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Québec, Canada
iii
Abstract
We continue talking about Hebertien works because of their originality In this paper, we
are focusing on her first masterwork in prose. The Torrent (1950) broke with the traditional
forms of the French-Canadian literary panorama on different levels, producing a profound
mutation in sensibility, focusing henceforth on the internal world. This analysis is
interested in colour, a phenomenon anchored in the perception of François Perrault, the
main character of the story. The study of perception will be carried out by a semiotic of
presence because « to perceive » implies, according to Fontanille, to recognize a presence
in relationship to our own. We will try to demonstrate, later, how a sensory phenomenon, in
a condensed form, is connected with the somatic.
v
Table des matières
Résumé.................................................................................................................................. III
Abstract .................................................................................................................................. V
Dédicace............................................................................................................................... IX
Remerciements..................................................................................................................... XI
vii
2.2 Figurativité ..................................................................................................................... 33
Conclusion ............................................................................................................................ 89
Bibliographie ........................................................................................................................ 95
viii
Dédicace
ix
Remerciements
Je tiens à remercier aussi mon amie, Elia Espinosa qui a été à l’origine de ce projet et dont
l’aide inconditionnelle m’a toujours soutenue. T’es grande!
Merci encore à mes parents dont la solidité de leur amour m’inspire et me fait remercier la
vie que j’ai.
Nadia : comment oublier la délicatesse de tes mots, leurs justesse… Vive la poésie!
Merci, merci à ceux que je n’oublierai jamais : Olga, Rabea, Steph, Aurore, Micheline,
Pierre et ma chère Madame D’Amours.
xi
Introduction générale
Je propose à chacun l’ouverture des trappes intérieures, un voyage dans l’épaisseur des choses […] une
subversion comparable à celle qu’opère la charrue ou la pelle, lorsque, tout à coup et pour la première
fois, sont mises à jour des millions de parcelles, de paillettes, de racines, de vers et de petites bêtes
jusqu’alors enfouies. Ô ressources infinies de l’épaisseur des choses, rendues par les ressources
infinies de l’épaisseur sémantique des mots1!
Cette voie, dans ce qu’elle comporte de terrestre, est précieuse dans la mesure où le drame
du « Torrent » nous serait en partie incompréhensible, si l’on ne prenait pas des dimensions
lilliputiennes pour voir à travers les yeux du personnage principal, François Perrault, dont
le regard fait coexister l’infiniment petit et l’immensité cosmique. Cette tension de
l’imagination matérielle de François Perrault, pour parler en termes bachelardiens, essaie
de saisir la profondeur cachée des objets. Dans cet effort, le personnage est frappé par la
dureté de la matière.
Si nous insistons d’emblée sur cette résistance de la matière, sur les objets petits et
durs, c’est que notre travail est une réflexion sur l’intime : les « buttons durs2 » des champs,
les pupilles, le corps courbé de François devant une éventuelle punition de
Claudine jusqu’aux pierres minuscules qui couvrent le fond limoneux du torrent sont autant
de manières de dire la compression. Ce terme est d’importance. Comment ne pas évoquer le
« gros nœud de ferraille où toutes les clefs du monde semblaient s’être donné rendez-
vous. » (T : 31) Ici, le mot « nœud » parle en faveur d’un imaginaire de l’intime scellé par
1
Francis Ponge cité par Bachelard, La terre et les rêveries du repos, Paris, José Corti, 1974, p. 12.
2
Anne Hébert, « Le Torrent », dans Le Torrent, Montréal, Bibliothèque québécoise, 2006, p. 22. Désormais,
les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la seule mention T—suivie du numéro de
la page.
1
la violence. Le corps y tient une part importante. L’isotopie de l’œil, organe qui reproduit
dans sa configuration « l’immensité intime des petites choses3 », joue un rôle capital dans
le récit qui nous occupe, car en traduisant une volonté de regarder, l’œil dévoile, comme le
suggère Bachelard, une perspective du caché, une perspective des ténèbres intérieures de la
matière.
a) Description du sujet
Puisque la couleur est une donnée culturelle en étroite relation avec la société
d’une époque, force nous est de faire mention, si succincte soit-elle, des conditions qui ont
contribué à la configuration de ce phénomène pour ensuite comprendre son utilisation dans
« Le Torrent ».
3
Bachelard, op.cit., p. 14.
4
Ibid., p. 13.
5
Ibid., p. 14.
6
Ibid., p. 35.
et l’esprit de rupture. Produit de son époque et continuateur de l’évolution, « Le Torrent »
fait éclater les formes traditionnelles qui étouffaient les lettres québécoises. En effet, ce
récit produit une mutation dans le foyer perceptif du personnage central qui développera
une vision sombre du monde, particulièrement perceptible dans l’usage d’une gamme
restreinte à cinq couleurs : blanc, noir, rouge, bleu et jaune. Ce langage précaire, signe
d’une vision défectueuse, prend comme support la forme extérieure d’un corps tourmenté.
On arrive ainsi à un premier constat : dans « Le Torrent », la couleur est avant tout
matérielle.
Puisque la couleur peut être analysée comme une donnée extérieure, elle sera
traitée aussi comme le résultat d’une violence exercée sur le corps. En effet, comme le
rappelle Anne Hébert elle-même : « Mes personnages traduisent physiquement leur douleur
[…] La révolte est tellement obscure, tellement forte, que c’est le corps qui la prend7 ».
Dans « Le Torrent », vu que le corps est marginalisé jusqu’à la compression à cause de son
exubérance et de ses couleurs qui évoquent les plaisirs de la chair, le corps en colère
instaure une haine qui circule comme le sang dans le corps. Et là, dans cette épaisseur du
liquide vital, ont lieu des dissolutions et des irradiations qui rendent compte des forces
originelles et tragiques qui sont le propre du somatique.
7
Anne Hébert citée par Paule Lebrun, « Je ne suis en colère que lorsque j’écris », Châtelaine, vol. 17, no 11,
novembre 1976, p. 42, dans Daniel Marcheix, Le mal d’origine : temps et identité dans l’œuvre romanesque
d’Anne Hébert : essai, Québec, L’instant même, 2005, p. 437.
3
Pour unifier ces deux directions, la couleur sera abordée comme un discours
perceptif qui prend en considération la notion du corps sentant dans sa configuration
passionnelle.
b) État de la question
Pour leur part, les réflexions de Daniel Marcheix sur le corps ont permis de
comprendre la couleur comme un phénomène perceptif soumis à des distorsions produites
par son ancrage dans le corporel. Dans Le mal d’origine : temps et identité dans l’œuvre
romanesque d’Anne Hébert, Marcheix s’arrête déjà sur la notion de perception. Mais c’est
dans Les incertitudes de la présence : identités narratives et expérience sensible dans la
littérature contemporaine de langue française. Algérie-France-Québec que l’interaction
entre perception et corps trouve une solution grâce à la médiation de la notion de
« présence ». Notre problématique est aussi attentive à l’énonciation, miroir du « mode et
[du] sentiment d’existence des sujets8 ».
8
Daniel Marcheix, op. cit., p. 18.
5
c) Méthodologie et démarche critique
Notre premier chapitre est bâti en suivant la structure bipartite du récit proposée
par Anne Hébert. Cette organisation offre l’avantage de mieux distinguer les particularités
du narrateur dans chacune des deux grandes sections qui composent le récit. Puisque toute
narration repose sur une temporalité, nous verrons que cette structuration accentue
l’articulation narration-temps dont la conséquence la plus immédiate est de signaler la
nature cyclique d’un temps qui pulvérise les efforts du personnage de se forger, comme
l’indique Marcheix, une identité. Ce temps, qui est celui de la remémoration, établit « un
hiatus entre l’apparence du monde réel et son apparaître, sa saisie impressive10 ». C’est
cette distance entre le monde et le regard que nous chercherons à explorer à travers
l’examen de la focalisation, notion forgée par Genette et précisée par les travaux de Mieke
Bal (Narratologie, 1977) et Pierre Vitoux (« Le Jeu de la focalisation », 1982 ; « Notes sur
la focalisation dans le roman autobiographique », 1984; « Focalisation, point de vue,
perspective », 1988).
L’analyse narratologique sera complétée, dans notre deuxième chapitre, par une
sémiotique de « deuxième génération11 » inspirée des réflexions de Jean-Claude Coquet (La
9
Daniel Marcheix, Les incertitudes de la présence : identités narratives et expérience sensible dans la
littérature contemporaine de langue française : Algérie-France-Québec, Bern, Peter Lang, 2010, p. 1.
10
Ibid., p. 48.
11
Le terme est emprunté à Daniel Marcheix, op. cit., p. 21.
Quête du sens) dont l’héritage merleaupontien transparaît notamment dans la notion de
perception et dans « la manière perspectiviste qu’a la réflexion de Merleau-Ponty de penser
la perception12 ». Cette remarque sera capitale dans notre analyse, car elle ouvre les voies
d’accès au somatique qui participe, à travers le regard, à la construction de la signification.
Par ailleurs, puisque la perception n’est pas exclusive au regard, mais fait participer tout le
corps dans la mesure où elle loge dans le somatique, nous ferons intervenir le corps et, plus
particulièrement, le corps sentant. À ce stade de notre analyse, nous allons avoir recours à
la distinction entre le figuratif et le thématique telle que proposée par Greimas. Notre
intention ici consiste, dans un premier temps, à expliquer le figuratif qui renvoie à une
réalité perceptible (le corps). Dans un deuxième moment, et une fois dépassé l’écran du
figuratif, nous aurons accès à une réalité plus abstraite : c’est alors qu’on parlera du thème
du corps en rapport avec la couleur. Nous avons décidé d’entamer notre analyse du figuratif
en prenant en considération quatre parties du corps (main, front, cheveux et dents) choisies
en fonction de leur rapport avec la couleur. Comme nous aurons l’occasion de le montrer,
ces parties traduisent la relation entre Soi et l’Autre. Cette relation marquée par la
disjonction renvoie à la fragmentation du corps. Ces fragments seront regroupés par paires
dont l’intérêt consiste à voir de plus près la désagrégation ayant lieu à l’intérieur du foyer
perceptif. Dynamisées à l’intérieur du carré sémiotique, ces paires contrastées recèlent des
oppositions thématiques que nous cherchons à élucider afin de comprendre comment le
corps (coloré) contribue à l’articulation du sens.
12
Ibid., p. 19. (Souligné dans le texte).
7
à pouvoir saisir les significations et les valeurs des représentations du monde sensible.
Autrement dit, nous prenons le corps comme support figuratif de la couleur, comprise ici
non seulement comme une pure réalité sensible, mais aussi une donnée abstraite, investie
de signification. Puisque la couleur est au carrefour de bouleversements socioculturels,
historiques et artistiques, nous amorcerons notre troisième chapitre par une brève
présentation des événements les plus marquants qui ont contribué à la configuration de la
couleur dans l’imaginaire hébertien. Ce bref rappel mettra en évidence les cinq couleurs qui
dirigent notre recherche (blanc, noir, rouge, bleu et jaune). À ce stade de notre travail, il
faut rappeler au lecteur que nous cherchons à décrire la couleur. Pour y arriver, nous nous
sommes inspirée des travaux de Philippe Hamon sur le descriptif. Voilà pourquoi nous
avons conçu un système de relations des couleurs, seul capable, nous le croyons, de rendre
compte de significations qui sont en jeu dans « Le Torrent ». Cette dernière partie du travail
est bâtie sur un système bipartite dont l’objectif consiste à dégager la signification sous-
jacente à la tension des éléments. Ce système se présente comme suit : noir vs blanc, noir
vs rouge, noir vs bleu, noir vs jaune.
« […] cette douleur de l’être intimement froissé, serré dans son intimité […] »
Bachelard : 2005
1.1 Introduction
Le Torrent fait partie des œuvres de jeunesse qui « contiennent vraiment en nœud, en nœud
fermé, tout ce qui va se développer par la suite13 » chez Anne Hébert. La nouvelle éponyme
trouve dans cette forme narrative un moyen de capter, avec une puissance expressive et un
esprit synthétique, une portion de l’univers du sensible : la couleur, dont les rares
apparitions contrastent avec la haute fréquence à laquelle nous a habitués la production
poétique hébertienne. Nous pensons notamment aux Songes en équilibre (1942) et au
Tombeau de rois (1953).
13
Anne Hébert [« Fragile et grande Anne Hébert », dans Le Devoir, 23 mai 1992, p. D-1] citée par Lise
Gauvin, « Les nouvelles du Torrent, un art d’échos » dans Anne Hébert, parcours d’une œuvre : colloque de
Paris III et Paris IV-Sorbonne, Montréal, L’Hexagone, 1997, p. 222.
brutalité rend sourd son fils, geste qui dévoile une haine d’elle-même et donc de son corps.
Condamné à l’espace restreint de soi, parce que sourd, François plongera dans une réalité
altérée, mais intérieure et riche en sensations colorées.
14
Daniel Marcheix, « Le masculin chez Hector de Saint-Denys Garneau et Anne Hébert : de l’impuissance du
regard à la perte de soi », dans Nathalie Watteyne [dir.], Filiations : Anne Hébert et Saint-Denys Garneau,
Ville Saint-Laurent, Fides (Cahiers Anne Hébert), n0 7, 2007, p.102.
15
Michel Lord, « La forme narrative brève : genre fixe ou genre flou? Prolégomènes à un projet de recherche
sur la pratique québécoise », dans La Nouvelle : écriture (s) et lecture (s), Toronto, Éd. du GREF (Dont
actes), n0 10, 1993, p. 55.
11
narrateur et plus particulièrement son foyer perceptif, nous avons respecté la division
bipartite du récit telle que conçue par l’auteure. Nous commencerons donc par caractériser
le narrateur dans la première partie du récit.
Cette citation nous est précieuse dans la mesure où elle aide, du moins en principe, à
dissiper l’ambiguïté qui pèse sur « Le Torrent », récit à la première personne. En effet,
dans la première partie du récit, racontée au passé, le narrateur plonge le lecteur dans une
narration homodiégétique ultérieure : le narrateur se remémore son enfance à laquelle il
assiste en qualité de témoin16. Cet écart temporel aide à distinguer le je narrateur du je
personnage qui théoriquement relèvent de niveaux narratifs différents. François Perrault
est, en effet, extradiégétique comme narrateur, mais intradiégétique comme personnage.
« Le Torrent » ressemble, par ailleurs, à ce que Dorrit Cohn qualifie, dans La
Transparence intérieure, de psychorécit17 voulant indiquer par là que le narrateur assume
16
Ce que nous voulons souligner avec ce terme, c’est que François en tant que narrateur est témoin de sa
propre histoire. Par sa condition de narrateur, il ne peut participer activement à l’histoire qu’il raconte.
D’autre part, en tant que personnage, il est aussi témoin. Cette annulation de toute participation active de la
part du personnage est soulignée par des phrases comme : « ma présence immobile et cachée », mais aussi par
une distribution spatiale qui situe le personnage dans des endroits qui entraînent ce qui deviendra, par la suite,
une condition passive : « Voir de près et en détail une figure humaine. Je cherchais à examiner ma mère à la
dérobée ». Anne Hébert, « Le Torrent », p. 22 et 34.
17
Il est important de s’arrêter à la notion de psychorécit. Au dire de Cohn, ce type de récit « désigne la
supériorité du narrateur, dans la connaissance de la vie intérieure du personnage comme dans les capacités
requises pour la décrire et l’apprécier. Dans une certaine mesure tout psychorécit suppose cette supériorité,
même dans les cas où l’accord des deux consciences, celle du narrateur et celle du personnage, est plus étroit.
Mais plus forte est la présence du narrateur, plus exclusifs deviennent ses privilèges cognitifs. Et cette
prérogative en matière de connaissance lui permet de mettre en évidence certaines dimensions du personnage
de fiction que ce dernier préfère ne pas révéler, ou n’est pas en mesure de le faire. » Plus loin, elle ajoute une
précision qu’on ne saurait contourner : « Deux directions […] sont particulièrement importantes, conduisant
l’une à l’exploration des profondeurs psychiques, l’autre à l’expression de jugements de valeur. La dissonance
la narration afin de rendre compte de la vie intérieure que le personnage n’a pas
nécessairement verbalisée. Ces pensées qui ne trouvent pas une manifestation externe sont,
dans la première partie du « Torrent », racontées au passé. La présence de ce temps verbal
est propre au monologue remémoratif. « Le Torrent » garde, en effet, des caractéristiques
propres à ce type de monologue dans le sens où la mémoire est le centre organisateur du
récit. Cette forme de récit rétrospectif est « de toutes les variantes du monologue autonome
celle qui est la plus proche de l’autobiographie18 ». Cette affirmation nous invite à traiter la
première partie du « Torrent » comme un récit autobiographique puisqu’« un locuteur
solitaire se rappelle son propre passé, et se le raconte, suivant l’ordre de la chronologie19 »
étant entendu qu’il s’agit du récit autobiographique d’un être de fiction.
entre narrateur et personnage est particulièrement significative quand il s’agit de rendre compte de niveaux de
conscience que la subjectivité du personnage n’est pas en mesure de verbaliser clairement. » « Le Torrent »
s’ajuste à cette dernière précision. (cf. Dorrit Cohn, La transparence intérieure : modes de représentation de
la vie psychique dans le roman, Paris, Éditions du Seuil (Poétique), 1981, p. 45-46).
18
Ibid., p. 211.
19
Ibid., p. 208.
13
montre bien la position chronologiquement ultérieure du narrateur et donc sa distance face
aux événements racontés : « Il y avait bien une autre raison que je n’ai découverte que
beaucoup plus tard » (T : 21). Cette distance met en relief le savoir du narrateur, d’autant
plus évident que des phrases juxtaposées créent un contraste avec le magma des sensations
dans lequel est plongé le personnage : « […] je sentais confusément qu’elle se dominait
avec peine. Dans la suite, j’ai compris qu’elle agissait ainsi par discipline envers elle » (T :
21) (nous soulignons.) Le narrateur a ainsi une supériorité dans l’ordre de la connaissance
sur l’enfant qu’il était. Cette dissonance20 avec le personnage n’est pas toutefois définitive.
Certains passages dévoilent une incapacité du narrateur à s’écarter complètement du moi de
l’action. La consonance21 menace alors la stabilité du récit dans la première partie. Cette
situation, nous pouvons l’analyser en faisant appel au monologue auto-narrativisé. En effet,
le contact entre deux consciences trouve sa réalisation dans ce que Dorrit Cohn a identifié
comme monologue auto-narrativisé, défini comme suit :
Le rapport qui existe entre le moi narrateur et le moi de l’action dans le monologue auto-
narrativisé correspond exactement à celui qui s’établit entre le narrateur et son personnage dans
un roman à focalisation interne : le narrateur s’identifie momentanément avec son moi de jadis,
renonçant à l’avantage que lui donne la distanciation temporelle et à ses privilèges dans l’ordre
de la connaissance, pour retrouver les perplexités et les hésitations qui étaient les siennes dans
le feu de l’action22.
