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VIGUIER

Nathan

Année scolaire 2021-2022

Mémoire de recherche

É TUDE STYLISTIQUE DE LA MARGINALISATION DANS LE RAP FRANCOPHONE :


LE CAS DU JEUNE LC

Sous la direction de Romain BENINI


Table des matières
1/ Prononcer un discours marginalisant pour mieux affirmer l’identité du je-parlant.........................9
1.1 – La construction d’un ethos marginal cohérent avec l’espace dans lequel le personnage
évolue.............................................................................................................................................10
1.1.1 – Dimension catégorielle..................................................................................................11
1.1.2 – Dimension idéologique.................................................................................................15
1.1.3 – Dimension expérientielle..............................................................................................18
1.2 – Situer sa marginalité spatialement : une scénographie interne au discours à la fois marquée
et confuse.......................................................................................................................................21
1.2.1 – Une incertitude identitaire montrant la difficulté qu’a le personnage à appartenir à des
centres.......................................................................................................................................22
1.2.2 – Des utilisations des syntagmes prépositionnels inscrivant le personnage dans son
espace et dans son territoire......................................................................................................24
1.2.3 – Une mobilité spatio-temporelle renforcée par une utilisation massive du présent de
l’indicatif...................................................................................................................................26
1.2.4 – Un unilinguisme caractéristique d’un personnage peinant à s’extraire de sa marge.. . .28
1.3 – Une marginalisation également artistique dans un rap qui place volontairement le Jeune LC
en arrière-plan de la communauté discursive du rap francophone................................................29
1.3.1 – Une structuration globale des titres rendant compte de cette marginalité énonciative. 30
1.3.2 – Rien n’est fait dans le but de plaire à qui que ce soit : ce qu’en disent les intrusions de
l’auteur dans son texte...............................................................................................................31
1.3.3 – Un parasite caractéristique des trois plans de la paratopie............................................32
2/ Une marginalisation justifiant l’appartenance à une constitution : s’exclure pour mieux appartenir
à des communautés.............................................................................................................................35
2.1 – L’aspect paradoxal du parasite omniprésent : celui qui n’est pas le bienvenu mais que l’on
retrouve partout..............................................................................................................................36
2.1.1 – Utiliser la condition de personnage marginalisé pour s’incruster dans le monde.........37
2.1.2 – Se contenter de patterns simples pour rapper comme l’on parle : une manière de
s’intégrer dans la communauté d’auteurs tout en restant singulier...........................................38
2.2 – Une stylistique de la marginalisation donnant lieu à de nouveaux centres et à un nouveau
langage commun............................................................................................................................40
2.2.1 – Des phénomènes de grammaticalisation et d’affaiblissement du sens de certaines
locutions : le cas d’être à propos de..........................................................................................41
2.2.2 – Le figement de certaines expressions : le cas de celles qui renvoient à la famille.......44
2.3 - Une plus grande structuration des textes et des morceaux dans la collaboration : s’entraider,
c’est être moins marginal...............................................................................................................47
2.3.1 – Une structuration générale des morceaux directement liée à l’intégration du rappeur
dans une sphère commune et au partage du processus créatif..................................................48
2.3.2 – Des vers écrits en fonction du rythme de la mesure et non l’inverse sur les refrains :
une intégration qui se fait par la considération de patterns.......................................................49
2.3.3 – Le rapport aux autres (et surtout aux femmes) développé dans ces morceaux : entre
une manière de montrer que s’intégrer au groupe c’est s’intégrer au monde et un rapport
conflictuel frôlant parfois l’orgueil...........................................................................................50
3/ Faire rayonner un territoire, abstrait comme concret, en le différenciant des autres.....................52
3.1 – La légitimité supérieure d’un énonciateur marginal vis-à-vis des masses centrales............54
3.1.1 – L’étiquette interprétative « réalité rap »........................................................................54
3.1.2 – Les occurrences lexicales de la réalité et du « vrai »....................................................55
3.2 – L’appropriation par le style d’un espace marginalisé : une manière de le faire rayonner par
la parole..........................................................................................................................................56
3.2.1 – Ce que nous dit un relevé toponymique parisien de la volonté de faire rayonner le
territoire.....................................................................................................................................57
3.2.2 – Le rapport du rappeur (et de l’individu) à la France.....................................................59
3.2.3 – S’intégrer à d’un espace en s’opposant à un autre : le cas des américanismes et de
leurs traductions........................................................................................................................60
3.3 – L’inclusion de l’énonciataire et du public : attirer vers les marges..................................61

Introduction

Intuitivement, il nous semble aisé d’admettre en tant que public et en tant que
récepteurs que le genre poétique, lorsqu’il est effectif, n’est pas jugé de la même manière que
d’autres où la fiction est plus évidente. Il y a dans la réception de chaque œuvre, quels que
soient les supports de diffusion, une critique que l’on pourrait qualifier d’innée tant elle est
récurrente : celle du rapport de l’œuvre au réel. Même dans des genres comme celui du roman,
du cinéma ou des arts vidéoludiques, la critique quant à la vraisemblance d’une œuvre par
rapport à ce qu’elle représente et en fonction du contexte dans lequel elle s’inscrit est bien
souvent faite, certainement parce que c’est celle qui ne demande aucune qualification et assez
peu de qualités d’analyse, et ne consiste qu’en des analogies. Cependant, dans ces genres, il
reste accepté de mettre en place un degré de fiction relativement élevé  ; de plus, un auteur
peut sans rencontrer de résistance majeure parler d’un sujet qu’il ne connaît pas ou qu’il n’a
pas fréquenté à l’origine. Mais dans le cas d’un discours poétique, ou d’un extrait analysé
comme tel, le rapport à la fiction et la relation entre l’auteur et la condition du je-poétique est
jugée bien plus sévèrement. La parole du poète est, à tord ou à raison, rapprochée de sa
personne. Il suffirait de prendre pour exemple les innombrables commentaires faits à propos
des Fleurs du mal pour se rendre compte que la personne de l’auteur et son rapport au réel
sont mis en relation avec ses écrits de manière récurrente ; analyse qui semble bien moins
nécessaire dans l’étude de genres où un degré de fiction plus élevé est autorisé.
Situons-nous maintenant dans ce que l’on pourrait qualifier d’un sous-genre de la
poésie. Malgré des avancées notables ces dernières années, il reste pour le moment
indubitable que, au moins au yeux du public, les paroles et écrits relevant de ce que l’on
catégorise comme le rap français sont encore difficilement séparables des auteurs qui les
produisent. L’existence d’un je-poétique ou d’un je-lyrique ne va absolument pas de soi dans
les échanges concrets que l’on observe entre les rappeurs et leur public au XXI ème siècle. La
personne qu’est l’auteur devient un objet d’attention, peut-être parce que la distance spatiale
et/ou temporelle qui la sépare de son auditoire est plus courte que dans le cas d’auteurs plus
archaïques ou ne relevant pas du discours poétique. Par ailleurs, le terme d’authenticité
revient bien souvent lorsque l’on parle de rap en France, du public le plus novice aux vidéos
du Chroniqueur sale. On attend du rappeur qu’il livre une représentation crédible de ce dont il
parle. Ce qui est entendu là par le terme crédible est le fait que le discours prononcé doit
pouvoir être cru, que le personnage doit avoir une cohérence vis-à -vis de son auteur.
Dans le rap français, quel que soit le discours prononcé, on observe ainsi une tendance
de la part des récepteurs à la comparaison avec la vie du rappeur ; la notion de vécu revient
souvent, dans les textes de rap comme dans les critiques qui en sont faites. En dehors de cas
extrêmement spécifiques, lorsqu’un rappeur emploie le pronom je, on attend généralement
que la personne physique de l’auteur ait vécu, ou au moins ait vu de ses propres yeux, ce que
ce je raconte. Le rappeur gagnerait ainsi une certaine légitimité à énoncer, une marginalité
acquise vis-à -vis du reste de la population qui l’autoriserait à représenter par le biais du rap.
Ils sont les représentants d’un territoire marginal et singulier dont ils sont les rares individus,
grâ ce au fait qu’ils en font un espace vécu, à pouvoir en faire une représentation crédible. Le
géographe Guy Di Méo, dans l’ouvrage collaboratif Les territoires du quotidien, nomme cela en
parlant d’une « appartenance exclusive »1 qui donne cette autorité. Les rappeurs français,
même ceux qui en semblent le plus éloigné, finissent presque toujours, via la voix du je-
poétique, par parler de ce territoire sur lequel ils ont vécu en tant qu’auteur physique de leurs
œuvres. Même les textes de Freeze Corleone, rappeur dont on pourrait facilement dire qu’il est
le produit d’Internet, et donc d’un espace non matériel, n’échappent pas à la mention de la
ville de Dakar, dans lequel l’auteur a vécu.
On retrouve donc là une importance contextuelle dans l’analyse des textes relevant du
rap français. Il y aura bien lieu, dans notre analyse, d’accorder une importance particulière à la
notion de « scénographie » telle que la définissent D. Maingueneau et F. Cossutta : « Le
discours implique un énonciateur et un coénonciateur, un lieu et un moment d’énonciation qui
valident l’instance même qui permet de les poser. […] la scénographie est à la fois en amont et
en aval de l’œuvre »2. Dans les inscriptions présentes au sein de notre corpus, la présence de
l’auteur-rappeur au sein d’un espace et en amont de sa production est à évaluer ;
l’énonciateur, en dehors de ce qu’il met sur le papier, se rapporte à une instance qui existe bien
dans le réel. Par ailleurs, dans le cas de notre corpus, on pourrait même affirmer que cette
instance est prédominante.
Mais là où nos énonciateurs trouvent de quoi produire du discours tout en
revendiquant une légitimité particulière vis-à -vis des espaces, c’est surtout dans l’utilisation
qu’ils en font et dans la territorialisation qu’ils mettent en place. Ils s’approprient, par un
langage mis en musique, des lieux qu’on pourrait qualifier non pas de marginaux dans la
mesure où ceux-ci peuvent être des espaces aux centres et flux nombreux, mais de
marginalisés grâ ce au discours et grâ ce à la relation étroite que l’énonciateur entretient avec
ceux-ci. Le discours, dans le rap, à quelques rarissimes exceptions près, singularise le
territoire, valorise ou dévalorise l’espace par rapport aux autres, met en évidence ce qui exclut
ce territoire du reste du monde. Pernette Grandjean définit à ce propos le terme d’« identité »
comme relevant de « l’appartenance à un groupe mais le besoin de se sentir autonome par
rapport à ce groupe »3. Autrement dit, cela représente le fait de considérer ses propres
différences par rapport à ceux avec qui l’on entretient des relations. Ainsi, d’une manière plus
générale, nous tenterons d’observer dans notre corpus en quoi le discours est une manière de

1 G. Di Méo, & M. Anglade, « Identité, idéologie et symboles territoriaux » dans Les territoires du quotidien,
L’Harmattan, Géographie Sociale, 1996, p. 101.
2 D. Maingueneau & F. Cossutta - « L’analyse des discours constituants » dans Les analyses du discours en France,
Langages, n°117, Larousse, 1995, pp. 119-120. En disant cela, ces analystes du discours posent l’importance qu’a
le rapport entre l’œuvre et des autres du discours constituant auquel elle appartient, autrement dit des influences
qu’elle en tire et des fondations qu’elle y apporte. Par exemple, le Discours de la méthode de Descartes reprend des
doctrines déjà présentes dans une certaine constitution discursive, mais fonde une nouvelle manière, ici
vulgarisatrice, de recevoir ce discours.
3 P. Grandjean – Construction identitaire et espace, L’Harmattan, 2009, p.9
se singulariser, de se construire un ethos marginal, et donc de mettre en place stylistiquement
un processus de marginalisation.
Nous parlerons bien de marginalisation plus de que marginalité dans la mesure où
celle-ci ne va pas de soi et est construite puis mise en place de manière dynamique et non
figée, par l’auteur. Il s’agit en effet de se positionner en tant que marginal de manière active, et
non d’être marginalisé passivement. Pour définir clairement ce que nous entendrons durant
cette étude par le terme de marginalisation, il s’agira d’un processus dynamique par lequel,
pour reprendre les expressions de M. Morelle, sont attribuables à une entité à échelle variable
les notions de « déviance » et « d’inadaptation »4. L’individu ou le lieu marginalisé semblerait
ainsi être en opposition avec la notion d’intégration. Ainsi, parler d’une stylistique de la
marginalisation reviendrait à étudier comment, par des moyens langagiers, discursifs et
linguistiques, cette entité se singularise, s’individualise et dévie du commun dont il est opposé.
Cette étude de la marginalisation par le langage nous amènera sans aucun doute à
mobiliser des notions telles que celles d’espace et de territoire. Notions aux définitions tout à
fait variables, qui nécessitent donc que nous précisions le sens que nous leur donnerons. On
peut les opposer en disant que l’étude de l’espace différencie les lieux d’un point de vue
quantitatif ; elle les analysera en tant qu’endroits plus ou moins inclus, plus ou moins grands,
plus ou moins accessibles, plus ou moins denses ou encore plus ou moins fluctuants. Ces
espaces peuvent ensuite être l’objet une appropriation par une personne ou une communauté,
qui, en lui donnant une identité, en fait ce que nous nommerons territoire ; on caractérisera de
fait l’étude du territoire comme différenciant les lieux en fonction des qualités (émotionnelles,
politiques, symboliques, civilisationnelles…) qui les différencient. On peut encore différencier
ces deux notions en disant que l’étude de l’espace se fait indépendamment du point de vue de
ceux qui l’occupent, tandis que l’étude du territoire prend en compte une subjectivité
géographique, individuelle ou collective. Le langage et la musique, matières premières du rap
sur lequel notre étude se fonde, sont ainsi une manière de territorialiser un espace. Un
territoire peut être associé à la langue et à la musique qu’on y trouve : par exemple l’utilisation
de dundun et kenkeni, caractéristiques d’un certain territoire malien. Inversement, et c’est ce
qui nous intéressera davantage, la langue et la musique peuvent permettre à l’individu de
représenter sa conception du territoire - par exemple lorsque F. Liszt représente
musicalement le Lac de Wallenstadt.

C’est donc en ce point que vient se justifier notre choix de nous intéresser au cas du rap
français. Il y a dans ce mouvement musical, comme nous en avons parlé précédemment, une
tendance quasi-systématique à la représentation du territoire par la voie artistique, langagière
et musicale. Les rappeurs finissent bien souvent, dans leurs discours, par être rattrapés par les
lieux et par l’utilisation qu’ils en font. Il sera ainsi plus intéressant de leur part de singulariser
ce territoire qu’est le leur plutô t que d’en dire qu’il est similaire aux autres. Dans ce cas de
figure, nous diriger vers ce que l’on nomme communément le rap underground semble être
judicieux. Par undergroud, comme la traduction française du terme le laisse entendre, nous
entendons bien une manière marginale de faire du rap. Il s’agit d’une musique qui, de sa
production jusqu’à sa réception, est faite par des auteurs peu écoutés du grand public, souvent
au statut d’amateurs, et est écoutée par des récepteurs proches spatialement des auteurs ou
4 M. Morelle - « Marginalité » (article), notion à la une de Géoconfluences, 2016.
ayant une connaissance riche et fine du mouvement. On peut rapprocher cela de la
« production restreinte » dont parle P. Bourdieu5.
Encore plus précisément, nous parlerons ici du rap underground parisien. Il nous
semble effectivement intéressant de nous positionner dans la ville de Paris, car la notion de
marginalisation peut sembler fort incongrue à son propos. Pourtant, il y a bien une scène
underground parisienne qui, justement, se situe comme marginalisée par rapport à ce que la
ville fait rayonner plus largement. Ceux qui ne sont connus que par quelques spécialistes au
sein de la ville ou de la région se situent ainsi, car ils n’appartiennent pas à ces centres connus
à des échelles plus larges. Par ailleurs, on remarquera qu’ils créent une identité fort
apparentée à des arrondissements périphériques, comme le 18ème, le 19ème ou le 20ème. On peut
parler de traditions de genre dans ces cas-là , car on retrouve une certaine concordance dans
des éléments divers : l’art du couplet6, le fait de ne pas être à la poursuite d’une carrière
professionnelle, la continuité esthétique vis-à -vis des anciens et même dans le simple fait de
se mettre à rapper en toute confiance. Les principaux intéressés, à savoir les rappeurs
underground parisiens, ne nieraient pas l’existence d’un style parisien au sein du rap, qui va de
pair avec une certaine tradition de la marginalité.
Il s’agit donc d’artistes marginalisés contextuellement, mais qui, pour certains, jouent
de cette marginalité en créant un personnage, en revendiquant la connaissance supérieure
qu’ils ont des lieux dans la mesure où leur production n’en sort pas. Eux seuls auraient les
acquis nécessaires à une représentation réaliste du territoire, en tout cas de ce qu’ils en disent.
Ils sont, en tant qu’artistes et surtout en tant que personnages de leurs écrits, les produits des
lieux, ceux que l’on ne peut connaître qu’en étant réellement intégré à l’espace dans lequel ils
sont actifs. Loveni illustre d’ailleurs ce phénomène dans « Louper » (2015) en répétant : « Si
t’habites Paris tu peux pas m’louper ». Autrement dit, le rappeur y revendique une telle
symbiose que, algorithmiquement, le croiser est une conséquence nécessaire à la condition
d’habiter Paris. Ce type d’assertion est fort caractéristique d’une appropriation territoriale et
même spatiale. Par appropriation nous entendons non seulement une possession, de cet
espace, mais surtout un ancrage de l’identité du locuteur dans cet espace, qui, selon lui, est ici
défini par sa présence. Ces artistes, malgré la marginalité relative dans laquelle ils s’inscrivent,
montrent un fort ancrage de leur identité dans les lieux qu’ils représentent.
Nous mettrons en place, afin d’avoir de quoi illustrer nos propos, des études de cas
fondées le corpus suivant : il s’agira de textes et chansons du rappeur Jeune LC, à savoir les
cinq morceaux (ceux publiés sur les plateformes) de son EP Croyance et perdition (numéros 1
à 5) auxquels s’ajouteront le titre « Paris nord » (6) et le couplet du rappeur sur « L’arrière du
Uber » (7). Ces sept extraits constitueront la totalité de notre corpus, bien que nous ne nous
interdisions pas des exemples extérieurs à titre de comparaison. Précisons avant toute chose
que le Jeune LC rappe depuis longtemps, mais que seuls des extraits récents ont su retenir
notre attention, car la focalisation sur l’espace vécu, avec toutes les approximations qu’elle
peut avoir, est fortement présente.
Pour bien comprendre les raisons qui poussent à s’intéresser à ce rappeur en
particulier pour une étude stylistique de la marginalisation dans le rap parisien, il faut tout
5 P. Bourdieu - « Le champ littéraire » dans « Actes de la Recherche en Sciences Sociales », Le champ littéraire,
n°89, 1991, p.12.
6 Nous entendons par là des morceaux où le travail porte essentiellement sur le ou les couplets, et où le refrain,
souvent absent, ne sert qu’à pouvoir respirer. Schématiquement, on oppose ces morceaux à des structures plus
classiques du type 12-16 mesures / refrain / 12-16 mesures / refrain.
d’abord savoir qu’il est proche du collectif Bon Gamin. Il s’agit là d’une communauté de
rappeurs et beatmakers assez proche encore d’un pô le de « production restreinte » tel que
nous le mentionnions précédemment. Ce collectif concentre presque exclusivement son
activité en région parisienne, bien qu’une ouverture progressive se soit faite ces dernières
années chez certains de ses artistes ; le Jeune LC ne semble cependant pas adhérer
artistiquement à cette ouverture. Il y a chez les artistes qui en font partie une nette volonté de
peindre une forme d’identité parisienne, de singularisation des individus dans un espace, de
prise de pouvoir sur ce qu’est le rap parisien pour les parisiens. P. Grandjean parlait de
« Représentations qui […] peuvent être formulées, imposées par des personnes qui ont le
pouvoir sur ces espaces »7 : Il s’agit d’être les premiers à parler de Paris d’une telle manière,
d’être en avance sur les rappeurs qui y rayonnent peut-être davantage, afin d’avoir le pouvoir
sur sa représentation.
Et au sein de ce regroupement d’artistes, le Jeune LC a une place qu’on pourrait encore
une fois qualifier de marginale. C’est celui qui, entouré notamment d’Ichon et de Loveni,
s’octroie un couplet sur le projet de l’un ou de l’autre, et n’est pas véritablement entendu en
dehors de cela. Il s’agit d’un de ces rappeurs qui ne se qualifieraient jamais en tant que
professionnel, même s’il a conscience des qualités et des capacités qu’il est capable d’avoir
dans ce domaine (et ne manque d’ailleurs pas de les revendiquer dans ses textes). Il assume
pleinement son statut d’amateur, avec les singularités qu’il apporte comme avec les
approximations qu’il cause. Il fait cependant partie de ceux qui pratiquent cela peut-être par
passion mais peut-être aussi comme un divertissement, qui revendiquent une place
hautement marginale et ne comptent en aucun cas en sortir. Il le dit lui-même : « Il y a
beaucoup de gens qui disent : « Oh il sait pas rapper ». Je suis d’accord. Je ne trouve pas que je
sois un bon rappeur. Je ne cherche pas à être technique […], je balance ma sauce »8.
Cependant, parmi ces nombreux rappeurs amateurs, le Jeune LC bénéficie d’un statut
assez particulier : un statut qui le classe parmi les amateurs qui plaisent, notamment à des
professionnels bénéficiant d’une certaine autorité à l’échelle du rap français. Sans entrer pour
le moment dans le contenu qu’il produit, il est reconnu par des acteurs influents du milieu du
rap comme Mehdi Maizi qui partage publiquement ses morceaux, L’Abcdr du son qui le
considère comme « le secret le mieux gardé de Paris » ou encore les membres mêmes du
collectif Bon Gamin. Mais pourquoi une telle reconnaissance pour un rappeur que personne
n’écoute et qui dit lui-même qu’il ne se trouve pas « bon »?
La réponse se trouve certainement dans ce dont nous avons parlé précédemment, à
savoir l’authenticité du personnage en rapport avec son auteur, la marginalisation qu’il met
volontairement en place dans son style afin de se présenter en tant que légitime vis-à -vis de
cette marge. Il semble être l’auteur qui connaît le mieux les bas-fonds de Paris, étant donné
que seuls les bas-fonds de Paris le connaissent. Il y a chez le Jeune LC la construction d’un
ethos marginal, d’une identité discursive mise à l’écart à des échelles très diverses et dans des
milieux eux-aussi variés, sociaux, artistiques, géographiques et linguistiques. On retrouvera
une indubitable illustration de ce que D. Maingueneau nomme « paratopie »9. En tant
qu’auteur comme en tant que personnage, le Jeune LC admet un large aspect paratopique, en
pleine confrontation entre « le lieu et le non-lieu » (Maingueneau), entre une constitution

7 Construction identitaire et espace, op. cit., p.15.


8 Gabriel Dlh - « L’éternel printemps du Jeune LC », interview pour le média Sous Culture, 2018.
9 D. Maingueneau – Le discours littéraire : Paratopie et scène d’énonciation, Armand Colin, 2004.
formée autour de ses textes et une indépendance revendiquée. Il s’inscrit dans une société
parisienne dont il veut s’approprier les hauts-lieux autant que les confins, mais est rattrapé
par sa condition parasitaire. Ce que nous entendons par parasitaire, et qui est également tiré
des travaux des D. Maingueneau, c’est cette condition de l’artiste et de son je-poétique dans
laquelle il admet une mobilité assez vaste, mais une mobilité qui le met en marge de chaque
endroit où il va. Que ce soit en tant que regard surplombant la société alternative parisienne
ou en tant qu’explorateur de soirées ou de concerts au rayonnement plus large, on retrouve
dans l’activité discursive du Jeune LC un acteur paratopique, « à la fois lié à la réalité et séparé
d’elle »10.
On retrouvera ainsi au sein des extraits de notre corpus de nombreux cas d’embrayage
paratopique, c’est à dire d’éléments, ici textuels et musicaux « à travers lesquels l’œuvre
réfléchit dans l’univers qu’elle construit les conditions de sa propre énonciation »11. En effet, la
situation paratopique et la tension quant à l’intégration du personnage à des formes de
sociétés diverses se fera ressentir, dans le contexte artistique où il exerce, dans le discours
qu’il assume et même dans les anomalies linguistiques pures que l’on peut y retrouver. Notre
choix de parler d’une tension se justifie dans le fait que le rappeur n’est pas indifférent vis-à -
vis de cette paratopie et de ces éléments de marginalisation : il est le représentant légitime
d’une certaine facette de la société parisienne, mais est pris dans un combat entre son
exclusion et une volonté claire d’intégration. Encore une fois, la notion d’embrayage
paratopique se justifie dans la mesure où l’auteur-rappeur centralise ses activités dans le
monde en tenant un bar12, et où le personnage « traîne dans toutes les rées-soi » (6) et « rêve
de rassembler les frères » (6).
Il y a donc un aller-retour constant entre le positionnement le plus marginal et le plus
underground qu’il soit et l’aspiration à une intégration, à une forme d’appropriation du centre.
On pourrait presque parler d’un rejet d’une paratopie trop omniprésente chez le Jeune LC
dans la mesure où ce dernier, trop « caché » voire inaccessible, comme le qualifient certains
médias, souhaiterait ne pas être le légitime représentant d’un espace difficile d’accès, mais
pouvoir au contraire être intégré dans l’espace qu’il occupe. Il s’agit là d’utiliser la non-
conformité apparente du personnage pour l’élever, l’intégrer, et peut-être en faire quelque
chose de commun.
Ainsi, on retrouvera, à une première échelle restreinte, des éléments qui montrent que
le Jeune LC, dans son discours, dans sa musique et dans le contexte artistique qui entoure sa
production, fait partie (peut-être malgré lui) de cette communauté restreinte d’auteurs que
sont les acteurs du rap underground parisien, voire francilien. La marginalisation se fait ici
dans le but de mieux appartenir à une certaine constitution, de justifier sa présence dans ce
groupe constitué d’auteurs authentiques vis-à -vis des personnages qu’ils incarnent (c’est en
tout cas ce qu’ils laissent croire…).
De plus, il s’agira également de voir que cette représentation faite par le marginal, le
parasite, ce tableau parisien peint par celui qui connaît mieux Paris que Paris ne le connaît, est
une manière (comme dans beaucoup de cas dans le rap francophone) de faire rayonner

10 Y. Mortelette – Revue au sujet de Trouver sa place dans le champ littéraire : Paratopie et création de D.
Maingueneau, Revue d’histoire littéraire de la France, 117e année, n°1, Classiques Garnier, 2017, p.231.
11 D. Maingueneau – « Au cœur des textes » in Trouver sa place dans le champ littéraire : Paratopie et création,
L’Harmattan, 2016, p.29.
12 Flexx - « Jeune LC - Face à face : Sa vision de la musique, le collectif Bon Gamin, l’entrepreneuriat ». Interview
pour le média Dans l’Truc, 2021.
l’espace, de lui donner une certaine identité territoriale. Il s’agit là d’utiliser le style marginal
acquis afin de dresser une description différente du territoire. Se positionner dans ses marges,
en connaître les périphéries, fait qu’il est possible de mieux en dessiner les contours. Non pas
que le Jeune LC soit un avant-gardiste dans ce domaine, mais il participe à une mouvance
hautement marginalisée et paratopique mettant en place une image alternative des lieux dont
il parle et qu’il tente de mettre en musique. Comme le disait P. Grandjean : « L’identité peut
être objet de manipulations à tous les niveaux »13. Autrement dit, même au niveau le plus
marginal, un groupement d’artistes hautement paratopiques représentant une partie
périphérique de la ville peut accumuler assez de pouvoir pour que l’on retienne, en tant que
public, cette marge de la ville, et non ce qui était censé être son centre. C’est en cela que le
Jeune LC participe, dans ce qu’il écrit et dans le qu’il rappe, à un rayonnement de la ville, à une
remise en cause de la paratopie venant de la paratopie elle-même. Le statut acquis de
marginal est ainsi utilisé, à une échelle mondiale, afin de donner une singularité à ce qui est
décrit.

