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Entre parenté et unicité : étude des personnages

féminins dans les œuvres de Nicolas Dickner

Mémoire

Gabrielle Caron

Maîtrise en études littéraires


Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Gabrielle Caron, 2015


Résumé du mémoire
Ce mémoire porte sur trois œuvres de l'auteur québécois contemporain Nicolas Dickner :
son recueil de nouvelles, L'encyclopédie du petit cercle, ainsi que ses deux romans Nikolski
et Tarmac. Nous nous intéressons aux personnages féminins de ces œuvres, puisqu'elles
présentent des similitudes propres à l'écriture de leur auteur. Pour le démontrer, nous
analysons la manière par laquelle ces protagonistes sont mises en scène et comment elles
agissent dans le texte. Ceci nous permet d'identifier les caractéristiques physiques,
psychologiques et actionnelles que partagent les trois protagonistes féminines de Dickner et
qui en font des personnages typiques de ses œuvres. Puis, nous cherchons à établir ce qui
rend chaque protagoniste originale et unique en observant l'influence réciproque de celles-
ci et de l'organisation textuelle des œuvres à l'étude. Nous pouvons ainsi proposer de
nouvelles pistes interprétatives et poser un regard nouveau sur l'écriture de Dickner.

III
Table des matières

RÉSUMÉ DU MÉMOIRE ................................................................................................ III


TABLE DES MATIÈRES ................................................................................................... V
REMERCIEMENTS ........................................................................................................ VII
INTRODUCTION ................................................................................................................ 1
CHAPITRE I : DÉFINITION D'UNE IDENTITÉ, MISE EN PLACE DES
PERSONNAGES .................................................................................................................. 9
PARTIE 1 : PRÉSENTATION DE KARYNE DE L'ENCYCLOPÉDIE DU PETIT CERCLE,
PERSONNAGE AU STATUT PROBLÉMATIQUE ........................................................................ 13
1.1 : L' « Avant-propos » .............................................................................................. 14
1.2 : Récurrence du prénom dans le recueil ................................................................. 18
PARTIE 2 : PRÉSENTATION DE JOYCE DE NIKOLSKI, ANONYMAT DANS LE MONDE
FICTIONNEL ........................................................................................................................ 23
2.1 : Absence et solitude au cœur de sa famille ............................................................ 23
2.2 : L'effacement dans la métropole ............................................................................ 26
2.3 : Par rapport aux autres protagonistes .................................................................. 28
PARTIE 3 : PRÉSENTATION DE HOPE DE TARMAC, POÉTIQUE DE LA DESTRUCTION .............. 30
3.1 : Thématique de la fin du monde ............................................................................ 30
3.2 : Soumission à une lourde tradition familiale ........................................................ 33
3.3 : Développement du personnage dans un nouvel environnement ........................... 35
CONCLUSION PARTIELLE .................................................................................................... 37
CHAPITRE II : VERS UNE PRÉCISION DE LA FIGURE FÉMININE CHEZ
DICKNER............................................................................................................................ 39
PARTIE 1 : STATUT DE PERSONNAGE RENVERSÉ ................................................................. 47
1.1 : Distinction du personnage principal .................................................................... 47
1.2 : Se définir à travers l'action dans le récit.............................................................. 53
PARTIE 2 : EFFET DE L'ACTION SUR LES AUTRES PERSONNAGES ......................................... 59
2.1 : Actions des narrateurs .......................................................................................... 59
2.2 : Actions des personnages secondaires .................................................................. 66
CONCLUSION : LA FIGURE FÉMININE TYPE .......................................................................... 75
CHAPITRE III : LA FIGURE TYPE AU SERVICE DES STRATÉGIES
NARRATIVES .................................................................................................................... 77
PARTIE 1 : LES EFFETS DE LA TRAME NARRATIVE SUR LES PERSONNAGES FÉMININS ......... 78
1.1 : Diffraction textuelle dans L'encyclopédie du petit cercle .................................... 79
1.2 : Diffraction textuelle dans Nikolski ...................................................................... 87
PARTIE 2 : LES PERSONNAGES FÉMININS À L'INTÉRIEUR DE L'UNIVERS FICTIONNEL ........... 93
2.1 : Instabilité des lieux dans Tarmac ......................................................................... 94
2.2 : La symbolique des déchets dans Nikolski .......................................................... 101
CONCLUSION PARTIELLE : ................................................................................................ 105
CONCLUSION : LE PERSONNAGE FÉMININ COMME SIGNATURE ............... 109
BIBLIOGRAPHIE............................................................................................................ 119

V
Remerciements
Je tiens tout d'abord à remercier mon directeur de maîtrise, René Audet, pour ses précieux
conseils, son écoute, ses lectures attentives et pour le partage de ses connaissances. Je tiens
également à lui témoigner ma sincère gratitude pour les opportunités de travail qu'il m'a
offertes et qui ont grandement enrichi mon expérience de recherche. Je remercie d'ailleurs
mes collègues des deux dernières années pour leur sympathie, leur compréhension, leurs
recommandations et, surtout, pour leur humour et leur esprit parfois un peu tordu...

Je souhaite aussi remercier mes professeurs de séminaires, Andrée Mercier, Marie-Andrée


Beaudet et Richard Saint-Gelais, qui m'ont donné confiance en mes capacités et en mon
projet de recherche. Leurs conseils avisés et leurs connaissances ont su alimenter ma
réflexion.

Ce mémoire n'aurait pas non plus été possible sans le support financier du Conseil de
recherches en sciences humaines (CRSH), du Centre de recherche interuniversitaire sur la
littérature et la culture québécoises (CRILCQ), ainsi que de la Faculté des lettres et des
sciences humaines de l'Université Laval.

Je remercie également Nicolas Dickner pour son esprit fascinant et son écriture à la fois
simple et riche. Malgré d'innombrables lectures et relectures, ses œuvres demeurent pour
moi de véritables plaisirs et continuent de me surprendre.

Finalement, je me dois de remercier tout spécialement mes proches : mes parents, Sylvie et
Luc, mon amoureux, Félix, ma famille et mes amis. Votre soutien constant, vos
encouragements et votre confiance m'ont été d'une aide inestimable. Je vous aime avec la
force de 860 655 mégacitrons!

VII
INTRODUCTION
Le personnage est un élément textuel qui a longtemps été tenu pour acquis par les études
littéraires. En effet, ce n'est qu'au cours du XXe siècle qu'il est devenu une notion théorique
à part entière. Du modèle canonique des classiques à la remise en question du personnage
par le Nouveau roman, en passant par les études psychanalytiques, formalistes et
sémiologiques, différentes écoles de pensée ont proposé des manières d'appréhender le
personnage et de l'étudier. Toutefois, au début du XXIe siècle, le personnage semble
s’éloigner des conceptions plus traditionnelles et la critique peine à circonscrire ses
manifestations et ses déroutes. La difficulté de son étude du personnage tient à ce que le
personnage ne représente rien de tangible, il ne possède pas de référent en dehors du texte.
Matériellement, il est insaisissable, c'est un être de papier créé de toutes pièces par un
auteur qui assemble des mots pour constituer une figure, en bâtir une image et lui offrir des
traits psychologiques, un passé et un présent. Pourtant, bien que les nouveaux romanciers
aient tenté durant les années 1970 de prouver le contraire, il s'agit d'un élément central
d'une fiction narrative. En effet, à la suite de la lecture d'un roman, ce ne sont que rarement
les mots qui nous restent en tête, ou même l'histoire, mais plutôt les personnages et l'image
d'eux que nous nous sommes créée mentalement. Voilà pourquoi certains lecteurs peuvent
proposer des « fanfictions » en s'inspirant des personnages d'œuvres qu'ils apprécient et à
qui ils tentent de faire vivre de nouvelles aventures. C'est également pourquoi certains
enfants peuvent « jouer » à Harry Potter ou à Batman, par exemple, en s'inventant des
histoires impliquant les mêmes protagonistes. Cet attachement et cette reconnaissance ne se
produisent pas de façon systématique et ils nécessitent une mise en scène et une mise en
action efficaces, qui donnent vie au personnage.

Au-delà de l'appréciation de l'œuvre par le lecteur, le personnage peut également occuper


de nombreuses fonctions : il peut être porteur d'un discours, d'un message; il peut illustrer
un trait de société ou un trait typique d'une classe; il peut dénoncer ou se moquer d'un
phénomène, etc. Bref, le personnage représente une notion littéraire au potentiel
considérable qu'il ne faut surtout pas négliger. De plus, certains personnages peuvent
devenir typiques à un auteur. Pensons, par exemple, aux personnages lâches et ratés de

1
François Blais que l'on retrouve dans la plupart de ses œuvres, telles que Document 11 ou
Nous autres ça compte pas2. Ces personnages marquent le style littéraire de leur auteur et
illustrent avec humour quelques travers de notre époque. Ou encore, pensons aux
personnages tendus, anonymes, malheureux et névrosés des romans de Régis Jauffret qui
offrent un regard dérangé et cruel sur certains aspects de la vie comme l'amour, la famille et
le bonheur. Ainsi, nous observons que les personnages ne se limitent pas nécessairement au
roman ou au récit auquel ils appartiennent. Ils ont la capacité de marquer l'œuvre générale
d'un écrivain. Étudier les personnages d'un auteur pourrait donc permettre de mieux saisir
les particularités d'écriture de ce dernier. Dans la littérature québécoise, la récurrence de
personnages types se manifeste chez plusieurs écrivains, dont Nicolas Dickner, jeune auteur
contemporain, connu pour son style humoristique et intelligent.

Nicolas Dickner a acquis une notoriété dans le domaine littéraire québécois au cours des
années 2000 en publiant plusieurs œuvres de fiction, dont un recueil de nouvelles à
L'Instant même et deux romans chez Alto, ayant connu une belle popularité. Son recueil
s'est d'ailleurs mérité les prix Adrienne-Choquette et Jovette-Bernier et son premier roman
a reçu plusieurs prix, dont le Prix littéraire des collégiens et le prix Anne-Hébert. Situant
généralement ses récits au Canada (et souvent au Québec) des années 1990 et 2000,
Dickner développe des univers narratifs contemporains reconnaissables. Toutefois, il
perturbe la représentation de ces lieux fictionnels en y intégrant certains personnages
particulièrement marginaux.

En effet, nous remarquons que, autant dans L'encyclopédie du petit cercle3 (son recueil de
nouvelles) que dans Nikolski 4 et dans Tarmac 5 (ses romans), le nœud de l'intrigue se
construit autour de l'arrivée d'une figure féminine en décalage avec le milieu où elle se
situe. Ces personnages féminins possèdent tous certaines similarités indéniables dans leur
présentation et leur constitution : il s'agit de personnages qui partagent l'œuvre avec au

1
François Blais, Document 1, Québec, L'instant même, 2012, 179 p.
2
François Blais, Nous autres ça compte pas, Québec, L'instant même, 2007, 177 p.
3
Nicolas Dickner, L'encyclopédie du petit cercle, Québec, L'instant même, 2000, 107 p. Désormais, les
renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la seule mention EPC – suivie du numéro de
la page.
4
Nicolas Dickner, Nikolski, Québec, Alto, 2005, 325 p. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés,
dans le corps du texte, par la seule mention N – suivie du numéro de la page.
5
Nicolas Dickner, Tarmac, Québec, Alto, 2009, 271 p. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés,
dans le corps du texte, par la seule mention T – suivie du numéro de la page.

2
moins un personnage-narrateur masculin; ce sont des femmes difficiles à saisir, qui
provoquent une fascination chez les narrateurs des œuvres; elles proviennent de familles
marginales et sont animées par une quête, le désir d'un départ. Selon nous, Dickner se
démarque dans la littérature québécoise à travers son traitement des personnages, puisqu'il
développe une manière bien personnelle de les mettre en scène et de les utiliser.
L'originalité de son écriture se situe notamment dans l'interaction entre le narrateur
masculin et la figure féminine, ainsi que dans le statut actantiel de celle-ci.

Notre mémoire vise donc, dans un premier temps, à définir cette figure féminine type qui
semble se dessiner d'une œuvre à l'autre. Pour ce faire, nous procèderons à l'analyse de
deux aspects fondamentaux des personnages : leur « être » et leur « agir », c'est-à-dire la
façon dont ils sont inscrits au cœur des œuvres et la manière dont ils avancent et posent des
actions dans leur cadre fictionnel. Puis, nous souhaitons, dans un second temps, analyser les
stratégies narratives mises en place dans chacune des œuvres et le rôle qu'y jouent les
personnages féminins – puisque, si une figure féminine typique semble se dessiner dans les
textes de Dickner, la manifestation des personnages féminins et les œuvres auxquelles ils
appartiennent, elles, demeurent bien différentes. Cette approche permet de dévoiler la
richesse de cette figure féminine et les possibilités narratives qu'elle offre. Pour notre
analyse, nous nous intéresserons aux trois premières œuvres de fiction de l'auteur, soit
L'encyclopédie du petit cercle, Nikolski et Tarmac. Nous voulons ainsi montrer comment la
présence d'une figure partagée entre les fictions de Dickner contribue à éclairer les usages
singuliers d'un type de personnage et leurs incidences narratives.

Depuis les années 2000, plusieurs articles, mémoires et thèses concernant les œuvres de
Dickner ont été publiés. Les mémoires de maîtrise de Geneviève Cousineau,
« L'espace/temps dans Nikolski : une écriture de l'identité » 6 , de Kellie-Anne Samuel,
« Témoins d'une génération : les effets de réel dans trois romans québécois
contemporains »7, et de Candide Proulx, « La représentation de l'espace contemporain et le

6
Geneviève Cousineau, « L'espace / temps dans Nikolski : une écriture de l'identité », mémoire de maîtrise en
lettres françaises, Ottawa, Université d’Ottawa, 2007, 104 f.
7
Kellie-Anne Samuel, « Témoins d'une génération : les effets de réel dans trois romans québécois
contemporains », mémoire de maîtrise en lettres et humanités, Rimouski, Université du Québec à Rimouski,
2008, 127 f.

3
statut de l'écrit dans Nikolski de Nicolas Dickner » 8 , abordent le roman Nikolski et
s'intéressent entre autres à la quête identitaire qui s'en dégage. De plus, L’encyclopédie du
petit cercle constituait, avant que le recueil ne soit publié, la partie créative du mémoire de
maîtrise de Nicolas Dickner. La section réflexive du mémoire, intitulée « Brève poétique de
la délégation »9, représente ainsi une excellente source d’informations relatives au péritexte
et à la façon d’unifier le recueil. Cet essai nous éclairera d'ailleurs lorsque nous procèderons
à l'analyse du récit liminaire, de la récurrence de personnages et des épigraphes. Certains
articles ou parties de monographie mentionnent également Tarmac et apportent des
éléments intéressants à la réflexion, notamment en ce qui concerne la généalogie de Hope,
personnage féminin central dans le roman, qui est abordée dans l'article « “De qui tu
voudras je serai la fille” » 10 de Martine-Emmanuelle Lapointe. Un article de Pascal
Riendeau, « De la nostalgie d'un monde possible à la possible fin du monde »11, et le tome
trois de Logiques de l’imaginaire12 de Bertrand Gervais traitent plutôt de la thématique de
la fin du monde.

Du côté de l’étude du personnage, il existe une grande variété d'écoles de pensée :


psychanalyse, formalisme, structuralisme, narratologie, sémiotique, théories de la lecture,
etc. Les théories les plus pertinentes pour notre analyse sont toutefois celles de Vincent
Jouve, de Philippe Hamon et de Michel Erman. Vincent Jouve 13, pour sa part, offre de
considérer le personnage sous l'angle de sa réception et de son effet sur le lecteur. Il traite
notamment des théories de la lecture, de l’esthétique, de la psychanalyse et de
l’anthropologie. Si les perspectives de Jouve ne nous conviennent pas toutes, le regard que
celui-ci pose sur les façons dont le lecteur peut appréhender un personnage et ce que cela
change à la lecture et à l’interprétation d’une œuvre sauront nourrir notre réflexion, qui
portera entre autres sur la constitution de la figure féminine chez Dickner.

8
Candide Proulx, « La représentation de l'espace contemporain et le statut de l'écrit dans Nikolski de Nicolas
Dickner », mémoire de maîtrise en études littéraires, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2009, 96 f.
9
Nicolas Dickner, « L’encyclopédie du petit cercle, suivi d’une Brève poétique de la délégation », mémoire
de maîtrise en création littéraire, Québec, Université Laval, 1996, 130 f.
10
Martine-Emmanuelle Lapointe, « "De qui tu voudras, je serai la fille" », dans Liberté, vol. LIII, n° 1 (293)
(2011), p. 66-71.
11
Pascal Riendeau, « De la nostalgie d'un monde possible à la possible fin du monde », dans Voix et Images,
vol. XXXV, nº 1 (nº 103 – automne 2009), p. 120-125.
12
Bertrand Gervais, « Chapitre I. En quête de signes », dans L'imaginaire de la fin : temps, mots et signes.
Logiques de l'imaginaire - tome III, Montréal, Le Quartanier (Coll. Erres Essais), 2009, p. 23-49.
13
Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, Paris, Presses Universitaires de France, 2001, 271 p.

4
De son côté, Philippe Hamon, sémioticien, considère le personnage comme une
construction progressive du texte. Dans son article « Pour un statut sémiologique du
personnage14 », il affirme qu'« en tant qu'unité d'un système, le personnage peut, en une
première approche, se définir comme une sorte de morphème doublement articulé,
manifesté par un signifiant discontinu, renvoyant à un signifié discontinu et faisant partie
d'un paradigme original construit par le message ». (Hamon, 1972 : 96) Il considère ainsi le
personnage comme un signe faisant partie d'un système et ne se révélant complètement qu'à
la fin d'une œuvre. Il propose également un modèle d'analyse sémiotique qui sera
intéressant pour l'étude des personnages de Dickner et pour cerner la figure féminine type
que notre mémoire souhaite approfondir.

La conception du personnage littéraire que propose Michel Erman 15 implique que le


personnage possède un « être » et un « agir ». Erman s'inspire donc du schéma actantiel de
Greimas et de Ricœur, ainsi que de la vision sémiotique de Hamon pour montrer que le
personnage est essentiel au roman, puisqu'une action ne représente rien sans un être pour
agir. Il apportera une perspective pertinente et complémentaire pour l'étude des fonctions
narratives et des actions des personnages féminins de Dickner.

Notons que notre mémoire s'inscrit dans la continuité de travaux consacrés au personnage
romanesque contemporain. Un numéro complet de la revue L'esprit créateur, une revue
américaine s'intéressant aux études culturelles françaises et francophones, porte d'ailleurs
sur le « Roman contemporain au détriment du personnage 16 », au printemps 2014.
L’originalité de notre analyse repose sur une approche théorique multiple et sur l’étude très
pointue d’un corpus spécifique. Notre étude apportera de nouvelles pistes sur les
interactions des personnages romanesques. De plus, elle servira à l’approfondissement des
connaissances sur les œuvres de Dickner. Bien que les études d'envergure sur ses écrits
éclairent de façon éloquente le travail de structure fragmentaire de son premier roman, ainsi
que la représentation du parcours à travers l’Amérique, elles se restreignent à Nikolski.
Pourtant, nous verrons que le reste de la production de Dickner propose lui aussi une

14
Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », dans Littérature, vol. VI, n° 6 (1972), p.
86-110.
15
Michel Erman, Poétique du personnage de roman, Paris, Ellipse (Coll. Thèmes & études), 2006, 143 p.
16
René Audet et Nicolas Xanthos [dir.], « Le roman contemporain au détriment du personnage », dans
L'esprit créateur, vol. LIX (printemps 2014), 149 p.

5
matière riche pour une meilleure compréhension des enjeux de la prose narrative
contemporaine. Notre mémoire portant sur Nikolski, mais également sur L’encyclopédie du
petit cercle et sur Tarmac, apporte donc un éclairage original sur la production littéraire
québécoise et s'inscrit dans l'esprit des travaux sur le personnage littéraire contemporain.

Comme nous l'avons déjà mentionné, l'étude du personnage ne fait pas l'objet d'un modèle
théorique unique. Il a ainsi fallu choisir un point de vue, une conception, un angle
particulier avant de s'engager dans ce type d'analyse. Nous souhaitons appréhender le
personnage comme un être construit par le texte, mais agissant sur son univers narratif.
Nous envisageons le personnage comme un être influençant son univers fictionnel à travers
sa constitution, son agir et son positionnement actantiel. Nous le voyons comme un
catalyseur qui nourrit l'œuvre. Nous croyons que le protagoniste peut ainsi s'implanter à
plusieurs niveaux dans le texte grâce à diverses stratégies, ce qui lui confère un rôle central.
Cette vision du personnage et l'étude que nous nous apprêtons à en faire nécessitent donc
l'apport de plusieurs théories. Le choix de propositions complémentaires parmi celles-ci
nous permettra d'analyser le personnage et ses influences à plusieurs niveaux du texte et de
la diégèse. Nous expliquerons brièvement ces théories au fur et à mesure de leur
mobilisation dans le mémoire.

Dans le premier chapitre, nous présenterons les trois personnages à l'étude. Pour nous
éclairer, nous pourrons nous appuyer sur les théories de la lecture de Vincent Jouve. Nous
nous interrogerons sur le statut problématique du personnage de Karyne qui ne peut être
considéré comme un seul personnage traversant différentes nouvelles à cause
d'inadéquations dans certains textes. Nous verrons en quoi ceci influence grandement
l'appréhension de ce personnage que l'on pourrait décrire comme multiple. Puis, nous nous
attarderons à la manière dont est mise en scène Joyce, personnage qui tente de garder
l'anonymat, de se fondre dans le paysage pour mener à bien sa quête. Cette propension à se
cacher imprègne ses descriptions, le regard du narrateur et la façon dont le lecteur la
conçoit. Nous observerons ensuite comment la mise en récit d'un personnage peut
également le lier à une thématique. Il s'agit du cas de Hope, que le narrateur décrit souvent
à l'aide de termes ou d'images relevant de l'apocalypse ou de bombes nucléaires. Grâce aux
théories de Jouve, nous pourrons bien saisir les personnages à l'étude et commencer à tisser
des liens entre eux.

6
Le deuxième chapitre vise à définir la figure type du personnage féminin chez Dickner à
travers l'étude de ses actions. Pour ce faire, nous nous servirons des travaux de Philippe
Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », et de Michel Erman, Poétique du
personnage de roman. Nous nous intéresserons davantage à l'action des protagonistes, mais
également à leurs intentions et à leur manière d'agir. Nous nous questionnerons sur le statut
de personnage principal ou d'héroïne des trois personnages féminins. Puis, nous tenterons
de positionner les personnages à l'étude par rapport aux autres personnages des œuvres en
observant leurs rôles actantiels. Nous analyserons aussi l'effet des trois protagonistes
féminines sur les narrateurs de chaque œuvre et leurs interactions avec les personnages
secondaires. Nous verrons ainsi quel rôle les protagonistes féminines jouent dans leur texte
respectif. Nous établirons alors les caractéristiques typiques du personnage féminin chez
Dickner.

Pour le dernier chapitre, nous n'aurons pas de cadre théorique unique. Nous ferons plutôt
appel à plusieurs articles et ouvrages traitant de différentes notions littéraires. Nous
pourrons alors nous interroger sur la manière dont les personnages féminins types, se
présentant et agissant de façon similaire au cœur du texte, peuvent contribuer au
développement de trois œuvres très différentes. Nous nous intéresserons ainsi à la
diffraction narrative et formelle, à l'étude des lieux fictionnels et des objets, ainsi qu'à
l'analyse des thématiques. Nous verrons donc l'apport du personnage féminin type aux
stratégies narratives et nous analyserons comment le milieu fictionnel, la forme du récit et
les protagonistes féminines s'influencent réciproquement.

Au cours de notre étude, nous souhaitons démontrer que le style d'écriture de Dickner et
son traitement des personnages tendent à faire naître un type de personnage féminin qui lui
est unique et particulier. Nous croyons que la protagoniste de chaque œuvre possède des
caractéristiques bien spécifiques qui marquent son appartenance à l'univers de l'auteur.
Toutefois, nous voulons également mettre de l'avant l'unicité de chaque œuvre, puisqu'il
nous apparaît évident que ces caractéristiques typiques offrent de multiples possibilités.
Ceci permettrait à Dickner de recomposer à chaque fois un nouveau personnage
indépendant des autres et évoluant de façon distincte dans son univers fictionnel propre. À
travers le parcours de cette analyse, nous serons donc amenée à poser un regard nouveau et
original sur l'écriture particulière de Nicolas Dickner.

7
CHAPITRE I : DÉFINITION D'UNE IDENTITÉ, MISE EN
PLACE DES PERSONNAGES
L'étude des personnages nécessite que nous nous intéressions à deux aspects fondateurs de
ces derniers : leur façon d'être et d'agir dans le texte. Nous souhaitons d'abord présenter
chacun des trois personnages à l'étude en nous attardant à la façon dont ils sont mis en
scène dans les œuvres auxquelles ils appartiennent. Nous verrons de quelle manière les
trois personnages sont intégrés à l'univers fictionnel et présentés au lecteur. Ceci nous
permettra de bien cerner la composition des personnages féminins chez Dickner et de
démontrer les premiers liens de parenté entre eux. Après avoir expliqué brièvement les
théories de Vincent Jouve sur la réception du personnage romanesque, nous démontrerons
de quelle manière la présentation du personnage de Karyne dans le recueil de nouvelles
L'encyclopédie du petit cercle lui confère un statut problématique. Puis, nous examinerons
l'effacement du personnage de Joyce dans Nikolski et le lien entre le personnage de Hope
dans Tarmac et la fin du monde. Nous nous intéresserons ainsi à la poétique des œuvres et
à la manière d'être des personnages.

Comme nous l'avons mentionné précédemment, Vincent Jouve intègre le lecteur dans sa
conception du personnage, puisque « les figures construites par le texte ne prennent sens
qu'à travers la lecture. » (Jouve, 2001 : 13) Dans l'introduction de son ouvrage L'effet-
personnage dans le roman 17 , Jouve affirme qu'une œuvre peut être lue de différentes
façons. Toutefois, il insiste sur le fait qu'elle ne peut pas pour autant être lue de n'importe
quelle façon, car « la construction des signifiés, si elle appartient bien au destinataire, se fait
sur la base des indications textuelles. » (Jouve, 2001 : 15) Le texte dicterait donc, à travers
certaines stratégies textuelles, la représentation de l'univers narratif et des personnages que
le lecteur devrait se faire au cours de sa lecture. Il serait ainsi possible de dégager ces codes
du texte. Puisque la réception d'une œuvre n'est pas uniforme, Jouve propose d'analyser
l'effet18 du personnage sur un lecteur qu'il nomme implicite (selon la terminologie de W.

17
Vincent Jouve, L'effet-personnage dans le roman, Paris, Presses Universitaires de France, 2001, 271 p.
18
Jouve utilise la distinction que H.R. Jauss fait entre la réception et l'effet : « Ce sont les deux composantes
de la concrétisation ou élément constitutif de la tradition ; l'une – l'effet – est déterminée par le texte, et l'autre
– la réception – par le destinataire ». (Jouve, 2001 : 20)

9
Iser19) ou virtuel (selon sa propre terminologie). Dans les deux cas, il s'agit d'un lecteur qui
n'existe pas physiquement, mais qui constitue plutôt un destinataire supposé par le texte.
C'est à ce lecteur que s'adressent les stratégies et les indications textuelles mises en place
par l'œuvre pour décrire son univers et ses personnages et pour conditionner sa lecture.
Nous pensons qu'il est pertinent de nous arrêter à ces indices textuels puisque nous croyons,
à l'instar de ce qu'affirme Jouve, que la vision que nous nous faisons d'un personnage
dépend, avant la simple énumération de ses caractéristiques physiques et psychologiques,
de la manière dont il nous est présenté et de la façon dont ses caractéristiques sont
nommées.

La première partie de l'ouvrage L'effet-personnage dans le roman, « Perception », propose


une grille d'analyse de la caractérisation du personnage s'intéressant autant aux
informations que le texte offre qu'à celles qu'il retient. Jouve distingue d'abord deux types
de personnage : ceux ayant un modèle dans notre monde (par exemple, Ronald Reagan) et
ceux qu'il nomme, selon la terminologie d'Umberto Eco, « surnuméraires », qui n'ont pas de
correspondant dans notre réalité (Jouve, 2001 : 29). Notons que les protagonistes de
Dickner qui nous intéressent (Karyne, Hope et Joyce) sont tous surnuméraires par rapport à
notre monde. Jouve ajoute au sujet de ce type de personnage que, « sans correspondants
dans le monde de référence, ils ne sont identifiables qu'à travers les relations qui les lient
les uns aux autres. » (Jouve, 2001 : 30) En plus de ces relations nécessaires entre les
personnages, Jouve affirme que le texte propose des lieux d'indétermination, volontaires ou
non, c'est-à-dire que le texte ne dévoile pas tout ce qu'il y a à savoir sur les personnages,
laissant au lecteur le loisir d'interpréter ce manque ou de le combler avec ses connaissances
et sa propre réalité. Il demeure toutefois évident que cette indétermination tend à se
restreindre avec l'avancée du texte, puisque le lecteur en apprend graduellement davantage
sur un personnage à propos duquel il ne pouvait savoir que très peu d'entrée de jeu.

À partir du texte et des espaces d'indétermination, le lecteur est amené à construire ce que
Jouve nomme l'image-personnage en se servant de ce qu'il connaît de son propre monde de
référence (tenant du registre extratextuel) et de son expérience de lecteur (tenant du registre
intertextuel). À cet égard, Jouve affirme que « L'intertextualité du personnage est d'autant

19
Le lecteur implicite que W. Iser définit dans son ouvrage L'acte de lecture est décrit par Jouve comme étant
« l'ensemble des stratégies textuelles par lesquelles une œuvre conditionne sa lecture». (Jouve, 2001 :19)

10
plus intéressante qu'elle a un champ d'action très large. Elle peut faire intervenir dans la
représentation non seulement des personnages livresques (romanesques ou non), mais aussi
des personnages fictifs non livresques (personnages de cinéma, par exemple), voire des
personnages “réels”, vivants ou non, appartenant au monde de référence du lecteur. »
(Jouve, 2001 : 48) Notons que Nicolas Dickner ancre ses œuvres dans des univers
contemporains en utilisant, entre autres, des personnages historiques connus, comme le
président des États-Unis, Ronald Reagan, des événements historiques réels et documentés,
tels que la bombe d'Hiroshima, ou des lieux comme Sainte-Foy et Rivière-du-Loup. Tous
ces éléments extratextuels travaillent à bâtir une représentation des personnages qui
évoluent dans ces milieux. De plus, les œuvres de Dickner partagent certaines thématiques
et les personnages ont des intérêts communs d'un texte à l'autre. L'intertextualité entre les
œuvres pourrait ainsi contribuer à la construction de l'image des personnages par le lecteur.

Jouve ne s'arrête pas qu'aux relations révélatrices entre les personnages surnuméraires d'une
œuvre, il traite également de la relation entre le personnage et la structure du texte :
« lorsque des personnages n'existent qu'à l'intérieur de l'univers narratif (Rocambole,
Fabrice Del Dongo), ils sont perçus, on le sait, à travers les liens – inévitablement
signifiants – qui les unissent aux autres éléments du récit […] Le personnage est donc perçu
simultanément à travers des structures narratives, génériques et discursives. » (Jouve,
2001 : 60-61) Il évoque ensuite des théories du linguiste roumain Thomas Pavel sur les
trois niveaux20 de saisie des mondes fictionnels pour élaborer une méthode d'analyse de la
perception se basant sur la détermination des frontières du personnage (par rapport au réel),
de sa distance, de ses dimensions et de son incomplétude.

La première partie de cette méthode vise à déterminer le rapport du personnage aux


frontières du réel et de l'irréel. Jouve propose d'abord d'analyser les frontières du
personnage à travers « 1 /son éventuelle parenté avec des figures mythiques; 2 /la mise en
évidence de son caractère fictionnel; 3 /son degré de réalité. » (Jouve, 2001 : 66) Établir la
parenté du personnage et du mythe est une étape plutôt simple. Par contre, la réalité
fictionnelle nécessite une échelle de détermination plus précise : « reconnaissance explicite

20
Pavel décrit trois niveaux de saisie des mondes fictionnels: sémantique, structural et pragmatique. Comme
les saisies structurale et pragmatique sont liées à la réception, Jouve ne s'intéresse qu'à la saisie sémantique,
qui envisage l'univers fictif d'un point de vue ontologique (Jouve, 2001 : 65-66).

11
du caractère fictionnel du personnage (adresse directe du narrateur au lecteur)[,]
reconnaissance implicite (absence de sérieux dans la présentation du personnage)[,] non-
reconnaissance (neutralité de l'instance narratrice)[,] dissimulation (narration
autodiégétique où le personnage se confond avec la figure du narrateur). » (Jouve,
2001 : 67) Le degré de réalité, lui, peut se définir selon trois termes : certain (dans le cas
d'un personnage historique), probable (dans le cas d'un personnage type) ou possible (dans
le cas d'un personnage qui évolue adéquatement dans le monde « réel »).

La deuxième partie de la méthode permet d'évaluer la distance qui sépare le monde


fictionnel, présenté dans l'œuvre, du monde du lecteur (Jouve, 2001 : 68). Jouve s'attarde à
la distance objective pour déterminer l'éloignement ou la proximité culturelle. La tonalité
de l'œuvre est également un facteur révélateur; une écriture plus soutenue augmente la
distance, alors qu'un style familier la diminue. Puis, Jouve s'intéresse à la lisibilité, c'est-à-
dire à la manière, insaisissable ou saisissable, dont la narration présente le monde.

Lorsqu'il traite des dimensions du personnage dans la troisième partie de sa méthode


d'analyse, Jouve aborde la densité référentielle (Jouve, 2001 : 69-70). Pour l'élaborer, il faut
en déterminer quatre paramètres. D'abord il est nécessaire d'observer si la saisie du
personnage nécessite des connaissances extratextuelles, une érudition particulière. Puis,
nous devons nous intéresser à l'encombrement narratif, c'est-à-dire à la complexité de
l'orchestration narrative (présence d'intrigues annexes ou secondaires), ainsi qu'au rapport
entre le récit proprement dit (descriptions et actions racontées, qui augmentent la densité du
texte) et les scènes (dialogues et actions mises en scène, qui diluent plutôt le texte). Il faut
également remarquer la détermination « du faire du personnage » et de ses actions (il peut
se voir surdéterminé par une finalité narrative forte ou comme composant d'un récit
redondant).

La dernière étape consiste à s'interroger sur l'incomplétude de l'univers fictionnel dans


lequel le personnage évolue. Jouve affirme que l'incomplétude est inévitable, car il serait
impossible de donner toutes les informations à propos d'un personnage et de son
environnement fictionnel. D'une œuvre à l'autre, cette incomplétude peut être compensée ou
soulignée. La compensation se réalise, comme dans le cas des romanciers tels que Balzac,
en intégrant des procédés mimétiques et des descriptions détaillées qui pallient le manque
d'informations et rapprochent le plus possible l'univers fictionnel de l'univers réel. Par

12
contre, certains auteurs préfèrent plutôt souligner l'incomplétude de leur œuvre en
employant des procédés antimimétiques et en assumant les lacunes des personnages et de
leur environnement.

À l'aide de cette méthode en quatre étapes, présentée par Jouve, nous croyons être en
mesure de mettre en place adéquatement les personnages à l'étude et de commencer à tisser
des liens entre eux. Nous amorcerons la présentation des personnages à l'étude par celui de
Karyne de L'encyclopédie du petit cercle, puisqu'il appartient à une œuvre de forme
différente des deux autres et qu'il nous apparaît nécessaire de mettre au point, d'entrée de
jeu, la pertinence de son analyse en regard des théories de Jouve.

Partie 1 : Présentation de Karyne de L'Encyclopédie du petit cercle, personnage


au statut problématique

Comme nous l'avons déjà mentionné, cette œuvre est un recueil de nouvelles. La théorie de
Jouve, elle, porte sur les personnages de roman. Par contre, l'auteur explique dans son
avant-propos le choix de son corpus et nous croyons que les qualités littéraires qu'il attribue
aux personnages romanesques s'appliquent également dans le cas de Karyne et, ainsi,
rendent cohérent notre recours aux théories de Jouve, même dans le cas d'un recueil. Il
écrit :
Le personnage de roman se caractérise en effet par son appartenance à un écrit en prose (se
distinguant par là du personnage de théâtre qui ne s'accomplit, lui, que dans la représentation
scénique), assez long (ce qui donne une « épaisseur » que ne peuvent avoir les acteurs de textes
plus courts comme le poème ou la fable), et axé sur une représentation de la « psychologie » (à
l'inverse, donc, de récits plus « événementiels » comme le conte ou la nouvelle). (Jouve,
2001 : 22)
L'encyclopédie du petit cercle propose des textes en prose, assez longs pour satisfaire les
deux premiers points soulevés par Jouve. Pour ce qui est de la représentation
psychologique, plutôt qu'événementielle, il faut d'abord se rappeler que L'encyclopédie du
petit cercle est une œuvre particulière, puisque plusieurs éléments structurels et diégétiques
le rapprochent du roman. D'ailleurs, dans l'essai critique intitulé Brève poétique de la
délégation21 inclus dans son mémoire de maîtrise, Dickner suggèrait plusieurs techniques
qui permettent d'unifier un recueil en se concentrant principalement sur le texte et le
péritexte. La résistance générique de l'ouvrage est notamment provoquée par la récurrence

21
Nicolas Dickner, « L'encyclopédie du petit cercle, suivi d'une Brève poétique de la délégation », mémoire
de maîtrise en création littéraire, Québec, Université Laval, 1996, 130 f.

13
d'un personnage prénommé Karyne, qui est introduit dès l'avant-propos du recueil. La
perception de ce personnage se complexifie au cours de la lecture des nouvelles, puisque
plusieurs textes mettent en scène des Karyne aux caractéristiques parfois changeantes. Il
s'agit, selon la terminologie employée par René Audet dans son ouvrage Des textes à
l'œuvre 22 , d'une pseudo-identité, c'est-à-dire d'« une identité trompeuse, où malgré le
partage de certaines données, d'autres éléments incompatibles viennent peu à peu infirmer
l'hypothèse d'identité des [personnages]. » (Audet, 2000 : 94) Ce caractère contradictoire
participe à faire de Karyne un personnage au statut problématique, notamment en raison de
l'ambiguïté de son identité. Nous croyons que la récurrence du prénom apporte un
approfondissement des personnages et de leurs relations réciproques, offrant ainsi une
représentation psychologique développée d'un texte à l'autre. Ceci nous mène à penser qu'il
nous sera possible d'analyser le personnage de Karyne avec la même méthode que les
personnages des romans de Dickner. Comme l'affirme Jouve, un personnage ne se révèle
totalement qu'à la fin d'un ouvrage, quand plus rien ne peut être ajouté à son portrait. Le
personnage de Karyne ne fait pas exception, puisque sa représentation change constamment
au cours du recueil; nous déterminerons d'ailleurs plus loin si nous devons traiter Karyne
comme un seul ou comme plusieurs personnages.

Nous émettons l'hypothèse que la Karyne de l'avant-propos serait décomposée en plusieurs


versions d'elle-même, lesquelles seraient mises en scène à travers les nouvelles. La
fragmentation du personnage par son support, le recueil, permettrait donc, d'une certaine
manière, d'unifier les textes. Nous souhaitons dresser le portrait de cette figure développée
sur plusieurs niveaux de fiction et analyser, à l'aide des théories de Vincent Jouve, les codes
de présentation du personnage dans les textes les plus révélateurs.