20
« La dissonance désigne la relation entre personnage et narrateur dans une situation narrative dominée par
le narrateur. Celui-ci semble toujours “en savoir plus long”». Dorrit Cohn [La transparence intérieure […],
op. cit., p. 42] citée par Christian Angelet et Jan Herman, « Narratologie » dans Maurice Delcroix et Fernand
Hallyn [dir.], Introduction aux études littéraires : méthode du texte, Gembloux, Duculot, 1980, p. 180. Le
soulignement vient de l’original.
21
« La consonance, elle, est caractéristique d’une situation dominée par le personnage : le narrateur se laisse
absorber par ce dernier », id.
22
Dorrit Cohn, La transparence intérieure […], op. cit., p. 191-192.
découvrir? » (T : 23) (nous soulignons.) Dans cette phrase, on distingue encore le narrateur
du personnage, mais celui-ci commence à gagner du terrain par l’entremise du verbe
« imaginer » ainsi que par le terme « cortège » qui renvoie à l’imaginaire enfantin. Si la
séquence interrogative traduit le malaise du personnage, le trouble va atteindre François-
narrateur dont les réponses, en effet, rendent compte d’une incapacité à interpréter les
signes : « Sur ce sol-là s’étaient posés des pas autres que les miens ou ceux de ma mère.
Qu’étaient devenus ces pas? Où se dirigeaient-ils? Pas une empreinte. La route devait
certainement être morte. » (T : 23)
23
Dorrit Cohn, La transparence intérieure […], op. cit., p. 181.
15
Qu’est-ce que le présent? Je sens sur mes mains la fraîcheur tiède, attardée, du soleil de mars. Je
crois au présent. Puis, je lève les yeux, j’aperçois la porte ouverte de l’étable. Je sais le sang, là,
une femme étendue et les stigmates de la mort et de la rage sur elle. C’est aussi présent à mon
regard que le soleil de mars. Aussi vrai que la première vision d’il y a quinze ou vingt ans.
Cette image dense me pourrit le soleil dans les mains. La touche limpide de la lumière est gâtée
à jamais pour moi. (T : 38)
Dans son analyse des récits à consonance marquée, Dorrit Cohn explique ce phénomène
comme résultat d’une alternance entre le passé et le présent :
Lorsque [l’auteur de La Faim] Hamsun passe du passé au présent […] il s’agit d’un présent
dont la valeur est toute différente ; non pas un « vrai » présent, faisant référence au hic et nunc
du locuteur, mais un présent historique qui fait référence au même passé que l’imparfait utilisé
par ailleurs. L’aisance avec laquelle ce présent historique alterne avec le passé historique plus
habituel montre à quel degré de consonance Hamsun parvient dans ce texte : il évoque le passé
comme s’il était présent, quel que soit le temps grammatical qu’il emploie 24.
Le « Je » est ici à la fois signe d’intériorité (héros) et signe d’extériorité (le « il » habituel du
narrateur); et c’est le « je » intérieur qui filtre tout ce que pourrait nous révéler le « je »
extérieur (narrateur). Cela crée une tension que l’irréductible ambiguïté ne fait qu’accentuer. Il
y a le François qui veut avouer son crime, qui se cherche et le François qui censure, qui a peur
du châtiment, et de la révélation, celui qui est interrogé par l’enquêteur 25.
Un exemple clair de cette primauté du moi personnage peut être repéré dans la
marche qui est geste extérieur, mais en même temps, qui retrace un mouvement intérieur.
Expliquons-nous. Seul survivant d’un monde ruiné, le narrateur va développer un parcours
« autoréférentiel ». Les guillemets ici sont importants. Nous avions précédemment indiqué
que l’une des caractéristiques du narrateur dans cette deuxième partie du récit est la perte
de référents. Lorsque François laisse son corps supplanter la raison et la logique et dès qu’il
est soumis aux variations somatiques notamment lors de sa rencontre avec Amica, s’installe
24
Id.
25
Michèle Doray, « Le torrent ou le mythe devenu roman », mémoire de maîtrise, Montréal, McGill
University, 1973, [en ligne]. http://digitool.Library.McGill.CA:80/R/-?func=dbin-jump-full&object_id=515
66&silo_library=GEN01[Site consulté le 27 mai 2011].
une dynamique passionnelle d’attraction et de répulsion. Dans le geste de la marche, ceci se
manifeste respectivement par des avancées et des reculs.
Je n’ai pas de point de repère. Aucune horloge ne marque mes heures. Aucun calendrier ne
compte mes années. Je suis dissous dans le temps. Règlements, discipline, entraves rigides, tout
est par terre. Le nom de Dieu est sec et s’effrite […] Je marche sur des débris. (T : 37)
26
« Le troisième type, au contraire (narration simultanée), est en principe le plus simple, puisque la
coïncidence rigoureuse de l’histoire et de la narration élimine toute espèce d’interférence et de jeu temporel. »
Gérard Genette, Figures III, Paris, Éd. du Seuil (Poétique), 1972, p. 230-231.
17
pour le rapprocher de l’animal. La marche physique est, en réalité, une marche qui reflète la
perte de la condition humaine.
Je marche dans l’eau. Je suis si faible que je me trouve obligé de m’arrêter à chaque pas. (T :
51)
Je possède donc la certitude que je ne conserve aucune maîtrise sur ma voix. Je ne sais si je
parle haut ou si je continue mon monologue intérieur […] Je n’ai pas la force de me lever. (T :
52)
27
René Rivara, La langue du récit. Introduction à la narratologie énonciative, Paris, L’Harmattan
(Sémantiques), 2005, p. 159. (Souligné dans le texte).
récit. Cette observation invite à convoquer la théorie de la focalisation de Pierre Vitoux
avec l’objectif de mieux distinguer entre narrateur et personnage dans cette partie du récit.
Dans Figures III, Genette fait la distinction entre diégésis et mimésis. Le couple
présente un inconvénient lorsqu’il est transposé à l’étude du récit. En effet, la nature du
récit est de « raconter » (diégésis), non pas d’« imiter » (mimésis). Même des éléments
verbaux tels que les monologues — comme celui du « Torrent » par exemple — sont, selon
Genette, des représentations de discours incluses dans le récit. Genette juge donc nécessaire
de remplacer le couple diégésis/mimésis par diégésis/rhésis voulant préciser par là qu’il y a
un « texte de narrateur » et un « texte de personnages ». Cette distinction est le support
d’une autre, celle qui différencie entre « récit d’événements » et « récit de paroles ».
19
du personnage, ce qui donne lieu à une narration transparente où l’instance narratrice
s’efface ; d’autre part, lorsque le narrateur déforme les paroles pour les intégrer à son
discours, on peut distinguer plusieurs degrés qui mènent du discours du narrateur à celui du
personnage28.
Ce qui ressort de ces deux catégories du récit, c’est leur capacité de raconter.
Cependant, « Le Torrent », surtout dans sa seconde partie, ne cherche pas tant à raconter
qu’à reproduire l’activité mentale d’un personnage. Voilà pourquoi nous avons recours à
une troisième catégorie du récit : le « récit de pensées ». Sa principale caractéristique
consiste dans la mise en contact de deux consciences : celle du narrateur qui permet
d’entrer en contact avec le monde intérieur du personnage et celle du personnage lui-même.
Dans « le récit de pensées », il y a donc une superposition des points de vue. Le point de
vue du narrateur ne nous est pas directement accessible vu qu’il existe à l’intérieur du
personnage et qu’il faut donc passer par la conscience du moi de l’action avant d’accéder
au moi-narrant. À titre d’exemple, nous reproduisons le passage où François surveille
Amica :
Qu’est-elle venue faire ici? S’il n’y avait aucun hasard dans notre rencontre? Si, au contraire,
elle m’attendait exprès pour venir enquêter sur la morte et le vivant d’ici? Pourquoi suis-je donc
allé au-devant de cette femme? Je ne vois aucune issue pour m’en défaire, à présent. Si je
mesurais sa capacité de souffrir avec la mienne? Non, il faut que je la ménage. J’ai trop peur
qu’elle s’en aille avec mon secret, pendant que je dors. Il faudrait ne plus dormir. Veiller.
28
Nous allons présenter par ordre décroissant la façon dont le narrateur se dilue jusqu’à l’ « effacement » :
1. Discours narrativisé. Les paroles du personnage sont traitées comme un acte et ne sont donc pas citées.
2. Discours transposé. Il est plus mimétique que le précédent. Selon Genette, il est capable d’exhaustivité.
Pourtant, la présence du narrateur reste encore très sensible pour qu’on croie à la fidélité des paroles
réellement prononcées par le personnage.
3. Discours rapporté. Elle est la forme la plus « mimétique ». Le narrateur fait semblant de donner la parole à
son personnage. C’est la forme fondamentale du dialogue et du monologue. Cet effacement de l’instance
narrative donne lieu au dernier type de discours repéré par Genette : le discours immédiat.
4. Discours immédiat (monologue intérieur). Effacement des dernières marques de l’instance narrative. On
accorde la parole au personnage sans aucune médiation du narrateur. Cf. Christian Angelet et Jan Herman,
op.cit., p. 178-179.
Veiller sur soi. C’est cela qui est implacable, à la longue. Je ne fais que veiller sur moi, que
vivre en moi. Les seules voix qui me parviennent sont intérieures. Aucune bouche ne les traduit,
aucun intermédiaire n’y met des formes. (T : 49)
Dans ce passage, la présence du personnage piégé dans sa propre confusion est visible dans
la séquence des questions auxquelles le personnage n’a plus de réponse. La peur, intensifiée
par l’évaluation thymique véhiculée par l’adverbe « trop », nous situe dans la sphère propre
au personnage. Finalement l’atmosphère étouffante qui est l’intériorité même du
personnage rappelle un espace où François n’a affaire qu’à des sons, qui sont autant de
protoformes que le personnage n’est pas capable de déterminer.
Une fois survolés ces quelques concepts théoriques sur la focalisation, nous allons
présenter maintenant les principes de Pierre Vitoux qui seront notre principal soutien dans
l’étude du « Torrent ». Vitoux reprend la distinction entre focalisation-sujet et focalisation-
29
Fascicule pédagogique : Lectures et formes narratives FRN-14468, Université Laval, Département des
littératures, juillet 1989, p. 18 cité par Glenda Wagner, « La Narratologie à la recherche d’un nouveau souffle.
Essai comparatif entre la narratologie littéraire de Gérard Genette, Mieke Bal et Pierre Vitoux, et la
narratologie filmique d’André Gaudreault et François Jost », mémoire de maîtrise en littérature québécoise,
Québec, Université Laval, 1989, f. 75.
21
objet. À ceci, l’auteur du « Jeu de la focalisation » ajoutera la notion de délégation ou non-
délégation de la focalisation à un personnage :
L’objet de la focalisation sera aussi précisé. Aux yeux de Vitoux, il peut être
« perceptible » si le focalisateur le voit de l’extérieur. Par contre, l’objet sera
« imperceptible », s’il « peut être perçu uniquement de l’intérieur comme une donnée
psychologique31 ». Suite à quoi, la typologie modale de Vitoux se formule comme suit :
C’est la deuxième proposition qui s’avère utile pour l’étude du « Torrent », car elle présente
une focalisation déléguée à un personnage. Le champ de perception du narrateur est alors
nécessairement restreint à la conscience d’un personnage qui n’aura, théoriquement, accès
qu’à la surface de son objet. Dans « Notes sur la focalisation dans le roman
autobiographique », l’auteur propose toutefois d’ajuster la terminologie pour l’étude des
récits à la première personne. À la focalisation-sujet déléguée viendra se substituer la
focalisation-sujet diégétisée, expression qui permet de souligner que « l’identification ou
non du focalisateur avec un personnage » correspond « à l’insertion ou non de la “vision”
dans la diégèse32 ».
30
Pierre Vitoux, « Le jeu de la focalisation », dans Poétique, no 51 (septembre 1982), p. 361.
31
Ibid., p. 360.
32
Pierre Vitoux, « Focalisation, point de vue, perspective », dans Protée, vol. 16, (hiver-printemps 1988), p.
34.
que personnage33 » à moins, bien sûr, qu’il ne parvienne plus à se remémorer les émotions
ou les idées qu’il a pu ressentir.
Tout récit est au carrefour de trois courants : le récit d’événements, le récit de paroles et le
récit de pensées. La première partie du « Torrent » est, à ce titre, exemplaire. La nature
événementielle du récit est mise en lumière du moment où le lecteur est capable de
reconstruire la trame du récit : la nouvelle commence avec l’enfance étouffée de François et
sa première escapade à l’âge de douze ans où il établit pour la première fois un contact avec
l’extérieur. Suite à ce premier geste de révolte, la « faute » de Claudine est exposée. C’est
alors que prend sens la détermination de la mère de consacrer son fils, conçu hors mariage,
à la prêtrise, croyant par cet acte effacer toute trace du désir auquel elle a autrefois
succombé. Devant la résolution maternelle, François se révolte. Cette opposition prend
toute son ampleur dramatique dans le matricide. On trouve aussi une part de récit de
paroles. En effet, bien que peu nombreuses, les paroles des personnages sont parfois
transmises grâce au discours rapporté et au discours transposé dans sa variante du style
indirect libre34. Le discours rapporté ne mène toutefois jamais au dialogue et il est fait de
paroles autoritaires, assez significatif, donc, des relations entre François et sa mère. De
plus, en deuxième partie, la surdité de François entraîne inévitablement un repli sur lui-
même et l’absence quasi complète de paroles rapportées. Mais c’est sans doute le « récit de
pensées » qui caractérise la première partie du « Torrent ».
Pour bien rendre compte du discours mental qui se déroule dans la conscience
profonde des personnages, Dorrit Cohn distingue trois techniques, valides pour l’étude des
récits à la première personne :
33
Pierre Vitoux, « Notes sur la focalisation dans le roman autobiographique », dans Études littéraires, vol. 17,
no 2 (automne 1984), p. 267.
34
« Genette considère le style indirect libre comme une variante du discours transposé. On sait que dans le
style indirect libre, le verbe conserve les modalités personnelles et temporelles du style indirect, cependant
que la formule déclarative (“Il m’a dit”) disparaît ». C. Angelet et J. Herman, « Narratologie », op.cit., p.178.
23
a) le psychorécit (psychonarration ou discours narrativisé selon Genette)
b) le monologue rapporté (discours rapporté selon Genette)
c) le monologue narrativisé (discours transposé selon Genette).
Pour Genette, la dissonance s’explique à partir du « mode » dont les deux aspects
seront appliqués à la première partie du « Torrent » : la distance et la perspective. Notre
objectif consiste à expliquer en quoi François en tant que narrateur reste distant du récit,
c’est-à-dire en quoi il agit comme narrateur homodiégétique-témoin.
35
Ibid., p. 180.
Bien que guidé par les fragments du souvenir, François fait souvent penser au
narrateur du récit traditionnel qui donne à l’histoire une suite chronologique fortement
agencée par une logique explicative. En effet, le narrateur sous-tend, par sa cohérence, le
discours du personnage. Les explications, les interprétations (« C’était là, je crois, la façon
maternelle de sanctifier le jour du Seigneur, à mes dépens ») (T : 22) ainsi que l’intérêt de
trouver la cause et les effets permettent d’entendre la voix narrative : « Le résultat pratique,
si l’on peut dire, de ma première rencontre avec autrui, fut de me mettre sur mes gardes ».
(T : 28) (nous soulignons.) Cependant cette distinction est relative parce que, même dans sa
propre intériorité, François-personnage s’écarte de lui-même. Ces dédoublements donnent
lieu à une complexe alternance dans les points de vue.
(1) Ma mère s’approcha de moi. Elle n’allégea pas l’atmosphère. Elle ne me sauva pas de mon
oppression. Au contraire, sa présence donnait du poids au caractère surnaturel de cette scène.
(2) La cuisine était sombre, le seul rond de clarté projeté par la lampe tombait sur le livre que je
tenais ouvert. Dans ce cercle lumineux, les mains de ma mère entrèrent en action. Elle s’empara
du livre. Un instant le « Claudine » écrit en lettres hautes et volontaires capta toute la lumière.
Puis il disparut
(3) et je vis venir à la place, tracé de la même calligraphie altière : « François ». Un « François »
en encre fraîche, accolé au « Perrault » de vieille encre.
Et ainsi dans ce rayon étroit, en l’espace de quelques minutes, les mains longues jouèrent et
scellèrent mon destin. Tous mes livres y passèrent.
(4) Cette phrase de ma mère me martelait la tête : « tu es mon fils », « tu me continues ».
(5) Ce jour extraordinaire disparu, je m’efforçai, sur l’ordre de ma mère de le repousser de ma
mémoire. (T : 27)
25
Dans le deuxième segment, il est question d’ombre et de lumière, éléments
éphémères qui montrent bien la dialectique dans laquelle sont pris le narrateur et le
personnage. La lumière se matérialise pour une courte durée. Les allusions « rond de
clarté », « lampe », « cercle lumineux », « rayon étroit » en sont la preuve. Le narrateur se
« sert » de cette lumière pour marquer sa présence. Cependant le narrateur a des limites : il
est semblable à cette lueur qui ne rayonne plus, car elle est littéralement encerclée. Le
narrateur, tout comme la lumière, finit par être absorbé par les ténèbres de son personnage.
36
En parlant des altérations propres au mode, Genette commente : « Les deux types d’altération concevables
consistent soit à donner moins d’information qu’il n’est en principe nécessaire, soit à en donner plus qu’il
n’est en principe autorisé dans le code de focalisation qui régit l’ensemble. Le premier porte un nom en
rhétorique […] il s’agit de l’omission latérale ou paralipse. Le second ne porte pas encore de nom ; nous le
baptiserons paralepse, puisqu’il s’agit ici non plus de laisser (-lipse, de leipo) une information que l’on
devrait prendre (et donner), mais au contraire de prendre (-lepse, de lambano) et donner une information
qu’on devrait laisser. » Gérard Genette, Figures III, op. cit., p. 211-212. (Souligné dans le texte).
Le dernier segment traduit, par la force du contraste visuel entre lumière
(narrateur) et obscurité (personnage), l’effort du moi-narrateur de repousser son moi-
personnage.
Il y a, donc, dans cette première partie de la nouvelle, une oscillation entre le point
de vue du narrateur et celui du personnage.
La deuxième partie du « Torrent » fait partie de la catégorie des récits de pensées. Elle se
distingue de la première partie par le recours permanent au présent. Cela donne lieu à la
consonance, car la situation narrative est dominée par le personnage. À l’instar du
monologue intérieur, la consonance rend compte de l’émancipation du personnage qui
semble échapper au contrôle et à la médiation du narrateur.
