifiant « gifle, baffe, beigne »4. Quoiqu’il en soit, la structure profonde fait toujours
appel dans les deux langues à la même image : secouer et recevoir des coups.
• Somanta palos : ce terme est composé de la préposition so « sous », issu du latin sub
« désuet » et du nom commun manta « couverture ». L’expression, selon l’étymologie
populaire viendrait d’une habitude très ancienne de couvrir la personne avec une
couverture avant de la battre, afin d’éviter d’être reconnu par le malheureux.
Les expressions idiomatiques souvent jugées comme des éléments linguistiques complexes
et difficiles à mémoriser, par les professeurs et les étudiants, confrontés à des expressions
inconnues, le sont généralement parce que peu travaillées en cours de langue étrangère.
La phraséologie renvoie aux sentiments, aux émotions, aux croyances, aux fantasmes…
à l’imaginaire collectif, c’est-à-dire que le savoir populaire qu’elle véhicule doit être
appréhendé dans sa complétude, le but est d’en dégager le sens figuré car « le sens des
mots ne permet pas d’interpréter leur combinaison » (Gross 1982 : 152). Cependant, il
est possible de se fixer pour objectif celui de décrypter une expression idiomatique en
sollicitant l’inférence (Bailly 1998 : 132). Le décryptage reste donc une tâche qui devrait
procéder à un découpage de l’expression, en attirant l’attention sur le mot-clé qui serait une
solution pour stimuler son interprétation et diriger notre apprenant vers ce qui fait sens.
Effectivement, la désorientation première à cet imaginaire inconnu en langue cible
peut se charger de sens dans la structure profonde de la langue source. Désormais,
en invitant l’apprenant à devenir plus attentif, il parviendra à décoder l’image formée
par le tout des constituants et à se représenter cette image dans sa langue maternelle.
Cette interaction pédagogique permettra la prise de conscience de ses connaissances
et facilitera, pourquoi pas, l’anticipation de ce qui fait précisément obstacle dans
l’expression à traduire.
4) Pour le DRAE (Diccionario de la Real Academia Española), hostia signifie « 1. Pain azyme consacré durant la
messe qui est le symbole du corps du Christ ; 2. Vulg. gifle ».
93
Analyse du corpus
Le choix de notre corpus d’expressions idiomatiques comportant de l’argot a comme
source le roman de Raymond Queneau Zazie dans le métro. Pourquoi avoir puisé dans ce
roman, écrit en 1959 ? Les anniversaires et les commémorations des textes littéraires fa-
vorisent la relecture, la réflexion et la mise à jour d’ouvrages célébrés par le grand public.
Tout au long de l’année 2009, cinquantième anniversaire de la parution de Zazie dans
le métro, plusieurs colloques et événements ont été consacrés au roman de Queneau5 et
continuent de se célébrer en 20106. Hors de l’Hexagone, les témoignages de l’actualité
de Zazie sont venus de la main des traducteurs. En effet, récemment sont parues des
traductions du roman de Queneau dans des langues soit disant minoritaires, c’est le cas
de la traduction en galicien d’Henrique Harguindey7, ou à des langues européennes qui
n’avaient pas encore connu de traduction, c’est le cas du roumain8 ou même du polonais9.
Nous avons voulu nous joindre à cet hommage de Zazie, en reprenant et en actualisant un
sujet inhérent à ce roman : le langage et plus précisément les expressions idiomatiques. En
effet, Zazie dans le métro est un référent de la littérature transgressive. Le Rabelais du XXe
siècle, Raymond Queneau, introduit dans son récit littéraire le parler non conventionnel.
Ainsi, écrivain hors norme, il s’inscrit dans l’originalité, la création artistique particulière-
ment du point de vue linguistique. L’écriture de Queneau juxtapose différents registres et
grâce à sa vaste culture, littéraire et linguistique10, il réussit à donner un nouveau statut à la
langue française. Raymond Queneau a créé des formes grammaticales et des expressions
dans son dessein de reproduire le parler populaire et de surpasser la norme linguistique
de la langue française prônée par les puristes. L’utilisation des expressions argotiques chez
Queneau cherche à contester la littérature et la société ankylosées de l’époque.
… jouer avec les mots était pour lui un plaisir, un divertissement, car il savait faire surgir en eux
leur partie ludique. La richesse du vocabulaire quenien est énorme, et Queneau en utilise tous
les recours du code (graphies, phonétique, syntaxe…). (López Carrillo 2006 : 10)
Queneau soumet les mots d’un usage courant aux nouveaux signifiés qu’il crée à travers
des processus métaphoriques et métonymiques, des néologismes et la récupération de
mots en désuétude (archaïsmes). La lecture et l’étude des expressions idiomatiques
utilisées par Queneau nous aideront à mieux faire connaître les possibilités de la langue
française à nos étudiants.
Nous allons présenter par la suite le décryptage de quelques expressions idiomatiques
utilisées dans Zazie dans le métro. À partir de l’expression quenienne contextualisée
repérée, que nous plaçons dans la première colonne, les expressions synonymes en
5) Le colloque international « Le roman de Zazie et le roman » organisé par l’Université Paris III-Sorbonne
Nouvelle (Centre de recherche « Écritures de la modernité ») et l’Université Lyon 2 (Centre de recherche :
Passage XX-XXI).
6) Les bibliothèques municipales du Havre, ville natale de Raymond Queneau, ont organisé différentes acti-
vités autour de « Apibeursdé touillou Zazie. 50 ans de Zazie dans le métro de Raymond Queneau ». Dossier
disponible sur : http://archives.lehavre.fr/uploadsdocs/r1252076661.pdf.
7) QUENEAU Raymond, Zazí no metro, Trad. e intr. de Henrique Harguindey, Laioventó, Galiza, 2008.
8) QUENEAU Raymond, Zazie în metrou, trad. Alexandru Lazlo, Bucarest, Paralelea 45, 2004.
9) QUENEAU Raymond, Zazie w metrze. Dorota Chmielewska Preda.
10) Dans l’article « Maestros y lecturas de Queneau », Rodrigo López Carrillo (2008) fait un parcours à travers
les écrivains et les philosophes et linguistes qui ont marqué l’écriture de Queneau.
94
espagnol sont données dans la deuxième colonne, pour ensuite dans la dernière colonne
citer les expressions espagnoles qui correspondraient le mieux au contexte :
1) « Lorsque Gabriel rentrerait avec les autres, ils feraient naturellement un chabanais
à réveiller tout le quartier » (Queneau 1959 : 154).
95
2) « Quand on sera arrivés, le tonton se sera barré depuis belle lurette » (Queneau
1959 : 115).
• Il y a belle lurette
Selon le Robert culturel : Il y a bien longtemps (que). Lurette (1877, dans l’usage régional
1807, comme « expression vicieuse ») ; forme altérée de heurette, diminutif de heure, dans
l’expression il y a bien heurette, prononcée [yret]. Dans certains parlers de l’ouest, le
latin hora a donné hure. D’autre part, dans la région nantaise et en Français du Canada
l’expression belle heure signifie « longtemps ». Enfin, dans le Centre, belle heurette est
devenue bellurette. L’expression dialectale, il y a bellurette, a pu être croisée avec lurette,
« sornette, niaiserie », issu de l’onomatopée lur- (- luron).
En espagnol, parler du temps de Maricastaña, c’est parler d’une époque très, très
éloignée, mais presque personne ne sait qui fut ni à quelle époque vécut Maricastaña.
L’auteur argentin Hector Zimmerman parle de « chroniques très précises » vers le XIVe
siècle en Galice. Cette femme de caractère et extrêmement riche aurait vécu à Lugo et
se serait battue contre l’évêque Pedro López de Aguilar. Selon les chroniques, elle aurait
tué le précepteur de l’évêque et aurait été condamnée à faire don de tous ses biens à la
cathédrale.
Une légende du folklore celtique attribue au personnage Auburn Mary (« Marie aux
cheveux bruns ») des pouvoirs magiques. En tout cas, il s’agit d’une histoire qui vient de
loin, de très loin, de l’époque de Maricastaña.
Dans la phrase de Zazie : « Quand on sera arrivés, le tonton se sera barré depuis belle
lurette », la perception de la notion du temps est beaucoup plus relative, il s’agit d’une
longueur plutôt psychologique pour le locuteur, une portion limitée d’une unité globale,
un après-midi, une soirée, une nuit…Tandis que l’expression espagnole en los tiempos de
Maricastaña, insiste beaucoup plus sur un profond sentiment de durée. Dans l’analyse
d’équivalence, le traducteur repère les moyens linguistiques qui rendront cette nuance.
96
3) « Moi qui suis dans la limonade, jamais je servirais un flic qui amènerait une bande
de gens avec lui pour leur arroser la dalle » (Queneau 1959 : 169).
D’après le Robert culturel : « boire/ boire souvent de l’alcool ». Au XIVe siècle, dalle
vient de l’ancien nordique daela qui signifie « évier (de cuisine), auge, bassin », mais
aussi « rigole ou gouttière ». Ce sont ces deux dernières significations qui, au XVe siècle,
ont donné naissance au sens métaphorique de « gosier », ce dernier pouvant finalement
n’être considéré que comme « une rigole qui dirige le liquide vers l’estomac ». Malgré
l’ancienneté de la métaphore, ces deux expressions ne sont nées qu’au XIXe siècle. À la
même époque, boire se disait aussi se rincer le corridor ou aussi la dalle du cou.
Même si certains ivrognes sont capables d’avaler des mixtures peu ragoûtantes dignes
de ce qu’on trouve dans les égouts, ce n’est pas d’une dalle de bouche d’égout dont il est
question ici ; ni d’une dalle funéraire, même si certains abus de boisson peuvent mener
directement au cimetière, car si l’on boit, c’est que tout n’est pas si rose.
Se rincer la dalle s’utilise pour n’importe quelle boisson, y compris de l’eau la plus
plate possible, et même en petite quantité, alors que avoir la dalle en pente s’applique aux
grands buveurs de boissons alcoolisées.
Chopiner boire, boire au comptoir, vider des chopines ; coude (adroit du -). Être bon buveur,
grand buveur, qui vide les bouteilles facilement ; basculer son auge, baquet, canon, glass,
gode, godet, guindal, pot ; basculer un godet, vider son verre ; écluser son verre, se
rafraîchir, consommer, étancher sa soif, siroter, prendre un verre, trinquer, sabler, porter
un toast, siffler, pomper ; fioler (se -), boire, s’enivrer, vider une fiole, une bouteille ;
sécher un verre ; sécher les bouteilles ponerse ciego ; sécher un demi ; sécher un bock ;
sécher son godet.
97
–M oi qui suis dans la limonade, jamais je servirais un flic qui amènerait une bande de
gens avec lui pour leur arroser la dalle.
– Yo que soy camata, no serviría jamás una copa a un poli que viene con una panda para mo-
jarles el gaznate.
– Yo que soy camata, no serviría jamás una copa a un poli que viene con una panda para en-
choparlos.
4) « Si je comprends bien, p’tite mère, tu crois que ton parfum naturel fait la pige à celui
des rosiers » (Queneau 1959 : 10).
• Faire la pige
En français, faire la pige à quelqu’un exprime l’idée de « faire mieux que lui, le dépasser,
le surpasser, défier ». Pige, le mot clé de l’expression vient de piger, attraper, regarder, d’où
« défier » : mot dialectal apparenté à piège, passé dans la langue populaire de Paris.
En espagnol, dar quince y raya, rend l’idée de quelque chose ou quelqu’un « qui dépasse
autre chose ou une autre personne, qui est excellent, supérieure, meilleure ». Dans ce
cas-là, l’expression espagnole dar quince y raya correspond exactement à la structure
profonde de faire la pige. Il s’agit d’une expression issue du jeu de pelote basque, cela
fait référence aux points qu’on gagne lors des premiers envois et points obtenus dans le
jeu de la pelote.
Les deux expressions appartiennent à la langue populaire, d’où la possibilité pour le
traducteur d’utiliser l’expression espagnole qui rend exactement le même sens.
–S i je comprends bien, p’tite mère, tu crois que ton parfum naturel fait la pige à celui
des rosiers.
– A ver si me entero, piba, ¡vamos! que tu fragancia natural le da quince y raya a mi colonia de
rosas.
98
5) « Je leur botterai les fesses. Parce que je porterai des bottes en hiver » (Queneau
1959 : 24).
Entrée Équivalent 1
• botter les fesses • dar una patada en el trasero / en el culo
Selon Le Petit Robert : « donner un coup de botte, un coup de pied à une partie du
corps de quelqu’un, normalement le derrière, les fesses ».
En espagnol, l’expression dar una patada en el culo, rend la même idée et la même
action. L’expression utilisée par Queneau comprend le verbe botter, c’est-à-dire, la
chaussure avec laquelle on donne le coup de pied, tandis qu’en espagnol dar una patada,
reprend seulement l’action.
– Je leur botterai les fesses. Parce que je porterai des bottes en hiver.
– Les patearé/les daré patadas en el trasero/ el culo con mis botas. Porque las llevaré en in-
vierno.
Avoir la trouille : la trouille fait référence aux coliques. Terme formé à partir de
« drouille », du néerlandais drollen, « aller à la selle ». La même image scatologique est
véhiculée par l’expression avoir une pétoche, de péter, effet produit par la peur et de
même l’expression avoir les jetons. D’après Esnault, cette locution d’origine argotique
serait à rapprocher de jeter au sens d’évacuer une sécrétion, par extension les matières
fécales. Par l’association habituelle entre la peur et l’excrétion fécale : faire dans sa
culotte, avoir la colique.
Selon Salah Mejri, « la traduction idéale, c’est-à-dire celle qui assure le transfert de
l’intégralité du texte initial à la langue cible tout en sauvegardant l’intégralité du contenu
et du contenant, est, on ne le sait que trop, une construction de l’esprit. » (2004 : 120).
99
– u as eu les jetons ?
T
– Tu parles. Jamais eu une telle trouille de ma vie.
– ¿Te has acojonado?
– Pues claro, menudo canguelo.
– Les Frisous, eux, ils avaient une pétoche monstre, ils fonçaient dans les abris, les cou-
docors, moi je me marais [...].
– Los Frisous estaban cagados, corrían a toda leche para refugiarse, con la camisa que no les
llegaba al cuerpo, yo me descojonaba.
7) « Vous comprenez, à cause de ma haute taille, ils se fendent la pipe » (Queneau 1959 : 63).
• Se fendre la pipe
Lorsque l’on rit aux éclats, les efforts provoquent des contractions courtes et des
spasmes du diaphragme. Les muscles du larynx13 –gosier, gorge- sont également stimulés
et s’ouvrent et se referment brusquement dû aux secousses. Donc ces contractions
tortillent quelque peu le larynx en élargissant ce cartilage qui s’ouvre brusquement dû
aux éclats.
11) L’euphémie, un fait social ; remplace toujours les mots à éviter par d’autres mots par d’autres pas cho-
quants qui tendent à voiler plus ou moins la réalité ou à affaiblir au maximum l’effet désagréable que le
mot en question pourrait provoquer
12) Avoir très peur, le préfixe a- a le sens de « pas » ou « sans », donc il ne s’agit d’avoir du courage, d’être
osé, mais tout le contraire. L’utilisation de l’expression ne présume pas particulièrement du sexe de la
personne dont il est question
13) Le larynx, organe localisé au niveau de la gorge, communique par la glotte avec le pharynx (un tube qui
relie les fosses nasales au larynx et la bouche à l’oesophage).
100
8) « Mon petit vieux, lui répondit Gabriel, mêle-toi de tes cipolles » (Queneau 1959 : 92).
Entrée Équivalent 1
• se mêler de ses cipollles • meter las narices
Il s’agit d’une expression construite à partir d’un mot italien cipolles dont la traduction
littérale correspond à oignon. Le sens métaphorique du mot français de « affaires
personnelles » date du début du XXe siècle. C’est au cours du XIXe que l’oigne, apocope
de oignon, désignait en argot aussi bien l’anus ou le cul que les pieds. L’expression, se
le mettre dans l’oigne, voulait d’ailleurs dire mépriser.
Une fois encore, notre arrière-train est dissimulé, sous un autre terme, pour le moins
inattendu : oignon. Quoi de plus étonnant, alors, que de voir ici un simple synonyme
argotique des expressions, occupe-toi de tes fesses ou occupe-toi de tes pieds —cette
dernière venant, selon Claude Duneton, à la fois du danger que pouvaient subir les
pieds dans certains ateliers de l’époque et du fait que oigne ou ogne désignait aussi
l’ongle—. Cependant, Cellard et Rey14 évoquent en plus une origine réellement liée aux
bulbes qu’on retrouve coupés en rondelles dans nos salades. Selon cette hypothèse,
dans le centre de la France, une marque d’indépendance des femmes était leur droit de
cultiver un coin de jardin où elles faisaient pousser des oignons avant d’aller les vendre
sur le marché pour se faire un peu d’argent de poche. Il était donc courant d’entendre
les hommes dire aux femmes qui voulaient imprudemment se mêler de leurs affaires
« occupe-toi de tes oignons » ou bien « ce n’est pas tes oignons ».
En espagnol, il est très difficile de rendre le même processus linguistique utilisé par
Queneau15, car chercher un mot étranger est presque impossible. L’expression meter
las narices, renvoie à une perspective qui diffère en français et en espagnol, car dans
l’expression espagnole c’est le mot narices, la gueule, le nez, employé au pluriel qui
fait penser à autre chose, car il faut souligner qu’en argot le mot narices, nez, remplace
14) REY, Alain et CELLARD, Jacques, Dictionnaire du français non conventionnel, Paris, Hachette, 1991.
15) Raymond Queneau mélange dans son discours des termes étrangers (néo-babelismes) par sa connaissance
des langues et sa préparation philologique. Les mots étrangers sont introduits parfois par snobisme et ils
contribuent à enrichir les synonymes.
101
Conclusion
Le décryptage, ayant pour objet de guider l’activité interprétative de l’apprenant, a des
conséquences positives, nos étudiants constatent vite que les expressions, partagées par
une même communauté linguistique, fonctionnent comme une sorte de mémoire collec-
tive. L’observation des phénomènes sémantiques favorise la réflexion, la mémorisation,
la manipulation et le réemploi des expressions travaillées et traduites qui seront au fil du
temps intériorisées par l’utilisateur et intégrées dans son savoir. L’analyse contrastive des
expressions équivalentes permet le choix le plus approprié selon la fonction communi-
cative du texte original. De sorte que l’acte interprétatif de la traduction met en rapport
deux visions partageant un même contenu appartenant à deux langues, à deux cultures
différentes. Puisque que la correspondance exacte entre deux expressions est rarement
donnée seule l’équivalence pourra rendre l’âme du message, c’est-à-dire sa fonction
référentielle17. Nous avons donc choisi parmi l’éventail d’expressions équivalentes celles
qui s’adaptaient le mieux au texte de Zazie. Notre objectif final est de répondre à des
utilisateurs potentiels, curieux de découvrir l’histoire de ces expressions apparemment
fossilisées.
Références bibliographiques
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16) T
rumpešová Zuzana, « Quelques observations sur l’interdiction linguistique », pp 105-111 www.phil.muni.
cz/rom/erb/trumpesova-75.rtf [Les travaux de M. Ducháček ont contribué au progrès des études sémanti-
ques : […] dans le cas de la dysphémie, le référé indique une dénomination qui ne subit aucune interdiction,
mais qu’on remplace, pour différentes raisons, par des mots vulgaires, grossiers, outrageants qu’on appelle
des dysphémismes. Donc le processus de la dysphémie est l’inverse de celui de l’euphémie.]
17) JAKOBSON, Roman, Essais de linguistique générale, [Théorie de la communication : la fonction référen-
tielle est la focalisation sur l’information transmise (le « contenu »)], 1963.
102
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Presses de l’Université Laval, Du Septentrion, Coll. Psychom du Lang, 2002.
Abstract
103
Le point de départ de ce travail relève des méthodologies d’enquête que j’ai utilisées
pendant mes recherches sur l’argot français et bosnien pour ma thèse de doctorat qui
était essentiellement une analyse contrastive linguistique et sociolinguistique de ces deux
argots.
Mon objectif est de revoir les techniques de création des corpus lors des recherches
sociolinguistiques en analysant les qualités et les défauts des enquêtes écrites, des
interviews et de l’observation participante.
Étant donné la nature de l’argot, expression du substandard, et sa fonction cryptique qui
veut qu’on souhaite cacher le message d’une partie du public, le sociolinguiste a besoin,
lors de la création de son corpus, de méthodologies d’enquêtes plus différenciées que
dans d’autres recherches linguistiques. L’ordre d’application de ces méthodologies est
également un facteur important pour la réussite de la recherche. C’est surtout le cas lors
du travail sur l’argot des jeunes des banlieues ou l’argot des voyous. Dans ces cas-là, il
faut acquérir la confiance de l’argotier pour qu’il vous délivre son code qui est aussi le
moyen de travail de l’argotier. Ainsi, l’approche du public s’avère plus difficile et exige
plus de temps de la part du chercheur puisque l’argotier ne veut souvent pas démasquer
son code qui fait partie intégrante de son identité, de son milieu et de son outil de
travail.
Observation participante
Dans ce type de recherches, une approche qualitative est plus appropriée et elle peut
être réalisée par l’application de l’observation participante. L’essence de cette approche
méthodologique qu’utilisaient les sociologues de l’école de Chicago, selon les approches
des anthropologues et des journalistes de terrain, réside dans le fait qu’on se place
à l’intérieur d’un groupe donné, en s’immergeant dans un milieu et en participant à la
vie de ses membres.
Je me suis inspirée essentiellement des travaux de William Labov (1978) sur le
vernaculaire noir américain et les travaux d’Erving Goffman qui étudiait ainsi les Îles
104
Interviews
L’application des interviews présuppose certaines difficultés. Les interviewés ne sont
pas toujours à l’aise en sachant qu’ils vont être interviewés puisque leurs productions,
quoique anonymes, vont être analysées et étudiées. Il faut donc savoir les mettre à l’aise,
leur garantir l’anonymat, les détendre et les faire bavarder au maximum, ce qui n’est pas
toujours facile. Cela dépend du tact de l’interviewé ainsi que de sa personnalité, notam-
ment s’il est inhibé ou pas.
Les interviews doivent être structurées, préparées et guidées. Il est souhaitable de
décliner le profil de la personne : son âge, son sexe, sa profession, son habitat. Pour
mettre l’interviewé à l’aise on peut parler de ses projets, ses intérêts, ses amis, du milieu
où il gravite. Puisque l’argot fonctionne autour de grands ensembles thématiques, il est
105
106
Enquêtes
Les enquêtes écrites ont l’avantage de permettre de recueillir en peu de temps beaucoup
de données qui peuvent être quantifiées. Leur défaut est que les enquêtes seules ne
permettent pas de connaître les enquêtés, leurs motivations ainsi que la nature de leurs
argots. L’enquêté se fatigue assez vite et, par conséquent, répond mal ou alors ne répond
pas du tout à un certain nombre de questions. Les questions doivent être de type fermé
pour qu’on puisse les exploiter, donc, elles sont d’une certaine façon déjà suggérées.
Une enquête devrait durer 15 à 20 minutes au maximum. Au-delà, elle devient fatigante
et ennuyeuse pour l’enquêté. Si certaines cases ne sont pas remplies, cela peut être parce
que l’enquêté ne connaît pas la réponse, qu’il est fatigué ou qu’il est gêné.
On propose souvent aux enquêtés un certain nombre de termes argotiques et on leur
demande de :
a) dire s’ils les connaissent
b) de donner leur sens par synonymes ou traduction en langue standard
c) de dire s’ils les utilisent (et dans quel mesure, éventuellement)
d) de dire s’ils les jugent vulgaires ou non
Les mots devraient être contextualisés dans des phrases, ce qui prolonge les enquêtes.
Autrement, certains mots ne sont pas nécessairement compris en tant qu’argotismes,
notamment les métaphores (une bombe, une tige, la citrouille etc.) Par exemple, demander
à l’interviewé de donner le sens du mot con dans l’exemple : T’es con ! peut porter
à confusion parce que le mot peut dire et « bête » et « méchant ». D’autre part, dans
l’exemple : C’est sa meuf à lui, l’interviewé va facilement déduire qu’il s’agit de la
« copine ».
Les enquêtés peuvent difficilement juger dans quelle proportion ils utilisent un
mot parce qu’ils n’en sont pas souvent conscients. C’est pourquoi les qualificatifs
[« j’utilise : »] « souvent », « rarement », « jamais » sont difficilement quantifiables.
D’autre part, ils vont surveiller leurs déclarations même dans les enquêtes anonymes,
surtout s’il s’agit des mots vulgaires ou qu’ils jugent vulgaires et ce d’autant plus si les
enquêtées sont des filles.
Le terme vulgaire est souvent confondu avec argotique. Donc, on risque d’obtenir
la case vulgaire dans les enquêtes cochée pour tous ou la majorité des termes.
C’est probablement parce que le lexique argotique contient un certain nombre de
mots vulgaires, ayant un rapport avec la scatologie et/ou la sexualité. Ces sujets,
normalement tabous, ne sont pas bannis en argot qui se sert souvent de la fonction
expressive en dévoilant ces tabous. Certains enquêtés considèrent que tout ce qui
est argotique est nécessairement vulgaire et cochent automatiquement toutes les
cases. Il s’agit là des attitudes vis-à-vis de leur propre discours qui divergent de leurs
vrais comportements, ce qui est difficile de constater sauf par les interviews en
cachette. Donc, on ne peut pas avoir une bonne image sur ce qui est ressenti comme
vraiment vulgaire mais plutôt une image sur les attitudes des enquêtés par rapport
à leur langage et par rapport à l’argot en général. Ainsi, par exemple, les enquêtés
peuvent qualifier les mots bouffe ou meuf comme vulgaires seulement parce qu’ils
appartiennent à l’argot.
Un des bons côtés des enquêtes est qu’elles offrent la possibilité de quantifier les
données. D’abord, cela nous permet de constater qu’un terme est connu et employé
et dans quelle classe des enquêtés. Pour ceci, il faut que le profil de l’enquêté soit bien
107
Conclusion
À la lumière de mes expériences et recherches sur l’argot, je peux dire que je préconise
un croisement des approches qualitatives et quantitatives. Il serait recommandable, si
l’on étudie un argot en profondeur, d’utiliser les trois méthodes par ordre suivant :
108
d’abord l’observation participante, puis les interviews et à la fin les enquêtes écrites pour
quantifier et comparer les résultats. Comme j’ai pu le constater, cela permet d’étudier
d’abord un terrain en profondeur, de gagner la confiance de l’argotier pour pouvoir
l’interviewer par la suite et à la fin d’obtenir grâce aux enquêtes écrites des données
qu’on peut quantifier.
J’ai pu appliquer ces méthodes parce que je me suis servie, par ailleurs, de la littérature
du domaine de la sociologie, ce qui m’a permis de développer la trame théorique du
travail, ainsi qu’utiliser ses méthodes.
Références bibliographiques
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SZABÓ Dávid, L’argot commun des jeunes Parisiens, Mémoire de D.E.A. sous la direction de Denise
François-Geiger, Paris V, 1991.
Abstract
109
Introduction
Tradition, résurgence et renouvellement sont des phénomènes indissociables de la no-
tion même d’argot, et la lexicographie argotique contemporaine, en perpétuel rema-
niement, offre bien des exemples des changements opérés au fil des trente dernières
années.
Il ne s’agit pas ici de dresser le panorama de la lexicographie argotique contemporaine1,
ni d’aborder l’étude du vocabulaire argotique en général, mais de s’interroger sur
l’évolution de ce lexique, et de ce genre dictionnairique depuis 1980 en particulier,
à partir d’un échantillon qui nous a semblé intéressant : les mots commençant par les
lettres K, W, Y, Z, lesquelles sont généralement peu fournies dans les dictionnaires
généraux et spécialisés et renferment bien souvent des termes d’origine étrangère2. Par
ailleurs, la coupe synchronique que nous avons établie s’explique doublement du fait que
la date choisie, 1980, correspond non seulement à l’année de publication du Dictionnaire
du français non conventionnel de J. Cellard & A. Rey, mais aussi à la période d’éclosion
d’une nouvelle pratique linguistique, le verlan, ce dont témoigne l’article intitulé « Le
verlan, langue d’école ou langue de keums ? » de C. Bachmann & L. Basier publié en
1984 et que nous citons pour mémoire. C’est ainsi que de kaï-kaï « nourriture », kébour
« képi » ou encore kilo « litre de vin », kisdé « policier en civil » et k-way « préservatif »
à Zantille « Antillais », zef « vent », zessgon « gonzesse » et zyva « vas-y », en passant par
ww « neuf », wawas « toilettes », ya « couteau », Yougo « Yougoslave », etc., c’est tout
un univers composite et mouvant qui s’étale sous nos yeux et sur lequel il y a lieu de
s’interroger.
1) Voir, entre autres, Colin & Carnel (1991), Colin (2003) et Pozas (2004b).
2) Que l’on songe à kabbale, kabuki, kacha, wading, wagon, wahhabisme, yacht, yakuza, yang, zain, zakouski, zaouïa,
etc.
113
Le corpus lexicographique
La première difficulté rencontrée est l’objet même dictionnaire d’argot. Le nombre et la
diversité des répertoires lexicographiques posent des problèmes liés, comme on sait,
non seulement à la délimitation de la nomenclature, mais aussi au traitement des unités
abordées. En effet, il ne faut pas oublier, comme l’écrivent J.-P. Colin et A. Carnel (1991),
que les auteurs des dictionnaires d’argot
sont confrontés […] à un vocabulaire au renouvellement rapide, aux formes multiples, aux ori-
gines sociologiques diverses, à la diffusion médiatique accélérée, et font cohabiter dans leur
macrostructure plus ou moins dense archaïsmes, néologismes, jargons de spécialité, argot com-
mun, argot de micro-sociétés, langage familier, sans toujours faire la part exacte des uns et des
autres (Colin et Carnel 1991 : 32).