C’est pour toutes ces raisons que nous nous demanderons dans quelle mesure les
éléments de style et de langue que nous pouvons retrouver dans le discours du Jeune LC nous
amènent à considérer un rap paradoxal, volontairement marginal, mais dans un objectif
d’appropriation et de revendication du territoire et d’une certaine centralité.
Nous répondrons à cette question de manière dialectique. Dans un premier temps, il
s’agira de montrer comment l’identité marginale du je-parlant est très hautement présente
par le discours qui est prononcé, et comment les éléments textuels et musicaux de notre
corpus nous montrent que nous nous situons dans un degré hautement élevé de paratopie.
Par la suite, nous commencerons à discuter cela, en montrant que ce style de la
marginalisation que nous aurons défendu trouve ses limites, notamment via l’intégration très
forte que cela permet à une communauté d’auteurs, ou même à des sociétés particulières,
décrites au sein du corpus. Enfin, nous essayerons de montrer en quoi cette tension apparente
entre marginalisation et intégration, entre paratopie et rejet de cette condition artistique, se
justifie dans la possibilité de faire rayonner un territoire, abstrait comme concret, en le
différenciant des autres, en étant un être singulier, mais au sein du monde.

1/ Prononcer un discours marginalisant pour mieux affirmer


l’identité du je-parlant

Comme nous l’avons dit précédemment, le Jeune LC appartient à une mouvance dans le
rap underground parisien qui veut que les artistes, tout en trouvant leur originalité,
bénéficient d’une certaine authenticité et d’une certaine légitimité. Ces dernières se retrouvent

13 Construction identitaire et espace, op. cit., p.14.


dans ce que certains journalistes rap nomment « la réalité contrastée du terrain »14 ;
contrastes dont les marges sont représentées par nombreux de ces rappeurs. Cette citation,
bien qu’elle soit représentative d’un imaginaire stéréotypé que beaucoup de journalistes
portent au sujet des rappeurs, est intéressante dans les termes qu’elle emploie : on recherche,
en écoutant du rap, celui ou celle qui parvient à écrire la « réalité », à raconter les choses telles
qu’elles sont et sans faire nécessairement preuve d’inventivité. Celle-ci s’observerait dans ses
contrastes, dans la représentation presque antithétique que l’on trouverait entre les marges
obscures et les centres rayonnants. Enfin, le terme de « terrain » va également dans ce sens,
dans la mesure où le je-parlant est un produit de son environnement15, et n’est pas supposé
créer un environnement à part entière.
Mais il s’agirait là de se contenter d’une réception naïve des textes. Le fait que l’on se
situe dans un cadre musical et dans un discours artistique nous amène à considérer que
l’illusion référentielle16, l’impression d’avoir face à nous un compte rendu empirique de la
réalité, est malgré lui empreint d’une esthétique, et opère une sélection subjective qui est
opérée pour servir un style. Il y a sans aucun doute, qu’elle soit faite consciemment ou
inconsciemment de la part des auteurs, une très nette mise en scène faite non seulement à
partir des éléments sélectionnés et mis en valeur, mais surtout grâ ce à la construction de
personnages qui s’inscrivent au sein de l’univers spatial et artistique qu’ils représentent. Cet
univers est celui construit par la scène ainsi que par la scénographie17 telle que la définit D.
Maingueneau : « ce dont vient le discours et ce qu’engendre le discours ». Et nous allons voir
que « ce dont vient le discours » est en partie construit au sein même de celui-ci afin que « ce
qu’engendre le discours » soit perçu comme crédible et authentique. Dans ce premier axe de
notre réflexion, le fait de prononcer un discours marginalisant permet au personnage de
mieux construire son identité.
Dans les textes et les chansons de notre corpus, le Jeune LC accomplit cela en se créant
un ethos sur lequel porteront nos analyses dans un premier temps. Une fois cela accompli, il
est apte à situer marginalement le personnage énonçant, tant sur le plan spatial que sur le
plan artistique.

1.1 – La construction d’un ethos marginal cohérent avec l’espace dans lequel le
personnage évolue

La question de l’identité que celui qui parle se construit est donc un point de départ
essentiel pour bien comprendre comment se construit le style marginal du rappeur. Cette
identité naît essentiellement de l’image que se construit le je-parlant. Nous mobiliserons ici
afin de décrire cette image du personnage mise en place par le personnage lui-même la notion
d’ethos : notion difficile à définir en raison de son ancienneté 18, on pourrait en dire tout
d’abord qu’elle « affirme avec vigueur l’influence qu’exerce la vie réelle de l’orateur sur la

14 Genono - « La scène rap du 18ème arrondissement en 10 artistes », article publié sur le site Red Bull., 2019.
15 Formule empruntée à Mac Tyer : « Produit de mon environnement » dans D’où je viens (2008).
16 R. Barthes - « L’effet de réel » dans Recherches sémiologiques : Le vraisemblable, Communications n°11, Seuil,
1968, p.88.
17 D. Maingueneau – Le discours littéraire : Paratopie et scène d’énonciation, 2004, Armand Colin
18 L’héritage que nous en avons trouve sa source dans la Rhétorique d’Aristote (IVe s. av. J.-C.).
force persuasive de son discours », à laquelle s’ajoutent « les serments et les dépositions »19 de
ce même locuteur / énonciateur. Cette définition s’inscrit davantage dans le contexte antique
de la Rhétorique que dans celui d’analyse du discours que nous appliquons ici. Cependant, elle
montre que la question de la « vie réelle » est en étroite relation avec la « force de
persuasion », qui n’est pas sans lien avec l’authenticité qui est censée être attribuable au
rappeur pour que ses écrits puissent être crus et persuasifs.
Nous nous situons ici dans une perspective plus moderne de l’analyse de l’ethos, car il
ne s’agit pas (pour le moment) de prendre en compte quelle est la vraie vie de l’auteur et en
quoi elle lui apporte de la légitimité, mais plutô t de voir en quoi est-ce que celui-ci construit
par ce qu’il énonce à son propos et par les effets de style qu’il emploie une identité, une
individualité, qui servira de figure, une « scénographie auctoriale » à travers laquelle
« l’écrivain se donne en représentation »20. L’ethos est ici en relation avec la mise en scène faite
autour du je-parlant au sein même du discours ; c’est pour cette raison que nous pourrons
parler d’ethos discursif21, en relation avec les travaux de D. Maingueneau à ce sujet. Ici cet ethos
discursif sera essentiellement verbal, dans la mesure où il sera au sein du texte, seul outil dont
un personnage underground généralement inconnu de l’auditeur comme le Jeune LC dispose ;
et il va de soi que ce dernier en fait largement l’utilisation. On repère par exemple, au sein de
notre étroit corpus, plus de 250 apparitions du pronom personnel Je. Nous suivrons ainsi dans
notre analyse la tripartition que fait D. Maingueneau entre ce qu’il appelle « les trois
dimensions de l’ethos », à savoir les dimensions catégorielle, idéologique et expérientielle.

1.1.1 – Dimension catégorielle

Comme son nom l’indique, la dimension catégorielle de l’ethos définit la catégorie dans
laquelle l’énonciateur s’inscrit, les caractéristiques dans lesquelles il se range. L’intérêt est là
de s’apparenter à une type pré-établit socialement, dont la nature peut être très variable :
dans ses écrits, Maingueneau donne les exemples de la catégorie sociale (« courtisan, paysan,
juriste, père, femme ») et de la catégorie ethnique (« Français, Anglo-Saxon, Japonais,
Auvergnat... ») auxquelles on pourrait ajouter la profession (pompier, professeur, élu,
rappeur…) ou la place que l’individu a et revendique dans la société (ici : celle d’un individu
marginalisé par rapport aux autres). La catégorie dans laquelle semble vouloir s’inscrire le
personnage du Jeune LC est celle du petit individu, discret mais sû r de lui, dont la vie est faite
d’allers-retours et de courts chapitres, sans que de grandes choses viennent la bousculer.
Ainsi, l’élément sur lequel nous allons fonder notre analyse ici afin de montrer cela sera une
étude du leitmotiv du jeune, du petit, des choses qui n’en sont qu’à leur début, fondamental
dans la construction d’un personnage marginalisé et dont les évènements vécus ne sont que
des petites marges qui construisent, malgré lui, la globalité de son existence. Nous relèverons
un certain nombre d’occurrences et nous les classerons en fonction de ce qu’elles disent de

19 F. Woerther – « Aux origines de la notion rhétorique d’èthos » dans Revue des études grecques, Tome 118, Les
Belles Lettres, 2005, p.96.
20 J.-L. Diaz – L’écrivain imaginaire. Scénographies auctoriales à l’époque romantique, Paris, Honoré Champion,
2007.
21 D. Maingueneau – « Le recours à l’ethos dans l’analyse du discours littéraire », Posture d’auteurs ; du Moyen-Âge
à la modernité, Fabula, Les colloques, 2014.
l’ethos du petit personnage du Jeune LC : sa temporalité, sa spatialité et la petitesse de ce qu’il
possède.

Tout d’abord, cette petitesse et cette jeunesse, qui sont à de maintes reprises invoquées
dans le discours du Jeune LC, servent une temporalité, une représentation d’une vie construite
autour de petites choses et qui n’est elle-même qu’une petite unité marginale au sein du grand
espace qui l’englobe. En effet, on observe de nombreuses actions courtes et tout autant de faits
brefs, qui montrent que c’est autour des petits moments que le personnage du Jeune LC se
construit. Son ethos catégoriel de personnage marginalisé des bas-fonds de Paris naît entre
autres à partir de cela :

- « La drogue me tue à p’tit feu » [1.0] in « Paris Nord »


- « J’fais des petites transactions » [1.1] in « Réalité rap »
- « Malgré tous ces p’tits changements » [1.2] in « Lumière Jaune »
- « La nuit est encore jeune » [1.3] in « Lumière Jaune »
- « Demain j’ouvre un nouveau business » [1.4] in « 48 Barres »

Ici, ce sont les petites actions, parfois itératives, qui sont représentées. Les « petites
transactions » et les « petits changements » sont ce à partir de quoi la vie du personnage se
construit, sans qu’une globalité concrète vienne regrouper ces moments ; on note que cela
s’illustre ici par l’adjonction de l’épithète petit qui, par l’antéposition qu’il a naturellement,
s’intègre au centre du syntagme nominal les petit(es) x (où x est le substantif qualifié) et
renvoie à quelque chose de commun, notamment ici dans le cadre des « petites transactions »,
en [1.1]. De même, lorsque l’énonciateur dit « Demain j’ouvre un nouveau business » [1.4], il
situe la temporalité comme détachée du reste, comme un évènement marginal parmi tant
d’autres ; une fois de plus, c’est l’épithète nouveau qui marque le fait que, avant qu’elles soient
ce qu’elles sont, les choses se renouvellent ; le « business » dont il parle est ainsi surtout
« nouveau », et il n’est aucunement mention d’un qui soit accompli.

Cette itérativité s’oppose à une généralité, qui malgré tout reste globalement inscrite
dans la subjectivité du locuteur et dont voici les occurrences et dont le poids est à peu près
équivalent au sein du corpus :

- « À Paris la vie est rapide » [1.5] in « Paris Nord »


- « J’te raconte qu’une petite partie » [1.6] in « Réalité rap »
- « J’donne des conseils aux ne-jeus » [1.7] in « Lumière Jaune »
- « Les tits-pe m’ont vu grandir » [1.8] in « Lumière Jaune »
- « Car la vie est bien trop courte » [1.9] in « 48 Barres »

Dans ces passages, c’est la vie dans son entièreté qui est représentée. Cependant, elle
reste qualifiée de « rapide » et de « courte » et est perçue en fonction des « tits-pe » (petits) et
des « ne-jeu » (jeunes). De ce fait, même lorsqu’elle est prise dans son entièreté, la temporalité
est représentée par le Jeune LC comme quelque chose de bref et de court que seuls ceux qui
sont encore dans cet état de jeunesse de l’â ge sont en mesure de vraiment percevoir. Le cas de
l’occurrence [1.6] a, dans cette perspective, une valeur particulière, car en disant qu’il ne nous
« raconte qu’une petite partie », le rappeur, dans ce que l’on pourrait nommer une métalepse
narrativisée22, rend explicite le fait que le personnage-énonciateur a une vie discrète,
méconnue et donc marginalisée de la connaissance des autres ; seule un petit sous-ensemble
en est dévoilé au reste du monde. On retrouve ainsi une catégorisation du personnage en tant
que marginal dans un ethos se fonde premièrement sur les petits actes discrets qui façonnent
sa vie et deuxièmement sur la petitesse qui caractérise le récit de vie qu’il nous fait.

D’un point de vue spatial, le personnage se caractérise également comme marginal en


fonction de l’espace dans lequel il évolue. Deux occurrences appuient cela dans les titres
« Réalité rap » et « 48 barres » :

- « Le monde est grand, plein d’choses magnifiques à voir / Mais j’suis resté skotché sur mon putain d’boulevard »
[1.10] in « Réalité rap »
- « J’essaye juste de m’en sortir, ne pas mourir dans ma gerbe / Prendre un p’tit peu de hauteur, du haut de ma
tour une vue superbe » [1.11] in « 48 Barres »

En rappant tout d’abord que « Le monde est grand, plein de choses magnifiques à voir /
Mais j’suis resté skotché sur mon putain d’boulevard », il opère, grâ ce à l’adversatif mais, une
opposition claire entre un grand espace qui existe et un petit territoire marginal qui, puisque
le personnage y reste « skotché », l’empêche d’avoir accès au « grand » et aux « choses
magnifiques ». L’accès à des expressions plus mélioratives, à propos par exemple de la beauté,
(« une vue superbe ») ne discute en rien la marginalité du personnage. En [1.10], on remarque
que l’échappatoire aux bas-fonds de Paris se situe « du haut de ma tour », autrement dit
encore dans un espace subjectif et marginal ; on repère cela grâ ce au possessif « ma » et au
caractère générique de la « tour », qui n’est pas centrale par rapport aux autres. Cette image
nous est intéressante dans la mesure où elle représente le personnage dans ses enjeux
géographiques : sa tour est marginalisée, mais c’est en haut de celle-ci qu’il a une « vue » sur
tout le territoire, et qu’il impose une certaine domination sur celui-ci. La dimension spatiale
de l’ethos catégoriel à travers laquelle le personnage se construit montre donc encore une
marginalisation omniprésente dans son identité ; marginalisation spatiale qui cependant de
pair avec une domination du territoire et une vision « superbe » sur ce qui l’entoure.

Enfin, le personnage se dresse un ethos catégoriel fondé sur le motif du petit en faisant
régulièrement un point sur ce qu’il possède, sur ce qu’il détient et sur les quantités de ce qu’il
produit. On observe cela dans de nombreux vers dont voici la liste :

- « Un peu d’Absolut » [1.12] in « Paris Nord »


- « Il n’y a pas de petit profit » [1.13] in « Réalité rap »
- « Je ne possède que très peu » [1.14] in « Réalité rap »
- « J’ai quelques potos d’sortie » [1.15] in « Lumière Jaune »
- « P’tit son sur les gows » [1.16] in « 501 »
- « P’tit t-shirt » [1.17] in « 501 »

22 Cette terminologie fait référence aux travaux de G. Genette dans les ouvrages suivants :
- G. Genette – « Discours du récit » dans Figures III, Paris, Le Seuil, 1972.
- G. Genette – Métalepse. De la figure à la fiction, Paris, Le Seuil, 2004.
Je parle ici de métalepse narrativisée car il y a bien discours narrativisé et récit de paroles (« J’te raconte ») mais
également une forme d’insertion de la parole de l’auteur dans la narration ; comme un commentaire de ce dernier,
conscient de ce que le personnage-énonciateur ne peut raconter.
- « Deux-trois gamins » [1.18] in « 501 »

Dans toutes ces occurrences, il parle d’un objet et de la petitesse qui le qualifie. Cette
petitesse peut-être ici posée et explicite : c’est le cas des occurrences [1.12], [1.13], [1.14],
[1.15] et [1.18]. Dans celles-ci, les adjectifs qualificatifs (« petit »), les adjectifs indéfinis
(« quelques », « deux-trois » et « peu ») et les adverbes (« pas trop ») caractérisent au premier
degré la petitesse et le fait que ce dont il est question, à savoir la possession, l’« Absolut » ou
les « potos » l’est en quantité limitée.
Parallèlement à cela, les occurrences [1.16] et [1.17] montrent que l’adjectif petit subit
une réorientation sémantique : son sens est modifié, et ne veut plus qualifier quelque chose
dont la quantité est faible, mais quelque chose de commun. On pourrait avancer l’hypothèse
que malgré le fait que cette chose soit commune, la satisfaction que le locuteur a d’entrer en
contact avec lui confère une certaine envie d’en parler ; mais, conscient du fait que la chose est
commune, il la représente en la modalisant comme petite. Le petit « son sur les gows » et le
petit « t-shirt blanc » nous indiquent que le personnage se réjoui d’entrer en relation avec ces
éléments, mais qu’il ne fait pas l’erreur de les élever au rang de choses exceptionnelles.
Possédant des objets en petite quantité et se contentant des choses communes, le personnage
du Jeune LC semble est en adéquation avec la marginalisation qui le caractérise, avec l’esquive
de l’exceptionnel, en tout cas quand il ne touche pas à son identité.
Et cette caractérisation est modalisatrice dans la mesure où ce petit l’est par rapport à
lui, par rapport à son point de vue. Le cas des petits renvoyant à quelque chose de commun,
par exemple, est caractéristique d’une perception de la chose de la part du locuteur, qui en a
l’habitude en tant qu’individu. Lorsqu’en [1.16] il dit qu’il va faire un « p’tit son sur les gows »,
il banalise cette action, d’une manière presque désinvolte ; et cette désinvolture, que l’auditeur
peut ainsi clairement percevoir, s’inscrit dans l’ethos du Jeune LC. Elle rend ses actions
périphériques, fait du texte que nous entendons un « p’tit son sur les gows » au lieu que ce
dernier soit par exemple *le son sur les gows. Elle modalise enfin un certain nombre
d’éléments comme accessoires, marginaux d’une vie dont on ne nous raconte qu’une « petite
partie ».

En mettant en place un ethos catégoriel du petit individu marginalisé, le Leune LC se


situe ainsi en tant que personnage dont la vie n’est construite qu’autour d’évènements
mineurs, dont le territoire est d’une circonférence minime et dont les possessions sont très
limitées. Il se catégorise donc lui-même en tant que produit authentique du milieu dans lequel
il s’inscrit. Mais cela ne va pas suffire à construire un ethos discursif complet, car les idéologies
et les expériences dont il nous parle vont également devoir être prises en compte.

1.1.2 – Dimension idéologique

D. Maingueneau parle d’une dimention idéologique de l’ethos en rapport avec les


« valeurs » et les prises de position que prend l’énonciateur dans son discours. Il s’agit là de
représenter à partir des avis, des intérêts, des croyances et de la subjectivité de l’énonciateur
une cartographie de sa personnalité. Dans le cadre de notre corpus, cette récurrence des
positionnements du Jeune LC nous amènent à mieux en comprendre le personnage. Nous le
verrons : il s’agira pour le locuteur d’adopter un positionnement à la fois proche des gens et
centré sur son individualité. Il devra, afin d’affirmer son authenticité, être proche
idéologiquement des nombreuses personnes qui partagent sa marginalité et la marge spatio-
territoriale qu’ils habitent tout en affirmant son individualité. Il devra mettre un certain
nombre de valeurs en commun avec ceux qui appartiennent à son environnement, tout en
revendiquant son indépendance personnelle. Cela peut évidemment paraître assez paradoxal,
mais l’objectif à travers cela est clair : il partage la même vision du monde que le commun des
mortels dont il représente le territoire, mais ne se laisse pas influencer par eux, ce qui lui
confère une authenticité et une légitimité en tant qu’individu marginalisé du monde. C’est ici
que prend son sens la question de l’identification. En effet, en se représentant comme un
individu partageant des idéologies et des idéaux communs, le Jeune LC autorise le public à se
reconnaître dans la musique qu’il propose. Il s’insère mieux dans l’espace qu’il représente en
admettant des caractéristiques communes aux « gens » (« Paris Nord ») qu’il fréquente et qui
l’écoutent. Il s’agira ainsi de voir que le personnage adopte un comportement solitaire pour
paraître « vrai » (« 48 barres ») tout en revendiquant des croyances fort populaire afin de
mieux appartenir à la marge.

Il y a dans un premier temps une forme d’idéologie individualiste qui vient peindre
l’ethos du personnage du Jeune LC. Il revendique en effet à de maintes reprises sa croyance en
les bénéfices qu’il y a à agir seul et à ne pas prendre en compte les opinions extérieures ;
autrement dit, il revendique sa marginalisation comme un état d’esprit qui améliore sa
condition. On voit ainsi dans de nombreuses occurrences que le fait de se revendiquer d’abord
comme non-conforme à une majorité qui l’entoure permet au personnage d’affirmer la
légitimité de son point de vue, marginal et non influencé par une quelconque voix extérieure
au milieu qu’il décrit. L’énonciateur dit explicitement qu’il se situe face aux autres, concentré
sur ses intérêts personnels. Dans un certain nombre de cas, le rappeur se positionne en
fonction des personnes qui l’entourent de près ou de loin, et adhère à une idéologie
individualiste en se construisant un ethos du solitaire. On retrouve cette opposition au groupe
dans les occurrences suivantes :

- « J’me reconnais plus dans cette mode, le rap a beaucoup changé » [1.21] in « Réalité rap »
- « Je n’prends pas les rappeurs au sérieux » [1.23] in « Lumière jaune »
- « Vrai comme un rappeur sans label » [1.24] in « 48 barres »
- « J’roule dans ma vie en paix, car j’m’en fous de tout c’qu’ils pensent » [1.25] in « 48 barres »

Les constructions sont assez diverses mais servent le même propos : être en opposition
avec les autres. Ces autres peuvent être sous entendus à partir de choses qu’ils pratiquent
comme « le rap » [1.21] : dans ce cas, le personnage n’adhère pas à eux en n’adhérant pas à ce
qu’ils font. Dans les trois autres occurrences, ils sont explicitement désignés par le pronom
« ils » ou par le syntagme nominal « les rappeurs ». Le fait de les désigner par une activité que
l’auteur-même est en train de pratiquer lors de l’énonciation peut paraître paradoxal, mais
sert surtout à ne pas avoir à s’assumer comme pleinement intégré au mouvement, à se
marginaliser des catégories les plus évidentes. Le Jeune LC est un « rappeur » singulier en
s’opposant aux autres « rappeurs ». Et cet individualisme apparent se retrouve aussi dans des
cas sensiblement différents :

- « Car je n’ai pas l’droit d’me plaindre, je n’ai que ma folie à craindre » [1.26] in « Lumière jaune »
- « J’suis à propos d’ma gamelle, tant mieux pour toi si tu manges » [1.27] in « 48 barres »
- « Jeune LC, j’suis à propos de mon rap » [1.28] in « L’arrière du Uber »

L’énonciateur parle ici du fait qu’il se focalise sur ses problèmes personnels. En [1.26],
cela se fait par le recourt à la négation restrictive ne...que qui permet d’exclure toute autre
crainte n’étant pas celle de sa « folie ». En [1.27] et [1.28], la construction se fait autour de la
locution verbale être à propos de, qui signifie être particulièrement concentré sur. Cette
locution est le résultat d’un phénomène de grammaticalisation23 lui ayant donné une valeur
d’intensification. Habituellement conjuguée à la personne 1 du présent de l’indicatif, être à
propos de, dans le cadre du rap francophone, signifie que le sujet-parlant est hautement
concerné par quelque chose, choses auxquelles sont adjointes les articles possessifs « mon » et
« ma » ; le Jeune LC accentue ainsi son ethos individualiste dans la mesure où il se concentre
avec une intensité particulièrement forte, due au renouvellement linguistique que permet la
grammaticalisation de la locution à propos de, sur ses problèmes particuliers.

Mais l’individualisme dont nous fait part le Jeune LC dans son ethos discursif ne peut
être suffisant pour lui accorder l’authenticité que cherche à avoir le personnage. Il le nuancera
donc en accordant aux autres une certaine importance, qui se retrouvera notamment à travers
des idéologies, des croyances et des préceptes moraux partagés. Il fait ainsi de nombreuses
représentations d’une certaine posture24, ancrée en lui par une morale et une éducation assez
générale, et appropriée par ce dernier. Cette posture est celle d’un individu à la fois
indépendant mais surtout pleinement intégré et en accord avec les mœurs de son territoire.

- « J’représente Paris Nord, du 17 jusqu’au 10 » [1.29] in « Paris Nord »


- « Le quartier a bien changé, augmente le prix des appartements / Malgré tous ces p’tits changements c’est ici
que j’sens mon appartenance » [1.30] in « Lumière Jaune »
- « J’aime la France malgré que j’m’appelle Mehdi El Attar » [1.31] in « 48 barres »

Dans ces occurrences, le Jeune LC parle du fait qu’il « représente » et qu’il « aime » son
territoire, et que « c’est ici que j’sens mon appartenance ». Nous noterons le recourt aux
déictiques « le quartier » et « ici » qui nous indiquent qu’il s’agit bien d’un lieu singulier,
propre à l’énonciateur et surtout approprié par ce dernier. Parallèlement à cela, de
nombreuses occurrences, relevées ci-dessous, nous représentent le personnage énonçant un
certain nombre de représentations axées moralement du personnage, que l’on pourrait
également considérer comme les indicateurs de valeurs essentielles portées par le territoire :

- « La rue en moi » [1.32] in « Paris Nord »


- « J’ai du respect pour les gens mais pas de respect pour les lois » [1.33] in « Paris Nord »
- « Mais comme un vrai mec de tier-quar, j’fais même pas confiance à mes amis » [1.34] in « Réalité rap »
- « J’n’ai pas l’temps de chialer, j’n’ai pas l’temps de me perdre » [1.35] in « Réalité rap »

23 N. Viguier - « Étude diachronique sur l’évolution de la locution à propos de » 2021.


24 B. Ladouceur - « Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scènes modernes de l’auteur » dans Lectures, Les
comptes-rendus, 2007.
- « Tu ne peux nier ma loyauté » [1.36] in « Réalité rap »
- « On vit dans un monde violent, on s’adoucit en temps de paix » [1.37] in « Réalité rap »
- « J’donne des conseils aux ne-jeu, pourvu qu’leur vie ressemble à autre chose » [1.38] in « Lumière Jaune »
- « Leur version de l’Histoire, j’ai du mal à la croire » [1.39] in « 48 barres »
- « J’aime les femmes et l’alcool, je ne peux rien y faire » [1.40] in « L’arrière du Uber »
- « Hier j’ai appris qu’un d’mes proches est parti / Que puis-je faire d’autre, si c’n’est célébrer la vie ? » [1.41] in
« L’arrière du Uber »

De grandes notions substantivées comme « loyauté » reviennent ainsi. Des


comportements à avoir, des centres d’intérêts et des postures particulières sont également
représentées et s’inscrivent dans un ethos idéologique que le locuteur partage avec ses
contemporains. Il s’associe à une culture commune qui lui permet de revendiquer son
appartenance à la marge dans laquelle il s’insère. On remarque par exemple dans l’occurrence
[1.34] « Mais comme un vrai mec de tier-quar » dans laquelle il se compare
vraisemblablement à un type de personne indéfini (article un), ce qui lui permet de s’associer
aux caractéristiques idéologiques générale d’un « vrai mec de tier-quar ». On notera également
le retour de l’épithète, ici vrai, qui, à l’échelle du syntagme nominal vrai mec de tier-quar,
permet de l’introduire avec la revendication d’authenticité dont nous avons déjà parlé et
modalise ce qu’il qualifie avec certitude qu’l s’agit de la définition juste d’un « mec de tier-
quar ».
De même, en [1.33], il répète à deux reprises le mot « respect » en opposant deux
syntagmes parallèlement par rapport à la conjonction mais qui oppose son « respect pour les
gens » et son « respect pour les lois ». Ces deux usages du mot « respect » construisent un
phénomène d’antanaclase25 : le « respect pour les gens » évoque bien la considération envers
autrui, tandis que le « respect pour les lois » se traduit davantage comme une application des
codes définis par la loi. En un sens, dans ce discours, le premier est synonyme d’égalité, et le
second synonyme de soumission. De plus, en tant que locuteur de la langue française telle
qu’elle est en 2022, le « respect » seul peut être compris comme un « respect pour les gens »
mais plus difficilement comme un « respect pour les lois » ; autrement dit, on a une forme de
figement, de construction se faisant à l’échelle de l’expression avoir du respect pour les lois, qui
apparaît dans le deuxième cas, nécessaire à l’interprétation du sens de respect. Cette
différenciation entre une forme humaniste libre et une forme institutionnalisée figée du verbe
avoir du respect pour traduit la mise en opposition entre un respect construit artificiellement
envers une certaine élite et un respect qui va davantage de soi envers le commun des mortels,
que le rappeur représente davantage. Le refus de soumission que ce parallélisme met en
évidence est une priorité donnée aux individus, tous marginalisés en un sens, par rapport à
l’É tat, centre agglomérant tous ces individus. Le Jeune LC construit un personnage animé
idéologiquement par la priorité qu’il accorde à la marge qu’il s’approprie et à ses codes
moraux plus qu’à un espace davantage universel qui n’est apparemment pas le sien.

