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Nathan
Mémoire de recherche
Introduction
Intuitivement, il nous semble aisé d’admettre en tant que public et en tant que
récepteurs que le genre poétique, lorsqu’il est effectif, n’est pas jugé de la même manière que
d’autres où la fiction est plus évidente. Il y a dans la réception de chaque œuvre, quels que
soient les supports de diffusion, une critique que l’on pourrait qualifier d’innée tant elle est
récurrente : celle du rapport de l’œuvre au réel. Même dans des genres comme celui du roman,
du cinéma ou des arts vidéoludiques, la critique quant à la vraisemblance d’une œuvre par
rapport à ce qu’elle représente et en fonction du contexte dans lequel elle s’inscrit est bien
souvent faite, certainement parce que c’est celle qui ne demande aucune qualification et assez
peu de qualités d’analyse, et ne consiste qu’en des analogies. Cependant, dans ces genres, il
reste accepté de mettre en place un degré de fiction relativement élevé ; de plus, un auteur
peut sans rencontrer de résistance majeure parler d’un sujet qu’il ne connaît pas ou qu’il n’a
pas fréquenté à l’origine. Mais dans le cas d’un discours poétique, ou d’un extrait analysé
comme tel, le rapport à la fiction et la relation entre l’auteur et la condition du je-poétique est
jugée bien plus sévèrement. La parole du poète est, à tord ou à raison, rapprochée de sa
personne. Il suffirait de prendre pour exemple les innombrables commentaires faits à propos
des Fleurs du mal pour se rendre compte que la personne de l’auteur et son rapport au réel
sont mis en relation avec ses écrits de manière récurrente ; analyse qui semble bien moins
nécessaire dans l’étude de genres où un degré de fiction plus élevé est autorisé.
Situons-nous maintenant dans ce que l’on pourrait qualifier d’un sous-genre de la
poésie. Malgré des avancées notables ces dernières années, il reste pour le moment
indubitable que, au moins au yeux du public, les paroles et écrits relevant de ce que l’on
catégorise comme le rap français sont encore difficilement séparables des auteurs qui les
produisent. L’existence d’un je-poétique ou d’un je-lyrique ne va absolument pas de soi dans
les échanges concrets que l’on observe entre les rappeurs et leur public au XXI ème siècle. La
personne qu’est l’auteur devient un objet d’attention, peut-être parce que la distance spatiale
et/ou temporelle qui la sépare de son auditoire est plus courte que dans le cas d’auteurs plus
archaïques ou ne relevant pas du discours poétique. Par ailleurs, le terme d’authenticité
revient bien souvent lorsque l’on parle de rap en France, du public le plus novice aux vidéos
du Chroniqueur sale. On attend du rappeur qu’il livre une représentation crédible de ce dont il
parle. Ce qui est entendu là par le terme crédible est le fait que le discours prononcé doit
pouvoir être cru, que le personnage doit avoir une cohérence vis-à -vis de son auteur.
Dans le rap français, quel que soit le discours prononcé, on observe ainsi une tendance
de la part des récepteurs à la comparaison avec la vie du rappeur ; la notion de vécu revient
souvent, dans les textes de rap comme dans les critiques qui en sont faites. En dehors de cas
extrêmement spécifiques, lorsqu’un rappeur emploie le pronom je, on attend généralement
que la personne physique de l’auteur ait vécu, ou au moins ait vu de ses propres yeux, ce que
ce je raconte. Le rappeur gagnerait ainsi une certaine légitimité à énoncer, une marginalité
acquise vis-à -vis du reste de la population qui l’autoriserait à représenter par le biais du rap.
Ils sont les représentants d’un territoire marginal et singulier dont ils sont les rares individus,
grâ ce au fait qu’ils en font un espace vécu, à pouvoir en faire une représentation crédible. Le
géographe Guy Di Méo, dans l’ouvrage collaboratif Les territoires du quotidien, nomme cela en
parlant d’une « appartenance exclusive »1 qui donne cette autorité. Les rappeurs français,
même ceux qui en semblent le plus éloigné, finissent presque toujours, via la voix du je-
poétique, par parler de ce territoire sur lequel ils ont vécu en tant qu’auteur physique de leurs
œuvres. Même les textes de Freeze Corleone, rappeur dont on pourrait facilement dire qu’il est
le produit d’Internet, et donc d’un espace non matériel, n’échappent pas à la mention de la
ville de Dakar, dans lequel l’auteur a vécu.
On retrouve donc là une importance contextuelle dans l’analyse des textes relevant du
rap français. Il y aura bien lieu, dans notre analyse, d’accorder une importance particulière à la
notion de « scénographie » telle que la définissent D. Maingueneau et F. Cossutta : « Le
discours implique un énonciateur et un coénonciateur, un lieu et un moment d’énonciation qui
valident l’instance même qui permet de les poser. […] la scénographie est à la fois en amont et
en aval de l’œuvre »2. Dans les inscriptions présentes au sein de notre corpus, la présence de
l’auteur-rappeur au sein d’un espace et en amont de sa production est à évaluer ;
l’énonciateur, en dehors de ce qu’il met sur le papier, se rapporte à une instance qui existe bien
dans le réel. Par ailleurs, dans le cas de notre corpus, on pourrait même affirmer que cette
instance est prédominante.
Mais là où nos énonciateurs trouvent de quoi produire du discours tout en
revendiquant une légitimité particulière vis-à -vis des espaces, c’est surtout dans l’utilisation
qu’ils en font et dans la territorialisation qu’ils mettent en place. Ils s’approprient, par un
langage mis en musique, des lieux qu’on pourrait qualifier non pas de marginaux dans la
mesure où ceux-ci peuvent être des espaces aux centres et flux nombreux, mais de
marginalisés grâ ce au discours et grâ ce à la relation étroite que l’énonciateur entretient avec
ceux-ci. Le discours, dans le rap, à quelques rarissimes exceptions près, singularise le
territoire, valorise ou dévalorise l’espace par rapport aux autres, met en évidence ce qui exclut
ce territoire du reste du monde. Pernette Grandjean définit à ce propos le terme d’« identité »
comme relevant de « l’appartenance à un groupe mais le besoin de se sentir autonome par
rapport à ce groupe »3. Autrement dit, cela représente le fait de considérer ses propres
différences par rapport à ceux avec qui l’on entretient des relations. Ainsi, d’une manière plus
générale, nous tenterons d’observer dans notre corpus en quoi le discours est une manière de
1 G. Di Méo, & M. Anglade, « Identité, idéologie et symboles territoriaux » dans Les territoires du quotidien,
L’Harmattan, Géographie Sociale, 1996, p. 101.
2 D. Maingueneau & F. Cossutta - « L’analyse des discours constituants » dans Les analyses du discours en France,
Langages, n°117, Larousse, 1995, pp. 119-120. En disant cela, ces analystes du discours posent l’importance qu’a
le rapport entre l’œuvre et des autres du discours constituant auquel elle appartient, autrement dit des influences
qu’elle en tire et des fondations qu’elle y apporte. Par exemple, le Discours de la méthode de Descartes reprend des
doctrines déjà présentes dans une certaine constitution discursive, mais fonde une nouvelle manière, ici
vulgarisatrice, de recevoir ce discours.
3 P. Grandjean – Construction identitaire et espace, L’Harmattan, 2009, p.9
se singulariser, de se construire un ethos marginal, et donc de mettre en place stylistiquement
un processus de marginalisation.
Nous parlerons bien de marginalisation plus de que marginalité dans la mesure où
celle-ci ne va pas de soi et est construite puis mise en place de manière dynamique et non
figée, par l’auteur. Il s’agit en effet de se positionner en tant que marginal de manière active, et
non d’être marginalisé passivement. Pour définir clairement ce que nous entendrons durant
cette étude par le terme de marginalisation, il s’agira d’un processus dynamique par lequel,
pour reprendre les expressions de M. Morelle, sont attribuables à une entité à échelle variable
les notions de « déviance » et « d’inadaptation »4. L’individu ou le lieu marginalisé semblerait
ainsi être en opposition avec la notion d’intégration. Ainsi, parler d’une stylistique de la
marginalisation reviendrait à étudier comment, par des moyens langagiers, discursifs et
linguistiques, cette entité se singularise, s’individualise et dévie du commun dont il est opposé.
Cette étude de la marginalisation par le langage nous amènera sans aucun doute à
mobiliser des notions telles que celles d’espace et de territoire. Notions aux définitions tout à
fait variables, qui nécessitent donc que nous précisions le sens que nous leur donnerons. On
peut les opposer en disant que l’étude de l’espace différencie les lieux d’un point de vue
quantitatif ; elle les analysera en tant qu’endroits plus ou moins inclus, plus ou moins grands,
plus ou moins accessibles, plus ou moins denses ou encore plus ou moins fluctuants. Ces
espaces peuvent ensuite être l’objet une appropriation par une personne ou une communauté,
qui, en lui donnant une identité, en fait ce que nous nommerons territoire ; on caractérisera de
fait l’étude du territoire comme différenciant les lieux en fonction des qualités (émotionnelles,
politiques, symboliques, civilisationnelles…) qui les différencient. On peut encore différencier
ces deux notions en disant que l’étude de l’espace se fait indépendamment du point de vue de
ceux qui l’occupent, tandis que l’étude du territoire prend en compte une subjectivité
géographique, individuelle ou collective. Le langage et la musique, matières premières du rap
sur lequel notre étude se fonde, sont ainsi une manière de territorialiser un espace. Un
territoire peut être associé à la langue et à la musique qu’on y trouve : par exemple l’utilisation
de dundun et kenkeni, caractéristiques d’un certain territoire malien. Inversement, et c’est ce
qui nous intéressera davantage, la langue et la musique peuvent permettre à l’individu de
représenter sa conception du territoire - par exemple lorsque F. Liszt représente
musicalement le Lac de Wallenstadt.
C’est donc en ce point que vient se justifier notre choix de nous intéresser au cas du rap
français. Il y a dans ce mouvement musical, comme nous en avons parlé précédemment, une
tendance quasi-systématique à la représentation du territoire par la voie artistique, langagière
et musicale. Les rappeurs finissent bien souvent, dans leurs discours, par être rattrapés par les
lieux et par l’utilisation qu’ils en font. Il sera ainsi plus intéressant de leur part de singulariser
ce territoire qu’est le leur plutô t que d’en dire qu’il est similaire aux autres. Dans ce cas de
figure, nous diriger vers ce que l’on nomme communément le rap underground semble être
judicieux. Par undergroud, comme la traduction française du terme le laisse entendre, nous
entendons bien une manière marginale de faire du rap. Il s’agit d’une musique qui, de sa
production jusqu’à sa réception, est faite par des auteurs peu écoutés du grand public, souvent
au statut d’amateurs, et est écoutée par des récepteurs proches spatialement des auteurs ou
4 M. Morelle - « Marginalité » (article), notion à la une de Géoconfluences, 2016.
ayant une connaissance riche et fine du mouvement. On peut rapprocher cela de la
« production restreinte » dont parle P. Bourdieu5.
Encore plus précisément, nous parlerons ici du rap underground parisien. Il nous
semble effectivement intéressant de nous positionner dans la ville de Paris, car la notion de
marginalisation peut sembler fort incongrue à son propos. Pourtant, il y a bien une scène
underground parisienne qui, justement, se situe comme marginalisée par rapport à ce que la
ville fait rayonner plus largement. Ceux qui ne sont connus que par quelques spécialistes au
sein de la ville ou de la région se situent ainsi, car ils n’appartiennent pas à ces centres connus
à des échelles plus larges. Par ailleurs, on remarquera qu’ils créent une identité fort
apparentée à des arrondissements périphériques, comme le 18ème, le 19ème ou le 20ème. On peut
parler de traditions de genre dans ces cas-là , car on retrouve une certaine concordance dans
des éléments divers : l’art du couplet6, le fait de ne pas être à la poursuite d’une carrière
professionnelle, la continuité esthétique vis-à -vis des anciens et même dans le simple fait de
se mettre à rapper en toute confiance. Les principaux intéressés, à savoir les rappeurs
underground parisiens, ne nieraient pas l’existence d’un style parisien au sein du rap, qui va de
pair avec une certaine tradition de la marginalité.
Il s’agit donc d’artistes marginalisés contextuellement, mais qui, pour certains, jouent
de cette marginalité en créant un personnage, en revendiquant la connaissance supérieure
qu’ils ont des lieux dans la mesure où leur production n’en sort pas. Eux seuls auraient les
acquis nécessaires à une représentation réaliste du territoire, en tout cas de ce qu’ils en disent.
Ils sont, en tant qu’artistes et surtout en tant que personnages de leurs écrits, les produits des
lieux, ceux que l’on ne peut connaître qu’en étant réellement intégré à l’espace dans lequel ils
sont actifs. Loveni illustre d’ailleurs ce phénomène dans « Louper » (2015) en répétant : « Si
t’habites Paris tu peux pas m’louper ». Autrement dit, le rappeur y revendique une telle
symbiose que, algorithmiquement, le croiser est une conséquence nécessaire à la condition
d’habiter Paris. Ce type d’assertion est fort caractéristique d’une appropriation territoriale et
même spatiale. Par appropriation nous entendons non seulement une possession, de cet
espace, mais surtout un ancrage de l’identité du locuteur dans cet espace, qui, selon lui, est ici
défini par sa présence. Ces artistes, malgré la marginalité relative dans laquelle ils s’inscrivent,
montrent un fort ancrage de leur identité dans les lieux qu’ils représentent.
Nous mettrons en place, afin d’avoir de quoi illustrer nos propos, des études de cas
fondées le corpus suivant : il s’agira de textes et chansons du rappeur Jeune LC, à savoir les
cinq morceaux (ceux publiés sur les plateformes) de son EP Croyance et perdition (numéros 1
à 5) auxquels s’ajouteront le titre « Paris nord » (6) et le couplet du rappeur sur « L’arrière du
Uber » (7). Ces sept extraits constitueront la totalité de notre corpus, bien que nous ne nous
interdisions pas des exemples extérieurs à titre de comparaison. Précisons avant toute chose
que le Jeune LC rappe depuis longtemps, mais que seuls des extraits récents ont su retenir
notre attention, car la focalisation sur l’espace vécu, avec toutes les approximations qu’elle
peut avoir, est fortement présente.
Pour bien comprendre les raisons qui poussent à s’intéresser à ce rappeur en
particulier pour une étude stylistique de la marginalisation dans le rap parisien, il faut tout
5 P. Bourdieu - « Le champ littéraire » dans « Actes de la Recherche en Sciences Sociales », Le champ littéraire,
n°89, 1991, p.12.
6 Nous entendons par là des morceaux où le travail porte essentiellement sur le ou les couplets, et où le refrain,
souvent absent, ne sert qu’à pouvoir respirer. Schématiquement, on oppose ces morceaux à des structures plus
classiques du type 12-16 mesures / refrain / 12-16 mesures / refrain.
d’abord savoir qu’il est proche du collectif Bon Gamin. Il s’agit là d’une communauté de
rappeurs et beatmakers assez proche encore d’un pô le de « production restreinte » tel que
nous le mentionnions précédemment. Ce collectif concentre presque exclusivement son
activité en région parisienne, bien qu’une ouverture progressive se soit faite ces dernières
années chez certains de ses artistes ; le Jeune LC ne semble cependant pas adhérer
artistiquement à cette ouverture. Il y a chez les artistes qui en font partie une nette volonté de
peindre une forme d’identité parisienne, de singularisation des individus dans un espace, de
prise de pouvoir sur ce qu’est le rap parisien pour les parisiens. P. Grandjean parlait de
« Représentations qui […] peuvent être formulées, imposées par des personnes qui ont le
pouvoir sur ces espaces »7 : Il s’agit d’être les premiers à parler de Paris d’une telle manière,
d’être en avance sur les rappeurs qui y rayonnent peut-être davantage, afin d’avoir le pouvoir
sur sa représentation.
Et au sein de ce regroupement d’artistes, le Jeune LC a une place qu’on pourrait encore
une fois qualifier de marginale. C’est celui qui, entouré notamment d’Ichon et de Loveni,
s’octroie un couplet sur le projet de l’un ou de l’autre, et n’est pas véritablement entendu en
dehors de cela. Il s’agit d’un de ces rappeurs qui ne se qualifieraient jamais en tant que
professionnel, même s’il a conscience des qualités et des capacités qu’il est capable d’avoir
dans ce domaine (et ne manque d’ailleurs pas de les revendiquer dans ses textes). Il assume
pleinement son statut d’amateur, avec les singularités qu’il apporte comme avec les
approximations qu’il cause. Il fait cependant partie de ceux qui pratiquent cela peut-être par
passion mais peut-être aussi comme un divertissement, qui revendiquent une place
hautement marginale et ne comptent en aucun cas en sortir. Il le dit lui-même : « Il y a
beaucoup de gens qui disent : « Oh il sait pas rapper ». Je suis d’accord. Je ne trouve pas que je
sois un bon rappeur. Je ne cherche pas à être technique […], je balance ma sauce »8.
Cependant, parmi ces nombreux rappeurs amateurs, le Jeune LC bénéficie d’un statut
assez particulier : un statut qui le classe parmi les amateurs qui plaisent, notamment à des
professionnels bénéficiant d’une certaine autorité à l’échelle du rap français. Sans entrer pour
le moment dans le contenu qu’il produit, il est reconnu par des acteurs influents du milieu du
rap comme Mehdi Maizi qui partage publiquement ses morceaux, L’Abcdr du son qui le
considère comme « le secret le mieux gardé de Paris » ou encore les membres mêmes du
collectif Bon Gamin. Mais pourquoi une telle reconnaissance pour un rappeur que personne
n’écoute et qui dit lui-même qu’il ne se trouve pas « bon »?