Nous ferons appel à l’une des techniques narratives qui visent à rendre compte de
l’immédiateté des propos qui surgissent dans l’esprit des personnages : le monologue
intérieur. Pourtant, ce type de monologue implique de prendre en considération certaines
difficultés. La première concerne l’impossibilité de distinguer la focalisation de la
narration. Comme le rappelle Genette : « [il ne faut pas] confondre les deux instances de la
focalisation et de la narration, qui restent distinctes même dans le récit “à la première
personne”, c’est-à-dire lorsque ces deux instances sont assumées par la même personne
(sauf dans le récit au présent, en monologue intérieur)37. » La deuxième difficulté consiste
à déterminer à quelle forme monologique recourt le personnage dans la mesure où le
monologue semble fluctuer. Nous avons précédemment indiqué que Genette distingue trois
étapes qui permettent de suivre l’évolution progressive du discours du narrateur vers le
discours du personnage : discours narrativisé, discours transposé et discours rapporté. C’est
le discours transposé (monologue narrativisé selon Cohn) qui correspond le mieux à ce que
l’on retrouve dans « Le Torrent ». En effet, l’auteur de Figures III précise que ce discours
37
Ibid., p. 210. (Nous soulignons).
27
coïncide avec le « style indirect libre » où « l’absence de verbe déclaratif […] entraîne une
double confusion. Tout d’abord entre discours prononcé et discours intérieur […] Ensuite et
surtout, entre le discours (prononcé ou intérieur) du personnage et celui du narrateur. 38 »
Cependant la nature monologique du « Torrent » demande à être précisée. Dans La
Transparence intérieure, Cohn rappelle que les trois techniques visant à rendre compte de
la vie intérieure à la troisième personne (psychorécit, monologue rapporté et monologue
narrativisé) sont susceptibles, avec l’adjonction de préfixes, de mettre en évidence la
relation que le narrateur établit avec son objet dans un récit à la première personne. Cela
donne lieu à l’autorécit, au monologue autorapporté et, pour le cas qui nous occupe, au
monologue autonarrativisé. Le « monologue intérieur » en tant que technique narrative
regroupe non seulement le monologue autonarrativisé (discours indirect libre), mais aussi le
monologue autorapporté (citation des pensées). Celui-ci sert à désigner le discours mental
tel que formulé par le personnage et présenté par un narrateur à la première personne.
L’intérêt de faire appel à cette catégorie est d’expliquer comment le narrateur-personnage,
lors du monologue, se dissocie mentalement de lui-même et « construit un destinataire
auquel il va s’adresser comme il pourrait s’adresser à une autre personne39 ». Lorsque
François croit communiquer avec Amica ou lorsqu’il croit qu’elle remplace son rôle
d’auditeur premier, alors la nature du monologue se transforme en une espèce de
« dialogue » que le personnage établit avec lui-même sans l’apparente entremise du
narrateur : « Je ne sais rien! Je ne sais rien! Si ce chat sait, lui, il n’est pas de moi. Non!
Non! Ne souris pas, Amica. Il n’est pas de moi. » (T : 48) Normalement, le monologue
autorapporté cherche une distance (fictive) pour faire une analyse de soi. François fait
croire à une distance en faisant appel au vocatif qui crée la présence d’un Autre. Or, cet
Autre dédoublé est une invention du personnage qui cherche à fuir. Dans la deuxième partie
du « Torrent », on retrouve donc des monologues juxtaposés selon que François s’adresse à
lui-même ou non, qu’il parle à voix haute ou en lui-même.
38
Ibid., p. 192.
39
René Rivara, La langue du récit […], op. cit., p. 247.
***
29
Chapitre II : Corps éclaté. Préliminaires pour une étude de la
couleur
Je pars des réalités concrètes et pour moi les objets sont toujours très concrets.
Anne Hébert citée par Marcheix : 2005
2.1 Introduction
Dans le chapitre précédent, l’analyse narratologique a permis d’être conscient des
fluctuations entre narrateur et personnage. Cette particularité constitue la complexité et la
richesse du « Torrent ». Dans ce chapitre, nous prétendons dépasser cette ambivalence pour
nous arrêter au discours en acte, au « discours vivant, de la signification en devenir40. »
Cette notion suppose une instance du discours qui se déplace et à partir de laquelle se
produit l’événement (de la couleur) dont la signification est, d’une part, soumise à la
perception et d’une autre, variable en fonction de la position prise par l’instance du
discours.
Cela explique pourquoi le concept de discours en acte pivote autour d’un autre
notion déjà abordé dans le chapitre précédent : celui du point de vue désignant, selon Denis
Bertrand, l’ensemble des procédés utilisés par l’énonciateur pour décrire l’objet sélectionné
et en orienter l’éclairage. Ce concept a été précisé, entre autres, par la focalisation, définie
comme une « procédure de débrayage cognitif qui détermine la position et le mode de
présence du narrateur (ou de l’observateur)41. » Dans la première partie du chapitre un,
nous avons fait appel à la théorie genettienne de la focalisation. Précisée grâce aux analyses
de Mieke Bal, elle n’est plus une « restriction ». Au contraire, la focalisation s’approche de
l’activité cognitive dépassant ainsi le purement visuel. Pour sa part, Pierre Vitoux
retravaille la focalisation qui sera dite interne en fonction du sujet, situé à l’intérieur de la
40
Jacques Fontanille, Sémiotique du discours, Limoges, PULIM, 1999, p. 14.
41
Denis Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, Paris, Nathan (Fac. Linguistique), 2000, p. 94.
diégèse, mais aussi en fonction de l’objet, perçu de l’intérieur de la conscience d’un
personnage.
Pour les logiques de la passion, la saisie est toujours en deçà de la visée; la tension passionnelle
repose sur cette imperfection éprouvée, imperfection qui réside dans le décalage entre le
paraître figuratif et conventionnel du monde (ce qu’on peut en saisir, conformément à notre
encyclopédie figurative et perceptive), d’une part, et l’apparaître sensible du même monde (ce
qu’on peut viser, depuis la position choisie par chaque instance de discours particulière),
d’autre part42.
Cet écart entre la visée et la saisie est au centre des préoccupations de la phénoménologie
de la perception de laquelle s’occupera la figurativité. Cette notion descriptive nous sera
précieuse dans la mesure où, pour produire des effets de sens, le figuratif prendra comme
point de départ un support iconique. Ce support sera le corps. Notre objectif dans la
première partie de ce chapitre sera de décrire une figurativité spatiale du corps. Pour ce
faire, nous avons choisi quatre parties : la main, le front, les cheveux et les dents,
sélectionnées en fonction de leur rapport avec la couleur. Étant donné que la densité
sémique du corps est, en elle-même, faible puisque le récit explore peu les figures
corporelles, l’icône s’approchera graduellement de l’abstraction, prise en charge par le
thème. Le thème correspond à la signification plus abstraite des figures et orientera notre
lecture vers un champ de valeurs passionnelles où s’inscrit, finalement, la couleur.
42
Jacques Fontanille, « Livraisons thématiques », [en ligne]. http://www.visio.hst.ulaval.ca/note4no3fonta--
nille.htm [Site consulté le 7 février 2012]. (Souligné dans l’original.)
43
« Un système est semi-symbolique si à une opposition du signifiant correspond une opposition du
signifié. » Louis Hébert, Éléments de sémiotique, [en ligne]. http://www.signosemio.com/elements-de-
semiotique.asp [Site consulté le 23 juillet 2012].
31
la correspondance de catégorie à catégorie44. » La balance, par exemple, renvoie à la justice
(relation symbolique terme à terme d’une figure — la balance — et d’un thème — la
justice), alors que le mouvement vertical/horizontal est homologué à l’opposition oui/non
(relation semi-symbolique catégorie à catégorie). Dans le cas du « Torrent », la relation
semi-symbolique a lieu, de façon générale, à l’intérieur de la partie du corps en question.
Expliquons-nous. Dans la première partie du récit, la main (de la mère) bat. Dans la
deuxième partie du récit, la main (d’Amica) caresse. Dans le cas du front, il oppose deux
positions spatiales : le haut et le bas. Dans la première partie du récit, le front est le signe de
la supériorité de la mère. Claudine rêve de rétablir la mauvaise réputation qui pèse sur elle.
Le front joue, dans ce sens, un rôle capital, car c’est là où devient « visible » la faute de
Claudine. Sa discipline de fer représente l’effort de garder la tête haute, car ce geste lui
vaudra la reconnaissance : « François, je retournerai au village, la tête haute. Tous
s’inclineront devant moi. » (T : 26). À la fin de la première partie du récit, le front, véritable
talon d’Achille de Claudine, est terrassé. C’est là où s’impriment littéralement les stigmates
de la mort. Pour leur part, les cheveux, dans la première partie du récit, insistent sur une
présence dysphorique de l’homme, marqué par la confusion. Dans la deuxième partie du
récit, la chevelure est féminine et manifeste une énergie sensuelle, en principe, euphorique.
La dentition est présente par le geste du rire dans la première et dans la deuxième partie du
récit. L’opposition entre l’une et l’autre insiste, toutefois, sur la différence entre l’homme et
la femme et, plus particulièrement, sur le thème de la séparation et de l’approximation,
ainsi que sur le bruit et le silence. Comme on le voit, le figuratif renvoie toujours à une
opposition (haut/bas, homme/femme, etc.), c’est-à-dire à une catégorie thématique dont la
signification n’est jamais unique ni stable.
Ajoutons que le thématique est lui-même véhicule de valeurs profondes que nous
pouvons représenter à l’aide du carré sémiotique. Cet outil d’analyse trouve, dans
l’opposition des valeurs, une manière de produire le sens.
44
Joseph Courtés, Analyse sémiotique du discours. De l’énoncé à l’énonciation, Paris, Hachette Supérieure
(Linguistique), 1991, p. 168.
2.2 Figurativité
Dans Précis de sémiotique littéraire, Denis Bertrand présente l’évolution de la notion de
figurativité. Nous retenons ici deux définitions qui s’ajustent aux propos de notre étude.
Lisons d’abord Courtés et ensuite Bertrand lui-même :
Nous qualifions […] de figuratif tout signifié, tout contenu d’une langue naturelle et, plus
largement, de tout système de représentation […] qui a un correspondant au plan du signifiant
(ou de l’expression) du monde naturel, de la réalité perceptible. Sera donc considéré comme
figuratif, dans un univers de discours donné (verbal ou non verbal), tout ce qui peut être
directement rapporté à l’un des cinq sens traditionnels : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le
toucher ; bref, tout ce qui relève de la perception du monde extérieur45.
La figurativité se définit comme tout contenu d’un système de représentation, verbal, visuel,
auditif, ou mixte, qui se trouve corrélé à une figure signifiante du monde perçu lors de sa prise
en charge par le discours46.
La première définition insiste sur le support de la figurativité qui est la perception, tandis
que la deuxième dote la figure d’une forme conceptuelle et ensuite discursive. La mise en
relation de ces deux dimensions est médiatisée par « la position que le sujet de la
perception s’attribue dans le monde, quand il s’efforce d’en dégager le sens47. » Cette
position, mouvante en elle-même, est moins instable si elle est approchée à partir de la
perspective du discours en acte qui fournit les bases pour une théorie du champ du discours
et une théorie de l’énonciation. À ce moment, « la “prise de position” qui détermine le
partage entre expression et contenu devient le premier acte de l’instance de discours, par
lequel elle instaure son champ d’énonciation et sa deixis48. »
45
Joseph Courtés, Analyse sémiotique du discours. De l’énoncé à l’énonciation, op. cit., p.163, cité par Denis
Bertrand, op.cit., p. 99. (Souligné dans le texte).
46
Id.
47
Jacques Fontanille, Sémiotique du discours, op.cit., p. 33.
48
Ibid., p. 34.
33
perspective : paradigmatique et syntagmatique. La perspective paradigmatique consiste en
l’observation et le classement des figures (acteurs, espace, temps), alors que la perspective
syntagmatique permet de comprendre les variations de l’articulation du sens des figures au
fil du discours ou du récit.
Puisque le premier acte de langage consiste à « rendre présent », il ne peut se concevoir que par
rapport à un corps susceptible de ressentir cette présence.
L’opérateur de cet acte est donc le corps propre, un corps sentant qui est la première forme que
prend l’actant d’énonciation. En effet, avant même qu’il puisse être identifié (ou pas) comme un
sujet (Je), ce dernier est implanté comme centre de référence sensible, réagissant à la présence
qui l’environne49.
Une fois délimitée cette première prise de position, nous allons en reconnaître une
deuxième. Dans « Le Torrent », la présence du personnage se caractérise par un défaut
d’être qui se manifeste par un fort sentiment d’absence au monde et par conséquent à soi-
même. Cela se manifeste, figurativement, par une position recroquevillée et un regard
rampant.
49
Ibid., p. 93. (Souligné dans le texte).
35
nous avons choisie explicitement ou non à l’égard de l’Absolu50. » On constate que, dans
« Le Torrent », la main de l’autre dépasse toute dimension humaine. François traduit cette
information dans son for intérieur comme une sensation de pesanteur et de froideur qui va
conduire assez tôt le personnage vers l’immobilité comme le prouve le verbe « glacer51 ».
J’observe le couple étranger en sa nuit de noces. Je suis l’invité des noces. Amica montre une
aisance, une habileté dans les caresses qui me plongent dans un étonnement rêveur. Elle dort.
Les démons familiers appareillent dans les noires sculptures du lit. Ah! je ne serai plus seul
tourmenté! Non, ils épargnent son sommeil calme. Ils se déploient de loin autour d’elle. Elle
forme une île calme sur ma couche maudite.
Le matin point. Je sens le murmure lointain du torrent, en marche, en moi. Est-ce que je
rêve? Pourquoi ces petits souliers au pied du lit ? Sur une chaise, ces étoffes légères? Ah! que
fait cette tête endormie sur ma poitrine?
Je la prends dans mes mains, telle une boule. Elle m’embarrasse. Elle m’ennuie. Elle me
gêne […] J’éprouve une telle sécheresse. Ni désir, ni volupté. Sécheresse. Sécheresse de tout.
(T : 45)
50
Michel Bernard, Le corps, Paris, Seuil, 1995, p. 8. Dans la première partie de cette citation, Bernard cite
Claude Bruaire, Philosophie du corps, Seuil, Paris, 1968, p. 153.
51
« Je voyais la grande main de ma mère quand elle se levait sur moi, mais je n’apercevais pas ma mère en
entier, de pied en cap. J’avais seulement le sentiment de sa terrible grandeur qui me glaçait. » (T : 19)
telle une boule. » (T : 45) Toujours dans ce passage, Amica occupe la position centrale du
cercle parce qu’elle est entourée par le désir de François qui se dissout à cause de l’arrivée
du jour dont la violence est marquée par le changement de paragraphe et la concision de la
phrase : « Le matin point. Je sens le murmure lointain du torrent, en marche, en moi. Est-ce
que je rêve? Pourquoi ces petits souliers au pied du lit? Sur une chaise, ces étoffes légères?
Ah! que fait cette tête endormie sur ma poitrine? » (T : 45)
Une fois, ne pouvant plus soutenir cette exaspérante insistance [le regard de son amie], j’ai
voulu frapper Amica. D’un bond, elle a sauté à terre. Ce bond élastique a été pour moi une telle
révélation que je n’ai plus pensé à courir après Amica. Le malaise poignant que me donnaient
les yeux trop grands ouverts attachés sur moi est complété par l’impression de la chute souple.
Cela me rappelle un certain chat. Ma mère ne voulait pas garder de chat […] Elle n’acceptait
que des bêtes qu’on peut tenir en main et faire ramper, tremblantes, à ses pieds. (T : 47) (nous
soulignons.)
Dans ce passage, il y a une tension qui concerne le regard et la main. En effet, l’intensité du
regard féminin cherche à hypnotiser, à immobiliser François, car le regard est l’arme
féminine par excellence pour avoir le dessus sur l’homme. François répond à cette intensité
avec un désir de frapper. Cette perte de contrôle de soi est traversée par le désir, le « vouloir
faire », et l’impuissance, « ne pas pouvoir faire ». Cela explique pourquoi le lecteur a
l’impression que c’est le regard qui a neutralisé la force des poings masculins. François
n’utilise-t-il pas le verbe « attacher » pour parler des yeux d’Amica fixés sur lui? : « Le
malaise poignant que me donnaient les yeux trop grands ouverts attachés sur moi […] »
(T : 47.) Cette force de la main qui, chez François, présente assez souvent une forme
saccadée (le verbe « frapper » renvoie à l’idée de coups réitérés) contraste avec celle du
regard et avec le geste plus économe parce que limité à une seule occurrence de la
femme qui veut « tenir en main ». L’idée de contrôle, de rigueur est donc plus présente
chez la femme.
Au niveau temporel, la main agit comme support d’une opposition entre « jour » et
« nuit ». Pendant la nuit, la main (féminine) dissout le temps. Complice de l’étreinte
37
érotique, la nuit et la caresse installent François dans un état qui oscille entre le rêve et la
réalité. Dans cet état intermédiaire, le personnage est aux prises avec un désir que son moi-
narrateur cherche à contrôler. L’état de veille représente l’effort que le narrateur fait pour
extirper son désir. À la différence d’Amica qui se déploie dans la nuit, François se fait
complice du jour parce qu’avec l’arrivée du jour, c’est la sécheresse qui revient et la dureté
de la main.
« frapper » « caresser »
« non frapper »
(non-violence)
52
Albert Legrand, Anne Hébert : FRAN 341 (recueil de textes réalisé dans le cadre d’un cours universitaire),
Montréal, La Librairie de l’Université de Montréal, 1973, p. 118.
Cette disposition paradigmatique montre le passage d’une valeur à l’autre (« frapper »,
« caresser ») par le biais de la relation de contradiction (« non-frapper »). Autrement dit,
pour expliquer comment la main violente devient caressante, il faut prendre en
considération la variante « non frapper ».
La première partie du récit montre une main, féminine, qui s’épuise par le travail.
Cette main dure, immense, établit une relation immédiate avec l’outil dont les rapports avec
la terre semblent se ressentir. Ne voit-on pas Claudine sarcler la terre qui paraît lui répondre
par la stérilité? À ce sujet, Bachelard commente que « l’outil aura tout de suite un
complément de destruction ; un coefficient d’agression contre la matière [car] l’outil éveille
le besoin d’agir contre une chose dure53. » François est très vite confronté à cette main qui
se sert de lui comme d’un outil. En même temps, le héros va développer, en suivant la
pensée bachelardienne, une résistance contre le monde. Dans la première partie du récit,
François, fidèle au principe de résistance, se révolte contre la volonté de sa mère qui
cherche à faire de lui un prêtre. À ce moment, la main (féminine) frappe la tête de François
pour pouvoir mieux le dominer. Cette violence extrême rendra sourd François, mais elle
renforcera aussi la caractérisation corporelle du personnage qui, dans la première partie de
la nouvelle, repose sur ses membres inférieurs. Ne le voit-on pas s’échapper, courir,
marcher? Sensible à la domination violente qu’exercent les membres supérieurs, François
va projeter, presque inconsciemment, dans ses pieds son opposition à Claudine. Ceci vient
renforcer le lien entre les pieds de François et les « pattes » de Perceval qui mettront fin à la
domination de Claudine. En effet, François se révolte, de façon souterraine, contre cette
violence prise en charge par la main.