1.1 : L' « Avant-propos »

La première occurrence du personnage de Karyne a lieu avant la lecture de la première


nouvelle, dans ce qui est présenté comme un « Avant-propos » du recueil. Il s'agit d'un
court texte qui raconte comment l'auteur aurait rencontré une jeune femme prénommée
Karyne et de quelle manière cette dernière serait partie sans prévenir, emportant avec elle

22
René Audet, Des textes à l'œuvre : la lecture du recueil de nouvelles, Québec, Éditions Nota bene (Coll.
Études), 2000, 159 p.

14
trois tomes de la mystérieuse Encyclopédie du petit cercle, également évoquée dans ce texte
liminaire. Karyne y est introduite en ces termes : « Une semaine plus tard, je rencontrais
Karyne au Festival d'été. Elle revenait d'une amorce de tour du monde en voilier, mal
organisé, qui l'a épuisée et ruinée. » (EPC – 10) Déjà, elle est dépeinte comme une
aventurière, navigatrice, qui serait malheureusement très déçue de son dernier voyage. La
description de Karyne se poursuit et se précise :
Grande voyageuse devant l'Éternel et docteure en anthropologie de l'Université nationale
autonome de Mexico – quoiqu'elle prétendît parfois avoir étudié l'égyptologie à Lisbonne –, était
de surcroît une sacrée palabreuse : elle me conta ses voyages en Terre de Feu, d'invraisemblables
légendes apprises en Tunisie, les étés de la Basse-Côte-Nord. Elle en mettait plus que moins et se
contredisait sans cesse, rétorquant à mon scepticisme qu'elle se préoccupait fort peu de mener
une vie vraisemblable, qu'elle ne savait pas mentir – et qu'est-ce que je pouvais bien en savoir
après tout ? (EPC – 10-11)
À l'aide de cette première présentation du personnage, il est possible d'identifier les
informations pertinentes pour la perception de Karyne par le lecteur. Nous pouvons voir
que le personnage est assez près du monde référentiel. L'avant-propos suggère des lieux,
certes hétéroclites et épars, mais connus, tels que le Mexique, Lisbonne, la Tunisie et la
Basse-Côte-Nord, imposant une certaine proximité culturelle avec le lecteur. De plus, le ton
du narrateur, sans tomber dans un style familier, suggère de l'humour et présente le
personnage dans un style simple. Quant à ce que Jouve appelle la densité référentielle,
c'est-à-dire la quantité d'informations portées et divulguées par un personnage, nous
observons que Karyne ne nécessite pas d'érudition particulière pour être perçue. Elle
s'intègre à une orchestration narrative simple et linéaire et se présente sous un mode plus
diégétique que mimétique, puisque le personnage n'a pas encore réellement posé d'action.
De ce point de vue, il ne s'agit pas d'un personnage particulièrement dense.

Le narrateur de l'avant-propos qualifie également Karyne de « mythomane en cavale » et


affirme qu'elle se prend pour une Joséphine Violon ou une Marie-Sophie Magnifique. Il fait
probablement référence ici aux personnages de conteurs Jos Violon, de Louis Fréchette, et
Solibo le Magnifique, de Patrick Chamoiseau. Selon Vincent Jouve, ces simples
comparaisons intertextuelles sont révélatrices de la double appartenance du personnage au
réel et à l'irréel. En liant Karyne à ces deux personnages connus, le narrateur crée une
parenté avec un mythe : celui du conteur et de la légende. Ses caractéristiques de conteuse
et d'aventurière rapprochent donc Karyne d'un personnage type connu.

15
De plus, avant même que le personnage de Karyne ne soit mentionné, le narrateur du texte
trace en partie la frontière entre le réel et l'irréel. En effet, l'histoire de l'avant-propos est
précédée d'une sorte de mise en contexte : « Où l'auteur esquisse, par pure malice et en
guise de faux repentir, les circonstances ayant présidé à la genèse de ce qui suit, ainsi que
les mauvais prétextes pour lesquels d'aucuns n'auraient abouti, à leur insu, dans des pages
un rien indiscrètes. » (EPC – 9) Cet extrait construit une figure d'auteur qui raconterait elle-
même d'où lui est venue l'inspiration pour la fiction que le lecteur s'apprête à lire. Il suggère
également l'existence d'une Karyne réelle dans le monde référentiel. La fin de l'avant-
propos appuie d'ailleurs l'effet de la mise en contexte : « Alors voilà : témoignage oblige, je
dois préciser que les événements et personnages présentés dans ce recueil souffrent parfois
d'un manque flagrant de maquillage; toute ressemblance avec des personnes ou des
situations existant, ayant existé ou qui existeront ne saurait être autre chose que pure
préméditation. » (EPC – 11) Nous pouvons voir dans ces deux extraits que l'on propose une
figure d'auteur qui aurait la volonté de donner une origine à son recueil et, ainsi, de lui
imposer, avant même que la lecture ne commence, un certain sens, une certaine
interprétation. C'est d'ailleurs ce que Dickner explique dans son essai Brève poétique de la
délégation : « Sur le plan diégétique, l'avant-propos fait office de prologue, dessinant
brièvement le trajet que suivra Karyne (ou, pour être plus exact, que suivront une série de
personnages se nommant tous Karyne) au cours de plusieurs nouvelles du recueil. »
(Dickner, 1996 : 113) Cette adresse du narrateur/auteur prévient le lecteur que des
personnages fictionnels seront mis en scène dans les textes qui suivront et que ces
personnages seront inspirés de ceux présents dans l'avant-propos, donc principalement de
Karyne. L'avant-propos possède donc un statut référentiel ambigu : dans les usages, il est
hors de la fiction, mais dans l'œuvre de Dickner, il est en quelque sorte le premier texte du
recueil. Il agit ainsi comme un faux contrat de lecture, où le lecteur comprend que la fiction
littéraire est sortie des limites du cadre des nouvelles. Jan Baetens 23 écrit d'ailleurs, à
propos de la subversion de l'avertissement traditionnel que l'on retrouve ici et dans les
œuvres modernes, que
La grande force du péritexte est évidemment le fait de se situer en quelque sorte hors du
texte. Par rapport au texte, dont l'énonciation est prise en charge par une ou plusieurs

23
Jan Baetens, « Le péritexte : Du paradigme au syntagme », dans Neophilologus, vol. LXXXI, no 2 (avril
1997), p. 215-221.

16
instances fictives, les informations péritextuelles sont immédiatement crédibles,
puisqu'elles jouissent d'une proximité absolue avec l'instance énonciative à l'origine du
livre, à savoir l'auteur. Dans la littérature contemporaine, toutefois, la séparation du texte
et du péritexte se fait de plus en plus problématique, et cette tendance profonde ne reste
pas sans conséquences sur la lecture des divers aspects péritextuels. (Baetens, 1997 : 215)
En effet, une des conséquences de ce décloisonnement scriptural du texte et du péritexte est
que, en chapeautant le recueil, l'avant-propos lie Karyne aux prochains personnages qui
porteront son nom. Toutefois, il souligne également la différence entre eux, puisque la
position de l'avant-propos et son statut de prologue par rapport aux nouvelles placent ces
personnages sur un niveau de fiction différent et instaurent pour ainsi dire une hiérarchie
entre la Karyne de l'avant-propos et les prochains personnages qui porteront son nom,
plaçant la première à un niveau de fiction supérieur et influençant la lecture. Ce caractère
contradictoire participe à faire de Karyne un personnage au statut problématique. En effet,
bien que plusieurs éléments mènent à croire que les nouvelles mettent en scène le même
personnage, rien ne peut le certifier. De plus, la récurrence de Karyne provoque un
déplacement de son personnage à travers différents niveaux de fiction et de narration.

Notons également que, inévitablement, l'univers fictionnel proposé par l'avant-propos,


comme toute fiction, demeure incomplet24. Le lecteur n'a, par exemple, aucune idée de ce à
quoi ressemble Karyne. Par contre, Jouve écrit que : « en règle générale, le personnage, lors
de sa première occurrence, est l'objet d'une représentation très approximative, fortement
marquée par l'imagination du lecteur. » (Jouve, 2001 : 50) Toutefois, l'incomplétude de la
description physique du personnage de Karyne et de celle de son univers est compensée par
des descriptions de ses actions et des comparaisons suffisamment efficaces pour que le
lecteur soit capable de percevoir la psychologie et le caractère du personnage. De plus,
l'omission volontaire de caractéristiques physiques fait en sorte que la reconnaissance du
personnage repose entièrement sur son prénom et son mystérieux passé. Ceci renforce la
valeur des quelques informations offertes au lecteur, puisque ce sont elles qui permettront
de reconnaître les ressemblances et divergences entre les personnages portant le même

24
Jouve emprunte les termes d'Umberto Eco dans Lector in fabula pour expliquer l'impossibilité pour le texte
narratif de créer un univers fictionnel complet : « L'univers induit par un roman se caractérise, en effet, par
une absence d'autonomie dans la mesure où 1/ d'un point de vue formel, le texte ne peut décrire
exhaustivement un monde ; 2/ d'un point de vue sémiotique, il est inimaginable a/ d'établir un monde
alternatif complet, b/ de décrire comme complet le monde “réel”. Les univers narratifs, incapables de
constituer par eux-mêmes des mondes possibles, sont obligés d'emprunter certaines de leurs propriétés au
monde de référence du lecteur. » (Jouve, 2001 : 27)

17
prénom. Comme l'avant-propos représente le point de départ de l'œuvre, la présentation
qu'on y fait de Karyne a nécessairement des répercussions sur la perception que le lecteur a
des autres Karyne du recueil.

1.2 : Récurrence du prénom dans le recueil

La représentation du personnage de Karyne se complexifie dès que nous entrons dans le


cœur du recueil, dans le niveau de fiction que représentent les nouvelles. En effet, plusieurs
textes mettent en scène des personnages portant le prénom de Karyne. Toutefois, leurs
caractéristiques changent quelque peu. Leur âge, leurs occupations, leurs fréquentations et
les relations qu'ils entretiennent avec les autres semblent différents. C'est qu'il ne s'agit plus
de la Karyne de l'avant-propos, mais plutôt de personnages inspirés par elle. Dans Brève
poétique de la délégation, Dickner se sert de l'exemple de Karyne pour expliquer que
« l'usage récurrent d'un nombre restreint de noms […] permet également une unification
des personnages, et ce même si un seul nom à l'échelle du recueil ne renvoie pas
nécessairement à un seul personnage. » (Dickner, 1996 : 105) Cet extrait signale le statut
problématique de Karyne, laissant encore planer l'idée que les Karyne sont indépendantes,
mais inévitablement liées. Sans analyser les codes de présentation du personnage dans
toutes les nouvelles du recueil, nous examinerons brièvement les Karyne mises en scène
dans les textes les plus révélateurs. Nous pourrons ainsi montrer que la stratégie unifiante
employée par Dickner tend à développer, à travers chaque Karyne, une personnalité
possible du personnage original présenté rapidement dans l'avant-propos. Nous croyons que
cette pluralité du personnage permet, au-delà de la fragmentation du texte, de raconter ce
protagoniste et de revenir à la Karyne du départ.

Absente de la première partie du recueil, Karyne apparaît dans la deuxième partie, intitulée
« Dans les limbes ». Elle se retrouve dans cinq nouvelles, toutes narrées à la troisième
personne par un narrateur hétérodiégétique. Les deux nouvelles qui nous semblent les plus
pertinentes dans la seconde partie du recueil sont « Le temps perdu » et « Dans les
limbes », puisqu'elles varient considérablement les points de vue sur le personnage de
Karyne. Dans « Le temps perdu », le lecteur retrouve le caractère aventurier de Karyne, qui
se ruine pour acheter un voilier dans le but de faire un tour du monde. Ce voyage la déçoit
et la sépare de son amoureux, François-Luc (remarquons ici une ressemblance

18
événementielle avec le personnage de l'avant-propos). La particularité de cette nouvelle est
qu'elle donne pour la première fois la parole au personnage féminin sous la forme d'extraits
de son journal de bord, éparpillés à travers la narration hétérodiégétique du texte, dans
lesquels elle devient la narratrice autodiégétique de son périple. La grande différence entre
la manière dont le personnage est présenté dans cette nouvelle et celle de l'avant-propos se
loge dans les dimensions du personnage. L'orchestration narrative à laquelle Karyne est
intégrée se complexifie et le mode de présentation passe du diégétique au mimétique. Ainsi,
les actions de Karyne sont plus définies et son portrait s'enrichit. Le texte s'ouvre sur la
phrase : « Et la voici plantée sur le ponton, les bras ballants devant Cybèle [le voilier],
follement amoureuse. » (EPC – 47) L'attention est centrée sur elle. Le lecteur ne la
découvre plus à travers les yeux d'un narrateur homodiégétique fasciné par elle, comme
dans l'avant-propos, mais plutôt à travers ceux d'un narrateur hétérodiégétique. Ce texte
offre un nouveau point de vue sur les relations que le personnage entretient avec ceux qui
l'entourent : « François-Luc revient sur ses pas et regarde Karyne, incapable comme
toujours de deviner ses pensées. Il la prend par la taille et tente de lui donner un baiser dans
le cou, mais elle se dégage distraitement pour aller inspecter la coque de plus près. »
(EPC – 48) Fascinée par le bateau et son rêve de faire le tour du monde, Karyne s'éloigne
de son amoureux. Comme le narrateur de l'avant-propos, François-Luc se fait abandonner
par elle au nom de son désir d'aventure et de découverte, qu'elle décrit elle-même dans son
journal de bord : « J'hésitais encore, malgré la perfection du voilier, à faire le saut… C'est
en inspectant la cabine que, pour mon malheur, mon regard s'est arrêté sur l'horloge, sur son
superbe cadran de laiton numéroté de 1 à 24 et sa fine trotteuse rouge cerise. Je l'ai
délicatement remontée, j'ai écouté son tic tac sec et précis, l'oreille collée au verre, le cœur
battant. L'appel que je ressentais était inexplicable, absurde, idiot. » (EPC – 49) La figure
type de l'aventurière ne reculant devant rien ni pour personne est encore une fois évoquée
par cette mise en scène. Toutefois, la fin de la nouvelle vient remettre en question cette
figure : « Je nous ai affranchies, Cybèle [le voilier] et moi, de ceux qui se croyaient nos
propriétaires respectifs; j'ai pris soin de nous; je nous ai apprêtées à toute vitesse pour le
tour du monde – et voici qu'à la veille du départ, j'hésite et je balbutie. Il me semble l'avoir
déjà accompli, ce voyage, comme si j'avais devancé la course des années, penchée sur mes
cartes. Le temps n'est peut-être pas une maladie incurable, après tout… » (EPC – 55)

19
L'aventurière n'est donc pas aussi solide que le mythe le voudrait. Une fragilité et une
profondeur supplémentaires du personnage se créent. C'est également le constat qui se
dégage de la seconde nouvelle qui nous intéresse, intitulée « Dans les limbes ».

Cette fois-ci, un nouveau personnage prénommé Karyne est présenté au lecteur par le biais
de sa sœur Annie. Elle est mentionnée pour la première fois après l'explication de la mort
de sa famille presque entière : « Seules Annie et sa petite sœur Karyne ont survécu à cette
hécatombe – quoique Karyne, après maints voyagements en Amérique latine et en Afrique
du Nord, s'est exilée dans le Grand Nord, d'un exil dont elle ne semble déterminée à revenir
que sous forme de lettres régulièrement postées à Annie. » (EPC – 64) Contrairement à la
nouvelle précédente, l'attention n'est pas centrée sur Karyne. En fait, elle n'apparaît pas du
tout physiquement dans l'histoire, elle en est absente. Exilée dans le Grand Nord, Karyne
prend la parole à travers des extraits de lettres destinées à sa sœur, encore une fois
éparpillées à travers la narration hétérodiégétique. Nous pouvons observer que le mythe de
la voyageuse est encore exploité. Karyne est portée par un besoin de découverte et de
liberté. Dans sa première lettre, elle demande à sa sœur : « M'en veux-tu encore, grande
sœur, d'être montée me perdre ici? Me reproches-tu toujours mes innombrables départs?
[…] Tu aurais aimé que je reste un peu plus longtemps cette fois-ci, mais je ne pouvais déjà
plus supporter mon minuscule bureau sans fenêtre, pris en étau entre les voûtes et la
chambre froide du département. » (EPC – 65) Encore une fois, l'appel du départ est plus
fort que le personnage et elle abandonne à nouveau un proche. Par contre, contrairement à
son décevant voyage en voilier, ce départ vers le Grand Nord calme l'aventurière et
l'enracine dans une tradition qu'elle fait sienne. Dans une autre lettre, Karyne écrit :
Je me découvre moins blanche que je ne le croyais, Annie, malgré le silence moqueur des Inuits
du village face à l'hypothétique nordicité d'une Quallunat. Comment faire admettre notre
métissage à qui que ce soit, coincés que nous sommes au confluent des Latins, des Anglo-Saxons
et des Amérindiens? Les uns nous le refusent comme une honte, et les autres tel un titre dont
nous ne serions pas dignes, et de cela ne demeure que notre silence d'inclassables bâtards à peau
blanche. (EPC – 68)
Se dessine dans cet extrait une motivation aux actions de Karyne : la quête identitaire. Tout
comme le lecteur, ce personnage est confus quant à sa définition. Le statut problématique
de Karyne se reflète ainsi à l'intérieur même du personnage qui ne sait plus à quel peuple il
appartient. Elle est coincée au confluent de plusieurs peuples, mais aussi de plusieurs
histoires. Personnage fuyant, « inclassable », elle traverse les niveaux diégétiques de

20
l'avant-propos aux nouvelles, elle explore son univers fictionnel à la recherche de ses
origines et de sa propre personne.

La troisième et dernière partie du recueil se compose de deux nouvelles dont la narration


est autodiégétique. Les personnages se trouvent ainsi présentés d'une manière
complémentaire. La dernière nouvelle, « Reconquista », s'avère la plus claire et la plus
pertinente quant à la présentation du personnage, puisqu'elle amène le lecteur à comprendre
l'origine du caractère aventurier de la protagoniste et de sa recherche de soi.
« Reconquista » met en scène une Karyne enfant, fascinée par Madagascar. Elle raconte au
tout début du texte : « Comme à chaque soir, je serre dans mes bras le vieil atlas vert et je
peste conte l'engeance des cartographes qui s'entêtent à me signifier, en invoquant quelques
poignées de tristes chiffres, que Madagascar ma Belle est une tout autre île. Quel genre
d'image cette bande d'empêcheurs de rêver en rond prétendent-ils donner de la planète ? »
(EPC – 83) La protagoniste n'a que bien peu à faire de la réalité et elle l'affirme haut et fort,
venant ainsi proposer un écho au caractère fictionnel du texte. La jeune Karyne fait la
rencontre d'une autre enfant, Aïcha, qui devient instantanément son âme sœur. Elles se
ressemblent énormément et se reconnaissent l'une dans l'autre : « (qui es-tu donc, ma sœur
de Siam, mon second moi, mon ange gardien, que tu m'arraches ainsi à moi-même? Quel
sang nous est secrètement commun malgré mes racines et tes plumes? Je ne te connais que
depuis le matin et déjà ma vie ne vaut plus cher sans toi.) » (EPC – 99) Comme Karyne,
Aïcha est elle aussi une sorte de personnage composite, mélangeant plusieurs origines et
passant d'un pays à l'autre, se réinventant d'une certaine manière à chaque fois. Après leur
rencontre, l'identité de Karyne se modifie, au point où elle ne se reconnaît plus auprès de
son ancienne amie, Louise : « elle lui ressemble comme deux gouttes d'eau, pourtant, cette
fille debout devant moi, mais ce n'est plus ma Louise. Ou alors c'est moi qui ne suis plus
moi. » (EPC – 101) Karyne devient un personnage complet auprès d'Aïcha. Elle ne ressent
plus le besoin de partir vers Madagascar, puisque son imaginaire l'amène partout avec son
amie. Aïcha doit toutefois quitter la ville et la nouvelle se termine sur une tentative
désespérée de la jeune Karyne de se construire des ailes pour planer jusqu'à Madagascar ou
Montréal pour rejoindre son amie. Elle se blesse, mais affirme que rien ne compte plus que
la promesse de Madagascar. Ce texte final présente ainsi l'origine de la figure type de

21
l'aventurière et de la fragmentation du personnage. Il présente une Karyne qui a perdu une
partie d'elle-même et qui ressent le besoin de la retrouver.

Les personnages de Karyne nous apparaissent ainsi comme autant d'hypothèses sur la façon
d'incarner le personnage original de Karyne. Comme nous l'avons montré, L'encyclopédie
du petit cercle met en place son personnage féminin en deux temps : d'abord de façon
générale dans un récit-cadre expliquant l'existence du recueil, puis de façon approfondie à
différents degrés, au cours des nouvelles modulant le personnage selon le contexte. Nous
avons vu que l'avant-propos permet de présenter un personnage mystérieux et très
incomplet tout en offrant suffisamment d'indices et d'instructions pour que le lecteur
reconnaisse dans les nouvelles suivantes certaines versions de Karyne inspirées par la
figure féminine originale. Chacune d'elles approfondit certains aspects de la personnalité de
la protagoniste de l'avant-propos.

À travers le recueil, plusieurs modes de présentation sont repérables : Karyne est parfois
personnage principal, puis secondaire ou même figurant. La narration des textes la mettant
en scène varie également, passant d'homodiégétique, à hétérodiégétique, puis à
autodiégétique. Cette manière de présenter le personnage, comme le souhaitait Dickner,
unit le recueil en proposant une potentielle correspondance entre les différentes Karyne qui
n'est, par contre, jamais explicitée. La parenté entre les personnages de Karyne semble
rapprocher le recueil du roman et peut donner envie au lecteur de l'interpréter comme une
histoire anachronique. Ce qui demeure intéressant, toutefois, est que cette stratégie, tout en
unifiant l'œuvre, fragmente, d'une certaine manière, le personnage de Karyne et l'éloigne du
personnage romanesque traditionnel. La présentation du personnage demeure en quelque
sorte à l'image de son support, et inversement : Karyne maintient le flou générique entre le
recueil de nouvelles et le roman. Elle remet en question leur définition et son appartenance
à l'un ou à l'autre. L'écriture par fragments semble une pratique courante chez Dickner,
puisque son premier roman, Nikolski, est lui-même divisé en trois trames narratives
distinctes se touchant légèrement à quelques reprises. Nous verrons d'ailleurs de quelle
manière cette structure du récit donne lieu à de nouvelles stratégies de présentation de
personnage et comment Joyce, personnage solitaire, tend à l'effacement dans son monde
fictionnel.

22
Partie 2 : Présentation de Joyce de Nikolski, anonymat dans le monde fictionnel

Le roman Nikolski possède une structure narrative particulière : divisé en cinq parties
représentant chacune une année (1989, 1990, 1994, 1995 et 1999), il propose trois diégèses
évoluant en parallèle et mettant en scène trois personnages. Ceux-ci sont rattachés par un
lien de parenté, inconnu des protagonistes, mais déduit par le lecteur. Le premier
personnage mis en scène est un narrateur autodiégétique, qui reconnaît explicitement son
statut de personnage. Il intègre parfois à sa narration des indices de sa conscience, comme :
« Nous voilà presque à la fin du prologue. » (N – 26) Ceux-ci ont pour effet de briser
l'immersion fictionnelle du lecteur et d'installer une tonalité familière dans la narration. Le
narrateur est le fils d'une Montréalaise et d'un certain Jonas Doucet. N'ayant jamais connu
son père et venant tout juste de perdre sa mère d'une maladie, le jeune homme mène une vie
solitaire de libraire. Ce premier chapitre est suivi par le récit de Noah, jeune nomade, enfant
d'une mère amérindienne et du même Jonas Doucet. Un narrateur hétérodiégétique raconte
brièvement que Noah, après une enfance sur la route dans la fourgonnette familiale, a pris
la décision de quitter sa mère pour étudier l'anthropologie à Montréal. Puis, c'est au tour de
l'histoire de Joyce, adolescente orpheline qui s'enfuit vers Montréal à la recherche d'une
certaine Leslie Lynn Doucette, pirate informatique. C'est à ce dernier récit, lui aussi raconté
par un narrateur hétérodiégétique, que nous nous intéresserons pour la prochaine partie de
l'analyse. Au cours du roman, les trois diégèses sont rapportées sous forme de fragments de
longueur variable, entrecoupés. Contrairement à ce que nous retrouvions dans
L'encyclopédie du petit cercle, la fragmentation du texte n'entraîne pas de confusion quant
au statut du personnage de Joyce. Toutefois, nous croyons que les indices textuels
participant à la représentation du personnage tendent à créer son effacement diégétique.
Nous observerons, en analysant quelques chapitres plus significatifs, la mise en place de
Joyce à travers sa famille, sa profession de pirate et les yeux du narrateur autodiégétique
pour montrer que, étant animée par une importante quête identitaire, Joyce est caractérisée
à plusieurs niveaux par son isolement et son anonymat.

2.1 : Absence et solitude au cœur de sa famille

Joyce Kenty est présentée au lecteur dans le troisième chapitre du roman, « Tête-à-la-
Baleine ». Le récit débute lorsqu'elle s'enfuit de la maison de son oncle. Une analepse

23
ramène ensuite le lecteur à l'époque où Joyce avait six ans et entretenait une fascination
pour les cartes marines de son père. Son personnage est alors raconté au lecteur par la
description de ses liens avec sa famille. Comme l'a écrit Jouve, le personnage romanesque
se livre beaucoup dans ses relations avec les autres personnages qui l'entourent. Or, Joyce
n'entretient presque aucune relation. Sa mère étant prétendument décédée peu après sa
naissance et son père demeurant seul, Joyce est laissée à elle-même depuis le début de sa
vie. Elle est entourée d'une très nombreuse famille paternelle, mais elle ne ressent aucun
sentiment d'appartenance à son égard et ne se reconnaît chez personne : « Joyce intervenait
rarement dans les discussions. On ne demandait rien à cette petite cousine bizarre et, pour
tout dire, on s'apercevait à peine de sa présence. » (N – 63) L'absence de relation peut
toutefois s'avérer très révélatrice. En effet, ce court extrait nous apprend que Joyce paraît
bizarre, marginale, et qu'elle n'attire pas l'attention. Bien au contraire, elle semble plutôt
isolée. Le caractère solitaire qui cause cette exclusion chez sa famille paternelle influence
également la perception du personnage par le lecteur. En présentant le personnage à l'aide
des regards de sa famille qui « s'apercevait à peine de sa présence », le narrateur livre peu
d'information sur la jeune fille. Le monde fictionnel de Joyce demeure ainsi très incomplet.
Elle ne semble apparaître qu'en filigrane dans sa propre histoire, comme si elle en était
absente. Cette lacune est toutefois compensée par l'histoire des aïeux maternels de la
protagoniste.

Le grand-père maternel, Lysandre Doucet, joue un rôle important dans la définition du


personnage de Joyce. En effet, cet homme lui apprend qu'elle est la descendante d'une
longue lignée de pirates : « le grand-père de Joyce prétendait même que Jean Lafitte, le
légendaire pirate louisianais, aurait été un lointain petit-cousin. Joyce n'avait jamais
entendu parler de Jean Lafitte, mais elle était toute disposée à se laisser impressionner. »
(N –58) Bien que Joyce n'ait aucune idée de qui est ce Jean Lafitte, l'impression qu'il a sur
elle est parlante. D'ailleurs, à partir de ce moment, les indices textuels concernant Joyce
sont liés à la flibuste. À mesure que le chapitre avance, le personnage de Joyce se révèle et
se définit graduellement. Des descriptions plus précises permettent au lecteur de la saisir
davantage :
Digne descendante de ses aïeux, elle avait développé un caractère solitaire qui donnait à son
visage une maturité précoce et inquiétante. Elle semblait toujours ailleurs, absorbée dans ses
pensées. Elle souffrait par ailleurs de claustrophobie, un problème sans doute naturel lorsque l'on

24
appartient à une famille éparpillée aux quatre coins de l'Amérique du Nord. Les espaces clos
l'étouffaient […] et rien ne la soulageait davantage que de s'évader dans les récits de flibuste du
grand-père Lysandre, dans son thé amer, dans sa maison branlante, où elle redevenait l'arrière-
arrière-petite-fille d'Herménégilde Doucette. (N – 59-60)
Les descriptions autant physiques que psychologiques sont presque systématiquement liées
à l'appartenance de Joyce à cette famille de flibustiers. Par contre, le narrateur informe
rapidement le lecteur que, même dans cette lignée qui lui ressemble, Joyce est marginale :
« Elle était destinée à devenir pirate, morbleu! Cette vocation toute fraîche était cependant
entravée par l'absence d'exemple : dans leurs portraits de famille, les Doucet ne comptaient
aucune flibustière […] Joyce voyait là une grande injustice […] Elle restait donc là,
prisonnière de sa famille sans gloire, de son village sans route, de son sexe sans issue et de
son époque sans espoir. » (N – 61-62) Bien que Joyce puisse voir dans cette famille tout ce
qu'elle est et ce qu'elle désire être, la légende des pirates semble la rejeter et la repousser
dans sa solitude. Son personnage est prisonnier d'un vase clos, Tête-à-la-Baleine, la petite
communauté dans laquelle elle a grandi.

Pour les gens de la polyvalente, qui ne font pas partie de sa famille, « Joyce constituait un
cas problématique. Aptitudes sociales réduites, refus de l'autorité, impertinence, elle
accumulait néanmoins des résultats impeccables dans toutes les matières – et cette
excellence empêchait de s'en débarrasser dans une voie de service. » (N – 70) Au contraire
de Karyne qui était présentée comme fuyante, Joyce est un personnage repoussé, dont les
autres veulent se débarrasser. Ainsi, alors que Karyne était facilement saisissable
psychologiquement, Joyce demeure à l'arrière-plan. Selon les critères de Jouve, elle
s'intègre à un texte plutôt dense. Bien que Joyce ne nécessite aucune érudition particulière
pour être perçue, elle n'appartient qu'à une partie d'une orchestration narrative très
complexe, composée de plusieurs intrigues qui dilue son importance par rapport au lecteur.
Par contre, comme dans le cas de Karyne, le mode de présentation du personnage féminin
de Nikolski est à la fois diégétique et mimétique. L'alternance entre ces formes de
présentation peut parfois apporter des nuances au personnage, mais Joyce demeure
incomplète. En effet, elle ne semble pas être au centre de son histoire, jusqu'au moment où
elle trouve un entrefilet sur Leslie Lynn Doucette, potentielle parente qui serait liée à la
piraterie moderne, et qu'elle quitte sa petite communauté. À partir de ce moment, la
narration revient au présent et la focalisation retourne vers Joyce.

25
À la suite de ce premier chapitre, Joyce change d'environnement fictionnel, car elle se
retrouve dans la grande ville de Montréal. Sa représentation se précise et gagne en détail
pour le lecteur. Par contre, nous verrons que le personnage de Joyce continue
paradoxalement de s'effacer au cœur de son univers fictionnel en se fondant le plus possible
dans le décor. Il s'agit toutefois d'un effacement volontaire, puisque son anonymat au cœur
de la métropole devient nécessaire à ses occupations.

2.2 : L'effacement dans la métropole

Pour la suite du roman, Joyce s'émancipe de sa ville et de sa famille, mais sa quête


identitaire demeure toujours aussi forte. Pour survivre à Montréal et suivre les traces de
Leslie Lynn Doucette, elle doit cacher son identité. Le narrateur mettra donc en scène une
Joyce travaillant de jour dans une poissonnerie et une Joyce travaillant de nuit à voler des
identités. Si la vendeuse de poisson conserve plusieurs traits déjà connus de Joyce comme
sa timidité et son caractère solitaire, la pirate informatique révèle un personnage plus
audacieux. En situant le personnage dans la ville de Montréal, plutôt que dans le petit
village moins connu de Tête-à-la-Baleine, la distance entre le monde fictionnel et le monde
du lecteur diminue. L'intégration d'éléments technologiques, tels que les ordinateurs, et de
certains lieux comme le marché Jean-Talon crée aussi une proximité culturelle avec le
lecteur. Toutefois, la parenté du personnage avec le mythe du pirate et son caractère plutôt
marginal, bien que cohérent dans son monde, diminuent son degré de réalité et en font un
personnage que Jouve qualifierait de « possible ».

Un autre effet qu'offre le nouvel environnement fictionnel urbain est qu'il permet à Joyce de
se développer différemment. Dans son article sur la métaphore de la piraterie dans Nikolski,
Pierre-Mathieu Lebel25 affirme que « les personnages de Nikolski ont un rapport à la ville
façonné par leur mobilité plutôt que par leur rapport aux autres, et c'est la ville qui crée les
conditions de cette mobilité. Pour Joyce, le désir de devenir pirate ne trouve un objet
concret, l'informatique, que lorsqu'elle arrive à Montréal. Anonymat, flexibilité et
ressources matérielles ne sont rassemblés que dans la métropole. » (Lebel, 2008 : 162) En
effet, plutôt que d'être présentée par rapport à sa relation avec sa famille, elle devient

25
Pierre-Mathieu Lebel, « Métaphore de la piraterie et mobilité métropolitaine dans le Montréal de
Nikolski », dans Études canadiennes / Canadian Studies, vol. LXIV (juin 2008), p. 159-165.

26
indépendante et se reflète davantage dans sa conscience et dans ses actions. Le sixième
chapitre, « Échelle 1:1 », montre d'ailleurs la volonté du personnage et ses motivations :
« Joyce a l'impression que les derniers liens avec ses aïeux flibustiers s'effilochent
lentement. Elle s'accroche désormais à la coupure de journal sur Leslie Lynn Doucette,
ultime preuve que la vocation existe toujours au sein de la famille. Pourtant elle ignore tout
de cette lointaine cousine […] Joyce devra tout apprendre par elle-même. La piraterie est
une discipline d'autodidacte. » (N – 95-96) Elle ne se définit plus uniquement à travers sa
tradition familiale. Bien sûr, elle demeure présente, puisque Joyce a bien l'intention de se
lancer dans la piraterie, mais elle ne s'arrête plus à la limite que la légende lui imposait. Elle
devient le centre de son histoire et choisit, à présent, son isolement et sa solitude : « Elle
cherche à devenir une employée modèle, à se fondre dans la multitude du banc de sardines,
à disparaître dans l'écosystème. Règle d'Or de la fugue : soigne ton camouflage. » (N – 95)
La comparaison entre Joyce et la plie que l'on retrouve dans le chapitre « Pigmentation »
est d'ailleurs éloquente à ce sujet. Il s'agit du poisson préféré de Joyce, puisqu'il se
métamorphose pour ressembler à son environnement et ne plus avoir l'air que d'un nuage de
sable flottant. En s'isolant dans cette poissonnerie, elle réussit parfaitement son camouflage
et s'offre l'opportunité de devenir pirate informatique la nuit.

Dans la partie 1990, le chapitre « William Kidd » présente Joyce alors qu'elle réussit
finalement à redonner la vie à un ordinateur formé de plusieurs pièces trouvées dans les
ordures des grandes compagnies d'affaires. C'est le début de sa propre carrière de pirate.
Les écarts de temps entre les chapitres créent une incomplétude fictionnelle. Le lecteur a
accès à quelques scènes ponctuelles suggérant certains changements psychologiques chez le
personnage, mais il n'est pas témoin de son évolution. Le lecteur doit donc réajuster et
compléter son image-personnage de la même manière que Joyce doit se contenter de deux
entrefilets pour s'imaginer l'histoire de Leslie Lynn Doucette.

Un élément demeure toutefois évident d'un chapitre à l'autre : la jeune femme est toujours
seule. Le chapitre « Kératine » est d'ailleurs plutôt révélateur à cet égard. Il présente Joyce
dans son appartement en train de travailler, donc dans son quotidien. Elle se crée une
nouvelle pièce d'identité avec une carte volée et regarde ses messages sur l'ordinateur :
« Aucun de ses messages ne s'adresse à elle – depuis dix ans, elle n'a reçu aucun courrier à
son nom. Jamais de Chère Joyce, de Mlle Doucette ou de Salut Jo! La piraterie exige

27
l'anonymat le plus complet et Joyce s'est toujours réfugiée derrière l'une ou l'autre des
fausses identités repêchées dans les poubelles. » (N – 231) Joyce possède des tonnes de
fausses identités, mais n'a plus d'identité propre. L'incomplétude fictionnelle semble ainsi
volontaire et être le reflet de Joyce, qui ne se connaît pas plus que le lecteur : « Joyce a
l'impression de vivre en marge d'un monde précieux et insaisissable […] En fouillant les
environs du regard, elle ne découvre qu'un seul objet familier : la photo de Susie Legault,
employée no 3 445, abandonnée dans un conteneur à déchets. » (N – 233-234) Cette image
est puissante et très révélatrice de la psychologie de Joyce. Elle ne possède rien de
personnel, aucune relation. En s'identifiant uniquement à la piraterie, elle passe à côté du
monde qui l'entoure. Bien qu'elle prenne sa place dans sa diégèse, ses actions sont motivées
par une envie d'effacement qui la maintient à distance du lecteur et des autres protagonistes.

2.3 : Par rapport aux autres protagonistes

Un autre regard intéressant sur Joyce proposé par le roman Nikolski est celui de son cousin,
narrateur autodiégétique d'une des trois parties du roman, qu'elle rencontre brièvement au
cours de son périple. Le narrateur autodiégétique offre un point de vue différent, puisqu'il
jette un regard intrigué sur Joyce et tente d'en savoir plus sur elle. Il la met en scène pour la
première fois dans son récit au chapitre « L'Enfer », de la partie 1994 : « Je reconnais tout
de suite l'imperméable aux coutures noircies et le vieux sac de marin bleu usé : il s'agit
d'une habituée. Elle retire son capuchon et, d'une main nerveuse, ébouriffe ses cheveux
taillés court. Je la salue d'un petit geste. Elle me répond avec un sourire. J'ai souvent essayé
de lier connaissance avec cette mystérieuse cliente, en vain. Elle sourit poliment, mais
désamorce toute tentative de rapprochement. » (N – 161-162) Il est le seul personnage avec
qui elle entretient une conversation. Les informations fournies par ce narrateur sont donc
plus complètes. Lors d'une autre rencontre, ils discutent ensemble de leurs familles
respectives et en viennent rapidement à parler de piraterie. Le narrateur rapporte de façon
directe leur dialogue, ce qui permet à Joyce de prendre la parole. Elle raconte ainsi son
histoire de son point de vue : « Il paraît que mon arrière-arrière-arrière-grand-père était un
célèbre pirate acadien. Jamais pu vérifier. Il [son grand-père] m'en a tellement parlé que j'ai
fini par vouloir devenir pirate. Mes cousins disaient que les femmes pirates n'existaient pas,
mais plus ils le répétaient, plus je voulais prouver le contraire. Les enfants ont des idées

28
étranges, parfois. » (N – 255) Cet extrait révèle une dimension plus psychologique de sa
présentation. Joyce pose son propre regard sur ce qui l'a définie de l'enfance à l'âge adulte :
cette volonté d'adhérer à sa tradition familiale. La saisie plus complète de son personnage
pourrait s'expliquer par cette rencontre entre elle et un membre éloigné de sa famille. Le
narrateur raconte d'ailleurs : « Je m'immobilise soudain, troublé de la découvrir dans mes
vêtements. Elle ressemble à mon double féminin, une sorte de cousine débarquée de nulle
part. » (N – 265) Il y a une reconnaissance des deux personnages qui les amènent à se livrer
l'un à l'autre et, ainsi, au lecteur. Toutefois, bien que son personnage se précise, Joyce
continue d'être définie par son absence.