La réponse se trouve certainement dans ce dont nous avons parlé précédemment, à
savoir l’authenticité du personnage en rapport avec son auteur, la marginalisation qu’il met
volontairement en place dans son style afin de se présenter en tant que légitime vis-à -vis de
cette marge. Il semble être l’auteur qui connaît le mieux les bas-fonds de Paris, étant donné
que seuls les bas-fonds de Paris le connaissent. Il y a chez le Jeune LC la construction d’un
ethos marginal, d’une identité discursive mise à l’écart à des échelles très diverses et dans des
milieux eux-aussi variés, sociaux, artistiques, géographiques et linguistiques. On retrouvera
une indubitable illustration de ce que D. Maingueneau nomme « paratopie »9. En tant
qu’auteur comme en tant que personnage, le Jeune LC admet un large aspect paratopique, en
pleine confrontation entre « le lieu et le non-lieu » (Maingueneau), entre une constitution
10 Y. Mortelette – Revue au sujet de Trouver sa place dans le champ littéraire : Paratopie et création de D.
Maingueneau, Revue d’histoire littéraire de la France, 117e année, n°1, Classiques Garnier, 2017, p.231.
11 D. Maingueneau – « Au cœur des textes » in Trouver sa place dans le champ littéraire : Paratopie et création,
L’Harmattan, 2016, p.29.
12 Flexx - « Jeune LC - Face à face : Sa vision de la musique, le collectif Bon Gamin, l’entrepreneuriat ». Interview
pour le média Dans l’Truc, 2021.
l’espace, de lui donner une certaine identité territoriale. Il s’agit là d’utiliser le style marginal
acquis afin de dresser une description différente du territoire. Se positionner dans ses marges,
en connaître les périphéries, fait qu’il est possible de mieux en dessiner les contours. Non pas
que le Jeune LC soit un avant-gardiste dans ce domaine, mais il participe à une mouvance
hautement marginalisée et paratopique mettant en place une image alternative des lieux dont
il parle et qu’il tente de mettre en musique. Comme le disait P. Grandjean : « L’identité peut
être objet de manipulations à tous les niveaux »13. Autrement dit, même au niveau le plus
marginal, un groupement d’artistes hautement paratopiques représentant une partie
périphérique de la ville peut accumuler assez de pouvoir pour que l’on retienne, en tant que
public, cette marge de la ville, et non ce qui était censé être son centre. C’est en cela que le
Jeune LC participe, dans ce qu’il écrit et dans le qu’il rappe, à un rayonnement de la ville, à une
remise en cause de la paratopie venant de la paratopie elle-même. Le statut acquis de
marginal est ainsi utilisé, à une échelle mondiale, afin de donner une singularité à ce qui est
décrit.
C’est pour toutes ces raisons que nous nous demanderons dans quelle mesure les
éléments de style et de langue que nous pouvons retrouver dans le discours du Jeune LC nous
amènent à considérer un rap paradoxal, volontairement marginal, mais dans un objectif
d’appropriation et de revendication du territoire et d’une certaine centralité.
Nous répondrons à cette question de manière dialectique. Dans un premier temps, il
s’agira de montrer comment l’identité marginale du je-parlant est très hautement présente
par le discours qui est prononcé, et comment les éléments textuels et musicaux de notre
corpus nous montrent que nous nous situons dans un degré hautement élevé de paratopie.
Par la suite, nous commencerons à discuter cela, en montrant que ce style de la
marginalisation que nous aurons défendu trouve ses limites, notamment via l’intégration très
forte que cela permet à une communauté d’auteurs, ou même à des sociétés particulières,
décrites au sein du corpus. Enfin, nous essayerons de montrer en quoi cette tension apparente
entre marginalisation et intégration, entre paratopie et rejet de cette condition artistique, se
justifie dans la possibilité de faire rayonner un territoire, abstrait comme concret, en le
différenciant des autres, en étant un être singulier, mais au sein du monde.
Comme nous l’avons dit précédemment, le Jeune LC appartient à une mouvance dans le
rap underground parisien qui veut que les artistes, tout en trouvant leur originalité,
bénéficient d’une certaine authenticité et d’une certaine légitimité. Ces dernières se retrouvent
1.1 – La construction d’un ethos marginal cohérent avec l’espace dans lequel le
personnage évolue
La question de l’identité que celui qui parle se construit est donc un point de départ
essentiel pour bien comprendre comment se construit le style marginal du rappeur. Cette
identité naît essentiellement de l’image que se construit le je-parlant. Nous mobiliserons ici
afin de décrire cette image du personnage mise en place par le personnage lui-même la notion
d’ethos : notion difficile à définir en raison de son ancienneté 18, on pourrait en dire tout
d’abord qu’elle « affirme avec vigueur l’influence qu’exerce la vie réelle de l’orateur sur la
14 Genono - « La scène rap du 18ème arrondissement en 10 artistes », article publié sur le site Red Bull., 2019.
15 Formule empruntée à Mac Tyer : « Produit de mon environnement » dans D’où je viens (2008).
16 R. Barthes - « L’effet de réel » dans Recherches sémiologiques : Le vraisemblable, Communications n°11, Seuil,
1968, p.88.
17 D. Maingueneau – Le discours littéraire : Paratopie et scène d’énonciation, 2004, Armand Colin
18 L’héritage que nous en avons trouve sa source dans la Rhétorique d’Aristote (IVe s. av. J.-C.).
force persuasive de son discours », à laquelle s’ajoutent « les serments et les dépositions »19 de
ce même locuteur / énonciateur. Cette définition s’inscrit davantage dans le contexte antique
de la Rhétorique que dans celui d’analyse du discours que nous appliquons ici. Cependant, elle
montre que la question de la « vie réelle » est en étroite relation avec la « force de
persuasion », qui n’est pas sans lien avec l’authenticité qui est censée être attribuable au
rappeur pour que ses écrits puissent être crus et persuasifs.
Nous nous situons ici dans une perspective plus moderne de l’analyse de l’ethos, car il
ne s’agit pas (pour le moment) de prendre en compte quelle est la vraie vie de l’auteur et en
quoi elle lui apporte de la légitimité, mais plutô t de voir en quoi est-ce que celui-ci construit
par ce qu’il énonce à son propos et par les effets de style qu’il emploie une identité, une
individualité, qui servira de figure, une « scénographie auctoriale » à travers laquelle
« l’écrivain se donne en représentation »20. L’ethos est ici en relation avec la mise en scène faite
autour du je-parlant au sein même du discours ; c’est pour cette raison que nous pourrons
parler d’ethos discursif21, en relation avec les travaux de D. Maingueneau à ce sujet. Ici cet ethos
discursif sera essentiellement verbal, dans la mesure où il sera au sein du texte, seul outil dont
un personnage underground généralement inconnu de l’auditeur comme le Jeune LC dispose ;
et il va de soi que ce dernier en fait largement l’utilisation. On repère par exemple, au sein de
notre étroit corpus, plus de 250 apparitions du pronom personnel Je. Nous suivrons ainsi dans
notre analyse la tripartition que fait D. Maingueneau entre ce qu’il appelle « les trois
dimensions de l’ethos », à savoir les dimensions catégorielle, idéologique et expérientielle.
Comme son nom l’indique, la dimension catégorielle de l’ethos définit la catégorie dans
laquelle l’énonciateur s’inscrit, les caractéristiques dans lesquelles il se range. L’intérêt est là
de s’apparenter à une type pré-établit socialement, dont la nature peut être très variable :
dans ses écrits, Maingueneau donne les exemples de la catégorie sociale (« courtisan, paysan,
juriste, père, femme ») et de la catégorie ethnique (« Français, Anglo-Saxon, Japonais,
Auvergnat... ») auxquelles on pourrait ajouter la profession (pompier, professeur, élu,
rappeur…) ou la place que l’individu a et revendique dans la société (ici : celle d’un individu
marginalisé par rapport aux autres). La catégorie dans laquelle semble vouloir s’inscrire le
personnage du Jeune LC est celle du petit individu, discret mais sû r de lui, dont la vie est faite
d’allers-retours et de courts chapitres, sans que de grandes choses viennent la bousculer.
Ainsi, l’élément sur lequel nous allons fonder notre analyse ici afin de montrer cela sera une
étude du leitmotiv du jeune, du petit, des choses qui n’en sont qu’à leur début, fondamental
dans la construction d’un personnage marginalisé et dont les évènements vécus ne sont que
des petites marges qui construisent, malgré lui, la globalité de son existence. Nous relèverons
un certain nombre d’occurrences et nous les classerons en fonction de ce qu’elles disent de
19 F. Woerther – « Aux origines de la notion rhétorique d’èthos » dans Revue des études grecques, Tome 118, Les
Belles Lettres, 2005, p.96.
20 J.-L. Diaz – L’écrivain imaginaire. Scénographies auctoriales à l’époque romantique, Paris, Honoré Champion,
2007.
21 D. Maingueneau – « Le recours à l’ethos dans l’analyse du discours littéraire », Posture d’auteurs ; du Moyen-Âge
à la modernité, Fabula, Les colloques, 2014.
l’ethos du petit personnage du Jeune LC : sa temporalité, sa spatialité et la petitesse de ce qu’il
possède.
Tout d’abord, cette petitesse et cette jeunesse, qui sont à de maintes reprises invoquées
dans le discours du Jeune LC, servent une temporalité, une représentation d’une vie construite
autour de petites choses et qui n’est elle-même qu’une petite unité marginale au sein du grand
espace qui l’englobe. En effet, on observe de nombreuses actions courtes et tout autant de faits
brefs, qui montrent que c’est autour des petits moments que le personnage du Jeune LC se
construit. Son ethos catégoriel de personnage marginalisé des bas-fonds de Paris naît entre
autres à partir de cela :
Ici, ce sont les petites actions, parfois itératives, qui sont représentées. Les « petites
transactions » et les « petits changements » sont ce à partir de quoi la vie du personnage se
construit, sans qu’une globalité concrète vienne regrouper ces moments ; on note que cela
s’illustre ici par l’adjonction de l’épithète petit qui, par l’antéposition qu’il a naturellement,
s’intègre au centre du syntagme nominal les petit(es) x (où x est le substantif qualifié) et
renvoie à quelque chose de commun, notamment ici dans le cadre des « petites transactions »,
en [1.1]. De même, lorsque l’énonciateur dit « Demain j’ouvre un nouveau business » [1.4], il
situe la temporalité comme détachée du reste, comme un évènement marginal parmi tant
d’autres ; une fois de plus, c’est l’épithète nouveau qui marque le fait que, avant qu’elles soient
ce qu’elles sont, les choses se renouvellent ; le « business » dont il parle est ainsi surtout
« nouveau », et il n’est aucunement mention d’un qui soit accompli.
Cette itérativité s’oppose à une généralité, qui malgré tout reste globalement inscrite
dans la subjectivité du locuteur et dont voici les occurrences et dont le poids est à peu près
équivalent au sein du corpus :
Dans ces passages, c’est la vie dans son entièreté qui est représentée. Cependant, elle
reste qualifiée de « rapide » et de « courte » et est perçue en fonction des « tits-pe » (petits) et
des « ne-jeu » (jeunes). De ce fait, même lorsqu’elle est prise dans son entièreté, la temporalité
est représentée par le Jeune LC comme quelque chose de bref et de court que seuls ceux qui
sont encore dans cet état de jeunesse de l’â ge sont en mesure de vraiment percevoir. Le cas de
l’occurrence [1.6] a, dans cette perspective, une valeur particulière, car en disant qu’il ne nous
« raconte qu’une petite partie », le rappeur, dans ce que l’on pourrait nommer une métalepse
narrativisée22, rend explicite le fait que le personnage-énonciateur a une vie discrète,
méconnue et donc marginalisée de la connaissance des autres ; seule un petit sous-ensemble
en est dévoilé au reste du monde. On retrouve ainsi une catégorisation du personnage en tant
que marginal dans un ethos se fonde premièrement sur les petits actes discrets qui façonnent
sa vie et deuxièmement sur la petitesse qui caractérise le récit de vie qu’il nous fait.
- « Le monde est grand, plein d’choses magnifiques à voir / Mais j’suis resté skotché sur mon putain d’boulevard »
[1.10] in « Réalité rap »
- « J’essaye juste de m’en sortir, ne pas mourir dans ma gerbe / Prendre un p’tit peu de hauteur, du haut de ma
tour une vue superbe » [1.11] in « 48 Barres »
En rappant tout d’abord que « Le monde est grand, plein de choses magnifiques à voir /
Mais j’suis resté skotché sur mon putain d’boulevard », il opère, grâ ce à l’adversatif mais, une
opposition claire entre un grand espace qui existe et un petit territoire marginal qui, puisque
le personnage y reste « skotché », l’empêche d’avoir accès au « grand » et aux « choses
magnifiques ». L’accès à des expressions plus mélioratives, à propos par exemple de la beauté,
(« une vue superbe ») ne discute en rien la marginalité du personnage. En [1.10], on remarque
que l’échappatoire aux bas-fonds de Paris se situe « du haut de ma tour », autrement dit
encore dans un espace subjectif et marginal ; on repère cela grâ ce au possessif « ma » et au
caractère générique de la « tour », qui n’est pas centrale par rapport aux autres. Cette image
nous est intéressante dans la mesure où elle représente le personnage dans ses enjeux
géographiques : sa tour est marginalisée, mais c’est en haut de celle-ci qu’il a une « vue » sur
tout le territoire, et qu’il impose une certaine domination sur celui-ci. La dimension spatiale
de l’ethos catégoriel à travers laquelle le personnage se construit montre donc encore une
marginalisation omniprésente dans son identité ; marginalisation spatiale qui cependant de
pair avec une domination du territoire et une vision « superbe » sur ce qui l’entoure.
Enfin, le personnage se dresse un ethos catégoriel fondé sur le motif du petit en faisant
régulièrement un point sur ce qu’il possède, sur ce qu’il détient et sur les quantités de ce qu’il
produit. On observe cela dans de nombreux vers dont voici la liste :
22 Cette terminologie fait référence aux travaux de G. Genette dans les ouvrages suivants :
- G. Genette – « Discours du récit » dans Figures III, Paris, Le Seuil, 1972.
- G. Genette – Métalepse. De la figure à la fiction, Paris, Le Seuil, 2004.
Je parle ici de métalepse narrativisée car il y a bien discours narrativisé et récit de paroles (« J’te raconte ») mais
également une forme d’insertion de la parole de l’auteur dans la narration ; comme un commentaire de ce dernier,
conscient de ce que le personnage-énonciateur ne peut raconter.
- « Deux-trois gamins » [1.18] in « 501 »
Dans toutes ces occurrences, il parle d’un objet et de la petitesse qui le qualifie. Cette
petitesse peut-être ici posée et explicite : c’est le cas des occurrences [1.12], [1.13], [1.14],
[1.15] et [1.18]. Dans celles-ci, les adjectifs qualificatifs (« petit »), les adjectifs indéfinis
(« quelques », « deux-trois » et « peu ») et les adverbes (« pas trop ») caractérisent au premier
degré la petitesse et le fait que ce dont il est question, à savoir la possession, l’« Absolut » ou
les « potos » l’est en quantité limitée.
Parallèlement à cela, les occurrences [1.16] et [1.17] montrent que l’adjectif petit subit
une réorientation sémantique : son sens est modifié, et ne veut plus qualifier quelque chose
dont la quantité est faible, mais quelque chose de commun. On pourrait avancer l’hypothèse
que malgré le fait que cette chose soit commune, la satisfaction que le locuteur a d’entrer en
contact avec lui confère une certaine envie d’en parler ; mais, conscient du fait que la chose est
commune, il la représente en la modalisant comme petite. Le petit « son sur les gows » et le
petit « t-shirt blanc » nous indiquent que le personnage se réjoui d’entrer en relation avec ces
éléments, mais qu’il ne fait pas l’erreur de les élever au rang de choses exceptionnelles.
Possédant des objets en petite quantité et se contentant des choses communes, le personnage
du Jeune LC semble est en adéquation avec la marginalisation qui le caractérise, avec l’esquive
de l’exceptionnel, en tout cas quand il ne touche pas à son identité.
Et cette caractérisation est modalisatrice dans la mesure où ce petit l’est par rapport à
lui, par rapport à son point de vue. Le cas des petits renvoyant à quelque chose de commun,
par exemple, est caractéristique d’une perception de la chose de la part du locuteur, qui en a
l’habitude en tant qu’individu. Lorsqu’en [1.16] il dit qu’il va faire un « p’tit son sur les gows »,
il banalise cette action, d’une manière presque désinvolte ; et cette désinvolture, que l’auditeur
peut ainsi clairement percevoir, s’inscrit dans l’ethos du Jeune LC. Elle rend ses actions
périphériques, fait du texte que nous entendons un « p’tit son sur les gows » au lieu que ce
dernier soit par exemple *le son sur les gows. Elle modalise enfin un certain nombre
d’éléments comme accessoires, marginaux d’une vie dont on ne nous raconte qu’une « petite
partie ».