Il nous sera enfin difficile de passer à cô té des occurrences faisant référence à « Dieu »
et à la croyance spirituelle dans notre corpus. Bien qu’aucune religion ne soit mentionnée, on
trouve dans les occurrences suivantes des références directes ou indirectes à un aspect
spirituel du personnage :

25 Répétition d’un même mot sous deux sens différents.


- « Dieu me regarde d’en haut, il sait qu’j’ai fait c’que j’ai pu » [1.42] in « Paris Nord »
- « Aucune parole écrite par l’homme de Dieu ne pourra me rapprocher » [1.43] in « Réalité rap »
- « J’fais une p’tite prière » [1.44] in « Lumière Jaune »
- « J’rappe pour que Dieu puisse me pardonner » [1.45] in « 48 barres »

Le fait de faire référence à Dieu d’une manière assez généralisante et sans pour autant
donner plus de détails concernant la religion ou les croyances du personnage lui confère à
nouveau l’ethos idéologique d’un individu proche des gens, d’un groupe croyant en apparence
comme lui. Dans trois occurrences sur quatre, c’est directement la personne de « Dieu » qui
est écrite, ce qui permet d’invoquer cette figure assez universelle et peu contradictoire sans
prendre de risque vis-à -vis de son ethos de représentant de son milieu. En [1.44], il rappe
« J’fais une p’tite prière » et ré-invoque le qualificatif petit que nous avons déjà mentionné. Il
associe ainsi la « prière » à une action commune et itérative, comme si elle faisait
intégralement partie de la routine du « mec de tier-quar », non intégral mais tout de même
fort présent dans l’ethos idéologique qu’il se construit.
L’ethos du personnage du Jeune LC se construit donc en partie dans la revendication
d’une idéologie assez individualiste et parfois optimiste quant à son existence (« Que puis-je
faire d’autre, si c’n’est célébrer la vie ? » (7)) mais également en associant le personnage à une
certaine norme du milieu marginal qu’il s’approprie et dont il se fait le représentant. Cette
norme se caractérise essentiellement par l’appropriation de codes moraux et par des
références succinctes à une puissance spirituelle que l’on imagine être très populaire.

1.1.3 – Dimension expérientielle

Cette dimension de l’ethos, toujours dans le suivi des écrits de D. Maingueneau26 à ce


sujet, complète les deux précédentes en se focalisant sur la corporalité que va construire
l’énonciateur à travers son discours et sur le « monde éthique » à partir duquel l’expérience de
ce corps va être faite. On entend pas « monde éthique » la spatialité généralement stéréotypée
au sein de laquelle le lecteur/auditeur situe l’énonciateur. Dans le cadre de notre corpus, on se
situerait ainsi dans le « monde éthique » du petit rappeur faisant sa musique avec les moyens
dont il dispose depuis son quartier marginalisé au nord de Paris. Ce cadre est nécessaire à
l’élaboration du « corps » qu’incarne l’énonciateur et auquel il va donner sa substance et son
caractère. Parler de la dimension expérientielle de l’ethos ici reviendrait donc à analyser les
attitudes, les choix et les actes que le personnage nous rapporte et surtout comment ceux-ci
sont décrits discursivement. Autrement dit, les expériences à proprement parler du Jeune LC
nous indiqueront la constitution du corps que le récepteur « incorpore » ensuite. Ces
expériences seront à même de nous montrer que le personnage adopte là encore un ethos du
marginal, de celui qui, dans son caractère, agit en contraction avec la majorité. Nous ferons
donc, dans le but de percevoir ces caractéristique de l’ethos du Jeune LC, une analyse des
phénomènes de négation au sein de ses paroles ; la négation étant grammaticalement le
moyen le plus naturel de se situer en opposition par rapport à des actes ou en réfutation par
rapport à des manières de faire.

26 D. Maingueneau – « Ethos, scénographie, incorporation » dans Images de soi dans le discours. La construction de
l’ethos, Delachaux et Niestlé, 1999.
Avec plus de 10 occurrences par morceau, la négation sous toutes ses formes est, sans
être forcément surabondante, récurrente dans les textes de notre corpus. L’énonciateur s’en
sert pour entrer facilement en contradiction avec des caractéristiques communes aux autres
qui ne sont pas les siennes. Il utilise ces moyens d’opposition et de réfutation dans le but de
marginaliser le « corps » qu’il incarne vis-à -vis des autres entités qui peuplent le « monde
éthique » qu’il construit.

Ces formes se retrouvent dans un premier temps à travers des phénomènes de


négation lexicale. On retrouve en effet des termes dont on peut dire qu’ils sont négatifs dans la
mesure où ils présupposent une opposition par rapport à un autre symbole. Le personnage
parle ainsi d’un « Air malsain » (1) et d’une «É nergie négative » (2), qu’on met instinctivement
en opposition avec un air sain et une bonne énergie. Les termes négatifs se construisent bel et
bien en fonction des termes positifs auxquels ils renvoient. Ce procédé montre que le Jeune LC
situe son discours négativement par rapport aux symboles communs. Cela lui sert une fois de
plus à nourrir un ethos du personnage marginal, faisant l’authentique expérience des bas-
fonds parisien, de l’underground au sens spatial du terme.

Il nous est ensuite possible de repérer de très nombreuses occurrences de négation


syntaxique, procédé utilisé de manière récurrente par le personnage justement dans le but de
se situer en opposition et en contradiction par rapport aux autres. Au total, on compte dans le
corpus, avec exclusion des couplets non-écrits et non-interprétés par le Jeune LC, un total de
55 occurrences ; on remarque que des morceaux à couplet unique sont particulièrement
fournis, avec par exemple « 48 barres » dans lequel un enchaînement de constructions à
négation syntaxique se fait : « l’argent ne me rend pas heureux / La prison ne me rend pas
peureux, frère je ne rappe pas pour eux / J’mets pas de refrain sur les sons, 48 barres, j’fais
c’que je veux ». Cette succession de négations totales sans véritable lien sémantique entre les
propositions nous montre bien que la construction caractérielle du personnage se fait autour
de la réfutation presque listée des comportements que lui perçoit comme communs. Il se
marginalise en additionnant les choses qu’il ne fait pas et ne perçoit pas comme « eux », qui
peuplent l’extérieur de l « univers éthique » marginal dont il se fait le représentant. Il
incorpore l’espace qu’il représente ; des éléments concrets du monde sont exclus de sa
conception des choses, il prend part à ce dernier et en relate une certaine expérience. Cette
incorporation qu’il fait de l’espace l’amène à en déduire ce qu’il ne veut et ne conçois pas. En
d’autres termes, il souhaite montrer un caractère indépendant, dur et sû r de lui, qu’une
certaine partie du public rap cherche sans aucun doute pour lui accorder son authenticité.
Sur le plan de la négation partielle, on trouve, sur les 55 occurrences précédemment
comptées, un nombre de 8 qui admettent la forme ne...plus dont voici la liste :

« Réalité rap » :
- « Je n’crois plus trop en l’amour » [1.46]
- « J’me r’connais plus dans cette mode » [1.47]
- « Plus l’temps d’faire marche arrière » [1.48]

« Lumière Jaune » :
- « Si on s’revoit plus jamais, j’te dédicacerai dans une chanson » [1.49]
- « Dans sa bouche plus beaucoup d’chicots » [1.50]
« 48 barres » :
- « C’est plus les années soixante-dix » [1.51]
- « Ils comprennent bien qu’on n’a plus peur » [1.52]
- « Parfois j’me reconnais plus » [1.53]

Cette forme de la négation partielle nous indique une rupture entre un état antérieur et
un état actuel des choses, entre un passé en apparence stable et un présent pollué par la
marge, par « l’univers éthique » ayant pris le dessus sur le corps qui constitue le personnage.
Sur le plan sémantique, on remarque une très large domination (7 occurrences sur 8, avec
exception de la [1.48]) de la négation dite descriptive sur la négation dite polémique27. Dans le
cadre des formes de négation descriptive, les occurrences [1.46], [1.47], [1.52] et [1.53]
concernent la subjectivité de l’énonciateur, mais ne peuvent pour autant être réfutées ou
discutées. D’une certaine manière, le personnage nous donne à voir un ethos, un ensemble de
traits caractériels, qu’il nous est impossible de contredire. Le Jeune LC est arbitraire dans sa
propre description, et se positionne lui-même dans des marges caractérielles sans que cela
soit réfutable. La seule occurrence de négation polémique est en [1.48] : le personnage semble
ici davantage donner un avis sur sa condition, comme si un autre être discursif second
considérait qu’il *avait encore le temps de faire marche arrière ou que l’on *a toujours le temps
de faire marche arrière. Le personnage s’illustre donc comme celui dont on ne peut pas savoir
les caractéristiques, et qui réfute ce que l’on pourrait croire de lui. Il se marginalise dans la
fatalité à laquelle son « univers éthique » lui fait croire.

Enfin, les formes de négation restrictive (10 occurrences comptabilisées dans le


corpus) servent, comme leur structure le montre, à restreindre ce que le Jeune LC possède,
raconte et fait dans la scène discursive qu’il crée. Le personnage est limité dans les choses qui
l’entourent (« Je ne possède que très peu [1]), relève d’un caractère solitaire marginal (« Il n’y
a que sur moi que j’peux compter » [1] ; « je n’ai que ma folie à craindre » [2]) et limite ses
fréquentations (« j’roule qu’avec des gens sérieux » [1]). De même, lorsqu’il dit « J’écoute que
des rappeurs qui ont cané  » (5), il situe ses goû ts comme restreints par rapport à une culture
plus commune. De plus, cette occurrence fait référence au fait que, notamment dans le rap
Américain que revendique écouter le Jeune LC, les cas de morts non-naturelles sont assez
fréquents28, et les rappeurs qui en sont victimes font souvent l’objet d’une certaine
sacralisation (on sait par exemple quelle notoriété ont acquise des artistes comme 2Pac ou,
plus récemment, Pop Smoke). Ne revendiquer écouter que ces rappeurs relève, pour le
personnage, d’une forme d’épuration de ses caractéristiques, ici d’auditeur. Il inclut cette
culture comme privilégiée dans le « monde éthique » autour duquel se construit son ethos
expérientiel. À travers l’opposition, la réfutation et la restriction, il se donne un caractère, une
tonalité et une identité discursive qui lui confèrent un statut marginal, un rô le de représentant
d’un univers au sein du quel ne sont authentiques que ceux qui s’affranchissent du territoire
commun.

27 H. Nolke – « Ne...pas : Négation descriptive ou polémique ? Contraintes formelles sur son interprétation. » dans
Langue Française, n°94, Larousse, 1994.
Dans cet article, la « négation descriptive » n’est pas discutable et est opposée à la « négation polémique » qui relève
d’un « point de vue susceptible d’être soutenu par un être discursif ».
28 Voir par exemple la « Liste (non exhaustive) d’artistes hip-hop assassinés » sur Wikipédia.
En déclinant notre analyse de l’ethos construit par le Jeune LC selon la tripartition
qu’en fait D. Maingueneau, nous avons pu montrer que ce dernier s’inscrit dans la catégorie de
ceux qui, marginalisés, construisent leurs vies autour de petites choses, accordent une
importance à leur individualité tout en restant proches des gens qui habitent leur territoire au
même titre qu’eux sur le plan idéologique, et se représentent comme expérimentant ce
territoire de la manière la plus véridique et la plus restrictive qu’il soit. En d’autres termes,
nous assistons à la construction d’un ethos marginal qui se veut avoir le plus de proximité
possible avec la marge que l’énonciateur habite. Il apparaît ainsi cohérent de sa part
d’introduire « Paris Nord » en disant que « C’est ici qu’ça s’passe / Que les choses évoluent » :
la mise en scène spatiale et discursive dont il nous fait part en employant cette structure de
présentatif montre bien qu’il présente le territoire marginal comme la source de tout ce qu’il
va rapper ensuite.
Mais cette marginalité géographique ne va pas de soi, et nécessitera ainsi un certain
nombre de précisions, d’arguments en faveur du recul que prend territorialement le je-parlant
sur le reste du monde.

1.2 – Situer sa marginalité spatialement : une scénographie interne au discours à


la fois marquée et confuse.

La notion de marginalisation telle qu’elle apparaît au sein du discours étudié est


complexe dans la mesure où elle se situe sur plusieurs plans et sur plusieurs échelles. Cela dit,
elle est difficilement extractible de la notion d’espace, des lieux perçus en fonction de leurs
rapports quantitatifs. En d’autres termes, le rap underground parisien se marginalise en
représentant les divers confins et lieux reculés dont il fait part, et en mettant en évidence
l’espace vécu qui, d’une certaine manière, sectorise l’énonciateur ; ce dernier représente les
lieux d’une manière à la fois fidèle et personnelle afin de montrer qu’il est ancré dans la
marge. D’une certaine manière, il met en place discursivement une scénographie qui, en
prenant en compte le cadre d’énonciation, la limitation des récepteurs et évidemment l’espace
représenté par la scène éthique et autres procédés de mise en scène, l’ancre spatialement et
procède à sa marginalisation.
Dans le cadre de notre corpus, cet ancrage spatial omniprésent au sein du discours
relève d’une certaine paradoxalité. En effet, le Jeune LC se construit un territoire discursif
particulier en faisant appel à des références et à des espaces vécus divers et parfois
contradictoires. Le fait que les morceaux étudiés soient produits autour des années
2017/2018 et en étroite collaboration avec le collectif novateur Bon Gamin par un rappeur
dont la culture est très fermement ancrée dans le rap des années 90 joue certainement un
rô le. Le va-et-vient à travers les arrondissement que l’on a parfois du mal à suivre a aussi sans
doute une influence. On verra ainsi de premiers paradoxes se dessiner au sein du rap produit
par le Jeune LC dans la mesure où celui-ci, en plus de représenter un personnage qui oscille
entre un ethos solitaire et solidaire, oscille également entre des espaces marginaux. La
représentation de ces espaces, justifiée par une certaine mobilité du personnage, le
marginalise d’autant plus dans la mesure où il ne s’intègre pas en un point précis. Au
contraire, il se désintègre afin d’occuper les multiples recoins et les confins d’espaces
géographiques comme la ville de Paris ou plus abstraits comme le rap en tant que
communauté. Nous verrons donc que cette marginalisation est le résultat de procédés qui
situent le personnage spatialement, en portant tout d’abord une attention particulière aux
passages parlés et à l’ancrage géographique qu’ils représentent, situés généralement en début
ou en fin de morceau et dont les cas d’auto-corrections soulèvent certains problèmes. Nous
étudierons également ces procédés de localisation en nous intéressant aux syntagmes
prépositionnels et à leur construction. Nous nous aiderons ensuite d’une analyse des cas de
présent de l’indicatif, de leurs valeurs et de ce qu’ils nous apportent quant à la mobilité
problématique du personnage. Nous terminerons enfin par constater que ce problème
d’intégration est multiscalaire, car il ne se limite pas qu’à Paris et à la langue française.

1.2.1 – Une incertitude identitaire montrant la difficulté qu’a le personnage à appartenir à des
centres.

Comme cela a pu très certainement être relevé par quiconque se confrontant à notre
corpus, certains morceaux sont agrémentés, en intro ou en outro, de passages parlés. On dit
qu’ils sont parlés car ils ne sont pas interprétés rythmiquement. Nous identifions ces passages
en intro et en outro de « Paris Nord », en intro de « Réalité rap » et de « Lumière Jaune », et
enfin en intro et en outro de « 501 ». Bien que rien ne nous prouve cela, ces extraits semblent
admettre, sans qu’elle soit totale, une certaine part d’improvisation. Elle nous est en l’état
difficile à mesurer, et il est évident que le rappeur avait des mots en tête en amont et a pu
réenregistrer le passage ou tout simplement le valider en aval ; cela dit, il est également assez
certain qu’il n’avait pas écrit le texte au mot près dans ces cas de figure. Cette parole plus
libérée encadrant le discours du personnage est un fort trait de caractère discursivement
construit qui influence fortement la construction de son identité. Il l’utilise ainsi,
consciemment ou inconsciemment, pour représenter la marginalisation à travers laquelle il se
construit.
Et ces passages parlés, puisqu’ils sont certainement en partie improvisés lors de leur
conception, admettent nécessairement une part d’hésitations et de corrections qui, puisque
notre corpus est de nature artistique, peuvent être nommés phénomènes de réorientation. En
effet, un certain nombre d’occurrences montrent une accumulation de lieux, comme si, en
faisant référence à un endroit, le Jeune LC se rappelait qu’il devait également en représenter
un autre. On assiste en cela à des phénomènes d’accumulations réorientantes dans la mesure
où ceux-ci représentent le Jeune LC comme additionnant les toponymes, comme si le fait d’en
mentionner un lui en amenait un nouveau. Les deux occurrences parlées qui nous
intéresseront le plus ici seront les outros de « Paris Nord » et de « 501 ».

Ces réorientations et ces accumulations servent à ce que le discours produit et énoncé


renvoie et parle à des lieux dans leur complétude (par exemple la ville de Paris) tout en
montrant que le locuteur prend en compte leurs marges (à savoir les rives ou les
arrondissements). Dans le cas de l’outro de « Paris Nord », le Jeune LC veut parler à tout Paris,
mais se retrouve face à la contradiction de ne pas avoir habité toute la ville, notamment la
« rive gauche », qui, à le croire, est territorialement opposée à la « rive droite », mais qu’il
souhaite englober dans sa conception parisienne. Il lui réserve ainsi une place d’honneur en
introduisant par « dédicace à la rive gauche », la « dédicace » étant une manière de saluer un
lieu sans y appartenir forcément. Cela lui permet de se décharger de cette partie de Paris qui,
paradoxalement, fait partie de l’espace représenté mais pas de l’espace approprié. Il s’autorise
ensuite, notamment grâ ce à l’utilisation du connecteur de réfutation mais, une correction, une
remise en cause de la valeur de la « dédicace » en nous disant qu’il « est né et a été élevé sur la
rive droite ». L’utilisation du passé composé situe ici les procès de naissance et surtout
d’éducation du Jeune LC sur la « rive droite » comme achevé, et cette même « rive droite » en
est un lieu ancré, imprimé dans le territoire du Jeune LC ; une « dédicace à la rive gauche »
n’est pas à exclure cependant.
Les réorientations se retrouvent surtout ensuite lorsqu’il liste les arrondissements
dans lesquels il a vécu, et qu’il se retrouve face au fait de n’avoir, en apparence, pas habité dans
« le 19 ». De ce fait, afin de corriger cette imprécision portée par la globalité que représente
« la rive droite », il réinsère, de manière presque épanadiplotique, une « dédicace », ici « à tous
mes reufrés du 19 ». La « dédicace » permet, une fois de plus, d’insérer le Jeune LC dans la
totalité du territoire parisien, sans que lui soit volé l’exclusivité et l’authenticité dont il
bénéficie à propos des marges dans lesquelles il revendique un véritable habiter. Cette prise
en compte à la fois inégale et englobante du territoire parisien nous montre cette difficulté
qu’il y a à faire intensément partie de la marge tout en essayant, ici difficilement, d’appartenir
à des centres. Dans cet extrait, la « dédicace » intègre artificiellement le personnage sans
désintégrer sa spécificité marginale. D’une certaine manière, le reste du territoire englobe la
marge comme cette « dédicace » entoure épanadiplotiquement les toponymes les plus
importants.

On retrouve également cette accumulation de toponymes à la fin du morceau « 501 »,


dans une outro également parlée. D’une manière assez large, on constate que le Jeune LC
cherche à s’adresser à la France dans sa globalité, et utilise ce même procédé de relevé des
lieux, plus où moins précisément. Ici, il n’y a visiblement pas d’élément grammaticalement et
linguistiquement visible laissant croire à une réorientation, mais seulement une accumulation.
Cette accumulation est tout de même révélatrice dans la mesure où trois éléments sur quatre,
à savoir le « 75 », le « 93 » et le « 92 » sont des méronymes de l’Ile de France, et qu’un élément
assez vague appelé le « sud » endosse le rô le du reste de la France (ou en tout cas du reste de
l’espace auquel il s’adresse), et vient en dernier. Cette hiérarchisation à la fois dans la quantité
des toponymes et dans la position de ces derniers nous représente bien le rapport qu’a le
Jeune LC avec le territoire. En effet, il cherche artificiellement, toujours via la « dédicace », à
être en mesure de s’adresser à n’importe qui, mais pointe malgré lui l’attention sur les lieux
qu’il connaît, ceux dont il peut extraire les marges. On pourrait finalement parler de
réorientation ici également, dans la mesure où la « jeunesse du sud » est dédicacée comme si
elle avait été oubliée par avant. L’accumulation des trois toponymes qui la précèdent se situe
sur une autre échelle, bien plus grande, sans que la taille de cette dernière nous soit indiquée :
rien ne nous précise en effet au « sud » de quoi l’on se situe ici. C’est ce brutal changement
scalaire qui fait que l’on n’est pas dupe de cette incertitude territoriale, de cette tension entre
le territoire marginal pleinement maîtrisé, et le territoire global difficilement représentable
autrement que par la « dédicace ».
C’est en cela que le personnage a du mal à appartenir à des centres. Son identité se
construit par la mobilité, l’attachement à des marges diverses, qui deviennent confuses
lorsqu’il s’agit de les compiler. Cette représentation de l’espace, justement par la mobilité
apparente du personnage, introduit ainsi déjà la problématique d’intégration et de
centralisation dans laquelle la marginalité du Jeune LC le pousse, entre une mise en scène
précise d’un espace qu’il maîtrise et une adresse faite à des collectivités plus larges.
Concentrons-nous néanmoins pour le moment sur cette mise en scène spatiale et marginale,
davantage développée au sein des morceaux et surtout des couplets ; au sein de ceux-ci, le
locuteur a en effet le temps de représenter chaque parcelle du territoire qu’il maîtrise sans
avoir à le globaliser, et il en profite pour affirmer son ancrage.

1.2.2 – Des utilisations des syntagmes prépositionnels inscrivant le personnage dans son espace
et dans son territoire.

Les couplets, et parfois refrains, présents dans les morceaux du Jeune LC sont, comme
l’ont déjà montré nos analyses, fortement influencés par la spatialité du personnage, par les
localisations qu’il s’approprie et représente. Le topos du lieu parisien marginal revient de
manière récurrente, et le Jeune LC (ainsi que ses collaborateurs de Bon Gamin présents sur le
corpus) se situe véritablement dans ces espaces, au sens physique du terme. Les toponymes
sont employés, répétés et réactualisés presque incessamment, ce qui fait que le temps ne nous
est pas laissé, en tant qu’auditeur, de situer les rappeurs ailleurs. Ces utilisations ont un rô le
déterminant dans la scénographie de l’œuvre dans la mesure où elles représentent et nous
laissent imaginer un contexte d’énonciation étant davantage celui des rues et des boulevards
parisiens que celui du studio d’enregistrement. Ce décalage volontairement inscrit dans les
textes trouve notamment son efficacité dans les utilisations des groupes prépositionnels qui
permettent d’établir un lien grammatical étroit entre les personnages et les lieux, dont les
toponymes sont des enchaînements logiques au sein des propositions. Un relevé analysé des
prépositions dans et sur ayant pour régime un ou des toponyme(s) représentant un ou des
lieu(x) physique(s) nous permettra d’y voir plus clair.

Ces compléments prépositionnels à régimes toponymiques ne sont pas excessivement


présents dans notre corpus (38 occurrences comptabilisées), mais leurs utilisations ne sont
généralement pas anodines, puisqu’elles participes à la figuration et à la représentation
spatiale. Elles localisent un procédé ou un objet d’une manière assez efficace pour être au
centre de notre attention le temps d’une analyse. Malgré cette quantité moyenne de
compléments à régimes toponymique, on remarque tout d’abord quelques phénomènes de
concentration de ceux-ci, notamment dans les couplets d’Ichon et de Loveni sur « Pétasse » :

- « J’me fourre [dans des HLM], [dans des hô tels particuliers] » [1.54]
- « ‘Y a tout un tas d’filles que j’aime, [dans l’dix] [dans le dix-neuvième] » [1.55]
- « […] je reste [dans ma banlieue] / [Dans ma banlieue] [sur un banc] » [1.56]
Ces enchaînements prépositionnels, ici soumis au même verbe à chaque fois, marquent
une accumulation de localisations et de représentations spatiales, précieuse à l’inscription des
personnages dans l’espace. En [1.54] et en [1.55], aucun complément prépositionnel n’englobe
l’autre sémantiquement et la juxtaposition se fait à égalité ; elle aurait même pu continuer. Ce
pur enchaînement de syntagmes prépositionnels est efficace pour montrer que le personnage
enchaîne les situations spatiales plus que les actions à proprement parler. De même, en [1.56],
cette juxtaposition permet un grandissement progressif de la localisation, puisque « dans ma
banlieue » englobe « sur un banc ». On remarque par ailleurs que le syntagme prépositionnel
« dans ma banlieue » est soumis à un procédé d’anadiplose29 qui montre que le texte se
structure véritablement autour de ces prépositions. Les juxtapositions, qu’elles soient égales
ou englobantes, nous montrent donc à quel point le texte est, au moins dans certains passages,
construit et représentatif d’une volonté de spatialisation des personnages qu’il met en scène.
Les compléments prépositionnels spatialisants dont la préposition est dans ou sur portent une
partie non négligeable du sens des textes.

2
7

Compléments non-essen-
tiels de phrase ou de sous
phrase
Compléments non-essen-
tiels de verbe
Compléments essentiels
9 de verbe
20 Compléments du nom

Diagramme classifiant les syntagmes prépositionnels à régime toponymique en fonction de leurs antécédents et
de leurs rô les.