En effet, lorsque la jeune femme s'enfuit, le vide qu'elle laisse, notamment dans son
appartement, donne encore des indices qui permettent de mieux saisir tout le mystère qui
entoure ce personnage :
Le téléphone est posé sur une pile de manuels de programmation, à côté d'une bouteille de rhum
vide et d'un vieux cadran qui indique 6 h 37. Au mur sont épinglés deux entrefilets délavés qui
portent sur l'arrestation et le procès d'une femme accusée de piraterie aux États-Unis en 1989. Le
bureau de travail est dans un désordre étonnant. De toute évidence, on a vidé les tiroirs de leur
contenu afin de choisir divers éléments en vue d'un départ précipité. Une étude très attentive des
lieux permettrait de noter la disparition d'un carnet de notes, d'une pile de CD-ROM, d'un
dictionnaire espagnol, d'un important stock de fausses cartes et d'un vieux sac de marin bleu.
(N – 279)
La description de l'appartement abandonné de Joyce, proposée par le narrateur
hétérodiégétique, ainsi que l'énumération des objets qu'elle laisse derrière elle et de ceux
qu'elle apporte suffisent à résumer ce que le lecteur sait déjà de Joyce. La fin de son histoire
est laissée en suspens. Le narrateur autodiégétique déduit qu'elle est partie en République
dominicaine, car il remarque qu'elle s'est sauvée avec un guide de voyage sur le pays. Cette
hypothèse est confirmée par une apparition de Joyce dans la diégèse de Noah. Le fils de
Noah échange brièvement à l'aéroport avec une femme assise sur un vieux sac de marin
bleu, celui qui manque dans l'appartement de Joyce. Elle abandonne rapidement le garçon
pour aller prendre son vol pour la République dominicaine.

Nous voyons donc que le personnage de Joyce est un personnage qui disparait
constamment. Elle n'est toutefois pas fuyante au même titre que Karyne de L'encyclopédie
du petit cercle, dont le statut était problématique. Elle est plutôt présentée en filigrane des
autres intrigues du roman, décrite selon plusieurs regards. Encore une fois, la structure de
l'œuvre participe grandement à la présentation singulière du personnage féminin mis en

29
scène par Dickner. Son dernier roman, Tarmac, propose une composition plus
traditionnelle, bien qu'elle comporte certaines complexités. Nous verrons d'ailleurs de
quelle manière la structure plus stable du roman permet tout de même de présenter et de
développer un personnage féminin unique et marginal.

Partie 3 : Présentation de Hope de Tarmac, poétique de la destruction

Jusqu'à maintenant, nous avons pu observer, comme Jouve l'écrivait dans son ouvrage, que
l'orchestration narrative joue un rôle très important dans les dimensions du personnage.
Contrairement aux deux premières œuvres étudiées, Tarmac ne propose qu'une diégèse et
apparaît donc plus simple du point de vue de la structure. Il met en scène un adolescent,
Michel Bauermann, qui rencontre, lors de l'été 1989, une mystérieuse fille prénommée
Hope. Immédiatement fasciné, le jeune homme se lie d'amitié avec elle et se rend vite
compte qu'elle n'est pas une adolescente comme les autres. En effet, elle fait partie d'une
famille obsédée par la fin du monde. Pour la première moitié du roman, la narration
autodiégétique est assurée par Michel. Bien que la narration ne varie pas autant que dans les
deux autres œuvres présentées, le roman est divisé en une multitude de courts chapitres qui
ne suivent pas toujours une logique temporelle linéaire. La structure du roman est somme
toute assez traditionnelle jusqu'à la moitié de l'œuvre. La narration change alors et un
narrateur hétérodiégétique entre en scène et partage la narration avec Michel. Celui-ci offre
un point de vue différent sur Hope. Nous souhaitons à présent observer comment l'auteur
utilise la fin du monde pour proposer une image du personnage de Hope au lecteur, de
quelle manière la tradition familiale de cette dernière forme sa personnalité et son caractère
marginal et comment le changement de narrateur peut donner une nouvelle perspective sur
la jeune femme. Nous croyons ainsi pouvoir montrer qu'une structure romanesque plus
simple permet de mettre en valeur d'autres éléments du texte susceptibles de porter des
indices textuels concernant les personnages. En les décodant, nous parviendrons à
dépeindre graduellement l'image-personnage de Hope.

3.1 : Thématique de la fin du monde

Le premier chapitre du roman, où les deux adolescents se rencontrent, s'intitule


« Vaporisés ». Nous soulignons ce titre, car il fait référence à la première conversation
entre Hope et Michel, mais aussi à l'effet de la jeune femme sur le narrateur. En effet, en

30
observant de plus près le choix des termes employés dans le roman, nous remarquons que
Hope est souvent décrite par un champ lexical lié à la fin du monde, à la destruction et, plus
particulièrement, à la bombe nucléaire. Le roman s'ouvre sur la déception de Michel quant
à la fermeture de la piscine municipale de Rivière-du-Loup, trois jours avant le début des
classes. Il se dirige, sans raison précise, vers le stade de baseball où il est attiré par une
inconnue :
C'est alors que j'ai remarqué la fille assise là-haut, au tout dernier rang, le nez plongé dans son
bouquin, l'air de tuer le temps avant la prochaine partie. Sans trop réfléchir, j'ai monté les gradins
dans sa direction. Je ne l'avais jamais vue dans le quartier. Elle était mince, avec des mains
anguleuses et un visage constellé de taches de rousseur. Elle portait une casquette des Mets de
New York (la visière rabattue sur ses yeux) et un jeans troué au genou droit – pas un de ces
machins dernier cri lavés à l'acide, mais un pantalon de travail à la coupe primitive, un vieux
Levi's exhumé d'une mine de charbon dans le désert du Nouveau-Mexique. […] Je m'apprêtais à
énoncer une banalité météorologique lorsque la fille redressa la visière de sa casquette.
- La nuit dernière, j'ai rêvé de la bombe d'Hiroshima.
Quelques secondes s'écoulèrent, pendant lesquelles je méditai cette entrée en matière atypique.
(T – 11-12)
S'en suit une grande conversation sur la puissance des bombes modernes et l'effet qu'aurait
eu la bombe Little Boy sur Rivière-du-Loup. Cette première occurrence est riche en
informations. Alors que le lecteur devait se passer d'indications physiques pour Karyne et
devait se contenter de quelques éléments pour Joyce (cheveux courts, trainant un vieux sac
de marin bleu), il reçoit dès les premières pages de Tarmac un portrait plus complet de
Hope. De plus, son discours est rapporté de façon directe, offrant ainsi la parole au
personnage et permettant au lecteur de connaître la personnalité marginale de l'adolescente
en une simple phrase. Nous croyons que ce personnage se présente de manière beaucoup
plus accessible que les deux autres, notamment parce que la thématique du roman auquel il
appartient est très riche et offre une lecture différente. Les mots choisis pour décrire Hope
nourrissent la métaphore continuelle la liant à la bombe atomique. Déjà, après sa première
conversation avec la jeune femme, Michel affirme : « Un peu endommagé par l'onde de
choc, je me suis laissé tomber contre le garde-fou. Tout en épongeant mon front avec un
coin de serviette, j'observais furtivement la fille. J'aurais juré qu'elle dégageait un champ
magnétique – la radiation de ses 195 points de Q.I. » (T – 14) Le choix des termes tels que
« champ magnétique », « onde de choc » et « radiations » quand il est question de
l'adolescente suggère au lecteur que Hope a l'effet d'une bombe dans la vie de Michel.
Voilà qui lui permet d'illustrer avec humour que, immédiatement après leur rencontre, sa

31
vie est changée, chavirée : « Non seulement je n'avais jamais vu cette fille, mais je n'avais
jamais vu une fille en son genre – et au moment où je me faisais cette réflexion, une
certitude me frappa : si je devais me faire vaporiser en compagnie de qui que ce soit, ce
serait avec elle. » (T – 14-15) En étant rapprochée de la bombe atomique, Hope devient liée
à une référence importante, à un mythe, celui de la fin du monde. Selon la perspective
proposée par Jouve, nous pouvons observer qu'une proximité se crée rapidement entre le
lecteur et le personnage de Hope. Ce rapprochement est dû à la présence de références
culturelles partagées, telles que des faits historiques (la bombe d'Hiroshima), des
personnalités connues (Ronald Reagan) et des lieux communs (Rivière-du-Loup), ainsi qu'à
la tonalité familière du narrateur et la lisibilité générale de la narration.

Du point de vue de la densité référentielle, le roman est très ouvert aux éléments extra-
textuels, notamment en intégrant régulièrement à la diégèse des faits scientifiques. Dans un
article portant sur l'idée de fin du monde, Pascal Riendeau26 affirme que
La préoccupation de Michel pour la fin du monde s'avère beaucoup plus modeste si on la
compare à l'obsession de Hope. Dans l'ensemble du roman, il conserve une distance ironique, il
se fait davantage le témoin de celle qui est habitée par cette idée fixe. Les discours autour de
l'apocalypse qui foisonnent deviennent une façon de mettre en jeu un savoir hybride, hétéroclite;
on pourrait le nommer le savoir de l'inessentiel. […] comme lorsque Michel regarde Hope
dormir : « Le cerveau humain consommait prétendument le cinquième de l'énergie produite par
le corps, mais celui de Hope en flambait visiblement davantage – et tandis qu'elle respirait tout
doucement, les yeux clos, j'imaginais son cortex fissionner en silence des noisettes d'uranium. »
(48) En plus de recourir à la science, le narrateur multiplie les commentaires sur le monde qui
l'entoure, en tirant quelquefois des maximes. (Riendeau, 2009 : 124-125)
Cette mobilisation du savoir hybride n'est pas anodine, elle participe à la conception du
personnage de Hope. Comme Pascal Riendeau l'indique, le narrateur joue un rôle de témoin
dans la vie de la jeune femme. Son personnage est donc livré au lecteur à travers le regard
de Michel. L'insertion de ces anecdotes scientifiques intègre le monde du lecteur à celui de
la fiction et influence ainsi la densité référentielle de la fiction tout en nourrissant la
métaphore filée liant Hope à tout ce qui touche à la bombe, au nucléaire et à la fin du
monde. Cette référence constante se poursuit tout au long du roman.

L'extrait cité par Pascal Riendeau montre le même type d'image : le cerveau de Hope
fissionnant de l'uranium. L'image-personnage que se fait le lecteur ne peut qu'être
influencée par cet imaginaire particulier. Hope est dépeinte comme une source d'énergie

26
Pascal Riendeau, « De la nostalgie du possible à la possible fin du monde », dans Voix et image,
vol. XXXV, no 1 (103)(automne 2009), p. 120-125.

32
extrêmement puissante, mais aussi dangereuse. Nous observons donc que la fin du monde
est omniprésente dans ce roman et teinte fortement la composition du texte, orientant ainsi
la perception du personnage de Hope. Nous verrons maintenant qu'elle joue également un
rôle dans le cœur de la diégèse.

3.2 : Soumission à une lourde tradition familiale

En effet, Hope n'est pas liée à la destruction uniquement à cause de son impact sur le
narrateur, mais également à cause de ses origines. Le chapitre trois du roman, « Les
Randall », informe le lecteur que Hope est née dans une famille portant une lourde
tradition : une obsession maladive pour la fin du monde. En atteignant la puberté, chaque
membre de la famille vit au cours de la nuit une vision extrêmement précise de
l'apocalypse, incluant la date, l'heure, la cause, etc. Les Randall appellent cette révélation le
« Mauvais-Quart-d'Heure ». À la suite de cette rude expérience, chacun d'eux entretient une
peur et une obsession pour l'apocalypse jusqu'à la date fatidique prédite par leur rêve.
Comme la fin du monde n'arrive jamais à cette date, ils deviennent tous fous et plusieurs se
suicident. Dans son article « “De qui tu voudras, je serai la fille” »27, Martine-Emmanuelle
Lapointe remarque que, dans de nombreux romans québécois contemporains, dont Tarmac,
« le “jeune”, l'enfant, l'héritier, est souvent désœuvré – lieu commun de tous les discours
sur la génération X –, mais encore hanté par la fin du monde, les références culturelles de la
société de consommation ou les fantômes de l'Histoire. Le sujet du roman contemporain se
retrouve ainsi souvent dans un paysage incertain, héritier de traditions moribondes sur
lesquelles il n'a que très peu de prise. » (Lapointe, 2011 : 68) Le cas de Hope est ainsi très
bien résumé. Quelques chapitres décrivant la famille Randall suffisent pour que le lecteur
comprenne que cette tradition familiale joue un grand rôle dans la conception de ce
personnage. Toutefois, nous verrons que Hope n'appartient pas totalement à cette tradition,
ce qui, comme l'écrivait Lapointe, lui laisse bien peu de prise sur cet héritage lourd à porter.

Une grande analepse explique la façon dont cette tradition est apparue dans la vie de Hope
et comment son personnage s'est développé autour de celle-ci. La vie sociale de la jeune
Hope et de sa mère est décrite en ces mots : « Elles avaient peu d'amis, visitaient rarement

27
Martine-Emmanuelle Lapointe, « “De qui tu voudras, je serai la fille” », dans Liberté, vol. LIII, no 1 (293)
(2011), p. 66-71.

33
la famille. Les Randall se réunissaient au salon funéraire tous les deux mois, chaque fois
qu'une tante ou un cousin succombait à son apocalypse personnelle, et ces soirées
funéraires constituaient l'essentiel de leur vie sociale. » (T – 25) Comme la mère de Hope
est très atteinte par son obsession, cet isolement fait en sorte que la petite fille doit se
divertir avec ce qui lui tombe sous la main : ouvrages bibliques, guide d'apprentissage de
langue, etc. L'intérêt des travailleurs sociaux pour elle et sa mère force Hope à apprendre à
feindre la normalité. À partir du moment où la jeune Hope met la main sur un vieux
téléviseur, elle commence à écouter les actualités internationales et The Nature of Things de
David Suzuki. Les faits et anecdotes scientifiques saugrenus racontés par l'adolescente et
ses maladresses sociales s'expliquent alors grâce à ce retour en arrière dans la vie de Hope.

Toutefois, la fin du monde se manifeste différemment chez Hope que chez les autres
membres de sa famille, qui la rejettent pour cette raison, puisque « qu'était donc une
Randall qui ignorait sa date de fin du monde? Tout juste une sous-Randall, une larve, un
corps étranger en orbite autour de l'arbre généalogique. » (T – 30) Hope ne vit pas son
Mauvais-Quart-d'Heure, parce qu'elle n'a jamais de menstruation : « La tuyauterie est
fonctionnelle. Je produis les bonnes hormones et j'ovule aux vingt-huit jours. En fait, mes
ovaires sont plus précis qu'une horloge atomique. La muqueuse de mon utérus refuse de se
vasculariser, mais les médecins ne comprennent toujours pas pourquoi. Énigme totale. »
(T – 98) Voilà qui la met à l'écart de sa famille et la maintient entre deux mondes. Notons
au passage la comparaison récurrente du corps de Hope avec un élément de la science, ici,
l'horloge atomique. Lorsque Michel lui demande comment elle se sent par rapport à ce
mystère, elle avoue se sentir comme le triangle des Bermudes. L'énigme médicale qu'elle
porte représente la fin de la malédiction des Randall et Hope a l'impression que, dans son
corps, quelque chose d'important disparaît. Elle n'appartient pas complètement au monde de
Michel, ni à celui des Randall. Elle est indépendante de ces deux univers. Comme le dit le
narrateur : « elle était trop Hope et pas assez Randall. » (T – 172) Ceci marque bien la
distance qui demeure entre le narrateur et Hope. Michel n'a pas accès à ses pensées et ne
peut les révéler au lecteur. Il agit en tant que témoin et sa posture influence grandement la
présentation du personnage. Il ne la comprend pas toujours et il se questionne :
- Tu ne peux pas comprendre. Pour un Randall, c'est rassurant de connaître la date de la fin du
monde. Ça sert de point de repère. Ça donne l'impression de maîtriser la situation.

34
Cette explication me troubla. Fallait-il déduire que Hope, qui n'avait pas encore vécu son
Mauvais-Quart-d'Heure, angoissait à l'idée de ne pas connaître la date de l'apocalypse? (T – 39)
La psychologie de l'adolescente, à laquelle le narrateur et le lecteur n'ont pas accès,
demeure donc incomplète. Elle est plus complexe que ce que le narrateur autodiégétique
permet au lecteur de voir. Le cours des événements révèle qu'elle angoisse réellement à
l'idée de ne pas connaître la date de l'apocalypse. La jeune femme décide enfin de laisser le
hasard choisir la date et se fait prendre dans le piège de l'obsession familiale. Michel décrit
à plusieurs reprises les agissements un peu maniaques de la jeune femme. Elle écrit 17-07-
2001, la date d'apocalypse qu'elle a prédite, absolument partout; elle ne dort pratiquement
plus; elle tient le compte du nombre précis de jours avant la date fatidique, etc. Dans la
seconde moitié du roman, Hope part pour le Japon pour rencontrer un prophète nommé
Charles Smith (Hayao Kamajii de son vrai nom) ayant prédit la même date d'apocalypse
qu'elle. Comme Michel ne la suit pas, la narration change et offre ainsi un regard différent
et complémentaire sur le personnage de Hope.

3.3 : Développement du personnage dans un nouvel environnement

Lorsque Hope quitte le « bunker » (surnom donné au sous-sol des parents de Michel), sa
fuite ressemble à celle de Karyne et à celle de Joyce. Elle part pendant la nuit, ne laissant
aucune explication. Ces fugues marquent, pour les deux premiers personnages, le début de
leur aventure et les forcent à agir. Dans le cas de Hope, l'histoire est déjà bien entamée.
Toutefois, si son départ ne signifie pas le début des péripéties, il indique néanmoins un
changement dans la présentation du personnage. En effet, ses actions seront maintenant
mises au premier plan. À partir du chapitre « The End Is Near », la narration se dédouble,
c'est-à-dire qu'un second narrateur partage dorénavant ce rôle avec le personnage de
Michel. Ce changement de narration est quelque peu problématique. En effet, il est difficile
de comprendre d'où vient ce nouveau narrateur et de savoir si ce dernier est fiable. De plus,
le passage d'un narrateur à l'autre est un peu confus. Le lecteur peut toutefois déduire la
transition grâce à ce passage : « En passant devant la vitrine d'un réparateur de télévisions,
elle se rappela – allez savoir pourquoi – l'existence d'un certain Mickey, plusieurs centaines
de kilomètres au nord ». (T – 150) L'histoire de la jeune femme est prise en charge par le
nouveau narrateur hétérodiégétique dont la focalisation est maintenant centrée sur elle. Le
lecteur obtient un accès à ses pensées, mais le narrateur se fait tout de même assez avare

35
d'informations et décrit surtout les actions que pose Hope. Voilà qui fait en sorte que nous
n'en apprenons pas beaucoup plus sur le personnage dans la deuxième moitié du roman.
Nous remarquons quand même que le portrait de Hope est encore lié à la destruction. Par
contre, ce lien ne s'exprime plus à travers les figures de style du texte, mais plutôt à travers
les lieux mis en scène.

Pascal Riendeau écrit que, « Chez Dickner, l'ironie touche moins directement les
personnages que leur environnement ou les objets qui les entourent et les définissent. »
(Riendeau, 2009 : 124) Nous croyons également que les lieux jouent un grand rôle dans la
définition des personnages, notamment celui de Hope. La chasse qu'elle entreprend dans
Tokyo pour retrouver les quartiers généraux de la compagnie Mekiddo pour laquelle
travaille le fameux prophète qu'elle recherche nous semble révélatrice de la continuité de la
métaphore de destruction liée à Hope. Aussi imprévisibles que la protagoniste, les endroits
qu'elle visite sont parfois déserts, comme les premiers bureaux de la compagnie que le
narrateur décrit comme un bâtiment qui semblait avoir été évacué d'urgence, ou ils sont
carrément détruits, tels que l'auberge de jeunesse réduite à un terrain vague, ainsi que les
bureaux de Mekiddo transformés en piscine municipale. Cette course contre la ville de
Tokyo nous apparaît comme une représentation par les lieux de l'état désorienté de Hope,
qui ne sait pas réellement ce qu'elle cherche à apprendre en voulant parler à Charles Smith
ou Hayao Kamajii.

Un phénomène similaire se retrouve dans les chapitres narrés par Michel, alors que
l'absence de Hope est illustrée par la destruction progressive d'endroits significatifs dans
l'histoire des deux protagonistes. En effet, lorsque Michel découvre que la piscine où lui et
Hope allaient se rafraîchir après le travail a été démolie, il écrit : « La démolition d'une
piscine extérieure vétuste constituait un changement mineur à l'échelle d'une ville entière –
même d'une ville de la taille de Rivière-du-Loup –, mais il me semblait pourtant qu'un
rouage essentiel de la réalité venait de disparaître. Le monde ne tournait plus aussi rond
sans cette vieille piscine en ruine. » (T – 213) L'absence de Hope équivaut à la fin du
monde tel que Michel avait appris à le connaître. La destruction métaphorique à laquelle il
associait lui-même Hope devient concrète. Michel simule également la présence de Hope
malgré son absence en imaginant ce qu'elle dirait de la construction de condos à l'endroit où
se trouvait le stade. Il rapporte un dialogue fictif avec son amie sur les bungalows :

36
- Les inspecteurs de l'ONU diront ce qu'ils voudront, le bungalow reste la principale arme de
destruction massive inventée durant la guerre froide.
J'éclatai de rire. Seule Hope parvenait à proférer ce genre de merveilleuse énormité sans
sourciller! Le rire se coinça dans ma gorge. […] Seul dans un terrain vague, je regardais le
monde s'émietter autour de moi. (T – 243)
Nous observons que Hope est encore associée à l'imaginaire de la fin du monde. En ce sens,
le champ lexical des termes employés dans la narration de Michel ne change pas. Cette
scène imaginée par ce dernier illustre le manque que signifie la disparition de l'adolescente.
Elle témoigne également de sa connaissance du personnage de Hope. À ce moment dans le
roman, Michel en sait moins que le lecteur sur la jeune femme. Comme il n'a pas accès à
l'histoire de Hope narrée par le narrateur hétérodiégétique, il doit utiliser l'image-
personnage créée pour lui-même et pour le lecteur dans la première partie du roman pour
s'imaginer ce que la jeune femme dirait ou penserait. D'ailleurs, la fin de l'histoire de Hope
est inconnue de tous. Le seul indice permettant de clôturer l'histoire de la jeune femme est
l'enveloppe de serviette hygiénique envoyée de Tokyo et reçue par Michel le 17 juillet
2001, date de la fin du monde prédite par Hope. Ce colis amène le lecteur à supposer que
Hope a enfin eu ses menstruations et qu'elle ne représente plus une énigme médicale. Cette
finale un peu évasive rappelle celles de L'encyclopédie du petit cercle et de Nikolski.

Conclusion partielle

En nous questionnant sur la présentation des personnages, nous avons pu observer, dans le
recueil de nouvelles L'encyclopédie du petit cercle, que le support influençait grandement
la façon dont le personnage de Karyne était mis en scène. L'avant-propos permet de
présenter un personnage mystérieux et très incomplet tout en offrant suffisamment d'indices
et d'instructions pour que le lecteur reconnaisse dans les nouvelles suivantes certaines
versions de Karyne, inspirées par la figure féminine originale. Chacune d'elles approfondit
certains aspects de la personnalité de la protagoniste de l'avant-propos. Nous avons
également remarqué plusieurs modes de représentation, notamment la variation du statut du
personnage (principal, secondaire, figurant) et la variation de la narration (homodiégétique,
hétérodiégétique, autodiégétique). Cette manière de faire unit le recueil, mais fragmente de
façon considérable le personnage de Karyne et problématise sa saisie par le lecteur.

À l'instar de la fragmentation du personnage, la diffraction diégétique a aussi influencé la


lecture du premier roman de Dickner, Nikolski. En présentant le personnage de Joyce par

37
des chapitres entrecoupés par les histoires de deux autres personnages, l'auteur crée un effet
d'effacement. Une analepse et des ellipses font en sorte que la jeune femme est d'abord
présentée en filigrane d'autres intrigues à travers des relations quasi inexistantes avec les
membres de sa famille. Puis, elle se définit peu à peu grâce à son appartenance à une
tradition familiale de flibustiers. Lorsque Joyce quitte sa famille pour se rendre à Montréal,
sa double identité lui permet de se fondre dans le décor urbain de la métropole et lui donne
l'occasion de poser les actions nécessaires pour poursuivre sa carrière de pirate
informatique. La fragmentation narrative et le rapport complexe entre les personnages du
roman maintiennent Joyce un peu à distance, rendant difficile sa saisie par le lecteur.
Toutefois, l'entrée en scène de Joyce dans la diégèse du narrateur autodiégétique pallie,
pour un court moment, cet effet. En rapportant directement leurs dialogues et en proposant
au lecteur ses impressions sur Joyce, le narrateur autodiégétique offre un regard plus précis
sur ce personnage. Encore une fois, la protagoniste de Dickner est influencée par la
structure du texte et par le changement de narration qui fait varier les points de vue.

Le travail thématique du texte prend également de l'importance, comme dans le cas de


Tarmac, où Hope est d'abord présentée par le narrateur autodiégétique grâce à des
comparaisons, des métaphores et un vocabulaire lié à l'imaginaire de la fin du monde. À
l'instar de Joyce dans Nikolski, Hope est fortement influencée par sa tradition familiale qui
la maintient dans un univers apocalyptique. C'est aussi en sortant de sa petite ville que le
personnage de Hope devient plus actif. La narration change pour laisser plus de place à un
narrateur hétérodiégétique rapportant au lecteur les actions et quelques pensées de la
protagoniste. L'absence de Hope dans l'univers du premier narrateur, Michel, continue de
révéler des informations sur la jeune femme et de la lier à l'imaginaire de la destruction.

Dickner varie d'une œuvre à l'autre les stratégies employées pour présenter ses personnages
féminins au lecteur. La structure fragmentaire du texte, la narration changeante et le travail
stylistique du texte sont tous des façons de mettre en scène ses protagonistes et
d'approfondir le regard du lecteur sur celles-ci. Il s'avère désormais nécessaire de pousser
plus loin nos observations pour montrer que, au-delà de leur « être » et des codes
permettant leur appréhension par le lecteur, les personnages féminins de Dickner partagent
également plusieurs similitudes actionnelles.

38
CHAPITRE II : VERS UNE PRÉCISION DE LA FIGURE
FÉMININE CHEZ DICKNER
Nous nous sommes d'abord intéressée à la manière dont les personnages féminins de
Dickner étaient présentés dans leur œuvre respective, donc à leur manière d'être dans le
texte. Nous souhaitons maintenant prolonger notre étude vers une seconde dimension des
personnages : leur agir. L'analyse de l'influence des personnages féminins sur les autres
personnages nous permettra de montrer que plusieurs similitudes les rassemblent, puis
d'identifier les caractéristiques de la figure type des personnages féminins chez Dickner.
Pour y arriver, nous nous appuierons sur les travaux de Philippe Hamon, « Pour un statut
sémiologique du personnage28 », et de Michel Erman, Poétique du personnage de roman29.
Nous inscrirons notre étude des trois personnages dans la continuité de la proposition de
Hamon, selon laquelle le personnage fait partie d'un système. Le personnage type de
Dickner est constitué effectivement d'un agencement de signes et de récurrences et se
construit à travers le texte. Après avoir expliqué les théories de Hamon et d'Erman, nous
nous intéresserons au statut des personnages féminins chez Dickner, statut qui semble être
renversé. Nous verrons ensuite que Hope, Joyce et Karyne produisent un effet similaire sur
les narrateurs des trois œuvres de Dickner, ce qui influence la structure narrative du texte et
agit sur l'avancement de la diégèse. Puis, nous nous questionnerons sur leur rapport avec les
personnages secondaires de chaque œuvre.

Avant de procéder à l'analyse de l'agir des personnages, il est nécessaire de recadrer notre
point de vue. Nous laisserons de côté les théories de la lecture pour emprunter un regard
plus sémiologique. De manière à bien saisir cette approche, nous nous attarderons d'abord à
l'article « Pour un statut sémiologique du personnage », de Philippe Hamon, texte phare
dans les études du personnage, paru dans la revue Littérature en 1972. Hamon y propose de
considérer le texte littéraire comme une phrase, comme un mode de communication
divisible en éléments constitutifs pouvant être analysés. En effet, il avance que, comme
pour la linguistique, la théorie du personnage peut développer des types d'unités qui
pourront être définis et manipulés. Prévoyant les potentielles critiques, il défend que « la

28
Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », dans Littérature, vol. VI, no 6, 1972, p.
86-110.
29
Michel Erman, Poétique du personnage de roman, Paris, Ellipse (Coll. Thèmes & études), 2006, 143 p.

39
grande différence qui existe entre un domaine comme la littérature […] et un domaine
sémiologique c'est que […] code et message, dans le cas d'une œuvre littéraire 30 ,
coïncident : chaque œuvre-occurrence possède son code original propre, sa propre
“grammaire” qui régit la combinabilité d'unités pourvues de dimensions et de valeurs
spécifiques. » (Hamon, 1972 : 88-89) Puisque chaque œuvre représente ses propres codes,
ses propres unités et ses propres manières de les interpréter, l'analyse sémiologique du
personnage s'avère complexe et nécessite de distinguer plusieurs niveaux d'analyse.

De manière à définir le parallèle entre la sémiologie et l'étude du personnage, Hamon


rappelle les trois grandes divisions de signes. D'abord, il y a les signes référentiels qui
renvoient à une réalité du monde extérieur ou à un concept (par exemple, une voiture,
Ronald Reagan ou l'apocalypse). On retrouve aussi les signes que Jakobson nomme
embrayeurs et qui renvoient à une instance d'énonciation, c'est-à-dire « qui ne prennent
sens que par rapport à une situation concrète de discours (hic et nunc), que par rapport à un
acte historique de parole déterminé par la contemporanéité de ses composants
(je/tu/ici/demain/ceci...). » (Hamon, 1972 : 94) Puis, il y a « les signes qui renvoient à un
signe disjoint du même énoncé, proche ou lointain […] Leur fonction est essentiellement
cohésive, substitutive et économique. » (Hamon, 1972 : 94-95) Il les appelle anaphoriques
et donne comme exemple les noms propres, les articles et certains pronoms. Ce sont des
signes qui varient selon leur contexte. À partir de cette conception sémiologique, Hamon
est en mesure de proposer une façon analogue de considérer les catégories de personnage.
Ainsi, les personnages-référentiels 31 sont des personnages qui renvoient à des êtres
historiques et qui ont un sens plein. Les personnages-embrayeurs32, eux, sont les marques
de la présence dans le texte de l'auteur ou du lecteur, c'est-à-dire une conscience ou un
porte-parole. Hamon donne pour exemple les chœurs de tragédies antiques ou un
personnage de conteur. Hamon considère finalement les personnages-anaphores comme
les seuls indispensables à l'œuvre, puisqu'ils ont une fonction organisatrice et cohésive.

30
Dans une note en bas de page, Hamon ajoute qu'« une œuvre littéraire est donc plusieurs fois codée : en tant
que langue; en tant qu'œuvre; en tant que littérature. » (Hamon, 1972 : 89)
31
Hamon ajoute que la lisibilité de ce personnage historique dépend du niveau d'appartenance et de
connaissance du lecteur par rapport à la culture, à l'époque et à la société auxquelles appartient ce personnage
(Hamon, 1972 : 95).
32
Hamon note également pour ce type de personnage que leur repérage peut être complexifié par certains
brouillages narratifs. Pour bien décoder ces personnages, il est impératif de connaître le contexte d'une œuvre
(Hamon, 1972 : 95).

40
« Ces personnages tissent dans l'énoncé un réseau d'appels et de rappels à des segments
d'énoncés disjoints et de longueur variable (un syntagme, un mot, un paragraphe…) ».
(Hamon, 1972 : 96) Ce sont donc des personnages qui démontrent leur mémoire, qui
réfléchissent et qui peuvent interpréter certains indices. Il va sans dire que ces catégories ne
sont pas étanches et que les personnages peuvent avoir toutes ces fonctions en même temps
ou voir leur fonction varier à certains moments.

Hamon démontre que le personnage peut être perçu comme une unité d'un système articulé
en deux temps, selon son signifiant et son signifié (Hamon, 1972 : 96-97). Le signifiant est
la façon dont le personnage est représenté dans le texte. Par exemple, les mots
« je/me/moi » sont les signifiants d'un personnage narrateur, alors que « Hope/elle/la jeune
femme » sont les signifiants d'un personnage ordinaire de roman. Ces simples mots
impliquent une grammaticalité du signifiant et du système anaphorique. En effet, les
signifiants peuvent être grammaticalement homogènes, c'est-à-dire que le type de
désignation ne changera pas (on peut penser aux mots « je/me/moi »), ou hétérogènes
(comme dans le cas de « Hope/elle/la jeune femme »). Ils peuvent également être
sémiologiquement homogènes, donc décrits uniquement par des mots, ou hétérogènes,
décrits par des mots et des images (comme dans un album d'histoires pour enfant, par
exemple). De plus, il faut prêter attention à l'ordre d'apparition33 des signifiants, ainsi qu'à
leur récurrence. La gradation du signifiant et le retour constant de certains mots pour
désigner un personnage assurent l'effet de cohésion et rendent le récit lisible. De son côté,
le signifié du personnage littéraire se compose au fil du texte. Hamon définit le personnage
comme un morphème discontinu, c'est-à-dire que, au contraire du morphème linguistique,
tel que le mot cheval qui renvoie à l'animal que l'on connaît, le référent auquel renvoie le
pronom « je » ou le prénom Hope n'est pas connu d'emblée. Le sémioticien qualifie la
première occurrence du nom propre ou de ses substituts de blanc sémantique se chargeant
graduellement de sens. Il ajoute toutefois que « la “signification” d'un personnage […] ne
se constitue pas tant par répétition (récurrence de marques) ou par accumulation (d'un
moins déterminé à un plus déterminé), que par différence vis-à-vis des signes de même
niveau de même système, que par son insertion dans le système global de l'œuvre. »

33
Hamon donne l'exemple de Lancelot dans le Chevalier à la charrette de Chrétien de Troyes. Le signifiant
se précise et acquiert du sens au fur et à mesure de ses désignations : un chevalier, le chevalier, le chevalier à
la charrette, puis Lancelot (Hamon, 1972 : 97).

41
(Hamon, 1972 : 99) Il avance donc que le personnage littéraire se définit dans son rapport
aux autres personnages du texte et que les personnages se distinguent les uns des autres à
travers leurs ressemblances et leurs différences sémantiques. Notons également que, au-
delà des mots de sa représentation, le personnage marque le lecteur à cause de sa
représentation anthropologique. En effet, le personnage est tel qu'il est parce qu'il
correspond à ce que le lecteur se figure comme un humain, s'apparentant ou se distinguant
de ses expériences avec d'autres humains.

Ce constat amène Hamon à proposer une grille d'analyse basée sur différents axes
sémantiques (âge, sexe, classe sociale, etc.) qui varient d'une œuvre à l'autre et qui sont
repérables selon leur récurrence et leur importance dans le texte. Cette grille nous sera
d'ailleurs très utile plus loin pour établir le portrait type de la figure féminine chez Dickner.
Après qu'aient été choisis les axes sémantiques les plus pertinents, une hiérarchie peut être
établie quant au nombre de personnages pouvant se définir par rapport à ces axes. Hamon
prévoit ainsi pouvoir former des classes de personnages-types avec les personnages définis
par le même nombre d'axes sémantiques. Il propose de compléter ces conclusions à l'aide
d'une évaluation de leurs fonctions, de leurs actions dans le récit. Il serait alors possible de
constater quels personnages sont plus agissants et de distinguer les personnages principaux
des personnages secondaires. La stratégie d'analyse développée par Hamon peut
s'approfondir en divisant certains axes sémantiques de manière à créer une gradation
hiérarchique et en s'intéressant aux critères de qualification, c'est-à-dire à la façon dont un
trait de personnage est reconnu. Selon la terminologie de Hamon, il peut s'agir d'une
qualification (directe ou indirecte) unique, d'une qualification (directe ou indirecte)
récurrente, d'un acte fonctionnel unique ou d'un acte fonctionnel réitéré (Hamon,
1972 :102). Il devient ensuite possible de bien comparer les personnages les uns par rapport
aux autres et de procéder à leur analyse.

La théorie sémiotique doit également tenir compte des niveaux de description, des
restrictions sélectives propres à chaque œuvre et du caractère arbitraire du signe. Comme
nous l'avons établi jusqu'à maintenant, le personnage peut se définir par son signifiant et
son signifié, mais il peut aussi se distinguer « par son mode de relation, enfin, avec un
lexique de personnages-types beaucoup plus généraux, les actants. » (Hamon, 1972 : 104)
Le schéma actanciel consiste en un niveau de description plus abstrait et plus superficiel,

42
mais non négligeable dans l'analyse du personnage. Il organise les acteurs (personnages)
par rapport à leurs actions et à leurs fonctions au cœur du récit. Plusieurs personnages
peuvent occuper la même place sur le schéma actanciel ou plusieurs espaces à la fois. Les
restrictions sélectives, elles, limitent les possibilités de combinaison d'un signe avec
d'autres signes. Hamon en décrit de plusieurs ordres : linguistique (par exemple la linéarité
d'apparition des signifiants), logique (restriction liée à la prévisibilité de certains destins de
personnage en fonction des informations de départ du récit) ou idéologique (liée aux codes
culturels, le vraisemblable et la bienséance). Hamon offre comme exemple celui d'un
personnage portant le nom de Macquart, dont la fin tragique est prédite par son rapport aux
autres Macquart dans l'œuvre de Zola. Toutefois, chaque œuvre crée ses propres règles et
celles-ci régissent le sens du texte. Par exemple, il est possible de remarquer dans certaines
œuvres que l'apparition d'un personnage implique l'apparition d'un autre, les deux
personnages étant liés de façon bilatérale (chacun des personnages entraînant l'apparition de
l'autre) ou unilatérale (un des personnages pouvant apparaître sans l'autre). Cibler les règles
des œuvres permet entre autres de déterminer l'autonomie des personnages par rapport à
elles. Quant au caractère arbitraire du signe, Hamon suggère que la relation entre le
signifiant d'un personnage, c'est-à-dire son prénom, son nom propre ou son substitut, et son
signifié serait souvent motivée et pourrait prédire dans une certaine mesure le caractère ou
l'avenir d'un personnage. Par exemple, le choix de prénoms anglophones pour Karyne,
Joyce et Hope, par rapport aux prénoms plus francophones des autres personnages
marginalise les protagonistes féminines. De plus, le prénom Hope, qui signifie espoir en
anglais, contraste ironiquement avec le personnage qu'il désigne, puisque l'adolescente
cherche activement la date de la fin du monde. Hamon pousse un peu plus loin cette idée de
relation entre le signifiant et le signifié et traite finalement de la redondance :
Au simple niveau signifiant, les récurrences du nom propre et le jeu des substituts en sont déjà
un facteur de redondance. Sur le plan du signifié, l'œuvre, culturellement et structurellement
centrée sur les supports de la narration que sont les personnages, et traditionnellement
anthropomorphes en littérature, va employer toute une série de procédés convergents pour
renforcer l'information véhiculée par et pour les personnages, qui sont le support de la
conservation et de la transformation du sens. (Hamon, 1972 : 108)
Le choix motivé du nom propre du personnage fait partie de ces procédés de détermination
du sens, mais Hamon propose aussi les procédés stylistiques tels que l'accord ou le
désaccord du milieu avec les sentiments du personnage, les descriptions physiques qui

43
justifient souvent la cohérence psychologique d'un personnage, les adjuvants du personnage
qui représentent parfois certaines de leurs qualités psychologiques, morales ou physiques,
les références à certaines histoires connues, les mises en abyme et les actions itératives non
fonctionnelles, c'est-à-dire des actions qui illustrent un trait du personnage, mais
n'entraînent aucune transformation de celui-ci. Cette approche sémiologique de l'étude du
personnage nous permettra de considérer les personnages féminins des œuvres de Dickner à
partir de leurs signifiants, de leurs signifiés, de leurs restrictions sélectives et de leurs
redondances. Nous nous inspirerons également des propositions de Michel Erman,
complémentaires de celles d'Hamon.