Par une nécessité pratique bien compréhensible, nous avons effectué un tri sur la liste
des productions dictionnairiques qu’il serait possible de considérer. Notre choix portera
donc sur des critères tels que le caractère général ou spécifique de l’ouvrage et l’étendue
de la nomenclature. C’est pourquoi, dans un premier temps, nous avons comparé entre
elles les différentes éditions d’un même dictionnaire, à commencer par le Dictionnaire
du français non conventionnel de J. Cellard et A. Rey publié pour la première fois en
1980 et qui connut une deuxième édition « notablement revue et augmentée », aux dires
des auteurs, en 1991. Un autre exemple est fourni le Dictionnaire de l’argot français
de J.-P. Colin et J.-P. Mével, publié en 1990, avec ses différentes éditions enrichies et
mises à jour, la dernière en 2010. Ces ouvrages offrent des renseignements précieux
concernant l’histoire des mots et des locutions enregistrés, avec l’étymologie, la datation,
les synonymes, etc., accompagnés d’exemples littéraires de plus en plus variés.
Dans un second temps, nous avons confronté les deux éditions du Dictionnaire du
français non conventionnel de Cellard et Rey (1980 ; 1991) avec la première édition du
Dictionnaire de l’argot de Colin et Mével (1990), alors que pour ce qui est du « français
des cités » et du « français jeune » en général, nous avons rapproché une série de
dictionnaires publiés à partir de 1995 et dont les titres montrent bien le problème
de la dénomination de ces pratiques langagières qu’on essaie de cibler à travers des
approches diverses. Tels sont : Tchatche de banlieue de P. Pierre-Adolphe, M. Mamoud
et G.-O Tzanos (1995 ; 1998), Le Langage jeune expliqué aux parents d’E. Girard et B.
Kernel (1996), Les Céfrans parlent aux Français (1996) de B. Séguin et F. Teillard, le
Dictionnaire du français contemporain des cités de J.-P. Goudaillier (1997 ; 1998 ; 2001),
ainsi que l’ouvrage intitulé Lexik des cités (2007), du collectif « Permis de vivre la ville »,
et le Dictionnaire de la Zone de Cobra le Cynique, ce dernier en ligne depuis 2000 et
donc en perpétuel remaniement.
Une troisième catégorie de répertoires lexicographiques est représentée par trois édi-
tions du Dictionnaire du français argotique et populaire de F. Caradec publiées entre 1989 et
20063, auxquelles nous avons ajouté la nouvelle édition de 2009 signée F. Caradec et J.-B.
Pouy. Ont été dépouillés également le Dictionnaire du français branché (1986 ; 1989), le
Dictionnaire de l’argot fin-de-siècle (1996) et le Nouveau dictionnaire de la langue verte (2007)
114
dictionnaires k w y z tot
115
dictionnaires k w y z tot
Merle
Dictionnaire du français branché (1986) 2 2 1 4 9
Dictionnaire du français branché suivi du Guide du français tic et toc (1989) 3/3 4
2/2 1/3 4/1 10/9
Le Dico du français branché suivi du Guide du français tic et toc (1999) 10/3 7/2 9/1 20/1 46/7
Le Dico de l’argot fin de siècle (1996) 37 7 18 44 69
Nouveau dictionnaire de la langue verte (2007) 27 4 21 42 94
Dontchev
Dictionnaire du français argotique, populaire et familier (2000) 40 7 12 65 124
Dictionnaire du français en liberté (français argotique, populaire et familier) 76 21 22 113 232
(2007)
4
Or si l’on compare les différentes éditions d’un même dictionnaire, on peut constater
soit l’ajout de lexies nouvelles5, soit la suppression de certaines lexies ou de certaines
acceptions6. D’autres changements concernent la datation ou l’étymologie d’un terme
donné7, ou encore l’attribution d’une marque d’usage8, sans oublier la substitution et
l’adjonction d’exemples9.
Sélection du vocabulaire
Devant la magnitude du corpus constitué, une série de filtres s’avéraient nécessaires
pour la sélection du vocabulaire objet d’étude. Ainsi n’ont été retenus que les mots et les
acceptions figurant dans deux dictionnaires de notre documentation10. Cependant, pour
illustrer la variété des procédés mis en œuvre dans cette partie du lexique dit argotique,
populaire ou familier, ainsi que sa nature fluctuante liée à son caractère essentiellement
oral, il nous a paru pertinent de retenir quelques variantes graphiques et certaines for-
mes dérivées mentionnées ailleurs, comme kainf, kinf(e), variantes de cainf, verlan apo-
copé de africain, et zomblar, resuffixation de zomblou, lui-même verlan de blouson, etc. En
effet, nombreux sont les termes de notre corpus présentant des formes distinctes. C’est
le cas notamment des mots commençant par c, que certains préfèrent écrire avec k. Si
cela arrive souvent avec les emprunts à l’arabe, et cela pour des raisons étymologiques,
tels caoua ou kaoua « café » et casbah ou kasba(h) « maison », le phénomène s’étend
à d’autres types de création, comme dans camtar ou kamtar, resuffixation de camion,
4) La barre oblique indique le nombre d’entrées consignées dans chacune des parties de l’œuvre.
5) Cf. faire le zouave « fanfaronner » chez Cellard et Rey (1991), *kéké « individu se donnant de grands airs »
et *zyva « gars de cité » chez Goudaillier (1998), l’astérisque placé à gauche du mot signalant une forme
nouvelle de la nomenclature, karba « prostituée » chez Caradec et Pouy (2009), etc.
6) C’est le cas, par exemple, de khâgne « classe de préparation à l’École normale supérieure, section lettres,
ou cagne », supprimé dès 1998 chez Caradec.
7) Cf. entre autres, kilbus « litre de vin » et yougo « yougoslave » chez Colin et Mével (1990-2010).
8) Cf. kébour « képi » chez Cellard et Rey (1991).
9) Cf. kahlouche, karlouche « personne noire » et ket « ticket » chez Goudaillier (1997-2001), zarbi « bizarre »
chez Colin et Mével (1990-2010), entre autres.
10) C’est pourquoi ont été écartés des termes comme kart « fauteuil de handicapé » (Merle 1996 ; 2007), king
« parking » (Caradec-Pouy 2009), kiwi « Néo-zélandais » (Colin-Mével 1990-2010), etc.
116
etc.11, où l’on peut constater le recours à une graphie phonétisante. L’alternance k/q est
fréquente également dans les mots forgés au moyen du verlan, comme dans kèn(e) ou
quène (niquer), avec des variantes nombreuses dont ken, kéner, quéner, queune, etc., et dans
keutru ou quetru (truc), etc. Les semi-voyelles offrent également des exemples de varia-
tion graphique, notamment dans les formations de type verlanesque : iassca ou yas(se)
ca (caillasse « argent »), iech ou yèche (chier), ouak ou wack (quoi), etc., ces derniers faisant
appel à cette orthographe phonétisante assez habituelle aujourd’hui, ce dont témoigne
le titre même du dictionnaire Lexik des cités (2007).
En ce qui concerne les critères pour dégager le vocabulaire argotique que l’on pourrait
qualifier de traditionnel ou classique, face à ce qu’il est convenu d’appeler argot commun,
nous en avons retenu deux. Le premier est l’inclusion d’un terme ou d’une expression
dans le Dictionnaire historique des argots français de G. Esnault (1965)12, le deuxième étant
l’inclusion du terme ou de l’expression dans deux dictionnaires de langue : le Trésor de
la langue française informatisé (TLFi) et le Nouveau Petit Robert (NPR) de 2008, quelle que
soit la marque d’usage accordée au terme en question (argotique, populaire, familier, très
familier, etc.). En effet, l’histoire de l’argot nous rappelle combien de mots ont gravi
l’échelle de l’adaptation sociale et font partie aujourd’hui de la langue commune ou de
la langue familière. Que l’on songe à amadouer, cambrioler, dupe, etc., qui ont perdu leur
marque d’origine, alors que plus près de nous, le mot beur, noté dans le Petit Robert de
1990 comme arg., devient fam. à partir de l’édition du Nouveau Petit Robert de 1993.
Une fois tous les filtres et critères appliqués nous avons obtenu un corpus de 239
entrées décomposées comme suit : 90 sous la lettre K, 21 sous W, 28 sous Y, enfin, 100
sous Z. Ces entrées masquent évidemment le nombre d’unités et d’acceptions relevées
car la plupart des mots-vedettes comprennent variantes et dérivés et sont polysémiques.
Or, parmi ces entrées, une cinquantaine seulement est enregistrée dans les dictionnaires
de langue consultés, avec des différences importantes pour ce qui est de l’attribution des
marques d’usage. Si l’accord pour l’étiquette pop. ne concerne qu’un seul cas (kil « litre
de vin »), pour la marque fam. l’accord se fait sur quelques mots et acceptions13, alors
qu’il y a de très rares coïncidences sur la mention arg., qui ne figure presque plus dans
le NPR, ainsi zinzin au sens de « engin bruyant (obus, canon, etc.) » porte les mentions
arg. milit., vieilli. On peut mentionner également quelques exemples concordants relatifs
à la marque fig., comme dans zapper « abandonner, quitter », et à l’absence d’étiquetage,
comme c’est le cas de kif « état de bonheur parfait », « mélange de tabac et de chanvre
indien », kir « blanc cassis » et zazou « jeune excentrique ».
Du point de vue chronologique, il est à remarquer l’abondance de termes et de sens
apparus au cours du XXe siècle, notamment à partir des années 1980. En effet, si l’on
reprend les exemples cités dans notre introduction, on peut voir que les attestations
11) Le choix des exemples est arbitraire, comme leur nombre. Chacun d’entre eux, par ailleurs, appellerait
ça et là des remarques quant à leur traitement lexicographique par l’un ou l’autre des dictionnaires de
notre documentation.
12) Ce dictionnaire inventorie 16 entrées sous la lettre K, 3 sous W, 5 sous Y et 35 sous Z, soit un total de
59 entrées.
13) Cf. kiki, dans la loc. C’est parti, mon kiki ! « ça marche » ; kopeck, dans la locution Ne pas avoir un kopeck « ne
pas avoir d’argent », signalée comme vieillie par le TLFi ; walk-over, qui présente aussi la mention sport dans
l’une de ses acceptions ; zèbre « individu quelconque plus ou moins original » ; la loc. Faire le zouave « faire
le malin » signalée comme vieillie par le TLFi et zozo « niais, naïf », l’acception « individu quelconque »
portant, en plus, l’étiquette péj. dans le TLFi.
117
14) La plupart des datations étant sujettes à discussion, celles que nous proposons ici correspondent généra-
lement à celles données par Esnault (1965), Cellard et Rey (1991), Colin et Mével (2010), ou par le TLFi.
15) Utilisé comme exclamation, il désigne, par métonymie, ceux qui s’en servent, d’où le sens de « gars de
cité ». De même wesh-wesh, par réduplication d’un mot arabe très employé, désigne le jeune des cités.
16) « Autour de la grande table ovale, nous pourrions poser pour une affiche de l’United Colors : des Beurs,
djez et rocains, des Blacks, cainf et zantilles, un Feuj… Et même un Français de souche, un, aux yeux
bleus » (P. Smaïl, Vivre me tue, 1997, p. 39).
17) Rien que pour la période 1980-2010 on dénombre environ 155 entrées réparties comme suit : 60 sous la
lettre K, 18 sous Y, 18 sous W et 59 sous Z.
18) C’est d’ailleurs l’une des rares entrées communes à ces deux ouvrages, avec kilbus « litre de vin », wagon
« prostituée » vx, zéphir « homme des Bataillons d’Afrique », zigue ou zig « individu quelconque », zyeuter
ou zieuter « regarder ; surveiller », entre autres, qui remontent au XIXe siècle.
118
(Re)suffixation
Les quelques formes suffixales rencontrées sont assez variées, les unes pouvant appar-
tenir au français familier, argotique ou populaire (-ar, -ard, -bac, -bus, -man, -mar, -oc, -os,
-ouche, -teau, – to, etc.), les autres au français standard (-er, -erie, -ette, -eur, etc.), ce qui fait
une trentaine de vocables environ. Notre corpus ne fournit que quelques rares cas de
resuffixation, les finales les plus productives étant -ar (cf. camtar ou kamtar et zomblard
déjà mentionnés) et -os (wakos « très répandu chez les jeunes dès 1994-1995 » (Merle
1996) ou wacos (Dontchev 2007), issu de walkman. Dans le cas de kemos (1981), le suffixe
s’ajoute directement à la base kem (cf. keum), verlan de mec.
Le suffixe -ard, à valeur péjorative, se retrouve surtout dans des vocables plus anciens :
clébard (1934) ou klébard « chien », de clébs, kleb(s), empruntés à l’arabe et képlard (1915),
de képi. Il en est de même de -mar : zigomar « homme extravagant ; type » (1918), d’après
le héros d’un roman de L. Sazie, paru en 1910, de zig.
19) « Ça a l’air de l’amuser, au contraire, Mme Rénal. Ah ouais. Ah bon. Alors dans ce cas-là, on sort la ka-
lach ! […] » (P. Smaïl, Ali le Magnifique, 2001, p. 310).
20) « Il était livide, les yeux révulsés, agité d’un violent tic nerveux, il ne pouvait plus parler : le chichon, un
pack de kros… » (P. Smaïl, Ali le Magnifique 2001, p. 52).
21) Certains termes admettent une double interprétation : zesse (1981), apocope de zessegon ou aphérèse de
gonzesse ; zic, zik ou zique (vers 1990), aphérèse de musique ou apocope de zicmu « musique » ; zon « prison »
(1996, Girard & Kernel), aphérèse de prison ou apocope de son verlan zonpri, attesté aussi au sens de
« maison » chez le même auteur.
22) Cf. zonzon « herbe » (vers 1985-86, suivant Merle 1996), de gazon, et zonzons « écoutes téléphoniques »
(1993), de liaison.
119
23) Iech, iemb, iench, ienv, kébra, kékos « forme péjorative désignant une personne » (semble douteux, à notre
avis), keuf, keus1, keus 2, keum 1, keum 2, kèn, oim, zarbi, zarma, zikmu, zyva.
24) S’agissant d’un dissyllabe à initiale vocalique, « la présence de la semi-voyelle autorise ce traitement tout
à fait exceptionnel » (Antoine 1998 : 62).
25) On dénombre aussi une douzaine de formes apocopées : kèn (1894), keps (Merle 1996), youve (1982),
zarb(e) (1996), enregistré dans le PNR (2008) avec la mention fam. ; sinc ou zinc (1996, Hernandez ; de
cousin), ziv (vas-y), zomb (1996, Girard & Kernel), etc.
26) Ainsi cinq keusses, dix keusses, vingt keusses, cinquante keusses sont respectivement des billets de 50 francs, 100
francs, 200 francs et 500 francs, ce dont témoigne l’exemple suivant : « On échangeait, furtifs, les cubes
de shit enrobés de papier argent contre un vingt keuss – zoom sur le billet de 200 francs plié en quatre »
(P. Smaïl, Ali le Magnifique, 2001, p. 23). Cf. Pozas (2008).
27) Surtout dans la loc. portenawaque « n’importe quoi ».
120
Emprunts
Les plus nombreux de loin sont des emprunts à l’arabe. En effet, cette langue « représente
6% des unités du dictionnaire de J.-P. Goudaillier, alors que les mots d’origine arabe,
toutes époques confondues, ne sont environ que 400 sur les 60 000 (0,6 %) du Petit
Robert » (Sourdot 2007 : 25). Notre corpus offre une trentaine d’exemples dont les
suivants attestés dans le français des cités : kahlouche, avec les variantes karlouche ou
carlouche, terme utilisé par les beurs essentiellement dans la désignation de la personne
de race noire, s’explique à partir de l’arabe khael « noir », avec suffixation en -ouche
(Sourdot 2007 : 24)29, alors que kaahba (1986), karba ou kehba « prostituée », vient de
l’arabe maghrébin qæħbæ, de même sens. Le cas de karbichounette ou carbichounette
« prostituée ; petite amie » est intéressant car il s’agit d’un mot valise formé à partir de
l’arabe karba et de choune « sexe féminin », déformation phonétique du mot berbère
hætςun/hætun, de même sens, et suffixe diminutif -ette (Goudaillier 1998-2001, v.s.
carbichounette ; Sourdot 2007)30. D’autres seraient d’origine pataouète, comme les formes
woualou, wal(l)ou, oual(l)ou, etc., interj. « rien à faire, pas question ! » (1905), de l’arabe
algérien walo « zéro, rien ».
L’anglo-américain et le slang notamment ont fourni une quinzaine de termes dont weed
« marijuana », wrap « bout de crack », par métonymie de l’anglais to wrap « envelopper ».
Si les emprunts à l’allemand sont en très petit nombre (3), le plus moderne, kino
« cinéma », remontant à 1970, le manouche a laissé kérave « faire l’amour ; dérober »,
terme en usage à Montreuil (Bachmann et Basier 1984).
28) Cf. youpin (1878), youtre (1828), youvance (1955), etc., désignations racistes et injurieuses du Juif, à côté de
Yougo, Youyou, Zantille, Zien, Ziente déjà analysés.
29) « […] Une Kachlouche en panthère ! […] » (P. Smaïl, Vivre me tue, 1997, p. 111). Cf. Hernandez (1996) qui
donne kahl et kahlouch.
30) Alors que les suivants sont plus anciens : caoua ou kawa « café » (1863), emprunté à l’arabe maghrébin
quahwa, de même sens ; casbah ou kasbah « maison » (1890), de l’arabe quasaba « forteresse » ; kif « plaisir ;
mélange de tabac et de chanvre indien » (1885), de l’arabe kayf (arabe maghrébin kif, plaisir, euphorie) ;
clebs ou klebs (1901) « chien », de l’arabe kelb, pluriel kleb, même sens ; nombreuses variantes, celles en
k- étant désuètes aux dires de Colin & Mével. Citons enfin les nombreuses désignations du pénis emprun-
tées à l’arabe classique zubb depuis le XIXe siècle (zeb, zébi, zob, zobi, etc.), utilisées aussi comme formes de
refus : mon zob, zobi ! etc.
121
Conclusion
Cet examen, un peu trop rapide et certes incomplet, permet de constater non seulement
la variété des procédés mis en ouvre dans le français non conventionnel, mais aussi de
suivre l’évolution d’une partie des unités qui le composent. Ainsi, certaines créations
contemporaines s’intègrent dans la langue familière, comme kif(f)er, admis dans le NPR
avec la marque fam., et se prêtent à d’autres formations, la dérivation par exemple,
comme dans kiffant, kiffeur31, ce dernier attesté dans le sens de « trafiquant de kif » (1955),
de « consommateur de crack » (Merle 1999), et de « personne qui aime passionnément »
(Goudaillier 1997), avec le féminin kiffeuse.
Les quelques exemples donnés montrent aussi une certaine continuité thématique32,
qu’il y a coexistence du récent et de l’ancien, et même du « recyclage » (George 1996 :
139), puisqu’il y a réutilisation et éventuellement modification de matériaux déjà existants
(cf. ke(u)bla), zèp, etc.).
Références bibliographiques
31) Cf. l’adjectif keufé « surveillé par la police » (Colin & Mével).
32) L’argent, le boire et le manger, le corps, la drogue, la désignation de l’autre (en fonction du sexe, ethnie,
religion, etc.), la prostitution, la délinquance et la tromperie, les rapports avec la loi, pour ne citer que ces
thématiques. Cf. les glossaires français-argot réunis dans les principaux dictionnaires d’argot (cf. Cellard
& Rey 1980-1991 ; Colin & Mével 1990 et 2010 ; Goudaillier 1997-2001).
122
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123
Abstract
From the traditional slang to the new language practices in the contemporary slang
lexicography
The aim of this work is to deal with some aspects which characterize contemporary argot in
French. To do so we will analyze the entries beginning with letters K, Y, W and Z in the main argot
dictionaries published between 1980 and 2010. We will show how certain old words are still kept
in present-day French, their inclusion in the language dictionaries and also the evolution of some
formal and semantic mechanisms of lexical creation used in this particular field of the French
vocabulary.
124
Kétévan DJACHY
< Université Ilia de Tbilissi / kdjachy@yahoo.com >
Introduction
« L’argot est un événement du langage. Il est le moyen d’expression d’une idée. L’argot
est un idiome artificiel dont les mots sont faits pour ne pas être compris par les non-
initiés » (François Caradec 1977 : 10). L’argot est l’objet d’étude de l’argotologie. Tout
d’abord il exige du chercheur des qualités particulières de description. Denise François
définit l’argot comme langage des groupes isolés utilisé à des fins cryptique (François
1989 :16).
Pourquoi aborder l’argot ? Pourquoi ne pas l’aborder ? Certains vous répondront :
« Je n’aime pas ça. C’est vulgaire, choquant ». On pourrait discuter longtemps afin de
dire ce qui est bon ou mauvais dans la langue française, mais le linguiste descripteur
n’a pas à prendre parti. Le fait est que ces mots existent, qu’ils sont courants dans la
rue, au travail, à la radio ou à la télévision. On peut les lire dans certains journaux ou
romans. On les utilise en publicité. Ils font partie de la vie quotidienne des Français
y compris des jeunes.
L’argot est le langage d’un groupe social qui se distingue du langage parlé le plus
courant par ses caractéristiques lexicales, dont l’objectif est d’isoler ce groupe du reste
de la société.
L’argot, langage cryptique, ludique, affectif lié aux tabous, est souvent mal reçu.
L’argot est un produit sauvage qui est toujours en mouvement. Denise François (1974 :
2) distingue 4 types d’argot :
1) D
es vestiges de l’argot traditionnel. L’argot traditionnel, langage pratiqué par les
truands et les couches populaires qui vivaient en marge de la société et possédaient
un langage à leur seul usage.
2) Des jargons qui seraient des argots liés à tel métier ou telle activité. C’est l’argot
professionnel ou autrement dit langage spécial. Pierre Guiraud (1973 :6) écrit : « on
appelle langage spécial toute façon de parler propre à un groupe qui partage par
ailleurs la langue de la communauté au sein de laquelle il vit. » C’est l’ensemble des
mots propres aux mineurs, journalistes, acteurs, marins, militaires, écoliers et etc.
125
L’argot est essentiellement un lexique parasite, car il ne peut exister qu’en s’appuyant
sur la syntaxe de la langue commune. Il est le moyen de communication d’un groupe
social déterminé et reflète l’attitude personnelle du sujet à l’égard du destinataire et de
l’objet du langage.
126
Pourtant pour les mêmes mots il existe de nouvelles créations : école ferme, planque,
cage, prison, bazar, boîte, school ; parents renps (apocope du verlan) ; travailler trimer ;
journal torchon, papelard, news, zinc, feuille de chou ; enfant môme, niard, morveux, moutard,
mioche. Certains mots des enquêtes sont de nouvelles créations : exercices exo ; réfectoire
cantoche, coflète, ref, réfec, cafèt, resto ; dortoir piaule, pieu ; magnétophone magnéto ;
photocopie photocop ; correcteur blanc tipex, blanc.
L’argot des étudiants fait subir au langage usuel diverses sortes de transformation.
L’argot exige un renouvellement rapide d’une partie de son fonds lexical. Pour
renouveler le vocabulaire de l’argot scolaire, nos informateurs utilisent certains procédés
de création de l’argot y compris le verlan : la troncation (soit l’apocope, soit l’aphérèse)
exam examen ; phone téléphone ; l’emprunt school école ; l’affixation et l’apocope pour le
mot dirlo directeur ; le changement de sens barre règle ; blé argent ; la verlanisation vreli
livre ; teplan plante. Pourtant il n’y a pas d’ellipse ou mots argotiques formés à partir des
noms propres. L’argot scolaire appartient au style parlé et son lexique coule de diverses
sources. La valeur affective et expressive d’un mot dépend des nuances sémantiques
supplémentaires, exprimant l’émotion que fait naître tel objet ou tel fait, l’appréciation
de cet objet ou de ce fait par le sujet parlant. Cette propriété pragmatique est liée à la
structure morphologique du mot. Dans ce genre de lexique il existe des mots dérivés
à l’aide des suffixes diminutifs, péjoratifs ou affectifs. Ce sont : -iste, -eux, -ard, -ot (otte),
-aille, -ingue, -ier, -on, -et Ex. : Chimicaille chimie ; barbiste élève du
collège Saint-Barbe. Les formations préfixales propres à l’argot sont bien rares. Ex. :
rocolat chocolat ; riné ciné, cinéma. Une métaphore peut faire voir la chose signalée. Sous
un angle favorable ou défavorable, exprimer l’approbation ou le blâme, l’admiration ou
le dégoût. Ancien en français veut dire vieux, en argot étudiant de IIIe année à l’école
des Arts (Aix, Châlons, Cluny), le même mot veut dire élève de IIe année à l’École
Polytechnique, à Saint-Cyr ; baderne personne, chose vieillie, en argot du lycée de Lyon-
président de la classe préparatoire.
L’expressivité caractérise non seulement chaque mot, mais aussi les unités
phraséologiques argotiques. On en distingue 3 types : a) les unités phraséologiques
professionnelles ; b) les unités phraséologiques sociales ; c) les unités phraséologiques
argotiques dont se sert la pègre. Ex. : piquer un bran, en argot veut dire avoir une
mauvaise note à l’examen. Les unités phraséologiques sont employées dans un groupe
restreint où les gens ont la même profession. Parmi les unités phraséologiques il existe
des groupes synonymiques. Ex. : Être fauché, être comme les blés-être sans un sou.
À l’heure actuelle plus que l’argot commun, c’est la langue des cités qui domine.
Elle est riche, expressive, en perpétuelle évolution. Elle est cryptique, ludique et
identitaire1. C’est elle, aujourd’hui, qui enrichit l’argot scolaire. Jean-Pierre Goudaillier
(1997: 6) écrit : « dans de nombreuses cités de France cohabitent les communautés
de différentes nationalités et cultures qui créent la mosaïque linguistique des cités
qui contient les éléments de diverses langues africaines. Cette interlangue devient le
moyen de communication de la population qui considère être en marge de la société.
La grande migration suscite la création de l’interlangue qui se fonde sur le français,
où elle introduit les mots d’origine étrangère, avec les formes de la culture étrangère.
La crise économique est étroitement liée à la crise sociale. Cette dernière suscite la
rupture sociale. Par ailleurs la rupture sociale engendre la rupture linguistique. »
127
2) Idem.
128
Exemple : Doucement, mon pote, doucement. Décompresse. D’abord, cette nana pourrait être
ta fille. Pas un argument ça. C’est vrai. Seulement, elle est complètement siphonnée. Ah, oui ?
J’en connais d’autres. Et pas loin d’ici. Tu veux jouer au plus fin ? Okay ? Je vais te rafraîchir
la mémoire, mec. Est-ce que tu aurais oublié que tu es mort, mort depuis des mois et des mois ?
Souviens-toi. T’as tout largué un beau jour, tout viré au fil de la route, tout abandonné au
long de la nuit. Et alors ? Pauvre con. Qu’est-ce que tu veux faire ? Ramasser les débris que
tu parviendras à retrouver et tenter de les rassembler ? Tu crois que cela suffira pour refaire de
toi un homme ? Tu m’emmerdes. T’es qu’une pauvre crevasse de rien, chiante et tout (Page,
1982 :176).
Cet exercice se fait collectivement, ce qui est beaucoup plus amusant.
3. Une liste des mots argotiques qu’ils connaissent pour trouver leurs équivalents en
langue maternelle, en l’occurrence en géorgien.
4. Un exercice, à partir des bandes dessinées. C’est un bon outil de travail.
5. Des chansons de rap.
6. Un film. Donner avant le film, la liste des mots argotiques les plus importants qu’on
y entend. Il faut leur montrer plusieurs fois la même scène jusqu’à ce que les étudiants
distinguent bien les mots, et leur faire remarquer toutes les élisions et les autres chan-
gements phonétiques. (Ex : c’te feumeu, c’est ma préf !) On peut transcrire en argot ou
en verlan quelques phrases d’un débat télévisé, d’une interview, etc.
7. Des documents authentiques comme des publicités et des articles de journaux ou
d’autres textes avec les mots argotiques aussi bien que ceux du registre familier. Aux
étudiants de les découvrir.
8. D’autres types d’exercices, comme par exemple :
– chercher des mots argotiques dans un texte en français standard et leur trouver un
synonyme.
– compléter un texte à trous à l’aide d’une liste des mots argotiques.
– remplacer dans un texte les mots argotiques par leurs équivalents.
Exemple : – Il a les éponges mitées = « Il a les poumons abîmés »
Ces exercices s’adressent à des étudiants d’un bon niveau.
Nos recherches en France nous ont poussées à nous intéresser à l’argot géorgien.
L’argot géorgien n’a pas une aussi longue histoire que l’argot français. Il est apparu au
XIXe siècle. Au XVIIIe siècle, la Géorgie était morcelée à cause des invasions de la Turquie
Ottomane et de la Perse séfévide. Afin d’éviter à son pays d’être asservi et complètement
ruiné, le roi Guiorgui XII demande la protection du gouvernement russe. En 1801,
la réunion de la Géorgie à la Russie fut définitive. Après la Révolution bourgeoise de
la Russie en février 1917, le Conseil National de Géorgie déclara l’indépendance du
pays le 26 mai 1918 et constitua une République démocratique. Malgré un accord du
7 mai 1920, par lequel la Russie reconnaissait l’Indépendance de l’État de Géorgie, elle
fut annexée en février 1921 par la Russie, cette fois-ci, par la Russie bolchévique pour
devenir plus tard l’une des Républiques fédérées de l’URSS. À la suite du Référendum
Universel national du 9 avril 1991, le Conseil Suprême ratifia l’Acte de restitution de
l’Indépendance de l’État géorgien.