Cette statistique a l’utilité de nous représenter la part majoritaire que prennent les
compléments essentiels de verbe (COI ou non) dans notre relevé d’occurrences. Elle montre
comment les morceaux du Jeune LC se remplissent de constructions verbales s’achevant sur
des localisations, caractérisant le personnage en tant qu’objet de l’espace : il fait quelque chose
quelque part (« j’roule dans ma ville en paix » (« 48 barres ») ou se situe quelque part (« 
J’garde toujours un pied dans la rue » (« Paris Nord »)): « . Il dit explicitement qu’il est dans le
lieu dont il parle ; en d’autres termes, il accorde une importance sérieuse aux endroits, et
construit ainsi à de multiples reprises des phrases dont les verbes s’enchaînent par nécessité
sur des localisations. C’est en cela que, même si le personnage représente une marginalité
spatiale confuse par moments, il ne manque pas d’utiliser ces compléments pour s’ancrer
dans ses espaces, pour que les lieux où sa mobilité l’emmène soient des territoires.

29 Répétition d’un même terme en fin et en début de séquence. Ici : en fin et en début de vers.
1.2.3 – Une mobilité spatio-temporelle renforcée par une utilisation massive du présent de
l’indicatif.

Inscrit dans ces espaces, le personnage du Jeune LC représente tout de même les
actions qu’il y produit ainsi que sa manière d’y être. Il s’inscrit en tant que sujet exploitant ces
espaces et élabore une description des phénomènes que l’on y trouve. Sa mobilité spatiale à
travers les marges qu’il représente et qu’il fréquente se retrouve dans une mobilité langagière,
que l’on retrouve entre autres dans une utilisation massive du présent de l’indicatif. Ce temps
verbal est en effet très fortement majoritaire au sein du corpus, et dépasse très nettement les
occurrences de passé composé et d’imparfait, utilisés dans des cadres bien précis. Le présent
de l’indicatif a une utilité certaine, puisqu’il permet, à la charge d’une seule et même
morphologie, « il se caractérise […] par une extraordinaire capacité d’adaptation aux contextes
dans lesquels il se trouve employé  »30. Il lui permet de varier facilement les contextes
temporels, de sous-entendre des cas d’itérativité, de représenter des vérité générales sur sa
perception de la marge, et, bien évidemment, de décrire l’environnement qui l’entoure.
Cette utilisation du présent de l’indicatif permet donc d’abord une multiplicité
temporelle. Dans le cadre de notre corpus, elle permet notamment de représenter des
éventements passés tout en gardant un certain flou sur le moment où ceux-ci sont arrivés, un
flou qui paraîtrait plus clair avec un passé simple par exemple ; un passé simple qui,
cependant, reste très rare d’une manière générale dans le rap français, à l’exception de cas
bien précis31. Ce type de phénomène s’observe dans des passages comme le suivant :

« J’me retrouve du cô té d’Jaurès quand j’aperçois un vieux poto ;


Un d’mes anciens gravons, petit pour lui j’vendais du bédo.
Le pauvre est tombé dans l’crack ; dans sa bouche plus beaucoup d’chicots
On a échangé nos numéros et j’lui ai laissé un billet d’dix euros »
in « Lumière Jaune »

Le présent de l’indicatif permet ici d’enclaver au milieu du texte un passage narratif


sans adopter un changement brutal au passé simple. Il permet également de rendre ce
passage ambigu quant à sa véritable réalisation : s’agit-il d’un événement précis ayant marqué
le Jeune LC ou s’agit-il de quelque chose de récurrent ? L’hypothèse la plus probable est que,
d’où l’utilisation du présent de l’indicatif, il s’agisse des deux à la fois. Le présent de l’indicatif
ici renvoie à un événement type, ne représentant pas forcément une réalité précise, mais étant
représentatif des réalités auxquelles le personnage est chaque jour confronté dans
l’environnement dans lequel il évolue. Cette double utilisation du présent, à la fois narrative et
itérative, permet à la fois de caractériser l’espace et d’y inscrire le personnage ; le Jeune LC est
véritablement un acteur de ce qu’il se passe « du cô té d’Jaurès ». L’itérativité, rarement
explicite, est bien souvent sous-entendue dans des constructions similaires dans tout le

30 J. Dürrenmatt – Stylistique de la poésie, Belin, 2005, p.43.


La partie sur la multiplicité du présent de l’indicatif a par ailleurs servi de fondation à cette analyse des valeurs du
présent chez le Jeune LC, notamment à propos des valeurs temporelles.
31 Exemple : Alpha Wann sur « Rap catéchisme » de Freeze Corleone (extrait de LMF) : « Ils frissonnèrent / Avec
Freeze on est visionnaires » : l’utilisation du passé simple a ici une visée multisyllabique.
corpus : « On va faire un tour ce soir » (« Réalité rap ») ; « J’lui dis : « vas y viens on s’voit » »
(« 501 ») ; « J’lève mon verre en l’air » (« L’arrière du Uber ») ; pour ne citer que celles-ci.
Et le présent de l’indicatif sert également à apporter une clarification du territoire et à
établir une certaine cartographie descriptive de ce dernier. En effet, les occurrences de
présent descriptif en rapport avec les lieux, qu’elles soient révélatrices d’un style particulier
ou non, sont parsemées dans tous les morceaux. Comme l’indique le vers « A Paris le ciel est
violet, mon boulevard est violent » dans « L’arrière du Uber », cette description est orientée
par la perception qu’a le personnage sur l’environnement qu’il transforme en territoire.
L’orientation peut être plus ou moins explicite : elle l’est quand le déterminant possessif
« mon » nous l’indique, mais moins lorsqu’il parle du « ciel » « violet », dont la couleur est
certainement due à des consommations particulières. Cela dit, lorsqu’il dit que « le ciel est
violet », on peut aussi comprendre qu’il l’est pour tout individu étant « à Paris » (selon ce
qu’entend le Jeune LC par être à Paris). Le personnage englobe ainsi sa description de Paris
dans la marginalité qu’il crée lui-même au sein de l’espace, dans la spécificité qui naît de sa
subjectivité. De même, une comparaison telle que « J’reste assis au dessus de Paris, tout
comme le quatre-vingt-treize » dans « 48 barres » se construit d’une manière particulièrement
intéressante dans le cadre de notre étude puisqu’elle associe la description d’un personnage
dominant son territoire avec une caractéristique géographique de ce territoire. Cette
métaphore illustre dores et déjà une tension entre marginalisation et domination : ce qui fut à
l’origine mis en périphérie se retrouve « assis au dessus » du centre, bénéficiant d’une plus
grande visibilité et d’une plus grande portée du fait de son éloignement et de son exclusion de
ce centre qui, finalement, n’est tourné vers rien. On note que le « quatre-vingt-treize » fait
évidemment écho à une grande concentration et une grande prolifération d’artistes et
d’acteurs de la culture hip-hop, dont le genre musical du rap tire un héritage incontournable,
ainsi que de rappeuses et rappeurs, qui y sont encore très actifs aujourd’hui ; la seule
existences de compilations à l’échelle départementale (93 Empire32) et même à l’échelle locale
(compilation Sevranaise à venir) nous le montre. Cette comparaison, chargée d’histoire et de
géographie, inscrit le Jeune LC en tant que personnage rappant dans la spécificité spatiale qu’il
fait du Paris qu’il représente, et qu’il domine vraisemblablement.

1.2.4 – Un unilinguisme caractéristique d’un personnage peinant à s’extraire de sa marge.

Le Jeune LC domine donc sa représentation de Paris. Il s’impose en tant que voix d’une
marge parisienne, apparemment concentrée sur la rive droite et continuant sur la rive gauche
et le 93. Il est le produit de sa marge, un rappeur qui met en vers à sa manière la langue de son
territoire, et la met en reflet avec sa langue, avec sa manière de faire des rimes. Il était à
l’origine prévu de faire ici une étude d’un « plurilinguisme interne »33 tel que l’entend D.
Maingueneau au sein des textes du Jeune LC : « L’écrivain, précisément parce qu’il est écrivain,

32 Compilation 93 Empire (2018) dirigée par Fianso et dont l’objectif était de réunir un maximum d’artistes de Seine
Saint Denis.
33 Le discours littéraire : Paratopie et scène d’énonciation, op. cit., p.143.
D. Maingueneau y parle de « pluriglossie interne d’une même langue », qui s’opère par une variation de registres, de
dialectes, de « zones de communication » ou encore, dans notre cas, de mode de représentation de l’espace.
est contraint d’élire la langue qu’investit son œuvre »34 ; autrement dit, l’œuvre, par sa simple
existence, met en place une langue singulière, qui, dans le cadre de notre corpus, est nourrie
d’interlangues trouvant leurs origines dans le français. C’est en effet le cas dans certains
passages du Jeune LC lorsque, par exemple, il écrit « J’verse de l’espoir dans mon verre comme
si je n’manquais d’rien » (« Paris Nord ») : le caractère abstrait de « l’espoir », confronté à un
« verre » que l’on devine rempli d’alcool et qui est ce qu’il y a de plus matériel, donne à voir
une confrontation discursive entre une langue abstraite et portée vers ce que le personnage
peut vouloir de meilleur et la langue très concrète à laquelle il se heurte malgré lui. Cet
exemple nous montre que, finalement, le personnage, lorsqu’il tente de s’approprier une
langue abstraite, est malgré lui confronté à cette langue concrète à laquelle il n’arrive pas à
échapper. La langue qu’il « verse » dans ses textes est celle qui tue son « espoir » d’abstraction.
Et il en arrive ainsi à ce que, par opposition au « plurilinguisme », nous appellerons
unilinguisme, c’est à dire la domination d’une seule langue et d’un unique topos qui, de fait, le
marginalisent vis-à -vis de l’interlangue qu’il peine à atteindre. On voit cela par exemple dans
les représentations en binô mes de l’espace dans lequel il se situe : « Tu peux m’trouver sur un
boulevard entre putes et vendeurs de hess » (« 48 barres »). À moins d’une faute de
renseignement de notre part, il nous paraît assez évident en tant qu’auditeur que les « putes »
et les « vendeurs de hess » appartiennent à un même topos, à savoir du Paris marginal dont
nous parlons depuis maintenant quelques pages. L’utilisation de la coordination associe ici
deux éléments d’un même univers, d’un même territoire, et surtout d’une même langue dans
la mesure où les deux termes sont nommés sous un même registre. En opposition à ce type de
construction, un des couplets de Loveni extrait de notre corpus tente de centraliser davantage
son personnage en adoptant plus distinctement une construction plurilinguistique : « J’me
fourre dans des HLM, dans des hô tels particuliers » (« Pétasse »). Ici, la juxtaposition crée un
contraste entre les deux lieux. Leur opposition, ne serait-elle que syllabique (3 syllabes contre
6) et acronymique (un acronyme contre un substantif complet) illustre déjà cette volonté, déjà
mieux maîtrisée chez Loveni, de représenter Paris sous ses divers aspects et en prenant en
compte ses contrastes. Le Jeune LC, lui, reste davantage focalisé sur une seule et unique
langue, ce qui justifie notre terme d’unilinguisme.

En étudiant des phénomènes divers de style et de grammaire chez le Jeune LC, nous
avons pu montrer que ce dernier, ayant certes construit un personnage aux fondations très
solides et dont la connaissance du territoire était quasi-parfaite, se retrouve face à des
contradictions et des problèmes quant à sa marginalisation. En effet, il s’inscrit très fortement
dans l’espace et représente celui-ci par de nombreux moyens. De plus, il s’y inscrit en tant
qu’être mobile, qui n’a pas de position fixe. Cependant, même s’il se déplace, il reste
marginalisé, et les débuts d’intégration et de centralisation sont rapidement désamorcés ; le
personnage se retrouve donc confus et parfois même soumis à la réorientation lorsqu’il ne
parvient pas à inclure des lieux au sein de sa marginalité. Comme le montre par ailleurs la
brève comparaison que nous avons faite avec un couplet de Loveni, le Jeune LC se représente
en tant que parasite, en tant qu’être paradoxal qui ne s’intègre que là où il est marginalisé, qui
ne rappe que ce qui singularise son art, partie apparente de son territoire.

34 Le discours littéraire : Paratopie et scène d’énonciation, op. cit., p.139.


1.3 – Une marginalisation également artistique dans un rap qui place
volontairement le Jeune LC en arrière-plan de la communauté discursive du rap
francophone.

Sur un autre plan que celui de la spatialité géographique, le Jeune LC fait également
preuve de marginalisation vis-à -vis des groupes auxquels son art pourrait être rapproché  : à
savoir les rappeurs francophones. Il les fréquente certes, notamment via la fréquentation du
collectif Bon Gamin, qui, artistiquement, se retrouve dans divers featurings sur les projets des
uns et des autres. Il apparaît dans des concerts et autres release parties et donne quelques
rares interviews. En dehors de cela, il reste marginalisé de la communauté discursive que l’on
pourrait observer chez les rappeurs francophones. C’est en cela que la notion de paratopie que
théorise Maingueneau35 nous intéresse, car elle prend en compte l’aspect parasitaire du Jeune
LC et des répercussions que la marginalité de l’artiste a sur celle du personnage. Le Jeune LC
revendique une marginalité géographique, et représente une marginalité artistique. Par divers
procédés, une fois de plus volontaires ou non, il met en place une œuvre qui, dans ses
propriétés, s’exclut de la constitution que peut former le rap francophone. Avant d’entrer dans
des analyses plus détaillées, on remarque déjà que le rappeur se situe dans un entre-deux
problématique : d’un cô té, il affirme avec ferveur une appartenance à un rap français dit old
school (pour ne pas dire archaïque) ; lorsqu’il dit « j’rap depuis quatre-vingt-treize » (« 48
barres »), il met en évidence son appartenance à cette période révolue du rap français, à cette
culture qui, aujourd’hui, est davantage considérée comme un héritage que comme une source
d’avenir : Makala lui-même, dans un récent concert donné à Paris, remercie Hill G des X-Men
en parlant d’un passage du « flambeau ».
Parallèlement à cela, le Jeune LC appartient malgré lui à cette époque contemporaine, à
ce foisonnement d’évolutions du rap français à propos duquel il dit « j’me reconnais plus dans
cette mode » (« Réalité rap »). Il ne s’y reconnais plus, pourtant elle se reconnaît en lui,
notamment via les intrumentales qu’il utilise : rythme trap36 dans l’intégralité des titres de
Croyance et Perdition et même de la drill37 dans un morceau plus récent nommé très
sobrement « Drill 2020 ». Le Jeune LC s’inscrit encore ici dans un paradoxe : il réfute et
assume les critères de deux époques différentes du rap français. Il entre dans deux
constitutions éloignées par le temps et au sein desquels il a du mal à se reconnaître, bien qu’il
en fasse pleinement partie. Entrer dans un espace discursif préalablement établi est donc
impossible pour cet énonciateur, et c’est en cela que sa paratopie s’illustre. Le secteur du rap
français a déjà eu du mal à s’intégrer à des constitutions (bien qu’il s’y soit imposé ces

35 Le discours littéraire : Paratopie et scène d’énonciation, op. cit., p.85.


Il y définit la paratopie de l’auteur comme relevant du fait qu’il est « quelqu’un dont l’énonciation se constitue à
travers l’impossibilité même de s’assigner une véritable place, qui nourrit sa création du caractère radicalement
problématique de sa propre appartenance au champ littéraire et à la société ».
36 Esthétique difficile à définir à l’écrit étant donné qu’elle se fonde en partie sur des sonorités. On peut néanmoins
dire qu’on retrouve dans la trap moderne (post-2010) une tendance à avoir un rythme grosse caisse / caisse claire
très lent sur lequel un charleston rapide peut volontiers être superposé.
37 Rythmique très spécifique démocratisée à travers le monde à la fin de la décennie 2010-20, caractérisée par un
tempo autour de 70 bpm, un charleston dit « sautillant » et une absence de caisse claire sur le dernier temps fort,
généralement remplacée par une grosse caisse.
dernières années38) ; le Jeune LC, lui, a du mal à s’intégrer à ce secteur du rap. Nous nous
intéresserons à cette marginalisation artistique en parlant de la structuration marginale de
ses titres, du fait que rien n’y est écrit pour plaire, et nous terminerons par mettre le cas du
Jeune LC en reflet avec les « trois plans de la paratopie » de D. Maingueneau.

1.3.1 – Une structuration globale des titres rendant compte de cette marginalité énonciative.

La construction globale des morceaux du Jeune LC ne s’inscrit clairement pas dans une
dynamique de formatage souvent retrouvée dans le rap français. En effet, le rap, d’une
manière générale, n’échappe pas à cette tendance également présente dans le reste de la
chanson, qui est de séparer des couplets relativement courts par des refrains stratégiquement
disposés. Ces constructions servent à maintenir l’auditeur dans un certain confort, dans la
mesure où celui-ci a, dès la première écoute, une structure répétée sur laquelle il peut
s’accrocher. Il ne sera ainsi pas étonnant de voir que les chansons les plus populaires, et ce
depuis bien des siècles, fonctionnent avec cette présence du refrain. Dans le cadre du rap
français, on a, depuis maintenant une décennie environ, une structure [couplet de 12 ou 16
mesures] – [refrain] - [couplet de 12 ou 16 mesures] – [refrain]39 qui semble s’être stabilisée,
avec toujours la possibilité d’ajouter un refrain au début du morceau, avant le premier couplet.
Ce schéma omniprésent même chez des petits rappeurs est très peu respecté par le
Jeune LC, qui s’en éloigne clairement et surtout volontairement. Au sein de notre corpus, trois
morceaux sont des couplets uniques (« Réalité rap » ; « Lumière Jaune » ; « 48 barres ») et
trois comportent des refrains (« Paris Nord » ; « 501 » ; « Pétasse »). On remarque que, au sein
des trois morceaux comportant un refrain et admettant une structure enchaînant refrains et
couplets, deux d’entre eux sont en featuring (« 501 » avec Loveni et « Pétasse » avec Bon
Gamin). Dans ces deux titres, le refrain de « Pétasse » est interprété par Myth Syzer, avec, sur
certains, des ajouts de Loveni et d’Ichon, et celui de « 501 » est interprété communément par
le Jeune LC et Loveni. On remarque donc que, lorsqu’il y a refrain, c’est bien souvent par
l’influence des autres artistes présents sur le projet ; peut-être même que, si le Jeune LC avait
rappé Croyance et Perdition seul, il n’y en aurait eu aucun. Le Jeune LC assume un seul refrain,
celui de « Paris Nord », que l’on peut expliquer par le fait qu’il s’agit d’un single, indépendant
de tout projet (en tout cas au moment où nous écrivons ces lignes), et que, de fait, le refrain
peut servir à accentuer la présentation qu’il fait du Jeune LC. D’une manière générale, on a
donc bien un poids particulier accordé à des morceaux à couplets uniques, c’est à dire sans
structure, si ce n’est des enchaînements de cycles de quatre mesures dont le nombre n’est
déterminé que par le bon vouloir de l’auteur.
Ces couplets uniques, on le sait, ne sont que très rarement considérés par le grand
public ; on se rappelle, par exemple, du refus de la plupart des radios de diffuser « Demain
c’est loin » d’IAM pour ces raisons40 (la raison évoquée est la longueur du morceau, mais elle
est évidemment corollaire des couplets fleuves sans structure qui le construisent) ; il était

38 Voir par exemple Fianso qui, avec son émission Rentre dans le cercle (2017-2018) s’est imposé en tant que rappeur
comme médiateur entre les artistes à mettre en avant et le grand public.
39 Structure générale autour de laquelle chaque artiste prend les libertés qui lui conviennent.
40 L. Bouneau, F. Tobossi, & T. Behar – Le rap est la musique préférée des français, Seuil, 2014, p.3 du chapitre
« IAM, la planète Mars ».
ainsi plus simple de diffuser « Petit frère » ou « L’Empire du Cô té Obscur ». De son cô té, le
Jeune LC adopte une posture similaire : celle de ne pas se limiter par le nombre de mesures et
de ne pas s’encombrer avec des refrains. Il le revendique d’ailleurs lui-même dans « 48
barres » : « J’mets pas d’refrain dans les sons, 48 barres, j’fais c’que je veux ». Ce commentaire
méta-discursif très explicite du locuteur sur l’énonciateur qui rappe ce qui est écrit nous
montre bien un personnage qui, en plus de nous confronter à cette forme très condensée des
« 48 barres », la met en évidence à l’intérieur-même de celle-ci. Il évoque sa différence vis-à -
vis des rappeurs qui mettent des refrains dans les sons, et s’inscrit ainsi dans un véritable
processus de marginalisation discursive vis-à -vis des autres locuteurs dont il aurait pu être
rapproché. Et il écrit puis montre dans ses morceaux que sa production n’a pas vocation à
plaire ; il ne cherche pas l’appréciation d’un public, et le met en évidence dans ses textes.

1.3.2 – Rien n’est fait dans le but de plaire à qui que ce soit : ce qu’en disent les intrusions de
l’auteur dans son texte.

Le Jeune LC fait donc partie de ces rappeurs qui « balance[nt] » leur « sauce »41 sans
que celle-ci n’ait véritablement de recette pré-établie. Presque à la manière d’une écriture
automatique, il met en rap ce qui lui vient à l’esprit, ce que sa vie lui fait rapper à un instant
donné : les passages parlés et quasi-improvisés dont nous avons déjà parlé en sont un
exemple encore plus visible. Ainsi, même s’il met en place un ethos très marqué, l’objectif qu’il
défend n’est pas de plaire à un public ni de le convaincre de quoi que ce soit ; ce qui rend dores
et déjà son art problématique en soi. La volonté directe de ne pas plaire s’inscrit pourtant dans
la continuité de cette construction d’ethos. Le fait qu’il se positionne en arrière-plan par
rapport au reste du rap français, certainement plus apprécié et reconnu que lui, fait partie de
la construction du personnage. En effet, il spécialise volontairement sa musique en
revendiquant ne s’adresser qu’à une communauté restreinte de personnes, à savoir celle qui le
suivra dans ses choix artistiques, aussi critiquables soient-ils.
Et, même si cette manière de faire peut être contestée, il parvient à la construire
artificiellement dans ses textes. En effet, il met en place un certain nombre de commentaires à
propos de sa musique et de sa manière d’écrire au sein-même de son œuvre. Apparaissent
ainsi des vers comme « J’mets pas de refrain dans les sons ; 48 barres, j’fais c’que je veux »
(« 48 barres »). Ce type de vers est archétypal d’une revendication de différenciation par
rapports aux schémas généraux du rap dont nous avons déjà parlé. La construction négative
« J’mets pas de refrain dans les sons » lui fait dire ce qu’il ne fait pas plutô t que ce qu’il fait :
c’est bien là une manière de se différencier par rapport aux autres, de mettre en évidence le
refus du refrain plutô t que le travail du couplet. Le substantif « 48 barres », à l’avant-poste de
l’énoncé « 48 barres, j’fais c’que je veux » condense à lui seul le fait que le Jeune LC fait un
couplet unique de 48 mesures (ou barres). Il se résout sur « j’fais c’que je veux », ici une
proposition sans négation, mais qui, contrairement à la négation concernant cette chose
précise et définie qu’est le refrain, concerne ici ce que le Jeune LC veut faire, autrement dit
quelque chose d’assez indéfini. OIci, ce que le Jeune LC veut faire, c’est justement « 48 barres ».
On devine qu’il y a là une volonté de montrer quantitativement par le nombre de mesures du

41 « L’éternel printemps du Jeune LC », op. cit.


couplet l’indépendance que prend le Jeune LC vis-à -vis de la conformité des « refrains ». Le
personnage se construit donc comme marginal face aux formules et aux schémas qui
fonctionnent et qui se sont imposés comme une norme. On nuancera cela en rappelant que,
bien que cela soit marginal à l’échelle de la chanson, le « 48 barres », qui n’est qu’une addition
de trois 16 mesures, est une forme traditionnellement utilisée dans les morceaux de rap
constitués d’un couplet unique, justement en opposition à celles de la chanson. On a déjà là ,
chez le Jeune LC, une forme d’intégration à des groupes discursifs par la marginalisation de
ces mêmes groupes vis-à -vis d’autres groupes plus grands, plus grand public.
L’appréciation d’un public n’est évidemment pas formellement rejetée chez le Jeune LC,
mais elle serait problématique si elle devenait trop large. L’objectif du rap est ici revendiqué
comme non-dialogique vis-à -vis du public : c’est d’ailleurs en cela qu’il est paradoxal. Le Jeune
LC rappe, clame haut et fort ses vers, s’adresse même souvent à un allocutaire plus ou moins
fictif (« Arrêtez de fumer de la drogue, mettez vous à faire du re-spo » dans « 501 »), mais fait
tout cela pour lui, et n’attends aucune réponse extérieure ; une perspective en somme assez
romantique. Il s’émancipe ainsi de l’avis du public en disant par exemple « J’fais du rap pour
me calmer, frère, je n’essaie pas de te plaire » dans « Lumière Jaune ». Le paradoxe dont nous
parlons est donc clairement visible ici, avec d’un cô té la négation totale d’une volonté de « te
plaire » se situant au même endroit qu’un « frère » apostrophé et motivant ce passage rappé.
Le Jeune LC s’inscrit donc dans un espace discursif au sein duquel il se marginalise des autres,
mais leur adresse tout de même la parole pour les inclure dans le territoire donc c’est lui qui
donne la définition.

1.3.3 – Un parasite caractéristique des trois plans de la paratopie.