De l'ouvrage Poétique du personnage de roman de Michel Erman, nous retiendrons


particulièrement les quatrième et cinquième chapitres, qui traitent respectivement des
modalités de l'agir et des types de personnages. Dans son chapitre « Le faire, sémiologie de
l'agir », Erman présente une synthèse de plusieurs méthodes d'appréhension du faire du
personnage. Selon l'auteur, agir dans le roman « c'est modifier des états de fait plus ou
moins subordonnés les uns aux autres, qui, donc, se répondent et se transforment, et cela
relativement à un individu-sujet. » (Erman, 2006 : 86) L'action impliquerait donc une
transformation. Par rapport à cette transformation, le personnage peut adopter plusieurs
positions : celle d'agent, c'est-à-dire qu'il pose l'action (selon des intentions qui peuvent être
conscientes ou non), celle de patient, dans le sens où il subit les effets d'une action posée
par quelqu'un d'autre ou celle de bénéficiaire, qui profite de l'action d'autrui. Erman
propose alors d'observer différents modèles d'analyse afin d'examiner et de comprendre les
enchaînements d'actions présents dans les textes littéraires.

Il explique le modèle sémiotique en commençant par la théorie de Vladimir Propp qui, dans
sa morphologie du conte, considère le personnage comme étant ce qu'il fait. Propp substitue
ainsi à la notion de personnage un classement basé sur ses fonctions au cœur du récit.
Greimas s'inspire de cette manière d'analyser le protagoniste et propose le schéma actanciel,
bien connu dans les études littéraires, permettant de voir le personnage comme un acteur
assumant un rôle d'actant, c'est-à-dire comme une force agissant dans une sphère d'action.
Rappelons que les rôles actanciels définis par Greimas se divisent en trois couples, soit :
- le vouloir (ou la quête) : d'un côté le sujet à l'origine de l'action, de l'autre l'objet de la quête;

44
- le savoir (ou l'origine et le résultat de la quête) : d'un côté le destinateur ou encore donateur
qui suscite l'action, de l'autre le destinataire qui bénéficie du résultat de l'action;
- le pouvoir (ou le conflit au cours de l'action) : d'un côté l'adjuvant qui appuie le sujet, de
l'autre l'opposant. (Erman, 2006 : 89)
Remarquons que les rôles actanciels soulignent une certaine morale de l'action, puisqu'ils
supposent des intentions (par exemple, vouloir nuire ou aider) et participent à la définition
des attitudes et des comportements des personnages.

Dans la dernière partie de son chapitre, Erman explique le modèle sémio-anthropologique


qui s'intéresse au rapport entre l'être du personnage et son agir. Cette section nous apparaît
particulièrement pertinente, puisqu'elle synthétise le point de vue que nous adoptions dans
notre premier chapitre, qui traitait de la manière dont les personnages étaient montrés et
présentés, et le présent chapitre, où il sera question de leurs actions. Erman avance que :
« si la personnalité se juge également au trébuchet du faire – et on retrouve là Aristote qui,
dans la poétique, dégageait l'éthos, c'est-à-dire le caractère et la pensée des personnages de
l'action –, le portrait, les descriptions et les discours ont une large part dans une
configuration qui traite en osmose personnages et événements. » (Erman, 2006 : 94-95) Il
présente alors un modèle d'organisation du faire et de l'être proposé par Roland Barthes.

Fonctions
cardinales ou
noyaux
Fonctions
distributionnelles
Fonctions
catalyses

Indices
Fonctions
intégratives
Informants

Ce schéma34 est bâti autour de deux types de fonctions : les distributionnelles, qui traitent
du faire et qui se divisent en deux sous-catégories, soit fonctions cardinales et fonctions
catalyses, ainsi que les intégratives, qui traitent de l'être et qui se déclinent elles aussi en
deux sous-catégories, soit les indices et les informants. Les fonctions cardinales (ou

34
Michel Erman, op. cit., p. 95.

45
noyaux) sont consécutives et conséquentes, ce sont des actions qui ouvrent une alternative
pour la suite, alors que les fonctions catalyses représentent des « incidents, [des]
descriptions qui séparent deux moments de l'histoire en rapport chronologique avec le
noyau. » (Erman, 2006 : 95) Les indices, eux, suggèrent un trait de caractère ou un
sentiment du personnage, alors que les informants donnent des informations directes,
comme l'âge ou le sexe d'un protagoniste. Selon Erman, ce modèle révèle l'articulation,
nécessaire à la profondeur du personnage, entre l'agir, tel que traité par Propp ou Greimas,
et l'être. Il présente ces deux aspects comme interdépendants et conclut :
Il convient donc d'associer l'être du personnage, rendu par ses descriptions et par son langage, à
des rôles thématiques en prenant en compte le fait que tout cela peut être unifié autour d'une
personnalité, fût-elle obscure […] Le modèle sémio-anthropologique considère donc que
l'identité du personnage vient à la fois de la mise en action (Aristote) et de sa volonté comme
de ses désirs, donc d'une personnalité dotée d'une intériorité. (Erman, 2006 : 99)
Tel est le point de vue que nous souhaitons adopter en regard des personnages de Dickner.
Les théories présentées par Michel Erman pourront soutenir nos observations du discours
des personnages féminins et du discours tenu sur ceux-ci, notamment par les narrateurs qui
se voient fascinés par eux.

Dans le cinquième chapitre de son ouvrage, « Les types de personnage », Erman poursuit
son parcours des théories du personnage. Il explique que l'identité narrative est une notion
développée par Paul Ricœur qui distingue deux types d'identité : l'identité permanente, soit
le caractère et la personnalité propre du personnage (que Ricœur nomme également
mêmeté), et l'identité narrative, c'est-à-dire le comportement du personnage à travers le
temps par rapport à lui-même et aux autres personnages (que Ricœur appelle aussi ipséité)
(Erman, 2006 : 103). Ces notions nous semblent importantes dans notre étude, puisqu'elles
intègrent le temps du récit dans l'étude du personnage, dimension qui n'avait pas été
jusqu'alors soulevée. L'identité narrative ou ipséité se développe grâce à la mise en intrigue
et à la configuration narrative du roman ou du récit. Pour l'étudier, Erman suggère
d'observer la manière dont les actions transforment les personnages, donc de s'interroger sur
l'effet de certaines péripéties ou sur la réaction d'un personnage face à un échec. Cette façon
de faire permet de marquer une évolution du personnage à l'intérieur du temps fictionnel.

À l'aide des approches proposées par Philippe Hamon et Michel Erman, nous croyons être
en mesure de compléter notre analyse de la présentation des personnages en prenant en
considération leur développement plus complexe dans le récit. En considérant les actions

46
des personnages, leurs fonctions, leur effet sur eux-mêmes comme sur autrui, la place qui
leur est laissée dans le récit, ainsi que leur rapport à la temporalité fictionnelle, nous
verrons graduellement s'établir des motifs récurrents qui mèneront à l'élaboration de la
figure féminine type des œuvres de Dickner.

Partie 1 : Statut de personnage renversé

La place occupée par un personnage au cœur de son récit influence la manière dont celui-ci
sera perçu. Elle dicte également quel rôle actanciel il devra jouer. Nous croyons que, dans
le cas des œuvres de Dickner, le statut des personnages féminins serait renversé, c'est-à-dire
que ceux-ci arriveraient à s'approprier le premier plan du récit, alors que la diégèse de
départ mettait en valeur un autre personnage. Pour comprendre quelle place est occupée par
les trois personnages féminins, nous nous questionnerons d'abord sur la caractérisation du
personnage principal d'un roman. Nous tenterons d'évaluer si Karyne, Joyce et Hope font
partie de la catégorie des héros littéraires. Après avoir défini leur statut, nous
approfondirons notre analyse des facteurs qui leur confèrent leur position narrative en nous
intéressant à leur fonction dans le récit. Nous serons alors en mesure de démontrer le
caractère renversé de l'organisation des personnages dans les œuvres de Dickner.

1.1 : Distinction du personnage principal

Dans son article, Hamon soulève rapidement la question du héros. Il se demande ce qui
différencie un héros littéraire d'un « traître » ou d'un personnage secondaire. Il s'agit d'une
question pertinente dans le cas des œuvres de Dickner, puisque plusieurs personnages
semblent se retrouver au premier plan. En effet, rappelons-nous que les trois personnages
féminins qui nous intéressent partagent l'avant-scène avec plusieurs autres personnages.
Dans L'encyclopédie du petit cercle, le premier personnage rencontré est l'auteur fictif des
nouvelles, qui narre sa rencontre avec Karyne. Ensuite, plusieurs nouvelles mettent en
scène d'autres personnages, comme Monsieur Gotop et Orville, qui reviennent eux aussi
dans plusieurs textes. Dans Nikolski, la trame narrative du roman est divisée en trois fils
narratifs et propose de suivre Joyce, bien sûr, mais également ses cousins, Noah et le
narrateur autodiégétique. Tarmac présente aussi, dès le tout début du roman, l'histoire de
Michel, le narrateur, à laquelle s'intègrent les aventures de Hope. Est-ce que tous ces
personnages possèdent le même statut par rapport à l'œuvre? Sont-ils tous aussi importants

47
les uns que les autres? Nous pouvons supposer que ce n'est pas le cas, puisque, comme
nous l'avons déjà vu, les personnages féminins ont une façon bien unique d'être présentés
dans l'œuvre. Certains personnages, comme Aïcha ou Merriam, semblent aussi être des
personnages influents, alors que d'autres, comme Monsieur Gotop, paraissent plus
accessoires. Dans tous les cas, les narrateurs demeurent très centraux et il devient difficile
de déterminer leur statut par rapport aux trois personnages féminins.

Maximilien Laroche propose, dans son article « Le héros ambigu et le personnage


contradictoire »35, un mode d'observation préliminaire des personnages. Il distingue ainsi
les héros littéraires des personnages principaux :
Le héros, c'est le personnage point de vue, celui avec qui l'auteur veut et fait en sorte que nous
nous identifiions. Le personnage principal […] c'est celui qui joue un rôle de vedette dans
l'histoire qui nous est racontée ou dans le spectacle que l'on nous présente. Et comme son rôle
peut être parfois plus important que celui du héros, il s'en distingue en cela qu'il est vu du
dehors, qu'il n'est pas celui avec lequel nous nous identifions […] Le héros donc, c'est celui
avec qui l'auteur nous met d'emblée en sympathie, celui en qui il veut que dans une certaine
mesure nous nous reconnaissions, tandis que le « personnage », c'est celui qu'il propose à notre
méditation et à notre réflexion mais par rapport à qui il nous fait garder une marge de distance.
(Laroche, 1971 : 27)
Cette nuance entre le héros et le personnage principal nous apparaît comme une façon assez
simple de marquer la différence entre le statut des narrateurs des trois œuvres de Dickner et
celui des personnages féminins. Tarmac représente, selon nous, l'œuvre où cette distinction
est la plus évidente. En effet, rappelons-nous que Tarmac s'ouvre sur la narration de Michel
et impose d'entrée de jeu au lecteur le point de vue du narrateur autodiégétique. De plus, le
ton humoristique et amical du narrateur, ainsi que son histoire familiale de banlieusards
favorisent l'identification presque immédiate du lecteur. Selon la définition proposée par
Maximilien Laroche, Michel représente donc un héros littéraire. Hope, elle, incarne
clairement le personnage principal de Tarmac, puisqu'elle attire l'attention dès sa première
occurrence, sans pour autant devenir accessible. Elle demeure quelque peu hors d'atteinte
psychologiquement et plus imprévisible dans ses paroles et dans ses gestes.

Il en va sensiblement de même pour L'encyclopédie du petit cercle, car le narrateur/auteur


du récit-cadre s'offre au lecteur comme un héros dans l'avant-propos, présentant sa version
des faits et partageant ses sentiments par rapport à Karyne qui ressemble, comme Hope, à la

35
Maximilien Laroche, « Le héros ambigu et le personnage contradictoire », dans Voix et images du pays,
vol. IV, no 1 (1971), p. 27-52.

48
définition du personnage principal. Karyne prend une grande partie de l'attention et de
l'espace fictionnel, mais un mystère se maintient autour d'elle, la gardant toujours à une
certaine distance des lecteurs. Par contre, notons que le cas de L'encyclopédie du petit
cercle s'avère plus complexe, puisque, au cours des nouvelles, les narrateurs et les points de
vue changent. Karyne devient d'ailleurs la narratrice autodiégétique des derniers textes.
Ceci lui confère un double statut, celui d'héroïne et de personnage principal, puisque ces
textes permettent de modifier sa posture narrative et le point de vue offert au lecteur sur son
personnage. Malgré que son caractère marginal soit souligné à maintes reprises, notamment
à travers les commentaires des autres personnages, l'identification par le lecteur s'avère
nécessairement plus facile lorsque Karyne tient le rôle de narratrice, puisqu'elle attire sa
sympathie. Ainsi, ce sont les autres personnages qui sont laissés à l'appréciation du lecteur :
« Faut-il que je sois si peu perspicace pour ne pas m'être aperçue que tout le quartier jacasse
dans le dos d'Aïcha, de Hamzah et du mien? On me croit sans doute victime d'un lavage de
cerveau, ou de quelconque projet terroriste. Peut-être madame Landry, qui nous écornifle
depuis sa galerie, soupçonne-t-elle une fabrique de bombes artisanales ». (EPC – 102) Sous
cet angle, sachant ce qui se passe dans la tête de Karyne, ce sont tous les voisins qui
semblent incompréhensibles et bizarres. Le double statut de Karyne rend son personnage
unique dans l'œuvre et enrichit ainsi la structure narrative du recueil de nouvelles.

Le cas de Nikolski diffère légèrement des deux autres, puisqu'il ne s'agit pas seulement d'un
rapport entre un narrateur et un personnage, mais plutôt d'un rapport entre trois personnages
traversant des trames narratives distinctes, dont l'un est narrateur. Il est toutefois possible de
constater que le narrateur autodiégétique s'apparente plus au héros, alors que Noah et Joyce
ressemblent plus à des personnages principaux. En effet, la toute première phrase du roman
est : « Mon nom n'a pas d'importance. » (N – 11) Déjà, le narrateur s'efface d'une certaine
façon, il se désincarne pour offrir son point de vue sans attirer l'attention du lecteur. Joyce
et Noah, eux, sont au cœur de leurs histoires respectives, mais, encore une fois, le
personnage féminin est plus difficile à saisir et plus marginalisé que son cousin,
principalement à cause de la volonté de la jeune femme de demeurer discrète et anonyme.

Nous voyons donc que, selon les définitions proposées par Maximilien Laroche, les
narrateurs des trois œuvres pourraient être désignés comme des héros et les trois
personnages féminins comme des personnages principaux. Il s'avère important de noter que

49
Laroche emploie les termes héros et personnage principal pour distinguer deux types de
personnage central d'une œuvre, sans évaluer la qualité de l'un par rapport à l'autre. Philippe
Hamon, par contre, propose une approche des personnages permettant de les classer selon
leur importance dans l'œuvre à laquelle ils appartiennent.

Dans une perspective sémiologique, Hamon répond à la question de la distinction entre le


héros et le personnage secondaire ainsi :
Il s'agit là en effet d'un problème d'emphase, de focalisation, de modalisation de l'énoncé par
des facteurs particuliers qui mettent l'accent sur tel ou tel personnage à l'aide de divers
procédés. Soit la phrase :
C'est Pierre, oui c'est Pierre lui-même que Paul a vu hier en passant.
Ces procédés peuvent être tactiques (antéposition du C.O.D.), quantitatifs (répétition du nom
propre), graphiques (nom propre souligné), morphologiques (c'est… que/lui-même) ou
prosodiques (accent d'insistance, hauteur, intensité). Il s'agit donc de procédés essentiellement
stylistiques liés au type de vecteurs utilisé. Cette accentuation, en ce qui concerne le
personnage sera, de plus, plus ou moins pré-déterminée par une série de codes culturels [.]
(Hamon, 1972 : 89)
Il est donc possible de déterminer quels sont les personnages les plus importants en
s'attardant à plusieurs types de procédés. Rappelons-nous que Hamon affirme également
que chaque œuvre détient sa propre grammaire, ses propres codes. Les œuvres de Dickner
présentent elles aussi des particularités stylistiques uniques. En observant Nikolski d'un
point de vue sémiologique, c'est-à-dire comme un système de sens, nous remarquons que
les trois personnages possédant leur diégèse sont, en ordre d'apparition, le narrateur
autodiégétique, Noah et Joyce. De tous les trois, Noah se voit attribuer le plus de pages,
suivi de Joyce, puis du narrateur36. Noah représente donc le personnage dont il est le plus
question dans le roman. Il bénéficie également, comme Joyce et le narrateur autodiégétique,
d'une focalisation interne37. Nous qualifions d'interne le point de vue sur Joyce et Noah, car
le narrateur omniscient raconte leur enfance et relate quelquefois leurs pensées, sans
toutefois avoir accès aux pensées des autres personnages non focalisateurs. Selon la

36
La diégèse de Noah occupe 142 pages, alors que celle de Joyce 75 pages et celle du narrateur 65 pages.
37
La focalisation est un concept élaboré par Gérard Genette qui désigne le point de vue sur l'univers fictionnel
offert au lecteur. La focalisation externe veut dire que le texte offre un regard neutre sur les personnages, sans
pouvoir justifier leurs actions par leurs pensées (on compare cette focalisation à l'œil d'une caméra). La
focalisation interne signifie que le lecteur a accès à l'intériorité du personnage focalisateur, il connaît ses
sentiments et ses impressions, mais il ne voit et ne sait pas plus que ce que le personnage voit et sait. La
focalisation zéro, elle, signifie que le lecteur possède un point de vue omniscient, il a accès à l'intérieur et à
l'extérieur des personnages, il peut connaître leur passé et leur futur. Référence : Lucie Guillemette et Cynthia
Lévesque, « La narratologie », dans Louis Hébert [dir.], Signo, [en ligne].
http://www.signosemio.com/genette/narratologie.asp [Texte consulté le 5 juillet 2014].

50
perspective d'Hamon, le personnage le plus important du roman de Nikolski serait Noah,
suivi de Joyce, puis du narrateur (qui ne possède même pas de nom). Ce dernier n'est
toutefois pas un personnage secondaire pour autant; il reste influent et central.

Dans le cas de Tarmac, la distinction entre les personnages à l'aide de cette approche
d'Hamon est un peu moins nette. Dans la première partie du roman, il est plus souvent
question de Michel, dont la focalisation est interne, que de Hope qui se présente par
focalisation externe. Toutefois, vers la moitié du roman, la narration se déplace. Michel
demeure narrateur de sa diégèse, mais l'histoire de Hope se poursuit sans lui. Le point de
vue sur cette dernière change et la focalisation devient zéro. Dans ce cas-ci, il est plus
judicieux de se tourner vers les constantes générales, proposées par Hamon, qui
différencient le héros des autres personnages (Hamon 1972 : 90-94). Ces constantes
38
incluent, entre autres , une qualification différentielle (quelques caractéristiques
s'appliquent au personnage principal, mais pas aux autres, par exemple une généalogie ou
un physique particulier), une distribution différentielle (apparition du personnage à des
moments marquants du récit et apparitions fréquentes) et une autonomie différentielle (le
personnage peut apparaître seul et ne dépend pas des autres personnages). Hope possède
plusieurs qualifications que Michel et les autres personnages de Tarmac ne présentent pas.
Pensons entre autres à sa généalogie problématique, à son esprit vif, scientifique et
marginal, à son accent lorsqu'elle parle, ainsi qu'à son apparence un peu négligée. Par
contre, c'est surtout par rapport à la distribution et à l'autonomie que Hope se distingue de
Michel en tant que héros du roman. En effet, dans la première partie du roman, rien
d'important ne se passe jamais avant que Hope apparaisse. Elle est en quelque sorte le
catalyseur de l'action. Pourtant, au cours de cette partie, elle est dépendante de Michel,
puisqu'il demeure le seul à pouvoir raconter au lecteur ses actions. Ceci crée une sorte de
dépendance réciproque qui maintient les deux personnages à un niveau similaire. Par
contre, lorsque la narration de l'histoire de Hope est reprise par un narrateur
hétérodiégétique, elle n'a plus besoin de Michel pour apparaître et le narrateur

38
Hamon traite également dans son article de la fonctionnalité différentielle (qui se détermine à la fin du
roman, par le rapport du personnage à sa sphère d'action. Hamon apporte un bémol, alors que l'adéquation
actant-sujet est très fréquente, elle n'est aucunement obligatoire) et de la prédésignation conventionnelle (le
genre de l'œuvre rappelle un code, qui détermine lui-même le héros). Ces deux dernières constantes ne
s'appliquaient toutefois pas aux trois œuvres à l'étude dans ce mémoire.

51
autodiégétique cesse de participer aux moments cruciaux du roman. Hope devient ainsi
l'héroïne du roman.

Ce renversement se voit aussi dans L'encyclopédie du petit cercle, puisque, d'une nouvelle à
l'autre, les personnages de Karyne développent plusieurs qualifications différentielles
énumérées rapidement dans l'avant-propos, telles que des études en égyptologie, un
imaginaire illimité et un intérêt pour les voyages. Toutefois, le cas du personnage de
Karyne demeure particulier, car le genre de l'œuvre rend difficile l'évaluation de la
distribution des personnages. En effet, le recueil de nouvelles, par définition, rassemble
plusieurs textes qui peuvent tous traiter les personnages de façon différente. Ainsi, selon la
théorie de Philippe Hamon, le personnage de Karyne possède un signifiant stable, mais un
signifié instable, puisqu'elle représente plusieurs versions d'elle-même. Par contre, nous
remarquons que l'arrivée de Karyne, dès l'avant-propos, lance en quelque sorte le recueil et
lie les nouvelles les unes aux autres. De plus, malgré les nombreux changements de
narration entre les nouvelles du recueil, Karyne demeure la seule parmi tous les
personnages à devenir narrateur. Elle acquiert ainsi une autonomie différentielle et peut se
voir qualifiée d’héroïne.

Nous observons également une dynamique particulière dans le cas de Joyce. La


protagoniste, tout comme Noah, présente des qualifications différentielles (généalogie
particulière, physique marginal) et sa présence à l'intérieur de la diégèse entraîne les
actions. Toutefois, Noah demeure dans sa propre trame narrative, alors que Joyce doit fuir
la sienne. Cependant, elle intègre la trame narrative du narrateur autodiégétique qui
présente peu de qualifications différentielles et qui se montre plutôt passif. Joyce prend
alors le contrôle des actions et provoque notamment la recherche du compas Nikolski dans
la cave du narrateur. Dès qu'elle quitte le narrateur autodiégétique, par contre, l'histoire de
ce dernier retourne à l'état passif. Joyce devient ainsi, pour un bref moment, l'héroïne de
l'histoire du narrateur, malgré qu'elle dépende de lui pour que ses aventures soient racontées
au lecteur. Nous voyons donc que les personnages féminins des trois œuvres raflent le rôle
de héros aux narrateurs et occupent le centre de l'attention (ou, du moins, le partagent dans
certains cas) d'une œuvre qui, au départ, mettait en scène un personnage masculin.

52
1.2 : Se définir à travers l'action dans le récit

Pour poursuivre l'étude des personnages féminins chez Dickner, il importe de se


questionner sur leurs actions au sein des œuvres, puisque ces personnages se définissent
également à travers leur fonctionnalité. En effet, selon Paul Ricœur, dans son ouvrage
Temps et récit39, « imiter ou représenter l'action, c'est d'abord pré-comprendre ce qu'il en est
de l'agir humain : de sa sémantique, de sa symbolique, de sa temporalité. » (Ricœur,
1983 : 100) L'action peut donc s'avérer très révélatrice du rôle du personnage, mais aussi de
son caractère et de ses fondements. Nous avons déjà vu, avec Michel Erman, que l'action
dans une œuvre implique généralement une transformation. Par rapport à cette
transformation, le personnage peut adopter plusieurs positions : celle d'agent, de patient ou
de bénéficiaire. Par contre, Philippe Hamon nous apprend que la définition du personnage
passe également par la redondance de ses signes et que l'action participe à ce procédé de
redondance. Il qualifie d'actions itératives non fonctionnelles les actions qui « ne font en
général que l'illustrer [le personnage], sans mettre en jeu de transformation. » (Hamon,
1972 : 110) À titre d'exemple, lorsque les jeunes femmes étudient, voyagent, ou observent
des cartes marines, elles ne changent pas profondément le sens de leur quête, mais elles
informent le lecteur sur leurs intérêts, elles se définissent en se montrant dans l'action plutôt
qu'en se décrivant. En nous intéressant aux actions agentes de transformation et aux actions
itératives non fonctionnelles nous comptons dresser le portrait actionnel des personnages
féminins et ainsi démontrer qu'ils empruntent les fonctions des narrateurs de manière à
prendre le contrôle de leur histoire.

Erman propose le schéma actanciel pour bien visualiser l'apport actionnel des personnages
d'une œuvre. Pour appliquer ce schéma, il faut d'abord déterminer la quête centrale de
chacune des œuvres40. Tarmac est le roman le plus simple à l'étude, puisqu'il ne contient,
du moins au départ, qu'une seule trame narrative. Au début du livre, la quête se résume à
l'envie de Michel d'apprendre à connaître cette mystérieuse Hope nouvellement débarquée à
Rivière-du-Loup. Michel se présente alors comme sujet, Hope comme objet. Pourtant,
l'attention se déplace vers Hope et, bien que la quête de Michel persiste, la quête centrale

39
Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, Seuil, 1983, 320 p.
40
Bien entendu, il peut y avoir plusieurs quêtes mises de l'avant dans une œuvre, mais nous tenterons de
choisir celle qui semble la plus importante.

53
du roman devient liée à la fin du monde. Hope souhaite savoir et comprendre la date
potentielle de l'apocalypse (l'objet de la quête). Pour ce faire, elle produit des calculs, elle
joue avec le hasard, puis elle voyage à New York, à Seattle et à Tokyo. Hope, personnage
principal et héroïne du roman, devient donc le sujet de la quête, puisqu'elle se trouve à
l'origine des actions qui la mènent vers son objet. Ainsi se dessine l'axe du vouloir de la
sphère d'action engagée par la quête. L'axe du savoir implique un destinateur, un actant qui
suscite l'action, ainsi qu'un destinataire, qui en bénéficie. Contrairement à sa mère, Ann, qui
se voit confier une quête par le sort et qui en devient la victime, Hope s'offre elle-même sa
quête; elle la choisit et constitue donc le destinateur et le destinataire, puisqu'elle poursuit
son aventure pour elle seule. Elle décide que le signe que représente la concordance entre la
date de péremption des paquets de ramen Mofuku et la date déduite par les dés est
suffisante pour enclencher sa quête. Puis, suivant l'axe du pouvoir de la sphère d'action, le
personnage de Michel obtient une nouvelle fonction actancielle, celle d'adjuvant, qu'il
partage d'ailleurs avec le personnage de Merriam, car ils supportent Hope dans ses
recherches. Le prophète Kamajii se classe parmi les adjuvants, en répondant aux questions
de la jeune femme, mais aussi parmi les opposants, puisqu'il complique grandement les
recherches de Hope en disparaissant constamment. Ann Randall joue également un rôle
d'opposant en sombrant dans la folie, obligeant sa fille à s'occuper d'elle. Le dessin de cette
sphère d'action permet de décrire la dynamique du roman et confirme le statut de
personnage principal/héroïne associé à Hope. La quête de Michel, elle, se maintient en
filigrane jusqu'au départ de Hope. Après sa disparition, Michel devient un personnage sans
quête, errant. Ses actions n'entraînent plus vraiment de transformation. Hope ne rafle donc
pas seulement le statut de héros du narrateur, elle rend aussi ce dernier passif dans le récit41.

La première moitié du roman présente surtout des actions itératives non fonctionnelles.
Celles-ci permettent de bien installer la quête et de montrer petit à petit la place qu'elle
acquiert dans la vie de l'adolescente: « Hope avait scotché le fameux emballage de ramen
Captain Mofuku dans son casier (à côté de la photo de David Suzuki) et elle griffonnait les
chiffres 17 07 2001 partout : dans les marges de tous ses cahiers, dans ses livres, sur ses
bras et son bureau, sur ses jeans – et jusque dans l'infâme sauce tomate des raviolis de la

41
Nous verrons toutefois, un peu plus loin que Michel redeviendra actif à la fin du récit, alors que Hope
reviendra dans son cadre narratif.

54
cafétéria. » (T – 75) Ces actions ne transforment pas le monde fictionnel dans lequel Hope
évolue et ne changent pas non plus la trajectoire qu'elle suit, mais elles sous-entendent le
caractère obsessionnel de la jeune femme et démontrent de façon éloquente l'importance
que cette date prend à ses yeux. De plus, au-delà des actions comme telles, la manière dont
elles sont posées devient éclairante : « Pendant ce temps, Hope rayonnait. Une électricité
juvénile animait le moindre de ses gestes, comme si la fillette qu'elle n'avait pu être refaisait
surface après une longue hibernation. Elle souriait du matin au soir, sifflotait, me lançait
des boules de neige – et elle visait juste, la gamine. » (T – 74) Les actions ne provoquent
pas de changements, mais l'attitude de Hope nous renseigne sur l'influence que la quête a
sur elle. Ainsi, elle est rassurée, elle semble s'épanouir à travers cette recherche de la fin du
monde. Dans la seconde moitié du roman, la quête change quelque peu; Hope souhaite
rencontrer le prophète Kamajii pour comprendre comment il en est arrivé à supposer la
même date d'apocalypse qu'elle. Les actions deviennent alors plus concrètes, plus
fonctionnelles; elles entraînent des transformations dans le monde fictionnel. Hope quitte
Rivière-du-Loup, elle devient mobile et cela se reflète dans le caractère de ses actions :
« Hope débarqua de l'autobus et, sans la moindre hésitation, traversa le terminus à grandes
enjambées, ses Tony Lama taillant des stries blanches dans la grisaille matinale. » (T – 149)
Encore une fois, l'attitude est révélatrice : le personnage avance sans hésitation, il fonce et
fera tout ce qu'il faudra pour mener sa quête à terme. Le décor fictionnel se transforme alors
à plusieurs reprises, passant de New York à Seattle, puis à Tokyo. Ces transformations
n'impliquent toutefois que très peu le narrateur Michel qui, lui, reste à Rivière-du-Loup et
cesse de narrer l'histoire de l'adolescente. Ainsi, Hope nous semble le personnage le plus
actif du roman et devient, du point de vue de l'action, plus importante que le narrateur.

Dans Nikolski, la sphère d'action de Joyce tourne d'abord autour de son souhait de retrouver
sa mère qui habiterait à Montréal. Représentant à la fois le sujet, le destinateur, le
destinataire et l'adjuvant de sa quête, Joyce se montre particulièrement active et mobile,
passant de Sept-Îles à Montréal en faisant de l'auto-stop. Encore une fois, la façon dont le
personnage se déplace et fonce traduit un caractère aventurier et une confiance en soi. Une
fois à Montréal, le plan de Joyce s'évapore et se transforme en aspiration à une carrière de
pirate informatique. Bien que la quête ait changé, le personnage demeure cependant tout
aussi actif; elle parcourt la ville, plonge dans les ordures et travaille à la poissonnerie. Elle

55
doit parfois faire face à des échecs, notamment lorsqu'elle tente de bâtir son propre
ordinateur : « N'importe qui aurait abandonné depuis longtemps. Pas Joyce. Lorsqu'elle se
sent flancher, elle regarde l'entrefilet sur Leslie Lynn Doucette punaisé au mur, petit
évangile de 43 lignes. Elle se répète qu'elle ne doit pas douter, qu'elle n'a pas le droit de
douter […] Il vaut mieux foncer tête première sans se poser de questions, nuit après nuit,
circuit imprimé après circuit imprimé. » (N – 124-125) Ces séries d'actions qu'elle pose
avec assurance entraînent des transformations du personnage, elles l'isolent de plus en plus
et en font une flibustière. Au cours de sa quête, les policiers et les enquêteurs apparaissent
en tant qu'opposants et le narrateur autodiégétique s'ajoute à la sphère d'action à titre
d'adjuvant, d'abord en position passive (en la laissant voler des livres à la librairie), puis de
façon plus active (en l'invitant chez lui et en lui prêtant des guides de voyage). C'est
d'ailleurs à ce moment que la quête du narrateur autodiégétique débute : son souhait d'en
connaître davantage sur sa mystérieuse cliente l'entraîne à poser ses premières actions
concrètes. Comme dans le cas de Hope et de Michel, à partir du moment où Joyce quitte la
sphère d'action du narrateur autodiégétique, la quête s'arrête. Cependant, nous verrons plus
loin que, dans ce cas-ci, la disparition du personnage féminin relance une nouvelle quête
pour le narrateur. D'autres actions, itératives non fonctionnelles, révèlent aussi le caractère
de Joyce, notamment lorsqu'elle fabrique des pièces d'identité comme dans le chapitre
« Kératine » :
La machine recrache la carte, chaude et lustrée comme de la kératine. Voilà, Joyce se nomme
désormais Susie Legault. Elle examine sa nouvelle peau en frissonnant […] Elle tire d'une
tablette la boîte à chaussures où s'entassent les fausses identités récoltées dans les déchets :
actes de baptême, certificats de l'état civil, cartes étudiantes […] La même photo se répète des
dizaines de fois, toujours prise à la sauvette dans une cabine automatique de la station Berri-
UQAM, portrait bon marché d'une fille sage auditionnant pour un concours de sosies. D'un
geste négligent, elle ajoute sa nouvelle carte à la collection. (N – 230)
Une lassitude ressort de ces quelques actions qui semblent répétitives et routinières. Ces
gestes banals traduisent l'ennui du personnage et son isolement. L'impression laissée par cet
extrait se maintient d'ailleurs dans le reste du chapitre, alors que Joyce observe simplement,
à travers sa fenêtre, les gens de son quartier vivre en famille. La solitude du personnage
devient ainsi d'autant plus claire.

Le rapport entre les personnages féminins chez Dickner et l'action devient de plus en plus
évident, c'est-à-dire que l'on remarque le caractère très actif de Hope et de Joyce et
particulièrement leur position de destinateur. Dans les deux cas, leurs personnages semblent

56
un peu blasés et les deux jeunes femmes se trouvent dans l'obligation de se donner elles-
mêmes une quête pour faire avancer la diégèse. En effet, Hope n'est pas frappée par un
« Mauvais-Quart-d'Heure », mais elle décide volontairement de plonger dans la tradition
familiale. Elle a l'idée de lancer les dés jusqu'à ce qu'une date potentielle puisse en être
déduite. En forçant le sort, elle découvre une date qui devient le cœur de sa quête et qui lui
donne son sens.

De son côté, Joyce perd son contact avec la piraterie lorsque son grand-père décède.
Pourtant, juste avant de quitter son petit village, l'attention de la jeune femme est attirée par
un entrefilet de journal laissé sur une table traitant de Leslie Lynn Doucette : « Plus rien
n'importait dans le monde, que cette épiphanie en quarante lignes au bas de la page 54. »
(N – 74) C'est alors le hasard, encore une fois, qui lui permet de donner un sens à sa quête.
Elle choisit, malgré le manque de ressources et de modèles, de prendre part à l'aventure. La
quête première de Hope et de Joyce semble donc être de se trouver une quête, de manière à
lancer l'action dans le roman et les péripéties qui s'ensuivent. Elles prennent en charge leur
destin, elles sont actives par rapport à la définition de leur quête, ce qui marque de façon
éloquente le renversement des statuts entre elles et leurs pendants masculins et narrateurs,
qui demeurent plutôt passifs.

Dans L'encyclopédie du petit cercle, nous l'avons vu, plusieurs quêtes se développent. Le
désir du voyage et de la découverte de soi anime sensiblement toutes les versions de
Karyne. Transposée dans différentes nouvelles, cette sphère d'action implique plusieurs
acteurs. Dans « Le temps perdu », par exemple, Karyne tient le rôle de sujet. Son objet, le
voyage, est représenté par son bateau, Cybèle. Karyne est le seul destinateur et destinataire
de ce voyage et ne peut compter sur aucun adjuvant. Bien au contraire, François-Luc, son
amoureux, se place dès le début comme opposant à sa quête. Après avoir acheté Cybèle et
l'avoir paré pour le grand départ, Karyne se transforme également en opposante; elle hésite
et redoute désormais son départ. Puis, elle se ressaisit : « Karyne se frotte les mains et, avec
un sourire irrépressible, hisse la grande voile. » (EPC – 56) Cette courte phrase raconte
pourtant beaucoup. L'action de se frotter les mains symbolise une reprise de courage de la
part de Karyne, celle de hisser la voile témoigne de son départ, de la réussite de la mise en
branle de sa quête. Puis, l'attitude du personnage, son sourire irrépressible, informe de la
satisfaction de ce dernier. Tous ensemble, ces éléments démontrent le caractère fonceur et

57
aventureux du personnage de Karyne et traduisent son intention de mener à bien sa quête. À
cet égard, dans Temps et récit, Paul Ricœur ajoute la dimension intentionnelle aux actions :
Les actions impliquent des buts dont l'anticipation ne se confond pas avec quelque résultat
prévu ou prédit, mais engage celui dont l'action dépend. Les actions, en outre, renvoient à des
motifs qui expliquent pourquoi quelqu'un fait ou a fait quelque chose, d'une manière que nous
distinguons clairement de celle dont un événement physique conduit à un autre événement
physique. Les actions ont encore des agents qui font et peuvent faire des choses qui sont tenues
pour leur œuvre, ou, comme on dit en français, pour leur fait : en conséquence, ces agents
peuvent être tenus pour responsables de certaines conséquences de leurs actions. (Ricœur,
1983 : 88)
Ainsi, il souligne l'importance d'évaluer les actions du personnage en fonction de leur
motivation, car celles-ci s'avèrent très révélatrices de la psychologie et du caractère du
personnage.

D'ailleurs, dans la nouvelle « Reconquista », la quête de la jeune Karyne est de visiter


Madagascar. Pour ce faire, elle compte sur son adjuvante, Aïcha, qui prend part à ses
voyages imaginaires, mais elle doit aussi contrer son opposante, son amie Louise, qui se
montre plus terre-à-terre et l'empêche de rêver. Sa dernière action est de sauter par la
fenêtre de sa chambre affublée d'ailes constituées de papier mâché et de baleines de
parapluie, dans l'espoir de planer jusqu'à Madagascar. Elle chute et se blesse; sa quête est
un échec. Pourtant, comme l'affirme Ricœur, bien plus que le résultat de son action, qui lui
vaut un séjour en psychiatrie et un surnom peu enviable, ce sont les intentions derrière
l'action qui importent. La narratrice le dit elle-même : « les baleines du parapluie [lui]
donnent davantage l'air d'une chauve-souris que d'un ange, mais l'esthétique importe peu : il
s'agit d'atteindre Madagascar, ou Marrakech, ou Montréal, là où le vent [la] poussera […]
rien ne compte, que la foi et la promesse de Madagascar, rien ne compte au moment où il
faut tout de même sauter. (EPC – 108) Il en ressort encore une fois le courage et le
caractère aventurier, mais aussi la détermination et le besoin viscéral du voyage. L'analyse
de l'action du point de vue des intentions permet de saisir le moteur actionnel du
personnage – dans ce cas-ci, la nécessité de partir, de s'ouvrir au monde.