Sous le pouvoir soviétique les milieux académiques ne voulaient pas reconnaître
l’existence de l’argot. Mais il se propageait oralement. Il était interdit de mentionner
les mots argotiques dans les dictionnaires et les dictionnaires d’argots n’existaient pas.
Le premier dictionnaire de l’argot géorgien a été rédigé et publié en 1999 par Levan
129
130
Conclusion
En Géorgie, la grande vogue argotique se situe à la fin du XIXe siècle pour des raisons
sociales et sociologiques. L’apparition de la classe du prolétariat a beaucoup contribué
aux afflux massifs de population dans la capitale. Le travail est rare, le pain devient trop
cher. La mendicité et la prostitution s’installent. Des enfants abandonnés errent.
Au XXe siècle l’urbanisation, l’imitation de la mode américaine et française ont favorisé
la mise en place de nouveaux comportements, un nouveau langage. Le monde du crime
en général a changé avec le trafic de drogue. Les premiers mots argotiques empruntés
à l’anglais apparaissent dans les années 80. En tout cas, ils ne sont pas encore fixés dans
les dictionnaires, mais ils commencent à se propager oralement.
À partir de 1985, le déplacement des personnes devient plus facile. Les va-et-vient
des gens vers l’ouest sont fréquents. L’influence américaine commence à se faire sentir
partout, surtout sur le langage des jeunes : სმოკი [smoki] < smoke, ლაითად [laitad] <
light, O.K ., დამიფაქსე [damifakse] < envoie-moi un fax, ქეში [keši] < cash-argent liquide,
სუპერი [superi] < super / très bien, შოპინგი [šopingi] < shopping ; სითი [siti] < city et
d’autres.
En géorgien par définition, la notion de langue populaire et celle de jargon est floue
et changeante. L’évolution du géorgien populaire est liée à celle du langage de Tbilissi.
Dans les années 90 du XXe siècle, le rap pénètre dans la langue. Il est influencé par le
rap américain. Il est à noter que l’intérêt porté au langage jeune est assez récent en
Géorgie. Aujourd’hui, la situation a bien changé et le langage des jeunes est au centre
des préoccupations sur la langue géorgienne. En sociologie, on prête plus d’attention
à tout ce qui concerne le phénomène des jeunes au sein de la société, de la culture
et des médias. La presse pour jeunes s’est multipliée et fait références à leur langage.
Сe langage est utilisé comme un jeu de différenciation par rapport au monde adulte
de manière à donner une cohésion plus forte au groupe des jeunes. Le lexique de
leur langage commence à se répandre. Dernièrement, les publications citent souvent les
innovations des jeunes alors qu’auparavant celles-ci étaient traitées d’un point de vue
normatif comme détérioration de la langue géorgienne. Exemples : l’adjectif ჩარეცხილი
[ċarecxili], en géorgien est formé à partir du verbe ჩარეცხვა [ċarecxva] qui veut dire
« lavé avec de l’eau », en argot signifie « inutile ». L’autre mot პინგვინი [pingvini], en
géorgien veut dire « pingouin », en argot signifie « personne naïve » ou « candidat qui se
prépare pour s’inscrire à l’Université ». Aujourd’hui, il y a un vaste champ d’investigation
en argot géorgien qui attend les linguistes.
Références bibliographiques
131
Abstract
132
Introduction
133
134
Le langage des jeunes scolarisés remplit trois fonctions distinctes. Tout d’abord, il
faut mentionner la fonction cryptique de la langue dont les usagers se servent pour
obscurcir le sens de leurs propos. Le résultat en est que les non-initiés n’arrivent pas
à comprendre ce dont ils parlent. La dite fonction s’inscrit parfaitement dans le contexte
scolaire caractérisé par la dichotomie entre les élèves et les enseignants. Les jeunes
élèves qui manifestent un autre système de valeurs que celui des enseignants ont recours
à leur code secret qui leur permet de décrire la réalité telle qu’ils la voient sans se soucier
des conséquences. Prenons par exemple la phrase suivante : Zenek, ożeń mi kosę dziś
wieczorem dont le sens littéral est Zenek, épouse-moi une faux ce soir. Il est évident que la
somme des significations de tous les éléments constituant cette phrase ne garantie pas
sa compréhension. Ceci témoigne du décalage entre le sens analytique déjà expliqué et
le sens fonctionnel lié à la compétence d’usage. Pourtant, en sachant que le verbe ożenić
renvoie au sens de « prêter quelque chose » et le substantif faux représente « un couteau »,
nous pouvons décoder le propos avec succès (Kasperczak 2004 : 258). Il en résulte que
l’usage des termes spécifiques qui sont bien présents dans la langue générale mais dotés
d’un sens différent, empêche les autres de déchiffrer le sens de cette phrase.
La fonction cryptique n’est pas la seule fonction du langage des jeunes qui tiennent
à renforcer le sentiment d’appartenance à leur groupe. Ainsi, la fonction identitaire
y joue un rôle particulièrement important. Par conséquent, la référence aux termes
communs leur permet de s’identifier davantage à leur milieu. Ceci peut être examiné
à travers le terme ziomal qui équivaut au mot « pote » en français (Chaciński 2007 : 329).
Ce terme particulier fait preuve de l’existence de la contre-culture qui se nourrit des
unités identitaires. C’est grâce à la langue que les jeunes peuvent satisfaire aux besoins
de sécurité, d’appartenance et d’importance aussi bien qu’ils peuvent transmettre des
valeurs communes respectées par les membres du groupe et maintenir un certain style
de vie.
À part les fonctions cryptique et identitaire, il convient d’évoquer la fonction ludique.
Les jeunes ont recours à des expressions divertissantes telles que le slogan Szkoła jest jak
kibel – chodzisz, bo musisz dont l’équivalent français serait L’école est comme des chiottes – tu
y vas par devoir (Kasperczak 2004 : 159). La comparaison entre l’école et les toilettes
a pour but de provoquer le rire. Il est vrai que parfois les associations faites par les élèves
sont inattendues et déroutantes.
La langue des jeunes scolarisés reflète leur identité. Il importe de souligner aussi les
facteurs qui contribuent à la formation de l’identité des élèves tels que l’âge et les liens
contre-culturels (au sein du groupe de pairs). À ceci s’ajoute la conscience linguistique
des jeunes scolarisés qui est définie comme un ensemble d’opinions et de représentations
au sein de la communauté ou d’un groupe social relatives à la langue en général, à savoir
aux phénomènes linguistiques divers et au fonctionnement de la langue (Bartol-Jarosińska
1986 : 27). La conscience linguistique nous renvoie au savoir familier en tant que structure
intégrante de la perception humaine propre à un groupe de personnes conditionnée par
la langue et sujette à des manipulations (Czarnecka 2000 : 21-24).
Il convient de signaler que les jeunes forment un groupe social particulièrement
réceptif aux suggestions originaires de plusieurs groupes de référence et d’inspiration.
Ils semblent accepter volontiers des innovations, des modes de comportement et
prendre des attitudes distinctes de celles qui les caractérisent avant de se soumettre
aux influences (Łuc 2009 : 135). L’argot des jeunes scolarisés tire l’inspiration de l’argot
carcéral que nous allons examiner de plus près dans ce travail, mais aussi des langues
135
Analyse du vocabulaire
Dans la partie pratique nous allons examiner le vocabulaire propre aux jeunes scolarisés
du point de vue des influences carcérales afin d’établir des dissemblances et similarités
lexicales entre les deux argots en question. Notre objectif consistera à prouver que le
langage des jeunes élèves s’inspire des unités lexicales et phraséologiques déjà existantes
dans le milieu pénitentiaire qui contribuent largement à la constitution de l’identité des
jeunes.
L’analyse des termes recueillis nous a menée à distinguer des emprunts internes non-
modifiés et des emprunts internes modifiés de la langue des jeunes scolarisés à l’argot
carcéral. Au sein de la première catégorie, il est possible de créer trois sous-groupes
suivant des procédés formels et sémantiques de la création des termes. Considérons
par exemple les mots dérivés comme pikawa et szkiełko qui équivalent à « cœur » et
à « télévision ». Le premier terme repris par les jeunes provient du verbe pikać qui
signifie « battre » tandis que l’autre dérive du substantif szkło dont le sens est « verre ».
Il s’agit ainsi de la suffixation, et plus précisément de la dérivation augmentative (dans
le cas de pikawa avec la terminaison -awa) et diminutive qui se manifeste sous forme du
suffixe -ko quant au terme szkiełko.
136
137
138
Tous les exemples déjà abordés relève de la néologie de forme tandis que les termes
qui suivront relèveront de la néologie de sens présentée dans le tableau ci-dessous.
terme sens littéral source – argot carcéral – sens ori- argot des jeunes – sens modi-
ginal fié
cieć concierge, gardien concierge, portier
pigeon
białko blanc papiers d’un prisonnier carte d’identité, congé de ma-
ladie
gad reptile gardien en prison enseignant, élève égoïste
plomba plombe le fait d’annoncer la fermeture du mauvaise note, coup très fort
couvercle d’une cuvette des WC
szmata chiffon celui qui vient de trahir son groupe mauvaise note, fille stupide
Prenons par exemple la métaphore białko dont le sens littéral est « le blanc ». Dans le
parler des prisons le terme correspond aux papiers d’un prisonnier tandis que les jeunes
scolarisés l’utilisent pour se référer à « carte d’identité » ou à « congé de maladie ». D’une
part, la plus grande disparité peut être observée à l’exemple du mot plomba (« plombe »)
qui dans le contexte pénitentiaire est évoqué pour annoncer la fermeture du couvercle
d’une cuvette des WC mais qui, prononcé par les élèves, désigne une mauvaise note
ou un coup très fort. D’autre part, nous constatons une modification légère au niveau
du sens dans le cas de cieć qui renvoie à « une personne qui garde soit la prison soit
l’école ». Les deux termes qui restent, gad et szmata, démontrent un glissement de sens
plus avancé par rapport à l’exemple déjà cité. Le résultat en est que le gardien en
prison se transforme en enseignant ou élève égoïste dans le langage des jeunes scolarisés
et szmata s’écarte de son acception carcérale (« traître ») et prend la signification de
« mauvaise note » ou « fille pas forcément intelligente ». Sur la base de l’analyse des
termes déjà effectuée, nous pouvons remarquer que le glissement de sens n’entraîne
pas de changement de jugement ni de champ sémantique. Les termes en deux colonnes
s’inscrivent plutôt dans une perspective péjorative. Néanmoins, l’étude comparative des
unités lexicales présentes dans les deux argots peut démontrer l’existence de divergences
considérables qui, par suite de l’interférence, obscurcissent le sens d’un terme donné.
Afin de le bien comprendre, il importe d’analyser les exemples recueillis dans le tableau
ci-dessous.
Terme sens
argot des jeunes argot carcéral
waga (balance) école buissonnière procès
kuna (martre) jolie fille fuite
139
Il est évident que les mots en question sont dotés de deux acceptions différentes
selon l’argot donné. Prenons en compte le premier exemple, waga que les prisonniers
utilisent pour se référer à « procès » tandis que les élèves s’en servent quand il s’agit de
« faire l’école buissonnière ». De même, les autres termes renvoient à deux phénomènes
distincts qui n’ont rien en commun. La seule exception en est bania qui dans l’argot
carcéral désigne « vodka » et dans l’argot des jeunes peut, et ne doit pas, signifier
« fête où l’on boit de l’alcool ». Pourtant, il ne faut pas oublier qu’il en existe d’autres
acceptions qui ne s’inscrivent pas dans le même champ sémantique que le mot carcéral.
Ainsi, nous pouvons conclure que l’analyse des termes scolaires et carcéraux nous amène
à constater l’existence de faux amis provoquant des malentendus qui se glissent entre les
représentants de deux milieux différents.
Pour compléter l’étude de l’argot des jeunes scolarisés, il importe d’évoquer en plus
deux autres phénomènes linguistiques propres à ce langage, à savoir la synonymie et
la polysémie. Nous y chercherons à montrer toute une série de mots existant dans le
langage des jeunes aussi bien que dans l’argot des prisonniers qui sont classés suivant
un signifiant et un signifié donnés. Comme il vient d’être mentionné dans la partie
théorique, le langage des élèves se caractérise par la richesse de synonymes. En tant
que confirmation, il serait intéressant d’énumérer quelques expressions qui désignent la
mort. Selon les jeunes, mourir, c’est, au pied de la lettre : wykorkować (« déboucher »),
wywinąć orła (« renverser l’aigle ») ou przekręcić się (« se tourner »). La tête est désignée
comme dynia (« citrouille »), mózgownica (« un grand cerveau ») ou czajnik (« théière »).
Si nous recevons une mauvaise note à l’école, les jeunes s’y réfèrent en évoquant
cwel (« branleur »), szmata (« chiffon »), plomba (« plomb ») ou bania (« citrouille »).
L’enseignant est comparé à kibel (« chiottes »), szmata (« chiffon »), cieć (« concierge/
idiot »), frajer/ frajeras (« branleur »), gad (« reptile ») ou klawisz (« touche »). Comme
démontré, la synonymie est l’un des traits saillants qui caractérisent l’argot des jeunes.
L’autre, c’est la polysémie que nous allons explorer à l’aide des quatre termes. Ainsi szmata
140
(« chiffon ») peut invoquer toute une série d’acceptions telles que « mauvaise note »,
« fille stupide », « fille de mauvaise réputation », « enseignant peu exigeant », « homme
dénué de scrupules », « contrôle sur table sans préavis », « femme de ménage à l’école »,
« uniforme scolaire », « cahier », « livre » ou « celui qui ne suit pas de principes éthiques ».
Un autre terme particulièrement répandu et même surutilisé, c’est kibel (« chiottes ») qui
peut signifier « toilettes », « cuvette des WC », « redoublement d’une année », « élève
qui redouble une année », « ennui », « école », « quelque chose de nul », « prison »,
« poubelle » ou « enseignant ». Citons également cieć (« concierge/ idiot ») qui dénote
« concierge à l’école », « gardien », « garçon moche », « enseignant », « agent de police »,
« homme flegmatique », « celui qui pense lentement », « homme maladroit », « homme
élégant » ou « frimeur ». Terminons par le terme déjà signalé, klawisz (« touche ») qui
peut désigner « élève dénonçant les autres », « gardien en prison », « agent de police »,
« concierge », « enseignant », « gardien municipal » ou « dent de travers ». Les exemples
expliqués démontrent que le langage des jeunes scolarisés inclut des unités lexicales
dotées de plusieurs sens qui font penser à des phénomènes divergents. Il va de soi que
ceci peut être à l’origine des malentendus qui sont neutralisés grâce au contexte.
Le présent travail consacré à l’analyse du langage des jeunes scolarisés constitue une
étude comparative examinant la relation entre l’argot des jeunes et l’argot carcéral.
Comme il a été démontré à l’aide de multiples exemples, le milieu pénitentiaire s’avère
une source d’inspiration indéniable pour les jeunes qui l’utilisent pour construire leur
propre vocabulaire et par cela aussi leur propre identité. La présentation des termes liés
au milieu scolaire illustre leur système de valeurs, aussi bien que leur vision du monde
qui donnent naissance aux unités lexicales dotées souvent d’un jugement péjoratif.
Elle prouve également que le langage des jeunes scolarisés constitue un phénomène
linguistique spécifique qui mérite d’être exploré à fond.
Références bibliographiques :
141
Abstract
142
Agnieszka PIȨTKA
< Université de Varsovie / apietka@go2.pl >
Le corpus d’environ 250 unités a été recueilli entre décembre 2007 et novembre 2009 en
vue de ma recherche doctorale consacrée aux néologismes. Afin de constituer le corpus
nous avons analysé presque 5000 commentaires publiés dans des blogs politiques. Nous
avons supposé que ce type de blogs est plus productif que d’autres en raison du carac-
tère polémique de la politique.
Les items répertoriés ont été vérifiés manuellement dans trois dictionnaires de
référence : Le Petit Robert 2008 version numérisée, Le Trésor de la Langue Française
accessible en ligne et le dictionnaire disponible sur le site Centre National de Ressources
Textuelles et Lexicales de l’Université Nancy 2 (http://www.cnrtl.fr/definition/). Ce
corpus est à présent soumis à l’examen supplémentaire avec l’aide de Pompamo, outil de
détection de candidats à la néologie élaboré par l’équipe de chercheurs de l’Université
de Nancy 2 : Ollinger, Petitjean, Salmon-Alt et Valette.
Le corpus a plusieurs caractéristiques intéressantes. D’une part, parmi les néologismes
recueillis plusieurs types sont représentés. Il y a aussi bien des néologismes formels
tels que dérivés, composés, emprunts, abréviations, acronymes et conglomérés que des
néologismes sémantiques. Les néologismes formels prédominent, surtout les dérivés
construits par suffixation. Ce dernier groupe contient environ quatre vingt unités ce qui
fait près de 35%. Ce nombre est comparable à celui des unités dérivées dans le corpus
de Jean-François Sablayrolles (2001) où en fonction du corpus ce pourcentage oscille
entre 30% et 40%. Les suffixes utilisés sont très variés et ceux qui se répètent ne sont pas
nombreux. D’autre part, le nombre total des items neufs notés n’est pas très grand (près
de 250 unités) vu l’ampleur des commentaires analysés (plus de 5000). Il n’est pas non
plus négligeable si on le compare avec le corpus de 1070 unités recueilli sur une période
de plusieurs années et analysé par J.-F. Sablayrolles (2001) dans « La néologie en français
contemporain […] »1, qui en effet est quatre fois plus important que notre corpus.
1) Le corpus de Sablayrolles a été construit à partir de plusieurs documents : livres, journaux, divers. Au
cours d’environ deux ans de relevés du Monde, 385 lexies néologiques ont été retenues. Voilà d’autres
nombres avec les publications dont ils proviennent : 254 : 12 hebdomadaires, 70 : divers, 135 : chroniques
de Meyer, Jorif (œuvre : Burelain), 78 ; 148 : scolaire.
145
« Plus il y a de prévisibilité dans la relation sens – structure, plus générales seront les constations
faites sur le procédé d’innovation « pattern of innovation » » [trad. A.P.]. (Bauer 2001 : 65-66).
146
C’est dans cette perspective que nous examinons un certain nombre des dérivés
construits avec un suffixe. Nous avons choisi les néologismes avec – (isa)tion, -tiude, -iste,
-eur et -able dont nous vous proposons l’analyse dans les paragraphes suivants.
affixe -tion affixe -itude affixe -iste affixe -eur affixe -able
(1) chinoitisation (7) hagarditude (10) européiste (17) génocideur
(21) dédommageable
(une) (une) (adj.) (un)
(2) monarchisation (11) pédagogiste
(8) aigritude (une) (18) finançeur (un) (22) finançable
(une) (adj.)
(3) biologisation (9) zenithitude (12) assimilation-
(19) stresseur (un) (23) automatisable
(une) (une) niste (adj.)
(4) unionisation (13) immédiatiste
(20) forumeur (un)
(une) (adj.)
(14) domotéiste
(5) sionisation (une)
(adj.)
(6) défocalisation
(15) nuanciste (un)
(une)
(16) non-iste (un)
Tableau 1 : qui résument l’ensemble des dérivés qui sont l’objet de l’analyse
La méthode d’analyse des items neufs a consisté tout d’abord à vérifier la description
du suffixe sur le site Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL)2. Sur
le fondement d’informations contenues dans celui-ci, nous avons préparé le résumé
des informations principales sur les règles qui s’appliquent au suffixe donné tout en
sélectionnant ces règles que nous avons jugées pertinentes vu les caractéristiques des
unités analysées. Ensuite nous avons examiné les unités recueillies afin de voir si elles
suivent les règles de formation décrites dans le dictionnaire. Finalement, nous avons
consulté le cotexte du néologisme pour constater s’il existait un décalage entre la règle
de formation décrite dans le dictionnaire de référence et la règle réellement appliquée
ainsi que pour vérifier si les unités analysés sont des termes évaluatifs. Dans les cotextes
cités nous avons gardé l’écriture originale d’où l’absence des accents, fautes de frappe,
etc. Les citations contiennent les fragments mis entre les guillemets par les auteurs
mêmes des commentaires.
2) Avant de choisir le site CNRTL de l’Université Nancy 2 comme dictionnaire de référence, nous avons
comparé les entrées avec les informations sur plusieurs suffixes et unités dans plusieurs dictionnaires tradi-
tionnelles et électroniques tels que http://www.cnrtl.fr/definition/ ; http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/
tlfiv4/showps.exe?p=combi.htm;java=no ; Le Grand Robert de la Langue Française, dictionnaire alphabétique
et analogique de la langue française, 1985, Paris ; Le Trésor de la Langue Française, dictionnaire de la langue du
19e et 20e siècle, 1971-1994, Édition du Centre National de la Recherche Scientifique, Paris ; Le Petit Robert,
dictionnaire informatisé, édition 2008. Les entrées analysés étaient quasiment les mêmes, celles du CNRTL
nous semblaient les plus exhaustives.
147
affixe -tion Base possible : verbe base possible : adjectif base possible : nom
(1) chinoitisation (un) - chinois -
(2) monarchisation - monarchiser monarchie, monarchisme
(3) biologisation (biologiser : un autre sens) biologique biologisme
(4) sionisation (une) - sioniste sioniste, sionisme
(5) unionisation (une) - union européenne
(6) défocalisation focaliser focalisation
148
monarchique, se soumettre à la monarchie ». Par conséquent, le sens véhiculé peut être : «
l’action de devenir monarchique ou de se soumettre à un régime monarchique ».
Les néologismes biologisation (3) et sionisation (5) ont été dérivés probablement du
radical d’un adjectif ou d’un substantif puisque le sens du verbe biologiser présent dans
les dictionnaires qui est : « donner une explication biologique » (Le Robert, 2008),
n’explique pas le sens du néologisme et le verbe sioniser n’existe pas. Biologisation (3) fait
jour dans un commentaire sur les relations entre les politiciens français : « Aussi est-il
pénible de constater l’approbation quasi unanime du Manifeste pour l’égalité réelle (initié
par l’industriel Yazid Sabeg), que soutient l’épouse du président ou des personnalités
de l’UMP comme Jean-François Copé et Patrick Devedjian. Cette biologisation de la
politique prouve surtout que le concept de « représentant » n’est plus compris, puisqu’il
devrait maintenant être représentatif. » L’analyse du fragment fait supposer que l’item
vient probablement du substantif biologisme définit comme « doctrine selon laquelle les
phénomènes psychosociaux et sociaux auraient, comme les phénomènes physiques, une
source biologique ». Nous ne sommes pas en mesure d’indiquer le sens de cette unité
neuve sans la vérifier aurprès d’un natif.
L’analyse sémantique de l’item sionisation (5) ne nous permet pas de décider si sa
base vient de sionisme ou sioniste, deux mots attestés dans les dictionnaires. Sionisation
(5) apparait dans un commentaire en tant qu’action propre au mouvement sectaire
ultra-orthodoxe, le sens possible de l’unité peut être donc « l’action de transformer le
hassidisme de façon qu’il devienne favorable aux sionistes ou qu’il soit remplacé par le
sionisme ». Il est possible également que l’auteur du néologisme l’ait dérivé d’un verbe
fictif ou d’un verbe néologique non attesté dans les ouvrages de référence.
Tous les items analysés indiquent une action et n’appartiennent pas aux vocabulaires
spécialisés. Trois unités à savoir : biologisation (3), sionisation (5), monarchisation (2) sont
chargées d’une valeur supplémentaire négative ce qui est signalé par le cotexte dans
lequel elles ont été utilisées par leurs auteurs. Biologisation (3) est le synonyme du recul
da la démocratie : « Cette biologisation de la politique prouve surtout que le concept de
«représentant» n’est plus compris, puisqu’il devrait maintenant être représentatif. C’est donc
à un recul de la démocratie (voir à sa suppression) que nous assistons. ». Monarchisation (2)
est la conséquence de l’égocentrisme du Président français et de sa dérive people : « Je vis
en Espagne, vu de l’étranger on ne voit plus de Sarkozy que son égocentrisme et sa dérive
people : une bien mal venue monarchisation de la présidence. ». Et la « sionisation (5)
du hassidisme » est caractéristique du mouvement sectaire ultra-orthodoxe : « Quand au
Loubavitch, vous devriez vous intéressez au mouvement sectaire ultra-ortodoxe (haredie),
qui fait sionisation du hassidisme, et qui sont dextrement violent pour ce qui ne respecte
pas halakha, les ashkenazes bien sur... ». L’unité défocalisation (6) indirectement enrichit le
groupe des substantifs néologiques en –tion par la composition en dé-. Le néologisme est
l’antonyme de l’item focalisation. « Le problème est que les antennes comme aldjezira et
autre sont des programmes arabofaschistes. D’ailleurs leur copains du Hezbolla ne se gène
pas de faire un défilé a la nazie, d’êtres de fin admirateurs de Hitler, comme le dirigeant
d’iran et d’autre encore. Un peu de modération chez certains ainsi qu’une defocalisation
sur Israël s’impose. » Le substantif défocalisation (6) est le seul qui aurait pu éventuellement
se construire sur la base d’un radical verbal (focaliser), cependant le substantif focalisation
nous semble sa base la plus probable.
Les items en –tion ne semblent pas dépasser les règles de formation ou de construction
de sens propres à ce groupe. Seule unionisation (4) a un caractère spécifique.
149
Les néologismes hagarditude (7), aigritude (8) et zenithitude (9) ont été construits
en accord avec les règles de formation connues. Il est cependant à noter que dans
hagarditude (7) le suffixe –itude a été rajouté à une finale –d et non pas –t ce qui constitue
une divergence par rapport au modèle répandu. Dans ce groupe, aigritude (8) mérite
le plus d’attention en tant qu’unité lexicale dont la forme est absente des dictionnaires
mais dont le sens ne peut pas être déduit à partir de son radical et du suffixe –itude.
150
également les substantifs ou les adjectifs pour indiquer la personne qui adopte une
attitude, un comportement, ou exprime l’appartenance à cette attitude ou ce comporte-
ment, la personne qui détient une qualité, une caractéristique, ou exprime l’appartenan-
ce à cette qualité ou cette caractéristique et celui qui s’adonne à une activité particulière,
qui exerce une profession, un spécialiste. Aux items en –iste parfois correspondent des
mots en –isme désignant l’activité ou le centre d’intérêt correspondant.
Les unités en –iste peuvent également désigner celui qui s’adonne à une activité
particulière, qui exerce une profession, un spécialiste, dans ce cas les mots obtenus sont
généralement des substantifs.
En ce qui concerne la morphologie, les dérivés en -iste ont le plus souvent pour base
un substantif ou un adjectif français ; celle-ci peut être aussi un verbe français, un mot
étranger, un syntagme (http://www.cnrtl.fr/definition/-iste).
affixe –iste (adj.) base éventuelle unité désigne affixe –iste base unité désigne
(subst.) éventuelle
(10) européiste Europe doctrine pédagogiste (11) pédagogue celui qui adopte
politique une attitude, un
comportement
(12) assimilation- assimilation doctrine nuanciste (15) nuance celui qui adopte
niste sociologique une attitude
(13) immédiatiste immédiat mode d’action non-iste (16) non celui qui adopte
une attitude
(14) domotéiste DOMOTA (nom ?
propre d’un lea-
der célèbre de
Guadeloupe
Aucun autre affixe n’apparaît dans le corpus de néologismes avec une fréquence aussi
grande que -iste. Au total nous avons recensé huit néologismes, quatre adjectifs et quatre
substantifs. Le substantif pédagogiste (11), utilisé dans une discussion sur « l’esprit déréglé
de ces pédagogistes à l’œuvre depuis quarante ans à l’Éducation Nationale» a été construit
sur le radical de substantif pédagogue pour présenter de façon négative les fonctionnaires
employés dans l’éducation française. Nuanciste (15) est aussi construit sur le radical du
substantif nuance et sert au bloggeur à désigner les personnes qui doivent applaudir un
politicien important appelé « The Apologizer-in-Chief » [...], et aux droits-de-l’hommistes
patentés et aux « nuancistes » patentés d’applaudir… ». L’item a une valeur négative.
L’adjectif européiste (10) qualifie la politique : « Toujours la même politique européiste,
libérale, dogmatique. » et l’item assimilationniste (12) apparait dans la constatation « Que
le système soit communautariste ou assimilationniste n’a rien à voir. » dans laquelle le
bloggeur distingue deux types de système politique prédominants. Nous pouvons donc
conclure que les deux néologismes (10 et 12) qualifient une doctrine. L’item immédiatiste
(13) caractérise un type d’intérêt « intérêt immédiatiste » qui détermine les actions des
personnes mais il est rejeté par l’utilisateur du néologisme et il est considéré comme
aussi inacceptable que « la surenchère idéologique ». Les unités pédagogiste (11), nuanciste
(15), européiste (10), assimilationiste (12) et immédiatiste (13) sont donc construits en accord
avec les règles de formation propres au suffixe analysé.
151
Dans notre corpus, les unités recensées en genre masculin ne sont pas accompagnées
des formes néologiques au féminin correspondantes, par conséquent ces dernières ne
peuvent pas servir de critère lors de notre réflexion.
Trois unités, génocideur (17), finançeur (18) et forumeur (20), désignent une personne.