Entre la main maternelle qui bat et celle d’Amica qui caresse, c’est la main du
vagabond qui constitue l’élément contradictoire ou de transition. Ce qui caractérise cet
homme est la saleté, laquelle est, à la fois, physique et morale. Elle sera associée
53
Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, Paris, José Corti, 1948, p. 40. (Souligné dans le
texte).
39
thématiquement à la chute. Ce terme doit être pris dans un sens littéral et symbolique. En
effet, François sera deux fois en contact avec le vagabond qui, par deux fois, le fait tomber.
Mais c’est la deuxième occurrence de la chute qui s’avère intéressante, car elle est produite
par l’entremise de la main : « L’homme me retint par le bras. Il s’agrippa à moi pour tenter
de se mettre debout ce qui eut pour effet de me faire culbuter. » (T : 23) (nous soulignons.)
Bien que François essaie de se sauver, il est incapable de bouger, car la main est lourde :
« Il avait sa main malpropre et lourde sur mon épaule » (T : 24). Par ailleurs, la main et son
prolongement, le bras, atteignent le corps de François en l’entraînant vers une chute de type
symbolique qui annonce le rapport négatif à la sexualité : « Il passa son bras autour de mes
épaules. J’essayai de me déprendre. Il serrait plus fort, en riant. » (T : 24) Si la main du
vagabond ne frappe pas, elle agrippe et impose une intimité qui dégoûte.
54
La vigueur de la main féminine contraste avec l’épuisement masculin. C’est comme si la seule présence de
la main exténuait le corps.
comptant au colporteur. Je suis vendu à mon tour. » (T : 54) La main a, encore une fois,
condamné le personnage55.
55
Ceci rappelle la condamnation exercée par la main de Claudine sur le destin de son fils : « Dans ce cercle
lumineux, les mains de ma mère entrèrent en action […] Un instant le “Claudine” écrit en lettres hautes et
volontaires capta toute la lumière, puis il disparut et je vis venir à la place, tracé de la même calligraphie
altière : “François”. Un “François” en encre fraîche, accolé au “Perrault” de vieille encre. » (T :27)
56
Isabelle Boisclair, « La solidarité féminine comme réponse à la domination masculine : étude de deux
motifs genrés dans l’œuvre d’Anne Hébert », dans Féminin/masculin dans l’œuvre d’Anne Hébert, Fides
(Cahiers Anne Hébert), no 8, Université de Sherbrooke, 2008, p. 15.
41
Le parcours thématique du front, ou plus exactement du rapport de la main au
front, peut se représenter ainsi sur le carré sémiotique :
« domination » « soumission »
« Non-domination »
Dans la première partie du récit, la main sur le front fait obstacle à l’objectif du personnage
qui, fuyant la maison maternelle, part à la rencontre d’un visage. Ce déplacement est
d’autant plus significatif que c’est le premier geste qui cherche à briser le contrôle
maternel. Cependant la sensation de la main sur le front donne au déplacement, qui est un
geste de révolte, une valeur dysphorique parce que proche thématiquement de la maladie
comme le prouvent l’agitation et la douleur du personnage : « Essoufflé, je m’arrêtai court,
comme touché au front par une main. J’avais envie de pleurer. » (T : 23) Ce geste accentue
la faiblesse du personnage et renforce l’autorité maternelle. On y voit bien à l’œuvre la
domination de la main.
57
Didier Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Dunod (Psychismes), 1995, p. 227. Par la douleur permanente au front,
François rappelle Mersault (protagoniste de L’Étranger) qui reçoit sur son front l’attaque des éléments :
“C’était le même soleil où j’avais enterré maman et comme alors, le front surtout me faisait mal […] la
lumière a giclé sur l’acier et c’était comme une longue lame étincelante qui m’atteignait au front.” Albert
Camus, L’étranger, [en ligne] http : //classiques.uqac.ca/classiques/camus_alber/etranger/camus.e-
tranger.pdf, p. 50 [Site consulté le 15 mai 2012].
43
personnage le conduisant vers l’égarement. Le front est soumis aux caresses et cela
annonce l’abandon de François par Amica, la défaite de l’homme qui dans la scène ultime
du récit offre son front au torrent.
L’homme était sale. Sur sa peau et ses vêtements alternaient la boue sèche et la boue fraîche.
Ses cheveux longs se confondaient avec sa barbe, sa moustache et ses énormes sourcils qui lui
tombaient sur les yeux. Mon Dieu quelle face faite de poils hérissés et de taches de boue! Je vis
la bouche se montrer là-dedans, gluante avec des dents jaunes. (T : 23)
Les cheveux sont une matière qui défie l’ordre, car ils favorisent les mélanges. En
ce sens, Anne Hébert évoque les propriétés aquatiques des cheveux, mais elle ajoute une
variante. En effet, l’auteure fait appel à une matière qui oscille entre l’eau et la terre : la
boue. Cette « matière malpropre » surcharge de traits traumatisants la chevelure, au point
où par la suite, le personnage, dégoûté du spectacle de l’humain, finit par s’aligner aux
propos de sa mère à l’égard du monde : « Le monde n’est pas beau, François. Il ne faut
pas y toucher. Renonces-y tout de suite, généreusement. » (T : 25)
Dans la deuxième partie du récit, il est plutôt question d’une chevelure féminine :
Sans se retirer de moi, elle enlève le fichu branlant que ses mains renouaient sur les lourds
cheveux. Ils s’échappent, libres, sur ses épaules. Je recule. Ils sont noirs et très longs. Une
masse de cheveux presque bleus. Je recule encore. C’est elle qui marche sur moi. (T : 41)
Figurativement, les cheveux féminins sont libres, longs et noirs. Une première opposition
figurative avec la chevelure masculine se présente lorsque les cheveux d’Amica sont
détachés, libres. Ce déploiement spatial contraste avec la réaction corporelle de François
qui recule en rétrécissant son espace. Ce déploiement de la chevelure est possible grâce à la
longueur des cheveux féminins qui jouent sur un autre aspect de la spatialité, celui d’une
horizontalité écrasante : « Je recule encore. C’est elle qui marche sur moi. » (T : 41) Cette
domination est renforcée par l’intervention des yeux. En effet, les cheveux cherchent
d’autres pilosités, dans ce cas les sourcils, pour mieux encadrer le regard soulignant ainsi la
domination féminine sur l’homme : « ses yeux sont pers. Ses noirs sourcils, placés haut,
soulignent l’enchâssement parfait des prunelles. » (T : 41) De façon générale, les cheveux
d’Amica oscillent entre animalité et humanité. Elle est d’ailleurs associée au chat (quoique
surtout par ses yeux). Le côté félin la met à mi-chemin de la bête brute (vagabond) et la
femme. D’ailleurs, elle est désignée par les deux termes : femme et chat. La chevelure libre
renvoie à la liberté du chat.
François, devenu adulte, est habité par le désir58 qui va donner un peu de
consistance à son existence. Pour expliquer cela, nous allons nous arrêter sur une
caractéristique de la chevelure : sa lourdeur. La lourdeur est une manière de prendre place
58
Dans la première partie, la femme voulait nier le désir. Cette fois-ci c’est elle-même qui éveille la libido.
Comme l’affirme Albert Legrand, « Amica est là pour tenter [François], car la piste qui mène au domaine du
crime ne doit-elle pas obligatoirement passer par le désir ?» Albert Legrand, op. cit., p. 117.
45
dans le monde. Par le poids, le corps dit sa densité, se situe dans l’espace. Amica impose
métonymiquement sa présence, érotique et étrange grâce à la chevelure. Mais cette lourdeur
ne l’empêche pas de bouger en toute liberté et ceci grâce à l’action de la main (féminine) :
« Sans se retirer de moi, elle enlève le fichu branlant que ses mains renouaient sur les
lourds cheveux. Ils s’échappent, libres, sur ses épaules. » (T : 41) Grâce à cette gestuelle,
associée à l’énergie sensuelle, Amica incarne mieux que toute autre la liberté tant désirée
par François : « Ma mère ne voulait pas garder de chat. Probablement parce qu’elle savait
qu’aucun d’eux ne se plierait jamais à la servitude. » (T : 47)
« animalité », « humanité »
« monstruosité »
« non-humanité »
N’est-ce pas parce qu’elle reflétait l’image d’une culpabilité personnelle? Mais la
reconnaissance de la faute, dans une juste connaissance de soi, peut elle-même se pervertir en
exaspération maladive, en conscience scrupuleuse et paralysante […] L’exagération de la
coulpe inhibe l’effort réparateur. Elle ne sert au coupable qu’à se refléter vaniteusement dans la
complexité, imaginée unique et de profondeur exceptionnelle, de sa vie subconsciente… il ne
suffit pas de découvrir la coulpe : il faut en supporter la vue de manière objective, pas plus
exaltée qu’inhibée (sans l’exagérer ni la minimiser). L’aveu lui-même doit être exempt de
vanité et de culpabilité… Méduse symbolise l’image déformée de soi… qui pétrifie d’horreur,
au lieu d’éclairer justement60.
À la fin du récit, la Gorgone multiplie la confusion qui a toujours traversé François qui se
voit reflété dans le monstre. Incapable de s’assumer comme tel, François se jette dans le
torrent afin d’être engouffré. La monstruosité, que nous prenons ici comme la démesure de
l’animalité, vient compléter le carré sémiotique de la chevelure qui replonge notre
personnage dans un gouffre encore plus profond.
59
Jean Chevalier, avec le concours d’Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles : mythes, rêves, coutumes,
gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris, Seghers, 1974, p. 482.
60
Ibid., p. 482.
47
récit lorsque François part à la rencontre d’Amica : « Je voudrais lui déchirer tous ces
oripeaux qui la couvrent, à la façon dont je sais décortiquer un bouleau blanc […] elle me
souffle toujours dans le cou. Elle rit dans mon cou. Ses dents éblouissantes me narguent. »
(T : 41)
Thématiquement, les valeurs que l’on peut rattacher aux dents sont distribuées sur
le carré sémiotique comme suit :
« Déchirure » « Unification »
49
Un premier parcours (« déchirure », « non-déchirure », « unification ») est celui du passage
de la rencontre entre François et le vagabond. Nous avions déjà indiqué que les dents
masculines sont encadrées par un rire sonore. Il est perçant et est ressenti par François avec
intensité : « Son rire était tout près de ma joue. » (T : 24) Cette particularité du rire se
retrouve aussi dans d’autres récits d’Anne Hébert. Un passage des Fous des Bassan expose
les ravages de ce geste en apparence anodin, mais d’un impact profond dans la sensibilité
du personnage : « Le rire t’avait couturé d’un réseau très fin de cicatrices nacrées 62 ».
Serait-il possible de voir dans le rire la métaphore de la fissure qui déchire les personnages?
Si les dents évoquent la déchirure, il y a néanmoins dans la première partie du récit, une
intention de non-déchirement. Elle se manifeste par le désir de voir qui est indice de
solution devant la fragmentation environnante. François, poussé par ce désir, cherche à
« découvr[ir] son propre corps et sa sensualité63 ». Johanne Miller commente que « l’élan
qui se prépare se résume dans une remarque de C. A. Walker, le “désir to grasp”, c’est-à-
dire le besoin, le désir, la volonté de saisir les objets et les êtres, de se les approprier et de
se définir par eux dans un mouvement qui coïncide avec la découverte de son propre corps,
de soi-même64. » Ce qui vient d’être dit pourrait faire croire à une possible « unification »
de soi qui est, d’abord, une tentative d’« union » avec l’Autre.
Ceci est aussi valide lors de la scène de la rencontre avec Amica qui nous conduit
vers notre deuxième parcours du carré (« unification », « non-unification »,
« déchirure »). Albert Legrand fournit quelques pistes d’interprétation de ce second
parcours. François décide d’appeler la femme, Amica, avec l’intention d’établir un contact
62
Anne Hébert, Les Fous de Bassan, Paris, Éditions du Seuil, 1982, rééd. coll. “Points. Roman” no 141, 1984,
p. 59, citée par Daniel Marcheix, Le mal d’origine : temps et identité dans l’œuvre romanesque d’Anne
Hébert : essai, op.cit., p. 475.
63
Joanne Élizabeth Miller, « Le passage du désir à l’acte dans l’œuvre poétique et romanesque d’Anne Hébert
», thèse de maîtrise, London, University of Western Ontario, 1975, f. 8.
64
Ibid., p 10. (cf. C.A. Walker, The Mystery of Innocence and Experience, thèse présentée à l’Université de
Western Ontario citée par Joanne Élizabeth Miller, op. cit., 1961, f. 4.)
avec l’Autre. Le contact fait intervenir le corps. François souligne comment celui-ci tend un
pont vers l’Autre : « je sens monter à mes lèvres un nom de femme » (T : 42). Cependant,
assez souvent dans l’univers d’Anne Hébert, les personnages féminins sont accompagnés
d’objets pointus : Amica aligne des couteaux, Catherine dans « Le Printemps de
Catherine » s’en sert pour tuer son amant, Héloïse, la femme vampire, attaque ses victimes
avec des seringues. Ceci révèle un désir d’atteindre la chair, car le désir, impitoyable,
produit une douleur aiguë. Dès qu’il prend forme, il s’aiguise pour atteindre l’Autre ce qui
compromet le désir d’unification. Au début de la deuxième partie du récit, Amica agit avec
plus de circonspection lorsqu’elle entre dans la maison de François. Elle n’abandonne pas
son allure impénétrable : « Nous entrons dans la maison. J’ai refermé la porte sur nous. Pas
un muscle de son visage ne bouge. […] Aucun recul, aucune inquiétude ; Amica,
impassible, apparaît en ma demeure, pénètre en mon drame. Amica est le diable. Je convie
le diable chez moi. » (T : 44). Le contact avec la chair la fait sortir de son apparente
apathie : « En riant beaucoup, elle met ses bras autour de mon cou65. » (T : 44) Plus loin
dans le texte, François supplie son amie de ne pas sourire, car il craint qu’avec ce geste,
Amica soit en mesure d’accéder à son intériorité. Le trait remarquable du rire féminin
consiste en sa capacité d’accéder à l’intériorité, de déchirer sans faire de bruit. N’oublions
pas qu’à ce stade de l’histoire, la surdité de François s’est aggravée ce qui permet une
intervention symboliquement silencieuse de la part d’Amica.
C’est dire que la bouche qui avait frayé le chemin vers une possible fusion avec
l’Autre finit par se décomposer. Le bestiaire hébertien ressurgit. Le rire d’Amica qui
65
Ici il y a un parallélisme très fort avec le passage où François rencontre le vagabond qui utilise
pratiquement la même gestuelle : “Il [le vagabond] serrait plus fort, en riant.” (T : 24) Amica pour sa part rit
d’abord puis elle serre le cou : “En riant beaucoup, elle met ses bras autour de mon cou. Ses bras fermes me
semblent malsains, destinés à je ne sais quel rôle précis dans ma perte. Je résiste à leur enchantement. (Quels
reptiles frais m’ont enlacé?) J’arrache brusquement de ma nuque les bras qui s’obstinent.” (T : 44). Le lecteur
aura remarqué que le vagabond utilise en premier la force, car il serre d’abord puis il rit. Mais comme on
l’avait déjà noté précédemment le rire est ici évoqué plus par ses propriétés sonores, ce qui donne à la
rencontre entre les deux hommes une allure violente. La rencontre avec Amica n’est pas moins dépourvue de
violence, mais le type de contact physique qu’elle établit avec François est scellé par l’érotisme comme
l’atteste la mention, en tête de phrase, de la dentition. Dans ce même sens, ajoutons que ce syntagme finit par
une partie corporelle dont la tradition symbolique a attribué une forte connotation érotique : le cou.
51
autrefois avait éveillé le désir devient une « grimace de plus en plus sauvage » (T : 53), des
chiens-loups peuplent l’imaginaire du personnage : « La montagne doit être cernée. Les
policiers et leurs chiens-loups me guettent. » (T : 54) François lui-même ressemble plus que
jamais au chien : « J’ai l’odorat d’un chien… Mon flair d’animal traqué m’a fait craindre la
touche de la police sur Amica. » (T : 53) Ceci réactive la déchirure à laquelle viennent s’en
ajouter d’autres. Qu’elles soient externes au personnage (pensons « à l’enveloppe vide et
déchirée ») (T : 55), ou internes (« J’y mets un soin, une minutie, une sorte d’avidité qui me
déchire. ») (T : 55), cela revient au même.
***
Étant donné que la couleur trouve son expression matérielle dans le corps,
principale source de couleur, nous avons voulu emprunter, dans ce chapitre, une notion
descriptive, la figurativité, pour rendre compte du support corporel de la couleur. Nous
avons ainsi retenu quatre parties du corps (main, front, cheveux et dents) choisies en
fonction de leur rapport avec la couleur. Cette remarque est capitale parce que notre analyse
a été principalement celle du corps féminin. Ce corps féminin a éveillé le désir surtout dans
la deuxième partie du récit où la coloration se fait plus présente. Notre point de départ était
donc déterminé par une opposition entre la répression exercée sur le corps masculin et les
66
Albert Legrand, op. cit., p. 120.
67
Gérard Bessette, « La dislocation dans la poésie d’Anne Hébert », Une littérature en ébullition, Montréal,
Éditions du Jour, 1968, p. 20.
démonstrations excessives du corps féminin. Notre intention première consistait à agencer
entre elles ces parties du corps pour former des paires contrastées, capables de rendre
compte de la tension interne dont le résultat nous permettrait de dégager du sens. Cet
agencement genré a été valide principalement pour le premier couple : la main et le front.
La fin de cette première analyse a jeté la lumière sur la conception du corps dans « Le
Torrent ». En effet, au début du récit, François cherche à unifier son corps en partant d’une
expérience perceptive phénoménologique d’inspiration merleau-pontienne qui voit le corps
comme un ensemble. Cependant, il échoue dans son effort de comprendre le monde du fait
d’une forte répression du toucher. Pourtant, Claudine ne réussit pas à priver complètement
François de cette expérience. En effet, François conserve, inconsciemment, un souvenir,
quoique aliéné, du contact. La main et les dents sont exemplaires du désir énergétique et
désespéré du rapport avec l’Autre. Nous retrouvons ainsi amalgamé le « corps
phénoménologique » de Merleau-Ponty et la théorie du moi-peau de Didier d’Anzieu pour
qui les sensations tactiles vont déterminer notre configuration d’être au monde. Ainsi
l’agencement de la main (dureté/douceur) et du front (domination/soumission) montrent
que les échanges tactiles sont figés, au niveau physique et psychique, ce qui renvoie à la
dureté.