En nous arrêtant à l'action des trois personnages féminins, nous pouvons établir plusieurs
rapprochements, notamment en ce qui concerne le rapport entre les protagonistes et les
narrateurs de chaque œuvre. Rappelons-nous que Maximilien Laroche affirmait plus haut
que les personnages qu'il nommait « principaux » peuvent prendre plus d'importance que
les « héros ». L'approche de Philippe Hamon nous a permis de voir que c'est exactement ce

58
qui se produit dans les trois œuvres à l'étude. La dynamique narrative influence
inévitablement l'organisation du texte et participe à renverser le rapport de force unissant
les personnages et les narrateurs, conférant ainsi à Joyce, à Hope et à Karyne les rôles
d'héroïnes (au sens entendu par Hamon) et conservant les narrateurs autodiégétiques dans
des positions plus passives et statiques. Nous croyons que ce phénomène est dû à l'effet que
la figure féminine provoque chez le narrateur et les autres personnages des œuvres. Nous
verrons maintenant de quelle manière la fascination des narrateurs pour les personnages
principaux influence leur statut et comment l'interdépendance des personnages peut définir
davantage la figure féminine type chez Dickner.

Partie 2 : Effet de l'action sur les autres personnages

Selon Paul Ricœur, l'action du personnage a des conséquences sur les autres et les actions
des autres ont des répercussions sur la vie du personnage. Il affirme que « […] agir c'est
toujours agir “avec” d'autres : l'interaction peut prendre la forme de la coopération, de la
compétition ou de la lutte. Les contingences de l'interaction rejoignent alors celles des
circonstances, par leur caractère d'aide ou d'adversité […] Enfin, l'issue de l'action peut être
un changement de fortune vers le bonheur ou l'infortune. » (Ricœur, 1983 : 89) Nous avons
vu plus haut que les personnages de Dickner étaient associés à plusieurs rôles actanciels,
laissant peu de place aux autres personnages. Toutefois, en nous attardant davantage aux
rapports entre les narrateurs des œuvres et les personnages féminins, puis en appliquant les
théories de Philippe Hamon à la dynamique entre ces derniers et les personnages
secondaires, nous pourrons préciser les liens et les relations définissant la figure féminine
type des œuvres de Nicolas Dickner.

2.1 : Actions des narrateurs

Comme les histoires des trois personnages à l'étude sont racontées, à certains moments, par
des narrateurs autodiégétiques, il demeure impératif de s'intéresser au regard et aux
positions de ceux-ci dans les textes, puisque : « Notre vision des êtres et des choses passant
par le tamis de [la] conscience [du narrateur], nous nous identifions à lui et nos réactions
sont sinon commandées du moins orientées par les siennes. » (Laroche, 1971 : 28) Notre
perception du personnage féminin dépend donc grandement du regard du narrateur. Grâce à
la terminologie de Maximilien Laroche, nous avons déjà établi que les narrateurs des trois

59
œuvres (ou du moins de certaines parties) constituent des héros42. Dans son article, Laroche
poursuit ses observations sur les personnages et traite du statut ambigu du héros québécois.
Il affirme que « dans le roman et le théâtre québécois, c'est du désaccord entre le rôle qu'il
doit jouer et les sentiments qu'il éprouve que résulte l'ambiguïté de la psychologie du héros.
À cause de ses sentiments, le héros n'arrive pas à assumer son rôle. Il en reste pantelant,
fluctuant, hésitant, incertain, ambigu pour tout dire. » (Laroche, 1971 : 30) Bien que
l'article date des années 1970, nous observons que la figure féminine de Dickner participe
d'une certaine ambiguïté, puisque les narrateurs ne parviennent pas à suivre les personnages
principaux jusqu'au bout de leur quête et qu'ils n'arrivent pas à assumer leur rôle de
narrateur jusqu'à la fin. Ainsi, nous croyons qu'ils sont tiraillés entre ce qu'ils sont
(casaniers) et ce qu'ils aimeraient être (aventuriers). Nous observerons donc l'effet des
personnages féminins sur le rôle actionnel des narrateurs autodiégétiques pour montrer les
conséquences du renversement du statut du personnage dont il était question plus haut.

Au cours des quêtes de Hope et de Joyce, les narrateurs semblent jouer un rôle de faire-
valoir, puisque, dans les deux cas, leur quête avance en aidant les personnages féminins,
mais s'efface au même moment. En effet, ils se rapprochent et apprennent à connaître ces
femmes en les aidant. Par contre, une fois que la quête des femmes devient suffisamment
avancée et ne nécessite plus leur intervention, elles les quittent. Les narrateurs perdent alors
l'objet de leur quête et, ainsi, perdent leurs motivations à agir. Dans les premiers chapitres
du roman Tarmac, Michel Bauermann ne se nomme jamais et parle au Je. Bien qu'il décrive
ses pensées et ses actions, il ne se concentre ultimement que sur Hope qui « dégageait un
champ magnétique » (T – 14) et qui représente l'objet de sa quête personnelle. Les
premières véritables informations qu'il livre sur sa personne sont des réponses aux
questions posées par Hope. Nous apprenons de cette manière que Michel fait partie de la
famille Bauermann, fabricant de béton depuis des générations et qu'il apprécie les romans
de science-fiction.

Jusqu'alors assez passif, même en ce qui a trait à sa propre quête, le narrateur devient
l'adjuvant de Hope : il l'héberge, l'accompagne dans ses recherches scientifiques et ses
délires, mais, surtout, il l'aide à supporter sa mère. Toutes les actions de Michel ont Hope

42
Ici, héros signifie qu'il s'agit du personnage point de vue, celui auquel le lecteur s'identifie. Il n'est pas
question du héros littéraire au sens qu'entend Hamon, c'est-à-dire le personnage central et actif.

60
pour origine et sont causées par les ennuis ou les obsessions de cette dernière. Le regard
que propose le narrateur de Tarmac est d'autant plus intéressant qu'il permet d'apprécier la
marginalité du personnage féminin. À cet égard, Paul Ricœur avance que le regard des
narrateurs dicte la valeur éthique des actions des personnages :
En fonction des normes immanentes à une culture, les actions peuvent être estimées ou
appréciées, c'est-à-dire jugées selon une échelle de préférence morale. Elles reçoivent ainsi une
valeur relative, qui fait dire que telle action vaut mieux que telle autre. Ces degrés de valeurs,
attribués d'abord aux actions, peuvent être étendus aux agents eux-mêmes, qui sont tenus pour
bons, mauvais, meilleurs ou pires. (Ricœur, 1983 : 93)
Comme les actions de Hope se placent en dehors de la norme culturelle (par exemple
lorsqu'elle calcule le nombre de citrons nécessaires pour reproduire une bombe atomique),
mais sont comprises et approuvées par le narrateur, leur acceptation par le lecteur est
facilitée. Il s'agit là d'un autre rôle non négligeable de ce personnage de narrateur qui met
en valeur la figure féminine. Toutefois, Roland Bourneuf et Réal Ouellet, dans leur ouvrage
L'univers du roman43, soulèvent une remise en question de la fascination du narrateur et de
son effet sur la perception du personnage :
Et pareille fascination, en créant un climat d'empathie, permet, certes, de présenter du
personnage principal une image convaincante, mais ne la déforme-t-elle pas encore davantage
que le regard porté sur soi ?[…] Ce n'est ni dans le soliloque ni dans le regard fasciné que les
personnages nous apprendront le plus sur les autres, mais dans les relations qu'ils noueront
avec eux, dans leurs gestes comme dans leurs paroles. Par sa manière d'être et d'agir face à
l'autre, chaque figure romanesque nous renseigne tout autant sur cet autre que sur lui. Tout
comportement est une réponse donnée à l'image projetée par autrui. Mais c'est surtout le
dialogue qui permettra de donner d'un personnage non seulement une connaissance directe, car
la parole comme le geste est une réponse à l'image projetée vers autrui. (Bourneuf et Ouellet,
1989 : 194)
Si la fascination du narrateur pour Hope brouille les informations transmises au lecteur au
sujet du personnage féminin, les actions posées par Michel nous semblent révéler de
manière plus concrète l'effet de la jeune femme sur ce dernier. Observons par exemple les
chapitres 24 à 26 au cours desquels Hope demande à Michel de l'accompagner au poste de
police, le soir de Noël, pour aller chercher sa mère. Sans hésitation et sans craindre les
représailles, il prend la voiture familiale et va aider Hope. Il reçoit en signe de
remerciement un baiser sur la tempe et avoue : « J'ai effleuré ma tempe des doigts, là où
Hope m'avait embrassé. J'aimais soudain cette partie de mon corps. » (T – 90) Le but de ses
actions, l'attitude qu'il prend en agissant et l'effet de ses réussites et de ses échecs sur lui-
même témoignent des intentions de Michel. Ceci nous porte à croire que le narrateur pose

43
Roland Bourneuf et Réal Ouellet, L'univers du roman, Paris, Presses universitaires de France, 1989, 254 p.

61
ses gestes dans un but qui joint sa fonction d'adjuvant dans la sphère d'action de Hope et
celle de sujet de sa propre quête. En effet, les deux rôles sont intimement liés : en aidant
Hope, il s'approche de l'objet de sa quête, qui est de mieux connaître la jeune femme et de
se rapprocher d'elle.

Par contre, dès que son amie quitte Rivière-du-Loup, Michel perd sa volonté d'agir : « Ce
départ ne m'inspirait que des craintes. Je voulais dissuader Hope, l'inciter à revenir – mais
je n'en trouvais pas le courage. Il fallait du nerf pour tenir tête à Hope. À peine me suis-je
permis de lui rappeler qu'elle devait passer un important examen de calcul différentiel jeudi
après-midi. » (T – 157) Il réalise d'ailleurs un peu plus loin dans le texte sa passivité : « Je
mesurais soudain, brutalement, l'ampleur de mon erreur. J'avais laissé Hope filer à l'autre
bout du monde sans réagir, comme un idiot, alors qu'il aurait fallu la poursuivre, la
convaincre de rebrousser chemin – ou alors disparaître avec elle. Mais je n'avais rien fait et
il était maintenant trop tard : je savais qu'elle ne reviendrait pas. » (T – 243) L'absence
d'action causée par le départ impromptu de Hope coute donc sa quête au narrateur. Michel
est tellement fasciné par la figure féminine qu'il met sa propre histoire au deuxième rang. Il
se contente du rôle d'observateur et de narrateur portant l'histoire de Hope. Il reprend
toutefois la fonction de sujet de sa quête à la fin du roman. En s'envolant pour Tokyo, il
pose un geste concret pour poursuivre sa quête là où il l'avait laissée plusieurs années plus
tôt. Par contre, ce retour actif est produit par un signe de la présence de Hope, soit l'envoi
d'une enveloppe de serviette hygiénique. La dépendance actionnelle du narrateur pour la
figure féminine chez Dickner nous semble donc considérable, d'autant plus que le roman
s'achève alors que débute la nouvelle quête de Michel, ne donnant ainsi aucune importance
à l'issue de son périple.

De la même manière que Michel dans Tarmac, le narrateur autodiégétique de Nikolski


démontre immédiatement un ralentissement actionnel après le départ de Joyce. Au cours du
roman, le narrateur de Nikolski affirme et assume tout à fait sa secondarité. Dans le chapitre
« L'enfer », il décrit ainsi sa propre participation à l'histoire du roman : « Je réapparais
brièvement dans cette histoire le samedi 3 septembre 1994 en avant-midi. La précision est
utile et mon intervention passera inaperçue, éclipsée par l'orage d'équinoxe qui s'abat sur
Montréal avec trois semaines d'avance. » (N – 161) Il pointe donc lui-même le fait qu'il
n'intervient que très peu dans le roman et que ses actions n'ont pas de très grandes

62
répercussions. Dans ce même chapitre, il poursuit en avouant qu'il apprécie le fait de
travailler au milieu de livres, car « le faible champ magnétique de [son] destin subit la
distorsion de ces milliers de destins plus puissants et plus intéressants. » (N – 162) Au-delà
d'une seconde affirmation du caractère ténu de la vie du narrateur, nous voyons dans cet
extrait une métaphore de l'effet de Joyce sur lui, puisque, comme avec les romans qu'il
affectionne, le narrateur se voit captivé par la force de ce personnage et par son rôle de
catalyseur d'action. Ainsi, le destin de Joyce l'attire et le narrateur moule son destin au sien.
Il poursuit donc la minime quête qu'est celle de faire connaissance avec cette mystérieuse
cliente de la libraire. Lui, qui se décrit comme « un bouquiniste sans histoire, sans
trajectoire propre » (N – 162), tente d'approcher Joyce, mais il ne réussit pas à le faire tant
qu'elle n'a pas besoin de lui. C'est d'ailleurs elle qui lui propose d'aller le rencontrer chez lui
le soir pour récupérer des guides de voyage. Il s'agit de la première véritable péripétie dans
son histoire. Le narrateur n'a qu'à acquiescer et ouvrir la porte à la jeune femme pour qu'elle
entre dans son appartement – ainsi que dans sa diégèse et qu'elle en prenne le contrôle.
Avec elle, il descend dans sa cave pleine d'eau, affronte sa fournaise à la recherche de son
compas Nikolski, regarde des cartes, raconte des histoires de pirates et boit du rhum. Au
contact du personnage de Joyce, le narrateur autodiégétique devient actif. Toutefois, il
semble dépendant de la figure féminine, puisque, le lendemain matin, lorsqu'il remarque le
départ de la jeune femme, il retourne tout bonnement à sa routine de libraire. Il avoue au
lecteur qu'il lui a fallu quelques jours pour se persuader que la voleuse de livres (Joyce) ne
repasserait plus dans la librairie. Pendant ce temps, il reprend son état passif comme le
démontre l'extrait suivant :
Moi, j'attendais qu'elle se pointe à la libraire, accoutrée d'une paire de lunettes fumées et d'une
perruque bleue. Plusieurs jours ont passé. Plongé dans la froidure de décembre, je suis vite
revenu au seul scénario vraisemblable : Joyce était, de toute évidence, planquée sous un
cocotier, les pieds dans le sable chaud, un verre de rhum anejo à la main. J'ai donc décidé de
me prendre en main. Il est grand temps de quitter l'attraction gravitationnelle des livres. Je
partirai sans guide de voyage, sans encyclopédie, sans prospectus, sans phrasebook, sans
horaire ni carte routière. Parfois je regarde les étagères en soupirant. La librairie me manquera
sans doute un peu – mais il importe davantage de trouver mon propre destin, ma petite
providence à moi. (N – 303)
Cet extrait souligne deux effets de Joyce sur le narrateur : d'abord le retour au passif, c'est-
à-dire qu'il attend qu'elle revienne le voir, qu'elle réapparaisse, puis un regain d'activité –
une fois qu'il réalise que son attente est vaine, il décide de poser des gestes, de partir et de
donner un sens à sa vie, à son destin. À cet égard, nous remarquons que, le lendemain du

63
départ de Joyce, le narrateur est réveillé presque exactement comme au début du roman.
D'abord :
J'entrouvre l'œil gauche en maugréant. D'où provient cet invraisemblable bruit? […] Je
m'extirpe du sac de couchage et titube jusqu'à la fenêtre. Accroché aux rideaux, je regarde la
benne à ordures s'arrêter devant notre bungalow dans un couinement d'air comprimé. Depuis
quand les moteurs diesel imitent-ils le ressac? Douteuse poésie de banlieue. (N – 12)
Puis :
Un bruit de diesel me réveille vers sept heures du matin. J'ouvre un œil. Je suis encore couché
sur le plancher du salon, la tête entre la théière et la bouteille de rhum jamaïcain bon marché.
J'ai un mal de crâne à la Bukowski et une désagréable impression de déjà vu. Je titube jusqu'à
la fenêtre et me cramponne au rideau de bambou. (N – 281)
Les deux réveils du narrateur, à dix ans d'intervalle, se déroulent de la même manière : le
narrateur est couché sur le plancher, il entend le bruit d'un moteur diesel, il « titube jusqu'à
la fenêtre » et s'« accroche » ou se « cramponne » aux rideaux. Même le narrateur affirme
ce sentiment de déjà vu, causé par la répétition des actions et même des mots pour les
décrire. Nous voyons dans cet effet de miroir une façon de sous-entendre que l'histoire du
narrateur ferme la boucle et entame un nouveau départ. Par contre, cette fois-ci, il reprend
son destin en main, il quitte son emploi pour voyager et poursuivre ses ambitions. Ainsi, en
entrant et en quittant la diégèse du narrateur, Joyce réactive son histoire et lui permet de
prendre la fonction de sujet d'une quête dont le lecteur ne connaîtra pas l'objet, le récit et
l'issue, puisque, comme dans Tarmac, le roman se termine alors que le narrateur prépare
son départ.

Le cas de L'encyclopédie du petit cercle propose une autre disposition narrative qui met en
scène un aller-retour entre la narration autodiégétique et hétérodiégétique selon quelle est la
Karyne impliquée dans chaque nouvelle. Dans son article « L'identité narrative »44, Paul
Ricœur distingue les visées des différents types de narration. Selon lui, la narration
autodiégétique possède une fonction réflexive, c'est-à-dire qu'elle révèle les pensées et les
intentions du narrateur, alors que la narration homo- ou hétérodiégétique propose un point
de vue référentiel, donc plus descriptif des actions. Il remarque que le mélange des
discours45 est présent dans le roman moderne et affirme que le récit correspond à la forme

44
Paul Ricœur, « L’identité narrative », dans Revue des sciences humaines, n° 221 (1991), p. 35-47.
45
« Le roman moderne offre, pour le même problème, des solutions plus compliquées, mélangeant le récit à la
troisième personne avec des interventions à la première personne qui ont perdu leurs guillemets. Ces
techniques narratives font comprendre à merveille la fusion entre la troisième personne, qui correspond à la
visée référentielle du discours, et la première personne qui constitue la visée réflexive. Le récit est le plus
adéquat des creusets pour cette fusion. » (Ricœur, 1991 : 44)

64
textuelle la plus propice à la fusion des types de narration. C'est effectivement dans les
nouvelles de L'encyclopédie du petit cercle que le jeu de narration nous semble le plus
présent et le plus parlant. Nous avons vu que, à l'instar de Hope et de Joyce, les versions de
Karyne représentent des personnages particulièrement actifs dans les nouvelles où elles
sont mises en scène, qu'elles y soient narratrices autodiégétiques ou non. Dans l'« Avant-
propos », par contre, nous retrouvons un autre narrateur autodiégétique, le narrateur/auteur,
qui agit à titre de sujet de la quête qui se résume à écrire un livre. Pourtant, ce personnage
ne semble pas très actif comme le révèle l'extrait suivant : « J'ignore à quoi les autres
s'amusaient mais, pour ma part, je perdais mon temps à écrire un roman d'une médiocrité
confondante […] Le fleuve à mes pieds, la perspective du prochain chèque de loyer encore
lointaine, je me permis de ne rien faire, que lire, pour quelque temps. » (EPC – 9) Le
narrateur ne pose pas d'actions entraînant une transformation, mais son écriture et sa lecture
peuvent être définies comme des actions itératives non fonctionnelles, informant le lecteur
sur son attitude quelque peu blasée et son manque de motivation par rapport à sa quête.

Néanmoins, Karyne arrive soudainement dans l'histoire et les minimes actions du narrateur
visant à acquérir assez d'inspiration pour écrire s'arrêtent complètement : « Moi qui n'ai
jamais été très porté sur le syndrome de la cabine (cocooning, en langage karynien), je me
suis retrouvé en tête à tête intime avec cette ange impromptue pendant trois jours, ne sortant
du lit que pour aller acheter du lait et de la bière. » (EPC – 10) Le narrateur oublie sa quête
pour raconter celle de Karyne. Par contre, elle ne devient pas, comme Joyce et Hope, le
sujet de la quête du narrateur; son arrivée marque plutôt une pause dans la diégèse. Il ne se
trouve alors que très peu d'actions proprement dites, les deux personnages discutant dans le
lit, lisant et mangeant des toasts. La seule véritable action de Karyne dans ce texte est son
départ. Pourtant, cette action relance complètement la quête du narrateur : « À mon réveil,
pas tant frustré par son larcin que par sa disparition, j'ai lancé mon roman dans la boîte à
récupération et me suis attaqué à un témoignage ambigu dont le premier jet fut complété en
trois semaines et quelques poussières. » (EPC – 11) Selon l'avant-propos, le résultat de
cette action serait le recueil de nouvelles que lit le lecteur. L'action de cette Karyne aurait
donc provoqué la création des nombreuses versions de son personnage dont le lecteur
prendra connaissance plus loin dans les textes. Dans le cas de L'encyclopédie du petit
cercle, la dynamique narrative semble être le contraire de celle de Tarmac et de Nikolski.

65
En effet, l'arrivée du personnage féminin dans le récit de l'« Avant-propos » ne lance pas la
quête du personnage narrateur, elle la freine. Puis, le départ de Karyne offre également un
effet inverse de celui de Hope, mais semblable à celui de Joyce : il rend le narrateur actif à
nouveau. Ici, l'influence du personnage féminin sur le narrateur demeure grande; par contre,
le développement du personnage féminin dépend considérablement de ce narrateur, puisque
c'est lui qui serait à l'origine des nouvelles mettant en scène les différentes Karyne. Nous
retrouvons donc dans l'« Avant-propos » de L'encyclopédie du petit cercle une véritable
dépendance actionnelle réciproque du narrateur et du personnage féminin principal. Ce
rapport d'égalité fait en sorte que les quêtes des protagonistes ne prennent pas le dessus les
unes sur les autres. Lorsque Karyne entre dans l'« Avant-propos », sa quête est terminée,
elle revient de son voyage; elle n'impose pas sa quête et ne transforme pas le narrateur en
adjuvant. C'est plutôt elle qui adopte ce rôle en lui insufflant l'inspiration nécessaire. Les
personnages peuvent donc chacun à leur tour agir en tant que sujet et en tant qu'adjuvant.

Ainsi, les rapports entre les narrateurs autodiégétiques et les héroïnes nous renseignent sur
la dynamique de chaque œuvre. Qu'ils paralysent complètement la quête du narrateur, qu'ils
lui en offrent une ou qu'ils l'aident à la réaliser, les personnages féminins chez Dickner
représentent des catalyseurs d'action et des moteurs narratifs qui donnent leur sens aux
œuvres. Ce constat transparait également dans leurs relations avec les autres personnages.

2.2 : Actions des personnages secondaires

Ce qui différencie un personnage, selon Hamon, est son mode de relation avec les autres
qui se manifeste par un jeu de ressemblances ou de différences sémantiques (Hamon,
1972 : 99). Dans chaque œuvre à l'étude, nous retrouvons des personnages qui semblent
plus secondaires (ou presque figurants) et qui, pourtant, remplissent des fonctions très
importantes. Nous pensons entre autres à Annie, la sœur de Karyne, et à Aïcha, dans
L'encyclopédie du petit cercle; à Leslie Lynn Doucette dans Nikolski (qui n'est que nommée
et n'agit pas directement dans l'histoire rapportée); ainsi qu'à Ann Randall, la mère de Hope,
à Kamajii et à Merriam dans Tarmac. Comme nous l'avons vu plus haut, Hamon propose de
comparer les personnages à partir d'axes sémantiques pertinents pour déterminer des
catégories de personnages. Le choix de ces axes est toutefois un peu aléatoire et la quantité
de personnages dans les œuvres peut rendre le travail fastidieux. Nous croyons qu'en nous

66
limitant aux couples composés des héroïnes et des narrateurs, ainsi qu'aux personnages
secondaires tout juste nommés, nous devrions être en mesure de sélectionner quelques axes
plus révélateurs.

Certains axes de base s'imposent, tels que le sexe, l'âge, la langue et les caractéristiques
physiques. Nous y ajoutons les axes d'origine et d'éducation liés au fait de connaître ou non
le passé du personnage. Nous pourrons compléter avec une schématisation de leurs
fonctions. Il sera ensuite possible d'analyser les tableaux pour déterminer les personnages-
types et bien différencier les personnages principaux, plus agissants, des personnages
secondaires.

Personnages définis selon les axes sémantiques


Personnage Sexe Âge Origine Langue Physique Éducation
Karyne + + + + + +
Narrateur/auteur + + * + * *
Annie + + + + * *
Aïcha + + + + + *
Joyce + + + + + +
Narrateur auto + + + + * *
Leslie Lynn + + * * * *
Hope + + + + + +
Michel + + + + + +
Ann + + + + + *
Merriam + + + + + +
Kamajii + + + + + *

Légende :
* : inconnue
+ : connue

Comme nous pouvons l'observer dans le tableau, tous les personnages se définissent par
rapport à l'axe sexuel, qui sépare les narrateurs et Kamajii des héroïnes et des autres
personnages secondaires. En ce qui a trait à l'âge, ceux de Karyne, de Joyce et du narrateur
autodiégétique de Nikolski varient, alors que les autres personnages peuvent clairement être
divisés entre adultes et adolescents. L'axe de l'origine est un axe selon lequel certains
personnages ne peuvent être identifiés. En effet, le narrateur/auteur de L'encyclopédie du
petit cercle et Leslie Lynn Doucette ne possèdent pas de passé connu. Ceci en fait des
personnages moins complets, comme ils démontrent moins de dimensions. Du point de vue
de la langue, les personnages parlent tous français, mais plusieurs se voient affublés
d'accents. C'est le cas de Aïcha, de Joyce, de Hope, d'Ann, de Merriam et de Kamajii.

67
Nikolski ne donne toutefois aucune information quant à la langue parlée par Leslie Lynn
Doucette. Des caractéristiques physiques sont connues pour la plupart des personnages,
mais pas pour le narrateur/auteur de L'encyclopédie du petit cercle, Annie, le narrateur
autodiégétique de Nikolski, Leslie-Lynn et Michel. Ainsi, les trois narrateurs
autodiégétiques ne possèdent pas de caractéristiques physiques, ce qui semble normal
considérant leur position narrative qui offre une visée plus réflexive et donc moins
référentielle. Du point de vue de l'éducation, seulement cinq personnages se définissent,
soit les trois protagonistes féminines, ainsi que Michel et Merriam. À la lumière de ces axes
sémantiques, Leslie Lynn Doucette représente le personnage le moins bien défini, puisqu'il
est décrit par le plus petit nombre d'axes. Ceci n'est pas très surprenant, car elle n'est jamais
mise en scène ; elle n'apparaît qu'à travers des articles de journaux. Notons toutefois que,
bien que certaines informations soient connues au sujet des personnages, il existe des
niveaux différents de précision de ces informations. De plus, l'incomplétude et la présence
moins importante d'un personnage ne signifient pas que celui-ci agit moins. En nous
attardant aux fonctions de tous ces personnages, leur hiérarchie devient plus claire.

Fonctions des personnages


Personnages/fonctions Sujet objet destinateur destinataire adjuvant opposant

Karyne + * + + + +
Narrateur/auteur + * + + * *
Annie * * * * * *
Aïcha * * * * + *
Joyce + + + + + +
Narrateur auto + * + + + *
Leslie Lynn * * * * + *
Hope + + + + + +
Michel * * + + + *
Ann + * * * * +
Merriam * * * * + *
Kamajii * * * * + +

Légende :
+ : joue ce rôle
* : ne joue pas ce rôle

Dans le tableau des fonctions des personnages, nous voyons que Joyce et Hope possèdent
toutes les fonctions; elles sont d'abord sujets, destinateurs et destinataires dans leur sphère
d'action. Puis, Joyce représente l'objet, l'adjuvant et l'opposant dans la sphère d'action du
narrateur autodiégétique, car elle se fait d'abord discrète pour ensuite s'ouvrir un peu à lui.

68
Hope agit en tant qu'objet et adjuvant de la quête de Michel, mais en tant qu'opposant de sa
mère, Ann, puisqu'elle tente de la retenir d'aller au bout de son obsession. Karyne ne joue
pas le rôle d'opposant, mais correspond tout de même à la catégorie des personnages les
plus agissants (cinq à six fonctions). Les narrateurs autodiégétiques des trois œuvres sont
moyennement agissants, occupant de trois à quatre fonctions. Aïcha, Leslie Lynn, Ann,
Merriam et Kamajii représentent des personnages peu agissants, puisqu'ils sont associés à
une ou deux fonctions. Nous remarquons qu'Ann est le seul personnage peu agissant à
posséder sa propre quête; tous les autres font office d'adjuvants ou d'opposants. Elle se
trouve également à être la seule mère des trois héroïnes dont l'apport est significatif.

Ceci souligne un trait majeur de la figure féminine chez Dickner : sa généalogie


particulière. Dans la nouvelle « Le temps perdu », on raconte que toute la famille de
Karyne, sauf sa sœur Annie, est décédée des suites d'un accident ou d'une maladie
cérébrale. Joyce n'a jamais connu sa mère et elle appartient à une famille mystérieuse de
flibustiers. Hope doit s'occuper de sa mère et de leur tradition familiale liée à la fin du
monde et, ultimement, à la folie. Leurs généalogies problématiques semblent aussi
s'incarner à travers d'autres personnages : celui d'Annie pour Karyne, de Leslie Lynn pour
Joyce et de Kamajii pour Hope. Ces personnages secondaires agissent comme des
motivateurs d'action, ils rappellent aux héroïnes leurs origines et les définissent d'une
certaine manière. En effet, c'est la perte de sa famille qui pousse la Karyne de la nouvelle
« Temps perdu » à vouloir se redécouvrir et à vouloir entraîner sa sœur Annie avec elle.
Joyce et Hope, elles, se sentent rejetées par leurs familles. Elles déterminent donc leur
quête en fonction de leurs traditions. Elles tentent de s'y réintégrer en s'inspirant de Leslie
Lynn Doucette et de Kamajii, en les prenant pour modèles. Ainsi, ces trois personnages
représentent le manque généalogique des personnages féminins chez Dickner.

Nous voyons que les fonctions de certains personnages secondaires ne se limitent pas à
leurs rôles actanciels. À cet égard, Per Krogh Hansen, dans son article « Formalizing the
Study of Character : Traits, Profiles, Possibilities46 », propose sa propre grille d'analyse du

46
Per Krogh Hansen, « Formalizing the Study of Character : Traits, Profiles, Possibilities », dans Göran
Rosshol et Christer Johansson [dir.], Disputable Core Concepts of Narrative Theory, Genève, Peter Lang,
2012, p. 99 à 118.

69
personnage. Ce qui nous semble intéressant par rapport aux personnages de Dickner est
l'importance qu'il donne à ce qu'il appelle « interpersonal characterization » :
As we have seen in the analysis above, it is not only the narrator or the character him- or
herself who characterizes, but also other characters[…] As it will be known, literature is filled
with characters making other characters come into being – sometimes they have a separate part
in the narrative (and here we might talk about characters having charactant function); at other
times they are only introduces in the novel to expose or to help develop another character (and
here we can talk about a charactant proper). And in describing the charactants, it is obvious to
qualify their function by describing whether it functions passively or actively (is s/he doing
anything active to make the character step forward or does s/he merely function as a mirror for
the character in question?); whether s/he has a dynamic or predicative function (does the
charactant develop the character, or does s/he just bring forward existing but, to the reader,
unknown traits?), etc. (Hansen, 2012 : 110)
Il propose donc de voir certains personnages comme des faire-valoir, comme des
révélateurs d'aspects inconnus des personnages principaux. Nous pourrions traduire en
français le terme « charactant », utilisé par Hansen, par « caractérisateur ». Dans les œuvres
de Dickner, nous remarquons, en effet, que chaque personnage féminin est mis en valeur
non seulement par le narrateur, mais aussi par un caractérisateur. Dans Tarmac, il s'incarne
en Merriam qui apparaît à partir de la moitié du roman, lorsque Hope quitte Rivière-du-
Loup et que la narration devient hétérodiégétique. Comme Michel n'est plus présent pour
interagir avec Hope et la pousser à se révéler, le personnage de Merriam prend la relève. En
partageant sa demeure, en dialoguant et en instruisant Hope sur les quartiers de Tokyo et
l'histoire du Japon, Merriam aide l'adolescente. Par contre, elle n'entraîne pas l'héroïne à
s'exposer au nouveau narrateur et au lecteur de façon aussi efficace que Michel, comme le
démontre l'extrait suivant : « Hope aimait bien Merriam, et réciproquement, même si au
fond elles ne savaient presque rien l'une sur l'autre. Merriam ne posait aucune question, en
tous cas aucune question trop indiscrète (par exemple : pourquoi Hope n'appelait-elle
jamais au Canada?), et lorsqu'on l'interrogeait sur sa propre vie, elle abandonnait la plupart
de ses phrases à mi-chemin, incomplètes. » (T – 204) Le personnage de Merriam joue son
rôle de caractérisateur de manière assez passive, c'est-à-dire qu'il ne pose pas de gestes
concrets pour révéler Hope, mais agit plutôt comme le miroir de certains aspects de la jeune
femme, notamment sa discrétion, comme l'extrait précédent le montre. Elles partagent
également un trait de caractère important : leur grande érudition. En effet, dans la seconde
moitié du roman, le personnage de Merriam bombarde Hope d'information sur Tokyo et le
Japon. Merriam devient une sorte de reflet de Hope. Ainsi, selon les termes d'Hansen,

70
Merriam représente un caractérisateur propre47 qui joue son rôle de façon passive, puisque
son personnage ne possède pas vraiment de diégèse personnelle; elle est introduite pour
faire valoir Hope. Sa manière de fonctionner est prédicative, car elle ne développe pas de
nouveaux traits du personnage de Hope, mais prolonge plutôt l'exposition de
caractéristiques déjà affirmées.

Le concept de caractérisateur se rapproche d'une certaine manière des notions d'ipséité et de


mêmeté présentées par Paul Ricœur. Comme nous l'avons déjà expliqué, ces termes font
référence à la distinction que Ricœur propose entre l'identité permanente d'un personnage
(son caractère propre) et son identité narrative, qui se développe à travers le temps, en
réaction à certains personnages et à certaines péripéties. En ce sens, l'apparition de
caractérisateurs et la disparition de certains au cours d'une œuvre marquent le passage du
temps et permettent de souligner l'évolution d'un personnage. Ainsi, Merriam n'agit pas
uniquement comme reflet de certaines caractéristiques de Hope, elle accentue aussi l'état de
désorientation dans lequel l'adolescente se trouve à Tokyo. En effet, nous observons qu'au
début du roman, Hope s'ouvre à Michel, elle lui raconte son histoire et elle fait étalage de
ses connaissances. Au contact de ce personnage, elle discute beaucoup. Lorsqu'elle perd
Michel et entre en contact avec Merriam, le personnage de Hope change également de
décor et elle perd ses repères. Dès lors, le lecteur peut remarquer une transformation du
personnage. Elle prend moins la parole et ne se soucie plus des crises de folies de sa mère.
Elle ne souhaite plus appeler au Canada pour parler à Michel. Son personnage est submergé
par sa quête. Puis, à la toute fin du roman, Michel reçoit un emballage de serviette
hygiénique, laissant sous-entendre un clin d'œil humoristique de la part de Hope, qui
revient d'une certaine façon à son caractère d'origine le jour où la fin du monde devait se
produire. Nous remarquons que son ipséité, son identité narrative, se découpe en deux, tout
comme le roman. Elle n'est pas tout à fait le même personnage lorsqu'elle est près de
Michel et lorsqu'elle est près de Merriam.

47
Hansen distingue le caractérisateur propre du personnage ayant une fonction de caractérisateur. Un
caractérisateur propre est un personnage qui est introduit dans le texte uniquement pour accentuer ou révéler
certains aspects d'un autre personnage. L'utilité de ce type de caractérisateur est donc liée à un autre
personnage. Le personnage ayant une fonction de caractérisateur est plus indépendant dans l'œuvre. Il possède
sa propre histoire, mais peut aider à exposer certains traits d'un autre personnage.

71
Le cas de Kamajii, par contre, nous semble différent. Contrairement à Merriam, il n'existe
pas dans l'histoire que pour appuyer Hope, il possède sa propre histoire. Hope et lui se
rencontrent le temps de quelques chapitres au cours desquels Kamajii raconte comment le
17 juillet 2001 lui est apparu comme date de fin du monde. Toutefois, il prend part à la
diégèse depuis un très long moment, depuis que Hope a lu son nom dans un magazine. Leur
rencontre marque donc un point décisif dans la quête de l'adolescente. Comme dans le cas
de Merriam, nous croyons que Kamajii est le miroir de Hope, il révèle en quelque sorte une
autre version d'elle, puisqu'il a vécu le « Mauvais-Quart-d'Heure » qu'elle n'a jamais subi
comme le raconte ce dialogue :
- Puis, une nuit, j'ai vécu… autre chose. Il ne s'agissait pas d'un banal cauchemar.
C'était une vision.
- Une vision?
- Je me suis réveillé au milieu de l'apocalypse. Les flammes. L'asphalte en fusion. Les
cadavres entassés les uns sur les autres. Je vous épargne les détails. D'ailleurs, j'ai déjà
raconté tout ça dans mon livre. (T – 226)
Nous remarquons qu'il a reçu l'équivalent de ce que tous les autres membres de la famille
de Hope ont eu. Il vit le sort qui aurait dû être réservé à Hope selon sa tradition familiale,
mais qui lui a échappé. Il représente donc un personnage à fonction de caractérisateur
(contrairement à Merriam qui est un caractérisateur propre), qui agit lui aussi de façon
passive et prédicative. Nous pouvons également voir dans ces deux personnages le
remplacement de la mère de Hope. En effet, Merriam possède un caractère assez maternel :
elle se soucie de l'adolescente, elle lui prépare à manger, la protège et la guide. Puis,
Kamajii reprend sur lui la tradition familiale des Randall et devient une sorte de modèle
pour la jeune femme. Ces deux caractérisateurs auraient donc également pour fonction de
combler le manque généalogique du personnage de Hope. Ainsi, ils complètent l'héroïne et
lui permettent de se retrouver ailleurs, soit à Tokyo, loin de la fin du monde. Cette
hypothèse nous semble adéquate, d'autant plus que nous remarquons un phénomène
similaire dans les deux autres œuvres.