Il y a dans un premier temps une forme d’idéologie individualiste qui vient peindre
l’ethos du personnage du Jeune LC. Il revendique en effet à de maintes reprises sa croyance en
les bénéfices qu’il y a à agir seul et à ne pas prendre en compte les opinions extérieures ;
autrement dit, il revendique sa marginalisation comme un état d’esprit qui améliore sa
condition. On voit ainsi dans de nombreuses occurrences que le fait de se revendiquer d’abord
comme non-conforme à une majorité qui l’entoure permet au personnage d’affirmer la
légitimité de son point de vue, marginal et non influencé par une quelconque voix extérieure
au milieu qu’il décrit. L’énonciateur dit explicitement qu’il se situe face aux autres, concentré
sur ses intérêts personnels. Dans un certain nombre de cas, le rappeur se positionne en
fonction des personnes qui l’entourent de près ou de loin, et adhère à une idéologie
individualiste en se construisant un ethos du solitaire. On retrouve cette opposition au groupe
dans les occurrences suivantes :
- « J’me reconnais plus dans cette mode, le rap a beaucoup changé » [1.21] in « Réalité rap »
- « Je n’prends pas les rappeurs au sérieux » [1.23] in « Lumière jaune »
- « Vrai comme un rappeur sans label » [1.24] in « 48 barres »
- « J’roule dans ma vie en paix, car j’m’en fous de tout c’qu’ils pensent » [1.25] in « 48 barres »
Les constructions sont assez diverses mais servent le même propos : être en opposition
avec les autres. Ces autres peuvent être sous entendus à partir de choses qu’ils pratiquent
comme « le rap » [1.21] : dans ce cas, le personnage n’adhère pas à eux en n’adhérant pas à ce
qu’ils font. Dans les trois autres occurrences, ils sont explicitement désignés par le pronom
« ils » ou par le syntagme nominal « les rappeurs ». Le fait de les désigner par une activité que
l’auteur-même est en train de pratiquer lors de l’énonciation peut paraître paradoxal, mais
sert surtout à ne pas avoir à s’assumer comme pleinement intégré au mouvement, à se
marginaliser des catégories les plus évidentes. Le Jeune LC est un « rappeur » singulier en
s’opposant aux autres « rappeurs ». Et cet individualisme apparent se retrouve aussi dans des
cas sensiblement différents :
- « Car je n’ai pas l’droit d’me plaindre, je n’ai que ma folie à craindre » [1.26] in « Lumière jaune »
- « J’suis à propos d’ma gamelle, tant mieux pour toi si tu manges » [1.27] in « 48 barres »
- « Jeune LC, j’suis à propos de mon rap » [1.28] in « L’arrière du Uber »
L’énonciateur parle ici du fait qu’il se focalise sur ses problèmes personnels. En [1.26],
cela se fait par le recourt à la négation restrictive ne...que qui permet d’exclure toute autre
crainte n’étant pas celle de sa « folie ». En [1.27] et [1.28], la construction se fait autour de la
locution verbale être à propos de, qui signifie être particulièrement concentré sur. Cette
locution est le résultat d’un phénomène de grammaticalisation23 lui ayant donné une valeur
d’intensification. Habituellement conjuguée à la personne 1 du présent de l’indicatif, être à
propos de, dans le cadre du rap francophone, signifie que le sujet-parlant est hautement
concerné par quelque chose, choses auxquelles sont adjointes les articles possessifs « mon » et
« ma » ; le Jeune LC accentue ainsi son ethos individualiste dans la mesure où il se concentre
avec une intensité particulièrement forte, due au renouvellement linguistique que permet la
grammaticalisation de la locution à propos de, sur ses problèmes particuliers.
Mais l’individualisme dont nous fait part le Jeune LC dans son ethos discursif ne peut
être suffisant pour lui accorder l’authenticité que cherche à avoir le personnage. Il le nuancera
donc en accordant aux autres une certaine importance, qui se retrouvera notamment à travers
des idéologies, des croyances et des préceptes moraux partagés. Il fait ainsi de nombreuses
représentations d’une certaine posture24, ancrée en lui par une morale et une éducation assez
générale, et appropriée par ce dernier. Cette posture est celle d’un individu à la fois
indépendant mais surtout pleinement intégré et en accord avec les mœurs de son territoire.
Dans ces occurrences, le Jeune LC parle du fait qu’il « représente » et qu’il « aime » son
territoire, et que « c’est ici que j’sens mon appartenance ». Nous noterons le recourt aux
déictiques « le quartier » et « ici » qui nous indiquent qu’il s’agit bien d’un lieu singulier,
propre à l’énonciateur et surtout approprié par ce dernier. Parallèlement à cela, de
nombreuses occurrences, relevées ci-dessous, nous représentent le personnage énonçant un
certain nombre de représentations axées moralement du personnage, que l’on pourrait
également considérer comme les indicateurs de valeurs essentielles portées par le territoire :
Il nous sera enfin difficile de passer à cô té des occurrences faisant référence à « Dieu »
et à la croyance spirituelle dans notre corpus. Bien qu’aucune religion ne soit mentionnée, on
trouve dans les occurrences suivantes des références directes ou indirectes à un aspect
spirituel du personnage :
Le fait de faire référence à Dieu d’une manière assez généralisante et sans pour autant
donner plus de détails concernant la religion ou les croyances du personnage lui confère à
nouveau l’ethos idéologique d’un individu proche des gens, d’un groupe croyant en apparence
comme lui. Dans trois occurrences sur quatre, c’est directement la personne de « Dieu » qui
est écrite, ce qui permet d’invoquer cette figure assez universelle et peu contradictoire sans
prendre de risque vis-à -vis de son ethos de représentant de son milieu. En [1.44], il rappe
« J’fais une p’tite prière » et ré-invoque le qualificatif petit que nous avons déjà mentionné. Il
associe ainsi la « prière » à une action commune et itérative, comme si elle faisait
intégralement partie de la routine du « mec de tier-quar », non intégral mais tout de même
fort présent dans l’ethos idéologique qu’il se construit.
L’ethos du personnage du Jeune LC se construit donc en partie dans la revendication
d’une idéologie assez individualiste et parfois optimiste quant à son existence (« Que puis-je
faire d’autre, si c’n’est célébrer la vie ? » (7)) mais également en associant le personnage à une
certaine norme du milieu marginal qu’il s’approprie et dont il se fait le représentant. Cette
norme se caractérise essentiellement par l’appropriation de codes moraux et par des
références succinctes à une puissance spirituelle que l’on imagine être très populaire.
26 D. Maingueneau – « Ethos, scénographie, incorporation » dans Images de soi dans le discours. La construction de
l’ethos, Delachaux et Niestlé, 1999.
Avec plus de 10 occurrences par morceau, la négation sous toutes ses formes est, sans
être forcément surabondante, récurrente dans les textes de notre corpus. L’énonciateur s’en
sert pour entrer facilement en contradiction avec des caractéristiques communes aux autres
qui ne sont pas les siennes. Il utilise ces moyens d’opposition et de réfutation dans le but de
marginaliser le « corps » qu’il incarne vis-à -vis des autres entités qui peuplent le « monde
éthique » qu’il construit.
« Réalité rap » :
- « Je n’crois plus trop en l’amour » [1.46]
- « J’me r’connais plus dans cette mode » [1.47]
- « Plus l’temps d’faire marche arrière » [1.48]
« Lumière Jaune » :
- « Si on s’revoit plus jamais, j’te dédicacerai dans une chanson » [1.49]
- « Dans sa bouche plus beaucoup d’chicots » [1.50]
« 48 barres » :
- « C’est plus les années soixante-dix » [1.51]
- « Ils comprennent bien qu’on n’a plus peur » [1.52]
- « Parfois j’me reconnais plus » [1.53]
Cette forme de la négation partielle nous indique une rupture entre un état antérieur et
un état actuel des choses, entre un passé en apparence stable et un présent pollué par la
marge, par « l’univers éthique » ayant pris le dessus sur le corps qui constitue le personnage.
Sur le plan sémantique, on remarque une très large domination (7 occurrences sur 8, avec
exception de la [1.48]) de la négation dite descriptive sur la négation dite polémique27. Dans le
cadre des formes de négation descriptive, les occurrences [1.46], [1.47], [1.52] et [1.53]
concernent la subjectivité de l’énonciateur, mais ne peuvent pour autant être réfutées ou
discutées. D’une certaine manière, le personnage nous donne à voir un ethos, un ensemble de
traits caractériels, qu’il nous est impossible de contredire. Le Jeune LC est arbitraire dans sa
propre description, et se positionne lui-même dans des marges caractérielles sans que cela
soit réfutable. La seule occurrence de négation polémique est en [1.48] : le personnage semble
ici davantage donner un avis sur sa condition, comme si un autre être discursif second
considérait qu’il *avait encore le temps de faire marche arrière ou que l’on *a toujours le temps
de faire marche arrière. Le personnage s’illustre donc comme celui dont on ne peut pas savoir
les caractéristiques, et qui réfute ce que l’on pourrait croire de lui. Il se marginalise dans la
fatalité à laquelle son « univers éthique » lui fait croire.
27 H. Nolke – « Ne...pas : Négation descriptive ou polémique ? Contraintes formelles sur son interprétation. » dans
Langue Française, n°94, Larousse, 1994.
Dans cet article, la « négation descriptive » n’est pas discutable et est opposée à la « négation polémique » qui relève
d’un « point de vue susceptible d’être soutenu par un être discursif ».
28 Voir par exemple la « Liste (non exhaustive) d’artistes hip-hop assassinés » sur Wikipédia.
En déclinant notre analyse de l’ethos construit par le Jeune LC selon la tripartition
qu’en fait D. Maingueneau, nous avons pu montrer que ce dernier s’inscrit dans la catégorie de
ceux qui, marginalisés, construisent leurs vies autour de petites choses, accordent une
importance à leur individualité tout en restant proches des gens qui habitent leur territoire au
même titre qu’eux sur le plan idéologique, et se représentent comme expérimentant ce
territoire de la manière la plus véridique et la plus restrictive qu’il soit. En d’autres termes,
nous assistons à la construction d’un ethos marginal qui se veut avoir le plus de proximité
possible avec la marge que l’énonciateur habite. Il apparaît ainsi cohérent de sa part
d’introduire « Paris Nord » en disant que « C’est ici qu’ça s’passe / Que les choses évoluent » :
la mise en scène spatiale et discursive dont il nous fait part en employant cette structure de
présentatif montre bien qu’il présente le territoire marginal comme la source de tout ce qu’il
va rapper ensuite.
Mais cette marginalité géographique ne va pas de soi, et nécessitera ainsi un certain
nombre de précisions, d’arguments en faveur du recul que prend territorialement le je-parlant
sur le reste du monde.
1.2.1 – Une incertitude identitaire montrant la difficulté qu’a le personnage à appartenir à des
centres.
Comme cela a pu très certainement être relevé par quiconque se confrontant à notre
corpus, certains morceaux sont agrémentés, en intro ou en outro, de passages parlés. On dit
qu’ils sont parlés car ils ne sont pas interprétés rythmiquement. Nous identifions ces passages
en intro et en outro de « Paris Nord », en intro de « Réalité rap » et de « Lumière Jaune », et
enfin en intro et en outro de « 501 ». Bien que rien ne nous prouve cela, ces extraits semblent
admettre, sans qu’elle soit totale, une certaine part d’improvisation. Elle nous est en l’état
difficile à mesurer, et il est évident que le rappeur avait des mots en tête en amont et a pu
réenregistrer le passage ou tout simplement le valider en aval ; cela dit, il est également assez
certain qu’il n’avait pas écrit le texte au mot près dans ces cas de figure. Cette parole plus
libérée encadrant le discours du personnage est un fort trait de caractère discursivement
construit qui influence fortement la construction de son identité. Il l’utilise ainsi,
consciemment ou inconsciemment, pour représenter la marginalisation à travers laquelle il se
construit.
Et ces passages parlés, puisqu’ils sont certainement en partie improvisés lors de leur
conception, admettent nécessairement une part d’hésitations et de corrections qui, puisque
notre corpus est de nature artistique, peuvent être nommés phénomènes de réorientation. En
effet, un certain nombre d’occurrences montrent une accumulation de lieux, comme si, en
faisant référence à un endroit, le Jeune LC se rappelait qu’il devait également en représenter
un autre. On assiste en cela à des phénomènes d’accumulations réorientantes dans la mesure
où ceux-ci représentent le Jeune LC comme additionnant les toponymes, comme si le fait d’en
mentionner un lui en amenait un nouveau. Les deux occurrences parlées qui nous
intéresseront le plus ici seront les outros de « Paris Nord » et de « 501 ».
1.2.2 – Des utilisations des syntagmes prépositionnels inscrivant le personnage dans son espace
et dans son territoire.
Les couplets, et parfois refrains, présents dans les morceaux du Jeune LC sont, comme
l’ont déjà montré nos analyses, fortement influencés par la spatialité du personnage, par les
localisations qu’il s’approprie et représente. Le topos du lieu parisien marginal revient de
manière récurrente, et le Jeune LC (ainsi que ses collaborateurs de Bon Gamin présents sur le
corpus) se situe véritablement dans ces espaces, au sens physique du terme. Les toponymes
sont employés, répétés et réactualisés presque incessamment, ce qui fait que le temps ne nous
est pas laissé, en tant qu’auditeur, de situer les rappeurs ailleurs. Ces utilisations ont un rô le
déterminant dans la scénographie de l’œuvre dans la mesure où elles représentent et nous
laissent imaginer un contexte d’énonciation étant davantage celui des rues et des boulevards
parisiens que celui du studio d’enregistrement. Ce décalage volontairement inscrit dans les
textes trouve notamment son efficacité dans les utilisations des groupes prépositionnels qui
permettent d’établir un lien grammatical étroit entre les personnages et les lieux, dont les
toponymes sont des enchaînements logiques au sein des propositions. Un relevé analysé des
prépositions dans et sur ayant pour régime un ou des toponyme(s) représentant un ou des
lieu(x) physique(s) nous permettra d’y voir plus clair.
- « J’me fourre [dans des HLM], [dans des hô tels particuliers] » [1.54]
- « ‘Y a tout un tas d’filles que j’aime, [dans l’dix] [dans le dix-neuvième] » [1.55]
- « […] je reste [dans ma banlieue] / [Dans ma banlieue] [sur un banc] » [1.56]
Ces enchaînements prépositionnels, ici soumis au même verbe à chaque fois, marquent
une accumulation de localisations et de représentations spatiales, précieuse à l’inscription des
personnages dans l’espace. En [1.54] et en [1.55], aucun complément prépositionnel n’englobe
l’autre sémantiquement et la juxtaposition se fait à égalité ; elle aurait même pu continuer. Ce
pur enchaînement de syntagmes prépositionnels est efficace pour montrer que le personnage
enchaîne les situations spatiales plus que les actions à proprement parler. De même, en [1.56],
cette juxtaposition permet un grandissement progressif de la localisation, puisque « dans ma
banlieue » englobe « sur un banc ». On remarque par ailleurs que le syntagme prépositionnel
« dans ma banlieue » est soumis à un procédé d’anadiplose29 qui montre que le texte se
structure véritablement autour de ces prépositions. Les juxtapositions, qu’elles soient égales
ou englobantes, nous montrent donc à quel point le texte est, au moins dans certains passages,
construit et représentatif d’une volonté de spatialisation des personnages qu’il met en scène.
Les compléments prépositionnels spatialisants dont la préposition est dans ou sur portent une
partie non négligeable du sens des textes.
2
7
Compléments non-essen-
tiels de phrase ou de sous
phrase
Compléments non-essen-
tiels de verbe
Compléments essentiels
9 de verbe
20 Compléments du nom
Diagramme classifiant les syntagmes prépositionnels à régime toponymique en fonction de leurs antécédents et
de leurs rô les.
Cette statistique a l’utilité de nous représenter la part majoritaire que prennent les
compléments essentiels de verbe (COI ou non) dans notre relevé d’occurrences. Elle montre
comment les morceaux du Jeune LC se remplissent de constructions verbales s’achevant sur
des localisations, caractérisant le personnage en tant qu’objet de l’espace : il fait quelque chose
quelque part (« j’roule dans ma ville en paix » (« 48 barres ») ou se situe quelque part («
J’garde toujours un pied dans la rue » (« Paris Nord »)): « . Il dit explicitement qu’il est dans le
lieu dont il parle ; en d’autres termes, il accorde une importance sérieuse aux endroits, et
construit ainsi à de multiples reprises des phrases dont les verbes s’enchaînent par nécessité
sur des localisations. C’est en cela que, même si le personnage représente une marginalité
spatiale confuse par moments, il ne manque pas d’utiliser ces compléments pour s’ancrer
dans ses espaces, pour que les lieux où sa mobilité l’emmène soient des territoires.
29 Répétition d’un même terme en fin et en début de séquence. Ici : en fin et en début de vers.
1.2.3 – Une mobilité spatio-temporelle renforcée par une utilisation massive du présent de
l’indicatif.
Inscrit dans ces espaces, le personnage du Jeune LC représente tout de même les
actions qu’il y produit ainsi que sa manière d’y être. Il s’inscrit en tant que sujet exploitant ces
espaces et élabore une description des phénomènes que l’on y trouve. Sa mobilité spatiale à
travers les marges qu’il représente et qu’il fréquente se retrouve dans une mobilité langagière,
que l’on retrouve entre autres dans une utilisation massive du présent de l’indicatif. Ce temps
verbal est en effet très fortement majoritaire au sein du corpus, et dépasse très nettement les
occurrences de passé composé et d’imparfait, utilisés dans des cadres bien précis. Le présent
de l’indicatif a une utilité certaine, puisqu’il permet, à la charge d’une seule et même
morphologie, « il se caractérise […] par une extraordinaire capacité d’adaptation aux contextes
dans lesquels il se trouve employé »30. Il lui permet de varier facilement les contextes
temporels, de sous-entendre des cas d’itérativité, de représenter des vérité générales sur sa
perception de la marge, et, bien évidemment, de décrire l’environnement qui l’entoure.
Cette utilisation du présent de l’indicatif permet donc d’abord une multiplicité
temporelle. Dans le cadre de notre corpus, elle permet notamment de représenter des
éventements passés tout en gardant un certain flou sur le moment où ceux-ci sont arrivés, un
flou qui paraîtrait plus clair avec un passé simple par exemple ; un passé simple qui,
cependant, reste très rare d’une manière générale dans le rap français, à l’exception de cas
bien précis31. Ce type de phénomène s’observe dans des passages comme le suivant :
Le Jeune LC domine donc sa représentation de Paris. Il s’impose en tant que voix d’une
marge parisienne, apparemment concentrée sur la rive droite et continuant sur la rive gauche
et le 93. Il est le produit de sa marge, un rappeur qui met en vers à sa manière la langue de son
territoire, et la met en reflet avec sa langue, avec sa manière de faire des rimes. Il était à
l’origine prévu de faire ici une étude d’un « plurilinguisme interne »33 tel que l’entend D.