Le génocideur en –eur est quelqu’un qui directement ou indirectement tue les hommes
ce qui nous est confirmé par le cotexte : « les véritables génocideurs des «Palestiniens
et des Irakiens, nous, on les connait et ils sont dans le camp d’ « Arabe, Musulman et
fier de l’être » ». Ce même mot écrit avec –aire à la fin est attesté dans les dictionnaires.
L’item néologique finançeur (18) se rapporte, selon le métacommentaire de l’auteur de
l’unité, à celui qui « pouvait acheter TOUTE la classe politique francaise ». Un forumeur
(20) est quelqu’un qui, selon le cotexte, tient les propos dans le forum sur les choses
différents : « Je suis en train de „très sérieusement” me demander si il n’y aurait pas en
cours une tentative de manipulation de ce forum de la part d’une officine de contrôle
152
des bonnes mœurs politiquement correctes. Le but recherché serait d’amener certains
forumeurs à tenir des propos suffisamment « hors des rails » pour justifier une intervention
quelconque de ces facchistaillons. » L’item stresseur (19) n’est pas conforme aux règles
décrites dans les ouvrages consultés. Le cotexte nous indique qu’il ne se rapporte ni
à une personne ni à une machine ni à un appareil : « Devant un stresseur equivalent,
il suffit 3 semaines à un jeune pour mettre son projet à execution. » Le stresseur est le
désespoir lié au manque des perspectives. Il semble être construit par l’analogie à l’unité
facteur et pour remplacer l’expression ‘facteur de stress’, une unité lexicale simple.
Si cette hypothèse est vraie, -eur dans ce mot n’est pas un suffixe mais peut être une partie
du mot facteur véhiculant le sens de cette unité. À la lumière de ces constations, l’item
stresseur (19) devrait être considéré comme un mot valise et non pas un dérivé suffixal.
Seul le mot génocideur (17) est ici porteur d’une valeur négative.
Dans le corpus, nous avons observé trois unités en –able, toutes dérivées des verbes
existants, en plus de verbes transitifs directs. Toutes peuvent être suivies d’un complément
d’agent introduit par la préposition par et définies par la tournure passive qui peut être +
participe passé. Étant donné que cette exception est attestée dans les dictionnaires nous
ne pouvons pas la considérer comme une innovation lexicale changeant la règle.
Nous avons soumis à l’examen ci-dessus vingt cinq unités produites par suffixation avec
les suffixes –tion, -itude, -iste, -eur et –able. Six sur vingt cinq items, à savoir unionisation
(4), aigritude (8), domotéiste (14), non-iste (15), stresseur (19) ont été construites selon les
153
Références bibliographiques
Dictionnaires :
REY Alain & REY-DEBOVE Josette (éds.), Le Grand Robert de la Langue Française, dictionnaire
alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Le Robert, 1985
IMBS Paul (éd.), Le Trésor de la Langue Française, dictionnaire de la langue du 19e et 20e siècle (vol.1-
16), Édition du Centre National de la Recherche Scientifique, Paris , 1971-1994
Le Petit Robert, dictionnaire informatisé, édition 2008.
Sitographie :
http://www.cnrtl.fr/definition/ ;
http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv4/showps.exe?p=combi.htm;java=no ;
Ouvrages de référence :
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DAL Georgette, « Productivité morphologique : définitions et notions connexes » in Langue
Française, Vol. 140, n° 1, 2003, pp.3-23
DAL Georgette et al., « Quelques préalables au calcul de la productivité des règles constructionnelles
et premiers résultats » in EDP Sciences, Paris, 2008, http://www.linguistiquefrancaise.org/
index.php?option=article&access=standard&Itemid=129&url=/articles/cmlf/pdf/2008/01/
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PLAG Ingo, « Productivity » in The Handbook of English linguistics, Bas Aarts, April M. S. McMahon,
Blackwell Publishing 2006, pp.121-128
SABLAYROLLES Jean-François, La néologie en français contemporain : examen du concept et analyse de
productions néologiques récentes, Paris, Honoré Champion, 2000.
Abstract
154
Sarah SCHULZ
< Universität Leipzig / sarah.schulz@uni-leipzig.de >
1. Présentation du sujet
Abstention, désintérêt ou rejet total ? On ne peut pas nier qu’il existe un problème de
rapport des jeunes à la politique. Car les adolescents d’aujourd’hui traversent une dou-
ble crise : une crise identitaire et une crise politique. Une crise identitaire, parce que
la jeunesse est un temps de constitution, de remise en question. Une crise politique,
comme nous le montre un sondage représentatif fait par IPSOS1 en novembre 2006 (Ta-
bleau 1). Cette enquête a été réalisée avec 800 jeunes âgés de 18 à 25 ans, constituant un
échantillon représentatif de la population française de cette classe d’âge. Presque 90%
des adolescents pensent que les politiciens ne sont pas à l’écoute des préoccupations
des jeunes et presque 80% pensent que les politiciens ne représentent pas la société
actuelle. L’univers des politiciens et celui des jeunes apparaissent donc comme deux
mondes séparés.
Tableau 1
Source : http://www.ipsos.fr/CanalIpsos/poll/8341.asp
1) IPSOS, Les jeunes s’intéressent à la politique mais condamnent sa représentation, 18.12.2006.
155
Les principales raisons qui expliquent le faible achat de journaux quotidiens par les jeunes
Tout à fait d’accord
Les quotidiens coûtent trop cher 41%
Les quotidiens ne parlent pas assez des sujets qui intéressent les jeunes 32,3%
Les quotidiens peuvent être lus gratuitement sur Internet 21%
Les quotidiens sont trop difficiles à comprendre 6%
Tableau 2
Source : http://www.ipsos.fr/CanalIpsos/poll/8341.asp
Par ailleurs, la presse écrite n’est pas le seul média qui est touché par la concurrence
numérique. 43% des jeunes déclarent regarder moins la télévision, 28% lisent moins de
livres, de bandes dessinés, etc. et 45% passent moins de temps à écouter de la musique.
(Mediappro 2005 : 19) Pourtant, l’intérêt des adolescents pour la politique existe. Avec
presque 60% ce qui est un peu plus que ce que l’on aurait pu s’imaginer (Tableau 3).
L’intérêt pour la politique : Diriez-vous que vous vous intéressez à la politique ?
Oui, tout à fait Oui, plutôt Non, plutôt pas Non, pas du tout
16% 41% 34% 9%
Tableau 3
Source : http://www.ipsos.fr/CanalIpsos/poll/8341.asp
156
(Médiametrie 2005) et qu’ils utilisent énormément les « blogs » dont l’usage à fortement
augmenté. La tranche des 11 à 15 ans représente 35% des blogueurs et celle des 16 à 24
ans 47%. (Journal du Net 2006)
Mais qu’est-ce qu’un blog ? Ou autrement dit : un blog n’est pas un blog. D’abord,
le weblog (blog ou blogue), un mot composé constitué de « web » pour « site web »
et « log » qui signifie en anglais « registre » ou « journal », est un site web personnel,
très régulièrement mis à jour. « Leurs auteurs sélectionnaient les informations les plus
pertinentes et les complétaient par des commentaires et réactions personnelles… [C’est
[sic] sont] de courts billets, habituellement datés (jour et heure), et publiés dans l’ordre
chronologique inversé. » (Trédan 2005 : 2) Bien que la plupart des « blogueurs » hésitent
à donner une définition claire de leurs intentions, la majorité des blogs s’utilise comme
lieu d’exposition de soi, avec pour objectif le fait de se mettre en avant, d’être vu et d’être
connu. Pour explorer sa propre identité, les mises en œuvres de l’identité numérique sont
diverses. Par exemple, un individu pourra utiliser son propre profil pour se décrire.
Voici le mot d’accueil du weblog de Gino Tombini (Image 1) et son
autoreprésentation :
« Je suis né à Angers où je prépare actuellement un BTS «Management des Unités Commercia-
les» en alternance. J’ai 20 ans. Je participe le plus possible à la vie d’un club de football (…). Je
tiens[sic] aussi une énorme importante [sic] pour [sic] l’engagement citoyen. Le mien a débuté
en 2005 avec la création du Comité de soutien à Florence Aubenas puis s’est concrétisé entre
2006 et 2008 avec un mandat de Conseiller régional jeune des Pays de la Loire. Je fus en 2008 le
benjamin des colistiers de Jean-Claude Antonini, lors des municipales. Je me suis alors investis
[sic] dans le milieu politique, en respectant des valeurs et des idées qui me sont chères, portées
par des sociaux démocrates d’envergure. Je compte, aujourd’hui, continuer à agir, que ce soit
avec la municipalité, le milieu associatif et bénévole ! Je defendrais [sic] par tous les moyens pos-
sibles des valeurs qui me sont chers [sic], inculquées par ma famille et mes origines mais aussi
par le contact et les liens créés depuis plusieurs années avec d’autres citoyens ! » 2
« La blogosphère limougeaude traitant de politique commençait à devenir intéressante mais elle
nous semblait incomplète : nous avions envie de créer un espace d’expression de gauche, non
affilié à un parti ou une organisation et permettant un réel dialogue, dans la courtoisie et la plu-
ralité d’opinions. (...) Nous voici donc : Boro, Pazmany, Prakash et Mariyka, nouveaux blogeurs
qui empruntent leurs noms aux héros de papier, reporters-photographes, fondateurs de l’agence
de presse « Alpha » et à qui arrivent des aventures passionnantes qui les emmènent défendre la
démocratie, la vérité et leur idéal de justice à travers l’Histoire… »3
157
Puisque les blogs sont un espace dynamique de création et ont un caractère polymorphe
toutes les formes d’expressions y sont utilisées et on retrouve dans la « blogosphère » des
vidéoblogs sous la forme audiovisuelle, des photoblogs avec la publication d’images et
aussi, pour notre étude, les weblogs politiques d’adolescents.
158
3. Q
uel rôle joue la politique dans la vie et dans la langue
des jeunes ?
Pour la « génération blog » la langue est déterminante dans la construction de soi-
même comme individu, entre autres dans leur identité politique. La communication
interpersonnelle, Trédan parle de « l’entre-soi » (2005 : 5) du blog marque surtout ici le
quotidien des jeunes, mais ne se limite pas à la mise en relation de blogs, mais s’exprime
également à travers le contenu du blog. Cela se voit dans un contenu textuel surtout
abrégé et iconographique qui est moins utilisé pour accélérer la communication, mais
qui constitue avant tout une « transgression symbolique de la langue française » (Trédan
2005 : 5) « entre eux, de même qu’elle constitue une barrière entre l’univers des adoles-
cents et celui des adultes » (Céline Metton 2004 : 70). Le blog peut alors être considéré
comme terrain d’expérimentation de soi dans la perspective d’une confrontation avec le
lecteur. (Trédan 2005 : 6)
« Sans vouloir nous prétendre héros ni journalistes d’investigation les 4 blogueurs et amis que
nous sommes souhaitions faire émerger dans la blogosphère limougeaude une nouvelle ligne
éditoriale, un nouveau ton. Ici, l’écriture sera donc polyphonique et diverse, des points de vue
différents pouvant cohabiter sans censure, notre liberté nous amenant autant que possible à al-
ler au bout de notre pensée. Nous espérons ne pas trahir l’esprit qui nous a poussé à créer ce
lieu qui suscitera, nous l’espérons, débats et discussions. » (http://www.jeune-garde87.org/)
Mais contrairement aux blogs plutôt « adolescents » ou aux autres formes électroniques
de communication, comme par exemple le chat, dans la blogosphère « politique » la
« Nétiquette » est plus respectée ; le mot « Nétiquette » évoque les mots « net » qui est la
contraction d’Internet et « étiquette » en tant que code de conduite.
Pourtant, la politique reste subjective. Dans une première analyse des blogs nous
avons pu constater que les valeurs des jeunes les plus souvent évoquées sont la liberté, la
justice, l’égalité, la tolérance, le travail et la solidarité. Du côté des valeurs, il n’est pas du
tout surprenant qu’il y ait des mots liés à l’économie par exemple qui vont de pair avec
une connotation positive ou négative. La concurrence et le secteur public sont vus d´une
façon plutôt positive tandis que la mondialisation, la privatisation et le capitalisme sont
mal vus. Les connotations jouent donc un rôle important pour l’utilisation de l’argot
dans la langue politique des adolescents.
Cela se voit d’abord dans un lexique dévalorisant dans la description du système
politique.
Comme président de la république Nicolas Sarkozy jouent un rôle important non
seulement dans la presse écrite mais aussi sur la grande toile. Le bloggeur Véronis
a même compté plus de 500 néologismes « sarkoziens ».4 La résonnance médiatique
nous propose donc quelques exemples pour notre corpus d’argot. :
4) http://blog.veronis.fr/2007/09/lexique-sarkosyl-et-autre-sarkotrucs.html.
159
– « Le hip-hop c’est mon pote... enfin c’est surtout celui de Nicolas Sarkozy... Le gangsta-rap à la
française kiffe le nouveau président et la droite bling-bling... » (Jacko)
– « Royal, c’est la gauche caviar !! elle n’est pas crédible !!!!! Se réclamer de la gauche et se paper
l’ISF, ca ME FAITR DOUCMENT RIGOLER !!!!! » (Fabien1955)
Puis, cela se voit dans l’utilisation fréquente des suffixes à nuance affective. Soit pour
donner son opinion (-isme/-ysme)
– « La caillera sarkozyste ne vote pas comme les galériens des immeubles élevés au petit lait
socialo-languiste. » (Jacko).
Pour une désignation appréciative nous avons aussi les préfix hyper- et omni-.
Souvent, dans les comparaisons dépréciatives, les jeunes utilisent les suffixes péjoratifs
(-aille, -ard)
– « C est l’anniversaire de SARK au petit zizi c’est la laide Carla qui le dit, le petit qui ne veut
faire que du grand... » (Alexandre),
– « Sarkozy ? Sarko naaaan ! » (Abadinte).
– « Sarkophage ? Il est vraiment partout ce Sarkozy » (Reynaert)
160
Conclusion
Au fil de nos premières observations sur le rôle de l’argot et l’identité politique des jeunes
nous avons constaté qu’il y a un certain nombre de différences entre les blogs personnels
généralistes et politiques des jeunes et beaucoup plus de ressemblances entre les blogs
politiques des adultes et des jeunes. Premièrement, nous avons remarqué qu’il existe une
tendance vers le langage texto du côté textuel. Mais contrairement aux blogs personnels
généralistes, dans les blogs politiques la Nétiquette est plus souvent respectée. C’est bien
compréhensible : en respectant la lisibilité de ces messages les jeunes sont plus à l’écoute
dans la sphère politique, dans l’arène des adultes. Le respect est aussi la raison pour laquel-
le nous n’avons guère trouvé de jeux graphiques et d’iconographes dans la blogosphère
politique. La fonction crypto-ludique pour laquelle le langage des jeunes et le langage du
web est connue est inexistante. De ce point de vue les blogs politiques des adolescents sont
proches de ceux des adultes, qui ont en général une langue plus neutre et informative.
Néanmoins comme nous l’avons déjà constaté auparavant, la politique est un champ
personnel et émotionnel. C´est pour cela que nous nous sommes ensuite penchée
du côté du lexique un vocabulaire chargé d´émotions chez les jeunes. Leurs opinions
se montrent donc par un lexique dépréciatif ou affectif. Il y a des comparaisons
dévalorisantes, une suffixation diminutive et augmentative. Parfois, le vocabulaire est
même proche du jargon politique, mais pas spécialisé. En plus, les mots sont inspirés de
l’anglais et du vocabulaire des cités.
Finalement, après nos premières observations sur les blogs politiques des jeunes nous
avons été étonnée par le taux d’activité politique de ces jeunes sur internet. Nous ne
nous attendions pas à ce que les adolescents soient aussi conscients du pouvoir de la
langue. Ils l’utilisent comme pouvoir, comme champ d’action, pour informer et pour
motiver d’autres à partager leur libre parole. Dans ce contexte d’auto-représentation et
interpersonnel l’argot a la fonction d´une ancre individuelle.
Références bibliographiques
METTON Céline, « Les usages de l’Internet par les collégiens, explorer les mondes sociaux depuis
le domicile » in Réseaux, n° 123, Vol. 22, FTR&D/Lavoisier, 2004
Sitographie
ABADINTE (http://abadinte.canalblog.com/archives/sarkozy__sarko_naaaan_/index.html;
26.04.2010)
AGORAVOX (http://www.agoravox.fr/auteur/pasdesarkozy; 26.04.2010)
ALEXANDRE (http://alexandreandco.over-blog.net/article-la-quenouille-de-dame-sarkoland-
43802029-comments.html; 26.04.2010)
CUÉNOD Jean-Noël, Le bel appétit de Nicoléon Sarkonaparte (http://jncuenod.blog.tdg.ch/
archive/2009/01/16/le-bel-appetit-de-nicoleon-sarkonaparte.html; 26.04.2010)
161
162
Abstract
163
Introduction
F. Dard aspirait au début de sa carrière à devenir un écrivain renommé dont les tirages
atteindraient de grands chiffres. Tandis que la deuxième partie de son désir a été ac-
complie, ses livres se sont vendus à des millions d’exemplaires la première n’est restée
pendant toute sa vie qu’un souhait. Restant toujours à la marge de la grande littérature
et prétendant devoir nourrir sa famille, il se lance dans l’écriture des romans policiers
et adopte au fur et à mesure, une attitude d’artiste non reconnu, voire damné. Cette
position va de pair avec le choix des moyens d’expression qu’il emploie dans ses récits.
Il rejette d’une certaine façon la langue académique, outil des grands maîtres de la lit-
térature et il s’approprie la langue verte abondante en expressions savoureuses et non
conformistes. Mais même la simple reprise des moyens communs ne le contentait pas.
Il s’est lancé d’une manière de plus en plus audacieuse dans diverses altérations du
matériel de la langue. Peu à peu ses innovations ont relégué au second plan l’histoire
du récit ; l’objet cible de ses aspirations artistiques est devenue la langue elle-même. Et
enfin c’est cette fantaisie verbale qui se trouvera appréciée non pas seulement auprès du
grand public, mais aussi par beaucoup de linguistes qui y prêteront attention. Somme
toute, ce sont « ces manipulations gratuites (qui) vont donner un « style » à cette prose qui au
début n’en avait aucun ». (Rullier 2006).
Il profitait avec une joie communicative de tous les procédés créatifs qui lui permettaient
de jouer avec les formules [« À quelques mètres de notre groupe, dame Chouchetoilat, formule
légérie d´un jour dans la vie tumultueuse de Béru, sort le train d´atterrissage de ses patenôtres
(le coeur à ses oraisons que la raison ignore) »] (TGJ, p. 30), d’inventer des proverbes [« Et,
comme l´assure le proverbe : « Kennedy rien, qu’on sent »»] (BOB, p. 74) ou des locutions
faussement populaires et de jongler avec les néologismes. Cependant toutes ses créations
ne marquent pas durablement la langue, elles ne font que ravir ou amuser le lecteur :
« Pour l’essentiel, l’attachement inconditionnel de millions de lecteurs de San-Antonio à leur héros
tient à la furia francese qui anime le récit. F. Dard y utilise pêle-mêle et allégrement toutes les
ressources d’un français baroque qui lui est propre et dont le mouvement perpétuellement accéléré
fait oublier les facilités ou les complaisances, et ressortir les trouvailles » (Cellard 1985 : 427).
167
1. La dérivation suffixale
Outre les suffixes appartenant à la langue commune, F. Dard emploie aussi les suffixes
par excellence « argotiques » : - aga (emprunté probablement au turque aga – chef),
- anche, – ard, – ouille, – oche, – ouse/ouze, – uche, – du.
- AGA – l’origine de ce suffixe est incertaine. Il existe deux variantes qui l’expliquent :
il s’agit soit d’un emprunt au turc – aga = chef, soit d’un simple abâtardissement du
168
javanais qui consiste à introduire la syllabe –ag à la suite d’une consonne ou groupe
de consonnes prononcées dans un mot (Colin, Mével & Leclère, 1999 : 6). En partant
de notre corpus nous penchons pour la deuxième possibilité à savoir qu’il s’agit des
variations amusantes dans lesquelles F. Dard remplace la finale originelle –é/-ée du mot
par ce suffixe argotique :
coincé → coinçAGA : « On est coinçaga dans la ronde, Raymonde ». (LEC ; p. 45).
fumé → fumAGA : « Oh ! non, affirme l’autre, derrière la fumaga de son havane. »» (BSA,
p. 27).
– ARD (détaché de noms propres d’origine francique) : Ce suffixe, à la fois populaire et
argotique, est un des plus productifs chez F. Dard qui s’en sert pour former des substan-
tifs et des adjectifs avec une nuance péjorative :
binocle → binoclARD : « Non, mais des fois, il ne le voit pas, le binoclard, que je suis en re-
naud ? » (MOF, p. 183).
pensée → pensARDE : « Mais tu deviens fétide de la pensarde. » (AFL, p. 24).
schmoutz (juif, peut-être de schmutzig) → chmouillARD : « Pourtant, toute cuirasse a son
chmouillard, non ? » (ONO, p. 231).
papier → papelARD : « Le morcif de papelard en pogne, il renouche autour de lui comme
quelqu’un qui sollicite une inspiration. « (MOF, p. 18).
dos → dossARD : « Mais heureusement, il y a ces petites papouilleries dans le dossard promet-
teuses ? » (BOB, p. 71).
– DU ce suffixe uniquement argotique n’est utilisé qu’exceptionnellement pour former
des adjectifs dépréciatifs :
mou → mouDU (molasse) : « On peut pas se figurer, quand on est un moudu, simple trempe-
biscuit dans le régiment des cornards, ce que des frénétiques de la tringle sont inventifs. » (LEC,
p. 50).
– OCHE à l’aide de ce suffixe argotique, combiné ou non à une consonne antécédente,
F. Dard forme des mots à effet plus ou moins comique ou péjoratif :
gâtisme → gatoche : « Merde, il est en pleine gatoche, vot’déplumé,.... » (FVL, p. 15).
irlandais → irlandOCHE : « Dites donc, l’est pas commode, vot’ sectaire irlandoche, objecta le
loufiat. » (BPM, p. 19).
accident → accidOCHE : « Eh bon, ce con qui conduit comme un pied a un terrible accidoche
qui oblige les toubibs à l’amputer du bras gauche. » (BBI, p. 28).
jardinier → jardinOCHE : « Sans ce grand hasard, jamais le vieux jardinoche aurait pris garde
à l’auto. » (ONO, p. 227).
panard → panOCHE (pied) : « C’est pour ton panoche, ma jolie.. » (TGJ, p. 69).
– OUILLE F. Dard utilise ce suffixe argotique pour forger des mots de différentes caté-
gories grammaticales (substantif, adjectif, adverbe) à caractère péjoratif :
larme → larmOUILLE : « Tout le monde a la larmouille au carreau. » (BSA, p. 246).
limouse → limOUILLE : « …mais avec une limouille blanche et une cravetouze marine,…. »
(LEC, p. 85).
japonais → japonOUILLE : « L’autre jour, y z’en ont réussi un de quat’ mille pièces qui r’pré-
sentait à l’arrivée l’drapeau japonouille. » (BOB, p. 80).
169
2. La composition
Le procédé de composition constitue également un vaste champ d’exploitation pour
former des vocables inédits. Dans ce domaine, F. Dard développe une conscience lin-
guistique créative très vive. C’est là que se révèlent ses grandes trouvailles, son « cul-de-jat-
te-de-basse-fosse » (CRV, p. 171), « la déesse-à-l’aspirateur » (MOF, p. 85) et autres incartades.
Ce sont surtout les composés par soudure graphique des locutions qui ont les faveurs de
l’auteur : « àplaventrés » (BSA, p. 85), « demandavoixbassé-je » (BSA, p. 9 ) etc.
3. Suppression – adjonction
L’apocope et l’aphérèse de F. Dard sont assez souvent accompagnées d’un redoublement
syllabique de type hypocoristique :
(depuis belle) lurette → lulure : « Quant ils se sont maté les pompes pendant lulure en vocifé-
rant des bouts de phrases, …. » (BOB, p. 34).
cucul la praline → cucul : « Tu vois, on débloque gentiment ; la converse cuculla-praline en
plein. » (BOB, p. 88).
(les) –z-oiseau → zoziauter (le bruit rappelle le bruit émis par un oiseau – aphérèse et
redoublement syllabique de (les) –z-oiseau : « Comme San-Antonio dit ces mots, l’émetteur de
son talky-walky zoziaute à nouveau. » (FEL, p. 19).
170
4. Les métasémèmes
Étant donné que F. Dard n’invente pas des histoires de « science fiction », ses personna-
ges sont des êtres en « chair et en os » qui se retrouvent dans diverses situations de la vie
quotidienne. Dès lors les « métasémèmes » lui servent à s’approcher du langage commun,
à convaincre le lecteur de la réalité des événements et à frapper son imagination. Cepen-
dant F. Dard n’omet pas de les exploiter pour particulariser son style en coloriant son
langage par des combinaisons insolites de mots qui évoquent des rapports jusqu’à pré-
sent imperceptibles entre les objets.
L’exemple le plus pertinent du reflet d’usage argotique dans le cadre des figures de
style et l’emploi de « kif » comme conjonction dans les comparaisons :
Conclusion
Mais même si « l’argot commun » tient sa place dans les œuvres san-antoniesques, « il
n’est pas dominant comme dans les « polars » d’Auguste le Breton (Du rififi chez les hom-
mes, 1976) ou d’Albert Simonin (Touchez pas au grisbi, 1953). Et l’argot de San-Antonio,
qu’on devine plus lyonnais que parisien, n’est pas toujours exempt d’erreurs de détails »
(Cellard 1985 : 427). Entre les autres écrivains de la littérature dite « argotique », F. Dard
n’est caractérisé ni comme utilisateur à l’instar de François Villon, ni comme moteur du
type d’Alphonse Boudard, mais plutôt comme « inventeur » (Calvet 1994 : 107) : « l’ar-
got joue une part limitée dans ses textes : il ne l’utilise pas, il le réinvente, le recrée, en
donne l’illusion » (Calvet 1994 : 108).
Les propres paroles de F. Dard reproduites sur la quatrième de couverture du
Dictionnaire San-Antonio témoignent aussi, même si elles sont fortement exagérées, de cet
aspect inventif : « J’ai fait ma carrière avec un vocabulaire de 300 mots. Tous les autres,
je les ai inventés. » (Serge Le Doran, Frédéric Pelloud, Philippe Rosé, 1998). F. Dard
exploitait « l’argot commun », le transformait ou retransformait pour marquer des pics
stylistiques qui surprennent et donnent le ton. Son but ne consistait pas à reproduire
fidèlement les mots et les expressions argotiques pour noter leur usage à une époque
déterminée.
C’est la constante créativité si propre à l’argot qui l’a enchanté et séduit. L’« argot »
accélère le renouvellement du langage, il tend à remplacer les mots ordinaires en faisant
appel aux diverses forces créatrices du langage qui, chez lui, s’hypertrophient.
Étant donné que l’exactitude de l’« argot » employé par F. Dard n’est pas sans
reproche et que son style d’écriture est basé sur l’inventivité et la créativité lexicale, nous
proposons pour la qualification de la langue des récits de F. Dard l’emploi du terme
« JARGOT » dû à Marc Sourdot (Sourdot 1991 : 15) accompagné de l’épithète « SAN-
ANTONIESQUE ».
Ce postulat de conclusion est guidé également par la recherche effectuée sur le site
Internet officiel de « TLF.fr » où grâce à la recherche assistée l’opérateur nous avons
retrouvé 21 exemples dus à San-Antonio, dont seulement six avaient l’indication du
« sous-code argotique » - « gland, jacquette, poulardin, roploplos, thune, zob » :
171
Références bibliographiques
172
Sitographie
http://www.inalf.fr/tlfi
Abstract
173
Il n’y a pas de « langue ». Mais des registres de langue. Des idiomes propres à des groupes, à des
partis, à des coteries, à des familles. Ces langages particuliers, hantés de différenciations, comme
ils élaborent leur « réel », se soustraient à lui. Ils enferment dans cette réalité intérieure.
(Quignard, Petits Traités, Tome IV, XXe traité, La langue, p. 490)
La question qui se pose au début de ce travail concerne surtout une problématique liée
à la linguistique générale. Bien qu’il s’agisse des textes d’un écrivain reconnu comme
l’un des plus intéressants de notre époque, Pascal Quignard, on s’intéressera, dans ce qui
suit, à un aspect de son écriture qui s’inscrit dans le domaine des sciences de la langue,
précisément dans le domaine qui constitue l’une de ses composantes, l’argotologie. On
évite, pour l’instant, d’avancer l’idée que certains textes quignardiens (des Petits Traités1
en principalement) font l’objet d’une investigation qui tient de l’argot (du jargot plutôt),
mais on doit préciser que, vu sa façon de construire le discours littéraire, l’auteur se
situe en quelque sorte dans ce que l’on peut considérer une littérature marginale, dans le
sens que, nombre de ses textes, érudits par excellence, s’inscrivent dans une démarche
littéraire paradoxale : Quignard est l’écrivain qui cherche à dire l’inexprimable, voir l’in-
visible, dire à la première personne ce qui dépasse la subjectivité, garder la mémoire de
ce qui est « non-mémorable ». Et, hanté par toutes ces quêtes obsessionnelles, l’auteur
trouve des formes inédites pour les dire. Courts arguments déchirés, contradictions
laissées ouvertes, fragments de contes, explications et débats sur l’étymologie, donc une
écriture étrange qui construit le corpus des Petits Traités, constituent les textes qui de-
viennent l’objet de la présente analyse. Alors pourrait-on considérer, dans une démarche
réaliste, que l’écriture de Pascal Quignard arrive à construire, par ailleurs, des textes qui
se dévoilent comme des écrits proches d’un discours argotique ? Et puis, si l’on avance
une telle idée, de quel type de pratique langagière s’agirait-il ?