Dans L'encyclopédie du petit cercle, Aïcha joue elle aussi le rôle de caractérisateur. Bien
que d'autres personnages partagent cette fonction (tels que Orville dans « Le fantôme
d'Howard Carter » ou François-Luc dans « Le temps perdu »), celle-ci nous semble la plus
révélatrice. Elle apparaît dans la toute dernière nouvelle, « Reconquista », narrée par
Karyne. Lorsqu'elle rencontre Aïcha, Karyne peut enfin montrer l'ampleur de son

72
imagination et le bonheur qu'elle trouve dans ses rêveries. La relation entre les deux
personnages se rapproche de la dynamique entre les personnages de roman décrite par
Roland Bourneuf et Réal Ouellet dans leur ouvrage L'univers du roman : « Les personnages
de roman agissent les uns sur les autres et se révèlent les uns par les autres […] le
personnage de roman, en amenant les autres à révéler une part d'eux-mêmes inconnue
jusque-là, dévoilera à chacun un aspect de son être que seul le contact dans une situation
donnée pouvait mettre à jour. » (Bourneuf et Ouellet, 1989 : 150) Ils abondent dans le
même sens que Hansen, c'est-à-dire qu'ils croient en l'importance de l'interdétermination
des personnages. C'est précisément ce qui survient dans le cas de Aïcha et de Karyne. Sans
le contact avec Aïcha lui offrant toute la liberté d'expression qu'elle désire, Karyne, comme
narratrice, n'aurait révélé que ses envies et ses frustrations par rapport aux obstacles. Par
contre, le lecteur obtient l'accès aux jeux et aux aventures du personnage par l'intermédiaire
de ses interactions avec son amie :
Jugeant sans doute mon dépaysement insuffisant, la rue Lafontaine décide entre-temps de se
transformer en forêt équatoriale. Aïcha contemple le feuillage qui tombe de nulle part et
semble trouver ma ville fabuleuse. […] Le soleil perce faiblement la canopée et Aïcha me
montre du doigt une roussette agrippée à un manguier, le museau ruisselant de jus […] je n'ose
pas imaginer la crise que j'essuierais si [Lou] me surprenait à enforester la ville en compagnie
d'Aïcha – à cause d'Aïcha. (EPC – 93)
Dans cet extrait, l'action, le jeu des deux enfants, développe le caractère imaginatif et le
rôle de conteuse du personnage de Karyne. Nous notons surtout la dernière phrase où
Karyne avoue qu'elle pose ces gestes en raison de la présence d'Aïcha. Ici, l'amie tient le
rôle de la famille, que l'on entrevoit dans la nouvelle, mais qui ne partage pas l'univers de
Karyne. Aïcha obtient le statut de sœur, comme Karyne l'appelle d'ailleurs. Elle comble, de
la même manière que Merriam et Kamajii, le vide laissé par la généalogie problématique.
Par contre, sa position de caractérisateur diffère, car elle représente un caractérisateur
propre, ne possédant pas d'histoire en dehors de celle de Karyne, dont la fonction se qualifie
d'active et de dynamique, puisqu'elle agit avec Karyne pour l'entraîner à se révéler et à
développer sa personnalité.

Dans le cas de Joyce la solitaire, le personnage miroir est plutôt absent. Par contre, nous
croyons que Leslie Lynn Doucette, bien qu'elle ne soit que mentionnée et qu'elle ne pose
jamais d'action concrète, joue quand même un rôle de caractérisateur important. En effet,
les quelques lignes qui lui sont consacrées, dans le journal, décrivent bien son personnage.

73
Il s'agit d'une jeune femme de 35 ans, mère de deux enfants, pirate informatique. De plus,
son influence sur Joyce s'avère très révélatrice. La première fois qu'elle lit l'article sur sa
parente, Joyce y puise le courage nécessaire pour s'enfuir à Montréal. Puis, dans son
appartement presque vide, le morceau de journal traitant de Leslie Lynn Doucette devient
tout ce qu'il faut à l'adolescente pour qu'elle se sente à son aise. C'est également vers cette
présence immatérielle que Joyce se tourne lors des moments de solitude plus difficiles :
Ces deux bouts de papier jauni constituent la couverture médiatique intégrale de ce qui aurait
pu devenir l'affaire Doucette mais qui n'a pas dépassé le stade de Chien écrasé no 2 348 de
l'été 1989. Alors que les pirates informatiques émergeaient dans l'imaginaire collectif – et dans
le système judiciaire américain – Leslie Lynn Doucette était paradoxalement reléguée dans les
limbes médiatiques […] Joyce lève son verre à l'adresse de Leslie Lynn. (N – 198-199)
Leslie Lynn est aussi inconnue que Joyce, elle partage cette caractéristique qui est
indispensable à la protagoniste. De plus, comme le note Kellie-Anne Samuel dans son
mémoire de maîtrise 48 , la quête de Joyce change grâce à Leslie Lynn. Plutôt que de
chercher sa mère, elle décide d'imiter Leslie Lynn Doucette :
Sitôt arrivée, son objectif se transforme, et son rapprochement se fait plutôt idéologique,
puisqu'elle se lance dans la piraterie. Ce nouveau mode de vie l'éloigne de la possibilité de
rencontrer sa mère un jour, puisqu'elle devra quitter la ville où sa mère habite peut-être, pour
un endroit beaucoup plus éloigné, dans le secret. Joyce erre autant physiquement que
psychologiquement, car en plus de voyager, elle ne sait pas ce qu'elle veut atteindre. (Samuel,
2008 : 93)
Leslie Lynn Doucette symbolise la seule parente maternelle de Joyce dont elle a un signe
de vie. Joyce choisit donc de se mettre à la recherche de cette dernière plutôt que de sa
mère. Leslie Lynn comble ainsi le vide généalogique au même titre qu'Aïcha, Merriam et
Kamajii. De plus, elle représente un caractérisateur propre et passif, puisqu'elle existe
uniquement en rapport avec l'histoire de Joyce et qu'elle n'a pas besoin de poser d'action
pour souligner le caractère de la protagoniste. Sa simple présence dans le texte et son
absence physique marquent toute la solitude de la jeune femme.

Dans les trois œuvres de Dickner, les personnages secondaires agissent comme les miroirs
des personnages féminins et permettent de faire ressortir leur personnalité et leur
vulnérabilité. Ils jouent également les rôles de parents absents et les poussent à agir. Dans
son article, Hansen suggère que les personnages sont une accumulation de motifs récurrents
qui sont propres à leur univers fictionnel et qui sont dictés par le genre de l'œuvre à laquelle

48
Kellie-Anne Samuel, « Témoins d'une génération : les effets de réel dans trois romans québécois
contemporains », mémoire de maîtrise en lettres et humanités, Rimouski, Université du Québec à Rimouski,
2008, 127 f.

74
ils appartiennent. Ceci implique que la cohabitation de certains personnages au sein d'une
même œuvre nécessite une homogénéité ontologique que l'on retrouve dans le rapport entre
les protagonistes féminines et les personnages secondaires (Hansen, 2012 :103). Nous
remarquons que cette affirmation peut s'appliquer de façon plus large aux œuvres de
Dickner. En effet, au-delà de leurs textes respectifs, les trois personnages à l'étude partagent
des caractéristiques, des « motifs » récurrents, ce qui démontre une parenté ontologique.
Bien qu'elles ne rendent pas les personnages féminins de Dickner interchangeables d'une
œuvre à l'autre, ces similitudes permettent du moins d'affirmer la présence d'une figure type
du personnage féminin commune aux trois œuvres de Dickner.

Conclusion : la figure féminine type

Jusqu'à présent, nous avons analysé de quelles façons les personnages féminins de Dickner
sont développés par leur être et par leur agir. Ceci nous a permis de dresser un portrait
élaboré des trois personnages à l'étude, ainsi que de comprendre les liens fondamentaux
entre eux et les autres personnages des œuvres. Nous avons souligné à plusieurs reprises
des motifs semblables d'une œuvre à l'autre et il incombe maintenant de les rassembler de
manière à démontrer ce que nous croyons être les caractéristiques typiques des figures
féminines chez Dickner.

En ce qui concerne l'être, nous avons vu qu'il s'agit de personnages riches qui se définissent
graduellement grâce à des variations de points de vue offerts sur eux. À l'aide de différentes
stratégies narratives, Dickner réussit à créer des personnages mystérieux, assez difficiles
d'accès et marginaux. Les trois personnages à l'étude sont d'ailleurs marqués par la
fragmentation de l'œuvre à laquelle ils appartiennent. Ils participent également, par leurs
intérêts et par leurs caractéristiques physiques et psychologiques, au travail poétique et
thématique des œuvres. Il s'agit de personnages qui se développent au fur et à mesure que le
texte avance et qui se révèlent souvent par bribes.

Du point de vue de l'agir, nous avons observé que les trois personnages sont
particulièrement actifs. Les jeunes femmes se chargent de leur quête et occupent la diégèse
au point de prendre plus de place que les narrateurs des œuvres et même de paralyser ces
derniers. Elles sont, en effet, plus développées, en ce qui concerne l'action, que les
narrateurs de chaque œuvre. Leur statut se retrouve donc renversé et Joyce, Hope et Karyne

75
constituent les véritables héroïnes des œuvres où elles figurent. Nous avons également noté
une certaine interdépendance dans certains cas, puisque les personnages féminins, bien que
très actifs, ont parfois besoin des personnages narrateurs pour être racontés.

Elles provoquent toutefois plusieurs effets sur le rôle actionnel des narrateurs. Leurs
arrivées et leurs départs dans la diégèse déclenchent ou freinent les quêtes des narrateurs
qui leur sont généralement liées. Elles agissent en ce sens comme des catalyseurs d'action et
des moteurs narratifs qui apportent du sens aux œuvres. Ce sont des personnages
indépendants par rapport aux règles des œuvres, qui n'ont pas systématiquement besoin des
narrateurs autodiégétiques pour prendre part aux événements importants de l'histoire et
pour se faire raconter. Elles reçoivent toutefois l'appui de personnages secondaires, qui
tiennent les rôles d'adjuvant ou d'opposant. Elles sont toutes accompagnées, à un moment
ou à un autre, par un membre de leur famille problématique. Elles entrent également en
contact avec des adjuvants qui agissent comme miroirs d'une partie de leurs personnalités et
pallient le manque généalogique. D'ailleurs, la plupart de ces personnages sont féminins et
ils permettent de révéler un peu plus les protagonistes féminines autant du point de vue de
l'être que de l'agir. Le lien entre les protagonistes féminines et les personnages secondaires
marque aussi l'évolution de Hope, Karyne et Joyce à travers le temps et l'espace.

En outre, les quêtes des personnages féminins demeurent toutes en suspens à la fin de
l'œuvre et restent supposées par les narrateurs. Il en est de même pour les œuvres
auxquelles ils appartiennent, car elles ne possèdent pas de véritable fin et se terminent sur
un nouveau départ, dont le lecteur ne connaitra jamais l'issue. Ainsi, nous voyons que les
personnages féminins des œuvres de Dickner se fondent sur une base commune, en ce qui a
trait autant à l'être qu'à l'agir. Ils proposent des motifs récurrents et présentent une parenté
ontologique entre eux. Le caractère indépendant et fort qu'elles possèdent toutes rappelle
une figure de guerrière ou plutôt d'amazone, qui supplante les narrateurs masculins. Le
personnage féminin chez Dickner illustre donc une femme libérée qui poursuit sa quête
envers et contre tous, sans attendre qu'un autre personnage la suive ou l'aide.

Malgré leurs caractéristiques typiques, cela ne signifie pas que les personnages féminins
n'en forment qu'un seul qui traverserait les trois œuvres. Bien au contraire, les protagonistes
féminines demeurent toutes uniques et c'est ce qui fonde leur richesse et donne lieu à des
œuvres aussi originales que celles dont elles font partie.

76
CHAPITRE III : LA FIGURE TYPE AU SERVICE DES
STRATÉGIES NARRATIVES
Jusqu'à maintenant, nous avons traité de l'« être » des personnages en analysant la manière
dont ceux-ci sont mis en scène sous différents points de vue dans les œuvres de Dickner.
Puis, nous nous sommes intéressée à leur « agir » en observant de quelle façon ils
évoluaient dans le roman et quelles étaient les répercussions de leurs actions sur les autres
personnages, notamment sur les narrateurs. Une étude des relations entre les protagonistes
et les personnages secondaires a également aidé à démontrer qu'il existe un personnage
féminin type, possédant des caractéristiques particulières, qui se retrouve dans chacune des
trois œuvres de Dickner. Sans toutefois représenter le même personnage, les trois
protagonistes féminines partagent une parenté ontologique qui leur confère un être et un
agir similaires. En effet, malgré les rapprochements indéniables entre les trois personnages
féminins, il n'en demeure pas moins que les trois œuvres se développent de façon très
différente, proposent des histoires uniques et traitent de thèmes hétéroclites.

Donc, si les personnages féminins sont centraux dans les trois œuvres et que chaque
protagoniste présente un être et un agir très similaires, comment se fait-il que les trois
œuvres soient si singulières les unes par rapport aux autres? Nous avons déjà constaté que
le personnage est influencé par ses relations avec les autres personnages qui l'entourent, par
le narrateur et son mode de narration, ainsi que par les péripéties qui lui arrivent. Notre
hypothèse est que, au-delà de ces influences, le personnage s'imprègne également de la
forme du texte et de son environnement fictionnel, c'est-à-dire du découpage narratif de
l'œuvre, ainsi que des lieux où il évolue, des thématiques présentes et des objets qui
l'accompagnent. En effet, d'une œuvre à l'autre, nous remarquons des compositions
différentes de la diégèse : L'encyclopédie du petit cercle est un recueil de nouvelles,
Nikolski est un roman fractionné et Tarmac ressemble plus à un roman traditionnel. Ces
formes génériques semblent avoir une incidence sur les personnages principaux des
œuvres. De plus, il apparaît que les lieux dans lesquels sont présentés les personnages sont
plutôt disparates. En effet, nous remarquons une variété d'inscriptions géographiques du
personnage où un passage du rural vers l'urbain prédomine. Nous verrons toutefois que ces
passages sont traités de diverses manières, notamment grâce aux thématiques et aux objets.

77
Nous souhaitons ainsi démontrer que, mobilisant un certain type de personnage
préalablement défini, chaque œuvre, chaque univers fictionnel, se développe de façon
singulière. Chacune expose de cette façon les multiples possibilités des caractéristiques
types des personnages féminins de Dickner et impose l'unicité de chaque protagoniste. Pour
ce faire, nous observerons les différentes stratégies narratives mises en place dans les
œuvres, ainsi que l'influence du personnage sur celles-ci.

Comme nous l'avons mentionné, les personnages féminins de Dickner sont liés à l'univers
fictionnel qui les entoure et, notamment, à la trame narrative, ainsi qu'à l'espace fictionnel.
Nous souhaitons nous intéresser dans un premier temps au rapport particulier qui unit les
protagonistes de L'encyclopédie du petit cercle et de Nikolski à la structure de leur texte :
Karyne parce qu'elle est illustrée par les définitions placées en exergue des textes et Joyce
parce que la composition de son parcours rappelle l'assemblage du Livre à trois têtes, objet
central de Nikolski. Cette analyse nous permettra de proposer des pistes interprétatives et de
mieux comprendre de quelle manière la forme d'un texte peut orienter l'appréhension d'un
personnage.

Dans un second temps, nous analyserons l'influence réciproque du caractère des


personnages et des lieux servant de décors, de même que la façon par laquelle les
personnages deviennent les porteurs des thématiques des œuvres. Nous verrons que Hope
s'incarne jusque dans les choses et les lieux décrits dans Tarmac, développant ainsi la
thématique de la fin du monde qui lui est liée. Nous observerons ensuite comment Joyce
contribue à la présence transversale des déchets dans Nikolski. Ceci nous permettra de
démontrer que les trois protagonistes, chacune à leur manière, marquent profondément les
œuvres auxquelles elles appartiennent et qu'elles contribuent à porter le message et les
interprétations possibles du texte.

Partie 1 : Les effets de la trame narrative sur les personnages féminins

Dans son article « Le personnage et ses qualités49 », Isabelle Daunais soulève d'entrée de
jeu une question très pertinente à propos du personnage de roman. On pourrait considérer
un personnage comme étant romanesque dès que celui-ci fait partie d'un ouvrage décrit
comme un roman, « mais [ajoute-t-elle,] on peut tout aussi bien inverser l'équation et

49
Isabelle Daunais, « Le personnage et ses qualités », dans Études françaises, vol. XLI, no 1 (2005), p. 9-25.

78
proposer que ce sont les personnages qui “font” le roman, que celui-ci n'est pas tant le lieu
qui accueille les créatures inventées par le romancier que le lieu que viennent à définir ces
créatures. » (Daunais, 2005 : 9) En effet, il est intéressant de se demander si c'est le roman
qui crée le personnage ou plutôt le personnage qui donne lieu au roman (ou, dans le cas de
L'encyclopédie du petit cercle, au recueil de nouvelles). Nous croyons que la deuxième
option s'applique plus adéquatement aux œuvres de Dickner, sans pour autant s'y accoler
parfaitement. En effet, les œuvres de Dickner sont parfois difficiles à classer : elles
repoussent les limites génériques et ne permettent pas d'affirmer de façon définitive que la
forme engendre le personnage ou que le personnage produit la forme. Nous émettons plutôt
l'hypothèse d'une influence réciproque, c'est-à-dire que la forme marque évidemment les
personnages, mais que les caractéristiques propres à ces derniers arrivent aussi à infléchir la
structure de l'œuvre et à la rendre à leur image. Cette affirmation nous semble soutenue par
la morphologie des structures narratives des ouvrages et par leurs effets sur les
protagonistes.
Plus précisément, nous pensons parvenir à démontrer que le caractère problématique et
fragmenté de Karyne dans L'encyclopédie du petit cercle est décrit, au-delà du personnage,
dans l'organisation même de l'œuvre. Nous verrons que cette division structurelle du texte
est d'ailleurs présente à un degré plus subtil dans Nikolski, où les personnages en quête
d'eux-mêmes et de leurs origines forment un texte composite qui les représente. De cette
façon, nous serons en mesure de bien comprendre de quelle manière, pour reprendre les
mots d'Isabelle Daunais, les personnages de Dickner « font » l'œuvre à laquelle ils
appartiennent ou plutôt s'illustrent dans celle-ci, que ce soit un roman ou un recueil de
nouvelles.

1.1 : Diffraction textuelle dans L'encyclopédie du petit cercle

Nous avons démontré lors du premier chapitre que le personnage de Karyne était à l'image
de son support : fragmenté, comme le recueil de nouvelles. Nous croyons maintenant
pouvoir considérer le recueil d'un nouveau point de vue : comme étant à l'image du
personnage. En effet, nous pensons que la personnalité et les caractéristiques de Karyne
s'étendent jusqu'au paratexte. Notre hypothèse est qu'il y aurait un rapport étroit entre le
personnage et la structure du texte, ce qui brouillerait l'appartenance générique de l'œuvre.

79
La diffraction du texte, c'est-à-dire son éclatement et sa fragmentation, peut sembler banale
dans un recueil de nouvelles, puisqu'il s'agit, par définition, du rassemblement de différents
textes qui ne possèdent pas nécessairement de liens entre eux. Toutefois, cette stratégie
littéraire se présente à différents niveaux dans L'encyclopédie du petit cercle. En effet,
chaque nouvelle est précédée d'une épigraphe qui prend la forme d'une définition (farfelue)
tirée de l'encyclopédie dénichée par le narrateur de l'« Avant-propos ». La représentation de
l'encyclopédie fictive dont il est question et de laquelle proviennent les définitions est donc
elle aussi éclatée. La diffraction ne se limite plus à la structuration du recueil, mais atteint
ainsi le niveau fictionnel des nouvelles. Ce choix de disposition n'est pas sans conséquence.
Dans son article « Le je incertain : fragmentations et dédoublements50 », Pierre L'Hérault
montre d'ailleurs à travers l'analyse de L'odeur du café de Dany Laferrière que l'on peut
illustrer l'ambiguïté et l'incertitude d'un narrateur/personnage à travers le paratexte,
l'abondance de sous-titres (ou, dans le cas qui nous intéresse, d'épigraphes), l'inadéquation
d'un texte liminaire et d'un texte final ou le changement d'une narration au je vers une
narration au elle. Ayant déjà analysé l'effet du passage de la narration de la troisième à la
première personne et l'importance du texte liminaire dans le premier chapitre, nous nous
attarderons maintenant au jeu sur le paratexte qui se retrouve dans L'encyclopédie du petit
cercle et qui a également pour effet de souligner une incertitude du personnage, une
ambigüité identitaire.

En général, une épigraphe influence grandement le regard du lecteur porté sur le texte
qu'elle précède. Accompagnée du titre, elle offre une première piste d'interprétation ou une
clé de lecture au texte qui le suit. Dans leur ouvrage à propos des épigraphes, Elsa Jonquet
et Patrick Mosconi51 écrivent d'ailleurs que :
Choisie par un auteur, l'épigraphe révèle la première impression qu'il désire donner de son texte;
en cela elle est fondamentale. Laissée seule sur la belle page, nue, elle pourrait même le contenir.
Les épigraphes sont souvent des bribes de romans, des aphorismes, des miettes de chansons…
Cette mise en relief leur confère une valeur singulière et annonce un univers, qu'il soit
romanesque, poétique, philosophique, politique ou autre… (Jonquet et Mosconi, 2011 : 9)
Dans le cas de L'encyclopédie du petit cercle, les définitions tenant lieu d'épigraphes aux
nouvelles représentent souvent des noms de maladie et traduisent généralement un malaise
que l'on retrouve dans la nouvelle. Toutefois, plusieurs d'entre elles possèdent un ton

50
Pierre L'Hérault, « Le je incertain : fragmentations et dédoublements », dans Voix et images, vol. XXIII,
no 69 (1998), p. 501-514.
51
Elsa Jonquet et Patrick Mosconi, Épigraphes, Paris, Seuil, 2011, 134 p.

80
humoristique qui fait en sorte que les épigraphes n'alourdissent pas inutilement le propos
des nouvelles.

Avant de lire la nouvelle « Le fantôme d'Howard Carter », le lecteur peut ainsi découvrir la
définition d'un « Cul-de-sac épidermique », c'est-à-dire une « paralysie affective transmise
par la piqûre de certains insectes africains, et particulièrement par la microscopique mouche
égyptophile (musca sarcophagus). » (EPC – 33) Ce mal au nom loufoque semble
complètement farfelu. Pourtant, à la lecture de la nouvelle, le lecteur comprend qu'il définit
en fait l'interaction entre Karyne et Orville qui, après six mois de séparation, sont
incapables de trouver un lieu où laisser aller leur affection, car il est dégouté par la momie
que Karyne a rapportée d'Égypte et elle a peur des insectes morts que Orville conserve dans
des boîtes au salon. Karyne se montre d'abord entreprenante, alors que Orville demeure
passif, puis le mal se transmet à elle et les amoureux doivent se contenter de l'escalier de
secours comme nid d'amour. Dans ce cas-ci, ce n'est pas tant l'épigraphe qui sert de clé de
lecture, mais plutôt la nouvelle qui donne son sens à la définition en l'explicitant. Dans son
essai Brève poétique de la délégation, Nicolas Dickner écrit que « [l]es épigraphes
présentent une nette relation sémantique avec les nouvelles qu'elles introduisent, que ce soit
dans le sens d'un cryptage ou d'un décryptage. » (Dickner, 1996 : 112) Une référence
directe à l'épigraphe se retrouve d'ailleurs dans le texte : « Les voilà empêtrés dans un cul-
de-sac : impossible de rester chez lui, impossible de retourner chez elle – et pas question de
louer une impersonnelle chambre d'hôtel. » (EPC – 38) Le lien entre l'épigraphe et les
personnages devient alors beaucoup plus significatif. Ainsi, l'épigraphe révèle la
psychologie des personnages qui n'était pas détaillée dans la nouvelle, mais qui se voit
représentée de façon très éloquente par ce « Cul-de-sac épidermique ».

Un phénomène très semblable se produit dans la nouvelle suivante, « À la dérive », qui est
précédée de la définition de l'« Arctique affectif » :
Les cartographes, créatures peu ferrées en géographie de l'âme, ne distinguent généralement
sur leurs ouvrages que les nords magnétique, cartographique et géographique. Tout navigateur
peut cependant percevoir un nord affectif dès que ces autres formes de nord s'estompent et que
s'installe le désespoir : lorsque la boussole s'emballe, que les cartes marines deviennent
illisibles et qu'un plafond nuageux cache les étoiles. Responsable de plusieurs grandes
découvertes et de quelques naufrages. (EPC – 39)
Nous remarquons dès la première lecture que l'épigraphe n'est pas aussi loufoque que la
précédente; celle-ci est plus philosophique, plus profonde. La nouvelle « À la dérive »

81
illustre bien ce que veut dire l'Arctique affectif : alors que Karyne doit surveiller la position
d'un navire sur une boussole, une panne de courant la force à monter sur le pont du bateau
(contrevenant ainsi aux règlements) et à se fier à l'étoile Polaire. Elle développe ensuite une
passion pour l'astronomie et elle quitte le navire en parachute, se laissant emporter par le
vent vers l'inconnu et vers les étoiles. Encore une fois, il est difficile d'identifier quel texte,
entre l'épigraphe et la nouvelle, éclaire l'autre. En fait, l'épigraphe décrit certes le
changement psychologique subi par cette Karyne navigatrice et aventurière, mais elle décrit
également une progression que l'on retrouve dans plusieurs autres nouvelles. Cette
observation nous paraît très intéressante, puisque cela porte à croire que la personnalité du
personnage s'étend au paratexte.

Dans la nouvelle « Le temps perdu », nous retrouvons une remise en question chez la
protagoniste qui rappelle encore l'Arctique affectif. Alors que Karyne hésite à partir en
voilier pour faire le tour du monde, ses cartes marines ne lui parlent plus, elle a l'impression
de les avoir tellement étudiées qu'elle a déjà accompli son voyage. De plus, souvenons-nous
que, dans la nouvelle « Reconquista », la jeune Karyne refuse de se fier aux cartes des atlas.
Elle préfère croire que Madagascar se trouve en face de chez elle :
je peste contre l'engeance des cartographes qui s'entêtent à me signifier, en invoquant quelques
poignées de tristes chiffres, que Madagascar ma Belle est une tout autre île. Quel genre d'image
cette bande d'empêcheurs de rêver en rond prétendent-ils donner de la planète? Projection
conique, projection de Mercator, projection stéréographique méridienne : les cartographes ne
cessent de projeter le monde à gauche et à droite comme s'ils en étaient abstraits. J'y suis, moi,
dans le monde et n'en veux surtout pas sortir. (EPC – 83-84)
La jeune Karyne, comme les deux autres personnages féminins des nouvelles précédentes,
se sent étouffée par les cartes. Lorsque les atlas ne suffisent plus à son imaginaire, elle fait
appel à son propre nord affectif, qui la mène, fidèle à sa définition, vers des découvertes et
des naufrages personnels. Ainsi, nous voyons que les épigraphes de L'encyclopédie du petit
cercle ne s'avèrent pas aussi farfelues que nous pouvions le croire. Une lecture attentive fait
émerger une cohérence entre elles (toutes sont des extraits de L'encyclopédie mystérieuse)
et révèle leur complémentarité. Elles n'ont d'ailleurs pas uniquement pour fonction de
résumer les nouvelles ou de les éclaircir; elles portent une partie du personnage fractionné
qu'est Karyne. Elles développent une psychologie du personnage et illustrent ce qui est
commun entre ces Karyne, c'est-à-dire le caractère aventurier, l'intérêt pour la navigation, le
voyage et les cartes de toutes sortes. Notons que cette parenté entre les épigraphes et le

82
personnage n'est pas aussi forte chez les personnages masculins. Dans leur cas, les
définitions traduisent plutôt un sentiment lié à la nouvelle en général, sans toutefois se
rapporter spécifiquement au protagoniste masculin. Le « cul-de-sac épidermique », entre
autres, représente un bon exemple, puisque la définition s'apparente au problème d'Orville
sans toutefois décrire sa personnalité. Il en va de même pour les définitions de l'« Attrape-
papillon » (p. 15) et de la « Chadouferie » (p. 21) qui précèdent des nouvelles ne mettant
pas en scène un personnage prénommé Karyne. Ces définitions d'objets sont reliées aux
nouvelles qui les suivent. Par contre, elles ne laissent pas percevoir de lien étroit entre elles
et les personnages de ces histoires.

D'autres définitions révèlent également des caractères communs aux Karyne. Les
« Chenilles gastriques », dont la définition précède la nouvelle « Printemps », par exemple,
sont une :
Forme larvaire d'un parasite commun chez l'homme. Les colonies de chenilles gastriques
s'installent dans l'estomac où elles provoquent une accumulation nocive de fils de soie. L'hôte
pourra ressentir divers symptômes, dont les plus fréquents sont une paralysie des bras, un
intense découragement et une tendance à raconter n'importe quoi. Différentes méthodes
peuvent être mises à profit pour se débarrasser de ces importuns insectes, la plus fréquente
étant de les refiler à quelqu'un d'autre. (EPC – 57)
Notons que la nouvelle « Printemps » n'implique aucun personnage prénommé Karyne.
Pourtant, les chenilles gastriques semblent être un mal qui afflige le personnage féminin
dans plusieurs nouvelles, alors qu'elles n'affectent les personnages masculins que dans cette
nouvelle. En effet, les symptômes énumérés (une paralysie des bras, un intense
découragement et une tendance à raconter n'importe quoi) se retrouvent à divers endroits
dans le recueil. La paralysie des bras survient dans la nouvelle « Le temps perdu », quand
Karyne aperçoit Cybèle, le voilier de ses rêves. Le profond découragement, lui, est ressenti
également dans « Le temps perdu » alors que Karyne hésite à partir en voyage, mais aussi
dans « À la dérive » le soir de la panne de courant, ainsi que dans « Reconquista », quand
Aïsha s'en va et que Karyne veut aller la retrouver. La tendance à raconter n'importe quoi,
elle, se retrouve dans le premier et le dernier texte du recueil, c'est-à-dire dans l'« Avant-
propos » et dans « Reconquista ». Souvenons-nous que le narrateur de l'« Avant-propos »,
placé comme l'auteur des nouvelles, qualifiait Karyne de « sacrée palabreuse » et affirmait
qu'elle racontait des histoires invraisemblables et « en mettait plus que moins et se
contredisait sans cesse, rétorquant à [son] scepticisme qu'elle se préoccupait fort peu de

83
mener une vie vraisemblable ». (EPC – 11) Dans « Reconquista », c'est la jeune Karyne,
alors narratrice autodiégétique, qui affirme haut et fort son désir de ne pas se conformer à la
réalité en réinventant la ville avec son amie Aïcha. Les symptômes sont donc représentatifs
de presque toutes les versions ou du moins des versions les plus étoffées de Karyne. Ceci
alimente d'autant plus l'effet narratif du recueil, c'est-à-dire que la concordance entre le
personnage récurrent qu'est Karyne et le paratexte encourage de plus en plus le lecteur à
cerner une continuité d'une nouvelle à l'autre et à y voir une histoire linéaire.

Nicolas Dickner fait d'ailleurs référence à cette fonction des épigraphes dans son essai
Brève poétique de la délégation :

L'appareil épigraphique de L'encyclopédie rempli[t] effectivement une fonction de récit-cadre à


défaut de constituer un récit-cadre, la forme encyclopédique n'étant résolument pas narrative.
L'épigraphie encyclopédique fait en effet office d'interface entre deux diégèses : d'une part la
diégèse des nouvelles et d'autre part la diégèse référentielle de l'encyclopédie, univers
englobant dont le lecteur prend connaissance par des bribes d'informations (parfois infimes)
disséminées dans les définitions: notes étymologiques, exemples, personnages, titres et
citations d'ouvrages, écoles de pensée, etc. (Dickner, 1996 : 117-118)
Le paratexte parvient ainsi à lier de façon structurale le recueil et les nouvelles en
régularisant la forme des textes. Il rapproche également les personnages entre eux et donne
lieu à un autre niveau de fiction, cette fois-ci plus intuitif, plus subjectif, en laissant des
pistes d'interprétation libres pour le lecteur. Savoir que le remède aux chenilles gastriques
est de les refiler à quelqu'un d'autre devient donc intéressant. Rappelons-nous que la
Karyne de l'« Avant-propos » souffre apparemment des symptômes de ces parasites. Elle
s'enfuit en laissant suffisamment d'histoires abracadabrantes au narrateur-auteur pour qu'il
rédige les autres nouvelles. Le lecteur peut ainsi se demander : aurait-elle refilé son mal au
narrateur qui tente de le transmettre au lecteur?

Nous avons déjà convenu qu'il pouvait être tentant de concevoir une histoire linéaire à
partir des fragments fictionnels que l'on remarque à plusieurs niveaux. « Reconquista »
représenterait le début de cette histoire et « Dans les limbes » servirait de fin, puisque c'est
dans cette nouvelle que Karyne semble s'être retrouvée et avoir découvert un lieu qui lui
ressemble, le Grand Nord. Ce lieu n'est d'ailleurs pas mentionné dans l'« Avant-propos »,
comme si l'histoire de « Dans les limbes » se produisait après la rencontre de Karyne et du
narrateur. « Le temps perdu » serait survenu avant l'« Avant-propos », car il est écrit par le
narrateur-auteur que Karyne revient d'un voyage autour du monde en voilier, voyage auquel

84
elle se prépare dans « Le temps perdu ». Il serait donc possible de procéder ainsi,
logiquement, pour remettre en ordre les nouvelles et en faire un récit linéaire. Dans leur
texte « De l'ambiguïté générique des fragments 52 », Nicolas Dickner et Patrick Guay
énumèrent quelques critères attestant d'une structure d'ensemble dans un recueil. Ils
évoquent « la mise en place d'un réseau thématique englobant ; l'utilisation de personnages,
de lieux ou de narrateurs communs ; le développement de particularités stylistiques
récurrentes ; l'intratextualité 53 . » (Dickner et Guay, 1998 : 193-194) En effet, nous
observons que, dans L'encyclopédie du petit cercle, les lieux récurrents, les noms de
personnages et certains éléments d'apparence anodine (présence de cartes, de bateau,
d'étoiles) en viennent à uniformiser le recueil et à donner un effet de récit. Par contre,
Dickner et Guay ajoutent que, « les théoriciens rappellent souvent qu'un recueil-ensemble,
afin de ne pas basculer dans le roman (étalon qui ne s'estompe jamais totalement), doit
conserver un équilibre entre l'autonomie sémantique des nouvelles et leur mise en
communauté. » (Dickner et Guay, 1998 : 194) Nous avons d'ailleurs vu que la lacune
majeure de la lecture unifiante de L'encyclopédie du petit cercle était le caractère
problématique du personnage de Karyne qui ne pouvait être considéré comme un seul et
même personnage. Nous voyons toutefois à présent que les épigraphes qui chapeautent les
nouvelles tendent à lier les Karyne, à montrer leurs profils psychologiques et la parenté de
leurs « maladies », ravivant de cette manière l'envie de lire le recueil de nouvelles comme
un roman.

Dans son article « Roman éclaté ou diffraction narrative et textuelle? 54 », René Audet
affirme que « [l]e tournant du siècle voit d’ailleurs la production d’un éditeur spécialisé
comme L’instant même profondément contaminée par un tel effet de mode : les œuvres
entretiennent la confusion entre le recueil de nouvelles et le roman, jouant intensivement
des effets de continuité dans une textualité discontinue. » (Audet, 2010 : 22) Voilà bien ce

52
Nicolas Dickner et Patrick Guay, « De l'ambiguïté générique des fragments. Le cas de l'anthologie et du
recueil de nouvelles » dans Richard St-Gelais [dir], Nouvelles tendances en théorie des genres, Québec, Nuit
blanche éditeur, 1998, p. 183-204.
53
Dickner insiste toutefois pour dire que ces critères ne sont pas spécifiques à ce qu'il appelle le « recueil-
ensemble », qui signifie un recueil « où la sémanticité dépasse le cadre de la nouvelle pour s'étendre à la
structure d'ensemble », en opposition à un recueil-collection, « qui serait effectivement un simple cumul de
nouvelles sémantiquement indépendantes. » (Dickner et Guay, 1998 : 192)
54
René Audet, « Roman éclaté ou diffraction narrative et textuelle ? », dans Voix et images, vol. XXXVI, no 1
(106) (automne 2010), p. 13 à 26.

85
que l'on retrouve dans L'encyclopédie du petit cercle, publié effectivement à L'instant
même. En effet, le recueil de Dickner s'inscrit dans un mouvement contemporain où les
limites du genre sont repoussées par des procédés narratifs. Comme nous l'avons vu,
Dickner ne se contente pas de semer des récurrences à travers son recueil; il utilise les
personnages, plus précisément celui de Karyne, pour brouiller les appartenances
génériques. Dans leur article « Le recueil littéraire, une variante formelle de la péripétie55 »,
René Audet et Thierry Bissonnette traitent, entre autres, de L'encyclopédie du petit cercle et
affirment que

[l]e point commun des nouvelles réside dans cette continuité paratextuelle, qui forme, en deçà
de la fiction, une trame commune. Cette trame ne relève évidemment pas de la narrativité, mais
plutôt d'un savoir d'une fantaisie débridée. Le recueil est structuré par une architecture d'ordre
paratextuel et de nature intertextuelle. Par ailleurs, les noms des protagonistes sont
régulièrement réutilisés – mais il est difficile de prétendre ici à une identité fictionnelle des
personnages. Pour être plus juste, une identité onomastique s'observe avec, en plus, des reprises
de traits psychologiques (principalement Karyne et sa préoccupation anthropologique, aussi
monsieur Gotop et sa connaissance du Proche-Orient). Le lecteur est placé devant un ersatz
d'unités fictionnelles, où des bribes d'histoires semblent parfois correspondre et où d'autres
entrent en contradiction. À l'instar de L'assassiné de l'intérieur [de Jean-Jacques Pelletier],
L'encyclopédie du petit cercle voit une réelle cohésion assurée par la dimension cognitive 56,
une cohésion narrative de surcroît […] (Audet et Bissonnette, 2004 : 32)
En effet, le recueil de nouvelles de Dickner ne dévoile pas ses secrets, il laisse plutôt des
pistes, des pièces susceptibles de créer du sens, et offre au lecteur toute la liberté de lire et
d'interpréter l'œuvre. La piste principale étant pour nous l'identité problématique de Karyne,
le personnage féminin se voit placé au cœur de l'œuvre autant dans les nouvelles que dans
les épigraphes, même si Karyne n'est pas présente dans tous les textes. Elle se révèle donc
comme une des clés de lecture possibles de l'œuvre entière.

Ainsi, nous pouvons voir que la diffraction textuelle, alimentée par l'utilisation paratexuelle
d'extraits de l'encyclopédie fictionnelle, crée une influence réciproque entre le paratexte et
les nouvelles, ainsi que, plus particulièrement, entre le paratexte et les personnages de
Karyne. Cette interdépendance rapproche encore une fois le recueil du roman et rapproche
également Karyne, contrairement à ce que l'on pouvait croire en analysant la fragmentation

55
René Audet et Thierry Bissonnette, « Le recueil littéraire, une variante formelle de la péripétie », dans René
Audet et Andrée Mercier [dir.], La narrativité contemporaine au Québec, vol. 1. La littérature et ses enjeux
narratifs, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 2004, p. 15-43.
56
Audet et Bissonnette identifient trois dimensions à la narrativité du recueil, la troisième étant la dimension
cognitive : « À partir d'indications paratextuelles ou d'indices intégrés aux ouvrages, le lecteur peut être
amené à produire une lecture narrativisante des recueils. Il est ainsi incité à inscrire les textes dans une
séquence et une organisation narratives, sans qu'ils portent nécessairement des traces explicites de cet
ancrage. » (Audet et Bissonnette, 2004 : 19)

86
du personnage féminin, du personnage romanesque. En effet, les définitions épigraphiques
lui confèrent une profondeur psychologique et participent à l'union des Karyne à travers des
maux communs. La diffraction textuelle permet donc à Dickner de créer une œuvre codée,
une forme de jeu que le lecteur peut vouloir tenter de décrypter. Bien que la fragmentation
soit à nouveau au rendez-vous dans Nikolski, nous verrons que le personnage féminin n'est
pas utilisé de la même façon et que l'œuvre n'est pas découpée de la même manière.