Maingueneau au sein des textes du Jeune LC : « L’écrivain, précisément parce qu’il est écrivain,
32 Compilation 93 Empire (2018) dirigée par Fianso et dont l’objectif était de réunir un maximum d’artistes de Seine
Saint Denis.
33 Le discours littéraire : Paratopie et scène d’énonciation, op. cit., p.143.
D. Maingueneau y parle de « pluriglossie interne d’une même langue », qui s’opère par une variation de registres, de
dialectes, de « zones de communication » ou encore, dans notre cas, de mode de représentation de l’espace.
est contraint d’élire la langue qu’investit son œuvre »34 ; autrement dit, l’œuvre, par sa simple
existence, met en place une langue singulière, qui, dans le cadre de notre corpus, est nourrie
d’interlangues trouvant leurs origines dans le français. C’est en effet le cas dans certains
passages du Jeune LC lorsque, par exemple, il écrit « J’verse de l’espoir dans mon verre comme
si je n’manquais d’rien » (« Paris Nord ») : le caractère abstrait de « l’espoir », confronté à un
« verre » que l’on devine rempli d’alcool et qui est ce qu’il y a de plus matériel, donne à voir
une confrontation discursive entre une langue abstraite et portée vers ce que le personnage
peut vouloir de meilleur et la langue très concrète à laquelle il se heurte malgré lui. Cet
exemple nous montre que, finalement, le personnage, lorsqu’il tente de s’approprier une
langue abstraite, est malgré lui confronté à cette langue concrète à laquelle il n’arrive pas à
échapper. La langue qu’il « verse » dans ses textes est celle qui tue son « espoir » d’abstraction.
Et il en arrive ainsi à ce que, par opposition au « plurilinguisme », nous appellerons
unilinguisme, c’est à dire la domination d’une seule langue et d’un unique topos qui, de fait, le
marginalisent vis-à -vis de l’interlangue qu’il peine à atteindre. On voit cela par exemple dans
les représentations en binô mes de l’espace dans lequel il se situe : « Tu peux m’trouver sur un
boulevard entre putes et vendeurs de hess » (« 48 barres »). À moins d’une faute de
renseignement de notre part, il nous paraît assez évident en tant qu’auditeur que les « putes »
et les « vendeurs de hess » appartiennent à un même topos, à savoir du Paris marginal dont
nous parlons depuis maintenant quelques pages. L’utilisation de la coordination associe ici
deux éléments d’un même univers, d’un même territoire, et surtout d’une même langue dans
la mesure où les deux termes sont nommés sous un même registre. En opposition à ce type de
construction, un des couplets de Loveni extrait de notre corpus tente de centraliser davantage
son personnage en adoptant plus distinctement une construction plurilinguistique : « J’me
fourre dans des HLM, dans des hô tels particuliers » (« Pétasse »). Ici, la juxtaposition crée un
contraste entre les deux lieux. Leur opposition, ne serait-elle que syllabique (3 syllabes contre
6) et acronymique (un acronyme contre un substantif complet) illustre déjà cette volonté, déjà
mieux maîtrisée chez Loveni, de représenter Paris sous ses divers aspects et en prenant en
compte ses contrastes. Le Jeune LC, lui, reste davantage focalisé sur une seule et unique
langue, ce qui justifie notre terme d’unilinguisme.
En étudiant des phénomènes divers de style et de grammaire chez le Jeune LC, nous
avons pu montrer que ce dernier, ayant certes construit un personnage aux fondations très
solides et dont la connaissance du territoire était quasi-parfaite, se retrouve face à des
contradictions et des problèmes quant à sa marginalisation. En effet, il s’inscrit très fortement
dans l’espace et représente celui-ci par de nombreux moyens. De plus, il s’y inscrit en tant
qu’être mobile, qui n’a pas de position fixe. Cependant, même s’il se déplace, il reste
marginalisé, et les débuts d’intégration et de centralisation sont rapidement désamorcés ; le
personnage se retrouve donc confus et parfois même soumis à la réorientation lorsqu’il ne
parvient pas à inclure des lieux au sein de sa marginalité. Comme le montre par ailleurs la
brève comparaison que nous avons faite avec un couplet de Loveni, le Jeune LC se représente
en tant que parasite, en tant qu’être paradoxal qui ne s’intègre que là où il est marginalisé, qui
ne rappe que ce qui singularise son art, partie apparente de son territoire.
Sur un autre plan que celui de la spatialité géographique, le Jeune LC fait également
preuve de marginalisation vis-à -vis des groupes auxquels son art pourrait être rapproché : à
savoir les rappeurs francophones. Il les fréquente certes, notamment via la fréquentation du
collectif Bon Gamin, qui, artistiquement, se retrouve dans divers featurings sur les projets des
uns et des autres. Il apparaît dans des concerts et autres release parties et donne quelques
rares interviews. En dehors de cela, il reste marginalisé de la communauté discursive que l’on
pourrait observer chez les rappeurs francophones. C’est en cela que la notion de paratopie que
théorise Maingueneau35 nous intéresse, car elle prend en compte l’aspect parasitaire du Jeune
LC et des répercussions que la marginalité de l’artiste a sur celle du personnage. Le Jeune LC
revendique une marginalité géographique, et représente une marginalité artistique. Par divers
procédés, une fois de plus volontaires ou non, il met en place une œuvre qui, dans ses
propriétés, s’exclut de la constitution que peut former le rap francophone. Avant d’entrer dans
des analyses plus détaillées, on remarque déjà que le rappeur se situe dans un entre-deux
problématique : d’un cô té, il affirme avec ferveur une appartenance à un rap français dit old
school (pour ne pas dire archaïque) ; lorsqu’il dit « j’rap depuis quatre-vingt-treize » (« 48
barres »), il met en évidence son appartenance à cette période révolue du rap français, à cette
culture qui, aujourd’hui, est davantage considérée comme un héritage que comme une source
d’avenir : Makala lui-même, dans un récent concert donné à Paris, remercie Hill G des X-Men
en parlant d’un passage du « flambeau ».
Parallèlement à cela, le Jeune LC appartient malgré lui à cette époque contemporaine, à
ce foisonnement d’évolutions du rap français à propos duquel il dit « j’me reconnais plus dans
cette mode » (« Réalité rap »). Il ne s’y reconnais plus, pourtant elle se reconnaît en lui,
notamment via les intrumentales qu’il utilise : rythme trap36 dans l’intégralité des titres de
Croyance et Perdition et même de la drill37 dans un morceau plus récent nommé très
sobrement « Drill 2020 ». Le Jeune LC s’inscrit encore ici dans un paradoxe : il réfute et
assume les critères de deux époques différentes du rap français. Il entre dans deux
constitutions éloignées par le temps et au sein desquels il a du mal à se reconnaître, bien qu’il
en fasse pleinement partie. Entrer dans un espace discursif préalablement établi est donc
impossible pour cet énonciateur, et c’est en cela que sa paratopie s’illustre. Le secteur du rap
français a déjà eu du mal à s’intégrer à des constitutions (bien qu’il s’y soit imposé ces
1.3.1 – Une structuration globale des titres rendant compte de cette marginalité énonciative.
La construction globale des morceaux du Jeune LC ne s’inscrit clairement pas dans une
dynamique de formatage souvent retrouvée dans le rap français. En effet, le rap, d’une
manière générale, n’échappe pas à cette tendance également présente dans le reste de la
chanson, qui est de séparer des couplets relativement courts par des refrains stratégiquement
disposés. Ces constructions servent à maintenir l’auditeur dans un certain confort, dans la
mesure où celui-ci a, dès la première écoute, une structure répétée sur laquelle il peut
s’accrocher. Il ne sera ainsi pas étonnant de voir que les chansons les plus populaires, et ce
depuis bien des siècles, fonctionnent avec cette présence du refrain. Dans le cadre du rap
français, on a, depuis maintenant une décennie environ, une structure [couplet de 12 ou 16
mesures] – [refrain] - [couplet de 12 ou 16 mesures] – [refrain]39 qui semble s’être stabilisée,
avec toujours la possibilité d’ajouter un refrain au début du morceau, avant le premier couplet.
Ce schéma omniprésent même chez des petits rappeurs est très peu respecté par le
Jeune LC, qui s’en éloigne clairement et surtout volontairement. Au sein de notre corpus, trois
morceaux sont des couplets uniques (« Réalité rap » ; « Lumière Jaune » ; « 48 barres ») et
trois comportent des refrains (« Paris Nord » ; « 501 » ; « Pétasse »). On remarque que, au sein
des trois morceaux comportant un refrain et admettant une structure enchaînant refrains et
couplets, deux d’entre eux sont en featuring (« 501 » avec Loveni et « Pétasse » avec Bon
Gamin). Dans ces deux titres, le refrain de « Pétasse » est interprété par Myth Syzer, avec, sur
certains, des ajouts de Loveni et d’Ichon, et celui de « 501 » est interprété communément par
le Jeune LC et Loveni. On remarque donc que, lorsqu’il y a refrain, c’est bien souvent par
l’influence des autres artistes présents sur le projet ; peut-être même que, si le Jeune LC avait
rappé Croyance et Perdition seul, il n’y en aurait eu aucun. Le Jeune LC assume un seul refrain,
celui de « Paris Nord », que l’on peut expliquer par le fait qu’il s’agit d’un single, indépendant
de tout projet (en tout cas au moment où nous écrivons ces lignes), et que, de fait, le refrain
peut servir à accentuer la présentation qu’il fait du Jeune LC. D’une manière générale, on a
donc bien un poids particulier accordé à des morceaux à couplets uniques, c’est à dire sans
structure, si ce n’est des enchaînements de cycles de quatre mesures dont le nombre n’est
déterminé que par le bon vouloir de l’auteur.
Ces couplets uniques, on le sait, ne sont que très rarement considérés par le grand
public ; on se rappelle, par exemple, du refus de la plupart des radios de diffuser « Demain
c’est loin » d’IAM pour ces raisons40 (la raison évoquée est la longueur du morceau, mais elle
est évidemment corollaire des couplets fleuves sans structure qui le construisent) ; il était
38 Voir par exemple Fianso qui, avec son émission Rentre dans le cercle (2017-2018) s’est imposé en tant que rappeur
comme médiateur entre les artistes à mettre en avant et le grand public.
39 Structure générale autour de laquelle chaque artiste prend les libertés qui lui conviennent.
40 L. Bouneau, F. Tobossi, & T. Behar – Le rap est la musique préférée des français, Seuil, 2014, p.3 du chapitre
« IAM, la planète Mars ».
ainsi plus simple de diffuser « Petit frère » ou « L’Empire du Cô té Obscur ». De son cô té, le
Jeune LC adopte une posture similaire : celle de ne pas se limiter par le nombre de mesures et
de ne pas s’encombrer avec des refrains. Il le revendique d’ailleurs lui-même dans « 48
barres » : « J’mets pas d’refrain dans les sons, 48 barres, j’fais c’que je veux ». Ce commentaire
méta-discursif très explicite du locuteur sur l’énonciateur qui rappe ce qui est écrit nous
montre bien un personnage qui, en plus de nous confronter à cette forme très condensée des
« 48 barres », la met en évidence à l’intérieur-même de celle-ci. Il évoque sa différence vis-à -
vis des rappeurs qui mettent des refrains dans les sons, et s’inscrit ainsi dans un véritable
processus de marginalisation discursive vis-à -vis des autres locuteurs dont il aurait pu être
rapproché. Et il écrit puis montre dans ses morceaux que sa production n’a pas vocation à
plaire ; il ne cherche pas l’appréciation d’un public, et le met en évidence dans ses textes.
1.3.2 – Rien n’est fait dans le but de plaire à qui que ce soit : ce qu’en disent les intrusions de
l’auteur dans son texte.
Le Jeune LC fait donc partie de ces rappeurs qui « balance[nt] » leur « sauce »41 sans
que celle-ci n’ait véritablement de recette pré-établie. Presque à la manière d’une écriture
automatique, il met en rap ce qui lui vient à l’esprit, ce que sa vie lui fait rapper à un instant
donné : les passages parlés et quasi-improvisés dont nous avons déjà parlé en sont un
exemple encore plus visible. Ainsi, même s’il met en place un ethos très marqué, l’objectif qu’il
défend n’est pas de plaire à un public ni de le convaincre de quoi que ce soit ; ce qui rend dores
et déjà son art problématique en soi. La volonté directe de ne pas plaire s’inscrit pourtant dans
la continuité de cette construction d’ethos. Le fait qu’il se positionne en arrière-plan par
rapport au reste du rap français, certainement plus apprécié et reconnu que lui, fait partie de
la construction du personnage. En effet, il spécialise volontairement sa musique en
revendiquant ne s’adresser qu’à une communauté restreinte de personnes, à savoir celle qui le
suivra dans ses choix artistiques, aussi critiquables soient-ils.
Et, même si cette manière de faire peut être contestée, il parvient à la construire
artificiellement dans ses textes. En effet, il met en place un certain nombre de commentaires à
propos de sa musique et de sa manière d’écrire au sein-même de son œuvre. Apparaissent
ainsi des vers comme « J’mets pas de refrain dans les sons ; 48 barres, j’fais c’que je veux »
(« 48 barres »). Ce type de vers est archétypal d’une revendication de différenciation par
rapports aux schémas généraux du rap dont nous avons déjà parlé. La construction négative
« J’mets pas de refrain dans les sons » lui fait dire ce qu’il ne fait pas plutô t que ce qu’il fait :
c’est bien là une manière de se différencier par rapport aux autres, de mettre en évidence le
refus du refrain plutô t que le travail du couplet. Le substantif « 48 barres », à l’avant-poste de
l’énoncé « 48 barres, j’fais c’que je veux » condense à lui seul le fait que le Jeune LC fait un
couplet unique de 48 mesures (ou barres). Il se résout sur « j’fais c’que je veux », ici une
proposition sans négation, mais qui, contrairement à la négation concernant cette chose
précise et définie qu’est le refrain, concerne ici ce que le Jeune LC veut faire, autrement dit
quelque chose d’assez indéfini. OIci, ce que le Jeune LC veut faire, c’est justement « 48 barres ».
On devine qu’il y a là une volonté de montrer quantitativement par le nombre de mesures du
Le Jeune LC est donc un pur parasite musical, rappant une musique qui s’inscrit dans
tous les paradoxes artistiques qu’elle peut admettre vis-à -vis de ses destinataires et des
institutions auxquelles elle se rapporte. Entre une marginalisation forcée et une inclusion
nécessaire, il est parfois difficile de trouver une frontière, justement parce que celle-ci se
brouille, surtout dans le cadre de notre corpus. Il oscille ainsi entre un rap qui prend l’auditeur
à parti et un rap qui interdit à cet auditeur de donner son avis. Plus généralement, il se perd
entre une révocation des socles communs du rap français et une appropriation nécessaire à
laquelle il est contraint. Le Jeune LC, opposé aux institutions, doit pourtant avoir une position,
aussi singulière soit-elle, en tant que rappeur, pour cette raison qu’il rappe. C’est là un cas de
paratopie telle que la définit D. Maingueneau :
« La doxa issue de l’esthétique romantique privilégie la singularité du créateur et minimise le rô le des
destinataires aussi bien que le caractère institutionnel de l’exercice de la littérature, l’institution étant le plus
souvent considérée comme un univers hostile à la création. [...] Pourtant, pour produire des énoncés reconnus
comme littéraires, il faut bien se poser comme écrivain, se définir par rapport aux représentations et aux
comportements associés à ce statut. »42
On a ainsi un discours qui, pour pallier cette forte institutionnalisation du rap français,
évoque lui-même le fait qu’il s’en extirpe. Le personnage est hostile à l’institution, mais son art
42 Le discours littéraire : Paratopie et scène d’énonciation, op. cit., p.70.
est institutionnalisé malgré lui. Nous montrerons cela en suivant le modèle des « trois plans de
la paratopie »43 de D. Maingueneau, à savoir le fait que l’« espace littéraire » est à la fois un
« réseau d’appareils », un « champ » et une « archive ».
Le terme de réseau d’appareils est défini comme un espace « où des individus peuvent
se constituer en écrivains et en publics, où sont stabilisés et garantis les contrats génériques
considérés comme littéraires, où interviennent des médiateurs […], des interprètes et des
évaluations légitimes »44. Autrement dit, il s’agit de tous les points de production et de
réception par lesquels passe ce flux qu’est le contenu artistique ; à savoir notre corpus sous sa
forme audio. Dans ce cadre-là , le Jeune LC s’inscrit dans un espace discursif prenant en compte
le public qui écoute du rap underground et qui ne manquera pas de le voir passer dans
certaines de ses playlists, la presse spécialisée qui, par moments, ne manque pas de
s’intéresser à lui et de valoriser sa production, les différents beatmakers et producteurs qui
auront une influence directe sur son œuvre et surtout le Label Bon Gamin qui constitue une
influente institutionnalisation de sa production. Ainsi, malgré toute la marginalité que le Jeune
LC tente d’associer à son rap, ce dernier s’inscrit au centre d’un réseau d’acteurs qui ont une
influence directe sur la production et la réception de son œuvre. On y voit ainsi une forme de
centralité, de problème essentiel auquel fait face la marginalisation omniprésente dans son
style.