Le Jeune LC est donc un pur parasite musical, rappant une musique qui s’inscrit dans
tous les paradoxes artistiques qu’elle peut admettre vis-à -vis de ses destinataires et des
institutions auxquelles elle se rapporte. Entre une marginalisation forcée et une inclusion
nécessaire, il est parfois difficile de trouver une frontière, justement parce que celle-ci se
brouille, surtout dans le cadre de notre corpus. Il oscille ainsi entre un rap qui prend l’auditeur
à parti et un rap qui interdit à cet auditeur de donner son avis. Plus généralement, il se perd
entre une révocation des socles communs du rap français et une appropriation nécessaire à
laquelle il est contraint. Le Jeune LC, opposé aux institutions, doit pourtant avoir une position,
aussi singulière soit-elle, en tant que rappeur, pour cette raison qu’il rappe. C’est là un cas de
paratopie telle que la définit D. Maingueneau :

« La doxa issue de l’esthétique romantique privilégie la singularité du créateur et minimise le rô le des
destinataires aussi bien que le caractère institutionnel de l’exercice de la littérature, l’institution étant le plus
souvent considérée comme un univers hostile à la création. [...] Pourtant, pour produire des énoncés reconnus
comme littéraires, il faut bien se poser comme écrivain, se définir par rapport aux représentations et aux
comportements associés à ce statut. »42

On a ainsi un discours qui, pour pallier cette forte institutionnalisation du rap français,
évoque lui-même le fait qu’il s’en extirpe. Le personnage est hostile à l’institution, mais son art
42 Le discours littéraire : Paratopie et scène d’énonciation, op. cit., p.70.
est institutionnalisé malgré lui. Nous montrerons cela en suivant le modèle des « trois plans de
la paratopie »43 de D. Maingueneau, à savoir le fait que l’« espace littéraire » est à la fois un
« réseau d’appareils », un « champ » et une « archive ».
Le terme de réseau d’appareils est défini comme un espace « où des individus peuvent
se constituer en écrivains et en publics, où sont stabilisés et garantis les contrats génériques
considérés comme littéraires, où interviennent des médiateurs […], des interprètes et des
évaluations légitimes »44. Autrement dit, il s’agit de tous les points de production et de
réception par lesquels passe ce flux qu’est le contenu artistique ; à savoir notre corpus sous sa
forme audio. Dans ce cadre-là , le Jeune LC s’inscrit dans un espace discursif prenant en compte
le public qui écoute du rap underground et qui ne manquera pas de le voir passer dans
certaines de ses playlists, la presse spécialisée qui, par moments, ne manque pas de
s’intéresser à lui et de valoriser sa production, les différents beatmakers et producteurs qui
auront une influence directe sur son œuvre et surtout le Label Bon Gamin qui constitue une
influente institutionnalisation de sa production. Ainsi, malgré toute la marginalité que le Jeune
LC tente d’associer à son rap, ce dernier s’inscrit au centre d’un réseau d’acteurs qui ont une
influence directe sur la production et la réception de son œuvre. On y voit ainsi une forme de
centralité, de problème essentiel auquel fait face la marginalisation omniprésente dans son
style.
Et cette institutionnalisation nécessaire autour du milieu du rap se ressent encore plus
lorsque celui-ci dit ne pas y adhérer, notamment dans des vers que nous avons déjà pu citer, et
surtout lorsqu’il dit « J’me reconnais plus dans cette mode » en parlant de la période du rap
français dans laquelle son œuvre s’inscrit. L’emploi de l’adverbe « plus » n’est pas anodin ici,
car il nous apprend que le personnage s’y est reconnu, mais qu’une rupture entre un état passé
et un état présent de cette mode a fait qu’il ne s’y reconnaît plus. Dans un vers comme celui-ci,
le Jeune LC parle précisément de son rapport au rap, de la relation qu’il a eu et qu’il a avec ce
genre musical, afin de se marginaliser vis-à -vis de son état présent et de lui refuser de la
reconnaissance. En se positionnant contre un certain mouvement, il s’inscrit malgré lui dans
un champ, à savoir « un lieu de confrontation entre des positionnements esthétiques qui
investissent de manière spécifique des genres ou des idiomes »45, dans une communauté
d’énonciateurs qui se rejoignent par les faits de style voire les schémas musicaux et textuels
qu’ils partagent.
Il s’inscrit enfin dans une archive « où se mêlent intertexte et légendes »46, où la
« mémoire » des œuvres ayant précédé celle qui nous est donnée a son influence. Dans le
cadre du Jeune LC, cet intertexte est essentiellement constitué de rappeurs « qui ont cané »
(« 48 barres »), physiquement (qui sont morts) comme métaphoriquement (que l’on n’écoute
plus) ; des références américaines comme Master P (« Paris Nord ») ou Public Enemy47 sont
mises en avant par le rappeur. On y trouve également les connaissances directes du rappeur,
comme par exemple Desty Corleone (« Lumière Jaune ») ou Aelpéacha48. Cet espace qu’est
l’archive est encore une fois problématique, puisque, d’une part, il montre que le Jeune LC est,
artistiquement, loin d’être le solitaire que son ethos laisse pourtant deviner, mais, d’autre part,

43 Le discours littéraire : Paratopie et scène d’énonciation, op. cit., p.70.


44 Le discours littéraire : Paratopie et scène d’énonciation, op. cit., p.70.
45 Le discours littéraire : Paratopie et scène d’énonciation, op. cit., p.71.
46 Le discours littéraire : Paratopie et scène d’énonciation, op. cit., p.71.
47 « L’éternel printemps du Jeune LC », op. cit.
48 « L’éternel printemps du Jeune LC », op. cit.
il revendique une culture marginale, à savoir celle des années 1980-90 et début des années
2000, époque à laquelle le rap était très largement considéré comme un sous-genre, surtout
en France, pour des raisons à la fois extra-musicales et intra-musicales.
Le personnage du Jeune LC s’inscrit donc intradiscursivement et extradiscursivement
dans le cadre de la paratopie telle que la définit D. Maingueneau en tant que relation
problématique aux diverses institutions qui encadrent le discours. Il se crée un ethos solitaire,
mais son intégration à des groupes discursifs le rattrape, bien qu’il parviennent, notamment
dans le cadre du champ, à faire de cette intégration une forme de marginalité. C’est en cela
qu’il a un aspect parasitaire, une mobilité caractéristique qui rend son intégration à l’espace
impossible mais nécessaire.

Le discours de ce rappeur qu’est le Jeune LC et sur lequel nous avons concentré nos
analyses relève donc d’un certain nombre d’ambiguïtés sur plusieurs échelles. Tout d’abord, il
met en place un ethos de personnage fort marginal, se définissant autour d’une esthétique du
petit et des confins géographiques qu’il exploite dans sa mise en scène tout en se situant à
l’écart d’une certaine communauté de rappeurs. Il est revendique très largement son
opposition à des schémas, notamment par l’utilisation marquée de la négation, que nous
avons relevée à de diverses reprises. Il fait partie de ces rappeurs qui, en se singularisant et en
mettant en place une exclusion de leur personnage vis-à -vis de la communauté, se
garantissent cette authenticité apparemment si essentielle pour avoir un discours crédible. Il
appuie donc avec force tous ces procédés qui lui servent à se situer dans l’espace, à montrer
qu’il est la voix portée par le confin qu’il représente. Cependant, on a bien, notamment grâ ce
aux réorientations, une mobilité qui se met en place, avec parfois l’identification de lieux plus
ou moins éloignés du confin représenté, avec, par ailleurs, des toponymes plus ou moins
précis. Cette mobilité montre en réalité un rapport difficile du personnage vis-à -vis des lieux
qu’il n’arrive pas à intégrer à sa marginalisation ; elle fait de lui un parasite, tant géographique
qu’artistique, qui rejette tout en en ayant besoin les lieux et institutions centralisés. C’est ainsi
que, même dans un discours rejetant explicitement la communauté discursive à laquelle il
appartient, le Jeune LC est contraint de faire face à certains groupes et à certaines institutions,
qui, en l’entourant, font de sa musique un centre. C’est en cela qu’il est paratopique, qu’il est
contraint de s’intégrer dans des lieux qui sont l’objet de sa marginalisation.
Dans cette perspective, l’authenticité est ainsi problématique dans la mesure où elle
s’adresse à un public et est mise en place pour répondre à la présence du réseau d’appareils
dont parle D. Maingueneau ; elle n’est représentée que pour justifier l’autorité du locuteur sur
l’allocutaire, et s’inscrit donc dans un processus d’intégration. Notre étude consistera donc, à
partir de maintenant, à montrer que, via une marginalité et une authenticité très fortement
représentée, les chansons du Jeune LC ont une vocation d’intégration certaine, tant du cô té de
la communauté d’auteurs dont il fait partie malgré lui que vis-à -vis du public qui ne peut
s’empêcher de tomber sur ses morceaux, publiés malgré tout.
2/ Une marginalisation justifiant l’appartenance à une
constitution : s’exclure pour mieux appartenir à des
communautés.

Nous avons pu voir que le Jeune LC met au centre de son travail une identité très
marquée et caractéristique d’un personnage marginalisé, attiré par une « énergie négative »
(« Lumière Jaune »), avec tout l’aspect schématique que cela peut avoir. Il se dresse un portrait
d’individu qui n’arrive pas malgré lui à se détacher de sa marge : « Des fois le passé m’rattrape,
et j’essaie d’m’en défaire / Quand la nuit tombe, ça m’gratte, y a pas grand-chose que j’puisse
faire » (« Lumière Jaune »). La vie marginale parisienne est, dans cet exemple, décrite
métaphoriquement comme une puce qui s’attache sur le personnage et qui fait partie de lui
sans que ce dernier puisse agir. Il ne sera ainsi pas contredit, dans tout le reste de notre étude,
que l’authenticité s’exprime par une forte relation à cette marge, relation qui, parfois, est
même caractérisée comme fatale.
Cependant, la notion spatiale de marginalité sera, elle, nuancée. Un premier constat
nous amène bien à considérer que, lorsque l’individu est fortement intégré dans une marge,
cette même marge peut aisément devenir une forme de centre pour lui ; il se construit
territorialement autour d’une marge qui, en quelque sorte, n’en est plus une, avec tout l’aspect
paradoxal que cela peut avoir. De nombreux éléments textuels et musicaux nous amènent à
considérer un personnage central au sein du territoire qu’il décrit, se laissant même très
certainement quelques fois aller à quelques exagérations. Nous verrons effectivement que le
Jeune LC, et même parfois ses collègues de Bon Gamin, se décrivent comme des personnalités
incontournables de l’espace marginal qui est représenté. La notion de parasite que nous
évoquions précédemment trouve ici sa place : les individus sont mis de cô té, et pourtant ils
trouvent le moyen de s’intégrer, de s’incruster, dans les lieux qu’ils s’approprient. Ils sont une
conséquence nécessaire de l’espace, une fréquentation obligatoire pour ceux qui, à leur tour,
veulent s’y intégrer. Cette considération fonctionne tant du point de vue de l’espace physique
qu’est la géographie parisienne selon le Jeune LC que de celui de l’espace artistique et
discursif, qui s’apparente ici au rap français, voire francophone. Dans les deux cas, une
intégration se fait par la marginalisation, une appartenance à une communauté restreinte se
fait par l’exclusion volontaire vis-à -vis d’une communauté plus globale. Nous parlerons ainsi
tout d’abord de cette omniprésence parasitaire du personnage, caractérisée généralement sur
le plan géographique. Il s’agira ensuite de montrer le lien que cela a avec la création d’un
nouveau centre et de nouveaux codes langagiers communs, ici davantage sur le plan discursif.
Enfin, sur un plan plus artistique, nous verrons que cette marginalisation, lorsqu’elle fait se
rencontrer plusieurs artistes entre eux, les amène à se structurer et à se centraliser.
2.1 – L’aspect paradoxal du parasite omniprésent : celui qui n’est pas le bienvenu
mais que l’on retrouve partout.

Le personnage du Jeune LC n’est donc pas celui que l’on attend de voir, que l’on invite à
nous rejoindre dans l’espace partagé. Même en tant que rappeur, nous n’avons pas trouvé de
mention sur les réseaux d’un seul concert centré sur sa personne ; au contraire, lorsqu’il rap
en live, c’est bien souvent à l’occasion de concerts d’autres rappeurs, qui, eux, décident
arbitrairement de lui donner la parole. Le public, autour duquel la soirée s’organise, n’a pas
invité le Jeune LC ; il se retrouve ainsi confronté à lui, et souvent déconcerté voire indifférent
face à sa performance, du fait de ne pas le connaître. Il est donc ce rappeur qui s’intègre
uniquement à l’occasion d’une prise de parole qu’un tiers lui donne, tiers qui, lui, est le centre
principal de l’attention. Et c’est en cela que sa marginalité lui permet d’intégrer des centres.
Les rappeurs plus influents et avec un public plus solide comme Ichon ou Loveni nourrissent
leur univers en y intégrant des rappeurs à l’influence plus minime, des produits authentiques,
des marges de l’espace, ici parisien, qui est représenté. Intégrer le Jeune LC dans son concert,
c’est bien là une manière de montrer que l’on a conscience de l’existence d’un rap qui se fait et
s’écoute au sein de communautés extrêmement restreintes ; et de son point de vue, le Jeune
LC devient le centre de l’attention le temps de quelques couplets, justement grâ ce à la
marginalisation qu’il met en place dans ses textes. Il s’intègre dans le concert sans que celui-ci
soit le sien ; d’une manière plus générale, il s’approprie des espaces discursifs et
géographiques qui ne sont pas façonnés autour de sa personne et de son identité artistique,
une fois de plus à la manière d’un parasite.
C’est dans des cadres comme celui-ci que le Jeune LC, seul et indépendant mais au
statut pourtant similaire à de nombreux rappeurs à la même influence que lui, s’intègre grâ ce
à son authenticité, utilise véritablement le fait que la société le rejette pour se payer la société
à son tour. Lyricalement et métriquement, ses textes nous montrent que l’intégration peut
s’accaparer d’une part en se faisant petit et d’autre part en se faisant commun.

2.1.1 – Utiliser la condition de personnage marginalisé pour s’incruster dans le monde.

Le personnage Jeune LC s’intègre à partir de l’exclusion dont il est le sujet. Il est


caractérisé comme marginal, mais se sert de cette marginalité pour la rendre problématique
et propice à l’intégration. Le rejet des élites qu’on observe à diverses reprises au sein du
corpus (« Leur version de l’Histoire, j’ai du mal à la croire » ou « Ils veulent nous nettoyer
comme Bezbar » dans « 48 barres ») s’achève malgré tout sur une mise en évidence, un profit
véritable, de ce qui est pris au élites, pour ensuite s’intégrer dans leur monde. Ce paradoxe est
illustré, par exemple, par l’antithèse « Et mon resto est payé avec mon RSA » (« Paris Nord »).
On remarque que cette figure est construite avec le respect des normes classique poétiques :
c’est à dire avec l’élément antithétique de la proposition en toute fin de vers, en guise de
pointe. Cette image du « resto » payé avec un « RSA » est représentative de l’aspect parasitaire
du personnage. Elle nous montre que le personnage peut subvenir à ses besoins essentiels en
tant que marginal avec une autre source de revenus, et que le « RSA » est utilisé à des fins
autres, des fins récréatives. L’argent « au black » (« Paris Nord ») sert à payer la nourriture, le
« RSA » sert à payer le « resto ». On a ici un décalage entre le fait que le RSA sous-entend une
précarité dans laquelle ce revenu seul permet d’éviter la faim, et le fait qu’il est ici employé
pour s’intégrer dans le monde, faire des choses que l’on fait lorsque l’on a de l’argent à
dépenser, comme aller au « resto ». « Mon resto est payé » adopte par ailleurs une structure
passive, ce qui nous montre que le monde est affecté par la présence et l’intégration du
personnage. Les deux substantifs mis en opposition sont eux soumis au déterminant possessif
« Mon ». Le personnage s’approprie ces deux éléments ; d’un cô té ce qui illustre sa
marginalité, de l’autre ce qui lui permet de s’intégrer. Le marginal vient donc perturber le
central, s’approprier son espace en s’accrochant à lui tel un parasite. Il prend à parti les motifs
tels que le « RSA » qui le mettent de cô té pour les réintégrer dans le monde au sein duquel il
trouve une certaine mobilité.
De même, sur un plan géographique plus concret, il dit « J’bois sur de la funk en
traversant mon arrondissement », le tout « À l’arrière du Uber », dans la chanson éponyme ;
on note que cet « Arrondissement » est qualifié de « violent ». Là encore, une opposition
antithétique et spatiale est marquée. L’« Arrière du Uber » est connoté comme un confortable
lieu de fête, tandis que le « boulevard » apparaît comme délabré et en proie à la violence. Cette
image nous montre un personnage qui se situe dans deux lieux en même temps : le centre où
l’on s’intègre et la marge dans laquelle on est exclu. Il traverse le « boulevard » via le « Uber »,
et traverse ainsi symboliquement sa marge avec l’élément qui lui permet de s’intégrer. Il se
localise ainsi sur ce terrain qu’est sa marginalité pour s’intégrer plus facilement dans un
centre qui s’y confronte. L’utilisation du gérondif « en traversant » marque la simultanéité
dans laquelle le personnage se confronte et représente les deux mondes au sein desquels il se
situe en parasite.

2.1.2 – Se contenter de patterns simples pour rapper comme l’on parle : une manière de
s’intégrer dans la communauté d’auteurs tout en restant singulier.

Ce parasitage et ce va-et-vient entre deux mondes trouvent leur justification dans


l’aspect paradoxal du personnage. Il conserve sa marginalité, mais n’en est pas moins un être
doté de caractéristiques communes à beaucoup d’autres, qui forcent son intégration à des
communautés, notamment sur le plan artistique. Il raconte une vie marginale, intégrée dans
des lieux délabrés et en arrière-plan de la société, mais le fait en suivant des schémas, des
patterns, qui eux sont davantage communs, et permettent davantage l’intégration. Pour ainsi
dire, le Jeune LC ne met pas en place des textes qui réfutent son appartenance à cette
communauté d’auteurs que formerait l’ensemble des rappeurs francophones, et suit
méthodiquement, souvent même sans trop oser la discuter, une méthodologie métrique et
rythmique assez simple et commune.
La chercheuse anglophone V. B. Anderson a mis au point, afin d’avoir un modèle
métrique adapté pour la chanson et non la poésie écrite, un système de temps forts et de
temps faibles, sur lesquels les syllabes sont plus ou moins accentués. Ce système est fondé sur
des rythmiques binaires, largement majoritaires dans le monde de la chanson populaire. En
voici l’exemple le plus primaire49 :

49 V. B. Anderson – The rap of Young MC : A Case Study of Eurhythmic Textsetting. UCLA, 1992, p.3.
Dans le cadre d’un beat de rap classique, l’accent principal serait ainsi porté sur la
grosse caisse (1er temps de la mesure), et l’accent secondaire est porté sur la caisse claire
(3ème temps de la mesure). À partir de cela, le texte rappé peut être disposé, avec en théorie
une syllabe par temps, et les temps forts ressortent, avec un schéma général qu’on perçoit
notamment grâ ce à sa récurrence et au positionnement de la rime. Cette récurrence nous
permet de justifier la versification que l’on fait du texte, telle qu’elle a pu être faite, par
exemple, dans notre corpus. Dans le cadre de Young MC tel qu’elle l’analyse, chaque vers fait 4
temps forts ; on entend par ailleurs mélodiquement ce découpage, grâ ce au mouvement
descendant qui se fait dans chacun de ces vers et à la légère ascension présente à la dernière
syllabe50, typique des premiers pas du rap à la fin des années 80. De son cô té, le Jeune LC
s’inscrit totalement dans ce type de découpage binaire, avec le léger décalage anacroustique51
omniprésent aujourd’hui dans le rap francophone comme anglophone :

X X X X
X X X X X X X X
X X X X X X X X X X X X X X X X

J’écris des textes - sur la rue de puis qu’la po lice vient me se rrer ; - Les
ra ppeurs ont chan gé - - che veux longs, jeans - se rrés ; - Faire
du rap c’est gra tuit, - mais c’est pas ça qui m’ paie ; - J’ai ja
mais trou vé ma place, - ja mais trou vé c’qui - m’plait. - - -
Passage extrait de « Paris Nord ».

Ce type de schéma, prenant en exemple, tout à fait arbitrairement, les premiers vers du
premier couplet du premier morceau de notre corpus, nous montre bien que le Jeune LC
procède à une métrique tout à fait classique. Les rimes, ici suivies en groupe de deux (AABB)
interviennent régulièrement sur le dernier temps fort, et, surtout, les temps faibles
permettant de respirer (autant pour le rappeur que pour le public) sont également disposés
très régulièrement. Cette disposition des temps faibles nous amène par ailleurs à interroger
notre découpage en quatre temps forts par vers, puisque l’on peut également les identifier sur
le deuxième temps faible du deuxième pied, avec seulement un léger « de » sur le premier
vers, tellement faible dans toutes ses caractéristiques grammaticalement (il s’agit d’une
préposition, fort réfractaire à l’accentuation ; mélodiquement, il est chanté plus bas que la
majorité des autres syllabes du vers) qu’il pourrait également y être associé. On pourrait ainsi
facilement mettre en place, sur la plupart des morceaux, un découpage en deux temps forts

50 Ecouter par exemple le morceau « I come off » de Young MC qui illustre cela.
51 Anacrouse : « Une note ou un ensemble de notes précédant le premier temps fort d’une phrase musicale. »,
Wikipédia. Cette antéposition n’est généralement faite que d’une croche voire d’une demi-croche.
seulement, ce qui traduit là une grande binarité. Mais en quoi cette binarité presque abusive
est-elle pertinente dans le cadre d’un personnage partagé entre le monde marginal qu’il
représente et la communauté discursive qu’est le rap français et dans laquelle il s’insère ?
Notre réponse à cela est que ce procédé lui permet d’être simple et singulier à la fois : il
rap en suivant des patterns classiques, presque naturels pour un rappeur du XXIème siècle. Et
ces patterns sont, dans la grande majorité des morceaux de notre corpus, très rarement remis
en cause, si bien que le fait de rapper en s’appuyant sur ceux-ci peut devenir mécanique, sans
qu’il y a de véritable réflexion à propos des placements rythmiques au sein des morceaux.
Mais alors pourquoi un intérêt tel de la part de certains critiques rap reconnus comme Medhi
Maïzi52, Canal+ qui dit qu’il est « le rappeur le plus sous-estimé de Paris »53 ou encore le média
Goûtemesdisques qui sollicite très fortement le fait qu’« il faut absolument écouter Jeune LC, le
plus beau fantô me du rap parisien »54 ? La réponse est que cette métrique simplifiée permet
au rappeur d’être bien plus à l’aise quant à son écriture, à ses intonations et au placement de
son flow d’une manière générale. Tout d’abord concernant l’écriture, cela lui permet de
raconter ce qui lui passe par la tête, de décrire les éléments qu’il a envie de décrire, sans avoir
véritablement à passer par des contraintes rythmiques et métriques. C’est ainsi qu’il peut
asserter « J’ramène ma vie sur des instrus » (« Lumière Jaune »). La construction
prépositionnelle de cet hémistiche nous indique, par l’utilisation de la préposition sur, un lien
physique entre les deux éléments ; « ma vie » est déposée « sur des instrus », à la manière
d’une pièce qui vient s’intégrer sur un tout déjà existant ; à la manière même d’un être qui se
promène sur cet espace vierge qu’est l’« instru ». Ce qu’il faut comprendre de cela, c’est que, à
l’inverse de nombreux morceaux de rap, l’« instru » existe indépendamment du texte, et n’est
qu’un terrain qui l’accueille. Cette relative absence de contraintes rythmiques permet ainsi au
Jeune LC de gagner en authenticité dans la mesure où celui-ci peut se focaliser sur les
éléments de vie, ne faire que raconter son quotidien, sans que les contraintes métriques lui
imposent un passage par des figures alambiquées.
De plus, cela lui permet, mélodiquement, d’être plus libre dans ses intonations. Il
accentue parfois certains mots sans que cela soit justifié par la rime ou par le rythme, comme
le montre par exemple le passage de « 48 barres » commençant à 1:21 par « Hier j’ai vu un
grand d’mon tier-quar [...] » et finissant par « [...] une petite dizaine de plaques ». Les
intonations les plus hautes se situent sur « D’l’amour » et « Hier », la première se situant sur
un temps fort, la seconde en anacrouse d’un début de mesure. Il n’y a visiblement pas de
justification rimique. Le seul point commun est que ces syllabes apparaissent en début de
proposition. Autrement dit, l’accentuation est faite sur des éléments qui ont une valeur
oratoire plus qu’une valeur musicale. L’énonciateur interprète le texte en se situant davantage
en tant qu’orateur, en tant que rhéteur, qu’en tant que musicien chanteur. Cette distinction est
intéressante, car elle fait le lien avec la dimension de l’ethos dont nous avons parlé
précédemment. En effet, ces schémas simples et cette posture déclamatoire tendent
finalement à illustrer le Jeune LC en tant qu’énonciateur qui déclame son authenticité auprès
de tous, qui justifie dans son interprétation vocale du texte et sa prosodie le fait que sa
marginalité est une raison valable au fait qu’il s’accapare l’attention le temps de quelques
52 Le journaliste a régulièrement partagé les projets du rappeur sur les réseaux («Début d’Automne » sur Twitter ou
« Paris Nord » sur Instagram), une forme certaine de soutien.
53 M. Delcourt - « Jeune LC est-il le rappeur le plus sous-estimé de Paris? », article paru sur le site de Canal+, 2018.
54 A. Bulteau - « Il faut absolument écouter Jeune LC, le plus beau fantôme du rap parisien », article pour le média
Goûtemesdisques, 2017.
couplets. En utilisant une métrique simplifiée, le Jeune LC s’apparente ainsi au commun des
rappeurs, pour ensuite donner lieu à une déclamation, une mise en place d’un style oratoire,
afin d’attirer l’attention d’un public, en tout cas au sein des enregistrements faits en studio et
sur lesquels on peut l’entendre. Sa marginalité de petit rappeur est donc ici bien utilisée pour
s’intégrer et se faire entendre au sein de cette communauté discursive du rap francophone ;
cela explique par ailleurs pourquoi son public est composé de critiques, de rappeurs, et, dans
le pire des cas, de personnes qui ont une certaine expérience de l’écoute du rap francophone.

2.2 – Une stylistique de la marginalisation donnant lieu à de nouveaux centres et


à un nouveau langage commun.

Le Jeune LC, à sa petite échelle individuelle de rappeur amateur, participe ainsi à une
dynamique globale de consolidation du rap francophone en tant qu’univers musical et
langagier. En s’inscrivant dans des schémas métriques relativement classiques, il s’ouvre les
portes d’une communauté d’auteurs bien plus large que la marginalité via laquelle il
représente son personnage. Même si c’est avant tout de sa singularité dont il parle, il est le
locuteur d’un langage qui, en partie grâ ce à sa production, mais surtout grâ ce à celle des
centaines, voire des milliers d’autres rappeurs francophones, se rigidifie, s’émancipe et, dans
le meilleurs des cas, passe du statut de langue poétique à celui de langue parlée couramment.
Sans approuver pour autant la théorie spitzerienne voulant que la langue poétique précède la
langue commune, il faut reconnaître au rap francophone une certaine autorité vis-à -vis de
cette dernière ; on observe par exemple que l’adverbe « Oklm »55 lancé par Booba en 2015 ou
la locution prépositionnelle « En mode »56 lancée par Rohff en 2005 sont des expressions
toutes deux largement employés en langue (dans un certain registre pour le moment),
indépendamment d’une référence à la musique d’où elles viennent. Le Jeune LC, lui, moins
monocrate que les deux acteurs cités précédemment, participe au sein d’une collectivité qui
pousse le langage du rap francophone à s’insérer dans le langage commun ; en d’autres
termes, il fait malgré lui partie d’une collectivité qui, par la force du nombre, fait que des
expressions marginales voire dialectales s’insèrent au sein d’une langue commune.
Notre corpus s’inscrit donc pleinement dans cette dynamique présente dans le rap
francophone, faisant que ses expressions en viennent à être réemployées dans l’évolution de la
langue française. En employant certaines expressions et locutions justement en tant
qu’individu peu écouté, marginal, et rappant comme il parle, le Jeune LC participe
certainement bien plus que Booba et Rohff à cette évolution de la langue. En effet, puisqu’il
bénéficie d’une authenticité et d’un ethos l’illustrant comme un personnage proche des gens, il
fait en quelque sorte le pont entre le langage du rap francophone et les gens qui l’écoutent,
certainement bien plus proches de lui que ne l’est le public de Booba et Rohff vis-à -vis de ces
derniers. En apparence, les textes de notre corpus sont fournis d’une langue qu’on pourrait
appeler intermédiaire, car elle se situe au niveau du passage entre une langue poétique
pleinement revendiquée et une langue commune parlée dans un seul but de communication.
Elle n’est pas comme cela en théorie, mais bien en apparence, c’est à dire telle qu’elle est

55 Booba - « Oklm » dans D.U.C, Tallac Records, 2015.


56 Rohff - « En mode » dans Au delà de mes limites, Hostile Records & Delabel, 2005.
reçue. Nous verrons que cette consolidation progressive de la langue via le rap francophone et,
entre autres, via le Jeune LC, se fait par des phénomènes de grammaticalisation et
d’affaiblissement du sens de certaines locutions, mais également par le figement de certaines
expressions à force d’utilisations par celles et ceux qui les emploient.

2.2.1 – Des phénomènes de grammaticalisation et d’affaiblissement du sens de certaines


locutions : le cas d’être à propos de.