1.2 : Diffraction textuelle dans Nikolski

Dans Nikolski, l'éclatement se manifeste par la cohabitation de trois récits alternés, par une
narrativité que nous pourrions qualifier de « tramée 57 » (braided). Selon la typologie
proposée par Marie-Laure Ryan dans son article « The modes of narrativity and their visual
metaphors » 58 , une narrativité tramée se distingue des autres types de narrativité parce
qu'elle ne possède pas de macro-récit, de récit principal plus étoffé; elle est plutôt composée
de plusieurs récits entrecroisés dans le même cadre temporel. Nikolski joue ainsi avec le
lecteur et avec les personnages qui ignorent le lien qui les attache et déjoue toutes les
occasions de mettre au jour ce lien. Nous retrouvons aussi dans ce roman une volonté
ludique de rassembler différents savoirs épars et de créer du sens à partir de leur mise en
commun à travers différents procédés. Notons qu'il s'agit d'une singularité que l'on observe
aussi dans Tarmac, mais qui n'affecte pas la structure du texte comme dans Nikolski. Kristy
Bell remarque également cette propension pour l'assemblage de savoirs et propose, dans
son article « Collectionneurs et chasse aux trésors dans Nikolski de Nicolas Dickner59 »,
une analogie entre ce trait d'écriture particulier à Dickner et un parcours de musée qui en
visite les différentes collections. En effet, elle affirme que « La quantité même d'objets et
de différentes sortes de collections submerge les personnages et sature tout l'univers
romanesque. Il y a les collections personnelles du narrateur, de Noah et de Joyce, tels les
livres, les cartes, les ordinateurs; il y a aussi des accumulations de choses qui parcourent
tout le récit, s'associant à tous les personnages (des sortes de collections collectives), tels

57
Notons que la narrativité du roman Nikolski peut également être qualifiée de « suspendue » (deferred),
puisque le roman ne possède pas de véritable fin, les récits demeurant inachevés.
58
Marie-Laure Ryan, « The modes of narrativity and their visual metaphors », dans Style, vol. XXVI, no 3
(1992), p. 368-388.
59
Kristy Bell, « Collectionneurs et chasse aux trésors dans Nikolski de Nicolas Dickner », dans Québec
Studies, vol. XLVII (2009), p. 39-56.

87
les poissons et les déchets. » (Bell, 2009 : 41) Nous croyons que le caractère
« collectionneur » de l'auteur s'étend à la structure de l'œuvre et la rapproche encore une
fois d'une encyclopédie. De plus, cette manière encyclopédique de créer le roman
influencerait les personnages, plus particulièrement le personnage féminin de Joyce, en
liant son histoire à la composition du roman.

La fragmentation et le rassemblement des informations éparses passent tout d'abord par


l'insertion sporadique et spontanée de références à l'actualité mondiale de l'époque à
laquelle se déroule l'histoire de Nikolski. Ainsi, nous retrouvons la présence des médias et
de l'actualité des années 1989 à 1999. Par exemple, alors que Joyce fait l'école buissonnière
et qu'elle flâne dans un café, le narrateur en profite pour décrire les grands titres du journal :
« La première page du journal annonçait le démantèlement du rideau de fer entre l'Autriche
et la Hongrie. Aucune photo n'illustrait l'article et Joyce dut imaginer par elle-même les
milliers d'habitants de la RDA se bousculant à la frontière. On parlait aussi d'un
carambolage sur l'autoroute 40 et de la démission de John Turner […] Soudain, au bas de la
page 54, coincé entre deux annonces d'interurbains, un entrefilet attira son attention [.] »
(N – 73) Ce que trouve la jeune femme au bas de la page 54 est l'entrefilet concernant
l'arrestation de Leslie Lynn Doucette. Cet extrait du journal ressort du texte, car on le
reproduit dans un encadré foncé, en caractère gras et dans une police d'écriture différente,
de manière à montrer l'appartenance de ce texte au monde fictionnel, comme si cet encadré
se prétendait la reproduction d'un article réel alors qu'il fait partie de la fiction. Il introduit
de cette façon la première occurrence d'une parente de Joyce qui serait liée à la piraterie
moderne. Vers la fin du roman, c'est grâce à un bulletin de nouvelles diffusé sur la
télévision de l'aéroport que Noah est informé du glissement de terrain menaçant
potentiellement la mère de son fils au Venezuela. La mise en page de cette nouvelle ne
ressort pas du texte comme l'entrefilet, mais la description de la nouvelle et des images
l'accompagnant brise la séquence narrative et ramène toute l'attention sur la télévision où
« Diverses manchettes défilent au-dessus des cotes du NASDAQ : on parle de plusieurs
milliers de morts et de dizaines de milliers de maisons détruites. » (N – 290-291) Nous
pouvons ainsi voir que le recours aux différents médias permet à Dickner de créer des liens
entre ses personnages qui sont autrement éparpillés à travers l'œuvre. Bell constate
d'ailleurs que la fragmentation est en quelque sorte compensée par l'accumulation de liens

88
entre les protagonistes et leur environnement : « L'esthétique littéraire de Dickner dans
Nikolski dépend des échos, des dédoublements, des accumulations et des multiplications
entre les objets, les personnages, la structure et même le lexique employé. » (Bell,
2009 : 42) L'usage des médias, de l'actualité et d'informations générales participe donc à
l'unification des fragments diégétiques. Notons également que ces insertions d'actualité ou
d'extraits de journaux apparaissent à des moments plutôt stratégiques. En effet, ils
contribuent à relancer l'action et l'intrigue. Ainsi, l'entrefilet trouvé par Joyce dans le
journal arrive à point pour la motiver à fuguer; c'est une petite annonce dans le Journal de
Montréal, reproduite à la page 88, qui amène Noah à partager l'appartement de Maelo; le
reportage sur le glissement de terrain apparaît au moment où Joyce quitte Noah et son fils
Simón, dont elle vient tout juste de faire la rencontre.

La forme que prend le texte médiatique n'est toutefois pas la seule stratégie diffractante. Le
ton narratif joue également un rôle important dans le style d'écriture fragmenté de Dickner.
C'est d'ailleurs une description écrite sur un ton encyclopédique qui intègre une des
métaphores les plus fortes relativement au personnage de Joyce, celle de la plie : « Ce
pleuronectidé peu glorieux, ni redoutable ni athlétique, maîtrise le mimétisme au plus haut
degré. Sa silhouette aplatie et une complexe pigmentation de l'épiderme lui permettent de
se confondre complètement totalement avec le fond marin. Immobile, elle disparaît; en
mouvement, elle ressemble à un simple nuage de sable poussé par le courant. » (N – 187)
Le ton employé dans cette description de la plie détonne du reste de la narration et permet
d'attirer l'attention vers ce poisson si banal à première vue, mais dont le mécanisme de
défense est le même que celui de Joyce. Le ton encyclopédique n'apparaît pas vraiment
dans les fragments consacrés au narrateur autodiégétique, mais il est parfois employé dans
la diégèse de Noah. Par contre, il se manifeste de façon moins éloquente dans la définition
du personnage. Nous retrouvons par exemple « L'affligeante épopée des Garifunas » (N –
222-225), histoire d'une tribu racontée sur un ton encyclopédique. Cette histoire est
étroitement liée à Noah, puisqu'il s'en sert comme prétexte pour rester auprès de son fils.
Toutefois, le personnage masculin n'est pas décrit par ce peuple. Le lien entre eux demeure
circonstanciel. Nous remarquons que le personnage de Joyce, lui, est influencé autant du
point de vue de l'être que de l'agir par le contenu encyclopédique du récit. Elle se définit
grâce à son support, sans toutefois être fragmentée comme l'est Karyne. Plutôt que d'être

89
formée à partir de l'image diffractée du texte, le parcours et l'identité de Joyce sont soutenus
et complétés par le caractère éclaté du roman. Kristy Bell affirme aussi au sujet de la forme
de Nikolski :

L'hétérogénéité que l'on retrouve au niveau des personnages, de la diégèse et de la forme


caractérise également l'écriture du roman : Dickner y étale de nombreuses listes; y introduit
une accumulation de petites histoires, de contes, ou de légendes; il y intègre les instructions, les
entrefilets journalistiques, les annonces classées et les descriptions scientifiques, notamment
zoologiques. Sur le plan du genre littéraire, Hugues Corriveau 60 qualifie le roman de
« protéiforme », car le récit prend à la fois des allures de polar, de récit d'aventure, de conte et
de récit postmoderne. (Bell, 2009 : 43)
En effet, Dickner ne fait pas qu'intégrer les médias dans le roman, il fusionne également
différentes formes de discours pour composer son récit. Nous croyons toutefois que cette
hétérogénéité ne se limite pas à un mélange de sous-genres romanesques, comme le
propose Hugues Corriveau. Nous pensons qu'elle en vient même à éloigner Nikolski de la
forme romanesque en général.

Comme le remarque Kristy Bell, « bien qu'il s'agisse d'un roman et non d'un recueil de
nouvelles, chaque chapitre se lit un peu comme un récit en soi. L'ajout des titres de
chapitres renforce cette impression d'une série de récits qui racontent divers événements
dans la vie des trois protagonistes et leurs proches. » (Bell, 2009 : 42) Ainsi, l'écriture
encyclopédique de Dickner aurait encore une fois, comme dans L'encyclopédie du petit
cercle, pour résultat de brouiller l'appartenance générique de l'œuvre. À l'instar des
épigraphes employées dans le recueil de nouvelles, nous retrouvons dans le roman des titres
de chapitres qui marquent, notamment, le passage d'une partie des récits à une autre.
Notons également la division du roman en cinq parties portant pour titre une année (1989,
1990, 1994, 1995 et 1999), qui souligne les ellipses temporelles de l'œuvre et fractionne le
récit. La diffraction narrative est donc encore très présente et, bien qu'elle ne fonctionne pas
de la même manière, ses effets sont semblables.

Au même titre que l'encyclopédie fictive dont il est question dans L'encyclopédie du petit
cercle, le Livre à trois têtes nous semble être un des éléments les plus importants dans
l'unification des récits de Nikolski. En effet, au-delà de la parenté inconnue des
personnages, il constitue le seul autre lien entre les personnages, puisqu'ils entrent tous en
contact avec ce livre. Un passage de Nikolski représente d'ailleurs un clin d'œil évident à la

60
Hugues Corriveau, « Déboussolé et fabuleux Dickner! », dans Lettres québécoises, no 119 (2005), p. 22.

90
structure éclatée et étrange du récit : « Cet énigmatique bouquin rassemble, sous l'anonymat
d'une même reliure – ou de ce qu'il en reste –, trois destins jadis éparpillés d'une
bibliothèque à l'autre. Reste à savoir quel esprit tordu aura songé à opérer une telle fusion,
et dans quel but. » (N – 169) Cette description du Livre à trois têtes pourrait également être
appliquée à Nikolski en général, Dickner étant « l'esprit tordu » qui rassemble ces trois
destins séparés par la dissolution de la famille Doucet (lors du départ de Jonas et celui de la
mère de Joyce). Notons que l'extrait précédent, par son ton, semble tenir lieu de
commentaire de l'auteur qui laisse sa marque, comme dans l'« Avant-propos » de
L'encyclopédie du petit cercle, en intégrant une séquence plus ou moins longue dans
laquelle il se permet de donner une piste d'interprétation. Bell affirme d'ailleurs
que « [l]'intrigue est ainsi tributaire de la collection dans le sens où personnages et auteur
jouent au collectionneur : ils observent, rassemblent, réunissent et exposent selon leur
propre logique. » (Bell, 2009 : 47) Ainsi, Dickner se prête au jeu de l'encyclopédie et
collectionne les savoirs, les destins de personnages et les mystères interprétatifs de ses
œuvres. Jusqu'à maintenant, la fragmentation du texte semble influencer autant les
personnages masculins que le personnage féminin. Toutefois, Joyce possède un lien avec ce
Livre à trois têtes qui dépasse celui de la structure en triptyque et qui la distingue des deux
autres protagonistes masculins ; le parcours du personnage féminin, son récit de vie,
s'apparente au contenu du livre. En effet, le Livre sans visage traite entre autres de femmes
pirates, dont Ann Bonny et Mary Read. Le livre raconte d'ailleurs que la trace d'Ann
Bonny, après avoir été arrêtée alors qu'elle était enceinte, a été perdue, comme la mère de
Joyce et comme Leslie Lynn Doucette. De plus, il révèle que la fin de l'histoire de Bonny
demeure inconnue, tout comme celle de Joyce qui s'avère inachevée.

Nous voyons donc que la forme narrative de l'œuvre, composée de trois fils narratifs, ainsi
que l'insertion de différentes formes textuelles (extrait de journaux, descriptions
encyclopédiques, etc.) font en sorte que le roman devient polymorphe et qu'il s'éloigne de la
vision conventionnelle du roman. Cette distanciation se répercute d'ailleurs sur le
personnage féminin, puisque la structure du texte illustre certaines facettes de sa
personnalité, comme dans le cas de la plie, ponctue certaines de ces actions grâce aux
entrefilets sur Leslie Lynn Doucette et maintient le mystère autour d'elle, notamment en la
liant à d'autres récits de femmes pirates. Ainsi, la diffraction textuelle et narrative,

91
commune à L'encyclopédie du petit cercle et à Nikolski, influence de manière singulière les
personnages féminins et donne lieu à deux œuvres dont la configuration étonne le lecteur et
enrichit la lecture. La fragmentation entraîne ainsi les personnages à s'apparenter à la forme
du récit tout en teintant celle-ci de leurs particularités propres, de façon à conférer un côté
marginal à leur mise en scène.

Cette proximité des deux œuvres et de la forme brève du récit pourrait expliquer l'absence
de fin. En effet, l'analyse de la diffraction textuelle et narrative nous a permis de proposer
des pistes interprétatives quant à la perception de Karyne dans L'encyclopédie du petit
cercle et d'appuyer l'opacité du personnage de Joyce. Nous avons ainsi observé la quête de
soi qui émanait des deux personnages et que l'on retrouve d'ailleurs chez Hope dans
Tarmac (roman sans fin également), bien que la diffraction soit beaucoup moins présente
(on remarque une accumulation de chapitres très courts, mais cette division ne nous semble
pas particulièrement significative pour l'interprétation de l'œuvre). Dans son article « L'art
de l'esquive : quelques astuces du personnage en quête de soi61 », Maryse Poirier affirme :
[…] le récit offre, dans plusieurs cas, l'espace nécessaire au déploiement d'une quête
identitaire, d'un retour sur soi, bref, il est l'expression d'un sujet en voie de constitution. À ces
traits l'on pourrait ajouter le positionnement particulier du personnage face au temps. En effet,
le sujet en quête de soi et de sens a besoin pour se définir du temps, mais également de l'infini :
atteindre la fin marquerait la cristallisation du sens, l'obligation pour le personnage de
s'affirmer en tant que sujet constitué. Tel ne semble pas être l'apanage du personnage de récit,
dont la recherche identitaire ne paraît jamais s'achever. Le déni d'une finalité imposée témoigne
du désir du sujet de se soustraire aux déterminations du monde extérieur. Astucieux, le
personnage de récit inscrit son ailleurs dans la non-finitude qui lui interdit de renoncer à lui-
même, puisqu'il reconduit constamment la possibilité de la réalisation de sa quête. (Poirier,
1998 : 525)
Ainsi, si on applique la vision de Poirier aux œuvres de Dickner, nous pouvons avancer que
le caractère fragmenté des deux œuvres et leur parenté avec le récit permettraient
l'illustration de la quête identitaire de Joyce et de Karyne. L'absence de fin serait alors
nécessaire pour maintenir cet aspect central de leur être et cette motivation cruciale de leur
agir, puisque l'achèvement de la quête cristalliserait les personnages et mettrait un terme au
mystère qui les entoure et qui les rend si intéressants.

Les deux œuvres partent donc de personnages très semblables et les soumettent à une quête
similaire. Toutefois, la structure du texte, en repoussant bien différemment les limites du

61
Maryse Poirier, « L’art de l’esquive : quelques astuces du personnage en quête de soi», dans Voix et
Images, vol. XXIII, n° 69 (1998), p. 515-525.

92
genre de l'œuvre (passant du recueil de nouvelles vers le roman dans L'encyclopédie du
petit cercle et du roman vers le recueil de nouvelles dans Nikolski), par l'accumulation
d'épigraphes offrant un niveau de fiction unifiant ou par l'insertion des médias et de
connaissances farfelues pour lier les personnages, permet de présenter deux œuvres
singulières. Nous verrons à présent que les marqueurs de différence entre les œuvres ne se
limitent pas à la forme du texte, à son aspect textuel et stylistique, puisqu'ils se remarquent
également dans le contenu, dans les lieux et les objets.

Partie 2 : les personnages féminins à l'intérieur de l'univers fictionnel

Dans toutes les œuvres de Dickner, nous remarquons un lien étroit entre les personnages
féminins et l'univers fictionnel qui les entoure, que ce soit les lieux ou les objets. Dans
Tarmac et dans Nikolski, les personnages féminins subissent le passage d'une petite ville
vers un espace urbain : Joyce quitte un village pour se rendre à Montréal et Hope se déplace
de Yarmouth à Rivière-du-Loup, puis à Tokyo. Ceci influence grandement le rapport du
personnage avec son environnement fictionnel. Pour Hope, nous avions déjà remarqué que
l'instabilité des lieux au Japon faisait écho à l'instabilité intérieure de la jeune femme. Nous
souhaitons maintenant pousser plus loin cette observation de manière à mieux saisir le lien
entre le personnage et son univers fictionnel. Chez Joyce, le passage du village vers la ville
se manifeste surtout dans son rapport aux déchets. Dans son article « Espace et narration :
Théorie et pratique62 », Fernando Lambert propose de considérer l'espace fictionnel comme
« générateur d'une forme narrative productrice de sens ». (Lambert, 1998 : 111) Il affirme
que « [l]'espace n'est pas que passif, signifié, représenté. Il est “actif”, “signifiant”,
“représentatif”. » (Lambert, 1998 : 112) Notre discours abondera dans le même sens,
puisque nous croyons que, dans les œuvres de Dickner, le décor fictif se définit à l'image du
personnage féminin et participe activement à sa quête. En effet, les lieux majeurs dans
Tarmac semblent changer au rythme de l'évolution psychologique de Hope et se remodeler
selon son humeur. De plus, pour Joyce, le désordre et les déchets constituent une source de
réconfort, une bouée dans le flot instable qu'est devenue son existence. Notre hypothèse est
que l'analyse des liens entre les personnages et leur environnement (les lieux et les objets)
permettra de révéler encore une fois des stratégies narratives uniques d'une œuvre à l'autre

62
Fernando Lambert, « Espace et narration : Théorie et pratique », dans Études littéraires, vol. XXX, no 2
(1998), p. 111-121.

93
et de comprendre comment les personnages et l'espace travaillent de pair pour concevoir et
entretenir les thématiques propres à chaque œuvre.

Fernando Lambert distingue deux éléments pour caractériser l'espace : « celle de figure
spatiale, qui permet de rendre compte de divers espaces inscrits dans le récit, et celle de
configuration spatiale, qui articule ces différents espaces en une grande figure spatiale
d'ensemble. La narration construit ces figures et cette configuration, de sorte que l'espace
contribue à la production du sens par sa participation essentielle à la structure narrative
globale. » (Lambert, 1998 : 114) La figure spatiale est ponctuelle, alors que la configuration
« rend compte de l'organisation de l'espace dans l'ensemble du récit. Il existe une relation
de subordination entre ces deux catégories. » (Lambert, 1998 : 114) La configuration peut
être simple ou complexe selon qu'elle est composée d'une ou de plusieurs figures spatiales.
Lambert emprunte la terminologie de Todorov pour qualifier la configuration des figures
spatiales qui peuvent être enchaînées, alternées ou enchâssées, comme les histoires, puisque
les espaces sont liés aux diégèses. Nous analyserons donc les figures spatiales présentes
dans Tarmac, puis dans Nikolski, ainsi que les configurations des deux œuvres pour bien
comprendre la dynamique qui lie le personnage féminin de Dickner à son univers
fictionnel.

2.1 : Instabilité des lieux dans Tarmac

Pour traiter du rapport entre le personnage féminin dans Tarmac et les lieux qui l'entourent,
nous nous servirons principalement de la figure du stade de baseball, qui est présente tout
au long du roman. Le récit commence d'ailleurs au stade de baseball de Rivière-du-Loup.
Lieu de la première rencontre de Hope et de Michel, cette structure de béton, figure spatiale
tout à fait banale, prend graduellement, au fil des péripéties, une signification de plus en
plus tangible. En effet, les deux adolescents s'y retrouvent à plusieurs reprises pour flâner,
pour discuter et pour tester les conséquences de la vodka d'Ann Randall sur leurs cerveaux.
Lambert affirme qu' : « il arrive qu'une même figure spatiale revienne dans le récit et que
chaque fois, soit elle donne lieu à de nouvelles données sur cette figure spatiale, soit elle est
soumise à un nouveau regard, c'est-à-dire une nouvelle focalisation. Nous sommes alors en
présence de figures spatiales superposées. » (Lambert, 1998 : 115) Voilà qui décrit bien le
phénomène du stade de baseball qui devient le décor de plusieurs moments marquants dans

94
l'histoire de Hope et qui se déplace carrément pour la suivre. Comme l'indique Lambert,
chaque apparition du stade de baseball dans l'œuvre apporte de nouvelles informations.

Hope et Michel retournent dans cette figure spatiale que représente le stade de baseball,
quelque temps après s'y être rencontrés. Michel raconte l'histoire de sa famille et se plaint
de la pression qui est mise sur ses épaules par son père quand soudain :
Le visage de Hope changea brusquement. Elle se détourna vers les bungalows, soucieuse ou
contrariée. Au moment où [il allait] lui demander ce qui se passait, des grêlons commencèrent
à crépiter autour [d'eux]. Trois secondes plus tard, l'averse s'abattait sur [leurs] têtes […] Cet
orage était aussi violent que soudain : impossible de placer un seul mot par-dessus le
grondement que produisait la grêle sur le toit de l'abri. Des millions de grêlons s'accumulaient
dans les dépressions du terrain de baseball, immaculés comme des granules de styrofoam.
Hope regardait la scène, perdue dans ses pensées. Le dénouement [du récit de Michel] l'avait
de toute évidence irritée […] (T – 51-52)
La mise en parallèle de l'humeur de Hope et de l'orage de grêlons est révélatrice de la
fonction de cette figure spatiale. En effet, elle est représentative de la psychologie du
personnage, qui, autrement, est laissée à l'interprétation du narrateur, Michel, qui peine
parfois à comprendre la jeune femme. Hamon traite du phénomène de correspondance entre
le décor et le personnage. Il présente cette stratégie comme une « “métonymie narrative” :
le tout pour la partie, le décor pour le personnage, l'habitat pour l'habitant » (Hamon,
1972 : 108). Il s'agit d'un des procédés de redondance identifiés par Hamon qui
approfondissent les personnages. Ainsi, la grêle et l'orage illustrent l'irritation de Hope qui
est déjà décrite par le narrateur. Après cet épisode, le stade de baseball demeure un lieu
particulier pour Hope : Michel affirme qu'elle y passe ses nuits d'insomnie où elle ne peut
cesser de penser à la fin du monde qu'elle prédit pour le 17 juillet 2001.

D'ailleurs, un autre clin d'œil à la correspondance psychologique de Hope et du stade de


baseball a lieu à la suite de la soirée entre amis où Hope trouve un magazine présentant les
prophéties de Charles Smith qui annonce la fin du monde pour le 17 juillet 2001 également.
Au retour de la soirée, Hope est encore une fois perturbée et Michel affirme :

« En passant devant le stade municipal, je l'ai entendue grommeler.

- Charles Smith. Pfrt. Tu parles d'un nom pour un prophète. » (T – 147-148)

Encore une fois, le stade de baseball est témoin de l'agitation de Hope, qui est contrariée.
Dans le dernier cas présenté, la présence de cette figure spatiale dépend particulièrement de
la narration, puisque les adolescents ne sont pas au stade, ils passent devant et la mention

95
de l'endroit n'était pas nécessaire à l'avancement de l'action. À ce sujet, Lambert affirme
que « L'espace narratif, pour sa part, est en lien direct avec le second aspect modal, la
focalisation. L'espace prend ainsi tout son sens en fonction du regard par lequel il nous est
donné à voir, soit le regard du narrateur, soit celui d'un personnage. » (Lambert, 1998 : 115)
En effet, l'importance du stade dans la représentation du personnage dépend beaucoup de la
façon dont l'anecdote est racontée. Ainsi, lorsque Hope quitte Rivière-du-Loup pour le
Japon, le stade continue de symboliser sa présence pour Michel.

Le stade disparaît toutefois lors d'un incendie décrit aux pages 215 et 216. Le stade de
baseball, lieu de rencontre des protagonistes et lieu de flânage de Hope, flambe et s'efface
de Rivière-du-Loup en laissant derrière lui une pluie de suie. Ce qui devient encore plus
intéressant est que le stade se déplace et réapparaît à Tokyo, dans la trame narrative de
Hope, dès la page 217, tout neuf, apparemment érigé au cours de la nuit. Plus tard, Michel
repasse devant le terrain où se trouvait jadis le stade de baseball, maintenant rasé et préparé
pour l'érection d'un complexe de condominiums. Devant cet espace désormais vide, Michel
songe : « Quelqu'un, quelque part, semblait pressé d'escamoter toute trace du vieux stade,
de l'effacer de la mémoire collective. C'était presque suspect. » (T – 241) En effet, plusieurs
traces du passage de Hope dans la vie du jeune homme s'effacent au fur et à mesure que la
l'adolescente s'éloigne et se familiarise avec Tokyo. Un déplacement similaire se produit
avec la piscine municipale, lieu souvent fréquenté par Michel et Hope, qui est démolie à
Rivière-du-Loup, mais qui revient au cours de la quête de Hope à Tokyo. Nous voyons
ainsi que le rapport aux lieux est très différent pour Hope et pour Michel. Les lieux
semblent appartenir à la diégèse de Hope et ils la suivent, abandonnant Michel qui n'est pas
lié de façon aussi significative à aucun lieu. Alors que Michel est seul dans le terrain vague,
Hope réapparait dans son imaginaire et ils entament une discussion sur les bungalows.
Nous remarquons que la figure spatiale du stade de baseball, même si elle a changé de
façon drastique, conserve sa fonction de reflet de la présence de Hope et de sa psychologie.
Le stade ne réapparaît toutefois pas pour le personnage masculin. Michel doit donc
s'imaginer l'opinion de la jeune femme sur les bungalows. Il a l'impression qu'« un monde
en aval[e] un autre » (T – 243), qu'il s'émiette autour de lui. Ainsi, nous voyons que
l'univers fictionnel est influencé non par les personnages en général, mais surtout par Hope,
puisque les figures spatiales balisent son parcours.

96
Lorsque la narration se divise, vers la moitié du roman, le rapport au lieu se modifie.
L'apparition d'un narrateur hétérodiégétique entraîne une nouvelle focalisation. Comme
nous l'avons déjà démontré, l'espace narratif dépend du narrateur, car c'est à travers son
regard qu'il nous est décrit : « Il [le narrateur] peut donc représenter cet espace de façon
objective ou neutre, ou encore de façon subjective, en déléguant par exemple la focalisation
de cet espace à un personnage. » (Lambert, 1998 : 119) Dans la diégèse consacrée à Hope,
la description des lieux ne revient pas au personnage féminin. Les lieux demeurent soumis
au regard neutre du narrateur hétérodiégétique. Le stade de baseball reste toutefois une
figure spatiale majeure. En effet, au cours de sa quête, Hope tente de trouver les bureaux de
la compagnie Mekiddo, mais ceux-ci se déplacent à un rythme effréné : « À chaque raid,
Hope et Merriam ne tombaient que sur des édifices abandonnés ou à vendre, des terrains
vagues, des stationnements improvisés, des chantiers de démolition ou, plus rarement, des
bâtiments flambant neufs, apparus au cours de la nuit comme des champignons. » (T – 206)
Cette instabilité des lieux nous semble éclairer l'instabilité même de Hope qui ne sait pas
réellement ce qu'elle est venue chercher à Tokyo :
Si tolérante fût-elle face à l'invraisemblable et à l'improbable, Hope refusait d'admettre qu'une
multinationale puisse, en 72 heures top chrono, déménager quelques centaines d'employés, de
chaises et de bureaux, des flottes de photocopieurs, des kilos de trombones, des fougères en
pot, des distributrices d'eau, de café, de sandwichs – au total, une quantité de matière biomasse
équivalente au poids d'un petit iceberg. Merriam ne paraissait pas étonnée outre mesure […]
Selon elle, la ville était en constante mutation : rien ne restait en place très longtemps et le
paysage se métamorphosait à une vitesse stupéfiante. On pouvait emprunter la même rue tous
les matins et, du jour au lendemain, ne plus rien reconnaître. (T – 192)
Avant même de partir, Hope est incapable de dire à Michel ce qu'elle désire faire à Tokyo.
Tout au long de sa quête dans la ville, elle est reconnaissante à Merriam qui ne la
questionne pas sur ses intentions et sur les motivations de son enquête. Le décor se montre
donc encore une fois à l'image du personnage de Hope, les lieux n'étant jamais fixés,
comme les intentions du personnage.

C'est finalement dans un stade de baseball remplaçant le siège social de Mekiddo que Hope
rencontre Kamajii, le prophète qu'elle cherchait si ardemment. Comme dans Nikolski, où la
scène du réveil du narrateur se produit deux fois et semble vouloir signifier un nouveau
départ, la scène de rencontre entre Kamajii et Hope rappelle celle de Hope et de Michel. Au
début du roman, Michel est attiré par Hope qui porte une casquette des Mets de New York.
Il monte les gradins, s'assoit près d'elle en silence et elle lui balance une phrase tout à fait

97
inattendue : « La nuit dernière, j'ai rêvé de la bombe d'Hiroshima. » (T – 12) Vers la fin de
leur conversation, Hope met en miettes un paquet de croustilles qu'elle laisse s'envoler. À
Tokyo, Hope monte les gradins pour regarder la partie de baseball en cours. Un inconnu
portant une casquette des Mets de New York vient s'assoir à côté d'elle, en silence. Puis,
c'est au tour de l'inconnu de lui dire une phrase à laquelle elle ne s'attend pas : « Vous
pouvez me parler en français, Madame Randall. » (T – 219) Finalement, elle met en miettes
un billet de train qu'elle laisse partir au vent. Cette scène ne nous apparaît pas
nécessairement comme un nouveau départ, mais plutôt comme un moyen de symboliser la
conclusion d'un périple. Hope peut enfin poser la question qui l'a poussée à faire le tour du
monde : pourquoi avoir prédit la fin du monde pour le 17 juillet 2001? La réponse de
Kamajii la satisfait : « Sa mission était terminée, il ne restait plus rien à dire. » (T – 232) De
retour chez Merriam, elle jette un regard nouveau sur la ville : « Sur le toit, elle [Hope]
regarda Tokyo brûler un long moment – des dizaines de milliers d'ampoules, de néons, de
fluorescents, de lampadaires au sodium. Des milliards de kilocitrons par seconde. Elle se
sentait enfin à l'abri. » (T – 235) L'instabilité que vivait Hope en elle et dans son univers est
enfin terminée et elle se sent finalement bien. Le lecteur peut supposer qu'elle adopte
l'endroit et décide de demeurer à Tokyo, puisque le roman ne donne plus d'information sur
Hope. Un envoi provenant de Tokyo est le seul signe de vie que Michel aura au cours des
années qui suivront et qu'il pourra transmettre au lecteur par sa narration. Pour la
conclusion du roman, les lieux deviennent eux aussi stables, à Rivière-du-Loup et à
Montréal, où vit désormais Michel.

Ainsi, nous avons pu voir que Michel et le narrateur hétérodiégétique présentaient les lieux
sous différentes focalisations et empruntaient différents tons, l'un étant plus subjectif et
l'autre plus neutre. Nous avons pu démontrer que les lieux étaient directement liés au
personnage de Hope et à sa psychologie. La configuration spatiale résultant de l'assemblage
des figures spatiales présentées par les narrateurs nous intéresse maintenant, puisque nous
croyons pouvoir y analyser la thématique de la fin du monde portée par Hope et transférée
au décor. Nous avons déjà vu au premier chapitre que l'être de Hope participait
considérablement à la thématique apocalyptique générale du roman. Nous croyons que ce
caractère particulier du personnage se répercute dans l'univers fictionnel.

98
En effet, outre le stade de baseball et la piscine municipale, le sous-sol de la maison des
parents de Michel représente également un lieu lourd de significations. Les deux
adolescents ont poétiquement surnommé le sous-sol leur « bunker ». Ils s'y terrent tous les
soirs pour se retrouver et, principalement, pour écouter The Nature of Things, émission de
télévision animée par David Suzuki, et les bulletins de nouvelles. C'est grâce à cette
insertion des médias qu'une couche supplémentaire de signification peut être ajoutée à la
configuration spatiale. Nous avons déjà vu que les médias étaient présents dans Nikolski et
qu'ils permettaient de lier les personnages entre eux et de faire avancer la diégèse. Dans le
cas de Tarmac, les médias sont plutôt utilisés pour influencer la symbolique du texte. Dans
leur article sur l'autorité narrative et les prophéties postmodernes 63 , Andrée Mercier et
Stéphane Larrivée affirment que l'imaginaire de la fin que l'on retrouve dans Tarmac
« implique aussi ce que Gervais64 appelle “une intensification de l'activité sémiotique”. En
fait, “[l]a fin est recherche de signes et de figures qui en accréditent la réalité”, ce que les
personnages de Tarmac incarnent bien. En effet, ces derniers sont attentifs à tout ce qui,
dans leur réalité, peut devenir un signe porteur d'un sens à déchiffrer. » (Larrivée et
Mercier, 2013 : 153) L'intensification de l'activité sémiotique est un phénomène qui se
répercute des personnages vers l'univers fictionnel. Au cours du roman, Michel et Hope,
bien en sécurité dans leur bunker, assistent ensemble à plusieurs fins du monde. Ils
regardent des reportages sur Pompéi, sur la guerre du Golfe et, surtout, sur la chute du mur
de Berlin. Ces événements historiques se produisant ou s'étant produits bien loin d'eux les
suivent pourtant dans leur quotidien et se reflètent particulièrement dans les lieux que les
adolescents visitent. La pluie de suie qui recouvre Michel la nuit de l'incendie du stade de
baseball ne peut qu'évoquer l'éruption meurtrière de Pompéi mentionnée plusieurs pages
plus tôt et qui signifiait la fin subite de tout un peuple. Les morceaux de béton concassé de
la piscine municipale et les chantiers de construction que rencontre Hope au cours de sa
recherche des bureaux de Mekiddo rappellent le mur de Berlin détruit en direct à la
télévision et représentant la fin d'une ère et le début d'une autre. Ici, la pluie de cendre et le

63
Stéphane Larrivée et Andrée Mercier, « “ Ça va v'nir pis ça va v'nir” : autorité narrative et prophéties
postmodernes dans Tarmac de Nicolas Dickner et La Logeuse d'Éric Dupont », dans Didier Alexandre et
Pierre Schoentjes [dir], L'Ironie: formes et enjeux d'une écriture contemporaine, Paris, Classique Garnier
(Coll. Rencontres), 2013, p. 149 à 168.
64
Bertrand Gervais, L'imaginaire de la fin. Temps, mots et signes. Logique de l'imaginaire tome III, Montréal,
Le Quartanier (Coll. Erres Essais), 2009, 233 p.

99
béton brisé signifient plutôt la fin du monde personnelle de Hope et de Michel, ainsi que le
début d'une nouvelle vie où ils sont séparés. Ces fins du monde à petite et à grande échelles,
symbolisées par les lieux, rejoignent la thématique apocalyptique liée à Hope que nous
avons présentée au tout premier chapitre. Hope devient ainsi porteur de ces signes
apocalyptiques qui confèrent au roman une configuration spatiale empreinte de la fin du
monde.

De plus, à l'instar de Nikolski et de L'encyclopédie du petit cercle, Tarmac ne propose pas


de situation finale. Si l'absence de fin dans le cas des deux premières œuvres nous paraissait
liée à la quête identitaire des deux personnages féminins mis en scène, la finale un peu
abrupte de Tarmac nous semble participer à l'imaginaire de la fin qui entoure et imprègne le
personnage de Hope et son univers fictionnel. En effet, dans son ouvrage L'imaginaire de la
fin, Bertrand Gervais affirme que la fiction contemporaine traite de façon différente la
représentation de la fin du monde. Il indique entre autres une utilisation particulière de la
temporalité :

dans le régime contemporain d'historicité, la fin n'apparaît plus comme un principe de


cohérence, mais comme une manifestation du chaos ou du désordre. La fin n'y est plus une
conclusion, mais une interruption; elle n'ouvre plus à une transcendance, mais à une répétition
stérile. De linéaire, l'imaginaire de la fin devient interruptif, et l'arc entier qui nous fait tendre
du passé vers l'avenir en transitant par le présent se disloque, le présent occupant l'espace entier
de la conscience. De l'opposition traditionnelle entre fin cyclique et fin linéaire, qui permettait
de distinguer un imaginaire traditionnel, fondé sur le religieux, et un imaginaire de la fin
moderne, essentiellement profane, nous sommes passés à une opposition entre la fin comme
principe de cohérence et la fin comme simple interruption, jeu des contingences. Cette dernière
est représentative de l'imaginaire contemporain. (Gervais, 2009 : 215)
À la lumière de cette explication, le départ impromptu de Michel après la réception de
l'emballage de serviette hygiénique, envoyé par Hope, traduit la temporalité du texte. Il
s'agit encore une fois de la fin d'une ère et du début d'une nouvelle, comme on en retrouve
tout au long du roman, que ce soit à l'échelle personnelle ou mondiale. Cette fin ne permet
pas de retrouver un ordre des choses, elle ne boucle pas l'histoire. Elle semble plutôt
signifier un recommencement. En effet, cette interruption tenant lieu de fin ouvre toutes les
possibilités pour l'avenir des deux personnages principaux. Hope est-elle devenue folle
après le passage de sa fin du monde? Michel réussira-t-il à la rejoindre? La fin du monde
finira-t-elle par avoir lieu? Aucune réponse n'est offerte au lecteur. Par contre, le dernier
lieu décrit, celui du tarmac, recèle un dernier indice rappelant Hope : le numéro du vol que
s'apprête à prendre Michel est le 1707. Rappelons-nous que la date de fin du monde que

100
Hope avait prédite était le 17 juillet 2001. Ce code ramène le souvenir du personnage
féminin dans ce lieu où seul Michel se trouve. Il lie une dernière fois Hope à la figure
spatiale et permet au lecteur de s'imaginer que ce vol représente le coup d'envoi d'une
nouvelle ère où Hope et Michel se retrouveront. Une ère « post apocalyptique » à laquelle
le lecteur n'a pas accès, puisque, comme l'affirme Gervais, la fin contemporaine « se
retourne sur elle-même créant un pli dont on ne peut s'extraire ou alors dont on est toujours
déjà exclu. » (Gervais, 2009 : 215) Le tarmac, lieu de départs et d'arrivées, symbolise bien,
encore une fois, la situation des personnages et traduit l'état insaisissable dans lequel Hope
et Michel se trouvent, entre la fin de leur histoire et le début d'une autre. Nous constatons
ainsi que les lieux présents dans Tarmac illustrent jusqu'à la toute fin la précarité et
l'instabilité des personnages, et plus particulièrement de Hope.