Et cette institutionnalisation nécessaire autour du milieu du rap se ressent encore plus
lorsque celui-ci dit ne pas y adhérer, notamment dans des vers que nous avons déjà pu citer, et
surtout lorsqu’il dit « J’me reconnais plus dans cette mode » en parlant de la période du rap
français dans laquelle son œuvre s’inscrit. L’emploi de l’adverbe « plus » n’est pas anodin ici,
car il nous apprend que le personnage s’y est reconnu, mais qu’une rupture entre un état passé
et un état présent de cette mode a fait qu’il ne s’y reconnaît plus. Dans un vers comme celui-ci,
le Jeune LC parle précisément de son rapport au rap, de la relation qu’il a eu et qu’il a avec ce
genre musical, afin de se marginaliser vis-à -vis de son état présent et de lui refuser de la
reconnaissance. En se positionnant contre un certain mouvement, il s’inscrit malgré lui dans
un champ, à savoir « un lieu de confrontation entre des positionnements esthétiques qui
investissent de manière spécifique des genres ou des idiomes »45, dans une communauté
d’énonciateurs qui se rejoignent par les faits de style voire les schémas musicaux et textuels
qu’ils partagent.
Il s’inscrit enfin dans une archive « où se mêlent intertexte et légendes »46, où la
« mémoire » des œuvres ayant précédé celle qui nous est donnée a son influence. Dans le
cadre du Jeune LC, cet intertexte est essentiellement constitué de rappeurs « qui ont cané »
(« 48 barres »), physiquement (qui sont morts) comme métaphoriquement (que l’on n’écoute
plus) ; des références américaines comme Master P (« Paris Nord ») ou Public Enemy47 sont
mises en avant par le rappeur. On y trouve également les connaissances directes du rappeur,
comme par exemple Desty Corleone (« Lumière Jaune ») ou Aelpéacha48. Cet espace qu’est
l’archive est encore une fois problématique, puisque, d’une part, il montre que le Jeune LC est,
artistiquement, loin d’être le solitaire que son ethos laisse pourtant deviner, mais, d’autre part,
Le discours de ce rappeur qu’est le Jeune LC et sur lequel nous avons concentré nos
analyses relève donc d’un certain nombre d’ambiguïtés sur plusieurs échelles. Tout d’abord, il
met en place un ethos de personnage fort marginal, se définissant autour d’une esthétique du
petit et des confins géographiques qu’il exploite dans sa mise en scène tout en se situant à
l’écart d’une certaine communauté de rappeurs. Il est revendique très largement son
opposition à des schémas, notamment par l’utilisation marquée de la négation, que nous
avons relevée à de diverses reprises. Il fait partie de ces rappeurs qui, en se singularisant et en
mettant en place une exclusion de leur personnage vis-à -vis de la communauté, se
garantissent cette authenticité apparemment si essentielle pour avoir un discours crédible. Il
appuie donc avec force tous ces procédés qui lui servent à se situer dans l’espace, à montrer
qu’il est la voix portée par le confin qu’il représente. Cependant, on a bien, notamment grâ ce
aux réorientations, une mobilité qui se met en place, avec parfois l’identification de lieux plus
ou moins éloignés du confin représenté, avec, par ailleurs, des toponymes plus ou moins
précis. Cette mobilité montre en réalité un rapport difficile du personnage vis-à -vis des lieux
qu’il n’arrive pas à intégrer à sa marginalisation ; elle fait de lui un parasite, tant géographique
qu’artistique, qui rejette tout en en ayant besoin les lieux et institutions centralisés. C’est ainsi
que, même dans un discours rejetant explicitement la communauté discursive à laquelle il
appartient, le Jeune LC est contraint de faire face à certains groupes et à certaines institutions,
qui, en l’entourant, font de sa musique un centre. C’est en cela qu’il est paratopique, qu’il est
contraint de s’intégrer dans des lieux qui sont l’objet de sa marginalisation.
Dans cette perspective, l’authenticité est ainsi problématique dans la mesure où elle
s’adresse à un public et est mise en place pour répondre à la présence du réseau d’appareils
dont parle D. Maingueneau ; elle n’est représentée que pour justifier l’autorité du locuteur sur
l’allocutaire, et s’inscrit donc dans un processus d’intégration. Notre étude consistera donc, à
partir de maintenant, à montrer que, via une marginalité et une authenticité très fortement
représentée, les chansons du Jeune LC ont une vocation d’intégration certaine, tant du cô té de
la communauté d’auteurs dont il fait partie malgré lui que vis-à -vis du public qui ne peut
s’empêcher de tomber sur ses morceaux, publiés malgré tout.
2/ Une marginalisation justifiant l’appartenance à une
constitution : s’exclure pour mieux appartenir à des
communautés.
Nous avons pu voir que le Jeune LC met au centre de son travail une identité très
marquée et caractéristique d’un personnage marginalisé, attiré par une « énergie négative »
(« Lumière Jaune »), avec tout l’aspect schématique que cela peut avoir. Il se dresse un portrait
d’individu qui n’arrive pas malgré lui à se détacher de sa marge : « Des fois le passé m’rattrape,
et j’essaie d’m’en défaire / Quand la nuit tombe, ça m’gratte, y a pas grand-chose que j’puisse
faire » (« Lumière Jaune »). La vie marginale parisienne est, dans cet exemple, décrite
métaphoriquement comme une puce qui s’attache sur le personnage et qui fait partie de lui
sans que ce dernier puisse agir. Il ne sera ainsi pas contredit, dans tout le reste de notre étude,
que l’authenticité s’exprime par une forte relation à cette marge, relation qui, parfois, est
même caractérisée comme fatale.
Cependant, la notion spatiale de marginalité sera, elle, nuancée. Un premier constat
nous amène bien à considérer que, lorsque l’individu est fortement intégré dans une marge,
cette même marge peut aisément devenir une forme de centre pour lui ; il se construit
territorialement autour d’une marge qui, en quelque sorte, n’en est plus une, avec tout l’aspect
paradoxal que cela peut avoir. De nombreux éléments textuels et musicaux nous amènent à
considérer un personnage central au sein du territoire qu’il décrit, se laissant même très
certainement quelques fois aller à quelques exagérations. Nous verrons effectivement que le
Jeune LC, et même parfois ses collègues de Bon Gamin, se décrivent comme des personnalités
incontournables de l’espace marginal qui est représenté. La notion de parasite que nous
évoquions précédemment trouve ici sa place : les individus sont mis de cô té, et pourtant ils
trouvent le moyen de s’intégrer, de s’incruster, dans les lieux qu’ils s’approprient. Ils sont une
conséquence nécessaire de l’espace, une fréquentation obligatoire pour ceux qui, à leur tour,
veulent s’y intégrer. Cette considération fonctionne tant du point de vue de l’espace physique
qu’est la géographie parisienne selon le Jeune LC que de celui de l’espace artistique et
discursif, qui s’apparente ici au rap français, voire francophone. Dans les deux cas, une
intégration se fait par la marginalisation, une appartenance à une communauté restreinte se
fait par l’exclusion volontaire vis-à -vis d’une communauté plus globale. Nous parlerons ainsi
tout d’abord de cette omniprésence parasitaire du personnage, caractérisée généralement sur
le plan géographique. Il s’agira ensuite de montrer le lien que cela a avec la création d’un
nouveau centre et de nouveaux codes langagiers communs, ici davantage sur le plan discursif.
Enfin, sur un plan plus artistique, nous verrons que cette marginalisation, lorsqu’elle fait se
rencontrer plusieurs artistes entre eux, les amène à se structurer et à se centraliser.
2.1 – L’aspect paradoxal du parasite omniprésent : celui qui n’est pas le bienvenu
mais que l’on retrouve partout.
Le personnage du Jeune LC n’est donc pas celui que l’on attend de voir, que l’on invite à
nous rejoindre dans l’espace partagé. Même en tant que rappeur, nous n’avons pas trouvé de
mention sur les réseaux d’un seul concert centré sur sa personne ; au contraire, lorsqu’il rap
en live, c’est bien souvent à l’occasion de concerts d’autres rappeurs, qui, eux, décident
arbitrairement de lui donner la parole. Le public, autour duquel la soirée s’organise, n’a pas
invité le Jeune LC ; il se retrouve ainsi confronté à lui, et souvent déconcerté voire indifférent
face à sa performance, du fait de ne pas le connaître. Il est donc ce rappeur qui s’intègre
uniquement à l’occasion d’une prise de parole qu’un tiers lui donne, tiers qui, lui, est le centre
principal de l’attention. Et c’est en cela que sa marginalité lui permet d’intégrer des centres.
Les rappeurs plus influents et avec un public plus solide comme Ichon ou Loveni nourrissent
leur univers en y intégrant des rappeurs à l’influence plus minime, des produits authentiques,
des marges de l’espace, ici parisien, qui est représenté. Intégrer le Jeune LC dans son concert,
c’est bien là une manière de montrer que l’on a conscience de l’existence d’un rap qui se fait et
s’écoute au sein de communautés extrêmement restreintes ; et de son point de vue, le Jeune
LC devient le centre de l’attention le temps de quelques couplets, justement grâ ce à la
marginalisation qu’il met en place dans ses textes. Il s’intègre dans le concert sans que celui-ci
soit le sien ; d’une manière plus générale, il s’approprie des espaces discursifs et
géographiques qui ne sont pas façonnés autour de sa personne et de son identité artistique,
une fois de plus à la manière d’un parasite.
C’est dans des cadres comme celui-ci que le Jeune LC, seul et indépendant mais au
statut pourtant similaire à de nombreux rappeurs à la même influence que lui, s’intègre grâ ce
à son authenticité, utilise véritablement le fait que la société le rejette pour se payer la société
à son tour. Lyricalement et métriquement, ses textes nous montrent que l’intégration peut
s’accaparer d’une part en se faisant petit et d’autre part en se faisant commun.
2.1.2 – Se contenter de patterns simples pour rapper comme l’on parle : une manière de
s’intégrer dans la communauté d’auteurs tout en restant singulier.
49 V. B. Anderson – The rap of Young MC : A Case Study of Eurhythmic Textsetting. UCLA, 1992, p.3.
Dans le cadre d’un beat de rap classique, l’accent principal serait ainsi porté sur la
grosse caisse (1er temps de la mesure), et l’accent secondaire est porté sur la caisse claire
(3ème temps de la mesure). À partir de cela, le texte rappé peut être disposé, avec en théorie
une syllabe par temps, et les temps forts ressortent, avec un schéma général qu’on perçoit
notamment grâ ce à sa récurrence et au positionnement de la rime. Cette récurrence nous
permet de justifier la versification que l’on fait du texte, telle qu’elle a pu être faite, par
exemple, dans notre corpus. Dans le cadre de Young MC tel qu’elle l’analyse, chaque vers fait 4
temps forts ; on entend par ailleurs mélodiquement ce découpage, grâ ce au mouvement
descendant qui se fait dans chacun de ces vers et à la légère ascension présente à la dernière
syllabe50, typique des premiers pas du rap à la fin des années 80. De son cô té, le Jeune LC
s’inscrit totalement dans ce type de découpage binaire, avec le léger décalage anacroustique51
omniprésent aujourd’hui dans le rap francophone comme anglophone :
X X X X
X X X X X X X X
X X X X X X X X X X X X X X X X
J’écris des textes - sur la rue de puis qu’la po lice vient me se rrer ; - Les
ra ppeurs ont chan gé - - che veux longs, jeans - se rrés ; - Faire
du rap c’est gra tuit, - mais c’est pas ça qui m’ paie ; - J’ai ja
mais trou vé ma place, - ja mais trou vé c’qui - m’plait. - - -
Passage extrait de « Paris Nord ».
Ce type de schéma, prenant en exemple, tout à fait arbitrairement, les premiers vers du
premier couplet du premier morceau de notre corpus, nous montre bien que le Jeune LC
procède à une métrique tout à fait classique. Les rimes, ici suivies en groupe de deux (AABB)
interviennent régulièrement sur le dernier temps fort, et, surtout, les temps faibles
permettant de respirer (autant pour le rappeur que pour le public) sont également disposés
très régulièrement. Cette disposition des temps faibles nous amène par ailleurs à interroger
notre découpage en quatre temps forts par vers, puisque l’on peut également les identifier sur
le deuxième temps faible du deuxième pied, avec seulement un léger « de » sur le premier
vers, tellement faible dans toutes ses caractéristiques grammaticalement (il s’agit d’une
préposition, fort réfractaire à l’accentuation ; mélodiquement, il est chanté plus bas que la
majorité des autres syllabes du vers) qu’il pourrait également y être associé. On pourrait ainsi
facilement mettre en place, sur la plupart des morceaux, un découpage en deux temps forts
50 Ecouter par exemple le morceau « I come off » de Young MC qui illustre cela.
51 Anacrouse : « Une note ou un ensemble de notes précédant le premier temps fort d’une phrase musicale. »,
Wikipédia. Cette antéposition n’est généralement faite que d’une croche voire d’une demi-croche.
seulement, ce qui traduit là une grande binarité. Mais en quoi cette binarité presque abusive
est-elle pertinente dans le cadre d’un personnage partagé entre le monde marginal qu’il
représente et la communauté discursive qu’est le rap français et dans laquelle il s’insère ?
Notre réponse à cela est que ce procédé lui permet d’être simple et singulier à la fois : il
rap en suivant des patterns classiques, presque naturels pour un rappeur du XXIème siècle. Et
ces patterns sont, dans la grande majorité des morceaux de notre corpus, très rarement remis
en cause, si bien que le fait de rapper en s’appuyant sur ceux-ci peut devenir mécanique, sans
qu’il y a de véritable réflexion à propos des placements rythmiques au sein des morceaux.
Mais alors pourquoi un intérêt tel de la part de certains critiques rap reconnus comme Medhi
Maïzi52, Canal+ qui dit qu’il est « le rappeur le plus sous-estimé de Paris »53 ou encore le média
Goûtemesdisques qui sollicite très fortement le fait qu’« il faut absolument écouter Jeune LC, le
plus beau fantô me du rap parisien »54 ? La réponse est que cette métrique simplifiée permet
au rappeur d’être bien plus à l’aise quant à son écriture, à ses intonations et au placement de
son flow d’une manière générale. Tout d’abord concernant l’écriture, cela lui permet de
raconter ce qui lui passe par la tête, de décrire les éléments qu’il a envie de décrire, sans avoir
véritablement à passer par des contraintes rythmiques et métriques. C’est ainsi qu’il peut
asserter « J’ramène ma vie sur des instrus » (« Lumière Jaune »). La construction
prépositionnelle de cet hémistiche nous indique, par l’utilisation de la préposition sur, un lien
physique entre les deux éléments ; « ma vie » est déposée « sur des instrus », à la manière
d’une pièce qui vient s’intégrer sur un tout déjà existant ; à la manière même d’un être qui se
promène sur cet espace vierge qu’est l’« instru ». Ce qu’il faut comprendre de cela, c’est que, à
l’inverse de nombreux morceaux de rap, l’« instru » existe indépendamment du texte, et n’est
qu’un terrain qui l’accueille. Cette relative absence de contraintes rythmiques permet ainsi au
Jeune LC de gagner en authenticité dans la mesure où celui-ci peut se focaliser sur les
éléments de vie, ne faire que raconter son quotidien, sans que les contraintes métriques lui
imposent un passage par des figures alambiquées.
De plus, cela lui permet, mélodiquement, d’être plus libre dans ses intonations. Il
accentue parfois certains mots sans que cela soit justifié par la rime ou par le rythme, comme
le montre par exemple le passage de « 48 barres » commençant à 1:21 par « Hier j’ai vu un
grand d’mon tier-quar [...] » et finissant par « [...] une petite dizaine de plaques ». Les
intonations les plus hautes se situent sur « D’l’amour » et « Hier », la première se situant sur
un temps fort, la seconde en anacrouse d’un début de mesure. Il n’y a visiblement pas de
justification rimique. Le seul point commun est que ces syllabes apparaissent en début de
proposition. Autrement dit, l’accentuation est faite sur des éléments qui ont une valeur
oratoire plus qu’une valeur musicale. L’énonciateur interprète le texte en se situant davantage
en tant qu’orateur, en tant que rhéteur, qu’en tant que musicien chanteur. Cette distinction est
intéressante, car elle fait le lien avec la dimension de l’ethos dont nous avons parlé
précédemment. En effet, ces schémas simples et cette posture déclamatoire tendent
finalement à illustrer le Jeune LC en tant qu’énonciateur qui déclame son authenticité auprès
de tous, qui justifie dans son interprétation vocale du texte et sa prosodie le fait que sa
marginalité est une raison valable au fait qu’il s’accapare l’attention le temps de quelques
52 Le journaliste a régulièrement partagé les projets du rappeur sur les réseaux («Début d’Automne » sur Twitter ou
« Paris Nord » sur Instagram), une forme certaine de soutien.
53 M. Delcourt - « Jeune LC est-il le rappeur le plus sous-estimé de Paris? », article paru sur le site de Canal+, 2018.
54 A. Bulteau - « Il faut absolument écouter Jeune LC, le plus beau fantôme du rap parisien », article pour le média
Goûtemesdisques, 2017.
couplets. En utilisant une métrique simplifiée, le Jeune LC s’apparente ainsi au commun des
rappeurs, pour ensuite donner lieu à une déclamation, une mise en place d’un style oratoire,
afin d’attirer l’attention d’un public, en tout cas au sein des enregistrements faits en studio et
sur lesquels on peut l’entendre. Sa marginalité de petit rappeur est donc ici bien utilisée pour
s’intégrer et se faire entendre au sein de cette communauté discursive du rap francophone ;
cela explique par ailleurs pourquoi son public est composé de critiques, de rappeurs, et, dans
le pire des cas, de personnes qui ont une certaine expérience de l’écoute du rap francophone.