1) Pascal Quignard, Petits Traités I, II, tomes I-VIII, Maeght Éditeur, coll. Folio, 1990.
174
« (…) l’argot assume souvent une fonction expressive ; il est le signe d’une révolte, un refus et
une dérision de l’ordre établi incarné par l’homme que la société traque et censure. Non plus
la simple peinture d’un milieu exotique et pittoresque, mais le mode d’expression d’une sensi-
bilité. »2
Précisons que, dans l’usage courant, le terme d’argot reçoit des connotations négatives
à cause de la considération générale que l’argot concernerait surtout (ou exclusivement)
la langue des voyous, des « classes dangereuses », des « bas-fonds ». De ce point de vue,
l’écriture de Quignard ne peut pas s’inscrire dans une telle acception de l’argot. Mais,
la définition précédemment citée laisse la place à une interprétation moins restrictive :
l’argot ne constitue plus uniquement le parler des « bas fonds » mais il est possible qu’il
devienne, dans certains cas, une marque identitaire. Ensuite, les recherches plus récentes
de Denise François3, fondatrice de l’argotologie contemporaine, nous ont montré qu’on
devait plutôt parler des argots que d’argot. Cette idée permettrait de bien différencier les
nombreuses manifestations écrites de l’argot. Ceci dit, on pourrait, peut-être, avoir un
argot érudit, comprenant par cela une démarche scientifique qui arrive à montrer que la
fonction argotique de certains mots est arbitrairement imposée dans l’usage de la langue
à travers les époques de l’histoire. La dimension argotique dans les écrits de Pascal
Quignard que le présent travail se propose de signaler, concerne donc une réflexion sur
la langue utilisée dans certains textes des Petits Traités, textes qui se placent sous le signe
d’un langage marginal mais érudit par excellence.
Rien dans le type de littérature qu’affectionne Pascal Quignard ne nous autorise,
apparemment, à lancer une hypothèse qui placerait l’écriture de ce grand érudit dans
une perspective argotologique. Car l’écrivain n’est pas un utilisateur d’argot à la manière
de Villon ou de Zola, écrivains dont les textes reposent sur un discours qui met en scène
des tournures argotiques proprement dites.
On entend par dimension argotique du texte quignardien un écart de l’usage commun
de la langue car, comme le précise l’auteur même, la langue commune a perdu sa valeur
et son poids de signification. Il faut, par conséquent, retourner à l’origine de l’individu,
« aux balbutiements de l’être » pour y découvrir la sève d’une langue inaltérée. Selon
Quignard, il n’existe plus de langue saine. Le mot contemporain fait peur à l’écrivain
à cause de sa terrible solitude :
« Devant les mots qui sont seuls je ne sais, de leur solitude ou de leur apparence, ce qui me les
rend inintelligibles. Je perds le sens qu’ils présentent… Si je vaux quelque chose, c’est aux livres
qu’il faut que j’en aie la reconnaissance. Les mots ne s’y trouvent jamais esseulés comme des
ordres. Les mots n’y sont pas des injonctions impérieuses auxquelles on obéit le cœur battant
sans juger ce qui les fonde. »4
175
« les modes propres à chacune de ces langues sont incongrégables entre eux : alors le même
espace n’est pas perçu, les mêmes saisons ressenties, la même histoire n’est pas éprouvée. »5
Pour Quignard, l’individu ne vaut rien s’il est sorti de sa langue. Dans l’un de ses
romans, Carus6, le personnage A. est malade. On sait la cause de sa maladie étrange :
« si cette langue n’était pas tombée en désuétude, il ne serait pas malade »7. L’humanité
entière est alors accusée d’avoir mal employé la langue si bien qu’à travers les siècles,
ce bien commun ait perdu sa fonction primordiale, celle de langage mythique. Une
langue détournée vers des apparences soi-disant argotiques, rend les êtres qui l’utilisent
confus et désemparés. Dans la langue première, mythique, il n’y avait pas de fonction
argotique. Au contraire, dans la vie contemporaine, il n’y a que des « idiomes propres
aux groupes », des siglaisons et des interjections qui sont des caractéristiques de l’argot.
En perdant sa référence au mot d’origine, le mot contemporain s’est argotisé. De ce point
de vue, le travail acharné de Pascal Quignard de sortir de sous la poussière de l’Histoire
des significations originaires des mots dont l’humanité ne se soucie même pas, semble
un effort de sauver la langue de ce processus de transformation en discours argotique. Le
résultat est en quelque sorte paradoxal : le texte même de Quignard qui condamne la
mise en argot du mot reçoit une apparence en quelque sorte argotique qui lui est donné par sa
fonction cryptique, par son caractère d’écriture difficile à discerner, érudite et quelque
peu marginale.
Marc Sourdot cite dans un article8 les propos de Denise François qui soulignait qu’un
argot n’était pas l’équivalent de la « langue des malfaiteurs », tout en distinguant les
divers argots des parlers spéciaux. Alors le discours quignardien représente à notre avis
une pratique langagière tout à fait particulière qui individualise son écriture dont l’une
des interrogations majeures repose sur la problématique de la langue, du langage, de
l’usage de la langue et de la grammaire.
Si l’on considère une autre opinion de Denise François comme quoi l’argot serait « un
phénomène lexical qui consiste à créer des termes qui doublent le vocabulaire usuel »,
on pourrait placer certains écrits de Quignard dans une perspective argotique. Mais le
spécialiste va encore plus loin et nous fournit un terme qui serait plus approprié : le
jargot.
« Nous avons proposé d’introduire le terme jargot pour, dans un premier temps, pouvoir pren-
dre en compte le glissement fonctionnel toujours possible qui permet à un locuteur, à l’aide de
n’importe quel fait de langue un peu étrange, d’exclure une partie de son auditoire. Employer
176
un jargon en présence d’un tiers non spécialiste (…) revient à rendre le message incompréhen-
sible. (…) Ce détournement fonctionnel fait qu’argot et jargon peuvent se mêler en une vaste
nébuleuse argotique que nous avions préféré appeler jargot. » 9
Le jargot convient alors mieux pour ce qui est des textes quignardiens, car ce concept
linguistique se définit comme étant le lieu d’une grande créativité individuelle à visées
esthétiques où les emprunts et les néologismes fleurissent.
Trois tendances manifestes dans le texte des Petits Traités nous permettraient d’y voir
du jargot : la pratique de l’étymologie, la préférence pour les archaïsmes et l’insertion
d’un texte grec ou, beaucoup plus souvent latin dans le corps du texte. Ces tendances
placent l’écriture dans cette tradition marginale, hors normes, à laquelle fait appel
Pascal Quignard. Sa passion pour l’étymologie s’inscrit dans une pratique discursive
périphérique par rapport à l’usage standard d’une langue. Les exemples abondent dans
les Petits Traités. De façon récurrente, Quignard renvoie le mot qu’il veut accentuer à son
origine latine ou grecque. Il accompagne le mot ancien par un commentaire érudit qui
justifie la signification du mot :
« Le mot qu’on a accoutumé de traduire par difficile est praeclarus ; ce qui veut dire très clair,
étincelant. Rarus signifie clairsemé sur la terre. (…) Puis le mot rarus voulut dire : distant dans
l’espace, peu fréquent au cours du temps. »10
Saint Ambroise.
« Procul recedant somnia
Et noctium phantasmata
Hostemque nostrum comprime
Ne polluantur corpora »
(Mets en fuite les vains songes, les fantasmes de la nuit, et contiens notre ennemi, afin que nos
corps ne soient pas pollués.11
9) Denise François citée par Marc Sourdot dans son article « Argot, jargon, jargot », Langue Francaise vol.
90/1991, pp. 13-27.
10) Petits Traités I, IIe traité, Dieu, p. 39.
11) op, cit., II, XXVIe traité, p.39.
177
Texte I
« Je reluque.
*
Nous ne voyons pas, nous reluquons. Quand nous lisons, nous cessons de reluquer.
Mais nous reluquons encore.
*
Reluquer vient du moyen-néerlandais lûke, fermeture. Ce verbe apparaît dans la
langue française, dans les lieux où le soleil se couche, dans la première moitié du
XVIIIe siècle de l’ère chrétienne. Reluquer souligne cette façon de voir qui caractérise
les êtres humains : voir au moyen d’une fermeture. Certains philologues ont développé
le verbe au sens d’épier intensivement au travers du luquet de l’œil-de-bœuf. »13
Le texte témoigne qu’il y a bien une paradoxale dimension argotique dans une écriture
qui se propose justement de « condamner les écarts » de type argotique, les vices d’utilisation
dont le français s’est emparé dans le monde contemporain. Le procédé est significatif
aussi bien en ce qui concerne la manière de Quignard d’expliquer les mots par rapport
à leurs étymologies que du point de vue d’une tournure argotique. L’utilisation même
du mot reluquer14 trahit la volonté non seulement de la remise en circulation d’un terme
que les dictionnaires placent dans le domaine des termes familiers – et que les français
prennent pour des termes vulgaires (presque jamais employé) -, mais aussi une ambition
érudite de relier le mot à son étymologie dans un effort de faire comprendre sa première
signification. On y perçoit un écrivain soucieux des questions liées aux problèmes de
lexicologie, à la disparition des mots (même vulgaires) d’une langue. L’auteur insiste sur
les significations du mot reluquer en mettant en discussion un de ses synonymes.
178
Texte II
« Que veut dire lorgner ? Regarder de côté ce qu’on ne doit pas voir. (…)
Que veut dire reluquer ? Lure, c’est fixer en épiant. Lauern, c’est faire le guet lors de
l’embuscade. C’est Achille à la fontaine lorgnant Trolios. Le cauchemar « lorgne » la
même scène que le rêve… »15
Un troisième texte pose encore des problèmes d’étymologie. Et les exemples en sont
nombreux. Le choix des textes dans le présent travail est subjectif et vise des fragments
qui ont fait l’objet d’autres recherches, plutôt liées au domaine littéraire, que nous avons
entreprises sur l’écriture de Pascal Quignard.
Texte III
« Larves, mânes, lémures et argei. Ce dernier mot est formé sur le radical arg. C’est la
blancheur des os des morts anciens. C’est la blancheur des pages poncées des livres.
C’est le arg qui fit le mot argent : qui est ce qui brille comme la mort. L’argent n’est
jamais que le revenu de revenants. Ce sont les trente deniers de Judas. »16
Dans les textes de Quigard la composition et la dérivation sont employés à des degrés
divers. Si dans le discours argotique proprement-dit on rencontre le phénomène de
la dérivation populaire, dans les textes de Quignard c’est la dérivation savante à base
greco-latine qui s’impose. Les textes pris en tant qu’exemples, sont censés illustrer
les arguments que le présent travail avait avancés. Mots rares, tournures écartées du
français d’aujourd’hui, préciosités et termes désuets, ce sont les éléments d’une pratique
langagière chère à Pascal Quignard mais aussi des éléments nous permettant une analyse
de certains de ses textes d’une perspective argotique. Et cela puisque cette littérature
revendique une aventure qui interdit le recours aux formes déjà usées, qui se méfie
des expressions toutes faites, des clichés et des stéréotypes qu’il condamne, pour nous
dire que, avant toute structure détournée de la langue (que ce soit parler argotique,
populaire, savant ou tout autre), il n’y avait que la langue pure, mythique, inaltérée, celle
des origines : c’est justement le parler que Pascal Quignard possède sur « le bout de la
langue » et qu’il voudrait bien donner en partage.
Références bibliographiques
QUIGNARD Pascal, Petits Traités I, II, tomes I-VIII, Paris, Maeght Éditeur, coll. Folio, 1990.
QUIGNARD Pascal, Le Sexe et l’effroi, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1994.
QUIGNARD Pascal, Carus, Gallimard, Paris, 1979.
LAPEYRE-DESMAISONS Chantal & Quignard Pascal, Pascal Quignard le solitaire, Paris, Les
Flohic, 2001.
179
Abstract
180
Philippe Djian est connu comme un des auteurs contemporains qui emploient largement
les termes argotiques. Djian écrit des romans : 37,2 le matin, par exemple, qui l’a rendu
célèbre ou Bleu comme l’enfer, Assassins, Criminels, Ça, c’est un baiser, entre autres, et pu-
blie également des nouvelles : Crocodiles et 50 contre 1. Les romans de Philippe Djian
se distinguent par leurs style singulier, on dit que l’auteur « crée de la littérature amé-
ricaine en langue française ». Djian a longtemps vécu aux États Unis, il commence sa
carrière d’écrivain sous l’influence des œuvres de Salinger et de Hemingway. Mais il
garde néanmoins son originalité. L’écrivain cherche à créer dans le roman une image
véridique, réaliste de la vie. Djian introduit dans le texte littéraire beaucoup d’éléments
de l’argot commun.
Dans notre article, nous envisageons les fonctions spéciales des termes non
conventionnels qu’on rencontre dans le roman Frictions de Philippe Djian. Nous nous
appuyons sur les œuvres théoriques consacrées au problème de l’argot dans la littérature
francophone, écrites par Éda Bérégovskaya (2009), Denise François-Geiger (1975), Marc
Sourdot (1996, 2006), Tatiana Tinlin (2006).
Le roman Frictions a été publié en 2003, et l’on sent tout de suite qu’il est écrit par
un écrivain mature. C’est l’histoire d’un homme qui ne peut pas se débrouiller dans ses
relations avec les femmes qu’il aime. Le mot frictions qui est le titre du roman est pris
dans le sens « accrochage entre des personnes ; désaccord, heurt ». En effet, dans le
centre du roman, il y a un conflit entre le héros principal et les autres personnages.
La narration dans le roman se fait à la première personne, elle est très subjective.
L’écrivain introduit ses personnages sans les présenter, il ne précise pas le temps et le lieu
de l’action. On peut diviser le roman en cinq parties ; chaque partie commence par les
événements qui ouvrent une nouvelle étape dans la vie du héros. Tout le roman repose
sur les monologues du héros et de ses dialogues avec sa mère, avec sa femme et ses
amantes, et avec sa fille. Le langage du héros est proche du langage familier, du langage
de tous les jours. Tout le monde le comprend, c’est pourquoi la plupart des termes
non conventionnels qu’on rencontre dans le texte de Djian ne sont pas sémantisés, le
lecteur les comprend sans explication spéciale ou traduction. En outre Djian utilise
181
La vie que je te fais mener ? Est-ce que tu n’es pas libre de faire ce que tu veux ? Est-ce que je suis
sans arrêt sur ton dos ? La vie que je te fais mener ? Est-ce que j’ai bouleversé une seule chose
dans ta vie ? Est-ce que je t’emmerde ? Je crois rêver en entendant ça. La vie que je te fais mener
(Djian 2003 : 97).
L’écart par rapport à la norme ne sert pas à épater le lecteur, mais à rendre l’ambiance,
à traduire les émotions et l’humeur des personnages. Comme on a déjà dit, la narration
est faite à la première personne, c’est pourquoi les éléments du non standard sont
présents à tous les niveaux de la langue :
Dans le roman on voit une convergence (s’il l’on recourt au terme de Michael
Riffaterre) des éléments variés du langage familier, des argotismes, des structures
syntaxiques propres au langage parlé. Par exemple, Djian emploie ça au lieu de cela,
c’est au lieu de ce sont, il omet la particule ne dans la négation et le pronom impersonnel
il, il ne marque pas l’e caduc, reflète dans ses cacographies la monophtonguisation des
diphtongues propre au registre familier :
182
termes non conventionnels, dans la dernière partie on peut constater la plus grande
quantité de tels mots.
On peut expliquer la concentration moyenne des termes non conventionnels dans le
premier chapitre par l’âge du héros, qui n’avait que onze ans. La plupart de ces mots-
là sont inclus dans le discours de la mère du héros, qui s’énerve à cause de l’arrivée de
son ex-mari :
Quand mon père nous rendait visite, ce n’était même pas la peine d’essayer [de la comprendre].
« Qu’est-ce que j’en ai marre, a-t-elle ajouté en écrasant brusquement sa cigarette. Si tu savais
comme j’en ai marre, de tout ça » (Djian 2003 : 16).
L’expression en avoir marre, employée deux fois, fait ressortir les émotions négatives
du personnage : irritation, rancune, colère. On peut sentir toutes ces émotions dans la
description du geste en écrasant brusquement sa cigarette qui renforce l’expressivité de la
phrase.
Dans le même chapitre, l’emploi d’un des synonymes de la série gosse, bébé, mioche,
chiard avec les mots enfant / garçon aide à comprendre l’attitude de la mère envers son
fils. Par exemple, pendant la conversation avec son mari la femme emploie le neutre
« mon enfant », avec l’adjectif possessif mis en relief. Après la querelle avec son ex-mari,
elle s’adresse à son fils avec tantôt « mioche », tantôt « petit chiard ». La mère transfère
la haine envers son mari sur son fils. La connotation péjorative du dernier argotisme
est soulignée par une gradation ascendante (enfant – mioche – chiard). En même temps
le héros, qui se sent coupable de ce conflit, se nomme grossièrement « con » ou « petit
con » (Djian 2003).
Dans le deuxième chapitre, il y a une dispute entre le héros, qui veut vivre seul,
et sa mère, qui désapprouve cette décision de son fils. La mère lui en veut, elle dit
qu’elle a sacrifié sa vie pour l’élever. Dans cette partie presque tous les termes non
conventionnels se trouvent dans les répliques du héros. On sent que leurs relations se
sont refroidies : « Par moments je vois vraiment le fossé qui nous sépare » (Djian 2003 :
61). La mère parle à son fils d’une manière grossière :
Et d’abord, me dit-elle, qu’est-ce que tu fous là ? ‹...› Je t’ai pas demandé de venir. ‹...› Tu m’em-
merdes ! (Djian 2003 : 43).
183
Je devais la laisser tranquille, lui foutre la paix, cesser de l’espionner, ne devais plus lui casser les
pieds, arrêter de fourrer mon nez partout, de lui demander, si quelqu’un l’emmerde, arrêter de
vouloir la conduire à la fac (Djian 2003 : 197).
L’écart par rapport à la norme permet à Djian de créer une ambiance libre, parfois
frivole et souvent compliquée où l’énergie, le caractère affectif et la subjectivité de
l’argot jouent le rôle dominant pour exprimer l’attitude de l’auteur, du narrateur et des
personnages envers le monde qui les entoure. J’ai essayé de montrer que les argotismes
isolés peuvent remplir des fonctions différentes :
1) Ils peuvent renforcer l’expression des sentiments tels que la haine, le mépris, la colère,
le mécontentement, la peine et la douleur ;
Il est à noter que dans le roman Frictions les argotismes expriment toujours des émotions
négatives.
2) Ils mettent en relief la mésentente des personnages ;
les argotismes font ressortir la différence entre les points de vue du père et de sa fille,
accentuent le conflit des générations.
3) Ils accentuent l’opposition des personnages ;
L’auteur divise tous ses personnages en positifs et négatifs et les argotismes figurent
presque toujours dans le discours des personnages négatifs.
Dans le roman il y a 15 personnages féminins et 11 personnages masculins. Les
personnages féminins influencent la vie du héros. En conséquence les conflits éclatent.
Les scènes du roman où l’on décrit des disputent se distinguent par une haute
184
Références bibliographiques
BeregovskaYa Eda, L’argot et la langue de la prose française du XXe siècle, Smolensk, Université
d’État de Smolensk, 2009.
Colin Jean-Paul, « L’argot et la littérature : réinvention, récupération... ou dégénérescence ? » in
Cahier de l’Institut de Linguistique de Louvain, 22 (1-2), 1996, pp. 69-72.
DJIAN Philippe, Frictions, Paris, Gallimard, 2003.
François-geiger Denise, « La littérature en argot et l’argot dans la littérature » in Communication
et langage, no 27, Paris, 1975, pp. 5-27.
Sourdot Marc, « Le jargot Fallet » in Bulletin de linguistique appliquée de Besançon, numéro hors
série, novembre 1996, pp. 197-213.
Sourdot Marc, « L’intégration stylistique de l’argot dans le roman contemporain » in Revues
d’Études Françaises, no 11, Helsinki, 2006, pp. 189-197.
Tinlin Tatiana, Fonctionnement linguistique et stylistique des termes argotiques dans les textes d’Annie
Ernaux et de Jeanne Cordelier, Thèse de doctorat, Newcastle, Australie, 2006.
Abstract
185
Marcela POUČOVÁ
< Université Masaryk de Brno / poucova@ped.muni.cz >
Personne ne doute de l’identité d’une langue. Mais peut-on parler d’une identité de
la traduction ? Et comment la caractériser ? Pourrait-elle se manifester dans l’histoire
des œuvres traduites ou s’incline-t-elle chaque fois devant des règles individuelles de
l’ouvrage traduit ? Et comment traduire les variétés langagières qui n’existent pas dans la
langue cible ? Appuyée sur quelques exemples concrets du français commun standard et
substandard et du « québécois », cette contribution ne se risquera pas à répondre à ces
questions complexes mais propose plutôt quelques pistes de réflexions.
1) Quelques notes terminologiques. N‘étant pas spécialiste en français québécois, je me suis permise d’uti-
liser quelques termes trouvés dans les traités sur le français du Québec. Le terme de français Parisien est
189
utilisé dans le même sens que le français standard. Ensuite, le terme du français familier est utilisé comme
une des variantes du français substandard. Dans le roman « Sous les vents de Neptune », ces deux formes
sont utilisées pour décrire le discours des personnages provenant de la métropole. Pour décrire le discours
des Québécois, j’utilise le terme de « français québécois » dans le sens d’une variété du français standard
ou international. Le terme de « français familier québécois » représente ensuite une langue populaire au
travers de laquelle s’expriment les personnages provenant du Québec.
Puisque la différentiation linguistique de la langue tchèque ne correspond à celle de la langue française, je
me permets aussi d’expliquer quelques termes tchèques. Le terme de « tchèque littéraire » correspond au
niveau de l’écrit au terme du français standard. Utilisé en communication il correspond le mieux au terme
anglais « colloquial English » (Dans le roman, ces deux niveaux sont utilisés pour traduire le discours des
personnages français). Le tchèque familial appelé « tchèque commun » avec les enjambements sur le parler
expressif traduit l’expression des personnages québécois.
2) L
e roman « Les Lâches » est sorti en français en 1978 dans les éditions Gallimard.
190
issu de celui-ci (par exemple : kelnerka, mít recht, špekulovat, eklovat se)3. Hormis ceci,
d’autres traducteurs n’hésitaient pas à utiliser le langage de la jeune génération.
Les traductions de Raymond Chandler, John Steinbeck, Kurt Vonneguth ou bien John
Kennedy Toole et toute une gamme d’auteurs paralittéraires sont devenus des exemples
illustres d’introduction d’une langue substandard dans la production littéraire. Cette
traduction pionnière se faisait surtout à partir de l’anglais. Bien que les traductions de Boris
Vian effectuées par Patrik Ouředník appartiennent au fond d’or de la traduction tchèque,
elles sont parues seulement plus tard et leurs influences n’étaient pas si importantes.
La traduction de Vinšová
L’utilisation littéraire du tchèque commun rendue célèbre surtout par Škvorecký est
devenue aussi le point de départ pour la traduction de Vinšová. Elle base systématique-
ment la différence entre le français de Paris et celui du Québec à ce niveau là. En plus
cette différenciation est justifiée dans le texte : un des personnages répond à la question
du commissaire Adamsberg sur comment il avait compris qu’Adamsberg était Français
par cette explication : « Parce que quand tu parles, je crois pas t’entendre, je crois te
lire. » (Vargas 2008 : 153)
Dans la traduction tchèque, Adamsberg parle le tchèque littéraire tout en utilisant
quelquefois des mots provenant du tchèque commun. L’utilisation de cette couche
de langue reste strictement au niveau lexical, lui tout comme ses collègues parisiens
n’utilisant pas les formes morphologiques appropriées à ce niveau de langue ce qui les
distingue de leurs collègues québécois4 :
Adamsberg : „Je to spíš zívačka, jak říká Ginette.“ (Vinšová 2007 : 169) 5
Adamsberg : « C’est un peu plate, comme dit Ginette. » (Vargas 2008 : 164)
Son collègue québécois : „Jsou tady na zácvik, zaučujou se... “ (Vinšová 2007 : 137)
(zaučují se)
Son collègue québécois : « Ils sont en période d’entraînement, ils s’initient. »
(Vargas 2008 : 134)
3) Quelques exemples des mots argotiques utilisés dans la traduction de « Sweet Thursday » de John Steinbeck
effectuées par Jiří et Slávka Poberovi au début des années 1970. (STEINBECK, John, Sladký čtvrtek, Praha,
Olympia 2001, première édition 1972)
4) La langue familière tchèque appelée le tchèque commun se différencie de la langue standard / littéraire non
seulement par le choix du vocabulaire mais surtout par les différents suffixes morphologiques (par exemple
takový/takovej, který/kerej, prý/prej) et certains procédés de prononciation comme le « v » épenthétique
dans les mots commençant par le « o » (okno /vokno; obejmout /vobejmout) ou bien effacement de la voyel-
le « j» au début du mot (jsem/sem) qui sont plus ou moins répandus sur tout le territoire urbain du pays.
5) Les unités lexicales concernées sont dans les exemples mis en italique. Pour montrer la différence morpho-
logique des unités, la forme correcte se trouve en italique entre guillemets derrière la phrase concernée.
191
L’utilisation de l’anglais
Comme la traductrice en prévient le lecteur tchèque, le québécois utilise souvent des
anglicismes. L’idée du québécois truffé d’anglicismes correspond bien pour le public
tchèque à l’image d’une langue américanisée. En effet, les anglicismes sont plus pré-
sents dans la traduction que dans l’original. Et ceci sous diverses formes. De nouveau,
ils aident surtout à différencier les deux variantes du français. Comme leur utilisation
constitue la colonne vertébrale du texte de la traduction, il faudra dès lors énumérer les
différentes formes de leurs utilisations les unes après les autres :
a) L
es anglicismes qui se trouvent dans l’original ainsi que dans la traduction (les
anglicismes internationalement connus)
„Ty, povídám ti, že je to ten tmavovlasej. A tam u nich je to velkej boss, špice. Radši
si dej pusu na zámek.“ (Vinšová 2007 : 135)
« Je te dit que c’est le brun. Et c’est un boss important là-bas, un as. Alors, barre-toi
les mâchoires. » (Vargas 2008 : 132)
192
„Hey, Noëllo,“ vložil se jim do hovoru číšník, když jim pokládal účty na stůl. „Pořád máš ten job
v Karibu? (Vinšová 2007 : 151)
« Hey, Noëlla, intervint le serveur en déposant les additions sur la table. T’as-tu toujours ta job
au Caribou ? » (Vargas 2008 : 147)
„Na vrchního komisaře nejsi zrovna smart. V Paříži vás nechaj chodit takhle?“ (Vinšová 2007 : 133)
« Pour un commissaire principal, tu te mets pas sur ton forty-five. Ils vous laissent vous habiller
comme ça à Paris ? » (Vargas 2008 : 133)
c) Un anglicisme qui ne se trouve pas dans l’original et remplace une locution
française
„No jo, potřebuju splašit money na letenku, Micheli.“ (Vinšová 2007 : 151)
« Oui, il faut que je ramasse l’argent du billet, Michel. » (Vargas 2008 : 147)
„... Holka, tobě to ještě nedocvaklo? Ten tvůj chum byl pěknej vykuk a pokrytec. ... To není
žádnej joke, píšou o tom v novinách.“ (Vinšová 2007 : 151)
« T’es dure de comprenure, ma belle. Ton chum, c’était une face à deux taillants, un hypocrite.
... C’est pas des niaiseries, c’était dans le journal. » (Vargas 2008 : 147-148)
193
„A ještě pořád spleenuješ nad tím svým chumem?“ (Vinšová 2007 : 151)
« Et t’as encore les bleus pour ton chum ? » (Vargas 2008 : 147)
„Hostie, není to spíš ten voháknutej slackovej dlouhán?“ (Vinšová 2007 : 135)
« Ce serait pas plutôt le grand slaque bien vêtu ? » (Vargas 2008 : 132)
L’adjectif « slackovej » n’existe pas en tchèque, il s’agit d’un néologisme dont le sens
reste obscur pour des non anglophones.
Le verbe « checkovat » non plus n’existe pas en tchèque, il s’agit d’un néologisme qui
une nouvelle fois est peu compréhensible pour des non anglophones.
Un lecteur tchèque expérimenté ne doutera pas. L’utilisation très réussie des anglicismes
et des néologismes créés à base d’anglais dans la traduction du français québécois de
Kateřina Vinšová est très largement inspiré d’un des personnages du livre « Příběh
inženýra lidských duší » 7 de Josef Škvorecký. L’histoire du roman se passe au Canada
anglophone (à Toronto) où vivent en diaspora des Tchèques provenant de différentes vagues
d’immigration. Sa fine oreille a aidé l’écrivain à créer un de ses personnages inoubliables,
Blběnka, dont le nom en tchèque suggère l’image d’une blonde très gentiment bête en
traduction anglaise le personnage est appelé Dotty. Pour comparer le travail de Vinšová,
voilà un petit exemple de son inoubliable czenglish8 qui, en même temps dans le livre,
témoigne du processus de la naturalisation de certains immigrés :
„Dets rajt!“ Blběnka pohladí pana Zawynatche po drajluku. „Vel, to si smíte představit, ten
mítink! Imídžetly sme droply do Jalty a gosipovaly sme o živejch mrtvejch, až sme byly modrý
v obličeji. A pak se k nám připojil ten chlap! “ Blběnka vyvalí oči a narovná si blond afro. „Já dyž
na to myslim zpátky, já se cítím jako Elis ve vondrlendu. Still! “(Škvorecký 1992 : 101)9
Mais dans son inspiration très réussie de Škvorecký Vinšová est allée encore plus loin.