Pour leur part, les cheveux et les dents ont été moins susceptibles d’être agencés
entre eux. En fait, la chevelure reproduit la fragmentation permanente et multiple déjà
amorcée lors de notre analyse de la main. En effet, la chevelure est, dans « Le Torrent »,
une autre manière d’évoquer les propriétés préhensiles de la main et d’annoncer, par leur
mouvement chaotique, la fatalité qui hante le personnage. Quant à l’analyse des dents, elle
montre que les efforts du personnage pour comprendre le monde et lui trouver un sens sont
vains, le personnage se voyant réduit à un corps blessé sur lequel va s’inscrire la couleur.
53
Chapitre III : Couleurs corporelles
Les couleurs sont ce qu’il y a de plus irrationnel dans la peinture.
Paul Klee cité par Thürlemann : 1982
3.1 Introduction
Notre lecture du « Torrent » envisage la nouvelle comme une image en noir et blanc où les
apparitions de couleur frappent l’œil malgré leur faible fréquence dans le récit. Bien que
fugace, la couleur dans ce récit est intense et elle marque à jamais l’esprit du personnage.
Notre intérêt consiste à explorer cette rare, mais éloquente manifestation de la couleur
saturée. Pour atteindre notre objectif, la sémiotique offre une voie d’accès qui permet de
comprendre ce phénomène. La description telle que définie par Greimas est conçue comme
« la construction d’un réseau de relations à l’aide des dénominations à la fois des relations
constatées et des points d’intersection ou de disjonction de celles-ci, lieux privilégiés de la
formation des concepts68. » Puisque notre objet d’étude est « une réalité du monde
sensible69 », l’auteur de Du sens propose au descripteur une solution qui est aussi un défi :
rendre manifeste la sémiotique qui organise cette portion de réalité dont le jeu de relations,
répétons-le, manifeste le sens.
Nous nous sommes arrêtée dans notre premier chapitre à la structure narrative,
notamment à la forte présence du narrateur dont la particularité tient au fait qu’il emprunte
le point de vue de son moi-personnage pour raconter le récit. À ce moment-là, notre intérêt
se centrait sur la notion descriptive de focalisation, notion-clé pour déterminer le mode de
présence du narrateur caractérisé par un éclatement identitaire qui plonge François dans une
ambiguïté permanente. Notre travail insistait dans sa première partie sur la primauté de la
68
Algirdas Julien Greimas, Du sens : essais sémiotiques, Paris, Seuil, 1970, p. 23-24.
69
Ibid., p. 24.
vision de François personnage, car à l’instar de Stendhal, Anne Hébert privilégie la vue,
milieu « où se propage le retentissement des événements sur l’âme70. »
la sémiotique de la présence a ainsi repris à nouveau frais la question du corps propre considéré
comme un lieu d’interrogation existentielle […] Et, pour ce faire, l’énonciation a été mise sur le
devant de la scène, au détriment de l’énoncé achevé et réalisé, que la sémiotique objectale avait
longuement privilégié dans sa quête de règles de cohérence narrative ou dans sa volonté de
rendre compte du parcours génératif du sens. Dans le fil des travaux de Benveniste, qui attestent
l’influence de la phénoménologie sur les sciences du langage, Jean-Claude Coquet a,
notamment dans La Quête du sens, développé une « phénoménologie discursive du sujet » […]
C’est par cet « acte d’énonciation », qui réintroduit dans le langage « la présence de la
personne », que « nous faisons l’expérience de l’être dans le monde, de l’être au monde 72 ».
70
Charlotte Peeples King, A semiotic analysis of the use of colors in Sthendalian and other novels, Lewiston,
E. Mellen Press, 2002, p. 18.
71
Le terme est emprunté à Daniel Marcheix (cf. Daniel Marcheix, Les incertitudes de la présence : identités
narratives et expérience sensible dans la littérature contemporaine de langue française : Algérie-France-
Québec, op.cit., p. 17.)
72
Ibid., p. 19.
73
Éric Landowski, Présences de l’autre. Essais de socio-sémiotique II, Paris, Presses universitaires de France,
1997, p. 9, cité par Marcheix, « Colère et style de vie dans l’œuvre romanesque d’Anne Hébert : colère
entropique ou colère inchoative?», dans Pierre Hébert et al., Lectures d’Anne Hébert : aliénation et
contestation, Montréal, Fides (Cahiers Anne Hébert), no 1, Université de Sherbrooke, 1999, p. 91.
55
nous avons cherché à exploiter la densité sémantique des figures à l’aide du carré
sémiotique dont la pertinence repose sur le principe même qui le régit : une structure
binaire qui, croyons-nous, répond bien à la vision dualiste d’Anne Hébert. En effet, comme
nous avons eu l’occasion de le montrer, le carré sémiotique articule des contenus
contraires. Ces oppositions sont traduites par un déploiement du corps et une répression du
même. Suite à cette analyse, deux constats ont été faits. C’est le corps féminin qui se prête
le mieux pour exprimer la couleur, car en lui le désir, refoulé chez l’homme, trouve une
expression déterminante pour esquisser des traits essentiels de la nature humaine à travers
la sexualité. Elle apparaît lorsque François ne parle presque plus, lorsqu’il est presque
aveugle et entièrement sourd.
[l]a lumière était le fondement nécessaire de chaque couleur. Sans lumière pas de couleur. Mais
les couleurs sont les modifications de la lumière. Et il lui fallut alors chercher dans la réalité
l’élément qui modifie et spécifie la lumière. Il trouva que c’était la matière privée de lumière,
l’obscurité active, bref ce qui s’oppose à la lumière. Chaque couleur était donc pour lui une
lumière modifiée par l’obscurité76.
74
Johann Wolfgang von Goethe, Traité des couleurs, Paris, Triades, 1973, p. 42.
75
Id.
76
Rudolf Steiner, « Goethe et les sciences modernes », dans Goethe, Traité des couleurs, op.cit., p. 43.
Voilà pourquoi nous avons bâti le système des couleurs en suivant le modèle d’opposition
par contraste d’inspiration greimassienne ayant pour base le noir. La couleur sera donc
travaillée par paires agencées qui se présentent comme suit :
a) blanc vs noir
b) rouge vs noir
c) bleu vs noir
d) jaune vs noir.
77
Daniel Marcheix, Les incertitudes de la présence, op. cit., p. 21.
78
Ibid., p. 22.
79
« […] le versant syntagmatique des régimes de présence se rapporte quant à lui aux stratégies ou aux
pratiques mises en place par un sujet dans les différentes formes d’interactions qu’il noue avec son
environnement sensible ». (Ibid., p. 23.) L’intérêt de cette approche permettra de rendre compte des pratiques
d’ajustement de François au fil du récit.
80
Éric Landowski, Les Interactions risquées, Limoges, Presses universitaires de Limoges (Nouveaux actes
sémiotiques), 2006, p. 43 cité par Daniel Marcheix, Les incertitudes de la présence, op. cit., p.23.
57
3.2 La configuration de la couleur pour Anne Hébert
Vouloir comprendre les éléments qui ont modelé la configuration de la couleur dans
l’imaginaire hébertien invite à revisiter son œuvre poétique, espace intime et moule
créateur de la relation que l’écrivain tisse avec le monde. Puisque l’homme est produit de
son époque, un survol de certains événements culturels et artistiques qui sont à l’origine de
l’œuvre s’avère incontournable.
Le Québec des années 1930 est au creux d’un séisme qui divise la société,
partagée entre tradition et modernité. Cette période coïncide, au plan politique, avec le
régime de Maurice Duplessis81 dont la politique autonomiste s’accompagne du contrôle
idéologique et moral de l’Église catholique. Le retour au pouvoir du régime duplessiste (de
1944 à 1959) ne fait que prolonger l’effet de claustration qui pèse sur la société québécoise,
connu comme la « Grande Noirceur ». Cette période coïncide avec la publication de Face à
l’imprimé obscène. Plaidoyer en faveur d’une littérature saine82 (1955) qui témoigne de la
censure active à cette époque et nuisant, entre autres, aux développements littéraires.
Malgré ces forces conservatrices, la scène artistique, sensible à l’évolution de la pensée et
aux influences venues de l’extérieur, découvre un des mouvements qui prône l’intuition, la
spontanéité et la fascination pour le rêve : le surréalisme83. Le milieu littéraire réagit à cette
vision intime du monde et y trouve une source d’inspiration.
Parmi les personnalités qui ont cultivé cet esprit intimiste figure le poète Saint-
Denys Garneau dont la mort prématurée a inspiré à Anne Hébert la rédaction d’un
hommage posthume, « De Saint-Denys Garneau et le Paysage », dans lequel, Hébert parle
de l’influence de son cousin. Il s’agit là d’un texte-clé pour appréhender la conception
hébertienne de la couleur. Là, s’y dessine une conception picturale fondée sur un regard
81
Premier ministre du Québec de 1936 à 1939 et de 1944 jusqu’à 1959, date de sa mort. Voir http :
//www.thecanadianencyclopedia.com/articles/maurice-le noblet-duplessis [Site consulté le 29 avril 2012].
82
Gérard J. M. Tessier, Face à l’imprimé obscène. Plaidoyer en faveur d’une littérature saine, Montréal, Les
éditions de la feuille d’érable, 1955.
83
Maurice Lemire et al., « Introduction à la littérature québécoise (1940-1954) », dans Dictionnaire des
œuvres littéraires du Québec : tome III, 1940-1959, Montréal, Fides, 1982, p. XXVII-XXVIII.
attentif de la Nature qui s’offre, en même temps, comme support premier de cette sensation.
Cependant, pour Anne Hébert, le mouvement est à la source de la couleur et dans ce sens,
elle établit un lien avec le corps. Dans « Tableau de grève », le verbe « courir » est l’axe qui
dirige la composition du poème. Il donne une existence extérieure à la couleur 84. Cette
caractéristique doit être prise à la lettre. En effet, l’existence extérieure est renforcée par la
préposition « sur » : « L’ombre court sur la mer/[…] l’écume court sur la mer […]85 ». Que
l’ombre soit mentionnée en premier est assez significatif. Cela donne, d’une part, des
indices sur la primauté de cet élément dans l’imaginaire de l’auteure, qui lui accorde le rôle
de modifier la couleur comme l’attestent les vers suivants : « L’ombre court sur la mer, /
Comme la couleur; / Alors la mer se raye / De bleu et de violet86. » D’autre part, et tout en
restant fidèle à l’esprit synthétique d’Anne Hébert, France Nazaire reconnaît dans le
symbole du cheval le lieu de prédilection qui synthétise la force contenue dans le verbe
« courir ». On retrouve dans cette image une représentation corporelle et dramatique qui se
substitue à la Nature et plus particulièrement à l’eau. Le cheval est une force ambivalente
parce que, par moments, elle est destructrice, car associée au chaos, mais aussi
transformatrice, car propice aux changements, si importants dans la création de la couleur.
En effet les changements de couleur ont la capacité de transformer les apparences du
monde. Dans le poème, ces métamorphoses sont reflétées par la mer, dans le cas du
84
Nous ne prétendons pas définir la notion de couleur. Cependant, nous voulons sensibiliser notre lecteur à
une conception symboliste de ce phénomène étant donné que l’œuvre qui nous occupe frôle de près ce courant
artistique. Voici ce que Gustave Moreau comprend par la couleur : « Je ne crois pas, enseignait Moreau, ni à
ce que je touche, ni à ce que je vois, je ne crois qu’à ce que je ne vois pas, et uniquement à ce que je sens.
Mon cerveau, ma raison me semblent éphémères et d’une réalité douteuse : mon sentiment intérieur seul me
paraît éternel et incontestablement certain. » Moreau cité par Jacqueline Munck, « La révolte de l’émotion.
Notes sur Edvard Munch, une figure en marge du paysage artistique français entre la fin du XIXe et la
naissance du fauvisme », dans Marc Restellini [dir.] Edvard Munch ou l’“Anti-Cri” : Pinacothèque de Paris,
19 février-18 juillet 2010, Paris, Pinacothèque de Paris, 2010, s.p.
85
Anne Hébert, Songes en équilibre : poèmes, Montréal, Hurtubise, 2010, p. 49. (Nous soulignons).
86
Id.
59
« Torrent » elles seront reflétées sur Perceval qui se rapproche du miroir, image propice
pour dévoiler l’envers du monde87.
87
Pour une réflexion plus approfondie, nous renvoyons le lecteur au troisième chapitre « Une poétique du
regard » de Maurice Émond, La femme à la fenêtre : l’univers symbolique d’Anne Hébert dans les Chambres
de bois, Kamouraska et les Enfants du sabbat, Québec, Presses de l’Université Laval (Vie des lettres
québécoises), 1984, p. 325-345.
88
Anne Hébert, Les Songes en équilibre : poèmes, op. cit., p. 56.
89
Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, Paris, Denoël, 1983, p. 83.
90
Il suffit de signaler la rigueur morale du « Torrent » pour illustrer à quel point les contingences religieuses
ont façonné l’imaginaire hébertien qui trouve dans le personnage de Claudine Perrault son expression la plus
épurée. Cette incarnation de la féminité terrible vient récupérer le puritanisme du regard masculin qui cherche
à prôner une littérature « chaste et pure comme le manteau virginal de nos hivers canadiens ». H.R. Casgrain
cité par Albert Le Grand dans « Anne Hébert : de l’exil au royaume », Études françaises, vol. 4, no 1, 1968,
p. 3-29. [en ligne]. http : //id.erudit.org/iderudit/036300ar [Site consulté le 15 janvier 2012].
91
Vue sous cette perspective, la couleur s’approche d’une conception médiévale dans le sens où cette
sensation est associée au concept de venustas (beauté féminine et fatale). Cf. Michel Pastoureau, Figures et
couleurs : études sur la symbolique et la sensibilité médiévale, Paris, Le Léopard d’or, 1986, p. 35.
Hébert inaugure le drame du « Torrent » au cœur d’une nuit qui n’est pas sans rappeler le
ventre maternel.
(1) Un certain lundi, elle devait mettre des draps à blanchir sur l’herbe; et, je me souviens que
brusquement il s’était mis à pleuvoir. En date de ce même lundi, j’ai donc vu dans son carnet
que cette étrange femme avait rayé : « Blanchir les draps », et ajouté dans la marge « Battre
François ». (T : 21)
92
La pluie ébauche l’intensité sonore de l’eau torrentielle. En fait, le torrent ne prend-il pas son origine de
l’eau des pluies des montagnes? (cf. Elizabeth Muirsmith, « L’eau dans l’œuvre poétique d’Anne Hébert »,
[microforme], mémoire de maîtrise, Ottawa, Université d’Ottawa, 1973, f. 177.)
93
Id.
61
narrateur du personnage s’estompent. Ici, l’apparition d’Amica sera déterminante pour
l’analyse de cette couleur : « Je voudrais lui [ à Amica] déchirer tous ces oripeaux qui la
couvrent, à la façon dont je sais décortiquer un bouleau blanc. » (T : 41) Ajoutons encore
que la deuxième partie du récit débute avec un paysage de destruction, de démolition :
« tout est par terre » (T : 37), ce qui contraste avec la figure verticale de François : « Je
marche sur des débris » (T : 37). Pour établir une relation entre le corps ainsi érigé et
l’arbre, il n’y a qu’un pas. En effet, François se conçoit lui-même comme un arbre : « Je me
sens devenir un arbre » (T : 37) et par la suite, il voit les autres comme tels : « Il y a là deux
personnages sans forme […] tels des arbres gris » (T : 39). C’est après cette allusion que
François associe Amica au bouleau blanc. Cette image statique de l’arbre contraste avec
l’élan vital représenté par la marche de François ainsi qu’avec les gestes de rapprochement
et d’éloignement qui ont lieu lors de la rencontre des deux solitudes représentées par ces
deux personnages. Cette oscillation trouve une explication partielle dans la signification
symbolique de l’arbre qui représente à son tour la vie et l’épuisement94. Si l’élan vital de la
marche souligne la primauté du corps — « J’avance toujours » (T : 41) —, François est
immobilisé par la présence d’Amica. Cependant, les mains échappent à ce contrôle, ce qui
indique que le désir est là. Mais cette fois-ci, la répression vient de François lui-même.
C’est alors que la couleur blanche apparaît traduisant une intention de neutraliser son
attirance en réduisant Amica à un objet : « Je voudrais lui déchirer tous ces oripeaux qui la
couvrent, à la façon dont je sais décortiquer un bouleau blanc. » (T : 41) Cette allusion
résiste à signifier la couleur au-delà de sa représentation figurative. Nous croyons qu’ici
l’image du « bouleau blanc » ne véhicule pas l’idée de pureté. Au contraire, le personnage
voit cette couleur comme une enveloppe qui peut être déchirée. Le blanc est associé à une
certaine violence sonore prise en charge par la main masculine comme le montrent les
verbes « arracher », « déchirer », « décortiquer ».
94
Sheila Lacourcière, « L’intertextualité dans l’œuvre d’Anne Hébert », mémoire de maîtrise, Ottawa,
Université d’Ottawa, 1994, f. 98-99.
La dernière occurrence du blanc est celle des dents éblouissantes. « Je suis tout à
côté de la seconde ombre accroupie près du feu […] C’est une femme. Elle rit […] Ses
dents éblouissantes me narguent. » (T : 41) Dans ce passage, une ambivalence affecte le
niveau perceptif. En effet, ce passage oppose l’ombre et la lumière qui se matérialise dans
les dents de la femme. Ici le foyer perceptif de François touche les extrêmes, car il voit des
ombres qui contrastent avec la forte lumière que dégage le sourire d’Amica : « Je soulève
cette ombre jusqu’à moi » (T : 41) vs « Ses dents éblouissantes me narguent. » (T : 41)
(nous soulignons.) Étant donné que le sensible établit une coalescence avec le somatique, la
lumière se pétrifie dans la dentition. La lumière concentrée augmente son intensité
empêchant François de voir clairement. De là résulte une méfiance à l’égard de cette
femme ravissante : « Elle tient ses bras levés en arc, au-dessus de sa tête, les mains sur sa
nuque, semblant cacher quelque chose. » (T : 41)
95
Terence Turner cité par Annabelle Rea, « Un habit de lumière : vêtements et désir chez Anne Hébert »,
dans Filiations Anne Hébert et Hector de Saint-Denys Garneau, Ville Saint-Laurent, Fides (Cahiers Anne
Hébert), 2007, p. 165.
96
Ibid., p. 166.