Revenons tout d’abord sur ce qui nous pousse à parler de grammaticalisation en ce qui
concerne la locution à propos de et ce qui fonde la particularité de l’emploi qu’en fait le rap
francophone. Il s’agit en premier lieu d’un topicalisateur, c’est à dire d’un outil permettant que,
à partir d’un thème dont on a parlé précédemment, un autre thème s’impose à son propos. Le
Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) définit la topicalisation comme
une « Opération linguistique consistant à faire d’un constituant de la phrase le topique, c’est à
dire le thème, dont le reste de la phrase sera le commentaire » (Ling. 1974). Le topicalisateur
se caractérise donc par sa fonction sémantique d’actualisation ou de renouvellement du sujet
traité. Ainsi, le marqueur prépositionnel A propos de pourra rentrer dans ce que l’on appelle
topicalisation où qu’en soit son évolution dans l’histoire de la langue et dans son histoire
propre. Celui-ci permet en effet d’annoncer une thématique ou un référent.
En moyen français, époque de son apparition dans les textes, cette locution admet,
conformément à son processus de figement, des variations bien plus libres que dans la forme
sur laquelle nous achèverons notre analyse. En effet, c’est tant d’un point de vue synonymique
que syntaxique que les variations à valeur égale sont nombreuses. S. Prévost, dans son article
directement consacré à cette locution prépositionnelle57, pointe avec précision la multiplicité
des formes linguistiques et grammaticales que peut prendre le propos topicalisateur. Elle
mentionne en effet l’existence d’à propos de, mais également d’à propos et d’à ce propos. De
plus, on observe grâ ce au logiciel Frantext qu’un tiers d’un lot de 45 occurrences admettent
une variation interne, sous les formes à X propos de, à propos X de et à X propos X de, avec des
ajouts très variés grammaticalement (noms, verbes, articles et même signes de ponctuation).
En ce qui concerne ses caractéristique sémantiques, la locution renvoyait essentiellement à
des paroles qui avaient été dites, ce qui nous montre que le sens du propos était encore fort.
L’expression semble donc avoir été la cible de libertés de constructions durant toute la période
du moyen français, ce qui montre bien qu’elle était peu grammaticalisée.58

En français moderne et contemporain, qui est celui que nous parlons couramment, il
faut prendre en compte concernant à propos de deux constructions principales : une ne
dépendant pas d’un constituant (A propos de Guy, il a rejoint un orchestre) et une dépendant
d’un autre constituant (Nous discutons à propos de Guy), pour suivre la terminologie de S.

57 S. Prévost - « À propos de X ; à ce propos ; à propos : évolution du XIVe au XVIe siècle. » dans Langue Française
n°156, 2007, pp.108-126.
58 Pour davantage de détails et de démonstrations : voir mon écrit sur la locution, dont je ne reprends pas ici la
totalité ; cela vaut aussi pour les quelques paragraphes qui vont suivre ; ne s’inscrivant pas dans un but d’analyse
diachronique mais bien pour démontrer des faits de style chez le Jeune LC, certaines explications sont élidées.
Porhiel59. Dans le cadre de notre étude, nous nous concentrerons exclusivement sur la forme
dépendant d’un autre constituant de la locution, qui est la seule à s’illustrer au sein de notre
corpus.
Par rapport au moyen français, cette forme s’est resserrée, tout d’abord
grammaticalement : en effet, elle « se trouve dans le schéma syntaxique ‘X prep. Y’. »60 Cet
emploi du terme « schéma » nous montre bien que l’on a affaire à un stade différent
d’évolution de la locution, car il n’en aurait jamais été le cas dans une analyse en moyen
français. Elle mentionne bien le fait que « le syntagme introduit par la préposition n’est plus
détaché mais accroché  »61 ; en d’autres termes, la préposition est non autonome vis-à -vis de
son régime, ce qui la met en voie de grammaticalisation.
D’un point de vue synonymique, d’autres locutions comme relativement à, concernant
ou au sujet de fonctionnent encore. Ils sont tout à fait interchangeables les uns les autres,
toujours dans le cadre d’un à propos de ne dépendant pas d’un autre constituant évidemment.
Enfin, d’un point de vue sémantique, le propos est encore ressenti en tant que terme
renvoyant à des paroles, mais (et cela fera un lien direct avec le Jeune LC) il tend à céder sa
place à un fonctionnement attributif. Cela nous est montré par une analyse des cotextes
gauches à l’aide de Frantext nous ayant indiqué que la majorité des occurrences sont divisées
en deux pô les : un qui dit à propos de et l’autre qui est à propos de. Le sens s’affaiblit donc petit
à petit.

Nous en arrivons enfin à parler du cas du Jeune LC et des autres rappeurs


francophones, connus ou non, qui l’accompagnent. La préposition complexe à propos de, à
force d’usage et de simultanéité dans ses positionnements syntaxiques, en est arrivé à un
figement duquel S. Porhiel et S. Prévost semblent encore assez loin dans leurs réflexions, pour
la simple raison qu’il n’était pas encore trouvable dans la langue aux moments où leurs
articles ont été écrits. La proximité problématique qu’a pu avoir le verbe être vis-à -vis de notre
préposition en français classique, moderne et contemporain semble avoir eu pour résultat une
forme qui assume intégralement son rô le prépositionnel, mais qui admet un sens nouveau et
fortement réduit. Nous disons ainsi qu’il s’agit de la forme ‘Nom de personne ou pronom +
verbe être + à propos de X’, que nous observons quasiment intégralement sous une forme de
P1, c’est à dire « Je suis à propos de X ». On pourrait plus largement dire que l’on se situe dans
une construction attributive d’à propos de. Ces exemples sont particulièrement trouvables
dans le rap francophone, surtout québecois et français. Dans notre corpus, on en observe trois
occurrences :

- « Jeune LC, j’suis à propos de mon rap » dans « L’arrière du Uber » [2.0]
- « Tu sais d’quoi j’suis à propos, tismée ou bien rabza » dans « 501 » [2.1]
- « J’suis à propos d’ma gamelle, tant mieux pour toi si tu manges » dans « 48 barres » [2.2]

Dans ces trois occurrences, le figement de la préposition à propos de prend un essor


considérable par rapport à l’utilisation classique que l’on connaît de celle-ci dans le français
que nous parlons quotidiennement. En effet, différents tests nous montrent que les libertés de

59 S. Porhiel - « Au sujet de et à propos de : une analyse lexicographique, discursive et linguistique » dans Travaux de
linguistique n°42-43, 2001, pp.171-181.
60 « Au sujet de et à propos de : une analyse lexicographique, discursive et linguistique », op. cit. §12.
61 « Au sujet de et à propos de : une analyse lexicographique, discursive et linguistique », op. cit. §12.
construction et de remplacement sont fortement limitées, ce qui est bien le propre de la
grammaticalisation.
Tout d’abord, la variation quant au choix du signe est nulle. Dans les cas présents, il
n’est pas possible de remplacer à propos de par le moindre des synonymes que nous avons pu
donner plut tô t. Il n’est à aucun moment envisageable que le Jeune LC dise en [6] *j’suis au
sujet de mon rap et encore moins *j’suis concernant mon rap. A propos de devient une
expression obligatoire face à laquelle le locuteur n’a pas de choix. On voit donc un changement
quant à la variabilité paradigmatique62 qui montre une grammaticalisation fort avancée. On
observe non seulement une haute limitation des choix alternatifs, mais également une forme
d’obligatorification dans la mesure où le signe ne peut pas être omis dans le schéma
grammatical et syntaxique des phrases. En français moderne, on pourrait imaginer ces
omissions (par exemple : il dit des méchancetés des gens qu’il n’aime pas / [on vient de parler
d’un cerf] un cerf ! J’en ai vu un hier !) ; alors que dire en [2.2] *j’suis de ma gamelle est
totalement incohérent.
De plus, nous pouvons aisément comprendre que le sens de la préposition, et surtout
celui du terme central propos est considérablement affaibli. Être à propos de quelque chose,
cela semble signifier ici être hautement concerné par quelque chose. Nous en sommes donc
arrivés à un stade où la parole devient acte. Le propos, après avoir fait survire son sens littéral
pendant plusieurs siècles, sert donc dorénavant à accentuer la fonction attributive du verbe
être, ce qui est l’indice d’une fonction fortement grammaticale.

Ce phénomène n’est donc, pour le moment, observé que chez le Jeune LC et certains de
ses collègues (Freeze Corleone, Caballero, Ichon...), mais il se situe, comme nous l’avons
montré, dans une dynamique logique d’évolution de la langue. Ainsi, plus nombreux en seront
les locuteurs, plus de chances il aura d’intégrer la langue commune. Et, surtout, il a en soi déjà
intégré un dialecte commun, puisqu’on le retrouve dans les textes de plusieurs rappeurs.
Ceux-ci n’étant pas nécessairement proches les uns des autres sur le plan personnel (bien que
nous n’en sachions rien en réalité), il ne s’agit pas d’une expression socialement ancrée. Au
contraire, il s’agit d’un fait de langue récurrent, ancré dans un dialecte propre à une
communauté d’auteurs, et dont il y a fort à parier qu’il intégrera la langue française, parlée
communément, dans les années à venir. Pour le moment, il n’est observable que dans le cadre
précis des textes de rap francophone, mais la pluralité de ses locuteurs et l’autorité gagnée par
certains d’entre eux (notamment Freeze Corleone, au récent succès assez inattendu à l’échelle
nationale) fera sans doute entrer avec plus de force la version attributive d’à propos de avec
plus de force que cela n’a été le cas du cô té de Booba et Rohff.
Cependant, en l’état actuel, cette locution attributive reste le fait d’une langue encore
très spécifique, propre au rap francophone, et, de fait, marginale. Employer le fait d’être à
propos de dans un texte, cela revient à se positionner en tant que locuteur de constructions
grammaticales éloignées de la langue française telle qu’elle est parlée majoritairement, et
donc à se positionner en tant que locuteur spécifique, éloigné du langage commun et, peut-
être, précurseur de celui qui sera parlé dans l’avenir. À l’échelle du Jeune LC, cela le
marginalise suffisamment vis-à -vis de la langue commune pour l’intégrer pleinement au sein
d’une langue plus spécifique portée par le rap francophone. La spécificité et la non-conformité,

62 Possibilité ou non d’intervertir avec un autre terme ou une autre locution tout en conservant le sens.
sont donc ici un moyen d’intégration. De plus, en ayant une potentielle influence sur une
langue commune future, elles sont un moyen de se positionner de manière centrale vis-à -vis
d’un très grand nombre de locuteurs. La marginalité, par la voie de la grammaticalisation,
devient la norme, et ceux qui se sont marginalisés deviennent le centre vers lequel l’on se
dirige. Ainsi, en participant à la mise en place d’évolutions langagières, le style marginalisant
du Jeune LC l’intègre dans une communauté d’auteurs qui, à son tour, tend à s’intégrer dans
une communauté de locuteurs beaucoup plus vaste. La marginalisation se situe donc bien
dans une forme de dynamisme, puisqu’en ce sens elle ne marginalise pas indéfiniment.

2.2.2 – Le figement de certaines expressions : le cas de celles qui renvoient à la famille.

D’un point de vue moins spéculatif, le Jeune LC participe également à l’ancrage de


certaines expressions au sein de la langue française qui sont déjà en voie de figement et dont
les utilisations sont plus ou moins courantes, en fonction des registres et des groupes de
locuteurs. Ces figements résultent eux aussi pour la plupart de processus d’affaiblissement du
sens, qui amènent à faire des distinctions entre un sens d’origine et un sens plus
contemporain. Les rappeurs français, sans que cela se limite au Jeune LC, semblent très bien
avoir compris cela et s’en amusent. Ils s’autorisent ainsi des rimes homonymiques qui parfois,
pour un auditeur mal averti, pourraient même paraître synonymique. L’utilisateur par
excellence de ce procédé ces dernières années est Freeze Corleone, avec par exemple : « S/o la
prise j’suis connecté / 6 heures du mat’, j’dors pas, fonscar, j’geeke, j’suis hors ligne mais j’suis
connecté »63. On a ici d’abord un « connecté » métaphorique et grammaticalisé pour dire avec
force que l’on est actif et au courant de ce qu’il se passe, et ensuite un second qui reprend le
sens propre et physique de connecté, à savoir ici le fait de disposer d’une connexion Internet.
Ce type de rime homonymique est extrêmement courant chez Freeze Corleone.
Le Jeune LC, de son cô té, s’inscrit dans une dynamique assez similaire en rappant cela :
« J’traîne seule, j’roule sale, c’est comment la famille ? / J’taff sur un p’tit projet afin de mettre
bien la famille » (« Réalité rap »). Il s’agit là encore d’une rime homonymique à tendance
synonymique, puisqu’il est légitime de s’imaginer que tout le monde ne perçoit pas
nécessairement la différence entre les deux occurrences de « la famille ». On remarque que,
comme chez Freeze Corleone, on retrouve d’abord le sens évolué puis le sens d’origine. En
effet, on a d’abord un « la famille » résultant d’un processus d’affaiblissement du sens avéré  ; il
s’agit d’appeler des personnes plus ou moins proches par ce nom, afin de manifester l’intérêt
que l’on a pour elles. On retrouve ensuite la seconde occurrence de « famille », signifiant bien
là la famille au sens nucléaire du terme.
L’appellation par un nom familial de gens qui ne font pas partie de la famille résulte
bien d’un processus d’affaiblissement du sens. En effet, on peut facilement retracer le
cheminement, notamment à l’aide d’emplois parallèles, à savoir le fait d’appeler des gens frère
ou sœur. Dans un premier temps, donner un tel nom à quelqu’un qui n’est pas de la famille
revient à considérer les liens que l’on a avec comme aussi forts que ceux que l’on entretient
avec la famille, voire plus. Dire de quelqu’un qu’il est de la famille sans l’être, c’est intensifier
grandement l’amitié que l’on lui porte ; c’est donc aussi, de fait, un affaiblissement du sens des
63 Freeze Corleone - « Hors Ligne », dans LMF, M.M.S Records, 2020.
noms familiaux, qui englobent davantage d’individus. L’extrait du Jeune LC se situe dans un
degré encore supérieur de cet affaiblissement du sens. En effet, « la famille » dont il parle n’est
pas vraiment identifiée ; on pourrait même dire qu’elle est indéfinie. Cela revient ainsi à
interpréter cette adresse comme destinée aux potentielles personnes croisées lorsque le
personnage « traîne seul », et, par conséquent, si l’on prend en compte l’espace musico-
discursif dans lequel il « traine », l’adresse peut même être élargie à ses auditeurs, que lui ne
connaît pas. La famille se constitue ainsi ici de quiconque donne à de l’intérêt pour
l’énonciateur et écoute ses chansons ; le sens en est donc bien plus affaibli que du cô té de la
famille originelle dont nous avons parlé plus tô t. La rime homonymique permet ainsi
d’expliciter cette distance créé entre les deux (ou plus) sens du terme ou de l’expression,
comme pour affirmer le rô le du locuteur dans l’avancée de la langue, dans le renouvellement
du sens des mots.

Enfin, la différence entre les deux sens de la famille n’est pas visible aléatoirement et se
prouve également par un figement de ce qui les englobe, des expressions dans lesquelles ils
figurent. En effet, notre analyse a concerné jusque là les mots, mais à l’échelle des expressions
ou locutions, le phénomène de figement est également perceptible. Les expressions présentes
dans l’occurrence que nous relevons ici s’apparentent à des matrices lexicales, c’est à dire des
expressions ayant une certaine variabilité syntagmatique, mais conservant un certain schéma
formel et surtout une même visée sémantique. Comme l’explique leur théoricien :

« Une matrice lexicale sera un schéma comportant des unités linguistiques fixes et des
variables linguistiques, et tel que :
a) Les unités linguistiques fixes sont des éléments grammaticaux.
b) Les variables linguistiques représentent des éléments lexicaux.
c) Ce schéma est productif, au moins dans une certaine mesure.
d) Les contraintes régissant l’instanciation des variables proviennent uniquement de la
structure elle-même, et des relations préexistant entre les unités lexicales servant à cette
instanciation. »64

C’est comment la famille et mettre bien la famille peuvent s’apparenter à des


expressions s’inscrivant dans des matrices lexicales, dont certains paramètres sont variables
mais dont le figement est suffisamment avancé pour ne pas faire de contresens. Pour la
première, on observe au sein même de notre corpus un « Paname c’est comment ? » (« Réalité
Rap ») qui montre cette variabilité formelle, mais toujours dans un but d’apostrophe, de
salutation, envers un public d’auditeurs. C’est comment, qui a son tour pourrait parfaitement
être remplacé par un ça va ou un ça dit quoi est ainsi caractéristique d’une apostrophe
destinée à capter l’attention tout en ajoutant une forme de sympathie au locuteur via une
question tronchée n’attendant évidemment pas de réponse. Plus précisément, la proposition
interrogative suivie d’un substantif renvoyant à un groupe proche du locuteur (ici « la famille »
ou « Paname ») rend ce même groupe fictif, ou en tout cas élargi à des personnes qui, au sens
propre des mots, n’en font pas partie. La récurrence schématique et l’objectif apparent de
l’utilisation de la locution ne nous permettent donc pas de nous tromper quand à son
utilisation, et nous indiquent bien que le sens de la famille est ici fort élargi. De plus, le Jeune
64 J.-C. Anscombre – Figement, idiomaticité et matrices lexicales, Université Paris 13 Nord, 2011, p.25.
LC nous indique également que des matrices lexicales sont volontiers employées afin de ne
pas laisser peser le doute sur l’évolution du sens des mots.
Ensuite, mettre bien la famille s’inscrit également dans une forme de figement, mais qui
ici n’est visible qu’à l’échelle de l’expression (ici du syntagme verbal). En effet, le mot famille
conserve ici son sens d’origine ; et cela nous est justement prouvé grâ ce à cette expression
nouvelle qui, par une construction grammaticale innovante, a cristallisé le sens de son régime.
En effet, mettre bien, que les dictionnaires classent péjorativement dans le registre argotique65,
renvoie au fait de rendre service et d’améliorer la condition de quelqu’un. La variabilité est ici
fortement limitée ; des changements comme *mettre à l’aise ou *rendre bien sont ici trop
éloignés du sens de la locution verbale ; le premier ne conserve pas son sens durable, et le
second est bien trop orienté axiologiquement. Le figement se situe donc ici à un niveau
supérieur à celui du simple mot, et est un indice du fait que le sens courant de ce dernier est
conservé, puisqu’il est bien moins évident d’achever plusieurs opérations d’évolution
langagières simultanément.

Le Jeune LC, en jouant sur l’homonymie de termes ayant évolué différemment, nous
permet donc de visualiser l’impact que son discours a sur la construction de la langue. En
effet, cette langue, grâ ce à des expressions identifiables et figées à des niveaux divers, semble
nous appartenir en tant que public qui doit la comprendre pour recevoir le discours ; ceux qui
ne la parlent pas sont bien sû r invités à s’y intéresser. On retrouve ainsi, dans ces deux vers
seuls, deux expressions, une matrice lexicale et une locution verbale figée, permettant de jouer
sur le sens des mots, puisqu’elles ne parlent pas de la même chose même lorsque leur régime
est similaire. C’est là une manière de montrer que, en fonction de ce qui l’entoure, le mot peut
réagir différemment et prendre une nature tout à fait différente, et que cela résulte d’une
utilisation dynamique de la langue. Le Jeune LC, en bénéficiant à la fois du statut de locuteur
d’une langue poétique et de représentant authentique de l’environnement qu’il décrit,
participe donc à l’évolution de la langue. Il fait de cette évolution un élément de son
authenticité, mais en profite pour jouer sur les mots. En d’autres termes, il est à mi-chemin
entre la production naturelle et la production artificielle d’occurrences.
C’est ainsi que certaines expressions en apparence marginalisées en arrivent à
s’intégrer petit à petit dans la langue. Dans des cas comme celui-ci, elles sont mises en
corrélation les une avec les autres, justement dans un but d’explication et d’explicitation de
leur sens, de ce qu’elles apportent à la langue et de l’intensité qu’elles permettent d’obtenir à
propos de ce qu’elles veulent dire. Elles sont utilisées par des locuteurs qui s’adressent
probablement à des récepteurs ne les ayant jamais ou rarement entendues, et doivent donc
être employées dans des cadres où , malgré leur caractère innovant (notamment en ce qui
concerne être à propos de), il doit être possible d’en recevoir le sens sans confusion. Ce qui est
marginal s’intègre en étant fondu le mieux possible au sein de ce qui appartient déjà au socle
commun, au centre dans lequel tout le monde se retrouve.

65 Le Larousse parle d’un emploi « populaire » ; le site ABC de la langue française a même l’audace de réserver la
locution verbale aux « cités et banlieues ».
2.3 - Une plus grande structuration des textes et des morceaux dans la
collaboration : s’entraider, c’est être moins marginal.

Cette intégration à des communautés se retrouve également, à une échelle plus


conséquente, dans l’organisation des morceaux. En effet, comme nous l’avons déjà dit, les
titres du Jeune LC figurant dans notre corpus sont particulièrement remarquables quant à leur
relative absence de structure ; les morceaux « Réalité rap », « Lumière Jaune » et « 48 barres »,
n’ayant pas de refrain et qu’un seul couplet formant un bloc unique, en sont les témoins. Le fait
que ceux-ci représentent les trois quarts de la production en solo de l’artiste telle qu’elle est
représentée dans notre corpus montre bien que, lorsque ce dernier se retrouve seul et, de fait,
marginalisé du reste de la communauté d’auteurs, il passe outre une construction méthodique
de ses morceaux, même si la voie vers l’intégration s’y retrouve ailleurs et à d’autres échelles.
Ces constructions sans refrains, facilement identifiables par les auditeurs, leur permettent
d’associer facilement le personnage avec la forme de marginalisation qu’il veut mettre en
place, avec le fait qu’il fait des chansons pour lui-seul et non pour qu’elles soient retenues par
les autres.
Parallèlement à cela, lorsque les collaborations se font sur « 501 » et « Pétasse » avec
les membres de Bon Gamin, on observe davantage de structuration dans la construction des
morceaux. Cette structuration va dans deux sens : d’une part, une organisation en couplets et
refrains est faite autour des intervenants ; d’autre part, à une échelle plus réduite, le rythme
d’une mesure n’est pas la conséquence du texte, car c’est le texte qui est écrit en fonction d’une
rythmique pré-établie, en conséquence notamment de la mise en place de refrains. De plus,
cette structuration donne lieu à un revirement thématique assez largement porté sur
l’intégration du personnage du Jeune LC au sein du monde, avec la question de ses rapports
aux femmes, sur laquelle les textes de « 501 » et « Pétasse » semblent se fonder, avec le lot de
paradoxes que cela entraîne à nouveau.

2.3.1 – Une structuration générale des morceaux directement liée à l’intégration du rappeur
dans une sphère commune et au partage du processus créatif.

Les morceaux en featuring sont donc l’occasion pour le Jeune LC de s’intégrer à ces
groupes d’énonciateurs desquels il semble pourtant assez éloigné dans ses textes en solo. En
effet, ce type de production, assez spécifique au domaine de la chanson, permet à plusieurs
artistes d’établir un ou plusieurs titres en commun, avec, en tout cas dans les cas qui sont les
nô tres, des parties écrites par chacun, assemblées pour faire un tout. Ce type de processus où
un texte est un assemblage de participations de plusieurs auteurs est plus rare dans le
domaine de la poésie écrite, certainement parce que, dans la musique, chacun peut défendre
et justifier son passage en l’interprétant à l’aide de sa propre voix, ce qui est plus difficile dans
un cadre uniquement écrit. Dans le cadre particulier du rap français, ces collaborations sont
extrêmement fréquentes ; à vrai dire, il est rare de trouver un album sans aucun featuring.
Lorsque cela arrive, cela est vu et assumé comme un procédé de style particulier. Par exemple,
Médine, en sortant son récent album Médine France, n’a pas manqué, en guise de première
phrase de promotion, de dire « 14 titres, 0 feats »66. Dans le rap français, les featurings font
presque toujours partie de la quatrième de couverture du livre. Même si ces featurings ne sont
jamais dénués d’intérêt, ils sont la preuve d’échanges et d’intégrations mutuelles entre les
artistes de leurs univers respectifs.
Dans ce cadre-là , le Jeune LC prend part à de multiples collaborations avec les membres
de Bon Gamin, au sein de notre corpus comme dans des morceaux qui lui sont extérieurs. En
ce qui nous concerne, Ichon, Loveni et Myth Syzer participent aux textes et à la musique de
notre étude. Il est donc intéressant de voir que, dans les morceaux tirés de featurings, à savoir
« 501 », « Pétasse » et « L’arrière du Uber », l’organisation des textes est sensiblement plus
structurée. Dans « 501 », les couplets sont clairement disposés, avec un 12 mesures du Jeune
LC, un 16 mesures de Loveni puis un 16 mesures du Jeune LC, le tout entrecoupé par un
refrain de 8 mesures. Nous restons ainsi là dans cette forme classique du couplet, à savoir le
12 ou le 16. De plus, le fait que cela fasse se succéder les prises de parole de l’un puis de l’autre
montre une organisation certaine, avec un temps défini et logique pour chacun. Même chose
pour Pétasse, où les couplets des trois rappeurs sont aussi coupés par le refrain, avec une
priorité dans l’ordre de passage pour celui sur le projet duquel cela se passe. Enfin, dans
« L’arrière du Uber », c’est le Jeune LC qui se plie à la contrainte, en rappant un 16 mesures
classique, commençant et terminant sur les temps qu’il faut (le premier de la première mesure
et le dernier de la dernière mesure). L’intégration nécessite d’avoir une certaine discipline, et
la collaboration empêche ainsi de faire ce que l’on veut, contrairement à ce que le rappeur
disait dans « 48 barres ». Partager un espace discursif, c’est donc se contraindre à davantage
de règles quant à la forme que prend la prise de parole. S’intégrer lorsque l’on représente un
personnage marginal, c’est accepter de cadrer cette marginalité, de la rendre audible par le
plus grand nombre.

2.3.2 – Des vers écrits en fonction du rythme de la mesure et non l’inverse sur les refrains : une
intégration qui se fait par la considération de patterns.