Dans sa traduction toute organique elle utilise un anglicisme, cette fois-ci n’existant
qu’en tchèque, qui a été introduit en littérature justement par Škvorecký .
7) Le roman « L’histoire d’un ingénieur des âmes humaines » n’est pas traduite en français.
8) Le terme explique Alena Podhorná-Polická. Il s’agit de « l’anglais parlé des Tchèques avec des fautes. »
FIÉVET Anne-Caroline & PODHORNÁ-POLICKÁ Alena, « Emprunts dans l’argot des jeunes Tchèques et
Français », Standard et périphéries de la langue, Lodz, Oficyna Wydawnicza Leksem 2009, p. 50.
9) « Zats raït ! » Dotty caresse M.Zawinatch sur son draylouk. Ouel, vous pouvez imaginer ce miting ! Nous
nous sommes imédiatly rendus au bar Jalta et nous avons gossipé de toutes les nouvelles jusqu’à devenir
bleues dans les visages. Et ensuite ce mec s’est joint à nous. » Dotty écarquille les yeux et ajuste sa blonde
coiffure afro. « Si j’y pense maintenant, je me sens comme Alice à ouanderland. Still ! » Je souhaite remer-
cier pour la traduction M. Jérôme Vives.
194
„Ty, nehledáš náhodou nějakou luketu? Myslím holku?“ (Vinšová 2007 : 141)
« Tu cherche une blonde ? Une fille ? » (Vargas 2008 : 144)
Toujours dans son essai « Profláknutí » Škvorecký décrit la situation où en 1945, à Pilsen,
ville en Bohême de l’ouest, libérée par l’armée américaine sous le commandement du
général Patton, 10 la garnison américaine commentait la beauté des filles tchèques par
la phrase : « Look at her! ». Škvorecký raconte : „Tenkrát na plzeňských nárožích jsem
si všiml, že pásci najednou začali komentovat promenující krásky výkřiky jako ‘Páni,
to je luketa!’ Nebo ‘Vidíš tu luketku? Já se poseru.’ Takže toho požehnaného léta, léta
Páně 1945, jsem se vlastně stal svědkem zázraku : z úst Lidu se narodilo nové slovo! (...)
Jejich uším, neznalým angličtiny, zněl vojácký vzdech ‘Look at her!’ nějak jako ‘Luketha!’,
odkud je jen krůček k dokonale českému substantivu ženského rodu ‘luketa’, a další
malý krůček k diminutivu ‘luketka’. Později jsem to slovo použil v několika povídkách
a zřejmě se ujalo.“ (Škvorecký 1988 : 204)11
Luketa a vraiment pris racine dans la littérature tchèque. Utilisé depuis par plusieurs
auteurs, grâce à Vinšová, le mot est rentré aussi victorieusement en traduction.
Néanmoins, pour une traduction réussie, il a fallu beaucoup plus d’une utilisation
appropriée des anglicismes. Par exemple l’équivalent des différences lexicales entre le
français familier de France et le québécois posait un autre problème. Pour distinguer
deux variantes des langages familiers, la traduction a utilisé différents procédés.
„Ty teda máš troufáka!“ (Vinšová 2007 : 147) (Ty si teda troufáš!)
« On peut dire que t’as du casque ! » (Vargas 2008 : 143)
10) Plus tard, la propagande communiste a effacé ce fait de l’histoire officielle du pays et pendant des décen-
nies elle a voulu faire croire à ses citoyens que tout le territoire du pays a été libéré par l’Armée rouge.
11) « Et je me suis aperçu que d’un coup les gandins tchèques adossées aux coins des rues de Pilsen commen-
çaient à commenter la beauté des filles passantes par des phrases : ‘Wow, c’est une luketa !’ ou bien ‘ Tu
vois cette luketka ?’ Alors, en cette année de grâce 1945, j’ai assisté à un miracle : un nouveau mot était né
dans la bouche du Peuple. (...) Aux oreilles inhabituées à l’anglais, le soupir des soldats américains « Look
at her ! » paraissait comme « Luketha ! » et ceci n’était plus si loin d’un substantif parfaitement tchèque
« luketa » et il suffisait encore d’un petit effort pour créer le diminutif « luketka ». Plus tard, j’ai utilisé ce
mot dans quelques unes de mes nouvelles et apparemment, il a pris racine. »
195
„Celej den jsem obsluhovala francouzský nablblíky, jsem utahaná.“ (Vinšová 2007 : 150) (poblblíky)
« J’ai servi toute la journée des crétins de Français, je suis crevée. » (Vargas 2008 : 147)
„Chceš bez kofu... “ (Vinšová 2007 : 144) (pas de lexème équivalent en tchèque commun)
« Tu veux-tu un décaf ... » (Vargas 2008 : 141)
Le même procédé a été utilisé dans le cas des expressions figées. Là, où la métaphore
restait compréhensible, la traduction a souvent gardé l’image d’expression en québécois
et réécrit la phrase dans en tchèque parlé.
„Už jsem viděl něco sněhu, ale ty mi začínáš lízt pěkně na nervy. Pakuj se odsud, povídám ti!“
(Vinšová 2007 : 191)
« J’ai déjà vu neiger, man, et tu commences à me tomber sur le gros nerf. Sacre le camp, je t’ai
dit ! » (Vargas 2008 : 186)
La traduction avait choisi deux unités lexicales ayant le même sens et provenant du
tchèque parlé et les utilisait systématiquement l’une en français l’autre en québécois.
Le meilleur exemple représente le mot « policier ». Le mot « polda » a été choisi pour
représenter le français familier, le mot « poliš » pour représenter le québécois.
Finalement l’anglicisme utilisé à l’original a été choisi pour différencier les deux formes
de la langue : le langage parlé de l’argot. L’expression « cops » est mal compréhensible
dans le contexte tchèque et remplit alors bien la fonction cryptique de l’argot.
196
« Criss, me chante pas de bêtises, reprit le surintendant. Celui qui est habillé comme un quêteux ? »
(Vargas 2008 : 132)
„Máš doláče?“ (le terme familier pour des dollars) (Vinšová 2007 : 144)
« T’as des piastres ? » (Vargas 2008 : 140)
„S kým budeš pracovat?“ „ S tou kredenciózní.“ (ayant les mesures d’un buffet) (Vinšová 2007 : 174)
« Avec qui travailles-tu ? Avec celle qu’est tendre d’entretien. » (Vargas 2008 : 169)
„... Holka, tobě to ještě nedocvaklo? Ten tvůj chum byl pěknej vykuk a pokrytec. ... To není žádnej
joke, píšou o tom v novinách.“ (Vinšová 2007 : 151)
« T’es dure de comprenure, ma belle. Ton chum, c’était une face à deux taillants, un hypocrite. ...
C’est pas des niaiseries, c’était dans le journal. » (Vargas 2008 : 147-148)
„Jednou večer zametal flastr a pendrekáři mu skřípli koule.“ (Vinšová 2007 : 151)
« Un soir, il s’est paqueté le beigne et les cochs l’ont pogné par les gosses. » (Vargas 2008 : 148)
Deux sacres québécois typiques sont utilisés dans la traduction. Criss ! – la déformation
du nom de Christ et Hostie ! Les deux sont constamment cités dans des traités sur le fran-
çais québécois. L’original n’utilise que le premier et la traduction l’a gardé en changeant
l’orthographe pour qu’il soit plus compréhensible par le lectorat tchèque. Elle s’est gar-
dée d’utiliser son équivalant tchèque Kriste! ou Kriste pane! toujours en vue de garder la
différence langagière entre langue de la France et du Québec.
En ce qui concerne le mot « hostie », il n’est utilisé nulle part dans le texte original,
tandis que la traduction tchèque l’utilise abondamment sans qu’il y ait une raison
apparente, sauf le besoin de différencier encore une fois les deux sortes de français.
197
„Hostie, není to spíš ten voháknutej slackovej dlouhán?“ (Vinšová 2007 : 135)
« Ce serait pas plutôt le grand slaque bien vêtu ? » (Vargas 2008 : 132)
Pour conclure
L’exemple de la traduction d’un seul livre ne peut, bien sûr, justifier une liaison étroi-
te entre la traduction et la littérature nationale. Néanmoins, dans le cas de Kateřina
Vinšová et sa traduction du roman policier de Fred Vargas « Sous les vents de Neptune »,
il s’agit d’un exemple intéressant d’un mélange de plusieurs procédés traductologiques
qui ont abouti à une littérature de qualité.
L’utilisation du parler des émigrés tchèques anglophones des États-unis et du Canada
anglophone dans la traduction présente, est bien justifiée du fait que l’immigration
massive des Tchèques vers des pays francophones dans le passé était quasiment
inexistante et que le parler des émigrés anglophones a été immortalisé dans les romans
de Škvorecký. Un tel procédé s’inscrit alors parfaitement dans le contexte historique,
culturel et littéraire tchèque. Il faut pourtant souligner que la seule utilisation du parler
des émigrés ne pourrait pas justifier une traduction adéquate d’une variante de la langue
aussi spécifique que le québécois. Pour créer une image appropriée d’une variante
internationale du français n’ayant pas un équivalent en tchèque, la traductrice a créé
plusieurs néologismes dérivés du tchèque, de l’anglais et du québécois, sans compter
l’utilisation des tournures argotiques tchèques tout ceci basé sur un fond de tchèque
commun.
Grâce à ceci, et à travers ces différents procédés, la traduction est arrivée à transmettre
une réalité linguistique très spécifique dans une image littéraire particulièrement
réussie. Il s’agit ici d’une traduction qui, ne copiant en effet aucune couche de la langue
cible et en créant un langage à part, a réussi à expliciter une spécificité linguistique qui
autrement dans le contexte tchèque serait difficile à comprendre.
198
L’exemple présent nous montre que même la traduction d’un roman policier - livre
commercial destiné à divertir, peut très bien s’inscrire dans la tradition d’une traduction
de qualité et entrer ainsi dans le contexte littéraire du pays.
Références bibliographiques
FIÉVET Anne-Caroline & PODHORNÁ-POLICKÁ Alena, « Emprunts dans l’argot des jeunes
Tchèques et Français », Standard et périphéries de la langue, Lodz, Oficyna Wydawnicza Leksem,
2009.
KADLEC Jaromír, Francouzština v Kanadě, Olomouc, FF Univerzita Palackého v Olomouci 2005.
PLOURDE Michel, Le français au Québec, 400 ans d’histoire et de vie, Québec, Fides 2003.
STEINBECK John, Sladký čtvrtek, Praha, Olympia 2001.
ŠKVORECKÝ Josef, Příběh inženýra lidských duší, Část první, Brno, Atlantis 1992.
ŠKVORECKÝ Josef, Franz Kafka, jazz a jiné marginálie, Toronto, Sixty-eight publishers 1987.
TÉTU DE LABSADE Françoise, Le Québec un pays, une culture, Québec, Boréal 2001.
VARGAS Fred, Sous les vents de Neptune, Paris, J’ai lu 2008.
VARGAS Fred, Neptunův trojzubec, Praha, Garamond 2007. (traduction de Kateřina Vinšová)
WITKOWSKA Tatiana, « Josef Škvorecký », Přednášky a besedy ze XLI. běhu LŠSS, Brno, FF MU,
2008, pp. 229-232.
Abstract
The novel Sous les vents de Neptune by Fred Vargas – translating Canadian French into
Czech
Nobody doubts the identity of a language. However, is it possible to establish an identity of
translation? If so, how can it be characterised? Is it possible to determine it by a diachronic study
of individual translations or is it a phenomenon which depends solely on the particular literary
work? Another problem is presented by translations of various language varieties which do not
exist in the language into which the work is translated. The article deals with the issues connected
to translating colloquial French and Canadian French into Czech based on the novel Sous les vents
de Neptune by Fred Vargas and attempts to find connections with other translations of novels
written in a colloquial language form.
199
Introduction
Dans notre communication, nous voudrions mettre en relief les obstacles que rencontre
l’étudiant tchèque – futur traducteur dans le complexe processus de traduction du roman
français contemporain, Boumkœur de Rachid Djaïdani (1999), jeune écrivain français
d’origine algéro-soudanaise. Nous avons affaire à ce que l’on appelle la littérature beur,
ou le roman beur. Ce dernier, « né dans les années 80, est produit en français par des
écrivain(e)s issu(e)s de la seconde génération de l’immigration maghrébine en France.
Elle est l’expression d’écrivains nés ou arrivés en bas âge dans le pays d’accueil de leurs
parents. » (Sebkhi 1999).
Nous allons procéder d’abord à l’analyse de la situation socio-linguistique en République
tchèque, à une brève description stylistique du roman en question pour ensuite présenter
les résultats de l’analyse du corpus parallèle, notamment une trentaine de traductions du
texte source traduit par des étudiants – futurs traducteurs – dans le cadre d’un concours
interuniversitaire de traduction mené en République tchèque en 2008.
Notre tentative consiste plus précisément à faire passer en revue divers aspects
traductologiques et leur impact didactique. Nous avons ainsi pour objectif de modéliser
les problèmes rencontrés lors de l’analyse du corpus parallèle ayant comme but
l’établissement de leur typologie. Celle-ci pourrait servir de base aux enseignants et aux
étudiants en terme de sensibilisation à la diversité des réalités socio-culturelles.
200
1a
1b
4a
4b
1d
1c 2
1) Le français est une langue à la fois étrangère et seconde pour la majorité des étudiants concernés.
2) http://cs.wikipedia.org/wiki/Soubor:Czech_dialects.png.
201
gine, mais transcendant toutefois les limites du dialecte individuel, et parlée dans une impor-
tante partie du pays. Cet interdialecte urbain est fondé sur le parler de la ville de Prague et de
la région avoisinante de la Bohême centrale. » (Garvin 1983)
é → ý, í : malé město, létat, mléko → malý město, lítat, mlíko (petite ville, voler, lait)
ý, í → ej : malý dům, být, cizí → malej dům, bejt, cizej (petite maison, être, étranger)
Unification des désinences des adjectifs au pluriel au nominatif et à l’accusatif : malí lidé,
malé ženy, malá města → malý lidi, malý ženy, malý města (petites personnes, petites femmes,
petites villes)
Unification des désinences –ma en instrumental pluriel : těmi dobrými lidmi, městy, ženami
→ těma dobrejma lidma, cizejma ženama, městama (avec de braves gens, avec des femmes étran-
gères, avec des villes)
v- prothétique dans les mots qui commencent par –o : otevřít okno → votevřít vokno (ouvrir
la fenêtre)
Disparition du –l dans les participes passés masculins : řekl, mohl → řek, moh (il a dit, il
a pu).
202
Une répétition : Malgré nos efforts, sans cesse replongeait la shooteuse dans le bleu de ses réseaux
veineux. Malgré ses efforts, le manque du poison était sur lui toujours plus fort. Des rimes :
Hamel qui a fait le pas vers des vacances trop coûteuses... sans cesse replongeait la shooteuse...
Le fraternel était épié par le paternel qui le sanctionnait sans cesse.
…la grande évasion vers des voyages loin de soi. Les pauvres en raffolent autant que les bour-
geois.
Lorsque je chipais des pièces jaunes dans la bourse du Daron.
Dans les cas évoqués ci-dessus, il faut prêter attention à la musicalité de la langue,
au rythme, aux assonances voire aux rimes. Dans les études antérieures menées sur ce
roman, la notion de roman-rap a été évoquée (Sourdot 2009 : 134). Nous pouvons ainsi
nous demander, si la lecture du roman à voix haute ne joue pas un rôle important dans
sa perception. Dans le cas du traducteur, elle n’est cependant pas à sous-estimer.
203
Les exemples appartenant aux trois catégories des problèmes citées ci-dessus sont
nombreux :
ad 1.
• Maladresses syntaxiques
– Lorsque je chipais des pièces jaunes dans la bourse du Daron, c’est Hamel le petit
frère qui écopait.
- Když jsem kradl drobáky z otcovy peněženky, byl to Hamel, malý bráška, který si to
slíznul. (Les étudiants reprennent automatiquement des structures phrastiques du
français.)
- Vždycky když jsem šlohnul nějaký prachy z fotrovy peněženky, byl to Harem, kdo si to
slíznul. (Idem ; de plus, l’occurrence d’une faute de frappe particulière : Hamel →
Harem.)
+ Když jsem stopil nějaké drobáky z fotrovy peněženky, vždycky to schytal bráška
Hamel.
+ Když jsem kradl drobáky z fotrovy peněženky, schytal to bráška Hamel.
• Calque
– Alors, pour esquiver les coups, Hamel avait créé un langage qui lui permettait d’entrer
dans la casbah sans que le Daron ne s’en aperçoive.
- …a tak si brašule, aby se vyhnul výprasku, vymyslel vlastní jazyk, který mu dovoloval
dostat se do baráku aniž by si toho otec všimnul. (jazyk = langue)
- Takže aby se vyhnul výprasku, vytvořil Hamel řeč… (řeč = parole)
+ Aby se Hamel vyhnul ranám, vymyslel si takový triky... (triky = astuces)
+ Aby se tomu bití vyhnul, vymyslel si Hamel taktiku...(taktiku = stratégie)
• Style d’auteur
– Malgré nos efforts, sans cesse replongeait la shooteuse dans le bleu de ses réseaux
veineux.
204
- Přes naše snahy si pořád znova a znova píchal jehlu do žil. (Omission du syntagme dans
le bleu de ses réseaux veineux.)
- Přes veškerou naši snahu si nepřestal stříkačkou drancovat svý modřinama posetý tělo.
(svý modřinama posetý tělo = son corps couvert de bleus)
+ Dělali jsme, co se dalo, ale on si pořád nořil tu stříkačku do řečiště svejch modrejch žil.
+ Přes naše úsilí bez přestání nořil stříkačku do modře svých žil. (S’agit-il d’une rime
consciente ou pas ? Quel que soit le cas, cette rime contribue à la musicalité du texte
et substitue les rimes employées par l’auteur dans le même passage, paragraphe.)
– Malgré nos efforts, sans cesse replongeait la shooteuse dans le bleu de ses réseaux
veineux. Malgré ses efforts, le manque du poison était sur lui toujours plus fort.
- Přes snahu nás všech znovu a znovu bez přestání si bodal stříkačku do svých namodralých
žil. A přes veškeré jeho úsilí byl nedostatek jedu silnější než on. (L’étudiant n’a pas
respecté la répétition.)
+ Navzdory našemu úsilí si nepřestal vrážet jehlu do žil. Navzdory jeho úsilí byla touha po
jedu vždycky silnější.
– Le fraternel était épié par le paternel qui le sanctionnait sans cesse.
- Otec pronásledoval bratra… (Il s’agit des mots standard ; la rime fraternel, paternel est
neutralisée.)
+ A tak fotřík číhal na bratříka…
ad 2.
• Incompréhension de l´original, glissement de sens et contresens :
– Rien à faire, Hamel se déchirait, se croyant à l’abri d’une OD.
- Hamel se zničil, neboť věřil, že ho zachrání zlatá rána. (že ho zachrání zlatá rána = en
croyant que l’overdose le sauvera)
- Hamel se mučil, předávkování cítil jako ochranu. (předávkování cítil jako ochranu = en
croyant que l’overdose le protégera)
+ Hamel se mučil a myslel, že přešlehnutí mu nehrozí.
– Les jours où il n’était pas clair, il grattait la porte d’entrée, en miaulant à quatre pattes,
pour éviter le judas.
- Když venku nebylo hezky, škrábal na vstupní dveře... (Quand il ne faisait pas beau…)
- Ve dnech, kdy si nebyl jistý, škrábal na vstupní dveře... (Les jours où il n’était pas
sûr…)
- Ve dnech, kdy nebylo dobře vidět, zaškrabal Hamel na vstupní dveře... (Les jours où la
visibilité n’était pas bonne…)
205
– Le Daron l’avait radié de son propre sang, il n’a jamais cherché à comprendre comment
et pourquoi le frangin était devenu malade de toxicomanie.
- Daron se ho jako vlastní krve zřeknul. (Le report du culturème, notamment nom
commun, ne serait pas compréhensible auprès du public tchèque.)
- Fotr Daroňák se ho zřeknul… (Fotr Daroňák = paternel Daroňák, l’étudiant a tchéquisé
le nom commun Daron et l’a transformé en nom propre.)
+ Fotr ho úplně odepsal…
ad 3.
– Alors, pour esquiver les coups, Hamel avait créé un langage qui lui permettait d’entrer
dans la casbah sans que le Daron ne s’en aperçoive.
- Aby se Hamel vyhnul ranám, vymyslel si takový triky, díky kterejm moh vniknout do
baráku bez Daronova povšimnutí. (Il s’agit du français standard, sans omission de
la particule ne dans la négation alors que dans la traduction tchèque nous pouvons
observer des traits typiques au tchèque commun ; ý, í → ej (kterým → kterejm) ;
disparition du –l dans les participes passés masculins : mohl → moh.)
– De rêves illusoires seront remplies les cases vides de son cerveau…
- Každičkej volnej kousek jeho mozku teď bude zaplněnej těma neskutečnýma
představama.
+ Iluzorní sny brzy naplní jeho prázdné mozkové buňky. (L’étudiant a utilisé les désinences
du tchèque standard : prázdné, mozkové.)
– …le joint c´est les vacances en 3D, la grande évasion vers des voyages loin de soi.
- Takový joint, to jsou 3D prázdniny, skvělej únik daleko od svého já. (L’homogénéité des
désinences n’est pas respectée dans le cadre d’une phrase, de la parole d’une même
personne ; désinences du tchèque standard vs le tchèque commun.)
206
– Lorsque je chipais des pièces jaunes dans la bourse du Daron, c’est Hamel le petit
frère qui écopait.
- Když jsem kradl prachy z Fotrovy peněženky, tak to byl můj malý bráška Hamel, kterej
to vždycky schytal. (L’homogénéité des désinences n’est pas respectée dans le cadre
d’une phrase, de la parole d’une même personne ; désinences du tchèque standard
vs le tchèque commun.)
207
Références bibliographiques
Sitographie
http://cs.wikipedia.org/wiki/Soubor:Czech_dialects.PNG
Abstract
208
On a la chance de pouvoir lire Jean-Claude Izzo en tchèque. Ne serait-ce qu’un seul, mais
le plus célèbre livre : Total Khéops, traduit en tchèque par Milena Fučíková et publié en
2008 aux éditions Fra sous le titre de Totální chaos.1
Un défi pour le traducteur : message inquiétant, ton préoccupant et tonalité toute
singulière, ce roman – polar, ou précisément néo-polar – est avant tout un livre très
poétique. En plus, comme il décrit Marseille, la vraie Marseille aux habitants angoissés,
avec leurs âmes emplies d’anxiété et de désespoir, le texte se laisse imprégner de leur
langage. Et cela non seulement de leurs discours agités, à la fois troublés et irrités,
mais aussi de leur propre langage identitaire, le fameux argot marseillais. Or, c’est cet
aspect du livre qui pose un problème important à toute traduction. Le parler marseillais
assaisonnant l’écriture d’Izzo, reste intraduisible, intransmissible dans une autre culture
et dans une autre langue. Se pose alors la question : la traduction est-elle possible ? Et
comment l’aborder ?
Avant de procéder à l’analyse de la traduction, d’en revoir sinon de contester sa
conception-même, il me faut alors rappeler quelques circonstances plus générales.
Il faut tout d’abord mentionner que le texte est sorti dans la série « belles-lettres », avec
la couverture assortie. C’est un fait qui nous semble important car en général, l’édition
tchèque des romans policiers diffère de la française. On peut y déceler la stratégie de
l’éditeur, bien conscient de choisir une œuvre importante, bien qu’un peu en marge
du mouvement littéraire français contemporain et pourtant primordiale, précisément
parce que c’est un moyen unique d’aborder d’autres facettes de la littérature actuelle.
Même si on reste un peu sceptique en ce qui concerne la possibilité de comprendre,
de vivre ce désespoir concret, cette détresse sociale et politique inondant le texte et
qui doit interpeler tout lecteur (Guillemin 2003 : 48–50) marseillais ou français (et
qui, avec le temps, perdra de son intensité pour ces lecteurs également), le livre – en
dehors du récit lui-même – donne à voir un monde lointain, inconnu pour la plupart
des Tchèques.
1) L’édition de Chourmo, deuxième titre de la trilogie, est prévue pour l’année 2010.
209
2) L’œuvre étrangère en traduction est un texte hybride, tendu entre des structures de langues, des systèmes
littéraires et des champs culturels différents. (Risterucci-Roudnicky 2008 : 15)
3) Il a été rédacteur en chef du quotidien communiste La Marseillaise, puis a démissioné et rendu sa carte
en 1978. Comme de nombreux auteurs de romans noirs déçus par les formes classiques de militantisme, il
exprimera désormais ses révoltes et ses valeurs dans ses romans. (Levet 2002 : 399)
210
En essayant de définir le concept de traduction, il faudra alors ne pas oublier cet aspect,
lié à l’intention de l’auteur de se référer à un genre donné : « Le choix du roman noir est
d’abord une réaction contre la littérature blanche, la littérature légitime, accusée de passer
à côté des problèmes politiques et sociaux et d’ignorer les classes populaires. Le roman
noir apporte un contrepoids à cette littérature aseptisée. » (Guillemin 2003 : 50)
Traduction
Jamais dans une traduction littéraire, et surtout dans ce cas plus que complexe, on ne
peut transmettre de manière intacte le message communicationnel avec son « envelop-
pe » discursive et culturelle. Pour illustrer les conséquences de la double énonciation (de
l’auteur de l’original et du/des traducteur/s) dont les marques sont inhérentes à toute
traduction, Risterucci-Roudnicky (2008 : 56) n’oublie pas de mentionner l’hybridité de
la nature culturelle (sur le plan référentiel) et esthétique (le plan poétique), constituée
par l’intertexte étranger, la présence de langues vernaculaires ou étrangères en positions
significatives. La problématique, résumée entre autres par les mots « trahison, tristesse,
souffrance » dans l’essai de Berman (1990 : 41) sur la traduction. Nous reviendrons sur
cette hypothèse ci-dessous, dans la partie « Traduire le marseillais ».
4) Bien que niée par J.-M. Adam, la dichotomie du récit et du discours, minutieusement décrite dans les
travaux de Benveniste et Weinrich, nous servira ici en tant que modèle suffisamment clair et net pour une
caractérisation schématisée de l’opposition des différents niveaux du texte analysé.
5) Rappelons que la fameuse comparaison de la perception unique et intraduisible de la neige chez les
Esquimaux ou du cheval chez les gauchos argentins, décrite par Mounin, ne mentionne que le point su-
prême de la problématique.
211
Jediný, co měl – ve starý čtvrti – mu zbejvalo – roztrhaný igelitky plný odpadků – pronikavej zá-
pach, kterej připomínal moč – se začlo s opravama – Některý domy – Jiný [domy] – se zelenejma
nebo modrejma okenicema – se sudejma číslama – Domy byly zčernalý a olezlý, obrostlý – brzo
– v opravdovým bytě – k jedinýmu křeslu, který v tý místnosti stálo...
6) L
e « tchèque commun » (obecná čeština) est la forme quotidienne de la langue tchèque, utilisée dans
les situations de communication courantes, par opposition au tchèque littéraire (spisovná čeština) qui
est la forme normative de la langue mais employée surtout à l’écrit ou dans la communication officielle.
Une différence relativement importante entre la langue littéraire et la langue couramment parlée est une
caractéristique significative de la situation linguistique tchèque. La langue parlée, non littéraire, utilisée
par la population est territorialement différenciée. En Bohême, il s’agit d’un interdialecte (structure supra-
dialectique) appelé le tchèque commun, qui s’est développé sur la base des principaux traits du dialecte du
centre de la Bohême. En Moravie, nous pouvons observer des différences plus prononcées entre les dialec-
tes. Il s’agit de trois régions de dialecte : la région de Haná (Moravie centrale), la région moravo-slovaque
(Moravie de l’Est, Valaquie comprise) et la région de la Silésie. Les différences entre le tchèque littéraire et
le tchèque commun sont flagrantes (en comparaison avec d’autres langues), essentiellement parce qu’il ne
s’agit pas d’un vocabulaire spécifique mais surtout de modifications systémiques, influençant les conjugai-
sons et les déclinaisons. (D’après http://www.czech.cz/fr/67019-le-tcheque, http://fr.wikipedia.org/wiki/
Tchèque_commun)
212
7) G
érard, Genette. Figures III. Paris : Seuil, Poétique, 1972.
8) En fait, il est difficile de définir, s’il s’agit d’un présent « situationnel » ou de narration...
9) A. Podhorná-Polická mentionne la relativité (ou l’insuffisance ?) des caractéristiques lexicographiques : « ...
il suffit de regarder l’attribution des marques lexicographiques pour certains lexèmes substandard pour
voir une palette de jugements connotatifs personnels (et générationnels)... » (Podhorná-Polická 2005).
Bien conscients de la complexité de cette problématique, nous nous limitons à schématiser, pour le besoin
de cette analyse, le registre du langage et le lexique utilisés en s’appuyant sur les indications du dictionnaire
Le Petit Robert, dans son édition de 2004. Vu que l’original français date de 1995, nous pensons satisfaisant
de se servir de celle-ci, et non de la dernière version du dictionnaire.
213
« Le récit fait par le narrateur de sa propre mort le renvoie à son caractère imaginaire, et ramène
donc le texte à sa fictionnalité : là est sans doute l’indice le plus fort de la fictionnalité du récit.
Mais on le rappelle : le récit de fiction emprunte de nombreux procédés au récit factuel, et in-
versement : les deux régimes sont assez proches. Et il serait sans doute vain de chercher du côté
narratologique des indices de fiction. » (Levet 2004)
Traduire le marseillais ?