97
Pierre Paquette, « Anne Hébert », diffusé le 29 octobre 1975, dans Émission radio À l’antenne Archives Radio-Canada,
Site de Radio-Canada [en ligne]. http://archives.radio-canada.ca/emissions/833-14699/page/1/ [Site consulté le 29
septembre 2012].
63
distinction entre le blanc et le noir, c’est plus par souci de clarté que par une réelle
conviction de leurs différences, car dans cette image de la robe d’Anne Hébert, il est
manifeste qu’existe une relation de complémentarité entre ces couleurs.
Étant donné que la couleur est avant tout une présence dont la totalité nous est à
jamais insaisissable, car notre appréhension du sensible est imparfaite, il faut souvent
convoquer d’autres sens pour saisir l’impact de la couleur comme le souligne Fontanille :
Si nous partons de l’appréhension sensible d’une qualité, toujours le rouge, par exemple, les
expériences de Berlin & Kay, entre autres, nous montrent que nous ne percevons jamais du
rouge, mais une certaine position dans une palette de rouges, position que nous identifions
comme plus ou moins rouge que les autres. Comment peuvent se former des « valeurs » dans
ces conditions? Il faut et il suffit que deux degrés de la couleur soient mis en relation avec deux
degrés d’une autre perception, par exemple avec le goût des fruits qui portent ces couleurs. À
cette condition seulement, nous pourrons dire qu’il y a une différence entre les degrés de la
couleur, ainsi qu’entre les degrés du goût. Et la valeur d’une qualité de couleur sera alors
définie par sa position à la fois par rapport aux autres qualités de couleur, et par rapport aux
différentes qualités du goût98.
Cette citation est importante, car elle donne du poids à la présence d’une autre perception
associée à la couleur, sonore dans le cas du « Torrent ».
Cette première analyse montre qu’au début de l’histoire, François ne paraît pas
sensible à la couleur. Voilà pourquoi le contraste chromatique avec le noir est encore très
faible ainsi que le contraste sonore suggéré par la pluie. Cependant très tôt dans le récit, une
valeur de pureté est fortement marquée. Sa présence cherche à annuler le corps comme le
montre la phrase : « Il faut se dompter jusqu’aux os. » (T : 20) Cette présence de la mort
dans sa matérialité explique pourquoi le blanc prime dans cette première partie. La
deuxième mention explicite du blanc est associée au bouleau blanc. Elle coïncide avec un
déplacement temporel et spatial de l’instance du discours. Ce qui attire ici l’attention, c’est
la capacité du personnage à déchirer le blanc par l’intervention de sa main. Puisqu’il
n’habite plus la maison maternelle, il est livré à la nature et dans cet espace hétérogène
surgit la couleur comme une intention d’établir un contact avec le monde. La troisième
98
Jaques Fontanille, Sémiotique du discours, Limoges, PULIM, 1998, p. 38.
mention du blanc que nous avons commenté ici est aussi une mention indirecte. En effet, il
est question des « dents éblouissantes ». À cette variation dans l’intensité chromatique vient
s’ajouter l’intensité sonore et lumineuse qui troublent et aveuglent le personnage. La
mention des sons imaginaires du rire d’Amica ainsi que le son de son cœur montrent bien à
quel point le blanc envahit le monde intérieur de François, installant le thème de la mort
produite par la main.
Poursuivre notre réflexion sur la couleur implique une prise de conscience de sa nature
instable, fugace qui contraste avec son apparition ponctuelle dans le récit. En effet, Anne
Hébert attire notre attention sur des concentrations chromatiques qui altèrent l’atmosphère
apparemment incolore du récit. Cette fois-ci, observons la couleur par excellence, le rouge,
dont l’apparition conditionne une autre présence, celle du noir. Ici, la distinction entre les
deux couleurs est moins accusée. Au fil de notre analyse, elle viendra s’estomper. Cinq
passages exploitent les virtualités symboliques de cette couleur, notamment ses propriétés
thermiques.
Je lui tendis les livres, semblables à tous les livres de prix, rouges et à tranches dorées. Qu’ils
me semblaient ridicules, dérisoires! J’en avais honte, je les méprisais. Rouges, dorés, faux.
Couleur de fausse gloire. Signes de ma fausse science. Signes de ma servitude. (T : 31)
Nous allons considérer la couleur comme un sujet à part entière. Marc Gontard affirme lors
de son analyse du noir, du blanc et du rouge dans Kamouraska que ce dernier agit comme
65
un « véritable actant qui détermine des fonctions narratives essentielles comme “aimer” ou
“tuer”99. » À nouveau, on voit que ce qui sous-tend ces actions est la main.
Mais avant d’aller plus loin, arrêtons-nous d’abord sur l’apparition du rouge qui
appelle la présence de la lumière sous la forme de la couleur dorée : « [livres] rouges et à
tranches dorées » (T:31). Le sème de brillance oriente notre lecture vers une interprétation
du rouge envisagé, d’abord, comme surface. En effet, François ne réussit pas à percer
l’apparence que lui impose l’enveloppe du livre. Étymologiquement, le terme « couleur »
ne fait-il pas allusion à l’aspect extérieur des choses? Michel Pastoureau affirme que la
couleur a une forte fonction classificatoire. C’est le cas ici puisque les livres rouges sont
associés à la réussite scolaire : « L’année de rhétorique, j’arrivai premier et je remportai un
très grand nombre de prix » (T : 29). Cependant, la couleur dorée a d’autres significations.
La brillance est une ébauche de la flamme. Son intensité et, par extension, sa violence sont,
pour l’heure, à peine ressenties par le personnage, mais elle laisse entrevoir un certain
malaise qui n’est pas encore complètement verbalisé. Traditionnellement utilisé comme le
symbole de la connaissance du monde, le livre est réduit dans cet exemple à une surface
aplatie qui ne garde plus aucun contact avec le savoir. C’est alors que l’intervention du
narrateur est pertinente, car elle structure ce qui échappe au regard. En effet, François
évalue le rouge dans son extériorité, mais aussi dans son intériorité et cet exercice est une
prise de conscience qui commence son lent parcours d’élaboration comme le démontrent
les trois dernières phrases qui clôturent le passage : « Couleur de fausse gloire. Signes de
ma fausse science. Signes de ma servitude. » (T : 31) L’intervention du narrateur active la
description évaluative de la couleur : « Qu’ils me semblaient ridicules, dérisoires! J’en
avais honte, je les méprisais » (T : 31). Cette description renvoie, au niveau thématique, à
une piètre estimation de soi derrière laquelle se cache une certaine envie de provocation. La
deuxième description évaluative est une évaluation véridictoire (« Rouges, dorés, faux.
99
Marc Gontard, « Noir, blanc et rouge : le chromo-récit d’Anne Hébert dans Kamouraska », dans Anne Hébert, parcours
d’une œuvre : colloque de Paris III et Paris IV-Sorbonne, Montréal, L’Hexagone, 1997, p. 251.
Couleur de fausse gloire. Signes de ma fausse science. Signes de ma servitude ») qui
signale une forme d’être au monde caractérisée par la trahison.
La deuxième mention du rouge n’est pas présentée comme une perception, mais
évoquée par le sang : « De toutes les sonorités terrestres, ma pauvre tête de sourd ne gardait
que le tumulte intermittent de la cataracte battant mes tempes. Mon sang coulait selon le
rythme précipité de l’eau houleuse. » (T : 33) Le rouge associé au sang parle en faveur
d’une véritable actantialisation du rouge comme le commente Marc Gontard : « Pour
accéder au statut actanciel ces couleurs (noir, blanc et rouge) se sont d’abord sémantisées
par une opération qui s’apparente à la synecdoque : […] le rouge [réfère] au sang. C’est
ensuite par métaphorisation que ces couleurs vont passer du statut de prédicat au statut
d’actant, à partir d’une opération de couplage [noir/blanc, blanc/rouge], qui confère aux
sujets métaphorisés […] une compétence actoriale.100 » Ces observations sont précieuses
pour notre analyse, car elles permettent de voir que le rouge s’actantialise, dans un premier
moment, en femme alors que le noir s’aligne du côté masculin. Le couplage se configure
ainsi rouge/noir, femme/homme. Pour ne pas faire d’affirmations trop hâtives, regardons
d’abord comment le rouge s’actantialise en femme.
100
Ibid., p. 251.
101
« J’ai reçu la vie comme une blessure, et j’ai défendu au suicide de guérir la cicatrice. Je veux que le
Créateur en contemple, à chaque heure de son éternité, la crevasse béante.» Lautréamont, Œuvres complètes :
Les chants de Maldoror, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, p. 26.
67
habitant102. » Cette coalescence forcée avec l’eau se traduit par l’allusion à l’eau organique,
épaisse et surtout occulte qu’est le sang qui active, comme le dit Gilbert Durand, un
imaginaire nocturne laissant transparaître la féminité. Jean Chevalier explicite le lien
unissant le féminin, le rouge et le noir : « Le rouge sombre […] est nocturne, femelle, secret
et, à la limite, centripète; il représente non l’expression, mais le mystère de la vie103. » Dans
« Le Torrent », le rouge acquiert une autre caractéristique. Il est houle. La saillance
perceptive gagne en intensité sonore parce que le sang torture avec son rythme accéléré
l’espace rétréci du corps, représenté par la tête. Pourrait-on voir ici une intention de
pulvériser l’esprit cartésien auquel François s’accroche pour ouvrir la voie à une vie
profonde, marquée par la douleur?
102
Bachelard, L’eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière, Paris, Corti (Livre de poche), 2005,
p. 221.
103
Jean Chevalier, et al., Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 831.
104
Id.
blessure. Cette allusion au corps blessé contraste avec la faible fréquence du rouge qui pour
exprimer sa violence compte seulement sur quelques apparitions. En fait, sa présence est
calculée. Comme le constate également Dolores Ferraton dans son étude de Kamouraska :
« [l]a source première [du rouge] est la broderie d’Élisabeth où elle dévoile ses projets
secrets105 » [:]
Sur fond jaune une rose rouge éclatante, inachevée!... S’éveillent la laine écarlate, les longues
aiguillées, le patient dessin de la fleur de sang. Le projet rêvé et médité, à petits points, soir
après soir, sous la lampe. 106
L’apparition du rouge est présentée comme s’il s’agissait de gouttes. Quel meilleur moyen
de nourrir l’imagination symbolique qu’en faisant appel à une constellation de rouge dont
rend parfaitement compte la broderie qui ajoute à cette image un sème de douleur aiguë
exprimé avec maîtrise par le recours aux « petits points » réalisés à l’aide d’aiguilles. Dans
Kamouraska, le rouge apparaît ainsi par petits points.
Comme nous l’avons précédemment indiqué, les couleurs ont une représentation
concrète. La force de l’image du cheval répond à ce besoin dans le sens où elle sature le
noir et le rouge. Dans ce passage, ces couleurs se mêlent aussi pour représenter un érotisme
comme le suggère la phrase : « Le sang sur son poil se mêlait à la sueur ». (T : 34) Cette
incapacité de plonger dans son désir donne plus de poids à la douleur qui prend toute la
place pour extirper pratiquement toute source de plaisir.
105
Dolores Ferraton, « La couleur dans l’œuvre d’Anne Hébert », mémoire de maîtrise, Winnipeg, Université
de Manitoba, 1976, f. 100.
106
Kamouraska, Paris, Éditions du Seuil, 1970, p. 42 cité par Ferraton, id. (Nous soulignons).
69
Le quatrième passage où figure le rouge raconte la scène du matricide :
La bête a été délivrée. Elle a pris son galop effroyable dans le monde. Malheur à qui s’est
trouvé sur son passage. Oh! Je vois ma mère renversée. Je la regarde. Je mesure son envergure
terrassée. Elle était immense, marquée de sang et d’empreintes incrustées. (T : 37)
Nous voulons relever l’attention sur les empreintes. La dernière phrase, celle où on
mentionne le rouge sombre de la blessure attire particulièrement l’attention. Cette image
coïncide avec la clôture de la première partie du récit. Devant ce triomphe de l’irrationnel,
Gaëtan Brulotte affirme : « Ne préside-t-elle pas [la blessure] toute conscience? N’est-ce
pas le trait le plus universel qui soit, mais en même temps le plus privé, le plus
incommunicable?107 » La blessure paraît le seul recours d’un François sourd et violemment
atteint dans sa perception à qui a été nié l’accès au langage et dont la passion trouve une
issue dans le recours à cette expérience prélinguistique.
Qu’est-ce que le présent? Je sens sur mes mains la fraîcheur tiède, attardée, du soleil de mars. Je
crois au présent. Puis, je lève les yeux, j’aperçois la porte ouverte de l’étable. Je sais le sang, là,
une femme étendue et les stigmates de la mort et de la rage sur elle. C’est aussi présent à mon
regard que le soleil de mars. Aussi vrai que la première vision d’il y a quinze ou vingt ans.
Cette image dense me pourrit le soleil sur les mains. La touche limpide de la lumière est gâtée à
jamais pour moi. (T : 38)
107
Gaëtan Brulotte,« Blessure et littérature» [en ligne]. http://204.19.35.114/AfficherPage.aspx?idMenu=
0&idPage=185 [Site consulté le 12 juin 2012].
108
Anne Hébert, « Un grand mariage », Le Torrent, op.cit., p. 160.
Une « empreinte » est avant tout une marque. Ce que nous voulons dire par là, c’est que
pour dire la haine, le sang n’a pas pris la voie scandaleusement visible de l’assassinat
d’Antoine de Tassy dans Kamouraska où l’on voyait le sang de la victime étalé sur la
neige. Au contraire, Anne Hébert, fidèle aux principes des formes concentrées, a donné au
rouge une intensité ressentie dans une forme concentrée comme l’« empreinte ». Pour sa
part, François répond avec la même intensité avec laquelle il s’était fait traiter. Mais en
contrepartie son regard et en conséquence sa mémoire seront profondément affectés.
Ajoutons encore que, dans cette deuxième partie du récit, les frontières qui séparent le
personnage du narrateur s’estompent. Cette transformation subjectale produit une
dégradation de la saisie perceptive dans la mesure où l’œil se montre incapable de capter la
lumière, à la place il est hanté par les couleurs du passé. Mais regardons de plus près en
quoi consiste cette diminution du foyer perceptif.
La dernière mention du rouge que nous retenons poursuit cette idée du rouge
incandescent. L’union du rouge et du noir sera activée par l’apparition d’Amica dont la
peau brune et la jupe rouge rappellent son lien secret avec le feu :
71
Ses jupes et châles la drapent et ne semblent retenus que par les agrafes mouvantes de ses
mains, plus ou moins serrées, selon les caprices de sa démarche vive ou nonchalante. Un réseau
de plis glissant de ses mains et renaissant plus loin en ondes pressées. Jeux des plis et des
mains. Nœud de plis sur la poitrine en une seule main. Scintillement de soie trop tendue sur les
épaules. Équilibre rompu, recréé ailleurs. Glissement de soie, épaule nue, dévoilement des bras.
Doigts si bruns sur la jupe rouge. (T : 48) (nous soulignons.)
Dans cette citation le noir n’est pas visible. Il est dissimulé derrière la présence du brun. En
effet, le lien entre le brun et le rouge obscurcit ce dernier par une allusion à la combustion.
Ce contraste chromatique rappelle la « féminité terrible » dont parle Gilbert Durand. Afin
de mieux comprendre ce passage, nous voulons attirer l’attention sur la phrase
« Scintillement de soie trop tendue sur les épaules ». Dans cette phrase, chargée d’érotisme
dans son ensemble, prime la présence de la soie. Gilles Marcotte affirme, dans « Anne
Hébert : “Un bruit de soie” », que la charge érotique du poème étudié est prise en charge
par la soie produisant un bruit particulier109, qui nous fait penser au bruit de « braise ».
Dans « Le Torrent », le lien érotique entre le feu et la soie est renforcé par la souplesse du
tissu et l’interaction de la main féminine avec la soie : « Jeux de plis et des mains » (T :
48). Cette interaction produit une isotopie thermique qui transforme la couleur en sensation.
Dans ce sens, Deleuze commente : « La couleur est dans le corps, la sensation est dans le
corps, et non dans les airs110. »
La jupe est relevée à poignées, prestement, pour monter l’escalier. Les chevilles sont fines, les
jambes parfaites. Un genou saillit. Tout est disparu. La jupe balaie le plancher, les mains sont
libres et le corsage ne tient plus. (T : 48-49)
Cette légèreté nous fait penser à l’édredon rouge de « La mort de Stella » qui grâce à la
remémoration récupère son intensité chromatique d’autrefois :
109
Gilles Marcotte, « Anne Hébert : “Un bruit de soie” », Voix et images, vol. 24, no 2, (71) 1999, p. 303, [en
ligne]. http://id.erudit.org/iderudit/201429ar [Site consulté le 24 juin 2011].
110
Gilles Deleuze, Francis Bacon : Logique de la sensation, Paris, Éditions de la Différence (Vue), 1981,
vol. 1, p. 27.
« J’ai la fièvre », pensait-elle. Un bel édredon rouge tout gonflé de plumes vint la visiter […]
De tous ces objets cassés, fanés, disloqués, repeints, recollés, rafistolés, objets perdus, objets
trouvés bons au feu, comme le visage du pauvre, dont les bonnes âmes des paroisses avaient
submergé les époux Gauvin ; un jour pourtant, il y avait eu l’édredon rouge, tout flambant
neuf111.
Dans ce passage, l’intensité du rouge renforce la séparation entre le rêve et la réalité comme
le prouve également le passage suivant : « Stella voulut remercier sa fille, leva les yeux
vers elle, mais le regard de Stella se perdit en cours de route, s’attarda sur ses propres mains
posées sur le vieil édredon usé et décoloré. La femme s’émerveilla de trouver ses mains si
blanches et fines […]112 ». Dans la réalité, le rouge apparaît vidé de sa substance alors que
pour les personnages aux prises avec des états altérés comme la fièvre, le rouge devient
intense et léger. Voilà pourquoi dans « La mort de Stella », il est question d’un édredon
« gonflé de plumes113 » et dans « Le Torrent », d’une jupe. D’ailleurs les deux personnages,
Stella et François, ont la fièvre. Le corps qui figure aussi en arrière-plan de ces objets est
évoqué dans sa lourdeur qui contraste avec la légèreté de l’édredon ou de la jupe. Lorsque
le rouge trouve un support léger, il évoque la sexualité heureuse et euphorique. Ainsi le
laisse comprendre Stella : « Cette couleur vermeille, Stella pourrait y toucher, à l’instant
même. Toute la douceur du monde, là, à portée de la main114. » À l’instar de Stella,
François, aux prises avec la fièvre, réussit à alléger le rouge. La description vestimentaire
d’Amica, la présence de la soie, l’habileté tactile de cette femme, ses mains qui ont libre
cours et sa nudité nous le laissent ainsi penser. C’est alors qu’on pourrait croire à une
éventuelle union entre François et son amie comme le suggère le passage : « La jupe
[rouge] est relevée à poignées, prestement, pour monter l’escalier. Les chevilles sont fines,
les jambes parfaites. Un genou saillit. Tout est disparu. La jupe balaie le plancher, les mains
sont libres et le corsage ne tient plus. » (T : 48-49) Néanmoins, la légèreté — qu’on associe
ici à celle de la flamme — est aussi signe d’angoisse, car elle est fugace : « Pourvu que cela
111
Anne Hébert « La mort de Stella », Le Torrent, op. cit., p. 154.