Le Jeune LC, à sa petite échelle individuelle de rappeur amateur, participe ainsi à une
dynamique globale de consolidation du rap francophone en tant qu’univers musical et
langagier. En s’inscrivant dans des schémas métriques relativement classiques, il s’ouvre les
portes d’une communauté d’auteurs bien plus large que la marginalité via laquelle il
représente son personnage. Même si c’est avant tout de sa singularité dont il parle, il est le
locuteur d’un langage qui, en partie grâ ce à sa production, mais surtout grâ ce à celle des
centaines, voire des milliers d’autres rappeurs francophones, se rigidifie, s’émancipe et, dans
le meilleurs des cas, passe du statut de langue poétique à celui de langue parlée couramment.
Sans approuver pour autant la théorie spitzerienne voulant que la langue poétique précède la
langue commune, il faut reconnaître au rap francophone une certaine autorité vis-à -vis de
cette dernière ; on observe par exemple que l’adverbe « Oklm »55 lancé par Booba en 2015 ou
la locution prépositionnelle « En mode »56 lancée par Rohff en 2005 sont des expressions
toutes deux largement employés en langue (dans un certain registre pour le moment),
indépendamment d’une référence à la musique d’où elles viennent. Le Jeune LC, lui, moins
monocrate que les deux acteurs cités précédemment, participe au sein d’une collectivité qui
pousse le langage du rap francophone à s’insérer dans le langage commun ; en d’autres
termes, il fait malgré lui partie d’une collectivité qui, par la force du nombre, fait que des
expressions marginales voire dialectales s’insèrent au sein d’une langue commune.
Notre corpus s’inscrit donc pleinement dans cette dynamique présente dans le rap
francophone, faisant que ses expressions en viennent à être réemployées dans l’évolution de la
langue française. En employant certaines expressions et locutions justement en tant
qu’individu peu écouté, marginal, et rappant comme il parle, le Jeune LC participe
certainement bien plus que Booba et Rohff à cette évolution de la langue. En effet, puisqu’il
bénéficie d’une authenticité et d’un ethos l’illustrant comme un personnage proche des gens, il
fait en quelque sorte le pont entre le langage du rap francophone et les gens qui l’écoutent,
certainement bien plus proches de lui que ne l’est le public de Booba et Rohff vis-à -vis de ces
derniers. En apparence, les textes de notre corpus sont fournis d’une langue qu’on pourrait
appeler intermédiaire, car elle se situe au niveau du passage entre une langue poétique
pleinement revendiquée et une langue commune parlée dans un seul but de communication.
Elle n’est pas comme cela en théorie, mais bien en apparence, c’est à dire telle qu’elle est
Revenons tout d’abord sur ce qui nous pousse à parler de grammaticalisation en ce qui
concerne la locution à propos de et ce qui fonde la particularité de l’emploi qu’en fait le rap
francophone. Il s’agit en premier lieu d’un topicalisateur, c’est à dire d’un outil permettant que,
à partir d’un thème dont on a parlé précédemment, un autre thème s’impose à son propos. Le
Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) définit la topicalisation comme
une « Opération linguistique consistant à faire d’un constituant de la phrase le topique, c’est à
dire le thème, dont le reste de la phrase sera le commentaire » (Ling. 1974). Le topicalisateur
se caractérise donc par sa fonction sémantique d’actualisation ou de renouvellement du sujet
traité. Ainsi, le marqueur prépositionnel A propos de pourra rentrer dans ce que l’on appelle
topicalisation où qu’en soit son évolution dans l’histoire de la langue et dans son histoire
propre. Celui-ci permet en effet d’annoncer une thématique ou un référent.
En moyen français, époque de son apparition dans les textes, cette locution admet,
conformément à son processus de figement, des variations bien plus libres que dans la forme
sur laquelle nous achèverons notre analyse. En effet, c’est tant d’un point de vue synonymique
que syntaxique que les variations à valeur égale sont nombreuses. S. Prévost, dans son article
directement consacré à cette locution prépositionnelle57, pointe avec précision la multiplicité
des formes linguistiques et grammaticales que peut prendre le propos topicalisateur. Elle
mentionne en effet l’existence d’à propos de, mais également d’à propos et d’à ce propos. De
plus, on observe grâ ce au logiciel Frantext qu’un tiers d’un lot de 45 occurrences admettent
une variation interne, sous les formes à X propos de, à propos X de et à X propos X de, avec des
ajouts très variés grammaticalement (noms, verbes, articles et même signes de ponctuation).
En ce qui concerne ses caractéristique sémantiques, la locution renvoyait essentiellement à
des paroles qui avaient été dites, ce qui nous montre que le sens du propos était encore fort.
L’expression semble donc avoir été la cible de libertés de constructions durant toute la période
du moyen français, ce qui montre bien qu’elle était peu grammaticalisée.58
En français moderne et contemporain, qui est celui que nous parlons couramment, il
faut prendre en compte concernant à propos de deux constructions principales : une ne
dépendant pas d’un constituant (A propos de Guy, il a rejoint un orchestre) et une dépendant
d’un autre constituant (Nous discutons à propos de Guy), pour suivre la terminologie de S.
57 S. Prévost - « À propos de X ; à ce propos ; à propos : évolution du XIVe au XVIe siècle. » dans Langue Française
n°156, 2007, pp.108-126.
58 Pour davantage de détails et de démonstrations : voir mon écrit sur la locution, dont je ne reprends pas ici la
totalité ; cela vaut aussi pour les quelques paragraphes qui vont suivre ; ne s’inscrivant pas dans un but d’analyse
diachronique mais bien pour démontrer des faits de style chez le Jeune LC, certaines explications sont élidées.
Porhiel59. Dans le cadre de notre étude, nous nous concentrerons exclusivement sur la forme
dépendant d’un autre constituant de la locution, qui est la seule à s’illustrer au sein de notre
corpus.
Par rapport au moyen français, cette forme s’est resserrée, tout d’abord
grammaticalement : en effet, elle « se trouve dans le schéma syntaxique ‘X prep. Y’. »60 Cet
emploi du terme « schéma » nous montre bien que l’on a affaire à un stade différent
d’évolution de la locution, car il n’en aurait jamais été le cas dans une analyse en moyen
français. Elle mentionne bien le fait que « le syntagme introduit par la préposition n’est plus
détaché mais accroché »61 ; en d’autres termes, la préposition est non autonome vis-à -vis de
son régime, ce qui la met en voie de grammaticalisation.
D’un point de vue synonymique, d’autres locutions comme relativement à, concernant
ou au sujet de fonctionnent encore. Ils sont tout à fait interchangeables les uns les autres,
toujours dans le cadre d’un à propos de ne dépendant pas d’un autre constituant évidemment.
Enfin, d’un point de vue sémantique, le propos est encore ressenti en tant que terme
renvoyant à des paroles, mais (et cela fera un lien direct avec le Jeune LC) il tend à céder sa
place à un fonctionnement attributif. Cela nous est montré par une analyse des cotextes
gauches à l’aide de Frantext nous ayant indiqué que la majorité des occurrences sont divisées
en deux pô les : un qui dit à propos de et l’autre qui est à propos de. Le sens s’affaiblit donc petit
à petit.
- « Jeune LC, j’suis à propos de mon rap » dans « L’arrière du Uber » [2.0]
- « Tu sais d’quoi j’suis à propos, tismée ou bien rabza » dans « 501 » [2.1]
- « J’suis à propos d’ma gamelle, tant mieux pour toi si tu manges » dans « 48 barres » [2.2]
59 S. Porhiel - « Au sujet de et à propos de : une analyse lexicographique, discursive et linguistique » dans Travaux de
linguistique n°42-43, 2001, pp.171-181.
60 « Au sujet de et à propos de : une analyse lexicographique, discursive et linguistique », op. cit. §12.
61 « Au sujet de et à propos de : une analyse lexicographique, discursive et linguistique », op. cit. §12.
construction et de remplacement sont fortement limitées, ce qui est bien le propre de la
grammaticalisation.
Tout d’abord, la variation quant au choix du signe est nulle. Dans les cas présents, il
n’est pas possible de remplacer à propos de par le moindre des synonymes que nous avons pu
donner plut tô t. Il n’est à aucun moment envisageable que le Jeune LC dise en [6] *j’suis au
sujet de mon rap et encore moins *j’suis concernant mon rap. A propos de devient une
expression obligatoire face à laquelle le locuteur n’a pas de choix. On voit donc un changement
quant à la variabilité paradigmatique62 qui montre une grammaticalisation fort avancée. On
observe non seulement une haute limitation des choix alternatifs, mais également une forme
d’obligatorification dans la mesure où le signe ne peut pas être omis dans le schéma
grammatical et syntaxique des phrases. En français moderne, on pourrait imaginer ces
omissions (par exemple : il dit des méchancetés des gens qu’il n’aime pas / [on vient de parler
d’un cerf] un cerf ! J’en ai vu un hier !) ; alors que dire en [2.2] *j’suis de ma gamelle est
totalement incohérent.
De plus, nous pouvons aisément comprendre que le sens de la préposition, et surtout
celui du terme central propos est considérablement affaibli. Être à propos de quelque chose,
cela semble signifier ici être hautement concerné par quelque chose. Nous en sommes donc
arrivés à un stade où la parole devient acte. Le propos, après avoir fait survire son sens littéral
pendant plusieurs siècles, sert donc dorénavant à accentuer la fonction attributive du verbe
être, ce qui est l’indice d’une fonction fortement grammaticale.
Ce phénomène n’est donc, pour le moment, observé que chez le Jeune LC et certains de
ses collègues (Freeze Corleone, Caballero, Ichon...), mais il se situe, comme nous l’avons
montré, dans une dynamique logique d’évolution de la langue. Ainsi, plus nombreux en seront
les locuteurs, plus de chances il aura d’intégrer la langue commune. Et, surtout, il a en soi déjà
intégré un dialecte commun, puisqu’on le retrouve dans les textes de plusieurs rappeurs.
Ceux-ci n’étant pas nécessairement proches les uns des autres sur le plan personnel (bien que
nous n’en sachions rien en réalité), il ne s’agit pas d’une expression socialement ancrée. Au
contraire, il s’agit d’un fait de langue récurrent, ancré dans un dialecte propre à une
communauté d’auteurs, et dont il y a fort à parier qu’il intégrera la langue française, parlée
communément, dans les années à venir. Pour le moment, il n’est observable que dans le cadre
précis des textes de rap francophone, mais la pluralité de ses locuteurs et l’autorité gagnée par
certains d’entre eux (notamment Freeze Corleone, au récent succès assez inattendu à l’échelle
nationale) fera sans doute entrer avec plus de force la version attributive d’à propos de avec
plus de force que cela n’a été le cas du cô té de Booba et Rohff.
Cependant, en l’état actuel, cette locution attributive reste le fait d’une langue encore
très spécifique, propre au rap francophone, et, de fait, marginale. Employer le fait d’être à
propos de dans un texte, cela revient à se positionner en tant que locuteur de constructions
grammaticales éloignées de la langue française telle qu’elle est parlée majoritairement, et
donc à se positionner en tant que locuteur spécifique, éloigné du langage commun et, peut-
être, précurseur de celui qui sera parlé dans l’avenir. À l’échelle du Jeune LC, cela le
marginalise suffisamment vis-à -vis de la langue commune pour l’intégrer pleinement au sein
d’une langue plus spécifique portée par le rap francophone. La spécificité et la non-conformité,
62 Possibilité ou non d’intervertir avec un autre terme ou une autre locution tout en conservant le sens.
sont donc ici un moyen d’intégration. De plus, en ayant une potentielle influence sur une
langue commune future, elles sont un moyen de se positionner de manière centrale vis-à -vis
d’un très grand nombre de locuteurs. La marginalité, par la voie de la grammaticalisation,
devient la norme, et ceux qui se sont marginalisés deviennent le centre vers lequel l’on se
dirige. Ainsi, en participant à la mise en place d’évolutions langagières, le style marginalisant
du Jeune LC l’intègre dans une communauté d’auteurs qui, à son tour, tend à s’intégrer dans
une communauté de locuteurs beaucoup plus vaste. La marginalisation se situe donc bien
dans une forme de dynamisme, puisqu’en ce sens elle ne marginalise pas indéfiniment.
Enfin, la différence entre les deux sens de la famille n’est pas visible aléatoirement et se
prouve également par un figement de ce qui les englobe, des expressions dans lesquelles ils
figurent. En effet, notre analyse a concerné jusque là les mots, mais à l’échelle des expressions
ou locutions, le phénomène de figement est également perceptible. Les expressions présentes
dans l’occurrence que nous relevons ici s’apparentent à des matrices lexicales, c’est à dire des
expressions ayant une certaine variabilité syntagmatique, mais conservant un certain schéma
formel et surtout une même visée sémantique. Comme l’explique leur théoricien :
« Une matrice lexicale sera un schéma comportant des unités linguistiques fixes et des
variables linguistiques, et tel que :
a) Les unités linguistiques fixes sont des éléments grammaticaux.
b) Les variables linguistiques représentent des éléments lexicaux.
c) Ce schéma est productif, au moins dans une certaine mesure.
d) Les contraintes régissant l’instanciation des variables proviennent uniquement de la
structure elle-même, et des relations préexistant entre les unités lexicales servant à cette
instanciation. »64
Le Jeune LC, en jouant sur l’homonymie de termes ayant évolué différemment, nous
permet donc de visualiser l’impact que son discours a sur la construction de la langue. En
effet, cette langue, grâ ce à des expressions identifiables et figées à des niveaux divers, semble
nous appartenir en tant que public qui doit la comprendre pour recevoir le discours ; ceux qui
ne la parlent pas sont bien sû r invités à s’y intéresser. On retrouve ainsi, dans ces deux vers
seuls, deux expressions, une matrice lexicale et une locution verbale figée, permettant de jouer
sur le sens des mots, puisqu’elles ne parlent pas de la même chose même lorsque leur régime
est similaire. C’est là une manière de montrer que, en fonction de ce qui l’entoure, le mot peut
réagir différemment et prendre une nature tout à fait différente, et que cela résulte d’une
utilisation dynamique de la langue. Le Jeune LC, en bénéficiant à la fois du statut de locuteur
d’une langue poétique et de représentant authentique de l’environnement qu’il décrit,
participe donc à l’évolution de la langue. Il fait de cette évolution un élément de son
authenticité, mais en profite pour jouer sur les mots. En d’autres termes, il est à mi-chemin
entre la production naturelle et la production artificielle d’occurrences.
C’est ainsi que certaines expressions en apparence marginalisées en arrivent à
s’intégrer petit à petit dans la langue. Dans des cas comme celui-ci, elles sont mises en
corrélation les une avec les autres, justement dans un but d’explication et d’explicitation de
leur sens, de ce qu’elles apportent à la langue et de l’intensité qu’elles permettent d’obtenir à
propos de ce qu’elles veulent dire. Elles sont utilisées par des locuteurs qui s’adressent
probablement à des récepteurs ne les ayant jamais ou rarement entendues, et doivent donc
être employées dans des cadres où , malgré leur caractère innovant (notamment en ce qui
concerne être à propos de), il doit être possible d’en recevoir le sens sans confusion. Ce qui est
marginal s’intègre en étant fondu le mieux possible au sein de ce qui appartient déjà au socle
commun, au centre dans lequel tout le monde se retrouve.
65 Le Larousse parle d’un emploi « populaire » ; le site ABC de la langue française a même l’audace de réserver la
locution verbale aux « cités et banlieues ».
2.3 - Une plus grande structuration des textes et des morceaux dans la
collaboration : s’entraider, c’est être moins marginal.
2.3.1 – Une structuration générale des morceaux directement liée à l’intégration du rappeur
dans une sphère commune et au partage du processus créatif.
Les morceaux en featuring sont donc l’occasion pour le Jeune LC de s’intégrer à ces
groupes d’énonciateurs desquels il semble pourtant assez éloigné dans ses textes en solo. En
effet, ce type de production, assez spécifique au domaine de la chanson, permet à plusieurs
artistes d’établir un ou plusieurs titres en commun, avec, en tout cas dans les cas qui sont les
nô tres, des parties écrites par chacun, assemblées pour faire un tout. Ce type de processus où
un texte est un assemblage de participations de plusieurs auteurs est plus rare dans le
domaine de la poésie écrite, certainement parce que, dans la musique, chacun peut défendre
et justifier son passage en l’interprétant à l’aide de sa propre voix, ce qui est plus difficile dans
un cadre uniquement écrit. Dans le cadre particulier du rap français, ces collaborations sont
extrêmement fréquentes ; à vrai dire, il est rare de trouver un album sans aucun featuring.
Lorsque cela arrive, cela est vu et assumé comme un procédé de style particulier. Par exemple,
Médine, en sortant son récent album Médine France, n’a pas manqué, en guise de première
phrase de promotion, de dire « 14 titres, 0 feats »66. Dans le rap français, les featurings font
presque toujours partie de la quatrième de couverture du livre. Même si ces featurings ne sont
jamais dénués d’intérêt, ils sont la preuve d’échanges et d’intégrations mutuelles entre les
artistes de leurs univers respectifs.