Quel équivalent discursif choisir pour traduire Total Khéops, rédigé en mêlant un style litté-
raire « net » et une stylisation du discours oralisé, spontané, basée sur un langage familier
avec des éléments du parler marseillais ? Le roman a recours à ces artifices destinés à don-
ner l’illusion que nous lisons un énoncé réel, factuel. Facilement, on admet le pacte de nar-
ration : le narrateur est perçu comme auteur du texte, sans se confondre avec l’auteur.
« De ce fait, il [l’auteur du polar] passe implicitement avec ses lecteurs un pacte particulier, un
pacte esthétique qui n’exige que la vraisemblance ; l’attestation du caractère fictif au service
d’une cohérence formelle. À la différence du pacte référentiel des historiens ou des sociologues
qui, lui, suppose une adéquation au réel assortie de procédures de vérifications. En consé-
quence, on ne saurait reprocher à l’écrivain, ici, à l’auteur de polars, de s’écarter du réel des
sociologues et à ses lecteurs de ne pas exiger qu’il le fasse. » (Guillemin 2003 : 60)
10) L’analyse de texte littéraire ne fait pas partie de programmes scolaires au lycée, l’enseignement de
la littérature visant plutôt à résumer le message de l’auteur qu’à la manière de le traiter.
214
Ce qui est typique du polar marseillais en général, c’est que dans la trame romanesque,
à travers l’évocation d’un cosmopolitisme particulier, Marseille devient acteur du destin de
ses habitants. « Corses, descendants d’Italiens, d’Arméniens, de Portugais et d’Espagnols,
Beurs, Blacks, Comoriens, Chinois et Vietnamiens, les représentants de ces communautés
ne se partagent pas de façon nette entre bons et méchants, mais les beurs sont plutôt du
côté des victimes ou des hommes de main, les descendants d’Italiens souvent du côté des
caïds de la pègre, ancienneté d’implantation dans la ville et liens avec la mafia obligent.
Cependant, ce qui les unit et constitue la marque la plus apparente de l’identité marseillaise,
c’est l’emploi revendiqué et valorisé de l’idiome local, le parler marseillais, accent à l’appui.
Comme ce sont les milieux populaires qui sont souvent mis en scène, on stigmatise même
l’accent pointu des ‘élites’ qui veulent gommer leur origine méridionale. » (Guillemin
2003 : 52) Il n’est pas sans intérêt de remarquer que le titre du livre analysé présente lui-
même une allusion au parler marseillais. « Total Chéops est une expression inventée par le
groupe de rap marseillais IAM, qui signifie ‘bordel total’ ». (Guillemain 2003 : 52)
Aucune traduction ne peut se passer de tendances « déformantes ». L’analyse d’un
texte concret nous fait voir l’impact de ces concepts généralisant dans les problèmes
spécifiques de l’appauvrissement du texte cible vis-à-vis le texte source ainsi qu’une certaine
perte inévitable – et d’autre part, l’homogénéisation causée par la non-reproduction de
l’hétérogène. (Berman 1999 : 60) Il faut rappeler l’importance de la visée de la traduction,
définie par Berman, qui peut, entre autres, expliquer un mode de traitement allant dans
le sens d’une naturalisation ou d’une modulation de l’étrangeté (Berman 1999 : 73), ou
l’opposition, décrite de la même manière par U. Eco dans Dire presque la meme chose
du .... (cité par Risterucci Roudnicky 2008 : 63), autour des axes de l’espace et du temps
– traduction naturalisante contre traduction respectueuse de l’extranéité. En revenant
sur un thème fréquent des théories et commentaires traductologiques, à savoir la
problématique du transfert de l’extranéité basée sur l’utilisation de langues, de dialectes
ou de registres langagiers spécifiques (par l’intermédiaire d’une stylisation et dans le but
de réaliser un certain effet littéraire), Berman caractérise le décalage incontournable
de toute traduction similaire qui consiste en la destruction ou l’exotisation des réseaux
langagiers vernaculaires : « le vernaculaire est par essence plus corporel, plus iconique
que la koinê, la langue cultivée. » (Berman 1999 : 63) On ne peut, en général, éviter
l’effacement des vernaculaires, la reprise de l’oralité vernaculaire dans le texte cible étant
impossible sans une grave atteinte à la textualité de l’œuvre. Il n’est même pas la peine
d’expliquer les raisons de l’impossibilité d’une traduction dans un autre vernaculaire
qui entraînerait la ridiculisation du texte. Les différentes théories traductologiques plus
récentes nous proposent une issue pour sortir de cette impasse théorique, de la théorie
interprétative à celle du skopos en passant par la théorie de l’action. Selon les approches
fonctionnalistes « ...le texte source joue un rôle complètement différent de celui que
lui attribuent les théories linguistiques ou celles fondées sur l’équivalence. Ce rôle est
correctement dépeint par l’idée du ‘détrônement’ (Entthronung) du texte source telle
qu’elle est proposée par Vermeer. Le texte source ne constitue plus le critère le plus
important dans la prise de décisions par le traducteur ; il n’est qu’une des sources
d’informations dont se sert le traducteur. » (Nord 2008 : 39) La règle directrice de toute
activité traduisante devient alors celle du skopos,11 fondée sur un postulat proche, par
11) « La règle du skopos s’établit comme suit : il faut traduire/interpréter/parler de manière à ce que le texte
traduit puisse fonctionner dans la situation dans laquelle il sera utilisée, pour ceux qui veulent l’utiliser et
précisément comme ils souhaitent qu’il fonctionne. » (Vermeer, cité par Nord (2008 : 43)).
215
216
Ouais. En sortant du bar, je l’vois, ce keum. Une meuf, que j’croyais qu’c’était. De loin, quoi.
Avec ses cheveux longs. J’y demande une clope. L’en avait pas, c’con ! Y se foutait de ma gueule,
dans un sens. Alors, j’y dis, si t’en as pas, suce-moi ! Putain, y rigole ! Alors, j’y mets un pain.
Ouais. C’est tout. Vrai. Y s’est barré comme un lapin. C’tait qu’un pédé. (146)
Hm. Sem vyšel z baru, ne, a vidim toho chlapa. Hele, ženská, myslel sem si. Zdálky, ne. Měl
dlouhý háro. Sem mu řek vo cigáro. A ten debil neměl! Tak to jako by mě urazil, ne. A já na to,
jestli nemáš, tak mi ho vykuř! Ty vole, von se tlemil! Tak sem mu jednu napálil. No. A to je celý.
Fakt. A vodpálil jak zajíc. Buzerant jeden. (127)
morphosyntaxiques et lexicales est plus ancrée dans la conception française, partant de l’idée du français
populaire. (Podhorná-Polická 2004)
217
– Je ne fais ni troc ni échange. Je ne fais pas de chantage, Je ne marchande rien. (Lole, p. 96)
– Já nehandluju ani nesmlouvam. Nevydíram. Nevobchoduju. (85)
– Faudrait un crabe, et je n’en ai pas. [...] Jamais goûté. Où vous avez trouvé ça ? (Fabio Montale,
p. 113)
– Jo, až na to, že se do toho dává krab. A toho já nemam. [...] To neznam. Vodkud to máte?
(98)
– T’es con, ou quoi ? J’te demande de quoi tu veux causer. Que je révise. (Babette, p. 115)
– Ptam se tě, vo čem chceš mluvit. Abych si to na zejtra zvopákla. (100)
– Vé ! Allez boire le pastis, tranquilles. Je m’en occupe du reste. (Honorine, p. 118)
– Běžte si pěkně vypít pastis, děťátka. Já to všechno nachystam. (102)
Le type du bureau feuilletait une revue porno, d’un air las. Un parfait mia. Cheveux longs sur la
nuque, brushing d’enfer, chemise fleurie ouverte sur une poitrine noire et velue, grosse chaîne
en or où pendait un Jésus avec des diamants dans les yeux, deux bagouses à chaque main, des
Ray Ban sur le nez. Cette expression, mia, venait de l’Italie. De chez Lancia. Ils avaient lancé une
voiture, la Mia, dont l’ouverture dans la fenêtre permet de sortir son coude sans avoir à baisser
le vitre ! C’était trop, pour le génie marseillais ! (130)
Ten chlápek v kanclu znuděně listoval pornočasákem. Byl to dokonalej mia. Měl na hlavě odpor-
nou trvalou s ohonem. Zpod rozepnutý košile s květinovým vzorem mu koukala chlupatá hruď,
kolem krku mu visel zlatej řetěz s Ježíšem, co měl namísto očí dva diamanty, na každý ruce měl
masivní prsteny a na nose značkový brejle Ray Ban. To označení mia pocházelo z italštiny. Od
13) Aucune raison, dans le texte source, pour rédiger cette phrase en mimant l’oralité – il s’agit de la narration
« pure ». Mais supposons au moins le besoin de compenser un certain procédé de nivellement autre part...
14) « Moufter », d’après Le Petit Robert, familier.
218
firmy Lancia. Prodávali auto značky Mia, z kterýho se dal malým otvorem vystrčit loket, aniž
by se člověk musel obtěžovat stahovat okýnko. A to byla pro marseilleský frajírky hodně hustá
vychytávka! (114)
Toutefois, « le mia » fait partie du vocabulaire du polar marseillais : les personnages-
types du polar marseillais, cités par Levet (2002 : 393) étant : « le minot » (version
marseillaise du gavroche, souvent issu de l’immigration, toujours à la limite de la
délinquance), « le fada » (simple d’esprit qui peut avoir un pouvoir de nuisance illimité,
ou être un ange-gardien infatigable), « la cagole » (jeune fille très maquillée, habillée
de manière voyante, perchée sur de hautes semelles, souvent crédule), « le cake » ou
« cacou », ou « mia » (macho fou de sa voiture, portant chemise voyante et largement
ouverte sur une toison pectorale très développée et sur une grosse chaîne en or, au
comportement de « beauf »).
Les paroles imitant « le marseillais » en tchèque ne peuvent être marquées en revanche
que par la caractérisation d’un discours typé socialement : prouvant un certain âge, un
rôle social ou un caractère particulier, doté de l’aspect d’un parler non soigné d’une
personne non érudite ou négligeant sa façon de s’exprimer :
Mon pôvre, z’auriez pas fait fortune, comme pêcheur, vé ! (Honorine, 112)
Chudinko, z vás by asi zazobanej rybář nebyl, co? (98)
C’est une nièce, vé, qu’elle me les a ramenées de tête. (Honorine, 112)
Neteř mi je přinesla, nó, to víte. (98)
Conclusion
La traduction, supposée se heurter principalement au problème de la transcription du
parler marseillais, un des éléments les plus marquants du polar marseillais d’Izzo, décèle
d’autres décalages comme des infractions vis-à-vis du texte cible ou des solutions erro-
nées, pourtant réfléchies et choisies en toute conscience. La plus importante contredit
l’intention de l’auteur optant pour deux types de l’écriture afin de différencier le Prolo-
gue du reste du livre. Cette mise à niveau consiste dans le choix d’une stylisation « entê-
tée » de toute la narration, basée sur l’utilisation systématique des éléments du « tchèque
commun », et cela même dans les passages où cette solution n’est point imposée par le
texte source.
D’un impact moins grave, il faut signaler pourtant l’effort d’imiter un parler
vernaculaire (dans l’original, l’argot marseillais) par l’utilisation de certaines expressions
(formes verbales) de caractère dialectal. Au lieu de donner au texte et aux discours de
personnages concrets un aspect particulier, ce choix impose à la lecture un élément
d’étrangeté, de bizarrerie.
La traduction – réussie dans son ensemble et manifeste de l’intention de son auteure
de faire de son mieux – endommage le texte source. Mais ce qui est plus grave, c’est
qu’on ne la soupçonne pas de cette trahison sans une comparaison détaillée et une
219
Bibliographie
Abstract
220
policemen interacting in Marseilles streets and bars) appear in the novel through meticulously
rendered substandard language. Transposing the real world into literature elicits an imitation of
how the characters spontaneously speak, whatever background they come from.
The identity issue being part of the ongoing interplay between facts and fiction, the translator faces
a dilemma, as the various sociolects of substandard French language interfere with the possibilities
of Czech language and literary context.
The translator stands between the source text on one side, and the target text on the other. His/
her role consists in creating as credible a bridge as possible between two cultures, between two
literatures.
221
Introduction
Pour étancher la soif de néologie sortant de la bouche des jeunes, il suffit d’allumer la
radio Skyrock. Grâce au caractère anonyme de ses émissions nocturnes, le discours des
locuteurs devient plus aisé et, ainsi, devient un puits de la créativité lexicale des jeunes.
Que ce soit la langue utilisée dans leur vie quotidienne ou le français standard enrichi
d’expressions identitaires, une étude interdisciplinaire linguistique / médias, étant « une
fantastique machine à produire des signes » (Charaudeau 1984 : 5), permet de construire un
corpus susceptible de les étudier.
Cet article se base sur le corpus recueilli lors de notre mémoire de master. Nous nous
sommes concentrée non seulement sur l’analyse linguistique du corpus recueilli en 2008
et sur sa confrontation avec le corpus d’Anne-Caroline Fiévet, dressé en 2003 (Fiévet
2008), mais aussi sur les phénomènes extralinguistiques : âge, sexe et thématiques,
qui peuvent influencer le choix des unités lexicales. Nous avons observé de plus près
les domaines thématiques apparaissant lors des émissions ainsi que la nature des
préoccupations des jeunes dans une perspective de synchronie dynamique telle que la
conçoit André Martinet.
L’objectif du présent article est de confirmer ou de démentir l’hypothèse selon laquelle
certaines thématiques sont plus argotogènes que d’autres. L’attention sera portée sur
l’analyse du contenu qui mène à la sélection des thématiques argotogènes.
225
1) T
ous les lexèmes classés selon nos filtres successifs en tant que substandard (voir le sous-chapitre La relation
entre les thématiques et l’argotogénèse) sont mis en italiques.
2) A
lena Podhorná-Polická fait l’analyse de cette expression et la classifie en tant que « mot identitaire ».
(Podhorná-Polická 2009 : 284–286)
226
Difool Ouais, euh, j’sais pas, ça dépend c’que tu r’ssens pour elle, mais ça va foutre …
Alex Bah, franchement, depuis que, depuis qu’on est bien ensemble et tout, qu’on
parle bien, moi, je la kiffe trop.
Difool Nan, mais c’est ça, en fait, elle, elle s’imagine avoir un super bon copain et tout …
Alex Ouais, voilà, ouais, j’pense c’est ça plutôt.
Romano Ouais, et toi, derrière, t’es comme un péteux et, toi, tu bandes, comme un salaud ...
[…]
Alex Ça fait bien chier quand même, ça fait bien chier.
Difool Bah, ouais, j’comprends, ouais. En tout cas, y’a mal, y’a malentendu, elle, elle
croit qu’t’es son, qu’t’es l’bon pote et, toi, t’as envie d’autre chose, donc, forcé-
ment, ça va partir en couilles.
Les émissions nocturnes de Skyrock, que l’on peut qualifier de réseau social
rassemblant un groupe d’amis virtuel, sont caractérisées par le tutoiement menant
vers des tours de parole plus relâchée et où l’on n’attend pas longtemps pour entendre
des néologismes.
227
Sous-catégories Année
Thématiques en général Total
Sujet de discussion Occurence 2003 2008
Amour/sexe prostituées 2
rupture 7
ami immigré 4
amoureux d’un ami 5
pratiques sexuelles 18
amitié 1
grossesse 2
problèmes de temps 3
35 33 68
puanteur 2
relation avec un marié 5
sexe masculin 4
amour secret 4
jalousie 5
solitude 3
lèvres sèches 1
carrière porno 2
Sky Roulette* jeu de la Sky Roulette 18 18 0 18
Alcool/drogues haschisch 2
extase 1
attitude négative 1
expérience 2 6 5 11
joint 2
botanique 1
alcool 2
Apparence exhibitionnisme 1
grosseur 4
1 8 9
bodypainting 1
transpiration 3
Technologie scooter 2
1 5 6
console 4
Football supporter 2
match 2 0 5 5
insultes 1
Santé opération 1
0 5 5
sommeil 4
* Le jeu de Sky Roulette n’est pas une thématique proprement dite, cependant, nous l’avons incluse car les
discussions autour du jeu prennent assez d’espace à l’émission.
228
Sous-catégories Année
Thématiques en général Total
Sujet de discussion Occurence 2003 2008
Fantasmes acte sexuel 1
mensonge 2 4 0 4
excrément 1
parent sévère 1
Problèmes avec les pa-
rents mauvaise relation 1 4 0 4
parent en prison 2
Vacances de printemps histoires 4 4 0 4
voisins 1
Hommes qui poursuivent
les femmes étudiant 1 0 3 3
garde du corps 1
Invitation compétition 1
3 0 3
émission 2
Racisme
dans la relation amoureuse 3 3 0 3
Alimentation testicules 1
2 0 2
jus de poissons 1
Animaux maladie 2 0 2 2
Jeux vidéo Jeux 2 2 0 2
Phobies araignées 2 0 2 2
Problème du mois McDonald’s 2 2 0 2
Problèmes familiaux protection d’un membre 1
0 2 2
suicide 1
Sujets de discussion réussite 1
occasionnels
optimisme 1
2 2 4
foulards 1
logement 1
23 thématiques 159 sujets
60 sous-catégories 87 72 159
différentes abordés
229
3) Terme utilisé par Hervé Glevarec désignant une « thématisation[des radios] autour des « problèmes des jeunes »,
où les questions sexuelles et relationnelles sont centrales, sollicitées autant par les radios que par les auditeurs appe-
lants. » (Glevarec 2005 : 29).
4) Top 10 des thématiques argotiques (Paris) : policiers, argent, fille, homosexuel, copains, voiture, fou, pros-
tituée, avoir peur, drogues légères. (Podhorná-Polická 2009 : 315).
230
méthode des filtres successifs5. Cette méthode s’appuie sur l’attestation des unités dans les
dictionnaires généralistes, Petit Robert (PR, 2006), et spécialisés, Dictionnaire du français
argotique et populaire (DFAEP, 2006), Comment tu tchatches ! (CTT, 2001) et Dictionnaire de
la Zone (DZ, dictionnaire en ligne). Elle consiste à appliquer les quatre filtres relevant de
l’apparition des unités dans les dictionnaires mentionnés, ce qui permet un classement
plus précis. Si l’unité se trouvait dans le PR mais avec une des marques substandard
indiquant qu’il s’agissait d’un lexème utilisé dans le langage des jeunes, elle était
directement classée parmi argot commun (premier filtre, p.ex. cool). Si, par contre,
l’unité ne se trouvait que dans le CCT (deuxième filtre, p.ex. looker) et/ou dans le
DZ (troisième filtre, p.ex. être en chien), nous avons préféré de la classer parmi argot
commun des jeunes. L’argot commun des jeunes des cités et les différents micro-argots
seraient pris en compte lors d’un classement plus détaillé. Les unités non répertoriées
ont été considérées comme néologismes au moment de la recherche (quatrième filtre,
p.ex. mouta). Le classement du lexique et des expressions argotiques selon le critère
lexicographique était le seul objectif possible pour nous en tant qu’étrangère.
Sans perdre de vue la vitesse de l’évolution lexicale, la seconde phase du classement
des unités comprenait la consultation des locuteurs endolingues. Nous avons attribué
de l’importance à cette démarche car nous avons obtenu des opinions contemporaines
qui ont été confirmées ou non dans les dictionnaires qui ne sont pas souvent actualisés.
Les auteurs attendent en effet un certain temps avant d’introduire un néologisme
dans le dictionnaire car s’il tendait à disparaître, son introduction deviendrait
inutile. La consultation des locuteurs natifs était nécessaire également puisqu’en tant
qu’étrangère, les changements sémantiques ne sont pas, pour nous, aussi évidents que
les changements formels.
231
– A
rgot commun des jeunes - bader, bolos, cistra, esquive, flipette, kéblo, keumé, loveur, mytho-
ner, pourav, trash, uc, wesh, zguègue
– Néologismes - breaker, gafette, gaming, kid, macdo, mouta, mythoneuse, précioso, relooking,
(se) séguer, totale
– Les néologismes big (adj.), macdo (n.m.), mouille (n.f.), totale (n.f.) et les expressions
film de boule, faire de la fesse, ouach ma gueule et truc de fou faisaient partie du corpus
de l’année 2003 ainsi que de l’année 2008. Cette apparition témoigne de leur emploi
fréquent et ils devraient faire partie plutôt de l’argot commun des jeunes même si les
dictionnaires analysés ne les incorporent pas dans leur nomenclature.
En guise de conclusion
Il résulte de notre étude que les thématiques préférées et le plus souvent abordées par
les participants aux émissions nocturnes de la radio Skyrock ne sont que « amour/sexe »
et « alcool/drogues » qui préoccupent les auditeurs quel que soit leur âge. Les autres
sujets de discussion dépendent de facteurs différents et ont plutôt un caractère occasion-
nel. Bien que la composition des thématiques soit hétérogène laissant assez d’espace aux
sujets récurrents, les thématiques typiquement adolescentes, nouvelles ou à la mode ne
sont pas négligées.
La récurrence des thématiques favorise l’argotogénèse plus que les autres thématiques
disons occasionnelles. Les deux regorgent d’unités substandard, que nous avons classifiées
selon la méthode des filtres successifs appliquée en sous-catégories l’argot commun (le
plus fréquent), l’argot commun des jeunes (des cités) ou les néologismes.
Références bibliographiques
232
PODHORNÁ-POLICKÁ Alena, Peut-on parler d´un argot des jeunes ? Analyse lexicale des universaux
argotiques du parler de jeunes en lycées professionnels en France (Paris, Yzeure) et en République tchèque
(Brno), Thèse en cotutelle sous la direction de Jean-Pierre Goudaillier et Marie Krčmová,
Université René Descartes – Université Masaryk, Paris-Brno, 2007.
PODHORNÁ-POLICKÁ Alena, Universaux argotiques des jeunes: analyse linguistique dans les lycées
professionnels français et tchèques, Brno, Masarykova univerzita, 2009.
REY Alain & REY-DEBOVE Josette, Le Petit Robert, Paris, 2006.
RIEFFEL Rémy, Sociologie des médias, Paris, Ellipses, 2005.
VAŠKOVÁ Petra, Le lexique argotique sur Skyrock : analyse des néologismes en synchronie dynamique
(2003 et 2008), Mémoire de maîtrise sous la direction d’Alena Polická, Brno, Université Masaryk,
Faculté des Lettres, 2010.
Sitographie
Dictionnaire de la Zone : http://www.dictionnairedelazone.fr/
Skyrock (généralités) : http://www.skyrock.fm/front/
Skyrock (émissions) : http://player.skyrock.fm/V4/skyrock/player_V3.html#
Abstract
Youth Slang in “Free Antenne” Broadcasting in Radio: Some Themes are they more
“slang-generating” than others?
This article deals with an analysis of the relationship between language of young French people,
argot origin and the topics that are in the centre of interest of adolescents in the night broadcastings,
the so-called “free antenne”, on Skyrock radio. The analysis is carried out from the point of view
of dynamic synchrony since the corpus is compiled from lexical entities gathered in the years 2003
and 2008.
233
Marie-Anne BERRON-KOCH
< Universität Leipzig / mberron@hotmail.fr >
La recherche sur le terrain de la ville de LILLE (59) a permis de mieux cerner la réalité
des artistes pratiquant le SLAM 1.
Nous essaierons tout d’abord de montrer la manière dont le concept de « SLAM » va
être perçu par les artistes eux-mêmes. Par la suite nous analyserons plus précisément la
fonction identitaire que le langage joue dans des textes à vocation poétique. L’utilisation
consciente d’un type de vocabulaire, plus particulièrement l’utilisation d’un vieil argot,
d’un argot commun, d’un argot des jeunes ou encore du français contemporain des
cités (Goudaillier, 2001) montre la fonction identitaire du langage utilisé par certains
artistes pour tenter de marquer leurs origines ethniques et/ou sociales. Ainsi pour finir,
les interviews et les enregistrements auxquels nous avons procédé nous permettront
d’illustrer la théorie par des exemples marquants présents au sein du corpus. Ces
exemples appartiennent à toutes les catégories issues de l’argot, en passant de l’emprunt,
aux anglicismes, à la suffixation et à la créativité lexicale. Il est intéressant de remarquer
chez les auteurs une volonté forte de se démarquer par le langage utilisé mais également
la fierté de la création lexicale. Cet article ne se voudra pas exhaustif et représentatif
du phénomène SLAM sur le territoire français, mais essentiellement du phénomène tel
qu’il s’est établi dans une zone géographique limitée.
1) Nous avons eu ici recours en partie à l´observation participante comme employée par LABOV. Les entre-
tiens ont été effectués sous un format semi-directif.
2) Marc Smith, surnommé « Slampapi », passionné de lecture poétique, cherche à déclencher un phénomène
de lecture poétique à l´égal des manifestations de Jazz. Son but est également d´abolir les frontières entre
les poètes de la rue et les poètes académiques, de réussir à mélanger les styles et genres poétiques.
234
« [...] Libre parole [...] Voilà, session d’expression ou alors un truc comme ça, parce que quand
on a un mot comme ça, expression c’est large, à la rigueur expression orale sinon si on met
expression y’en a qui vont venir chanter y’en a qui vont venir danser, mais SLAM c’est vrai on
commence à formatiser le truc, et ça perd de sa fraîcheur, on fait une maison, on ferme toutes
les portes et puis voilà ça pue le renfermé après […]5 ».
« [...] Oui, c’est ça, le SPOKEN WORD, pas forcément rythmé, parce que y’a quelques règles qui
gèrent ce concept de SPOKEN WORD, c’est une session ouverte à tout le monde, c’est à dire
ouverte à tous les niveaux, n’importe qui du moment qu’il a un texte de sa composition, et qui
est fait dans un temps de 3 minutes, tout simplement, où c’est de la poésie scandée, c’est là où
on vient au terme RAP, là ça devient du RAP, parce que c’est scandé, enfin surtout au niveau du
rythme, scandé, c’est toujours un peu scandé même la poésie, mais c’est fait par voix orale et
d’une manière publique, parce que la poésie ça peut aussi s’écrire en fait, donc c’est peut-être ça
qui différencie, mais la poésie ça a toujours été déclamé dans des lieux publics même si c’était
écrit […] ».
Il fait également référence ici à la problématique de l’oral et de l’écrit que l’on peut
retrouver dans le SLAM. L’appartenance au groupe de Slameurs pourrait être également
discutée du point de vue de l’expression identitaire. Mais nous voulons parler ici de
l’identité exprimée par le langage des Slameurs utilisé dans les textes déclamés.
3) Le film “ SLAM “ par l’Américain Marc Lévin en 1997, dont le rôle principal est assuré par le SLAMEUR
Saül Williams, obtient la caméra d’or au Festival de Cannes de 1998 et permet de faire connaître le mouve-
ment au niveau mondial (Site de Ubackconcept).
4) Il faut éviter ici d´effectuer une généralisation du concept. Il s´agit bien évidemment essentiellement des
phénomènes observés dans une zone géographique bien précise.
5) Citation tirée de l´interview de Ben du 31.03.2009 à Lille par Berron-Koch, Marie-Anne.
235
6) S
elon les catégories décrites par Deppermann (2002).
236
tous. La taille de cet article ne permet pas de développer plus ici cet aspect, néanmoins
nous souhaitons préciser que certains auteurs du corpus se considèrent comme des Sla-
meurs mais avant tout influencés par la culture du HIP HOP et du RAP. Intéressant à ob-
server est le fait que leur appartenance à un groupe est également liée à leur appartenance
socioculturelle voir ethnique7. Ainsi Slimane, d’origine berbère se considère fortement
influencé par le RAP, tandis que Shabaaz, d’origine congolaise, se considère quant à lui
fortement influencé par le HIP HOP. De plus, au cœur de la ville de Lille, on parle plutôt
d’un concept de libre parole8 au lieu de parler de « SLAM ». Le SLAM est alors une caté-
gorie vaste ouverte à tous ceux qui produisent et aiment le texte.
Dans un premier temps, nous voulons présenter le rapprochement que certains auteurs
de notre corpus font entre leur usage d’un argot et leur construction ou expression
identitaire. Nous voulons illustrer cet aspect par le biais de citations tirées des interviews
auxquelles nous avons pu procéder lors de notre recherche sur le terrain.
Slimane est un homme d’une trentaine d’années d’origine berbère et ayant grandi
à Saint-Quentin dans le Nord de la France. Il revendique son appartenance à son quartier
d’origine :
« […] Ah moi j’étais à Saint Quentin, c’était la misère là-bas. [...] nous, on habitait en très proche
banlieue de Saint Quentin tu vois – à 6 ou 7 Km – mais je préférais là-bas, parce que là-bas c’était
un quartier où on était tous unis – on connaît tous nos parents – genre tous les ans (fête musul-
mane à la fin du Ramadan) je vais là-bas, voir mes potes avec qui j’ai grandi [...]9 ».
« [...] le problème c’est que c’est pas mes racines, mes racines, moi c’est le galérien du BLED,
c’est les petits pauvres, c’est les voisins qui passent à n’importe quelle heure du jour ou de la
nuit pour boire une bière ou pour tailler bavette, c’est le parler de la vie quotidienne tu vois [...]
mais moi ma réalité c’est le peuple enfin entre guillemets [...]10 ».
7) A
nalyse qualitative – il ne s´agit que des observations faites lors d´interviews sur la ville de Lille entre
septembre 2008 et avril 2009.
8) Titre d´un film tourné par le groupe LPI (Le pouvoir des innocents) dans la métropole Lilloise en 2005 (Libre
parole, production imagée, 2005).