112
Ibid., p. 157-158.
113
Ibid., p. 154.
114
D’autre part, lorsque le rouge est léger, il se réconcilie avec le toucher comme il est de toute évidence dans
l’allusion à la douceur. Id.
73
soit vrai! Pourvu que cela dure !115 » Ces propos répondent assez bien à la sensibilité de
notre personnage qui, à l’instar de Stella, est confronté à la fugacité, associée à la douceur
du monde.
Nous ne voulons pas boucler cette section sans attirer l’attention sur quelques traits
qui soulignent l’évolution du rouge dans le récit. La première mention du rouge (le passage
du livre) est explicite. Dans ce passage où il est question des livres de prix de François, le
rouge est associé à la brillance configurant ainsi une première ébauche de la flamme.
Cependant ce symbole manque de profondeur en raison de l’évaluation du personnage
questionnant ainsi le domaine du savoir. Dans cette première partie du récit, c’est le point
de vue de François adulte qui en regardant son moi d’autrefois se rend compte à quel point
sa vision dépend de celle de Claudine Perrault comme le prouve la dernière phrase qui clôt
ce passage : « Rouges, dorés, faux. Couleur de fausse gloire. Signes de ma fausse science.
115
Ibid., p. 155.
116
Ibid., p. 159.
117
Ibid., p. 158.
Signes de ma servitude. » (T : 31) Le rouge ici et malgré sa proximité avec la flamme ne
présente aucun danger, car il est dépourvu de vie. Il est réduit à une simple enveloppe.
Cela n’est pas le cas pour la deuxième mention indirecte du rouge (le passage du
sang de François) qui se présente à travers l’image du sang qui bat. Cette couleur gagne en
profondeur grâce à l’évocation de ce liquide vital. À ce moment du récit et à la suite de
l’incident de la surdité, François est abandonné à une vie organique, intensément intérieure.
Cette intensité chromatique nous parvient en lien avec une autre perception : la sonorité.
Les sons imaginaires deviennent intolérables parce que concentrés dans le cerveau.
Dans la quatrième mention (le passage du matricide), il est question du sang versé.
Cela attache impitoyablement François à l’image de sa mère dont le souvenir marquera
profondément l’esprit du personnage.
75
3.5 Bleu et noir
Qu’est-ce que le bleu? Le bleu est l’obscurité devenue visible.
Yves Klein cité par Weitemeier : 2005.
Il est habituel chez Anne Hébert d’assombrir la couleur. Jean Chevalier dit que le bleu
obscurcit, ce qui est « conforme à sa tendance naturelle118 ». En tenant compte de cette
affirmation, mais en rappelant au lecteur que « les phénomènes ne se produisent pas en
dehors de nous, mais toujours en nous-mêmes119 », nous allons aborder l’étude du bleu à
l’aide d’une notion annoncée au début de ce chapitre : le discours en acte. Cette notion
rappelle que la couleur ne signifie rien en elle-même, mais dans sa relation à un sujet et à
son discours.
De même que pour l’étude du rouge et du noir, Anne Hébert se plaît à faire appel à
des figures où la distinction du bleu et du noir se dissout et donne lieu à des images d’une
lourde signification symbolique. Voilà pourquoi nous traiterons ultérieurement le bleu et le
noir comme un ensemble signifiant.
1) Toute noire […] cette bête […] ressemblait à l’être de fougue et de passion que j’aurais
voulu incarner […] Le soir, je me relevais, une fois ma mère endormie, et j’allais me
percher dans le fenil au-dessus de Perceval […] Était-ce par orgueil que la bête attendait
mon départ pour s’endormir? ou ma présence immobile et cachée l’irritait-elle? Elle ne
cessait pas de souffler bruyamment, de donner des coups de sabots dans sa stalle. De mon
abri je voyais la belle robe noire aux reflets bleus. Des courants électriques parcouraient
son épine dorsale. Je n’avais jamais pu imaginer pareille fête. Je goûtais à la présence
réelle, physique, de la passion. (T : 34. Nous soulignons.)
2) Sans se retirer de moi, elle [Amica] enlève le fichu branlant que ses mains renouaient sur
les lourds cheveux. Ils s’échappent, libres, sur ses épaules. Je recule. Ils sont noirs et très
longs. Une masse de cheveux presque bleus. Je recule encore. C’est elle qui marche sur
moi. (T : 41. Nous soulignons.)
118
Jean Chevalier, op. cit., p. 129.
119
Goethe, Traité des couleurs, op. cit., p. 101.
3) Ses yeux sont pers120. Ses noirs sourcils, placés haut, soulignent l’enchâssement parfait des
prunelles. (T : 41)
4) Je ne veux pas de sa tête tranchée, sur ma poitrine! Rien! Rien d’elle ![d’Amica] Et ses
longs cheveux bleus autour de mon cou. Ils m’étouffent (T : 54. Nous soulignons.)
5) Sa chevelure se prend dans le vent comme un voile de ténèbres. Elle se mêle avec l’eau en
un long enroulement, plein de fracas noir et bleu, bordé de blanc. (T : 56. Nous
soulignons.)
La première mention du bleu se situe vers la fin de la première partie du récit. Le narrateur,
dans son souci de trouver des réponses, s’efforce encore de bâtir son discours sur des
repères spatiaux et temporels précis : « Le soir, je me relevais, une fois ma mère endormie,
et j’allais me percher dans le fenil au-dessus de Perceval […] Était-ce par orgueil que la
bête attendait mon départ pour s’endormir? ou ma présence immobile et cachée l’irritait-
elle? » (T : 34). Dans ce passage, il y a trois marques importantes qui rendent compte des
transformations du personnage. Les deux premières sont spatiales : François est penché et
aussi caché. La troisième marque est de type temporel. En effet, il fait noir. La position
élevée au-dessus de Perceval permet au personnage d’avoir une visée plus complète du
spectacle qui se déroule devant ses yeux. La position cachée ainsi que la présence de la nuit
permettent au personnage de sonder, dans une plus grande intimité, sa propre sensibilité,
jusque-là refoulée. (« Je n’avais jamais pu imaginer pareille fête. Je goûtais à la présence
réelle, physique, de la passion. ) (T : 34.) Dans cette obscurité, Perceval se manifeste par le
bruit et la couleur. Celle-ci apparaît comme un reflet bleu. Ces reflets renvoient à la surface
qui séduit le personnage. L’impact de cette scène sur François est d’autant plus fort que le
personnage est immobile. L’immobilité est propre à la fascination qui « est une aliénation,
puisqu’elle consacre la perte d’initiative du sujet, et l’abandonne aux effets sensibles du
monde matériel de l’obscurité121. » La saillance perceptive est soulignée par l’apparition de
120
Nous avons retenu ce passage, car selon Le Petit Robert, « pers » désigne « diverses couleurs où le bleu
domine (surtout en parlant des yeux). »
121
Jacques Fontanille, Sémiotique du visible : des mondes de lumière, Paris, Presses universitaires de France
(Formes sémiotiques), 1995, p. 187.
77
quatre des cinq couleurs qui composent l’ensemble de notre étude (noir, blanc, bleu et
rouge), figurant, chose inusitée, sur un seul actant : (poils noirs, écume blanche, reflets
bleus sur la peau noire et le sang122). Ces couleurs sont accentuées grâce à la noirceur qui
agit comme toile de fond. Ici le lien de la couleur avec l’obscurité est assuré par
l’intervention d’un corps torturé. En fait c’est la douleur qui prend la forme matérielle de
l’enchaînement qui torture un corps qu’on souhaite immobile. Ce supplice produit la
couleur. On est bien loin de l’inspiration paysagiste de la couleur telle qu’on la retrouve
chez Saint-Denys Garneau, car dans « Le Torrent », la couleur est avant tout corporelle.
Dans « Le Torrent », Anne Hébert parle rarement du ciel, encore moins de ciels dégagés
auxquels elle substitue plutôt des astres (notamment le soleil ou la lune) arrachant ainsi le
regard des immensités célestes pour le captiver et le ramener vers des réalités plus
concrètes.
François est captivé par la couleur noire de la chevelure d’Amica qui dégage aussi
une lueur bleue123. Ceci constitue la deuxième mention de cette couleur :
Sans se retirer de moi, elle [Amica] enlève le fichu branlant que ses mains renouaient sur les
lourds cheveux. Ils s’échappent, libres, sur ses épaules. Je recule. Ils sont noirs et très longs.
Une masse de cheveux presque bleus. Je recule encore. C’est elle qui marche sur moi. (T : 41)
(nous soulignons.)
Commençons par dire qu’Anne Hébert établit une continuité entre la robe (représentée par
la peau lustrée du cheval Perceval) et la chevelure (d’Amica) garantie par la couleur bleue.
La mention de cette couleur est approximative comme le montre l’adverbe « presque »
accolé au bleu. Cette nuance le dote d’un caractère éthéré. Cependant lorsque le bleu est
associé aux matières capillaires, il revêt un aspect sauvage, propre à la pilosité. Le bleu
gagne alors en densité, ressentie par le corps de François comme du poids : « Une masse de
cheveux presque bleus. Je recule encore. C’est elle qui marche sur moi. » (T : 41)
122
Ajoutons aussi que cette même composition apparaîtra sur Amica : chevelure noire, dents éblouissantes,
yeux bleus, jupe rouge.
123
Ce mélange chromatique rappelle la chevelure de la femme vampire Héloïse : « Les cheveux noirs, très
fins, ont un reflet bleu argenté, presque lunaire, qui enchante et qui inquiète ». Anne Hébert, Héloïse, op.cit.,
p. 22.
La troisième mention du bleu apparaît dans l’œil : « Ses yeux sont pers. Ses noirs
sourcils, placés haut, soulignent l’enchâssement parfait des prunelles. » (T : 41) Ici, le bleu
est exprimé avec moins de netteté que pour la chevelure comme le montre l’emploi de
l’adjectif « pers ». La forme circulaire de l’œil rappelle toutefois la nature aquatique de
cette couleur dont la profondeur est soulignée par l’allusion au noir qui, s’aidant de la
forme anatomique de l’œil, reproduit littéralement un effet d’emboitement, effet réussi
grâce à l’allusion aux « prunelles. » L’atmosphère d’« emprisonnement » est mise en relief
par la présence du terme « enchâssement ». L’autre partie corporelle, les « sourcils124 », est
associée au noir pour indiquer dans sa matérialité la plus concrète que l’emboîtement est
inscrit à même le corps. Alors que, dans certains passages, la couleur était associée au bruit,
ici, les rares dialogues, l’intensité du regard et la gestuelle insistent sur le silence régnant
lors de la rencontre entre François et Amica dont l’enchâssement des prunelles dévoile,
grâce à la double circularité de l’œil et de la pupille, un désir d’avaler le personnage. De
plus, les couleurs enchâssées (noir et bleu) reproduisent dans sa plus grande concrétion la
relation aliénée entre la mère et le fils. François semble toujours menacé par le regard
féminin. Donc le drame de François se résume dans cette image qui traduit la lutte pour la
vie, menacée en permanence.
124
Nous voulons insister ici sur le support corporel du noir. Le lecteur aura pu remarquer que le noir choisit
les matières capillaires pour se manifester.
79
La dernière mention du bleu apparaît à la fin du récit alors que François est envahi
par l’image d’Amica : « Je vois la tête d’Amica au-dessus des flots. Cette tête dont je ne
sais plus que faire! Pourquoi demeure-t-elle en moi? » (T : 56.) Des formes circulaires se
multiplient. Les sensations s’entrechoquent donnant lieu à des images chaotiques qui
contrastent avec une mention apparemment organisée de la couleur : « Sa chevelure se
prend dans le vent comme un voile de ténèbres. Elle se mêle avec l’eau en un long
enroulement, plein de fracas noir et bleu, bordé de blanc. » (T : 56) (nous soulignons). La
couleur prend une forme circulaire, renforcée par la présence du blanc125. La circularité
semble l’indice d’une perception hallucinée. Dans cette image de la circularité, François
cherchait la protection (« Amica me borde comme un enfant au berceau. (T : 53) »). Mais
bientôt cette circularité sera asphyxiante. Le désir de François de retourner au ventre
maternel bascule inévitablement vers l’oppression.
Nous voulons conclure cette partie en soulignant que dans notre traitement du
bleu, il était indispensable de parler simultanément du noir donnant lieu surtout dans sa
première apparition à un noir bleuté. Globalement, dans la première mention du bleu, le
personnage découvre une source de plaisir dans les reflets bleus de la peau de Perceval.
François, comblé par ce spectacle, sera bientôt horrifié. Dans cette première mention, le
spectacle déclenche une quête, la quête du désir dont l’intensité est amplifiée par le
vacarme des sabots du cheval. La deuxième mention du bleu nous permet de faire un pas en
direction de l’exploration du désir de François. Exploration marquée par le drame
aquatique. Ici la longueur de la chevelure d’Amica imprime au bleu un sème de profondeur
qui appelle les eaux nychtomorphes. À cette idée des eaux profondes, viennent s’ajouter
l’enfermement et l’oppression prise en charge par la forme circulaire de l’œil (passage des
yeux d’Amica). Notre perspective phénoménologique et sémiotique nous porte à croire que
125
Le blanc ici attire l’attention parce que malgré le fracas, cette couleur est bien visible due à sa distribution
par rapport aux autres couleurs (noir et bleu). Que le blanc encercle le noir et le bleu rappelle aussi les cercles
de la chevelure et par la suite l’étreinte mortelle d’Amica imaginée par François. Ceci éveille la signification
symbolique de cette couleur associée à la mort. Étonnamment, c’est la dernière couleur mentionnée dans le
récit, ce qui donne une forte cohésion au « Torrent ». Rappelons au lecteur que la première couleur qui
figurait au début du récit était le blanc associé à la mère. Ici le blanc est associé à Amica donc à la femme.
le bleu et surtout la pupille noire vont configurer, grâce à la double circularité, la vacuité
qui explique l’errance du personnage. La quatrième mention du bleu (« Et ses longs
cheveux bleus autour de mon cou. Ils m’étouffent ») (T:54), est une continuité de la
circularité à laquelle on attribue des propriétés de plus en plus étouffantes. La dernière
mention du bleu (passage de la tête arrachée d’Amica) est une réalisation de l’acte de
déchirement et un prélude au suicide de François.
Commençons par signaler la faible fréquence de la couleur jaune dans le récit. Son
apparition se réduit étonnamment à trois mentions explicites :
1) L’homme était sale. Sur sa peau et ses vêtements alternaient la boue sèche et la boue fraîche.
Ses cheveux longs se confondaient avec sa barbe, sa moustache et ses énormes sourcils qui lui
126
Daniel Marcheix, Les incertitudes de la présence, op. cit., p. 103.
127
Felix Thürlemann, Paul Klee: analyse sémiotique de trois peintures, Lausanne, L’Âge d’homme, 1972,
p. 96.
81
tombaient sur les yeux […] Je vis la bouche se montrer là-dedans, gluante, avec des dents
jaunes. Je voulus fuir. L’homme me retint par le bras. Il s’agrippa à moi pour tenter de se
mettre debout ce qui eut pour effet de me faire culbuter. (T : 23. Nous soulignons.)
2) Lutter contre l’eau? C’est impossible. Et d’ailleurs, mes vêtements sont secs. De quel gouffre
suis-je le naufragé? Je tourne ma tête avec peine. Je suis couché sur le roc, tout au bord du
torrent. Je vois sa mousse qui fuse en gerbes jaunes. Se peut-il que je revienne du torrent? Ah!
quel combat atroce m’a meurtri! […] je voudrais ne pas savoir. Je repousse la conscience avec
des gestes déchirants. (T : 37. Nous soulignons.)
3) L’eau est noire, toute en tourbillons, et l’écume crache jaune. Je vois la tête d’Amica au-
dessus des flots. Cette tête dont je ne sais plus que faire! Pourquoi demeure-t-elle en moi? Tout
vit en moi. Je me refuse absolument à sortir de moi. (T : 56. Nous soulignons.)
Dans son Traité des couleurs, Gœthe affirme que le jaune « est la couleur la plus
proche de la lumière128 ». Dans l’univers hébertien, celle-ci perd son éclat, car elle entre en
contact avec le corps et crée ainsi un jaune épais. La description de Charles dans « La
maison de l’esplanade » laisse voir le lourd passage que la lumière doit se frayer à travers le
somatique pour briller ne serait-ce que d’une fade lueur : « Si Charles ne mangeait qu’un
seul bon repas par jour, chose étonnante il n’était pas maigre. Il était même très gras, très
gras et très jaune […]129 ». À lire ce passage, nous pouvons en tirer une première
conclusion : le corps est une source première d’assombrissement de la couleur.
Cette image illustre les effets que la couleur peut provoquer sur le corps. Lorsque
la couleur apparaît dans sa forme la plus concentrée, elle produit les plus grands ravages 130.
Si le jaune est alors destructif, c’est parce que, dans sa forme concentrée, il devient dur. Le
glissement du sensible vers le tactile se produit une fois que la lumière entre en contact
avec la réalité. « La mort de Stella » fournit un exemple clair de cette métamorphose : « La
lumière contre le sol semblait sortir du sol même. L’herbe brillait de son propre éclat,
128
Gœthe, Traité des couleurs, op. cit., p. 259.
129
Anne Hébert, « La maison de l’esplanade », dans Le Torrent, op. cit., p. 116-117.
130
Dans « La maison de l’esplanade », Géraldine est fascinée par des boutons jaunes qu’elle met sur des
blouses vertes donnant libre cours à la fantaisie. Le lecteur n’est-il pas tenté d’y voir l’image d’un jardin?
Cependant, cette image vient chercher une valorisation boutons.» (T : 111)
130
Anne Hébert, « La mort de Stella », dans Le Torrent, op. cit., p. 151.
130
Daniel Marcheix, Le mal d’origine, op. cit., p. 262.