Les morceaux en solo du Jeune LC, comme nous l’avons déjà évoqué, se caractérisent
par la superposition du texte sur la musique, par le fait que l’instrumental n’est qu’un fond qui
sert à poser le couplet, et que c’est ce couplet en tant que tel qui est intéressant pour
l’auditeur. Un exemple parlant de ce phénomène est le cas du titre « Paris Nord », sorti en deux
versions sur les plateformes d’écoute : une version d’origine et une « m4tic cold remix »67.
Entre ces deux versions, seule l’instrumental change, et les pistes vocales restent exactement
les mêmes. Les deux pistes instrumentales ne partagent même pas la même tonalité (ou en
tout cas ne gravitent pas autour des mêmes notes – Fa pour la première, Sol pour la seconde).
Cela nous montre à quel point les deux sont séparables, et à quel point le travail du Jeune LC,
dans le cadre de ses morceaux en solo, est facilement séparable de la musique dans laquelle il
s’insère, elle qui ne sert que de toile de fond.
À cô té de cela, les morceaux en collaboration sont dans une bien plus grande symbiose
avec le texte. Par exemple, sur le morceau « Pétasse », le refrain (« J’connais beaucoup trop

66 Publication de l’artiste sur ses réseaux datée du 29 Mars 2022.


67 En référence au pseudonyme du beatmaker du morceau : 4Matic.
d’pétasses dans chaque arrondissement ») est adapté à la ligne mélodique formée par
l’instrumentale ; de plus, la répétition de ce vers coordonne avec la répétition de cette même
ligne mélodique. Un morceau comme celui-ci serait plus exigeant quant à la production d’un
remix uniquement instrumental que « Paris Nord », puisqu’un respect mélodique et
harmonique de ce qui est chanté et rappé devrait être mis en place. Le texte est ici au service
des temps sur lesquels il tombe, et ce ne sont pas ces temps qui viennent appuyer des parties
du texte. En témoigne le phénomène de ce que nous nommons phasé68 présent au début de ce
refrain et répétant le syntagme « j’connais », précisément sur le deuxième temps fort, celui qui
tombe sur la caisse claire. La répétition n’a pas un objectif discursif, mais bien musical. Cette
insertion de phénomènes tels dans le projet du Jeune LC nous montre que son indépendance,
caractérisée par les couplets fleuves qu’il sait faire, est remise en cause lorsqu’il s’agit de
s’intégrer à un groupe de locuteurs, au sein d’une scène partagée entre les artistes. Par
ailleurs, son couplet du morceau « Pétasse » utilise l’autotune, chose assez paradoxale pour un
rappeur qui ne se « reconnai[t] plus dans cette mode », mais qui est contraint d’en utiliser les
outils pour mieux s’y faire entendre et comprendre.
De plus, les couplets, sur ce morceau, dans la retranscription écrite que nous avons
faite, sont les seuls du corpus pour lesquels il nous a paru pertinent de ne changer de vers que
tous les 8 temps forts, au lieu de faire cela tous les 4 temps forts. En effet, dans certains
passages comme « J’roule avec cette fille ce soir, la ville est belle, coucher d’soleil » jusqu’à
« j’suis trop fourré  », il nous a paru évident que la construction se fait sur huit temps forts : les
rimes arrivent ainsi, et la ligne mélodique est contenue dans ces 8 temps puis répétée. Ce cas
de figure contraste fortement avec les 4 voire 2 temps forts rendant les autres morceaux du
corpus extrêmement binaires. Ici, après l’avoir contraint à certaines règles, l’intégration
permet au Jeune LC d’être plus ambitieux musicalement, certainement parce qu’il bénéficie du
soutien d’autres rappeurs et musiciens. Autrement dit, l’intégration permet de faire rayonner
la marginalité ; plus que cela, le personnage marginal, maintenant qu’il fait partie d’une
communauté, gagne plus d’assurance quant à son contrô le sur les gens et sur des lieux plus
centraux de la métropole parisienne. Seul, il disait fatalement « Oui la vie est ainsi faite » (« 48
barres ») en utilisant un article défini pour parler de « la vie » ; avec l’union, il dit « j’ai mon
futur entre les mains » (« Pétasse »), en utilisant cette fois un déterminant possessif, et en
s’appropriant cette « vie » pour qu’elle soit « faite » de ses « mains ».

2.3.3 – Le rapport aux autres (et surtout aux femmes) développé dans ces morceaux : entre une
manière de montrer que s’intégrer au groupe c’est s’intégrer au monde et un rapport conflictuel
frôlant parfois l’orgueil.

Cette intégration allant de pair avec la marginalisation, comme nous tentons de le


montrer depuis quelques pages, ne se fait évidemment pas sans que l’on ait à se poser la
question du rapport aux autres dans les textes qui en sont la source. Les autres sont
diversement considérés par l’énonciateur, et sont caractérisés par des substantifs récurrents, à
savoir les pronoms (« ils », « nous », « elle »…), comme le voudrait le caractère englobant de la
poésie. Un jeu s’observe tout d’abord entre le « ils » et le « nous », par exemple dans la
68 Morceau de couplet, souvent juste un mot ou une syllabe, copié lors du mix et positionné juste avant sa véritable
occurrence.
comparaison très significative « Ils veulent nous nettoyer comme Bezbar » (« 48 barres »). Ici,
une opposition est très clairement faite entre un « ils » certainement symbole d’une élite et un
« nous » représentant la marge, la périphérie, dans laquelle le Jeune LC s’inscrit ; mais une
périphérie qui ne l’est pas tant que cela. En effet, en tant que « nous », elle est faite d’une
pluralité de personnes, d’une association d’individus indéfinie et certainement assez grande
pour s’opposer au « ils », central dans la phrase par sa position de sujet. La marginalité du
Jeune LC est ainsi utilisée pour, à l’aide d’autres identités marginales, construire un nouveau
pô le influent et peuplé. De plus, la comparaison avec cette zone géographique qu’est
« Bezbar »69, en marge vis-à -vis des centres et des élites parisiennes, montre un ancrage
territorial de la part du « nous », directement associé au lieu. La marginalité est ici celle qui
s’oppose aux élites, et à partir de laquelle il est aisé de s’associer afin de peser et de mettre en
place un processus d’intégration. Les autres, lorsque le Jeune LC les désigne par « nous » ou
par « ils », ne sont pas perçus de la même manière, et illustrent bien cette tension entre
marginalisation et volonté d’intégration chez le rappeur.
Et ce rapport aux autres est, une fois de plus, très thématisé dans les morceaux en
featuring « 501 » et « Bon Gamin », qui, plus précisément, parlent (avec un tact assez relatif en
fonction des rappeurs et des vers) des femmes. Bien que les rappeurs de Bon Gamin aient,
depuis plusieurs années maintenant, admirablement participé à des progrès au sein du rap
français quant aux questions de liberté de s’habiller (ou de ne pas s’habiller), de se mettre en
scène et de se chanter ainsi qu’aux questions de liberté sexuelle, il faut reconnaître que les
textes de ce corpus précis se situent dans un contexte assez hétéronormé et dans lequel la
représentation du personnage féminin adopte quelques aspects problématiques. Pour rester
nuancé dans nos propos, nous dirons que certains passages du corpus frô lent
dangereusement l’orgueil vis-à -vis des femmes, avec par exemple le fait qu’un vers comme « Je
vais la promener partout » (« Pétasse ») sous-entend (involontairement, nous l’espérons) que
le « la » C.O.D est ce que nous en imaginons en sortant la phrase de son contexte. Dans ce cas,
mais aussi lorsque Myth Syzer chante « J’connais beaucoup trop d’pétasses dans chaque
arrondissement » et que Loveni rap « Y a tout un tas d’filles que j’aime, dans l’dix dans le dix-
neuvième », les personnages féminins sont, en tant que C.O.D, un objet d’appropriation de
l’espace géographique, rattaché via des adverbes ou des syntagmes prépositionnels à valeur
adverbiale. Fréquenter les femmes d’un lieu, c’est une manière pour les personnages
représentés de s’imposer dans ce lieu, de s’y affirmer.
Et on voit d’ailleurs que le Jeune LC n’est pas totalement à l’aise vis-à -vis de ce mode
d’intégration. Tout d’abord, dans « 501 », lorsque c’est Loveni qui se retrouve en charge de
dire qu’« Elle est avec le Jeune LC », mais surtout dans « Pétasse », lorsque ce dernier dérive
d’une manière presque comique du sujet dès le début de son couplet. Les premiers vers n’y
ont à propos des femmes, qui semblent pourtant être la thématique principale du morceau,
que « J’ai d’l’amour pour les femmes », suivi immédiatement de l’adversatif « mais »
rétrogradant cet « amour » à quelque chose de plus faible que celui qu’il porte pour « la vie »,
« la rive droite de Paris » et « ce qui va se passer cette nuit ». Il parle ensuite de ses « potes »
« Yann » (Ichon ?) et « Yass », qui sont en apparence assez éloignés thématiquement des
« pétasses » de « chaque arrondissement », pour ensuite revenir sur le sujet du morceau après
que cinq longues mesures se sont écoulées. Le personnage est ici en quelque sorte rattrapé
par sa marginalité, en nommant, ici sans pronoms, des individus dont l’auditeur ignore très
69 Barbès.
certainement l’identité, marginaux puisque peu de gens sont aptes ne serait-ce qu’à les
identifier. Cet écart thématique nous montre comment le Jeune LC se situe dans une position
conflictuelle, entre une intégration revendiquée par un rapport à des autres indéfinis et
globalisés, et une marginalisation totalement revendiquée par des références explicites à des
personnes que l’auditeur n’est pas supposé connaître. La collaboration est présente et permet
une intégration indiscutable du Jeune LC sur tous les plans, notamment sur la scène du rap
français, mais ce dernier n’y adopte pas une parfaite conformité, en rappant d’une part une
omniprésence telle qu’elle ne peut être que parasitaire, et en déviant d’autre part sur des
symboles incontestables d’un style de la marginalisation.

L’aspect parasitaire du personnage qu’est le Jeune LC – celui qui « traîne dans toutes les
rées-soi » (« Paris Nord ») mais qui dit qu’il « Traîne seul » (« Réalité rap ») – se retrouve ainsi
dans sa manière d’être singulier tout en s’inscrivant dans des codes du rap à la fois communs
et assez contemporains. Il est, pour ainsi dire, paradoxalement à mis-chemin entre deux écoles
du rap français : celle de la fin des années 1990, et celle d’après 2015 ; un entre deux qui se
situe très certainement à la source de la bipolarité observée dans certains faits de langue, de
style et, d’une manière générale, dans ses choix artistiques. Entre l’appropriation d’une langue
propre au rap français et le fait de nommer son « pote » sans aucune anaphore le suivant de
sorte à se que personne n’en sache rien, entre la thématique problématique des femmes et la
difficulté observée à rester dedans et surtout entre un rap se rapprochant d’un parler et une
influence extérieure qui tend à davantage le musicaliser, le Jeune LC est un rappeur dont la
marginalité n’est que le point de départ pour l’appartenance à des constitutions. En quelque
sorte, sa singularité n’est qu’une pièce nécessaire à la mise en place d’une certaine domination
du personnage sur son territoire, à une centralisation autour de son identité.
Ce dernier utilise en effet son appartenance à des marges à la fois géographiques et
culturelles pour s’intégrer en tant que produit authentique. En effet, cette authenticité lui
donne une certaine autorité en tant qu’énonciateur, qui, même s’il s’inscrit dans une
communauté relativement restreinte de locuteurs, présente le personnage, lorsqu’il est écouté
par un public ne bénéficiant pas nécessairement de toute la légitimité que lui entend
représenter, gagne une position le différenciant des autres. En effet, en tant que locuteur
s’étant plus intensément que les autres approprié le territoire, il est en mesure de le faire
rayonner, d’assumer une parole en tant que représentant de son espace propre, et cela face
aux autres.

3/ Faire rayonner un territoire, abstrait comme concret, en le


différenciant des autres.

Le style marginalisant du Jeune LC l’amène donc à s’insérer dans des groupes de


locuteurs et à bénéficier d’une intégration dont nous avons déjà montré les principales
propriétés. Cependant, cette intégration ne s’arrête pas à cela, et adopte des caractéristiques
inédites lorsqu’il s’agit de la considérer vis-à -vis des récepteurs de la musique du Jeune LC ; en
quelque sorte, des énonciataires. En effet, le rappeur se situe, à nouveau, dans la continuité de
sa position paradoxale que nous avons analysée, dans un cadre problématique, du fait que son
indépendance et sa marginalité bien définie semblent être difficilement conciliables avec une
intégration nationale de son rap. C’est en tout cas ce que l’on peut déduire en suivant le point
de vue du géographe spécialiste de l’étude du rap américain et français S. Guillard, qui nous
explique que le « particularisme » local ou régional est, en France, assez « gênant » pour
toucher un public large, du fait d’une tradition républicaine dans laquelle il est plus difficile de
mettre en avant des spécificités ; on y préférera ainsi des « revendications génériques ». Il met
cela en confrontation avec le rap Américain, au sein duquel le régionalisme est moteur de
l’authenticité, et permet de s’imposer à l’échelle nationale.70
Le Jeune LC, lui, se trouve au croisement de nombreux paramètres qui, au sein de ce
contexte, rendent sa position problématique. En effet, il est un rappeur à l’influence
américaine très forte, qui pourtant a fondé sa culture et son art à partir d’influences
françaises, comme le montre cet extrait d’interview71 :

« [Journaliste] : Tes premières inspirations sont au final françaises ou américaines ?


[Jeune LC] (il hésite) : Je pense qu’elles sont clairement françaises. Après elles sont très vite
devenues américaines. »

Une manière de dire que les deux occupent une place assez importante pour qu’il soit
impossible d’en faire prévaloir l’une sur l’autre ; le simple fait que le journaliste prenne la
peine de rapporter qu’« il hésite » est significatif. Le rappeur s’inscrit dans une double
tendance, entre un modèle français qui veut qu’il généralise son espace et un modèle
américain qui veut qu’il le spécifie. Cela peut par ailleurs aussi s’expliquer par le contraste des
époques dans lesquelles ils s’inscrit ; en effet, nous avons déjà parlé du fait que son rap est à la
frontière entre old school et contemporanéité. Autrement dit, à la frontière entre une période
où l’influence américaine était omniprésente et impossible à éviter et une époque où la France
a, quant à son rap, construit une industrie propre et affirmé ses modèles nationaux. Cette
bipolarité se retrouvera notamment chez le Jeune LC, dans son rapport à la langue anglaise
d’où il tire sa langue française, et dans la représentation qu’il fait de son intégration à l’espace
national français. En effet, cette intégration, aussi limitée soit-elle, est « le résultat d’une
construction de l’authenticité  »72, d’une représentation territoriale précise qui, dans une
France qui préférerait des aspects génériques, vise à le faire rayonner et à ce qu’il soit
considéré en tant que tel. Mais il faut aussi garder conscience du fait que le Jeune LC rappe
depuis Paris (certes en périphérie de Paris, mais dans Paris tout de même), autrement dit
depuis un des centres historiques du rap français. Autrement dit, son intégration, même à
partir de régionalismes, est davantage envisageable que s’il venait d’une région de province.
Les problèmes relevés ici se situent à nouveau dans une étude l’archive, théorisée par D.
Maingueneau et déjà introduite auparavant à propos du Jeune LC.
Il joue ainsi sur cette triple identité – parisienne, française et américaine – pour
affirmer son authenticité territoriale et faire rayonner ce dit territoire jusque chez ses
70 S. Guillard – « « Getting the city on lock » : imaginaires géographiques et stratégies d’authentification dans le rap
en France et aux États-Unis », dans L’Information Géographique 2017/1, Armand Colin, 2017, pp.102-123.
71 « L’éternel printemps du Jeune LC », op. cit.
72 « « Getting the city on lock » : imaginaires géographiques et stratégies d’authentification dans le rap en France et
aux États-Unis », op. cit., p.103.
auditeurs et énonciataires. Ainsi, « en plus de se définir par rapport à un « ici », l’authenticité
et la légitimité se construisent aussi en regard avec un ailleurs. […] Tandis que des auteurs ont
pu exprimer une fascination pour un rap « global » qui serait plus innovant que le rap
américain (Mitchell, 2001), d’autres ont analysé le rapport ambigu que les artistes de certains
pays développent vis-à -vis de ce foyer originel (Elafros, 2013). »73. Le Jeune LC entre
véritablement dans cette ambiguïté, par son statut triplement problématique ; il se fait le
représentant pur et indiscutablement ancré dans un « ici », et tente, par divers moyens, de le
faire rayonner, d’en donner sa description, vers un « ailleurs » auquel son rap est malgré lui
destiné. Nous parlerons pour cela du fait qu’il s’impose en tant qu’énonciateur légitime et
supérieur au sein des masses centrales, que cette légitimité l’autorise à parler de manière
récurrente des lieux et même à s’adresser à eux, pour enfin s’adresser à un auditeur
énonciataire qui, inclut dans cet espace discursif, participe aussi au rayonnement de la
périphérie.

3.1 – La légitimité supérieure d’un énonciateur marginal vis-à -vis des masses
centrales.

Le Jeune LC fait partie de cette grande majorité de rappeurs qui, bien que le terme
puisse être discuté, fait preuve, même si cela n’est pas nécessairement total dans son œuvre,
d’un registre s’apparentant à de l’egotrip74. Cet egotrip, à travers lequel il se représente
personnellement via des qualités et des accomplissement, l’amène logiquement à considérer
et à faire l’état de son statut de rappeur. En cela, il n’hésite pas à dire dans « 48 barres » : « Tu
fais du rap mais j’le fais mieux » ; il s’attribue ici un adverbe mélioratif le positionnant au
dessus d’un « Tu » indéfini. Cet egotrip, même si l’auteur comme le récepteur savent tout deux
parfaitement bien qu’il est à prendre avec recul et second degré (voire ironie), est à la source
d’une certaine légitimation du locuteur, d’un certain positionnement de sa part en tant
qu’orateur supérieur et mieux placé pour avoir un certain discours. Et ici, en l’occurrence, il
s’agit d’un discours au forts marquages territoriaux, qui de ce fait nécessite que l’on soit
représentatif du dit territoire. Ainsi, avant même d’apporter à sa légitimité des arguments par
exemple via des descriptions particulièrement précises et développées des lieux (le fera-t-il?),
il qualifie ce même discours de supérieur et légitime. En effet, c’est lui qui, plus que le critique
qui passera derrière ses œuvres, parlera de réalisme, et plus particulièrement de réalité à
propos de son rap. Cette caractéristique s’observera dans les titres donnés aux textes, et, plus
largement, dans le cadrage interprétatif qu’il en fera, mais également au cœur-même de ses
couplets, avec des renvois à la réalité représentée, que l’on pourrait par ailleurs facilement
qualifier de métadiscursifs.

73 S. Guillard & M. Sonnette - « Légitimité et authenticité du hip-hop : rapports sociaux, espaces et temporalités de
musiques en recomposition » in Volume ! 2020/2, Éditions Mélanie Seteun, 2020, p.18.
74 On dit d’un texte que c’est de l’egotrip lorsque le locuteur s’y représente hyperboliquement comme le meilleur,
celui qui fait les choses mieux que les autres. Dans le cadre du rap : celui qui rappe mieux et, souvent, qui est le
plus authentique.
3.1.1 – L’étiquette interprétative « réalité rap ».

Le cadrage interprétatif, dans la continuité des travaux de D. Maingueneau, s’apparente


à une classification donnée à un contenu, une information « n’ayant d’autre contexte que celui
du texte qui l’accueille »75. La locution est habilement choisie dans la mesure où c’est
véritablement ce qui va, du point de vue de l’énonciataire, cadrer son interprétation du texte à
venir. D. Maingueneau parle par ailleurs d’« indices de divers ordres »76 y étant contenus ;
autrement dit, ces portions de discours ont une visée représentative et servent de réduction,
ici par l’auteur, de son texte en un seul ou quelques mots. Ce cadrage interprétatif, plus
précisément, s’observe textuellement via un « étiquetage formel et sémantique »77, car ces
portions de discours renvoient à la production du Jeune LC au sein de laquelle ils s’inscrivent,
tant du cô té de la forme et de l’organisation textuelle que du cô té du fond, des modèles choisis
et des thématiques abordées.
Une des étiquettes à travers lesquelles le Jeune LC se représente régulièrement est celle
de « Réalité rap », parfois enrichie en « Réalité rap jeune » ou de « Réalité rap music ». C’est
tout d’abord le titre du premier morceau de Croyance et Perdition, autrement dit le premier
fragment textuel avec lequel le public est en contact, à l’exception du titre du projet lui-même.
Mais c’est également un gimmick78 qui revient régulièrement chez le Jeune LC, avec un « réalité
rap jeune » totalement nominal placé à la fin de « Paris Nord », dans le passage parlé. C’est
également le nom d’un autre EP du Jeune LC79. Enfin le rappeur lui même dit de « réalité rap
music » que c’est son « slogan »80. L’auteur, ici, « prétend définir lui-même le statut de son
œuvre. »81 Il en explicite la forme « rap » ou « rap music », et en décrit la valeur en l’associant à
une représentation de la « réalité », comme le suppose un étiquetage à la fois formel et
sémantique. Il dépose véritablement une étiquette sur le produit qu’il nous donne, prévenant
en quelque sorte son contenu.
Et cet étiquetage est particulièrement intéressant, car il est impossible de déterminer
s’il s’agit du ou de la « réalité rap ». En effet, l’absence récurrente de déterminant devant ce
substantif nous empêche de savoir quel terme prime sur l’autre. Le Jeune LC fait ainsi peser
l’ambiguïté  : s’agit-il du rap de la réalité ou d’une réalité donnant lieu à du rap ? La frontière
entre l’auteur et le l’artiste est ainsi brouillée, sans que l’on sache lequel est prédominant au
sein du discours qui nous parvient. C’est une manière d’attribuer à l’ensemble du texte une
part certes artificielle mais déjà conséquente de réalité, qui, afin qu’il y ait authenticité, se doit
d’être fermement rattachée au rap, au sein duquel la fiction peut pourtant si facilement
s’immiscer.

75 D. Maingueneau - « Aphorisation et cadrage interprétatif » in Redis : Revista de Estudos do Discurso, n°2,


Universidade Do Porto, 2013, p.110.
76 « Aphorisation et cadrage interprétatif », op. cit., p.111.
77 Le discours littéraire : Paratopie et scène d’énonciation, op. cit., p.186.
78 Ensemble de mots, mot ou même onomatopée revenant régulièrement chez un rappeur sans que cela s’inscrive
grammaticalement dans son couplet ; un gimmick reste souvent propre à un rappeur ou à un groupe, et en est une
sorte de signature sonore.
79 Jeune LC – Réalité Rap, 2015.
80 « L’éternel printemps du Jeune LC », op. cit.
81 Le discours littéraire : Paratopie et scène d’énonciation, op. cit., p.186.
3.1.2 – Les occurrences lexicales de la réalité et du « vrai ».

Le Jeune LC prend également la peine de nous donner des caractéristiques et des


pistes interprétatives au sujet de sa musique au sein des couplets de ses chansons (les termes
que nous avons analysés n’étant, au sein du corpus, présents que dans les titres et les passages
parlés). Cet étiquetage se situe parfois plutô t du cô té de caractéristiques du personnage et de
l’univers dans lequel l’on se situe, et parfois du coté d’une de caractéristiques du texte en lui-
même, du rap que nous entendons. Le fait que le Jeune LC veuille associer à son œuvre un
réalisme garant de sa légitimité se voit ainsi à travers un adjectif revenant à plusieurs
reprises : l’adjectif vrai. On en retrouve un certain nombre d’occurrences que voici :

- « La production est dure et les lyrics sont vrais  » (« Paris Nord ») [3.0]
- « Mais comme un vrai mec de tier-quar, j’fais même pas confiance à mes amis » (« Réalité rap) [3.1]
- « Un vrai bonhomme ça charbonne, poto tu ne fais que dormir » (« Réalité rap) [3.2]
- « J’recherche une vraie go » (« 501 ») [3.3]
- « Dédicace à toutes mes vraies jeunes » (« 501 ») [3.4]
- « Vrai comme un rappeur sans label » (« 48 barres ») [3.5]
- « Je n’entends pas beaucoup de vraies choses dans les trucs que tout l’monde chante » (« 48 barres ») [3.6]

Ces occurrences se divisent donc en deux catégories : celles qui qualifient de vrai un
élément de l’univers, et celles qui qualifient de vrai la représentation de l’univers elle-même.
Le Jeune LC, au sein de ses couplets, prend effectivement la peine – en accord avec le concept
d’egotrip qui l’amène à valoriser son travail – de commenter son œuvre. Cela se retrouve ici
dans des occurrences [3.0], [3.5] et [3.6]. En [3.0], ce sont directement les « lyrics » (les
paroles de la chanson ou des chansons du rappeur) qui sont qualifiés de « vrais » ; autrement
dit, le rappeur met en place ici une opération méta-discursive commentant sa propre
énonciation afin de la qualifier de vraie, de réaliste et, de fait, d’authentique. On remarque que
cette moitié de vers – « les lyrics sont vrais » – apparaît stratégiquement en toute fin de
couplet, de manière à englober tout ce qui a été dit dans le 16 mesures précédent et de
revendiquer le réalisme qui s’y attache. Et le mot vrai accueille ici une accentuation
particulièrement forte : il est le tout dernier du couplet, et son unique syllabe tombe sur le
tout dernier temps fort de ce couplet, sans qu’il n’y ait aucun débordement ; le rappeur a ainsi
le temps nécessaire pour faire ressortir vocalement ce terme. Ce positionnement métrique du
vrai est également notable en [3.5], lorsqu’il se situe en tout début de vers, avec élision d’un
potentiel *je suis, qui, visiblement, ici, n’est pas nécessaire à la compréhension, et viendrait par
ailleurs couvrir la place d’honneur réservé au vrai. Le Jeune LC se caractérise ainsi davantage
comme un rappeur vrai que comme un vrai rappeur, et cette nuance et certainement
préférable lorsque l’authenticité prime et est l’argument d’intégration de ce dernier.
Et le rappeur amène ainsi cette véracité vers des caractéristiques du personnage qu’il
représente et de l’univers qu’il décrit, dont il commente le réalisme en rapport avec le monde
que nous connaissons. En effet, dans les occurrences [3.1], [3.2], [3.3] et [3.4], ceux qui sont
qualifié de vrai sont le « mec de tier-quar », le « bonhomme », la « go » et les « jeunes »,
autrement dit des acteurs indéfinis de la fiction dans laquelle le Jeune LC souhaite nous
emmener ; fiction au sein de laquelle le sens de vrai s’oppose à ce qui est artificiellement
construit, à ce qui relève de la fabulation. Le personnage du Jeune LC et ceux qui l’entourent se
font ainsi écouter comme des représentations pures et véridiques du monde, comme des
produits authentiques, des créations faites non pas par l’artiste, mais par l’environnement,
dont la conséquence directe de sa géographie est le morceau rappé. L’auteur souhaite faire
rayonner son territoire en se l’appropriant tellement qu’il s’y fond ; comme le dit le Jeune LC
lui-même dans « Paris Nord », il le « représente », non seulement par une œuvre, mais aussi et
surtout par l’entièreté de sa personne.

3.2 – L’appropriation par le style d’un espace marginalisé : une manière de le


faire rayonner par la parole.

Mais ce sont pourtant les artifices des styles musical et lyrical qui permettent de
donner une représentation singulière, reçue et écoutée du territoire. En effet, son rapport aux
lieux est ce qui va permettre au Jeune LC de développer face à tous le vrai qu’il prétend
représenter. Le locuteur met en place de nombreux éléments qui, une fois de plus et
contrairement à ce que prô nait S. Guillard en France, singularisent l’espace qu’il représente et
d’où il vient en tant qu’auteur. Il bénéficie encore une fois cependant du fait qu’il vient de
Paris, et que, à l’échelle de la France, ses géosymboles et ses hauts-lieux sont pour la plupart
connus et imaginables par un énonciataire commun. Le Jeune LC utilise son ancrage dans la
ville la plus connue de France pour tenter d’en faire rayonner les marges, les confins et les
périphéries. Sa démarche artistique est locale, l’univers qu’il représente l’est tout autant, mais,
aux deux extrémités de cette production discursive, se trouvent un auteur qui, même lorsqu’il
s’y singularise, a une identité nationale, ainsi qu’un récepteur pouvant se situer n’importe où
en France. Le style de la marginalisation qu’emploie le Jeune LC est finalement la conséquence
d’une intégration discutée par ce même auteur au sein du pays et d’une volonté de valoriser à
l’échelle nationale un territoire particulier. Entre confrontation et intégration nationale,
l’auteur dresse une toponymie parisienne qui vise à faire rayonner un certain espace vécu
dans un pays où l’intégration du personnage est évidente mais où elle se fait par la
confrontation face à d’autres centres, politiques à l’échelle nationale, musicaux à l’échelle
internationale.

3.2.1 – Ce que nous dit un relevé toponymique parisien de la volonté de faire rayonner le
territoire.