9) C
itation tirée de l´interview de Slimane du 25.03.2009 à Lille par Berron-Koch, Marie-Anne.
10) Citation tirée de l´interview de Danny du 06.02.09 à Lille par Berron-Koch, Marie-Anne.
237
« [...] j’aime beaucoup l’argot, parce que c’est vivant parce que ça change tout le temps […] et
je pense que ça vient plus de là que d’un délire littéraire [...] ça ne m’intéresse pas d’utiliser un
langage que je n’utilise pas […]11 ».
« [...] À Néness, c’est le langage du quotidien parce que j’ai pas envie de fausser ce que je suis, de
fausser mon écriture par des choses que je ne suis pas ou que je n’emploie pas, je vais pas cher-
cher à faire des métaphores de poètes du 19ème pour exprimer quelque chose, j’ai mon langage,
et heu en fait mon langage il parle de certaines choses, […]12 ».
« [...] ben souvent après tu tournes autour des mots que tu connais…donc j’essaye de trouver des
autres mots, mais tu sais quand t’as un langage après c’est difficile »13.
11) Citation tirée de l´interview de Slimane du 25.03.2009 à Lille par Berron-Koch, Marie-Anne.
12) Citation tirée de l´interview de Danny du 06.02.09 à Lille par Berron-Koch, Marie-Anne.
13) Citation tirée de l´interview de Tony du 31.03.2009 à Lille par Berron-Koch, Marie-Anne.
238
Ainsi l’on peut constater cet aspect dans les citations suivantes :
« [...] et cet enfoiré il m’piquait mes expressions ! Alors du coup j’me suis dit : Ben j’vais les
écrire – je vais les prendre pour moi. [...] Ouais, j’utilisais dans mon langage avec les gens, des
expressions un peu space et tout tu vois ? Et lui il les mettait dans ses textes cet enfoiré ! Il disait
Ah ouais elle est bien celle là et bing il la mettait dans un texte ! [...]14 ».
« […] juste un morceau de viande à steack-hachiser […] – Moi, j’aime bien cette formule, je l’ai
trouvé un soir, j’étais content […] je ne l’ai jamais entendu quelque part, alors peut-être que ça
m’est arrivé et que je ne m’en souviens pas mais honnêtement, je veux pas dire que je l’ai créée
mais bon [...] Enfin bon, dans mon entourage j’ai l’impression d’être le premier à l’avoir sorti
[…] « j’ai un tarif multicroupe… » […] ouais celui-là c’est pareil je l’ai trouvé tout seul, j’étais
content […]15 ».
« […] parce que des fois tu pars carrément dans ta vision, tu vois, t’as ta vision derrière et tu fais
ta métaphore en toi-même – tu vois comme j’avais pensé à un délire – j’avais une image et je me
suis dit c’est bizarre tu vois, écosser un thorax, tu vois comme quand t’écosses des petits poix, et
moi je pensais le délire un peu à cœur ouvert, tu vois ? [...]16 ».
14) itation tirée de l´interview de Slimane du 25.03.2009 à Lille par Berron-Koch, Marie-Anne.
C
15) C
itation tirée de l´interview de Danny du 06.02.09 à Lille par Berron-Koch, Marie-Anne.
16) Citation tirée de l´interview de Tony du 31.03.2009 à Lille par Berron-Koch, Marie-Anne.
17) Nous n´avons malheureusement pas pu entrer en contact avec la totalité des artistes de notre corpus en
raison de l´imprévisibilité des apparitions de certains. De plus le contexte des soirées Slam ne permettait
pas de prévoir le passage de tous.
239
18) I l s´agit ici de l´orthographe utilisée par Slimane dans sa version écrite. Le masculin en serait « ma-
quereau ».
19) Nous avons utilisé les dictionnaires dont la liste suit pour notre analyse lexicale : Colin, Mével (1990),
Esnault (1965), Hachette (1996), Dontchev (2000), Goudaillier (2001), Merle (2007), Le nouveau Petit
Robert (2009), ainsi que le dictionnaire en ligne de la zone
20) Slameur occasionnel d´origine sénégalaise.
21) http://www.dictionnairedelazone.fr/
22) Slameur occasionnel d´origine africaine.
23) www.capoeira-infos.org
240
Références bibliographiques
24) O
n pourrait alors parler ici d´un hapax.
25) S
lameur occasionnel originaire de Bretagne.
241
Abstract
The expression of identity : slang in the slam
This article gives a general overview about the particular spoken language used for orally presented
Poetry Slam texts in France. First of all, the article presents the empirical findings taken during
a field test in 2008 and 2009 in Lille (France). The holding of semi-directed face-to-face interviews
allows for interpreting the use of this particular spoken language as a kind of self-expression.
Moreover, by analyzing selected examples this article illustrates the intentional use of these
particular lexis and their linguistic effects.
242
1. Introduction
Avant le XVe siècle, toutes les troupes de théâtre étaient ambulantes. Le rapport établi au
sein de ce groupe favorisait leur cohésion et les distingaient des non-initiés.
Même si le théâtre s’est ensuite sédentarisé et si les compagnies se contentent
aujourd’hui de « fidélités », puisque seule la Comédie-Française peut actuellement se
permettre une troupe, une complicité due au langage s’introduit lors des multiples
répétitions. Il est normal, d’autre part, que le théâtre qui revêt en grande partie une
fonction ludique, utilise un vocabulaire et des expressions témoignant clairement de
l’humour généré par le trac et l’envie de s’amuser avec le langage.
Chaque néologisme coloré évoque donc, chez ces groupes sociaux, des aventures passées,
des moments d’euphorie ou de déception, des victoires et des défaites. Au théâtre, la
création lexicale argotique reflète donc l’expérience particulière de ce clan fantaisiste.
Nous nous proposons tout d’abord de réfléchir sur la nature de cet argot des coulisses,
nous passerons ensuite en revue les différentes notions que l’on peut distinguer dans
ce domaine professionnel, puis nous analyserons ses procédés d’élaboration formels et
sémantiques, pour procéder finalement à un bilan, en nous prononçant sur la question
initiale : l’argot du théâtre passe-t-il la rampe ?
243
Jouer à la cane (improviser à partir d’un canevas), jouer à la broche (jouer selon la bro-
chure, i.e, d’après un texte préalablement établi), avoir l’œil du partenaire (pour un co-
244
médien, c’est demander que son partenaire le regarde quand il s’adresse à lui : « Je n’ai
pas ton œil » dit un comédien à sa réplique), parler ou crier à la cantonade (s’adresser à un
partenaire invisible, supposé se tenir à la cantonade i.e dans les coulisses), avoir le taff, le
taffetas (avoir le trac), se battre les flancs (s’échauffer en coulisse avant d’entrer en scène).
• Bon jeu
Bétonner son texte, savoir son rôle au rasoir (savoir son texte sur le bout des doigts), bétonner
un effet (faire en sorte que l’effet soit précis, bien « calé »), chauffer une scène (dynamiser
une scène qui traîne), jouer avec dessous (rendre les multiples facettes d’un texte, savoir
nuancer son interprétation), se mettre dans la peau du bonhomme/du personnage, avoir un
rôle dans la bouche, habiter un rôle (faire corps avec son personnage), avoir un rôle dans les
jambes (être très à l’aise dans son rôle, bien le maîtriser), avoir du jarret, être sur ses jambes
(avoir de la tenue en scène), lécher son ours (parfaire son œuvre), avoir de l’abattage, avoir
du chien, brûler les planches, remuer le plateau (avoir de l’entrain et du tempérament), tuiler
(faire chevaucher les répliques afin de rendre le texte plus dynamique), repêcher (remettre
sur la voie un acteur qui s’est trompé dans son texte), servir la soupe (un comédien qui
sert la soupe à son partenaire, lui sert de « faire-valoir »), avoir sa sortie (être acclamé par
le public après une tirade magistrale).
Brûleur de planches (comédien qui brûle les planches).
• Mauvais jeu
Battre des ailes (trop gesticuler), faire des ronds (avoir des gestes agités et incontrôlés),
battre le job (manquer de mémoire en scène), broder, faire de la toile (quand un acteur
improvise, qu’il ne sait pas son texte), ne pas en savoir une broque, une broquille (ne pas
savoir un mot de son texte), bouler (dire le texte trop rapidement, en butant sur les
syllabes), être/rester en carafe (ne savoir que faire, ne rien avoir à jouer pendant la réplique
de son partenaire), faire un sort à son texte (jouer son texte de manière excessive), mordre
sur la réplique (empiéter sur le texte de son partenaire), nager (ne plus savoir où on en est
dans son texte), aller à la pêche, tirer la couverture/couvrante (attirer l’attention du public
sur soi au détriment de son partenaire), mettre en carafe, couper les effets, griller un effet (en
cours de jeu, par mauvais esprit, un comédien peut s’arranger pour que son partenaire
ne produise pas tous ses effets), pêcher à la ligne (acteur qui a trop souvent recours
au souffleur), caméléoniser (singer son partenaire en répétant sa réplique), faire pleurer
Margot, faire pleurer dans les chaussettes (abuser de la sensibilité du public), montrer son
cul (c’est de la part d’un comédien, flatter le public de façon basse, afin de récolter des
applaudissements), jouer mon cul sur la commode (jouer une mauvaise pièce de boulevard),
jouer en dessous (en dessous de ses possibilités), jouer au pied levé, remplacer quelqu’un au
pied levé (jouer sans avoir eu le temps de se préparer, de répéter), jouer comme un pied/
un sabot/une pantoufle/une savate (jouer mal), vendre sa salade, servir la soupe (débiter son
rôle sans conviction, en prenant la scène comme un moyen de gagner sa vie), prendre
des temps de sociétaire (cabotiner en faisant durer le temps entre les répliques, pour un
acteur), enfiler les perles (mettre les mots les uns derrière les autres sans expressivité),
ramer (jouer, en ayant l’impression d’avoir à fournir des efforts), jouer par-dessous la jambe
(jouer n’importe comment), savonner (bafouiller, buter sur son texte), chanter (dans le
théâtre classique, déclamer de manière pompeuse), avoir du zinc, avoir la voix un côté
zingué (avoir une voix sonore, bien audible), laisser partir/se perdre sa voix dans les cintres
(ne pas savoir projeter sa voix en direction du public), jouer sur des promontoires (monter
245
• Mauvais acteur
Être bleu, être mouche, être toc (être mauvais), faire le bobèche (faire l’imbécile), ne pas en
savoir une broque/broquille (ne pas connaître un traître mot de son texte).
Caricature (acteur qui joue en charge), ringard / ringardos (acteur qui est en retard sur
son temps, car il s’évertue à déclamer au lieu d’être naturel), acteur-guitare (qui ne varie
pas assez ses effets et n’obtient d’applaudissements que dans certains rôles larmoyants),
c’est la tasse (se dit d’un piètre acteur), cabot, cabotin (mauvais acteur qui tend à attirer
l’attention sur lui), baraqueux, frileux, bleu, crabe, cabotinage (exhibition de soi du cabotin
qui tire la couverture).
• Bon acteur
Être élevé à la brochette (être expérimenté dans l’apprentissage des textes de théâtre),
avoir l’esprit de brochure (pour un comédien rompu en versification, qui sait combler un
trou de mémoire ou quelque autre défaillance par un vers d’une autre pièce).
Bouleur / bon bouleur (qui ne bredouille pas son texte, qui est capable de le dire vite),
briscard, vieux briscard, vieux routier (homme pourvu d’une longue expérience théâtrale),
empoigneur/empoigneuse (acteur/actrice qui sait capter l’attention du public par sa force
d’interprétation, sa capacité à faire le coup de poing métaphorique), locomotive (acteur
principal d’une pièce, choisi pour sa célébrité, afin d’attirer le public, tout comme la
locomotive tire les wagons d’un train).
Être à l’amende, être mis à l’amende (punition en monnaie infligée à l’acteur qui manque la
répétition, ou qui arrive en retard), filer dans ses bottes (exécuter un filage sans se donner
à fond pour produire tous ses effets le jour de sa prestation publique), faire un raccord (ne
répéter que des fragments d’une pièce), faire la rue Michel (« ça fera l’affaire, ça suffira
246
pour que l’on y croie »), être sur ses jambes (se dit d’une pièce lorsque, après avoir été
suffisamment répétée, les acteurs n’ont plus d’hésitation sur leur texte), voir à la rampe,
à la chandelle (l’expression s’emploie pendant les répétitions au moment où il s’agit de
décider d’un jeu), il faut marier Justine ! (Qu’on en finisse !).
Bout-à-bout, filage (première répétition d’une pièce en continu), raccord (abréviation
de répétition-raccord : à la différence du filage, le raccord consiste à ne répéter que des
fragments d’une prestation scénique), raccord-lumière (réajustement plus ou moins
minutieux de moments précis qui demandent à être revus), béquet (fragment de scène
ajouté par l’auteur au cours des répétitions), couturière / répétition des couturières, colonelle
(dernière répétition en costumes), la générale, secondes pointures (ultime répétition avant
la première).
3.4. La claque
Mettre du bois, chauffer la salle (soutenir, soigner le public), avoir des amis/sa concierge dans
la salle (avoir des amis qui applaudissent), se faire soigner, être soigné (se faire applaudir
sur commande par les claqueurs), soigner les entrées (applaudir chacune des entrées d’une
actrice ou d’un acteur qui a soudoyé le claqueur à cet effet), claqueur, claqueur en chef/chef
de claque, chevalier du lustre, compère (comédien placé dans la salle parmi les spectateurs,
complice du comédien sur scène.
Mangeur d’enfants (rôle de traître), panné (galant ruiné), rôle casse-gueule (difficile à assu-
rer, plein d’embûches), rôle à tiroirs/à travestissements/à transformations (rôle spécialement
écrit pour qu’un acteur puisse montrer la diversité de ses talents et sa grande faculté
de métamorphose), queue rouge (rôle de domestique), reluisante (reprise de rôle, en rem-
placement d’un acteur), oseille (emploi : dans l’argot du théâtre, ce terme n’a rien de
péjoratif), bonhomme (nom familier que le comédien donne à son personnage), baderne
(grand second rôle dans les pièces militaires).
247
3.6. La salle
Jouer devant/pour les banquettes, faire rigoler les banquettes, faire rire le velours, ne pas y avoir
un pèlerin dans la salle, ne pas faire un strapontin/un fauteuil (jouer devant très peu de
spectateurs), bondée jusqu’aux frises/jusqu’aux cintres/comme une outre (salle bondée), faire
la jauge, faire chambrée (c’est faire salle comble).
Chambrée, chambrée complète (salle bondée), bonnet d’évêque (petite loge de côté, située
tout en haut d’un théâtre), corbeille, balcon, baignoire, parterre, poulailler/poulaille, paradis,
galerie (catégories de places), mort (fauteuil vide).
3.7. Le succès
Casser la baraque, faire un tabac, faire un malheur (avoir un énorme succès), faire un carton,
cartonner, enlever un succès/les applaudissements, empocher, empoigner (mettre le public dans
sa poche), envoyer le sac de noix (faire déclencher des applaudissements nourris), avoir
des côtelettes/sa petite côtelette (être applaudi pour avoir fait son petit effet), voler la vedette
(quand l’interprète a tellement bien joué qu’il a récolté les applaudissements à la place
du rôle principal).
Morceau de sucre (applaudissements reçus par un acteur), sac de noix (tonnerre
d’applaudissements), rappels de vestiaire (rappels qui n’en finissent plus).
3.8. L’insuccès
Prendre / ramasser un bide / une gamelle / une gadiche / une veste / une tape / un billet de
parterre, faire un four, chuter, tomber, se vautrer, tomber dans le troisième dessous / dans le trente-
sixième dessous (avoir un insuccès complet), tomber sous les sifflets, être égayé, se faire cueillir/
reconduire/travailler/boire/offrir la goutte/agrafer/emboîter, boire la tasse, appeler Azor, Tar-
quin, (se faire siffler), piquer une tête (acteur qui débute en province et est mal accueilli).
Bide, gadiche, gamelle, flop, four, four noir, enterrement de première classe, tape, veste, bouillon,
fiasco, emboîtage (échec).
Lâcher les brochures (quand le metteur en scène dit aux comédiens que le texte de la pièce
doit être su pour la répétition suivante), vous devriez planter des choux de Bruxelles au Saha-
248
ra ! (Changez de métier !), Ça fait un peu mon cul sur la commode/ un peu vaudeville/ amant
dans le placard (son jeu se situe du côté de la légèreté), faire son marché (au moment des
scènes d’audition, certains metteurs en scène de théâtre et de cinéma en profitent pour
faire ou compléter leur distribution), la mayonnaise a pris (la mise en scène est réussie),
la mayonnaise n’a pas pris/ne prend pas (la mise en scène ne produit aucun effet), faire la
mécanique (régler la place des comédiens), laisser les clés (s’incruster sur la scène), sortir/
partir sur le ventre (sortir de scène au milieu d’un silence glacial), former un pont (jeu de
scène consistant à se rapprocher de son partenaire pour l’enlacer ou l’embrasser), tripa-
touiller (transformer le texte).
Tripatouilleur (celui qui transforme un texte en y mettant sa « patte »), rognure (coupures
faites à une pièce pour en diminuer la longueur).
Faire l’escargot (donner des représentations dans la banlieue de Paris en suivant un itiné-
raire en spirale, en élargissant le rayon d’action), lever le torchon/baisser le torchon (com-
mencer ou terminer le spectacle, pour un artiste).
Tassée (se dit d’une pièce qui, après quelques représentations, se joue plus vite),
reluisante (représentation médiocre), première/première-première (première représentation
officielle), seconde (seconde représentation officielle), première-presse (à partir de la troisième
représentation) centième (signe de succès d’être arrivé à la centième représentation),
la corporative (représentation ajoutée gratuitement, sur invitation, pour les gens de la
profession).
Gelé, frigo, mouillé, peint (public particulièrement froid), gantés comme des taupes (se dit
d’un public dont les applaudissements sont feutrés).
D’après Guiraud (1969 : 72), les suffixes parasitaires de l’argot sont d’origine sémanti-
que, puisqu’ils sont pourvus de sens. Cependant, « leur forme insolite les fait employer
comme de simples éléments déformateurs propres à dissimuler l’identité du mot ». Cet-
te caractéristique amène A.L. Stein (1974 : 256) et T. Petitpas (2008 : 102) à parler de
pseudo-suffixation.
249
D’autres unités suffixées de notre corpus sont constituées d’éléments sémantiques ordi-
naires. Ils ajoutent de l’expressivité à leur base argotique. Il en est ainsi pour -eyer (gras >
grasseyer), -ure (rogner > rognure), -age > jambages, emboîtage, abattage, cabotinage, filage, -ade
(licher pour lécher > lichades, Berquin : nom propre > berquinade, caguer > caguade, caleçon >
caleçonnade), -onner (béton > bétonner), -onneur (cachet > cacheton > cachetonneur, avec double
suffixation), -iser (caméléon > caméléoniser), -eux (baraque > baraqueux), -eur /-euse (claque >
claqueur, aboyer > aboyeur, marcher > marcheuse, trac > traqueur/traqueuse, bouler > bouleur,
poing > empoigneur, par préfixation et suffixation), -ante (reluire > reluisante), -isme (Frégoli
> frégolisme), -illon (pendre > pendrillon, trappe > trapillon), -on (cachet > cacheton), ces trois
derniers suffixes étant des diminutifs.
4.3. La troncation
250
vence. L’argot du théâtre est donc infiniment plus chargé d’affectivité que le français
conventionnel. Il est marqué de mots expressifs, reflétant la dérision ou les sarcasmes et
il exploite la métaphore, la métonymie, le glissement sémantique, les séries synonymi-
ques, les remotivations étymologiques, l’onomatopée, et la polysémie.
C’est sur la vivacité des figures que nous voudrions mettre l’accent, en explorant
d’abord le sémantisme de la métaphore de ce français intime du théâtre.
5.1. La métaphore
5.2. La métonymie
D’une façon ou d’une autre, nul ne doute que la métaphore apporte un enrichissement
sémantique en créant des associations nouvelles. À un moindre degré, d’autres figures
sont capables également de détourner le langage des coulisses, telle que la métonymie.
Parmi les tropes, la métonymie est la deuxième « vedette » après la métaphore.
Cependant, elle n’apporte pas, comme la métaphore, de réel enrichissement sémantique,
bien qu’elle soit souvent comparée et associée à cette dernière. Si le rapport entre SÉ1
et SÉ2 est d’ordre analogique dans la métaphore, le rapport entre les deux est d’ordre
logique dans la métonymie et la synecdoque. En effet, la métonymie repose sur un
transfert d’ordre logique, qu’on nomme association par proximité, contigüité (vicinitas en
latin) entre SÉ1 et SÉ2. La métonymie peut donc s’appuyer sur une relation de voisinage
entre les référents.
Il existe diverses catégories de métonymies, mais nous relèverons seulement celles qui
abondent dans le champ sémantique de la langue du théâtre.
Roulotte passe du sens du véhicule à celui de famille d’artiste dans l’expression être de la
roulotte ; la Maison, ellipse de la Maison de Molière est le mot employé à la place de la Co-
médie-Française ; fauteuil ne désigne plus un référent concret mais qualifie un spectacle
qui n’a pas marché.
251
Au théâtre, divers types de répétitions sont désignées par métonymie : couturière, s’ex-
plique par l’ellipse de répétition des couturières, puisqu’il s’agit de la répétition pendant la-
quelle les couturières font les dernières retouches. Lors de cette répétition, le metteur en
scène peut encore interrompre les comédiens. Avec générale, en fait, répétition générale,
on entend la dernière répétition de travail qui a lieu devant un public restreint d’amis
du théâtre et des artistes. Elle a un synonyme imagé : secondes pointures ; colonel, par
association d’idées avec la générale, qui désigne la répétition qui précède celle-là. Citons
également la métonymie de première, ellipse de première représentation, de seconde, pour
seconde représentation, et de centième, pour centième représentation.
D’autres termes de l’argot des coulisses résultent de la métonymie comme aboyeur,
étant donné que l’acteur qui annonce à haute voix le spectacle aux passants fait l’effet
d’aboyer ; doyen qui désigne à la Comédie-Française le comédien le plus ancien dans le
grade le plus élevé ; locomotive qui est le nom donné à l’acteur principal d’une pièce de
théâtre, choisi pour son renom afin d’attirer le public, tout comme la locomotive tire
les wagons d’un train ; bénisseur justifie son nom, car il représente le personnage qui
prêche et pardonne avec excès ; poulailler ou poulaille, enfin, doit son appellation au
public populaire, surnommé basse-cour, volaille ou valetaille qui occupait les places dans
les hauteurs du théâtre.
Quelquefois, les espaces de la salle de théâtre se rapportent, dans le discours, aux per-
sonnes qui occupent ces lieux. Il en est ainsi pour coulisses, corbeille, balcon, loges, baignoire,
parterre, poulailler, paradis, car si on dit par exemple : « Le parterre a applaudi avec en-
thousiasme », l’on veut dire : « les spectateurs du parterre ».
L’antonomase du nom propre, qui est la vraie antonomase pour beaucoup de théori-
ciens, consiste à employer un nom propre pour signifier un nom commun. Au lieu de
nommer une qualité, on fait surgir la figure du personnage qui l’incarne. Au théâtre, on
trouve un grand nombre de noms propres qui sont devenus des noms communs comme
Arlequin, Tartuffe, Polichinelle, Guignol etc. Certains ont donné lieu à des expressions ou
à des termes succulents. Nous nous limiterons à n’en évoquer que quelques-uns: faire
le bobèche doit son origine au surnom du pitre Antoine Mandelot qui interprétait des
rôles de sot. Une berquinade désigne le genre de pièces mièvres et édifiantes qu’écrivait
Arnaud Berquin à la fin de XVIIIe s. Quant à riflard, équivalent argotique de parapluie,
il relève du nom d’un personnage d’une pièce à succès de Louis-Benoît Picard (1769-
1828), La petite ville, qui parut sur scène muni d’un énorme « pépin ».
252
5.3.1 L’onomatopée
Flop qui évoque un bruit de chute, devient « échec » dans l’argot du spectacle ; claque
reproduit le coup donné avec le plat de la main et désigne les personnes payées pour
applaudir.
5.3.3. La polysémie
L’argot des coulisses peut être polysémique. Citons le cas d’oseille qui signifie selon le
contexte théâtral « jolie actrice acidulée n’ayant pas froid aux yeux », ou « emploi ».
Cet argot des coulisses qui reflète surtout la dérision ou le sarcasme excelle dans la
création synonymique. Nous avons cité de longues séries synonymiques à propos de
plusieurs notions. Nous pourrions relire en particulier tous les équivalents de « jouer un
rôle insignifiant » ou tous ceux qui se rapportent à une pièce qui n’a eu aucun succès !
La créativité argotique au théâtre est inépuisable !
Il nous reste à savoir si cet argot existe toujours de façon autonome, ou s’il s’est fondu
dans la langue conventionnelle. Nous allons essayer de répondre à cette question en
recherchant les termes et expressions passées du théâtre à la rue.
253
254
spécifique s’estompe, puisqu’il s’agit de parler à un groupe sans s’adresser précisément
à quelqu’un.
Galère, qui fait partie de la célèbre réplique des Fourberies de Scapin de Molière,
qu’Oronte prononce en voulant dire « Comment mon fils pouvait-il bien se trouver là où
il n’avait rien à faire ? », fait référence, dans la langue commune, à une situation difficile
à supporter. Ce mot a donné naissance à « La galère ! », « Quelle galère ! » une « vraie
galère » et même au verbe « galérer ».
Baderne, dans l’expression jouer les vieilles badernes, est passé du sens de second grand
rôle dans les pièces militaires, à vouloir dire, postposé à l’adjectif « vieille » : « homme,
souvent militaire, âgé et borné ».
Vieux jeu apparut au début du XIXe s. pour des comédiens qui ne se renouvelaient pas
dans l’art de l’interprétation. On disait alors qu’ils avaient le vieux jeu. La formule a passé
la rampe : être vieux jeu ou faire vieux jeu, désigne aujourd’hui une manière vieillotte de
s’habiller et de se comporter.
Finalement, prendre un billet de parterre, qui signifie au théâtre « être sifflé », devient,
dans le langage courant, et cette fois pour une personne, tomber par terre. L’expression
imagée joue sur le sens premier (le parterre d’un théâtre qui était en terre battue et où
les spectateurs étaient debout), mais elle évoque aussi le sol (tomber par terre).
Il semble donc que l’argot des coulisses ait véhiculé vers la langue commune quelques-
uns de ses termes et de ses expressions. Une petite réflexion s’impose à ce sujet et nous
permettra d’en arriver à notre conclusion.
Conclusion
Pour répondre à la question initiale : « l’argot du théâtre passe-t-il la rampe ? », il faudrait
d’abord se prononcer sur la nature des exemples que nous venons de présenter concer-
nant le passage de la langue du théâtre vers celui de la rue, et se demander s’ils relèvent
vraiment tous de l’argot des coulisses. Il est clair qu’une partie de ces termes et expres-
sions employées par le collectif des planches manifeste une richesse, une fantaisie, une
grâce, un piquant extraordinaires dans les créations lexicales imagées. Cet usage marqué
de la langue qui répond quelquefois à un besoin ludique de créativité subversive est bel
et bien de l’argot, mais il se réduit à quelques mots et locutions privilégiées ; certains,
dans leur transfert, ont dû même adapter leur sens à la langue commune.
D’autres, ceux qui concernent l’espace de la scène ou de la salle, les billets, l’échec
d’une pièce, les répétitions relèvent davantage du lexique des spectateurs, et n’est donc
pas empreint de la couleur, l’humour, la désinvolture et la hardiesse de l’argot : c’est une
langue plus neutre, malgré sa forme souvent métaphorique, que l’on pourrait considérer
comme un sociolecte, puisqu’elle a trait tout de même à ce monde du spectacle, car,
précisons-le, tout sociolecte n’est pas nécessairement synonyme d’argot.
Même si la locution passer la rampe passe la rampe, puisqu’elle est recensée dans
les dictionnaires généraux, si l’on tient compte de l’ensemble du corpus, et non plus
seulement des quelques mots et locutions transposés dans la langue commune, on peut
affirmer qu’il est suffisamment ironique, grivois, amusant, expressif, pittoresque et osé
pour ne pas franchir les limites du groupe. Si le travail des artisans du théâtre est du
domaine de la fantaisie et du jeu, il est normal qu’ils se plaisent à jongler avec les
mots et à tourner en dérision les activités de leur vie professionnelle. L’argot soude
255
Références bibliographiques
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LE GUERN, Michel, Sémantique de la métaphore et de la métonymie. Paris : Larousse, 1973.
PETITPAS, Thierry, « Origine, diversité, forme et fonction des pseudo-suffixes dans l’argot
français », Cahiers de lexicologie, n 93, 2008, pp. 101-113.
PIERRON, Agnès, Dictionnaire de la langue du théâtre. Mots et mœurs du théâtre, Paris, Le Robert
2009.
SAVARY, Jérôme, Dictionnaire amoureux du spectacle, Paris, Plon 2004.
STEIN, André L., L’écologie de l’argot ancien, Paris, A.G. Nizet 1974.
VÉRAIN, Jérôme, «Les malades du taquet : argot des médias ou sociolecte des motards?», Cahiers
de lexicologie, n 40, 1982, pp. 117-127.
Sitographie
Argot des coulisses : http://argotdescoulisses.unblog.fr/
Glossaire du théâtre : http://www.theatrales.uqam.ca/glossaire.html
Glossaire du théâtre : http://www..brookes.ac.uk/schools/sol/uqam/glossaire,html
Glossaire La Ructa : www.urncta.org/fiches
Abstract
256
ISBN 978-80-210-5739-5