130
Françoise Loux, L’ogre et la dent : pratiques et savoir populaires relatifs aux dents, Paris, Berger-Levrault
(Arts et traditions populaires), 1981, p. 154.pour produire cette image du jardin, Géraldine a dû attendre la
mort des propriétaires de vieux vêtements pour les « dépouill[er] sans vergogne de tous leurs boutons.» (T :
111)
comme de la braise qui eût été verte131. » Retenons la phrase « comme de la braise qui eût
été verte. » Ici la lumière atteint la matière. Ce contact intensifie la couleur qui se
matérialise en durcissant. Tel est aussi le cas de la dentition jaune qui représente la
première manifestation concrète de cette couleur dans « Le Torrent ». Ici, le jaune
s’actantialise grâce à la synecdoque associant l’image du vagabond à celle du loup-garou
dont l’allusion est complétée par l’adjectif « fauve ». La dentition jaune est donc une
manière de dire l’animalité, mais, dans cette première partie du récit, elle est une
« puissance dévorante132 », potentielle, car la dévoration est encore contenue. Si nous
insistons sur la manducation c’est parce que « les dents ne sont jamais innocentes133 » et
dissimulent derrière elles une violence qui est aussi une violence sexuelle.
131
Anne Hébert, « La mort de Stella », dans Le Torrent, op. cit., p. 151.
132
Daniel Marcheix, Le mal d’origine, op. cit., p. 262.
133
Françoise Loux, L’ogre et la dent : pratiques et savoir populaires relatifs aux dents, Paris, Berger-Levrault
(Arts et traditions populaires), 1981, p. 154.
83
pour le personnage est d’autant plus difficile à élucider que, dans le récit, il a de la
difficulté à se manifester au grand jour comme le montre le passage qui met en scène le
vagabond où il est question d’un réseau lexical qui renvoie à la boue et aux marécages. La
salive a cependant un rapport plus étroit avec les dents jaunes surtout si on prend les
propriétés gluantes de la salive comme le double de l’écume du torrent et du « rocher
limoneux » (T : 35). Bien que la salive n’ait pas de propriétés chromatiques, ses qualités
adhérentes sont à la source de la perte de François comme le montre sa chute dans le fossé.
La chute prendra alors une ampleur tragique, car le torrent, image amplifiée de la bouche
du vagabond, détruit par déchirements. Nous croyons donc que c’est par la présence de la
salive que le jaune se rapporte à un autre type d’eau : l’eau torrentielle.
Lutter contre l’eau? C’est impossible. Et d’ailleurs, mes vêtements sont secs. De quel gouffre
suis-je le naufragé? Je tourne ma tête avec peine. Je suis couché sur le roc, tout au bord du
torrent. Je vois sa mousse qui fuse en gerbes jaunes. Se peut-il que je revienne du torrent? Ah!
quel combat atroce m’a meurtri ! […] je voudrais ne pas savoir. Je repousse la conscience avec
des gestes déchirants. (T : 37) (nous soulignons.)
Le fait de faire appel à la mousse ne serait-il pas un refus d’approfondir, un refus de percer
la surface du réel? Cela semble appuyé par les propos exprimés par le personnage même :
« Je voudrais ne pas savoir. Je repousse la conscience avec des gestes déchirants. » (T : 37)
D’autre part, la présence du verbe « fuser » ainsi que le mot « gerbes » dessinent une
trajectoire qui souligne un mouvement centrifuge en accord avec le refus de François de
confronter sa vérité. Cette puissance folle, sans profondeur, on la retrouve dans les gerbes
jaunes du torrent. Lisons justement la description que Kandinsky fait de cette couleur :
Le jaune ne saurait devenir très profond […] Comparé aux états de l’âme, il pourrait servir à la
représentation colorée de la folie, mais non mélancolie ou hypocondrie, mais accès de rage,
délire aveugle, folie furieuse […] Le malade s’en prend aux hommes, renverse tout, disperse ses
forces physiques de tous côtés, les utilise sans but et sans limites, jusqu’à l’épuisement… Il se
crée alors des couleurs d’une puissance folle, sans profondeur 134.
134
Kandinsky, op. cit., p. 149.
La troisième mention du jaune apparaît à la fin du récit où il est question des eaux
violentes du torrent :
L’eau est noire, toute en tourbillons, et l’écume crache jaune. Je vois la tête d’Amica au-dessus
des flots. Cette tête dont je ne sais plus que faire! Pourquoi demeure-t-elle en moi? Tout vit en
moi. Je me refuse absolument à sortir de moi. (T : 56) (nous soulignons.)
Cette dernière allusion au jaune fusionne, grâce à l’eau, avec le noir comme il est manifeste
dans la première phrase du passage cité. Cependant, le jaune qui est craché n’éclaire pas les
ténèbres de l’eau. Il est vrai que lorsque la lumière perce les ténèbres du personnage elle
risque de le dissoudre. Dans « Le Torrent », le regard a des propriétés perçantes qui
pourraient être prises en charge par le jaune, cependant à la suite de notre analyse, le jaune
a de la difficulté à rayonner lorsqu’il entre en contact avec un organe autre que l’œil. Lors
de la deuxième mention du jaune (le passage de la mousse jaune), la couleur entre en
contact avec l'eau. De ce contact, le personnage sort épuisé parce que l'eau remue les
profondeurs de l'être. Le narrateur-personnage perd pied dans son récit et se laisse emporter
par le cours d'eau tumultueux du torrent. C’est alors que le jaune apparaît. Cette couleur,
indice de ce qui se cache à l'intérieur du personnage, cherche une issue. Cette réalité
intérieure, informe parce qu’informulée, reste dans la surface et se transforme en furie, rage
qui rappelle la manducation manifeste dans la première mention de cette couleur. La
troisième et dernière mention du jaune poursuit donc une évolution de cette couleur
s’associant avec le noir, mais il affirme sans conteste sa différence par rapport aux autres
paires chromatiques qui, elles, finissent par s’entremêler. Le jaune, toujours à l'écart dans
ses apparitions, est la seule couleur qui fuit l'approfondissement et l’amalgame.
***
Dans la mesure où notre étude analyse la couleur à partir du corps, notre réflexion est aussi
une réflexion sur le désir dont la répression se traduit en douleur. Dans ce sens, le désir et la
douleur appellent la sensation tactile. Anne Hébert nous confronte, dans « Le Torrent », aux
sensations spontanées qui échappent à la formulation en mots. Au fil de nos analyses, nous
85
avons remarqué que le noir agit comme toile de fond pour le blanc, le rouge, le bleu et le
jaune ouvrant la voie à une signification qui trouve sa richesse dans le contraste.
Dans notre analyse du blanc, nous avons vu que François explore cette couleur en
partant d’un effort de la mémoire. À ce moment du récit, François ne cherche pas tant à
reproduire le réel, mais à éveiller sa sensibilité qui est, en principe, sonore. Cette première
caractéristique associée à la couleur brise très tôt dans le récit les tentatives d’articuler la
signification autour de la couleur. Ceci explique pourquoi, dans sa deuxième apparition, le
blanc est une enveloppe qui cache le vide qui ronge le personnage. La troisième mention du
blanc coïncide avec l’apparition d’Amica dont la blancheur des dents menace le
personnage. Pour la première fois dans le récit, cette couleur est dotée d’une luminosité qui
dévoile l’intensité du désir du personnage en même temps qu’elle le menace.
Notre analyse du rouge commence lorsque François explore cette couleur en
partant, une fois de plus, du souvenir. Une faible sensation de brûlure est à peine ressentie
justement parce que la sensation passe par le cerveau. La sensation n’agit pas. Elle reste au
même niveau et perd en force. Ici la couleur est un écran qui empêche de voir ce qui se
cache derrière elle. La deuxième occurrence du rouge établit une connexion directe avec le
corps parce que le rouge est associé au sang. Ceci coïncide avec l’éveil du désir de François
qui rend compte d’une transformation profonde qui appelle en même temps le corps et la
vie intérieure. La troisième mention du rouge est associée à la blessure et donc à la douleur,
terrain commun à l’homme et à l’animal. La quatrième mention du rouge pousse à
l’extrême sa dimension haptique suggérée dans l’association de cette couleur à la blessure.
En effet, le désir du contact avec l’autre est tellement fort qu’il suscite le pathos qui laisse
des empreintes sur l’objet du désir du regard masculin. François répond avec la même
intensité à la répression tactile exercée par sa mère. La cinquième mention du rouge éveille
et intensifie la sensation de brûlure, à peine suggérée lors de sa première occurrence dans le
récit. Ici, le souvenir et l’effet de la lumière solaire sur les mains continuent à extirper la
sensation tactile chez le personnage par un recours plus radical qui est celui de
l’effritement. Dans la dernière mention du rouge, le personnage fait onduler cette couleur
du fait du support léger pris en charge par la jupe et par l’aisance corporelle d’Amica. La
peau brune de cette femme vient activer, dans toute sa force, l’image de la flamme pour
accomplir une destruction plus complète du désir masculin.
Pour ce qui est du bleu, nous avons remarqué que cette couleur établit très
rapidement un contact direct, intime et, en principe euphorique, avec le corps. La sensation
haptique est intensifiée par la peau du cheval noir, figure d’accueil des instincts et des
pulsions. La deuxième mention du bleu cherche la profondeur. Voilà pourquoi cette couleur
prend comme support la chevelure et l’œil (troisième occurrence du bleu). Cependant, ces
deux parties du corps sont en étroite relation avec l’eau ce qui vient replonger le
personnage dans la confusion de plus en plus restreinte, car la chevelure et l’œil
reproduisent, à maintes reprises, des formes circulaires. La quatrième mention du bleu
active la fonction haptique. Cependant, une transformation est produite ici, car François est
victime d’un désir préhensile. À ce stade du récit, le bleu évoque plus que jamais la mort
par asphyxie assez souvent accompagnée de cyanose. Dans sa dernière apparition, le bleu
prend une forme circulaire qui indique, selon nous, l’impénétrabilité du corps et détermine
le suicide du personnage.
Un cas spécial est celui du jaune. Parmi ces trois apparitions, seule sa première
occurrence est directement associée au corps. Les dents jaunes du vagabond disent dans son
animalité le déchirement qui empêchera le personnage de se trouver en sécurité dans les
limites de son corps. Les deux dernières occurrences du jaune sont associées aux eaux
agitées qui traduisent l’intention de rester à la surface des transformations vécues de
l’intérieur.
87
Conclusion
Comme nous l’avons indiqué dans notre introduction, notre travail se centrait sur la nature
sombre de la couleur. Déjà notre titre indiquait le type de relation qui lie le sujet et l’objet :
la couleur est un « vouloir-être », mais son obscurcissement indique un « non pouvoir-
être ». Qu’est-ce que François Perrault cherche lorsqu’il fait allusion à la couleur? C’est ici
qu’il convient de rappeler les objectifs de notre étude. D’une part, nous avons tenté de
prouver que « Le Torrent » n’est pas un récit incolore pouvant être facilement réduit à une
étiquette minimaliste qui ne saurait voir que le blanc et le noir. La présence de la couleur
est incontestable, mais elle est enfouie. Notre deuxième objectif cherchait justement à
prouver l’existence de la couleur refoulée dans le corps.
Pour répondre à notre premier objectif, nous avons emprunté la voie ouverte par
Kandinsky qui, dans Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, nous situe
non pas à la surface du monde pour y trouver la couleur, mais nous invite à percer les
apparences en prônant ainsi la valeur de l’intériorité. Cependant, on comprend que, pour
Anne Hébert, l’intériorisation ne peut pas avoir lieu tant qu’on ne comprend pas les
mécanismes qui déterminent dans l’intériorité du personnage l’apparition de la couleur. Il
devient évident que notre étude demandait, en premier lieu, l’intervention de la perception
afin de rendre compte de la relation spéculaire que le personnage masculin établit avec
l’extérieur. Nous avons eu l’occasion de constater, dans notre premier chapitre, que cette
relation est médiatisée par la terreur, la méfiance, la fragmentation. Le corps féminin est
responsable de la déconstruction qui mine, dès le début du récit, la corporalité masculine et
par conséquent sa perception. En effet, la présence féminine est capable de désarticuler le
for intérieur du personnage qui restera, pourtant, inaccessible à lui-même malgré les efforts
de la mémoire du François-narrateur qui, en suivant une logique propre à la cognition,
cherche à dégager du sens. Par un recours à la narratologie genettienne d’inspiration
sémiotique, nous avons exploré le foyer perceptif de François Perrault à l’aide de la notion
de focalisation interne précisée, plus tard, par Pierre Vitoux. Cette première orientation
méthodologique a été susceptible de rendre compte de deux constats : dans la première
89
partie du récit, François déclinera sa relation d’entente avec le monde par une distance
relativement sécurisante offerte par le travail de rétrospection. Par contre, dans la deuxième
partie du récit, le personnage est confronté à une pulvérisation de son entourage, à un
écroulement des repères qui conduisent le personnage à un abandon de lui-même. À ce
moment, les monologues intérieurs juxtaposés et la primauté du corporel deviendront les
axes énonciatifs qui vont guider et structurer les virtualités d’un « je » qui échappe au
contrôle narratif. À cette étape de notre analyse, la narratologie s’avérait inopérante pour
rendre compte du rythme intérieur qui traverse le personnage.
Étant donné que le perceptif loge dans le somatique et que le corps prend le devant
de la scène exprimant ce qui échappe aux lois de la grammaire et de la syntaxe, il nous a
fallu entamer, dans un deuxième moment, une analyse du corps selon deux perspectives. La
première cherche à voir le corps comme une figure d’accueil de la perception. La deuxième
verra le corps comme un objet phénoménologique de souche merleau-pontienne, complété
par le concept de « moi-peau » de Didier d’Anzieu qui, par une récupération des fonctions
psychiques, et nourrie des théories freudiennes, élabore une théorie de la surface du corps
dont l’expérience tactile s’avère capitale pour la constitution d’une identité. Dans cette
quête, François cherche la présence, le corps de l’Autre. Cependant celui-ci lui résiste du
fait que notre personnage vit une répression tactile exercée par la femme. Notre exploration
du corps commence là où prend son origine la tragédie de François : le désir. Nous croyons
avoir trouvé sa manifestation figurative dans la main qui paraît contenir en soi les autres
parties corporelles ici analysées (front, cheveux, dents). Il nous a paru pertinent de
commencer notre analyse de la main, féminine, à partir de la deuxième partie du récit où
Amica fait son apparition. La présence de cette femme viendra rappeler que le passé que
Claudine s’acharne à effacer prend son origine dans la chair toujours présente, renouvelée,
jeune et désirante de la jeune femme. À ce moment du travail, nous avons remarqué que le
corps féminin est un espace de survie où s’exercent des forces contradictoires qui « rendent
étranges et mystérieuses même nos expériences les plus personnelles135. » Ceci nous
l’avons constaté lors des jeux d’opposition des différentes parties corporelles qui soulignent
une contrariété vécue à l’intérieur d’un même élément. En effet, les parties du corps (main,
front, cheveux et dents) ne s’opposent pas tant entre elles, mais en elles et la conséquence la
plus immédiate de cette situation consiste à semer la confusion qui pulvérise les efforts du
personnage pour prendre une place dans le monde. Nos outils méthodologiques dans cette
deuxième partie de notre travail ont été empruntés à la sémiotique greimassienne; tel est le
cas du carré sémiotique qui cherche dans une relation d’opposition et de contradiction des
figures à dégager la signification sous-jacente (ou thématique) aux figures corporelles. À
titre d’exemple, citons le cas de la main (féminine) qui au début du récit se distingue par
son utilité. Au fil du récit, cette main utile est remplacée par l’immobilité, par une main
oisive représentée par le vagabond, négation justement de la main vue comme un outil. La
main (masculine) est forte, préhensile, mais l’usage de la force cherche à établir un contact
physique avec le personnage. Derrière ce geste se cache l’intention de plonger le
personnage dans les pulsions. Cette expérience laisse une trace, la marque du passage d’une
présence dégoûtante et terrifiante. Le passage à la valeur contraire de l’utilité doit donc
passer par une relation contradictoire (c’est-à-dire la négation de l’utilité) représentée par la
main du vagabond avant d’atteindre le plaisir ou l’extase douloureuse vécue à travers les
mains d’Amica. La main masculine représente le désir dans sa facette la plus élémentaire,
donc la plus animale, et, dans ce sens, elle reste à la lisière des virtualités qu’offre le geste
de la main séduisante et féminine. Ce deuxième chapitre nous a permis d’atteindre notre
premier objectif dans la mesure où il a montré comment les différentes parties du corps
développent des pulsions qui cherchent à étouffer (main, chevelure), à ingurgiter (front 136 et
dent). Ce mouvement centripète reproduit les dimensions minuscules si chères à Anne
Hébert, capable de rendre compte de traits essentiels de la condition humaine.
135
Luigi Ficacci, Francis Bacon 1909-1992, Cologne, Taschen (Taschen), 2003, p. 67.
136
Dans la mesure où le front est siège de la mémoire qui s’efforce d’oublier, le front dit aussi l’absorption.
91
Notre troisième chapitre nous a permis d’atteindre notre deuxième objectif, c’est-
à-dire de montrer comment le corps accueille la couleur. En effet, une fois dépassée la
dimension figurative et thématique du corps, nous nous sommes lancée à la recherche
axiologique de la couleur. Pour y arriver, nous avons appliqué une opposition thymique sur
notre carré sémiotique. Revenons à l’exemple de la main. Si la couleur est présente dans le
récit et bien que la main a une importance déterminante dans le déroulement du drame,
c’est la seule partie corporelle qui ne comporte pas une marque explicite et précise de
couleur. La seule allusion à la couleur se trouve dans la deuxième partie du récit où il est
question des « mains colorées » qu’on pourrait associer au rouge étant donné la contiguïté
syntaxique et sémantique de cette couleur avec le feu. Traditionnellement associée à la vie,
la valeur du rouge devient dysphorique à cause du pouvoir mystérieux de cet élément qui
affecte la subjectivité, mais aussi l’intersubjectivité. En effet, la lumière du feu associé aux
mains véhicule le contact avec l’Autre qui est perçu, justement à cause des effets de la
lumière du feu, comme une ombre, ce qui rend suspect la rencontre avec l’Autre. Cette
coloration, qui est celle des forces cosmiques, active les pulsions destructrices de la main
masculine qui, à travers la douleur, provoquera l’apparition du sang comme on peut le
constater dans le passage suivant :
Je sens mes muscles durs et le souffle robuste de ma poitrine. Je vais, enfin, pouvoir mesurer ma
force en chassant ces intrus! […] Ô ma colère, assemble tes puissances certaines! J’interpelle ces
gens […] Mes poings sont tendus […] Je l’étends à terre d’un seul coup […] L’homme se relève […]
Il ramasse dans sa voiturette une brassée de colliers, de chapelets, d’almanachs, de couteaux, etc. Il
me met cette charge dans les bras, accompagnant son geste d’une mimique affligée, plus à la vérité
par sa joue qui saigne, que par le regret. (T : 40)
Nous croyons que le choix des parties du corps et leur agencement avec les couleurs
deviennent pour Anne Hébert un moyen de dire les remous qui échappent à la logique et
qui trouvent dans la couleur une expression vivante et intense du tragique qui habite l’être.
93
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