Dans ce cadre-là , le Jeune LC prend part à de multiples collaborations avec les membres
de Bon Gamin, au sein de notre corpus comme dans des morceaux qui lui sont extérieurs. En
ce qui nous concerne, Ichon, Loveni et Myth Syzer participent aux textes et à la musique de
notre étude. Il est donc intéressant de voir que, dans les morceaux tirés de featurings, à savoir
« 501 », « Pétasse » et « L’arrière du Uber », l’organisation des textes est sensiblement plus
structurée. Dans « 501 », les couplets sont clairement disposés, avec un 12 mesures du Jeune
LC, un 16 mesures de Loveni puis un 16 mesures du Jeune LC, le tout entrecoupé par un
refrain de 8 mesures. Nous restons ainsi là dans cette forme classique du couplet, à savoir le
12 ou le 16. De plus, le fait que cela fasse se succéder les prises de parole de l’un puis de l’autre
montre une organisation certaine, avec un temps défini et logique pour chacun. Même chose
pour Pétasse, où les couplets des trois rappeurs sont aussi coupés par le refrain, avec une
priorité dans l’ordre de passage pour celui sur le projet duquel cela se passe. Enfin, dans
« L’arrière du Uber », c’est le Jeune LC qui se plie à la contrainte, en rappant un 16 mesures
classique, commençant et terminant sur les temps qu’il faut (le premier de la première mesure
et le dernier de la dernière mesure). L’intégration nécessite d’avoir une certaine discipline, et
la collaboration empêche ainsi de faire ce que l’on veut, contrairement à ce que le rappeur
disait dans « 48 barres ». Partager un espace discursif, c’est donc se contraindre à davantage
de règles quant à la forme que prend la prise de parole. S’intégrer lorsque l’on représente un
personnage marginal, c’est accepter de cadrer cette marginalité, de la rendre audible par le
plus grand nombre.
2.3.2 – Des vers écrits en fonction du rythme de la mesure et non l’inverse sur les refrains : une
intégration qui se fait par la considération de patterns.
Les morceaux en solo du Jeune LC, comme nous l’avons déjà évoqué, se caractérisent
par la superposition du texte sur la musique, par le fait que l’instrumental n’est qu’un fond qui
sert à poser le couplet, et que c’est ce couplet en tant que tel qui est intéressant pour
l’auditeur. Un exemple parlant de ce phénomène est le cas du titre « Paris Nord », sorti en deux
versions sur les plateformes d’écoute : une version d’origine et une « m4tic cold remix »67.
Entre ces deux versions, seule l’instrumental change, et les pistes vocales restent exactement
les mêmes. Les deux pistes instrumentales ne partagent même pas la même tonalité (ou en
tout cas ne gravitent pas autour des mêmes notes – Fa pour la première, Sol pour la seconde).
Cela nous montre à quel point les deux sont séparables, et à quel point le travail du Jeune LC,
dans le cadre de ses morceaux en solo, est facilement séparable de la musique dans laquelle il
s’insère, elle qui ne sert que de toile de fond.
À cô té de cela, les morceaux en collaboration sont dans une bien plus grande symbiose
avec le texte. Par exemple, sur le morceau « Pétasse », le refrain (« J’connais beaucoup trop
2.3.3 – Le rapport aux autres (et surtout aux femmes) développé dans ces morceaux : entre une
manière de montrer que s’intégrer au groupe c’est s’intégrer au monde et un rapport conflictuel
frôlant parfois l’orgueil.
L’aspect parasitaire du personnage qu’est le Jeune LC – celui qui « traîne dans toutes les
rées-soi » (« Paris Nord ») mais qui dit qu’il « Traîne seul » (« Réalité rap ») – se retrouve ainsi
dans sa manière d’être singulier tout en s’inscrivant dans des codes du rap à la fois communs
et assez contemporains. Il est, pour ainsi dire, paradoxalement à mis-chemin entre deux écoles
du rap français : celle de la fin des années 1990, et celle d’après 2015 ; un entre deux qui se
situe très certainement à la source de la bipolarité observée dans certains faits de langue, de
style et, d’une manière générale, dans ses choix artistiques. Entre l’appropriation d’une langue
propre au rap français et le fait de nommer son « pote » sans aucune anaphore le suivant de
sorte à se que personne n’en sache rien, entre la thématique problématique des femmes et la
difficulté observée à rester dedans et surtout entre un rap se rapprochant d’un parler et une
influence extérieure qui tend à davantage le musicaliser, le Jeune LC est un rappeur dont la
marginalité n’est que le point de départ pour l’appartenance à des constitutions. En quelque
sorte, sa singularité n’est qu’une pièce nécessaire à la mise en place d’une certaine domination
du personnage sur son territoire, à une centralisation autour de son identité.
Ce dernier utilise en effet son appartenance à des marges à la fois géographiques et
culturelles pour s’intégrer en tant que produit authentique. En effet, cette authenticité lui
donne une certaine autorité en tant qu’énonciateur, qui, même s’il s’inscrit dans une
communauté relativement restreinte de locuteurs, présente le personnage, lorsqu’il est écouté
par un public ne bénéficiant pas nécessairement de toute la légitimité que lui entend
représenter, gagne une position le différenciant des autres. En effet, en tant que locuteur
s’étant plus intensément que les autres approprié le territoire, il est en mesure de le faire
rayonner, d’assumer une parole en tant que représentant de son espace propre, et cela face
aux autres.
Une manière de dire que les deux occupent une place assez importante pour qu’il soit
impossible d’en faire prévaloir l’une sur l’autre ; le simple fait que le journaliste prenne la
peine de rapporter qu’« il hésite » est significatif. Le rappeur s’inscrit dans une double
tendance, entre un modèle français qui veut qu’il généralise son espace et un modèle
américain qui veut qu’il le spécifie. Cela peut par ailleurs aussi s’expliquer par le contraste des
époques dans lesquelles ils s’inscrit ; en effet, nous avons déjà parlé du fait que son rap est à la
frontière entre old school et contemporanéité. Autrement dit, à la frontière entre une période
où l’influence américaine était omniprésente et impossible à éviter et une époque où la France
a, quant à son rap, construit une industrie propre et affirmé ses modèles nationaux. Cette
bipolarité se retrouvera notamment chez le Jeune LC, dans son rapport à la langue anglaise
d’où il tire sa langue française, et dans la représentation qu’il fait de son intégration à l’espace
national français. En effet, cette intégration, aussi limitée soit-elle, est « le résultat d’une
construction de l’authenticité »72, d’une représentation territoriale précise qui, dans une
France qui préférerait des aspects génériques, vise à le faire rayonner et à ce qu’il soit
considéré en tant que tel. Mais il faut aussi garder conscience du fait que le Jeune LC rappe
depuis Paris (certes en périphérie de Paris, mais dans Paris tout de même), autrement dit
depuis un des centres historiques du rap français. Autrement dit, son intégration, même à
partir de régionalismes, est davantage envisageable que s’il venait d’une région de province.
Les problèmes relevés ici se situent à nouveau dans une étude l’archive, théorisée par D.
Maingueneau et déjà introduite auparavant à propos du Jeune LC.
Il joue ainsi sur cette triple identité – parisienne, française et américaine – pour
affirmer son authenticité territoriale et faire rayonner ce dit territoire jusque chez ses
70 S. Guillard – « « Getting the city on lock » : imaginaires géographiques et stratégies d’authentification dans le rap
en France et aux États-Unis », dans L’Information Géographique 2017/1, Armand Colin, 2017, pp.102-123.
71 « L’éternel printemps du Jeune LC », op. cit.
72 « « Getting the city on lock » : imaginaires géographiques et stratégies d’authentification dans le rap en France et
aux États-Unis », op. cit., p.103.
auditeurs et énonciataires. Ainsi, « en plus de se définir par rapport à un « ici », l’authenticité
et la légitimité se construisent aussi en regard avec un ailleurs. […] Tandis que des auteurs ont
pu exprimer une fascination pour un rap « global » qui serait plus innovant que le rap
américain (Mitchell, 2001), d’autres ont analysé le rapport ambigu que les artistes de certains
pays développent vis-à -vis de ce foyer originel (Elafros, 2013). »73. Le Jeune LC entre
véritablement dans cette ambiguïté, par son statut triplement problématique ; il se fait le
représentant pur et indiscutablement ancré dans un « ici », et tente, par divers moyens, de le
faire rayonner, d’en donner sa description, vers un « ailleurs » auquel son rap est malgré lui
destiné. Nous parlerons pour cela du fait qu’il s’impose en tant qu’énonciateur légitime et
supérieur au sein des masses centrales, que cette légitimité l’autorise à parler de manière
récurrente des lieux et même à s’adresser à eux, pour enfin s’adresser à un auditeur
énonciataire qui, inclut dans cet espace discursif, participe aussi au rayonnement de la
périphérie.
3.1 – La légitimité supérieure d’un énonciateur marginal vis-à -vis des masses
centrales.
Le Jeune LC fait partie de cette grande majorité de rappeurs qui, bien que le terme
puisse être discuté, fait preuve, même si cela n’est pas nécessairement total dans son œuvre,
d’un registre s’apparentant à de l’egotrip74. Cet egotrip, à travers lequel il se représente
personnellement via des qualités et des accomplissement, l’amène logiquement à considérer
et à faire l’état de son statut de rappeur. En cela, il n’hésite pas à dire dans « 48 barres » : « Tu
fais du rap mais j’le fais mieux » ; il s’attribue ici un adverbe mélioratif le positionnant au
dessus d’un « Tu » indéfini. Cet egotrip, même si l’auteur comme le récepteur savent tout deux
parfaitement bien qu’il est à prendre avec recul et second degré (voire ironie), est à la source
d’une certaine légitimation du locuteur, d’un certain positionnement de sa part en tant
qu’orateur supérieur et mieux placé pour avoir un certain discours. Et ici, en l’occurrence, il
s’agit d’un discours au forts marquages territoriaux, qui de ce fait nécessite que l’on soit
représentatif du dit territoire. Ainsi, avant même d’apporter à sa légitimité des arguments par
exemple via des descriptions particulièrement précises et développées des lieux (le fera-t-il?),
il qualifie ce même discours de supérieur et légitime. En effet, c’est lui qui, plus que le critique
qui passera derrière ses œuvres, parlera de réalisme, et plus particulièrement de réalité à
propos de son rap. Cette caractéristique s’observera dans les titres donnés aux textes, et, plus
largement, dans le cadrage interprétatif qu’il en fera, mais également au cœur-même de ses
couplets, avec des renvois à la réalité représentée, que l’on pourrait par ailleurs facilement
qualifier de métadiscursifs.
73 S. Guillard & M. Sonnette - « Légitimité et authenticité du hip-hop : rapports sociaux, espaces et temporalités de
musiques en recomposition » in Volume ! 2020/2, Éditions Mélanie Seteun, 2020, p.18.
74 On dit d’un texte que c’est de l’egotrip lorsque le locuteur s’y représente hyperboliquement comme le meilleur,
celui qui fait les choses mieux que les autres. Dans le cadre du rap : celui qui rappe mieux et, souvent, qui est le
plus authentique.
3.1.1 – L’étiquette interprétative « réalité rap ».
- « La production est dure et les lyrics sont vrais » (« Paris Nord ») [3.0]
- « Mais comme un vrai mec de tier-quar, j’fais même pas confiance à mes amis » (« Réalité rap) [3.1]
- « Un vrai bonhomme ça charbonne, poto tu ne fais que dormir » (« Réalité rap) [3.2]
- « J’recherche une vraie go » (« 501 ») [3.3]
- « Dédicace à toutes mes vraies jeunes » (« 501 ») [3.4]
- « Vrai comme un rappeur sans label » (« 48 barres ») [3.5]
- « Je n’entends pas beaucoup de vraies choses dans les trucs que tout l’monde chante » (« 48 barres ») [3.6]
Ces occurrences se divisent donc en deux catégories : celles qui qualifient de vrai un
élément de l’univers, et celles qui qualifient de vrai la représentation de l’univers elle-même.
Le Jeune LC, au sein de ses couplets, prend effectivement la peine – en accord avec le concept
d’egotrip qui l’amène à valoriser son travail – de commenter son œuvre. Cela se retrouve ici
dans des occurrences [3.0], [3.5] et [3.6]. En [3.0], ce sont directement les « lyrics » (les
paroles de la chanson ou des chansons du rappeur) qui sont qualifiés de « vrais » ; autrement
dit, le rappeur met en place ici une opération méta-discursive commentant sa propre
énonciation afin de la qualifier de vraie, de réaliste et, de fait, d’authentique. On remarque que
cette moitié de vers – « les lyrics sont vrais » – apparaît stratégiquement en toute fin de
couplet, de manière à englober tout ce qui a été dit dans le 16 mesures précédent et de
revendiquer le réalisme qui s’y attache. Et le mot vrai accueille ici une accentuation
particulièrement forte : il est le tout dernier du couplet, et son unique syllabe tombe sur le
tout dernier temps fort de ce couplet, sans qu’il n’y ait aucun débordement ; le rappeur a ainsi
le temps nécessaire pour faire ressortir vocalement ce terme. Ce positionnement métrique du
vrai est également notable en [3.5], lorsqu’il se situe en tout début de vers, avec élision d’un
potentiel *je suis, qui, visiblement, ici, n’est pas nécessaire à la compréhension, et viendrait par
ailleurs couvrir la place d’honneur réservé au vrai. Le Jeune LC se caractérise ainsi davantage
comme un rappeur vrai que comme un vrai rappeur, et cette nuance et certainement
préférable lorsque l’authenticité prime et est l’argument d’intégration de ce dernier.
Et le rappeur amène ainsi cette véracité vers des caractéristiques du personnage qu’il
représente et de l’univers qu’il décrit, dont il commente le réalisme en rapport avec le monde
que nous connaissons. En effet, dans les occurrences [3.1], [3.2], [3.3] et [3.4], ceux qui sont
qualifié de vrai sont le « mec de tier-quar », le « bonhomme », la « go » et les « jeunes »,
autrement dit des acteurs indéfinis de la fiction dans laquelle le Jeune LC souhaite nous
emmener ; fiction au sein de laquelle le sens de vrai s’oppose à ce qui est artificiellement
construit, à ce qui relève de la fabulation. Le personnage du Jeune LC et ceux qui l’entourent se
font ainsi écouter comme des représentations pures et véridiques du monde, comme des
produits authentiques, des créations faites non pas par l’artiste, mais par l’environnement,
dont la conséquence directe de sa géographie est le morceau rappé. L’auteur souhaite faire
rayonner son territoire en se l’appropriant tellement qu’il s’y fond ; comme le dit le Jeune LC
lui-même dans « Paris Nord », il le « représente », non seulement par une œuvre, mais aussi et
surtout par l’entièreté de sa personne.
Mais ce sont pourtant les artifices des styles musical et lyrical qui permettent de
donner une représentation singulière, reçue et écoutée du territoire. En effet, son rapport aux
lieux est ce qui va permettre au Jeune LC de développer face à tous le vrai qu’il prétend
représenter. Le locuteur met en place de nombreux éléments qui, une fois de plus et
contrairement à ce que prô nait S. Guillard en France, singularisent l’espace qu’il représente et
d’où il vient en tant qu’auteur. Il bénéficie encore une fois cependant du fait qu’il vient de
Paris, et que, à l’échelle de la France, ses géosymboles et ses hauts-lieux sont pour la plupart
connus et imaginables par un énonciataire commun. Le Jeune LC utilise son ancrage dans la
ville la plus connue de France pour tenter d’en faire rayonner les marges, les confins et les
périphéries. Sa démarche artistique est locale, l’univers qu’il représente l’est tout autant, mais,
aux deux extrémités de cette production discursive, se trouvent un auteur qui, même lorsqu’il
s’y singularise, a une identité nationale, ainsi qu’un récepteur pouvant se situer n’importe où
en France. Le style de la marginalisation qu’emploie le Jeune LC est finalement la conséquence
d’une intégration discutée par ce même auteur au sein du pays et d’une volonté de valoriser à
l’échelle nationale un territoire particulier. Entre confrontation et intégration nationale,
l’auteur dresse une toponymie parisienne qui vise à faire rayonner un certain espace vécu
dans un pays où l’intégration du personnage est évidente mais où elle se fait par la
confrontation face à d’autres centres, politiques à l’échelle nationale, musicaux à l’échelle
internationale.
3.2.1 – Ce que nous dit un relevé toponymique parisien de la volonté de faire rayonner le
territoire.
Entre les boulevards, la rue et les divers lieux précisément parisiens qui sont nommés
tout le long du corpus par le rappeur, nous avons chez le Jeune LC une classification
toponymique qui, lorsqu’elle sera faite, montrera comment celui-ci joue entre les divers types
de renvois à des lieux parisiens vis-à -vis de ses auditeurs. Il y a en effet dans les toponymes
utilisés des alternances entre les échelles et les références dans lesquelles les lieux
représentés se situent. Cette pluralité semble représentative à la fois de l’aspect parasitaire du
personnage, perdu entre les lieux précis de son territoire et les lieux génériques qu’il constate
dans leur multitude, mais également de sa volonté d’intégration et du fait qu’il ne se limite pas
qu’à des références qui ne sont connues que par ceux qui ont un minimum de connaissances
sur la ville de Paris. On retrouve ainsi une certaine diversité dans les lieux nommés, comme le
montre le diagramme suivant :
45
40
35
30
25
20
Lieux précis parisiens
15 Lieux génériques parisiens
Lieux génériques français
10
0
d" p" " " e" " r" l
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Diagramme comparant les proportions de toponymes génériques ou précis, parisiens ou non, dans les textes du
Jeune LC et en fonction des titres.