Entre les boulevards, la rue et les divers lieux précisément parisiens qui sont nommés
tout le long du corpus par le rappeur, nous avons chez le Jeune LC une classification
toponymique qui, lorsqu’elle sera faite, montrera comment celui-ci joue entre les divers types
de renvois à des lieux parisiens vis-à -vis de ses auditeurs. Il y a en effet dans les toponymes
utilisés des alternances entre les échelles et les références dans lesquelles les lieux
représentés se situent. Cette pluralité semble représentative à la fois de l’aspect parasitaire du
personnage, perdu entre les lieux précis de son territoire et les lieux génériques qu’il constate
dans leur multitude, mais également de sa volonté d’intégration et du fait qu’il ne se limite pas
qu’à des références qui ne sont connues que par ceux qui ont un minimum de connaissances
sur la ville de Paris. On retrouve ainsi une certaine diversité dans les lieux nommés, comme le
montre le diagramme suivant :

45

40

35

30

25

20
Lieux précis parisiens
15 Lieux génériques parisiens
Lieux génériques français
10

0
d" p" " " e" " r" l
ne 01 es ta
or ra u 5 s
rr be o
N é Ja
" as U T
is lit ét ba du
ar éa re "P 8
"P "R iè "4 re
um
r riè
"L 'a
"L

Diagramme comparant les proportions de toponymes génériques ou précis, parisiens ou non, dans les textes du
Jeune LC et en fonction des titres.

On constate ici une forte domination des lieux précis parisiens (allant du nom « Paris »
au fait de nommer certains quartiers bien définis), qui permettent, de toute évidence, de
montrer, comme nous l’avons fait, que le rappeur est fortement ancré dans ce territoire-là et
non un autre, et que c’est à travers sa singularisation que, comme l’aurait fait un américain, il
se met en avant. Cependant, ce dernier admet également dans ses textes une certaine
généricité représentative d’un rappeur français avec, si on les additionne, une moitié
d’occurrences de lieux parisiens génériques ; ces lieux génériques le sont soit à l’échelle de
Paris (par exemple les « boulevards ») soit à l’échelle de la France et, généralement, de ses
quartiers (par exemple la « rue »). Lorsque ces lieux sont génériques, ils peuvent par évidence
parler à davantage de personnes et leur permettre une identification bien plus large que dans
des lieux précis. Il semble cependant intéressant de constater que des titres à plus forte
visibilité comme « Paris Nord » (sorti en tant que single et en deux versions) ou « Pétasse »
(bénéficiant d’un featuring avec un groupe reconnu) admettent une majorité (absolue pour
« Paris Nord ») de lieux précis et de hauts lieux parisiens, alors que ce sont les titres qui,
contextuellement, visent le plus grand monde. Parallèlement à cela, « 48 barres », outro de
l’EP du Jeune LC, contient une grande majorité de lieux génériques identifiables dans tous les
quartiers de France, alors que c’est un titre qui admet, contextuellement comme au niveau de
sa forme, une marginalité avérée. On a ainsi un rappeur qui joue entre une singularisation des
lieux au sein des titres visant le plus de monde et une généricité qui, pourtant plus propice à
l’intégration en France, se situe dans les titres les plus marginaux.
Et cette toponymie parisienne précise, qu’elle nomme des lieux génériques comme des
hauts lieux, s’intéresse majoritairement aux différents quartiers, au plus petites portions de la
ville, qu’à la ville en elle-même. Au sein de notre corpus, nous avons en effet, en ce qui
concerne les noms de lieux parisiens, 11 occurrences de « Paris » ou d’un nom renvoyant à la
ville dans son intégralité, contre une majorité écrasante de 58 méronymes, allant d’une
« rive » en particulier jusqu’aux « appartements » (« Pétasse »), en passant évidemment par
les arrondissements et les boulevards. Cette forte présence de méronymes montre que, dans
une volonté de rayonnement d’un espace géographique singulier, le Jeune LC met l’accent,
même lorsqu’il parle de lieux communs comme la « rue », sur des portions de territoire se
situant à une petite échelle, à une échelle qui fait valoir sa marginalité. Tout cela est
caractéristique des paradoxes qui entourent le rappeur, du fait que c’est avant tout sa
marginalité qu’il veut faire rayonner à l’échelle de la France, et que son intégration nationale
passe à la fois par des concessions et par une affirmation forte de son identité.

3.2.2 – Le rapport du rappeur (et de l’individu) à la France.

Le Jeune LC, dans les couplets qui composent notre corpus et qui sont de sa plume, fait
parfois part plus explicitement de cette intégration nationale dont nous avons déjà extirpé
quelques indices. Sans que celle-ci soit au centre des thématiques de ses morceaux, elle peut
apparaître sans problème au sein de ses couplets-fleuves sans thème central. Par ailleurs, ce
qui nous intéresse ici, c’est que le personnage en parle sans que cela soit nécessairement à
propos de son statut de rappeur ou du rap français en général. C’est en effet ce que nous
montre cet exemple tiré du titre « 48 barres » : « J’aime la France malgré que j’m’appelle Mehdi
El Attar / Leur version de l’Histoire, j’ai du mal à la croire ». On remarque tout d’abord que, en
opposition avec toutes les occurrences du pseudonyme « Jeune LC » dans le corpus, celle-ci est
la seule où le nom de l’auteur en tant que citoyen et en tant qu’individu extérieur au processus
artistique est écrit et clairement défini verbalement (« j’m’appelle ») ; une fois de plus, la
frontière entre le rap et le réel, bien qu’elle soit évidente pour l’auditeur averti, est remise en
cause par le locuteur.
Et cet effacement de la fiction permet de traiter une thématique proche de la condition
du personnage non pas en tant que rappeur mais en tant que citoyen parisien et surtout
français. Ce changement d’échelle s’oppose à la dimension locale dont nous déjà avons
largement parlé, et vient appuyer les problématiques d’aspiration à une intégration plus large
de l’individu. Il est régi par l’adversatif « malgré que », qui code une difficulté n’ayant pourtant
pas empêché la réalisation du procédé le précédant. Autrement dit, le fait qu’il s’appelle
« Mehdi El Attar » n’empêche pas son amour pour la France, mais nécessite tout de même
d’être mentionné en rapport avec ce dernier ; il renvoie à des discriminations raciales fondées
sur ce même nom. En donnant son patronyme complet et non son pseudonyme, le Jeune LC
parle de son intégration d’un point de vue presque autobiographique, et sous-entend que ce
sont des autres qui tentent de la bloquer sans l’empêcher.
Par ailleurs, l’identité de ces autres tend à se préciser dans le vers suivant. Ils existent
grammaticalement grâ ce au possessif « Leur » qui ne les rend pas directement présents, mais
seulement à travers « Leur version de l’Histoire », comme une élite inatteignable voire
invisible (à l’inverse, par exemple, d’un *j’ai du mal à les croire). Le rappeur réfute ici cette
« version de l’Histoire » et adopte une position très fermement anti-élitiste faisant même écho
à un certain complotisme auquel nous ne le réduirons pas toutefois. Ces deux vers, agissant
conjointement, traduisent une intégration à « la France » se faisant « malgré » une
discrimination, ici raciale, perçue davantage par la personne que par l’auteur, et également
« malgré  » un anti-élitisme s’opposant à des enseignements communs à tous ; anti-élitisme
qui, cependant, le veut se rapprocher des gens (que cela fonctionne ou non).

3.2.3 – S’intégrer à d’un espace en s’opposant à un autre : le cas des américanismes et de leurs
traductions.

Ce qui va le plus intégrer le Jeune LC à cet espace national qu’est la France, c’est
finalement la langue française ; qui est par ailleurs avantageusement l’objet d’étude principal
de cet écrit. En effet, si un élément peut être entièrement extrait chez le Jeune LC de sa
marginalité, c’est bien sa langue en tant que telle. Elle est singulière et portée vers l’avenir,
mais, en dehors des toponymes, ne se situe pas grammaticalement et lexicalement dans une
démarche locale ou même régionaliste. Certains éléments peuvent être considérés comme
sociolectaux (exemple : « c’est le tier-quar ») mais ne se limitent en aucun cas à Paris et ses
alentours ; au contraire, il peuvent être compris sans restriction sur l’espace français et même
francophone. Le Jeune LC, dans la langue qu’il emploie, est un rappeur francophone, sans
aucune nuance à exprimer vis-à -vis de ce titre.
De plus, il fait même partie des francophones les plus assidus au sein de cet espace
discursif qu’est le rap francophone. On ne trouve effectivement au sein de ses chansons que de
très rares occurrences de mots anglophones82, appartenant pourtant à la langue d’origine du
rap et encore présente dans de nombreux termes utilisés dans le rap francophone. On peut
citer en contre exemple des rappeurs comme Hamza dont presque chaque vers comporte des
mots et des structures anglais, ou encore Ateyaba qui, en guise de cadrage interprétatif, n’a
donné aucun titre francophone aux 19 morceaux de la version d’origine d’Uiltraviolet83. Même
des paroliers reconnus comme Kery James ou Lino utilisent encore, rarement mais
récemment, des termes comme « high level » ou « prime time »84 tirés d’un vocabulaire
anglophone et d’un certain imaginaire américain, avec cependant toute la dérision que l’on
peut y voir également.
Chez le Jeune LC, ces emplois de mots anglais sont rarissimes. Pourtant nous avons déjà
évoqué ses influences dans le rap dont une moitié est constituée d’artistes américains, dont il
ne manque pas de citer les pseudonymes dans certains de ses textes (« J’écoute du Master P »
dans « Paris Nord ») ; et ces influences américaines sont constituées de références lexicales,
qui se retrouvent effectivement chez notre rappeur. Pourtant, il ne fond dans sa langue aucun
mot anglais. L’opération qu’il met en place est celle d’une conversion rigoureuse (s’achevant
parfois d’ailleurs sur de fortes singularités) des expressions et des mots. Cela donne parfois
82 Nous ne comptabiliserons pas les emprunts comme des mots anglophones. Un verbe comme rider (tiré de ride en
anglais), par exemple, grâce, entre autres, à la morphologie verbale à travers laquelle il est employé, est pleinement
dit et compris comme un verbe français, d’un point de vue synchronique.
83 Voir la tracklist d’origine de l’album Ultraviolet d’Ateyaba sur Genius.
84 Kery James, Lino & Youssoupha - « Musique nègre » dans Mouhammad Alix, Suther Kane, 94 Side Prod, Musicast,
2016.
des expressions et des emplois similaires à la langue anglaise, mais convertis (plus que
traduits) en langue française. Ce procédé donne ainsi des expressions comme « REP » (au lieu
de *RIP) dans « Paris Nord », qui, même si Repose en paix est courant en langue française, sa
siglaison est caractéristique de ce type d’emploi en écho à la langue anglaise. Il lui donne
également, et c’est là un élément essentiel du cadrage se faisant autour de l’univers de l’artiste,
le pseudonyme de « Jeune LC », en relation avec le traditionnel Young présent chez de très
nombreux rappeurs américains (Young MC, Young Thug et certainement des centaines
d’autres) et positionné également à l’avant du nom.
On retrouve aussi l’expression Rouler avec ou « j’roule avec » (« Pétasse »), venue
de ride with, où le sens de rouler avec ne signifie pas être en compagnie de quelqu’un dans un
même véhicule mais bien traîner avec, être proche de où même se ranger auprès de. Cet
affaiblissement du sens de rouler est ici dû à une conversion depuis l’anglais américain, et
notamment depuis l’anglais du rap américain, au sein duquel ride with a également ce sens.
Enfin, le titre « 48 barres », au lieu de s’appeler *48 mesures, est nommé ainsi. Pourtant
en France et dans le rap français, cette unité musicale est appelée couramment mesure ; ici,
elle est appelé barre en référence à son équivalent anglophone : bar. Le fait de dire barre au
lieu de mesure est ici, une fois de plus, une manière de s’approprier des références
anglophones tout en restant dans une langue purement française, dont certaines étrangetés
sont expliquées ainsi. En traduisant lui-même et non selon des codées pré-établis des termes
venus de la musique américaine, le Jeune LC fait intègre sa manière d’être américaine dans un
cadre francophone ; il valorise la langue française en y cherchant les mots se rapprochant le
plus d’un style américain dont il semble friand. Il s’intègre à l’espace francophone en
s’opposant à un parler anglophone omniprésent dans le rap français.
Cette manière d’être et de rapper issue d’une culture très américaine voulant de lui
qu’il singularise son territoire et son identité est ainsi nuancée par le Jeune LC qui, malgré un
rapport à la France problématique, ne manque pas de faire valoir au sein de ses textes une
langue purement française et pouvant être élargie à l’échelle de la francophonie dans son
ensemble. Cela lui permet, en tant qu’opération finale du rap dont il est à propos, de parler à
un énonciataire plus large et de l’inclure dans la marge qu’il représente malgré tout.

3.3 – L’inclusion de l’énonciataire et du public : attirer vers les marges.

Le Jeune LC, dans sa démarche problématique conciliant intégration et style de la


marginalisation, se retrouve, et nous l’avons déjà abordé, dans une confrontation avec l’autre
variable quant au crédit qu’il lui donne. On retrouve effectivement dans ses couplets des
adresses et des apostrophes différentiées en fonction de sa manière d’approuver ou non ceux
à qui il parle. On observe en effet, d’une part, des énonciataires intégrés dans le mode de vie
du Jeune LC, et, d’autre part, certains à qui l’on s’adresse justement dans le but de s’y opposer.
En d’autres termes, l’adresse à un autre est justifiée soit par une volonté de mise en commun
de l’espace, soit par un but de la part de l’énonciateur de mettre en supériorité son espace et
son identité. Nous montrerons cela en relevant trois emplois différents du pronom personnel
2 tu, à savoir un emploi décrédibilisant, un emploi se rapprochant du personnage et un emploi
le suivant et recevant un enseignement de la part de celui-ci.
L’une de ces adresses récurrentes est celle à un tu décrédibilisant et situant le
personnage en supériorité par rapport à son énonciataire. Cette adresse met le Jeune LC en
position d’être dominant, meilleur sur tous les aspects par rapport au tu. On la retrouve, par
exemple, dans des paroles comme « Un vrai bonhomme ça charbonne, poto tu ne fais que
dormir » (« Réalité Rap »), « Si tu pues la merde, j’vais t’le dire » (« Réalité rap ») ou encore
« tu fais du rap mais j’le fais mieux » (« 48 barres »). La comparaison entre le Jeune LC et tu
peut (et c’est le cas des deux premières occurrences) être sous-entendue mais également être
plus clairement énoncée, comme dans la troisième occurrence où l’adversatif mais vient les
mettre en opposition et où le comparatif mieux dit indique bien que le Jeune LC est meilleur
par rapport à l’individu indéfini à laquelle la P2 est adressée. Ces occurrences de P2,
parsemées à travers les titres de notre corpus, positionnent le Jeune LC en supériorité par
rapport à l’autre, et achèvent de lui donner la légitimité nécessaire à la représentation d’un
territoire qui, par la singularité qu’il en fait, rayonne par rapport aux autres. Le Jeune LC, en
étant meilleur, situe sa marginalité au dessus du reste, et en fait, en quelque sortie, une
centralité.
Enfin, après s’être positionné en supériorité et en tant qu’énonciateur légitime face aux
autres individualités qui englobent son espace discursif, le Jeune LC met en place une P2 plus
inclusive, portée notamment sur les rapprochements possible entre ce dernier et celles et
ceux à qui il s’adresse. Cette P2 est là pour partager le point de vue du rappeur. Elle sert, de
manière tronchée, à témoigner du fait qu’elle est également consciente de la réalité qu’il voit
et qu’il représente. C’est en tout cas ce que nous montrent les adresses comme « Tu connais »
(« Paris Nord »), « Tu sais d’quoi j’suis à propos » ou « tu vois c’que j’veux dire » (« 501 »). On
remarque par ailleurs dans ces occurrences la construction monovalente de « tu connais »,
expression lexicalisée codant le fait que l’énonciateur et l’énonciataire se comprennent, sans
avoir à nommer ce qui est connu. Cela montre une association entre émetteur et récepteur du
discours, qui est le fait d’une volonté d’intégration mutuelle : le Jeune LC s’intègre aux masses
des auditeurs, et le public est intégré à une connaissance de l’univers marginal que le Jeune LC
construit et au sein duquel « les choses évoluent ».
Et cette P2, lorsqu’elle est à la fois subordonnée et intégrée, est considérée par le
personnage comme une identité recevant un certain enseignement des caractéristique de son
univers éthique représenté. En effet, certaines occurrences du corpus montrent un Jeune LC
s’adressant à un tu via des actes directifs plus ou moins intenses. Le Jeune LC est, en quelque
sorte, représenté comme un guide au sein de la marge dont il peut légitimement faire
l’énonciation. On retrouve par exemple cela dans « Arrête de jouer les cailles-ra, tu peux juste
rester toi-même » (« 501 ») ou dans « Tu dois vivre avec qui tu es » (« 48 barres »). L’impératif
et la périphrase devoir + infinitif ont tous deux ici valeur d’acte directif ; acte directif qui ici,
dicte à l’autre des attitudes et une certaine philosophie de vie à avoir (ne pas « jouer les
cailles-ra » ou se responsabiliser). On note cependant une certaine généralité dans ces actes
directifs, pouvant être adressés sans véritable limite spatiale à des individus indéfinis, si ce
n’est par des codes sociaux ne se limitant aucunement à Paris. L’adresse est ainsi faite à tout
un chacun et intègre un autre indéfini, parfois associable à l’auditeur, intégré par ce moyen au
sein de la marge du Jeune LC.

Le Jeune LC joue ainsi à la fois sur des éléments particularisant son identité et sa
géographie et sur des généralités parfois assez vagues quant à ceux à qui elles s’adressent et
permettant une identification plus globale de ces derniers. La dualité entre influences
américaines et françaises se ressent ainsi d’une part dans une singularité marginale qu’il
souhaite conserver et d’autre part dans une volonté très nette d’intégration voire de
domination et de centralisation de la part du personnage énonçant. Son rapport aux autres,
difficile à comprendre car parfois contradictoire, l’illustre comme un personnage qui, bloqué
dans les paradoxes qui se construisent autour de lui, connaît des difficultés à n’avoir qu’une
seule vision de ces derniers et qu’une seule attitude face à eux.

Conclusion :

Notre étude aura donc servi à montrer comment un rappeur peu écouté du grand
public et marginalisé des communautés discursives centrales formées au sein du rap français
fait de cette mise à l’écart un élément de son style. Volontairement placé en arrière plan de cet
espace artistique qu’est le rap francophone, le Jeune LC se sert de cette position pour
construire un personnage inscrit dans un univers dont, puisqu’il s’y confronte encore
quotidiennement, il peut mettre en place une représentation authentique. Nous aurons
également pu apercevoir des paradoxes quant à cette manière de procéder ; paradoxes qui,
par ailleurs, se sont, nous le concédons, manifestés plus tô t que prévu au sein de notre
rédaction, tant ils étaient omniprésents dans les textes du corpus. En effet, le rappeur dont il
est question utilise véritablement cette marginalisation afin de s’intégrer, afin que son
authenticité, validée par certains médias et certains acteurs du rap, lui servent finalement à y
avoir une place respectée par les autres. La marginalisation apparente du personnage se
retrouve ainsi face à une représentation de la vie parisienne dans la multitude d’acteurs
qu’elle met en scène, dans « la vertu et le vice » (« Paris Nord ») qui la composent. Le Jeune LC
fond dans la singularisation de son territoire des éléments génériques et souvent
caractéristiques d’une intégration aux masses les plus actives (« j’traine dans toutes les rées-
soi » (« Paris  Nord »)). Et cette intégration favorisée par la marginalisation est le moyen pour
le rappeur de faire rayonner son territoire particulier, de le situer, le temps d’un morceau
(voire d’un couplet), au dessus des autres. Cela permet de représenter dans tous les sens du
terme, face à ceux qui le connaissent, ceux qui le reconnaissent et même face à ceux qui ne le
connaissent pas, un espace géographie dans une perspective marginale, portée par
l’authenticité d’un énonciateur revendiquant son indépendance ; indépendance qui, si elle
veut être perçue par les autres, doit passer par des concessions, notamment quant à la forme
que prennent les morceaux et quant aux thèmes abordés dans les textes. L’espace discursif du
Jeune LC se situe ainsi entre une revendication d’authenticité et une nécessaire
institutionnalisation de plus en plus essentielle avec la démocratisation du rap francophone.
Le rappeur existe donc en relation étroite avec les autres rappeurs desquels il est proche, de
médias spécialisés qui le connaissent, et surtout de ceux qui l’écoutent, des allocutaires, qui,
en un sens, sont omniprésent dans l’univers discursif et géographique qu’il représente.
L’analyse du corpus à travers les théories de D. Maingueneau et sa conception de la
notion de paratopie nous aura permis de l’analyser à la fois dans ses intérêts discursifs et
géographiques. Cela nous aura permis de comprendre en quoi cette difficulté – à plusieurs
échelles – à appartenir à une constitution est la cause des paradoxes relevés au sein des textes
du rappeur et de la représentation qu’il fait de l’espace dans lequel il s’inscrit. Le fait que le
Jeune LC n’appartienne à aucune véritable institution dans un rap français où le passage par
un label et une certaine structuration est quasi-obligatoire est un indice de sa marginalité  ;
cependant, sa proximité avec le label Bon Gamin et l’intérêt que portent pour lui des médias
officiels montrent en quoi la constitution est, en amont et en aval de son œuvre, officieuse.
Nos recherches auront ainsi montré qu’une marginalisation apparente, lorsqu’elle est
énoncée haut et fort, traduit sans même la cacher une volonté d’intégration finalement assez
évidente. Elles auront permis de comprendre que, au sein de cet espace discursif qu’est le rap
francophone, même l’amateurisme s’inscrit dans une volonté d’être entendu, de partager
quelque chose avec les autres. Chez le Jeune LC, cette chose partagée est certes constituée d’un
territoire singulier comme c’est le cas chez de nombreux rappeurs, mais également d’un
bagage langagier aux influences nombreuses et porté vers l’avenir de la langue rappée (et
peut-être de la langue commune), chose qu’une liste finalement assez restreinte de rappeurs
francophones peuvent revendiquer.

Remerciements :

Je tiens tout d’abord à remercier Monsieur Romain BENINI, directeur de recherche de


ce mémoire, qui a suivi avec une grande assiduité l’avancement de mon travail et a su
m’aiguiller lorsque cela était nécessaire (et même certainement encore après que j’écrive
cela).
Mon père qui m’a fait à manger tous les soirs où j’ai dormi chez lui cette année,
m’offrant ainsi le luxe de continuer à travailler.
Lauryn, avec qui nous nous sommes mutuellement motivés pour travailler sur nos
mémoires respectifs, et avec qui je n’ai d’ailleurs pas fini de produire du contenu.
Laurent PERRIN, Anne CARLIER et Mathilde VALLESPIR, qui, peut-être sans le savoir,
m’ont beaucoup aidé avec les cours qu’ils m’ont donnés cette année.
Jonathan GAQUÈ RE et Adrien MOLINARO, pour les références géographiques qu’ils
m’ont apportées.
Les artistes de Bon Gamin et SuperWak, mais également ceux de Fanny’s Station et de
L’Entreprise, qui partagent cette passion avec moi et sans qui j’aurais depuis longtemps arrêté
d’écouter du rap.

Bibliographie :

Ouvrages :

- J.-C. Anscombre – Figement, idiomaticité et matrices lexicales, Université Paris 13 Nord, 2011.
- L. Bouneau, F. Tobossi & T. Behar - Le rap est la musique préférée des français, Paris, Seuil, 2014.
- G. Di Méo, – Les territoires du quotidien, Paris, L’Harmattan, 1996.
- J.-L. Diaz – L’écrivain imaginaire. Scénographies auctoriales à l’époque romantique, Paris, Honoré
Champion, 2007.
- J. Dü rrenmatt – Stylistique de la poésie, Paris, Belin éducation, 2005.
- G. Genette – Figures III, Paris, Le Seuil, 1972.
- G. Genette – Métalepse. De la figure à la fiction, Paris, Le Seuil, 2004.
- P. Grandjean – Construction identitaire et espace, Paris, L’Harmattan, 2009.
- D. Maingueneau – Le Discours littéraire : Paratopie et scène d’énonciation, Malakoff, Armand Colin,
2004.
- D. Maingueneau – Trouver sa place dans le champ littéraire : Paratopie et création, Paris, L’Harmattan,
2016.

Articles :

- V.-B. Anderson – The rap of Young MC : A Case Study of Eurhytmic Textsetting, UCLA, 1992.
- P. Bourdieu - « Le champ littéraire », dans Actes de la Recherche en Sciences Sociales, Le champ
littéraire, n°89, 1991.
- R. Barthes – « L’effet de réel » dans Recherches sémiologiques : Le vraisemblable, Communications n°11,
Seuil, 1968.
- A. Bulteau – « Il faut absolument écouter Jeune LC, le plus beau fantô me du rap parisien », article pour
le média Goûtemesdisques, 2017.
- M. Delcourt – « Jeune LC est-il le rappeur le plus sous-estimé de Paris ? », article paru sur le site de
Canal +, 2018.
- Gabriel Dlh - « L’éternel printemps du Jeune LC », interview pour le média Sous Culture, 2018.
- Genono – « La scène rap du 18ème arrondissement en 10 artistes », article publié sur le site Red Bull,
2019.
- S. Guillard – « « Getting the city on lock » : imaginaires géographiques et stratégies d’authentification
dans le rap en France et aux É tats-Unis » dans L’information Géographique 2017/1, Armand Colin, 2017.
- S. Guillard & M. Sonnette - « Légitimité et authenticité du hip-hop : rapports sociaux, espaces et
temporalités de musiques en recomposition » dans Volume ! 2020/2, É ditions Mélanie Seteun, 2020.
- Flexx – « Jeune LC – Face à face : Sa vision de la musique, le collectif Bon Gamin, l’entrepreneuriat »,
interview pour le média Dans l’Truc, 2021.
- B. Ladouceur – Jérô me Meizoz, Postures littéraires. Mises en scènes modernes de l’auteur. », Lectures,
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- D. Maingueneau – « Ethos, scénographie, incorporation » dans Images de soi dans le discours. La
construction de l’ethos, Delachaux et Niestlé, 1999.
- D. Maingueneau – « Aphorisation et cadrage interprétatif » dans Redis : Revista de Estudos do
Discurso, n°2, Universidade Do Porto, 2013.
- D. Maingueneau - « Le recours à l’ethos dans l’analyse du discours littéraire », Posture d’auteurs ; du
Moyen-Âge à la modernité, Fabula, Les colloques, 2014.
- D. Maingueneau & F. Cossutta - « L’analyse des discours constituants », dans Les analyses du discours
en France, Langages, n°117, Larousse, 1995.
- M. Morelle - « Marginalité » (article), notion à la une de Géoconfluence, 2016.
- Y. Mortelette – Revue au sujet de Trouver sa place dans le champ littéraire : Paratopie et création de D.
Maingueneau, Revue d’histoire littéraire de la France, 117e année, n°1, Classiques Garnier, 2017.
- H. Nolke – « Ne...pas : Négation descriptive ou polémique ? Contraintes formelles sur son
interprétation », dans Langue Française, n°94, Larousse, 1992.
- S. Porhiel - « Au sujet de et à propos de – Une analyse lexicographique, discursive et linguistique »,
dans Travaux de Linguistique n°42-43, 2001.
- S. Prévost - « A propos de X / à ce propos / à propos : évolution du XIVe au XVIe siècle », dans Langue
Française n°156, 2007.
- F. Woerther – « Aux origines de la notion rhétorique d’èthos », dans Revue des études grecques, Tome
118, Les Belles Lettres, 2005.
Autres œuvres complé mentaires mentionnées :

- 93 Empire – 93 Empire, Capitol, Affranchis Music, 2018.


- Bon Gamin - « Louper (feat. Ateyaba) », 2015.
- Booba – D.U.C, Tallac Records, 2015.
- Freeze Corleone – LMF, M.M.S Records, 2020.
- Jeune LC – Réalité Rap, 2015.
- Kery James – Mouhammad Alix, Suther Kane, 94 Side Prod, Musicast, 2016.
- Rohff – Au delà de mes limites, Hostile Records & Delabel, 2005.
- Young MC - « I come off » in Stone Cold Rhymin’, Delicious Vinyl, 1989.

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