On constate ici une forte domination des lieux précis parisiens (allant du nom « Paris »
au fait de nommer certains quartiers bien définis), qui permettent, de toute évidence, de
montrer, comme nous l’avons fait, que le rappeur est fortement ancré dans ce territoire-là et
non un autre, et que c’est à travers sa singularisation que, comme l’aurait fait un américain, il
se met en avant. Cependant, ce dernier admet également dans ses textes une certaine
généricité représentative d’un rappeur français avec, si on les additionne, une moitié
d’occurrences de lieux parisiens génériques ; ces lieux génériques le sont soit à l’échelle de
Paris (par exemple les « boulevards ») soit à l’échelle de la France et, généralement, de ses
quartiers (par exemple la « rue »). Lorsque ces lieux sont génériques, ils peuvent par évidence
parler à davantage de personnes et leur permettre une identification bien plus large que dans
des lieux précis. Il semble cependant intéressant de constater que des titres à plus forte
visibilité comme « Paris Nord » (sorti en tant que single et en deux versions) ou « Pétasse »
(bénéficiant d’un featuring avec un groupe reconnu) admettent une majorité (absolue pour
« Paris Nord ») de lieux précis et de hauts lieux parisiens, alors que ce sont les titres qui,
contextuellement, visent le plus grand monde. Parallèlement à cela, « 48 barres », outro de
l’EP du Jeune LC, contient une grande majorité de lieux génériques identifiables dans tous les
quartiers de France, alors que c’est un titre qui admet, contextuellement comme au niveau de
sa forme, une marginalité avérée. On a ainsi un rappeur qui joue entre une singularisation des
lieux au sein des titres visant le plus de monde et une généricité qui, pourtant plus propice à
l’intégration en France, se situe dans les titres les plus marginaux.
Et cette toponymie parisienne précise, qu’elle nomme des lieux génériques comme des
hauts lieux, s’intéresse majoritairement aux différents quartiers, au plus petites portions de la
ville, qu’à la ville en elle-même. Au sein de notre corpus, nous avons en effet, en ce qui
concerne les noms de lieux parisiens, 11 occurrences de « Paris » ou d’un nom renvoyant à la
ville dans son intégralité, contre une majorité écrasante de 58 méronymes, allant d’une
« rive » en particulier jusqu’aux « appartements » (« Pétasse »), en passant évidemment par
les arrondissements et les boulevards. Cette forte présence de méronymes montre que, dans
une volonté de rayonnement d’un espace géographique singulier, le Jeune LC met l’accent,
même lorsqu’il parle de lieux communs comme la « rue », sur des portions de territoire se
situant à une petite échelle, à une échelle qui fait valoir sa marginalité. Tout cela est
caractéristique des paradoxes qui entourent le rappeur, du fait que c’est avant tout sa
marginalité qu’il veut faire rayonner à l’échelle de la France, et que son intégration nationale
passe à la fois par des concessions et par une affirmation forte de son identité.
Le Jeune LC, dans les couplets qui composent notre corpus et qui sont de sa plume, fait
parfois part plus explicitement de cette intégration nationale dont nous avons déjà extirpé
quelques indices. Sans que celle-ci soit au centre des thématiques de ses morceaux, elle peut
apparaître sans problème au sein de ses couplets-fleuves sans thème central. Par ailleurs, ce
qui nous intéresse ici, c’est que le personnage en parle sans que cela soit nécessairement à
propos de son statut de rappeur ou du rap français en général. C’est en effet ce que nous
montre cet exemple tiré du titre « 48 barres » : « J’aime la France malgré que j’m’appelle Mehdi
El Attar / Leur version de l’Histoire, j’ai du mal à la croire ». On remarque tout d’abord que, en
opposition avec toutes les occurrences du pseudonyme « Jeune LC » dans le corpus, celle-ci est
la seule où le nom de l’auteur en tant que citoyen et en tant qu’individu extérieur au processus
artistique est écrit et clairement défini verbalement (« j’m’appelle ») ; une fois de plus, la
frontière entre le rap et le réel, bien qu’elle soit évidente pour l’auditeur averti, est remise en
cause par le locuteur.
Et cet effacement de la fiction permet de traiter une thématique proche de la condition
du personnage non pas en tant que rappeur mais en tant que citoyen parisien et surtout
français. Ce changement d’échelle s’oppose à la dimension locale dont nous déjà avons
largement parlé, et vient appuyer les problématiques d’aspiration à une intégration plus large
de l’individu. Il est régi par l’adversatif « malgré que », qui code une difficulté n’ayant pourtant
pas empêché la réalisation du procédé le précédant. Autrement dit, le fait qu’il s’appelle
« Mehdi El Attar » n’empêche pas son amour pour la France, mais nécessite tout de même
d’être mentionné en rapport avec ce dernier ; il renvoie à des discriminations raciales fondées
sur ce même nom. En donnant son patronyme complet et non son pseudonyme, le Jeune LC
parle de son intégration d’un point de vue presque autobiographique, et sous-entend que ce
sont des autres qui tentent de la bloquer sans l’empêcher.
Par ailleurs, l’identité de ces autres tend à se préciser dans le vers suivant. Ils existent
grammaticalement grâ ce au possessif « Leur » qui ne les rend pas directement présents, mais
seulement à travers « Leur version de l’Histoire », comme une élite inatteignable voire
invisible (à l’inverse, par exemple, d’un *j’ai du mal à les croire). Le rappeur réfute ici cette
« version de l’Histoire » et adopte une position très fermement anti-élitiste faisant même écho
à un certain complotisme auquel nous ne le réduirons pas toutefois. Ces deux vers, agissant
conjointement, traduisent une intégration à « la France » se faisant « malgré » une
discrimination, ici raciale, perçue davantage par la personne que par l’auteur, et également
« malgré » un anti-élitisme s’opposant à des enseignements communs à tous ; anti-élitisme
qui, cependant, le veut se rapprocher des gens (que cela fonctionne ou non).
3.2.3 – S’intégrer à d’un espace en s’opposant à un autre : le cas des américanismes et de leurs
traductions.
Ce qui va le plus intégrer le Jeune LC à cet espace national qu’est la France, c’est
finalement la langue française ; qui est par ailleurs avantageusement l’objet d’étude principal
de cet écrit. En effet, si un élément peut être entièrement extrait chez le Jeune LC de sa
marginalité, c’est bien sa langue en tant que telle. Elle est singulière et portée vers l’avenir,
mais, en dehors des toponymes, ne se situe pas grammaticalement et lexicalement dans une
démarche locale ou même régionaliste. Certains éléments peuvent être considérés comme
sociolectaux (exemple : « c’est le tier-quar ») mais ne se limitent en aucun cas à Paris et ses
alentours ; au contraire, il peuvent être compris sans restriction sur l’espace français et même
francophone. Le Jeune LC, dans la langue qu’il emploie, est un rappeur francophone, sans
aucune nuance à exprimer vis-à -vis de ce titre.
De plus, il fait même partie des francophones les plus assidus au sein de cet espace
discursif qu’est le rap francophone. On ne trouve effectivement au sein de ses chansons que de
très rares occurrences de mots anglophones82, appartenant pourtant à la langue d’origine du
rap et encore présente dans de nombreux termes utilisés dans le rap francophone. On peut
citer en contre exemple des rappeurs comme Hamza dont presque chaque vers comporte des
mots et des structures anglais, ou encore Ateyaba qui, en guise de cadrage interprétatif, n’a
donné aucun titre francophone aux 19 morceaux de la version d’origine d’Uiltraviolet83. Même
des paroliers reconnus comme Kery James ou Lino utilisent encore, rarement mais
récemment, des termes comme « high level » ou « prime time »84 tirés d’un vocabulaire
anglophone et d’un certain imaginaire américain, avec cependant toute la dérision que l’on
peut y voir également.
Chez le Jeune LC, ces emplois de mots anglais sont rarissimes. Pourtant nous avons déjà
évoqué ses influences dans le rap dont une moitié est constituée d’artistes américains, dont il
ne manque pas de citer les pseudonymes dans certains de ses textes (« J’écoute du Master P »
dans « Paris Nord ») ; et ces influences américaines sont constituées de références lexicales,
qui se retrouvent effectivement chez notre rappeur. Pourtant, il ne fond dans sa langue aucun
mot anglais. L’opération qu’il met en place est celle d’une conversion rigoureuse (s’achevant
parfois d’ailleurs sur de fortes singularités) des expressions et des mots. Cela donne parfois
82 Nous ne comptabiliserons pas les emprunts comme des mots anglophones. Un verbe comme rider (tiré de ride en
anglais), par exemple, grâce, entre autres, à la morphologie verbale à travers laquelle il est employé, est pleinement
dit et compris comme un verbe français, d’un point de vue synchronique.
83 Voir la tracklist d’origine de l’album Ultraviolet d’Ateyaba sur Genius.
84 Kery James, Lino & Youssoupha - « Musique nègre » dans Mouhammad Alix, Suther Kane, 94 Side Prod, Musicast,
2016.
des expressions et des emplois similaires à la langue anglaise, mais convertis (plus que
traduits) en langue française. Ce procédé donne ainsi des expressions comme « REP » (au lieu
de *RIP) dans « Paris Nord », qui, même si Repose en paix est courant en langue française, sa
siglaison est caractéristique de ce type d’emploi en écho à la langue anglaise. Il lui donne
également, et c’est là un élément essentiel du cadrage se faisant autour de l’univers de l’artiste,
le pseudonyme de « Jeune LC », en relation avec le traditionnel Young présent chez de très
nombreux rappeurs américains (Young MC, Young Thug et certainement des centaines
d’autres) et positionné également à l’avant du nom.
On retrouve aussi l’expression Rouler avec ou « j’roule avec » (« Pétasse »), venue
de ride with, où le sens de rouler avec ne signifie pas être en compagnie de quelqu’un dans un
même véhicule mais bien traîner avec, être proche de où même se ranger auprès de. Cet
affaiblissement du sens de rouler est ici dû à une conversion depuis l’anglais américain, et
notamment depuis l’anglais du rap américain, au sein duquel ride with a également ce sens.
Enfin, le titre « 48 barres », au lieu de s’appeler *48 mesures, est nommé ainsi. Pourtant
en France et dans le rap français, cette unité musicale est appelée couramment mesure ; ici,
elle est appelé barre en référence à son équivalent anglophone : bar. Le fait de dire barre au
lieu de mesure est ici, une fois de plus, une manière de s’approprier des références
anglophones tout en restant dans une langue purement française, dont certaines étrangetés
sont expliquées ainsi. En traduisant lui-même et non selon des codées pré-établis des termes
venus de la musique américaine, le Jeune LC fait intègre sa manière d’être américaine dans un
cadre francophone ; il valorise la langue française en y cherchant les mots se rapprochant le
plus d’un style américain dont il semble friand. Il s’intègre à l’espace francophone en
s’opposant à un parler anglophone omniprésent dans le rap français.
Cette manière d’être et de rapper issue d’une culture très américaine voulant de lui
qu’il singularise son territoire et son identité est ainsi nuancée par le Jeune LC qui, malgré un
rapport à la France problématique, ne manque pas de faire valoir au sein de ses textes une
langue purement française et pouvant être élargie à l’échelle de la francophonie dans son
ensemble. Cela lui permet, en tant qu’opération finale du rap dont il est à propos, de parler à
un énonciataire plus large et de l’inclure dans la marge qu’il représente malgré tout.
Le Jeune LC joue ainsi à la fois sur des éléments particularisant son identité et sa
géographie et sur des généralités parfois assez vagues quant à ceux à qui elles s’adressent et
permettant une identification plus globale de ces derniers. La dualité entre influences
américaines et françaises se ressent ainsi d’une part dans une singularité marginale qu’il
souhaite conserver et d’autre part dans une volonté très nette d’intégration voire de
domination et de centralisation de la part du personnage énonçant. Son rapport aux autres,
difficile à comprendre car parfois contradictoire, l’illustre comme un personnage qui, bloqué
dans les paradoxes qui se construisent autour de lui, connaît des difficultés à n’avoir qu’une
seule vision de ces derniers et qu’une seule attitude face à eux.
Conclusion :
Notre étude aura donc servi à montrer comment un rappeur peu écouté du grand
public et marginalisé des communautés discursives centrales formées au sein du rap français
fait de cette mise à l’écart un élément de son style. Volontairement placé en arrière plan de cet
espace artistique qu’est le rap francophone, le Jeune LC se sert de cette position pour
construire un personnage inscrit dans un univers dont, puisqu’il s’y confronte encore
quotidiennement, il peut mettre en place une représentation authentique. Nous aurons
également pu apercevoir des paradoxes quant à cette manière de procéder ; paradoxes qui,
par ailleurs, se sont, nous le concédons, manifestés plus tô t que prévu au sein de notre
rédaction, tant ils étaient omniprésents dans les textes du corpus. En effet, le rappeur dont il
est question utilise véritablement cette marginalisation afin de s’intégrer, afin que son
authenticité, validée par certains médias et certains acteurs du rap, lui servent finalement à y
avoir une place respectée par les autres. La marginalisation apparente du personnage se
retrouve ainsi face à une représentation de la vie parisienne dans la multitude d’acteurs
qu’elle met en scène, dans « la vertu et le vice » (« Paris Nord ») qui la composent. Le Jeune LC
fond dans la singularisation de son territoire des éléments génériques et souvent
caractéristiques d’une intégration aux masses les plus actives (« j’traine dans toutes les rées-
soi » (« Paris Nord »)). Et cette intégration favorisée par la marginalisation est le moyen pour
le rappeur de faire rayonner son territoire particulier, de le situer, le temps d’un morceau
(voire d’un couplet), au dessus des autres. Cela permet de représenter dans tous les sens du
terme, face à ceux qui le connaissent, ceux qui le reconnaissent et même face à ceux qui ne le
connaissent pas, un espace géographie dans une perspective marginale, portée par
l’authenticité d’un énonciateur revendiquant son indépendance ; indépendance qui, si elle
veut être perçue par les autres, doit passer par des concessions, notamment quant à la forme
que prennent les morceaux et quant aux thèmes abordés dans les textes. L’espace discursif du
Jeune LC se situe ainsi entre une revendication d’authenticité et une nécessaire
institutionnalisation de plus en plus essentielle avec la démocratisation du rap francophone.
Le rappeur existe donc en relation étroite avec les autres rappeurs desquels il est proche, de
médias spécialisés qui le connaissent, et surtout de ceux qui l’écoutent, des allocutaires, qui,
en un sens, sont omniprésent dans l’univers discursif et géographique qu’il représente.
L’analyse du corpus à travers les théories de D. Maingueneau et sa conception de la
notion de paratopie nous aura permis de l’analyser à la fois dans ses intérêts discursifs et
géographiques. Cela nous aura permis de comprendre en quoi cette difficulté – à plusieurs
échelles – à appartenir à une constitution est la cause des paradoxes relevés au sein des textes
du rappeur et de la représentation qu’il fait de l’espace dans lequel il s’inscrit. Le fait que le
Jeune LC n’appartienne à aucune véritable institution dans un rap français où le passage par
un label et une certaine structuration est quasi-obligatoire est un indice de sa marginalité ;
cependant, sa proximité avec le label Bon Gamin et l’intérêt que portent pour lui des médias
officiels montrent en quoi la constitution est, en amont et en aval de son œuvre, officieuse.
Nos recherches auront ainsi montré qu’une marginalisation apparente, lorsqu’elle est
énoncée haut et fort, traduit sans même la cacher une volonté d’intégration finalement assez
évidente. Elles auront permis de comprendre que, au sein de cet espace discursif qu’est le rap
francophone, même l’amateurisme s’inscrit dans une volonté d’être entendu, de partager
quelque chose avec les autres. Chez le Jeune LC, cette chose partagée est certes constituée d’un
territoire singulier comme c’est le cas chez de nombreux rappeurs, mais également d’un
bagage langagier aux influences nombreuses et porté vers l’avenir de la langue rappée (et
peut-être de la langue commune), chose qu’une liste finalement assez restreinte de rappeurs
francophones peuvent revendiquer.
Remerciements :
Bibliographie :
Ouvrages :
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- J.-L. Diaz – L’écrivain imaginaire. Scénographies auctoriales à l’époque romantique, Paris, Honoré
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- J. Dü rrenmatt – Stylistique de la poésie, Paris, Belin éducation, 2005.
- G. Genette – Figures III, Paris, Le Seuil, 1972.
- G. Genette – Métalepse. De la figure à la fiction, Paris, Le Seuil, 2004.
- P. Grandjean – Construction identitaire et espace, Paris, L’Harmattan, 2009.
- D. Maingueneau – Le Discours littéraire : Paratopie et scène d’énonciation, Malakoff, Armand Colin,
2004.
- D. Maingueneau – Trouver sa place dans le champ littéraire : Paratopie et création, Paris, L’Harmattan,
2016.
Articles :
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- P. Bourdieu - « Le champ littéraire », dans Actes de la Recherche en Sciences Sociales, Le champ
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- R. Barthes – « L’effet de réel » dans Recherches sémiologiques : Le vraisemblable, Communications n°11,
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- A. Bulteau – « Il faut absolument écouter Jeune LC, le plus beau fantô me du rap parisien », article pour
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- M. Delcourt – « Jeune LC est-il le rappeur le plus sous-estimé de Paris ? », article paru sur le site de
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- S. Guillard – « « Getting the city on lock » : imaginaires géographiques et stratégies d’authentification
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- S. Guillard & M. Sonnette - « Légitimité et authenticité du hip-hop : rapports sociaux, espaces et
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- Flexx – « Jeune LC – Face à face : Sa vision de la musique, le collectif Bon Gamin, l’entrepreneuriat »,
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- D. Maingueneau - « Le recours à l’ethos dans l’analyse du discours littéraire », Posture d’auteurs ; du
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Maingueneau, Revue d’histoire littéraire de la France, 117e année, n°1, Classiques Garnier, 2017.
- H. Nolke – « Ne...pas : Négation descriptive ou polémique ? Contraintes formelles sur son
interprétation », dans Langue Française, n°94, Larousse, 1992.
- S. Porhiel - « Au sujet de et à propos de – Une analyse lexicographique, discursive et linguistique »,
dans Travaux de Linguistique n°42-43, 2001.
- S. Prévost - « A propos de X / à ce propos / à propos : évolution du XIVe au XVIe siècle », dans Langue
Française n°156, 2007.
- F. Woerther – « Aux origines de la notion rhétorique d’èthos », dans Revue des études grecques, Tome
118, Les Belles Lettres, 2005.
Autres œuvres complé mentaires mentionnées :