2.2 : La symbolique des déchets dans Nikolski

Si les lieux étaient importants dans Tarmac, ce sont plutôt ce que contiennent les espaces
de Nikolski qui marquent le personnage féminin. En effet, nous traiterons maintenant
davantage des objets et, plus précisément, de l'importante présence des déchets dans le
roman. Dans leur ouvrage L'univers du roman, Roland Bourneuf et Réal Ouellet affirment
que : « L'univers extérieur décrit par le romancier renvoie aussi aux personnages pour
lesquels il constitue un prolongement, un obstacle ou un révélateur […] les obstacles
permettent au personnage de se sculpter lui-même, de manifester ses qualités d'homme [ou,
dans notre cas, de femme] agissant. » (Bourneuf et Ouellet, 1989 : 152) En effet, nous
croyons qu'il est possible de trouver dans le roman Nikolski une nouvelle utilisation de la
thématique de la destruction et du bazar dans son emploi du désordre et de l'accumulation
d'objets. Nous pensons également que cette configuration spatiale participe à la conception
du personnage féminin par le lecteur en agissant, comme l'écrivent Bourneuf et Ouellet, à
titre d'extension du personnage.

Dès le début de l'histoire de Joyce, cette dernière est entourée par le désordre. En tant que
fille unique d'un père monoparental, elle se retrouvait :
Chargée de préparer tous les repas, torcher la maison et faire ses devoirs toute seule […] Quant
au ménage de la maison, Joyce le bâclait sans vergogne. Il régnait dans ces murs un désordre
chronique que son père considérait d'un œil tolérant. Mais la plus ardue de toutes ses tâches
consistait à supporter la famille de son père, assortiment de tantes inquisitrices, de cousins
turbulents et d'oncles tapageurs qui débarquaient à la moindre occasion. (N – 54)

101
Ainsi, la jeune femme a toujours été entourée d'une foule d'objets, mais également d'une
foule de personnes qui mettaient constamment son monde sens dessus dessous. Elle
n'accédait au calme et à l'ordre que dans la maison de son grand-père Doucet. Lorsqu'elle
arrive à Montréal, elle devient désorientée et ne sait plus trop pourquoi elle s'est enfuie (un
peu comme Hope à son arrivée à Tokyo). Elle ignore par où commencer son périple et c'est
alors le souvenir du désordre habituel qui la charme :
Deux coins de rue plus loin, elle débouche sur le marché Jean-Talon. L'air est sirupeux, saturé
de sucs et de parfums, de bouffées d'alcool, de pollen, de putréfaction et de graisse à moteur.
Joyce tombe en arrêt, sidérée. C'est la première fois de sa vie qu'elle voit autant de déchets d'un
seul coup. Elle ne parvient pas à détacher son regard des boîtes de fruits comprimées et ligotées
en cubes juteux, cartons et pelures pêle-mêle. Elle contemple les strates multicolores de fanes,
de feuilles, de trognons, de mangues, de raisins […] L'empilement de déchets atteint son
comble à l'autre bout du marché. Une benne à ordures est stationnée là et deux éboueurs jettent
des cageots de fleurs dans la gueule du monstre […] Joyce fixe le camion, proprement fascinée
par tous ces déchets. Jamais auparavant elle n'a ressenti un tel sentiment d'abondance. Soudain,
son nez frémit. Elle baisse le regard et découvre des bacs en styrofoam maculés de taches
rosâtres. Elle chasse les mouches, s'accroupit, soulève un bac et renifle. Du sang de poisson.
L'odeur est si familière que Joyce sent des larmes lui monter aux yeux. (N – 80-81)
Cette description des déchets faite par le narrateur en focalisation zéro est presque poétique.
Le regard que Joyce pose sur ces amas de déchets n'est pas celui de quelqu'un qui en est
répugné, bien au contraire. Elle est fascinée par les détritus; ils lui donnent un sentiment
« d'abondance », tout comme la date de la fin du monde se montrait rassurante pour Hope.
De plus, elle entre ensuite à la poissonnerie Shanahan où on lui demande de couper un
poisson en filet en guise d'entrevue pour un poste qu'elle ne désirait même pas. Lorsqu'elle
ressort de la poissonnerie, « [e]lle traverse la rue puis, après s'être assurée que personne ne
la regarde, renifle l'odeur de sang qui imprègne sa paume. En fermant les yeux, elle se
croirait presque revenue dans la cuisine de son père, à Tête-à-la-Baleine. » (N – 84) Ce
passage est empreint de nostalgie. Nous observons donc que les objets qui entourent Joyce
résonnent en elle. Elle est touchée par son environnement et les odeurs sont mises de l'avant
comme stimulateurs de la mémoire de cette dernière. Bourneuf et Ouellet affirment que
« [l]e monde des choses peut aussi ne pas être étranger, opposé au personnage. Il peut être
signe de fraternité ou d'attente d'un être […] Plus encore que le signe d'une présence, la
chose peut devenir un élément indissociable du personnage romanesque. La pipe de
Maigret, l'avion-outil des héros de Saint-Exupéry font corps avec le personnage dont ils
deviennent en quelque sorte le prolongement. » (Bourneuf et Ouellet, 1989 : 153-154) En
effet, les objets, le monde et les obstacles ne sont pas uniquement présents dans les œuvres

102
de Dickner à titre d'épreuve. Ils sont également dotés de sens qui se révèlent au contact des
personnages. Dans Nikolski, Joyce semble s'entourer d'objets pour pallier sa solitude.
Pensons à ses ordinateurs baptisés comme des pirates ou aux entrefilets découpés dans les
journaux, qu'elle garde comme le signe de la présence de Leslie-Lynn Doucette. Ces objets
et les déchets qui l'entourent tiennent le rôle de mémoire et de repère. Ils lui permettent de
faire progresser sa quête. En ce qui a trait aux deux autres protagonistes masculins, leur
rapport aux déchets est différent. Pour le narrateur qui jette aux ordures les affaires de sa
défunte mère, les déchets sont un symbole de séparation. Il remplit les sacs avec ce qui
reste de la vie de sa mère : « Je me donnais une semaine pour réduire à néant cinq
décennies d'existence, cinq placards de babioles écrasées sous leur propre poids. Pareil
ménage peut sembler sinistre et revanchard. Qu'on me comprenne bien : je me retrouvais
soudain seul au monde, sans amis ni famille, avec l'urgente nécessité de continuer à vivre.
Il fallait larguer du lest. » (N – 14) Ainsi, le narrateur souhaite se débarrasser des objets,
des traîneries et des déchets. Il ne s'en entoure pas et ne se familiarise pas avec toutes ces
choses encombrantes. Il s'en éloigne pour mieux avancer. Pour Noah, qui n'a à peu près
jamais rien possédé, les déchets sont mystérieux. Lorsqu'il entre en contact avec son
mentor, son professeur Thomas Saint-Laurent, il décide même qu'il veut les étudier : « En
règle générale, les archéologues ne s'intéressent pas tellement aux nomades. Plus une
population voyage, moins elle laisse de traces. On préfère étudier les civilisations qui
s'installent, construisent des villes et produisent beaucoup de déchets. Rien n'est plus
intéressant que les déchets. Ils nous en apprennent plus que les œuvres, les bâtiments ou les
monuments. Les déchets dévoilent ce que tout le reste tente de cacher. » (N – 144) Il
abandonne toutefois ce projet et les déchets deviennent beaucoup moins présents. Ainsi, les
déchets prennent des significations différentes d'un personnage à l'autre et occupent des
espaces plus ou moins importants.

C'est toutefois dans le cas de Joyce que ces objets semblent conserver une présence plus
constante et plus déterminante. En effet, Joyce trouve dans les déchets les moyens de mener
à bien sa quête. Découragée de ne pas disposer de l'argent nécessaire pour s'acheter un
ordinateur, Joyce donne un coup de pied dans un sac d'ordures d'où sortent des disquettes,
dont une porte le titre Premier contact avec votre Macintosh : « Joyce se retourne vers le
tas d'ordures, transfigurée. » (N – 107) Elle y découvre une solution à son problème. Les

103
déchets et l'accumulation d'objets ne sont donc pas des obstacles pour elle, mais sont plutôt
des solutions, des adjuvants. Elle se tourne alors vers « la pêche aux gros » en plongeant
dans les conteneurs à déchets pour y trouver des pièces électroniques. Les détritus
deviennent même une façon pour elle de cartographier son environnement et l'espace de la
ville de Montréal : « Le centre-ville tient au complet dans son cerveau, soigneusement
découpé en quadrants, zones et sous-secteurs. On ne pêche pas n'importe quoi, n'importe
où, n'importe quand. La composition des déchets change non seulement d'une ruelle à
l'autre, mais également selon les jours de la semaine, les saisons, les fluctuations de la
bourse, la politique extérieure américaine. Pour Joyce, tout cela s'organise en une carte
complexe. » (N – 201) Les déchets lui permettent de comprendre son environnement et de
le connaître sous un angle différent, qui n'est plus aussi austère qu'au début. Elle apprivoise
Montréal et ses quartiers.

Nous avons déjà vu dans le premier chapitre comment les objets qu'elle abandonne derrière
elle quand elle quitte son appartement sont représentatifs du personnage féminin. Le
désordre qu'elle y laisse est également témoin de sa nostalgie et de l'importance des déchets
et des odeurs dans sa quête :
Au milieu du désordre trône un écran cathodique et un ordinateur baptisé Louis-Olivier
Gamache au feutre noir […] Le reste de la pièce est dans un chaos similaire. Sur le plancher
sont éparpillés un bol contenant les reliefs d'un riz au crabe (surmonté d'une paire de baguettes
laquées), un chaudron fleurant la soupe de morue au cumin, une boîte de sardines vidée de ses
passagers et un sac de chips aux crevettes vide. Cette piste culinaire mène jusqu'à l'évier,
autour duquel s'empile encore davantage de vaisselle souillée. Abandonnées sur la cuisinière
traînent une bouilloire, un pot de thé en sachet et une théière vide. (N – 279-280)
Ces objets ne représentent pas que des détritus, ils possèdent tous une signification, un lien
avec l'histoire de Joyce. La carcasse d'ordinateur témoigne de toutes ses aventures dans le
but de trouver suffisamment de pièces pour se construire son propre ordinateur, ainsi que de
sa profession secrète de pirate informatique. Les restes de nourriture et leur emballage
rappellent son emploi comme commis à la poissonnerie Shanahan, mais surtout son passé
avec sa famille de pêcheurs et ses tâches de cuisinière. Le thé et la théière invoquent
finalement le souvenir du grand-père Doucet de Joyce. Il est mentionné à plusieurs reprises
dans le texte à quel point le thé de son grand-père est lié à ses histoires de pirates et à une
époque révolue de la vie de Joyce. Ainsi, nous pouvons constater que les objets et surtout
les déchets qui envahissent le texte de Nikolski sont étroitement liés au personnage féminin
et qu'ils comblent une absence et une solitude profonde ressenties par le personnage. Ils

104
fonctionnent également à titre de véhicules de nostalgie et de mécanismes de mémoire pour
Joyce.

Bourneuf et Ouellet ajoutent d'ailleurs que « Plutôt qu'un monstre malfaisant ou un obstacle
au bonheur humain, l'univers des choses peut aussi vibrer au même diapason que le
personnage. » (Bourneuf et Ouellet, 1989 : 155) Ils donnent comme exemple l'œuvre
romanesque de Flaubert où « c'est trop peu dire que paysages et sentiments sont liés.
L'émotion devient paysage et le paysage naît de l'émotion. » (Bourneuf et Ouellet,
1989 : 155) Nous retrouvions cet effet plus tôt dans notre analyse dans le cas du stade de
baseball subissant la grêle et l'incendie, l'état du stade provenant de l'état de Hope : « Plutôt
que de décrire, de “nommer” un sentiment, un état d'âme, Flaubert le révèle en décrivant
l'objet ou le paysage. » (Bourneuf et Ouellet, 1989 : 156) C'est un cas similaire que l'on
observe dans le chapitre « Kératine » où l'on décrit ce que Joyce voit par la fenêtre pour
signifier sa solitude et son ennui :
L'étonnant désordre qui règne dans l'appartement suggère qu'un preneur d'otage fou vient de
passer trois jours retranché en ces murs – mais il n'y a personne ici, que Joyce, et elle joue à la
fois le rôle du preneur d'otage et celui de la victime […] Elle colle son nez à la vitre et scrute le
vieil immeuble situé de l'autre côté de la rue. Les rideaux s'écartent, les familles se réveillent
les unes après les autres […] Joyce a l'impression de vivre en marge d'un monde précieux et
insaisissable. De l'autre côté de cette fenêtre, les événements se produisent par eux-mêmes,
sans que l'on puisse les arrêter ou infléchir leur logique propre […] Joyce se met à grelotter. Il
fait pourtant chaud, dans l'appartement. Elle se tourne vers l'ordinateur dans l'espoir d'y trouver
un point d'ancrage, une certitude, mais le charme s'est rompu : sur l'écran, les mots ne
s'adressent plus à elle. Les objets qui l'entourent semblent étrangers – comme si au réveil d'un
long rêve, elle se découvrait assise au bureau de quelqu'un d'autre. (N – 229, 232-233)
Dans ce cas-ci, contrairement à Tarmac, on ne joue pas avec les limites du fantastique pour
que le paysage s'apparente aux émotions du personnage, il s'agit plutôt d'une façon de
transmettre l'émotion de Joyce par la description de sa contemplation de l'extérieur et de sa
prise de conscience de l'étroitesse de son environnement. Nous constatons donc que les
objets forment plus qu'un espace fictionnel, ils fondent une atmosphère et offrent au
personnage féminin une façon de s'inscrire dans le paysage et de se définir autrement.
L'univers fictionnel est ainsi traité de façon différente à travers les trois œuvres et permet
aux protagonistes féminines de se développer à des niveaux distincts.

Conclusion partielle :

Ainsi, nous avons pu démontrer que les personnages féminins, bien que partageant une
parenté ontologique, se développent de façon très distincte à travers leurs œuvres

105
respectives. Il en résulte des ouvrages uniques, pourtant liés par certains thèmes et certains
motifs. Nous avons constaté que cette différence provenait notamment du rapport entre les
personnages féminins et la forme que prend le récit. Le personnage du recueil de nouvelles
ne se manifeste pas comme ceux d'un roman éclaté et ceux d'un roman plus conventionnel.
En effet, L'encyclopédie du petit cercle emploie des définitions fictives à titre d'épigraphe
pour ajouter une couche supérieure de sens au texte. En liant les définitions farfelues de
maladies de toutes sortes au personnage de Karyne, le recueil de nouvelles s'unifie encore
davantage et se rapproche du roman plus traditionnel, malgré la diffraction interne qui
influence grandement sa lecture. De plus, ce nouveau niveau de fiction donne lieu à une
interprétation plus narrativisante du paratexte (avant-propos et épigraphes) et des nouvelles,
permettant d'y déceler une histoire à peu de choses près linéaire. En se définissant à travers
le paratexte et l'éclatement du recueil, Karyne devient étonnamment un personnage plus
complet, présentant une évolution d'une nouvelle à l'autre. La diffraction textuelle permet
donc à Dickner d'offrir au lecteur une œuvre complexe et cryptée, ainsi que plusieurs pistes
d'interprétation qu'il est libre de saisir ou non. La diffraction textuelle se manifeste aussi
dans Nikolski; elle y possède également une incidence sur le personnage féminin. La
cohabitation de trois trames narratives entrecoupées est aussi traversée par des savoirs
encyclopédiques et par l'insertion de différentes formes textuelles et de médias. Ainsi, les
quêtes des personnages, dont Joyce, sont souvent encouragées par des annonces dans le
journal ou par un fait divers. De plus, nous avons remarqué que le principe encyclopédique
se retrouvait dans chacune des œuvres de Dickner. La parenté entre l'histoire du roman,
particulièrement celle de Joyce, et celle du Livre à trois têtes nous a permis de démontrer
l'importance de l'influence réciproque entre la forme du récit et le personnage féminin, car
leurs particularités fragilisent les limites du genre romanesque et offrent une illustration du
caractère ambigu de la protagoniste en quête d'identité. L'idée de rassembler des savoirs
épars et de leur donner un sens nouveau au contact de ses personnages nous apparaît donc
comme un trait fondamental de l'écriture de l'auteur québécois.

Ensuite, nous nous sommes attardée aux thématiques véhiculées par les œuvres pour
démontrer que les personnages y jouent des rôles importants, mais des rôles différents.
Ainsi, la constante instabilité des lieux fréquentés par Hope dans Tarmac nous a permis de
constater la corrélation entre les lieux et le personnage féminin. Cette liaison offre une

106
illustration métaphorique de l'état psychologique de la protagoniste qui n'est pas rendu avec
la narration seule, qu'elle soit homodiégétique ou hétérodiégétique. Les lieux sont
également liés à l'actualité de l'époque. Ils rappellent encore une fois des savoirs
encyclopédiques et la thématique de la fin du monde qui suit Hope tout au long du roman.
De plus, ces références apocalyptiques ramènent à leur façon le thème du désordre que l'on
retrouve dans Nikolski. Toutefois, dans Nikolski, la thématique s'illustre surtout à travers
l'intérêt prononcé de Joyce pour les déchets. Cette accumulation d'objets évoque sa
mémoire, sa nostalgie et sa solitude. Elle lui permet également de propulser sa quête, de
s'approprier son environnement et de se définir.

Nous en venons donc à la conclusion que les personnages féminins de Dickner trouvent
leur originalité dans leur univers fictionnel et dans les particularités formelles et narratives
propres à chaque œuvre. Ceci nous offre un portrait des nombreuses possibilités offertes
par les personnages féminins de l'auteur. Ainsi, les trois œuvres partent de personnages très
semblables, portés par des quêtes similaires. Toutefois, l'environnement formel et textuel
influence les protagonistes féminines. Ces dernières peuvent se développer et donnent lieu
à des œuvres véritablement distinctes en soutenant des interprétations uniques et marquent
ainsi l'écriture de Dickner.

107
CONCLUSION : LE PERSONNAGE FÉMININ COMME
SIGNATURE
Au cours de notre étude des personnages féminins des œuvres de Dickner, nous avons
voulu démontrer que cet auteur propose des héroïnes très semblables d'un texte à l'autre.
Nous souhaitions ainsi examiner la manière particulière avec laquelle Dickner traite les
personnages féminins présents dans ses textes, manière qui, selon nous, rend son écriture si
originale au sein de la littérature québécoise. En nous attardant d'abord à la façon dont les
protagonistes féminines sont mises en scène et agissent dans leur œuvre respective, nous
avons pu observer que les trois héroïnes partagent une parenté ontologique qui implique,
rappelons-nous, des similitudes dans leur présentation, leur mise en scène, leurs fonctions
actancielles et leur mise en action. Ceci nous a permis de rassembler les caractéristiques
typiques du personnage féminin chez Dickner. Celles-ci nous semblaient d'ailleurs
s'apparenter à la figure type de l'amazone, rapprochant les héroïnes des trois œuvres de
l'image de la femme libérée et indépendante, qui accomplit sa quête envers et contre tous.
Nous avons également analysé de quelle manière ces protagonistes similaires peuvent
participer à des œuvres aussi différentes et comment elles se voient influencées par celles-ci
tout en apportant leur couleur au monde fictionnel.

Ainsi, nous avons observé dans le premier chapitre que les trois personnages représentent
des jeunes femmes aux prénoms anglophones, provenant de petites villes et débarquant
dans une plus grande, rencontrant par hasard un narrateur masculin qui offre un regard très
subjectif sur elles, empreint d'une certaine fascination. La mise en scène suggérée par cette
narration homodiégétique/autodiégétique participe à révéler le caractère marginal des
jeunes femmes sous un angle positif. Un certain mystère se dégage de chacune d'elles et les
rend insaisissables pour le narrateur : Karyne est une grande voyageuse qui a tendance à
réinventer les anecdotes qu'elle raconte, car elle ne se soucie guère de vivre une vie
vraisemblable; Joyce se fait avare de détails en ce qui a trait à son passé, puisqu'elle doit
demeurer anonyme pour poursuivre ses occupations illégales de pirate informatique; Hope
se montre obsédée par la fin du monde et par la date fatidique du 17 juillet 2001. Le regard
du narrateur se voit également complété par d'autres types de narration, dont la narration

109
hétérodiégétique que l'on retrouve dans les trois œuvres et la narration autodiégétique qui
est unique à Karyne dans L'encyclopédie du petit cercle. Ces narrations offrent un point de
vue plus objectif qui approfondit certaines caractéristiques, comme la passion des trois
jeunes femmes pour les voyages et les cartes, et en dévoile de nouvelles comme leur
vulnérabilité (les doutes de Karyne avant son départ en voilier, la solitude profonde de
Joyce qui est lasse de sa vie anonyme de pirate et le découragement de Hope qui cherche
Kamajii sans trop savoir quand sa quête se terminera). Les différents regards permettent
aussi de montrer selon plusieurs angles la généalogie problématique commune aux trois
personnages féminins.

Puis, en nous intéressant aux actions des personnages, nous avons pu démontrer que les
protagonistes féminines agissent de façon similaire. Elles deviennent toutes le personnage
principal de l'œuvre dans laquelle elles figurent, volant en quelque sorte la place centrale
des narrateurs. En effet, les personnages féminins font en sorte que le narrateur
autodiégétique de chaque œuvre abandonne sa quête pour leur servir d'adjuvant. Ainsi, en
fonction des rôles définis par le schéma actantiel, Karyne, Hope et Joyce possèdent celui de
sujet. Les trois personnages féminins doivent éventuellement quitter la trame narrative des
narrateurs ce qui trouble ces derniers et provoque des réactions différentes : le narrateur
autodiégétique de l'avant-propos de L'encyclopédie du petit cercle devient à nouveau actif;
celui de Nikolski demeure un moment passif, puis passe à l'action; Michel, dans Tarmac,
demeure plutôt passif jusqu'à ce que Hope lui redonne signe de vie plusieurs années plus
tard. Nous avons aussi démontré que les interactions entre les protagonistes et les autres
personnages des œuvres permettent de comprendre certaines intentions des héroïnes. De
plus, quelques personnages secondaires agissent comme reflet de certains traits de
personnalité des jeunes femmes, étoffant ainsi la composition de l'image de ces dernières.
La mise en commun de ces caractéristiques typiques du personnage féminin chez Dickner
nous a permis de mieux comprendre la dynamique des trois œuvres. De plus, nous avons pu
saisir davantage comment l'auteur inscrit ses textes dans les tendances littéraires
contemporaines, que ce soit grâce à la composition des protagonistes, à leur mise en action
ou aux thématiques modernes qu'ils véhiculent. En approfondissant la lecture des œuvres de
Dickner, nous avons aussi eu l'occasion de révéler les effets des formes particulières que
prennent les textes de l'auteur québécois et de proposer de nouvelles pistes interprétatives.

110
Nous avons ainsi acquis une compréhension accrue des œuvres de Dickner et, surtout, de
son traitement des personnages féminins.

Nous croyons maintenant qu'il serait pertinent de confirmer nos conclusions en vérifiant si
les caractéristiques typiques que nous avons identifiées se retrouve également dans d'autres
textes du même auteur. Dickner a publié des nouvelles à maintes reprises dans les dernières
années, leur parution croisant celles des œuvres à l'étude. Il a d'ailleurs écrit des nouvelles
pour plusieurs revues et a participé à un projet collectif avec deux autres auteurs, avec qui il
a fait paraître Traité de balistique65 sous le nom fictif d'Alexandre Bourbaki.

Dans la revue Moebius, en 1993, Dickner a publié une nouvelle intitulée « Le cirque de
nuit66 », dans laquelle un narrateur autodiégétique masculin raconte sa soirée mouvementée
avec sa copine prénommée Karyne. Déjà, le nom, écrit avec le « y » plutôt qu'un « i »,
rappelle l'héroïne du recueil de nouvelles paru en 1999. Toutefois, d'autres ressemblances
les rapprochent. En effet, cette Karyne possède sa propre obsession, qui n'est pas celle du
voyage, de la piraterie ou de la fin du monde, mais plutôt celle de l'écriture :
Elle écrit compulsivement, des dizaines de pages, en couvrant ligne par ligne chaque bout de
papier qui tombe sous sa main d'une illisible graphie mouchopode pour systématiquement tout
déchirer au fur et à mesure et expédier les débris aphones dans la poubelle la plus proche. […]
je lui ai toujours connu cette avidité dans le geste créateur. Page après page toujours le soir.
Allergie congénitalement acquise, paraît-il, au reflet du soleil sur la paperasse luisante — ce
qui est une image, parce que le reflet se situe beaucoup plus au niveau de ses synapses que de
la mélamine de sa table de travail. (CN – 41)
Ainsi, le personnage féminin de cette nouvelle partage, dès les premières lignes de la
nouvelle, plusieurs caractéristiques typiques des héroïnes de Dickner : elle est marginale,
elle est habitée par une obsession et elle est décrite par un narrateur autodiégétique qui en
est épris. La fascination du narrateur est d'ailleurs affirmée peu de lignes après : « J'ai
toujours été sensible à ce genre de manifestation d'existence à mi-chemin entre le rituel de
séduction et la crise d'hystérie. Avec Karyne, ça m'a toujours perdu, et je sais trop bien ce
qui m'attend. » (CN – 42) De plus, elle se sent elle aussi prise d'un besoin de partir, de
quitter sa maison pour soulager son obsession. Elle demeure également insaisissable pour le

65
Alexandre Bourbaki, Traité de balistique, Québec, Alto, 2006, 263 p. Désormais, les renvois à cette édition
seront signalés, dans le corps du texte, par la seule mention TB – suivie du numéro de la page.
66
Nicolas Dickner, « Le cirque de nuit », dans Moebius, no 58 (1993), p. 41-48. Désormais, les renvois à cette
nouvelle seront signalés, dans le corps du texte, par la seule mention CN – suivie du numéro de la page.

111
narrateur qui se demande bien ce qui se passe dans sa tête. Toutefois, ce personnage
féminin semble moins indépendant que les autres :
— Je sors, j'm'en vais. Peux pas écrire. Vais prendre l'air, ça va m'inspirer. Vais sortir, prendre
une bière. Envoye! Viens-t'en avec moi! Tu peux pas me laisser aller toute seule. Yé rendu une
heure du matin. Tu te rends compte; je pourrais me faire assaillir par une horde de coquerelles
albinos géantes du Mexique pendant que tu roupillonnerais ici, peinard comme une caisse de
douze vide! Tu peux pas laisser faire ça! Toute manière, faut que j'sorte, tu viens, laisse-moi
pas toute seule. Envoooye! (CN – 42)
Rappelons-nous toutefois que les protagonistes de Dickner, malgré leur fougue et leur
courage, hésitent parfois à pousser leur quête plus loin : Karyne demande à François-Luc de
l'accompagner en voyage, Joyce s'ouvre à son cousin (le narrateur autodiégétique) la veille
de son départ et Hope essaie de téléphoner à Michel une fois qu'elle est rendue à Tokyo. Du
point de vue de l'action, le personnage féminin du « Cirque de nuit » semble lui aussi
central. Le narrateur souhaite aller se coucher, mais Karyne l'entraîne avec elle dans sa
quête nocturne pour trouver de l'inspiration. À chacune de ses requêtes, il se soumet et la
suit. Ainsi, le personnage féminin conserve la position de héros et tient le rôle de sujet de sa
quête. Le narrateur autodiégétique, lui, est relayé au rôle d'adjuvant. De plus, la fin de la
nouvelle est suspensive. Le texte se termine alors que Karyne recommence à écrire
frénétiquement et que le narrateur pense au fait « que la balade d'inspiration nocturne va se
répéter demain soir, puis après-demain soir, avec toute la pérennité des rituels de la passion,
que les promenades vont se reperpétuer jusqu'à l'infini, jusqu'au bout de la quête
d'inspiration de Karyne, toutes les nuits, jamais de congé, comme ça se passe maintenant
depuis deux longues années... » (CN – 47) Encore une fois, on remarque un personnage
féminin fort qui vole l'espace central du narrateur et qui évacue presque totalement la quête
de ce dernier (dans ce cas-ci, aller se coucher). Le narrateur, lui, demeure à la traîne des
événements, subissant les péripéties au nom de son affection et de son admiration pour
Karyne. Bien qu'on ne retrouve pas de personnages secondaires palliant une généalogie
problématique (qui n'est pas non plus présente), suffisamment de points communs sont
repérables en une nouvelle de huit pages pour nous permettre de valider la teneur de nos
conclusions. Les caractéristiques typiques identifiées dans les trois œuvres principales de
Dickner semblent donc être présentes dans son œuvre en général.

112
On en vient au même constat en lisant la nouvelle « Lucy67 », signée par Dickner et parue
dans la revue de création Zinc en 2005. Lucy (notons le prénom anglophone) « est
convaincue que la fin du monde adviendra par l'accumulation de publisacs dans nos boîtes
à lettres. » (L – 7) En effet, la jeune femme vit une obsession particulière pour la quantité
de circulaires que son ami, narrateur homodiégétique, et elle reçoivent tous les jours à leur
appartement. Déjà, on retrouve les points clés de la figure féminine type : une obsession
(qui ressemble à celle de Hope) et une mise en scène par un narrateur homodiégétique. Au
cours de la nouvelle, Lucy, plutôt névrosée, tente de se débarrasser des circulaires en les
envoyant à la Faculté d'anthropologie ou en pratiquant son origami. Le narrateur, lui,
demeure le témoin passif de ces scènes de folie. Ce qui nous apparaît particulièrement
intéressant dans cette nouvelle est le rappel, non seulement de la figure type, mais
également de sa relation avec son monde fictionnel. En effet, on retrouve dans le texte des
extraits de circulaires au même titre que les définitions de L'encyclopédie du petit cercle ou
que les coupures de journaux dans Nikolski. Ces extraits cassent le rythme de la nouvelle,
mais illustrent l'obsession du personnage. Dans le même ordre d'idées, Lucy accumule les
savoirs inutiles et farfelus : « Lucy me rappelle souvent que les publisacs véhiculent 50
millions de circulaires par semaine, que cet invraisemblable effort de guerre consomme
quelque trois gazillions de tonnes de pâtes de papier, que ça représente je ne sais plus
combien d'hectares de forêt […] » (L – 7) On retrouve également la présence d'une
télévision qui devient, encore une fois, source de savoirs et qui influence la diégèse : à la
suite d'un reportage sur les chimpanzés, Lucy se fabrique un masque de chimpanzé à l'aide
de circulaires. Alors armée de ce masque de camouflage guerrier, elle se bâtit une
montagne de circulaires pour guetter l'arrivée du camelot. Nous notons la thématique de la
fin du monde et celle des déchets communes aux œuvres de Dickner. De plus, le milieu où
habite la femme s'apparente à sa psychologie : Lucy est entourée de déchets, de vieilles
circulaires qui s'accumulent, illustrant le fait qu'elle « a finalement pété les plombs. » (L –
10) La nouvelle permet donc de valider nos observations quant à la figure type du
personnage, ainsi qu'à la richesse des significations liées aux milieux fictionnels et aux
thématiques véhiculées par les personnages.

67
Nicolas Dickner, « Lucy », dans Zinc : revue de la relève, no 5 (2005), p. 7-11. Désormais, les renvois à
cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la seule mention L – suivie du numéro de la page.

113
Quoique limitée, cette validation des caractéristiques typiques identifiées nous démontre
que le traitement du personnage féminin marque le style d'écriture de Dickner et pourrait
être considéré comme sa signature, comme une particularité littéraire qui singularise ses
œuvres. Ainsi, nous croyons que nos conclusions par rapport aux caractéristiques de
l'écriture de Dickner pourraient également nous permettre, avec un certain degré de
certitude, d'associer à Dickner une nouvelle du recueil collectif Traité de balistique. En
effet, l'un des textes nous semble présenter de nombreux traits de l'écriture des personnages
propres à Dickner. Il s'agit de la nouvelle « Quelle est la longueur de la côte gaspésienne? »
(TB – 105-137). Bien que nous ne puissions certifier l'autorité de Dickner, la parenté entre
le personnage féminin de la nouvelle et ceux déjà analysés nous apparaît suffisante pour
soutenir notre hypothèse.

Dans cette nouvelle, Fatou, descendant d'une famille de concierges de génération en


génération, tente de fuir la tradition familiale en étudiant les mathématiques à l'université. Il
fait toutefois la rencontre d'une cambrioleuse, prénommée Julia, dotée d'un pouvoir
d'entropie brisant tout sur son passage. Malheureusement, ce pouvoir se révèle être
également une malédiction, puisque la jeune femme ne peut le contrôler. L'entropie qu'elle
dégage lui cause donc plusieurs désagréments autant physiques et affectifs que
psychologiques. Rejetée par ses parents, « la pauvre Julia ne disposait d'aucun moment de
répit : partout sur son passage les livres tombaient, les escaliers s'effondraient, les fenêtres
sortaient de leur cadre. Elle vivait au milieu d'une tornade permanente, sans cesse frappée
par les débris qui tourbillonnaient dans le vent. Son corps se couvrait peu à peu
d'hématomes, d'égratignures et de pansements. » (TB – 117)

Le début de la nouvelle est entièrement consacré à Fatou et à sa lutte contre le destin de


concierge que lui réserve sa famille. Pourtant, après seulement trois pages de cette histoire
potentielle, la jeune femme fait son entrée de façon spectaculaire, détruisant tout sur son
passage, incluant les projets de Fatou. Le personnage féminin de cette nouvelle partage
avec les autres femmes des œuvres de Dickner leur marginalité physique et psychologique.
En effet, elle a le crâne rasé et son habillement sort du commun. De plus, elle est aux prises,
elle aussi, avec un trait particulier modulant sa personnalité : une incontrôlable production
d'entropie. Du côté de l'action, le personnage masculin réagit comme les autres
protagonistes de Dickner, c'est-à-dire qu'il abandonne sans hésiter sa propre quête (devenir

114
mathématicien) pour suivre la jeune femme et pour devenir son adjuvant. Nous notons
toutefois une particularité narrative : Fatou n'est pas le narrateur de la nouvelle. Le
narrateur est hétérodiégétique et emploie un ton neutre. Cette narration implique que
l'histoire n'est pas directement teintée par la fascination du personnage masculin pour
l'héroïne de l'histoire. Le personnage féminin, lui, agit de façon inégale. Il fait parfois
preuve d'assurance et semble posséder de véritables intentions (comme lors de ses
cambriolages), alors qu'à d'autres moments, il paraît plutôt victime de son pouvoir
d'entropie. Ainsi, entre les vols de banques, les personnages de Fatou et de Julia ne sont pas
très actifs : « La présence de Fatou ne changeait à peu près rien [aux] occupations
habituelles [de Julia], qui se résumaient à lire des romans policiers, manger des nouilles et
écouter la radio toute la nuit. Privé de ses manuels de mathématiques, Fatou tuait le temps
comme il le pouvait. Il pliait des origamis, cherchait des symboles mathématiques dans les
cernes du plafond. » (TB – 119) Toutefois, durant le sommeil de Julia, Fatou reprend ses
actions et répare ce que l'entropie générée par Julia a saccagé. De plus, c'est en profitant du
sommeil prolongé de la jeune femme que Fatou l'entraîne lui-même hors de la ville de
Montréal pour fuir les policiers qui sont à leur trousse : « il les avait tirés du trou à rats où
ils se planquaient, il les avait sauvés de la police, il avait tenu le volant toute la nuit pour les
conduire jusqu'à un endroit sécuritaire, tranquille et ensoleillé – et elle ne trouvait rien de
mieux à faire que de râler. » (TB – 130) Une dynamique intéressante se dégage alors de ce
duo de personnages. Julia semble tenir le rôle d'héroïne, pourtant Fatou devient actif dès
qu'elle se pacifie en s'endormant. Il maintient ainsi son importance dans l'œuvre. Les deux
personnages semblent donc interchanger leur statut et partager les actions. Notons
également que l'histoire des deux personnages ne possède pas de fin : la jeune femme
s'assoupit alors que leur voiture est embourbée dans le sable près de la mer et le lecteur ne
saura pas s'ils réussiront à se rendre à destination.

Julia semble en quelque sorte la représentation typique de la figure féminine chez Dickner
puisque son pouvoir, son influence s'illustre de façon presque caricaturale dans la diégèse.
Sa marginalité et son caractère entropique déteignent sur tous les éléments de son
entourage : personnages, principaux comme secondaires, lieux et objets. Ses actions et ses
affects se manifestent clairement dans son espace, celui-ci devenant plus ou moins
chaotique selon son humeur. Elle agit sur son acolyte masculin qui est fasciné par elle et

115
qui abandonne sa quête pour la suivre dans ses aventures. Par contre, son rapport avec le
personnage masculin est différent, puisque Fatou ne se pacifie pas complètement à son
contact. Les caractéristiques typiques partagées avec les protagonistes féminines de
Dickner nous permettent de croire que la nouvelle « Quelle est la longueur de la côte
gaspésienne? » provient de la plume de Dickner68, malgré que les personnages, féminins
comme masculins, présentent des caractéristiques qui leur sont propres et qui rendent ce
récit unique. Ceci tend à confirmer que les traits distinctifs des figures féminines chez
Dickner que nous avons identifiés seraient constants à travers son œuvre, pouvant ici servir,
notamment, à déduire la contribution de Dickner à un ouvrage collectif.

À la lumière de nos conclusions, nous observons qu'un trait caractéristique s'impose :


l'interaction particulière entre les narrateurs et les protagonistes féminines. Il s'en dégage
une certaine critique féministe et une mise en valeur de l'image type de l'amazone. Il s'agit
d'un élément qui n'a pas pu être abordé dans ce mémoire, puisque nous souhaitions
principalement examiner la constitution des personnages féminins et analyser leur
fonctionnement à travers les œuvres. Toutefois, en regard de nos conclusions, une lecture
féministe des trois œuvres à l'étude s'avèrerait tout à fait possible et souhaitable, de manière
à déceler de nouvelles pistes interprétatives et de nouvelles significations possibles aux
œuvres de Dickner qui débordent encore de sens et de codes. L'étude de la représentation
de la femme dans la littérature occidentale ne date d'ailleurs pas d'hier. Nous pouvons entre
autres penser à l'ouvrage États de femme 69 de Nathalie Heinich qui s'intéresse aux
différentes figures féminines traversant la fiction occidentale de la fin du 18e siècle au
début du 20e siècle. La chercheure y remarque que « cette longue période [est] marquée,
globalement, par une grande continuité historique dans le statut économique des femmes
comme dans le contrôle moral de la vie sexuelle ». (Heinich, 1996 : 14) Elle s'intéresse
alors aux identités d'épouse, de veuve, de maîtresse, de vieille fille, d'orpheline, de
prostituée, etc., chaque identité étant liée à un homme, père ou mari, qui fait vivre et qui
définit la femme. Puis, dans la fiction parue autour de la Première Guerre mondiale,
Heinich dénote l'apparition d'un nouvel état de femme, celui de la « femme non liée » qui
68
Depuis la fin de la rédaction de ce mémoire, l'auteur nous a confirmé qu'il était bel et bien l'auteur de la
nouvelle « Quelle est la longueur de la côte gaspésienne? ». Ceci confirme la valeur de nos conclusions et
valide notre hypothèse du personnage féminin pouvant tenir lieu de signature.
69
Nathalie Heinich, États de femme : L'identité féminine dans la fiction occidentale, Paris, Gallimard (Coll.
NRF essais), 1996, 397 p.

116
« correspond précisément à la déliaison entre subsistance économique et disponibilité
sexuelle, c'est-à-dire à un changement dans la matrice engendrant les différentes figures
identitaires – ou encore, pour reprendre le terme appliqué par Thomas Kuhn aux idées
scientifiques, un “changement de paradigme” dans les représentations de l'identité
féminine. » (Heinich, 1996 : 14) Dans la continuité de cette recherche sur les types de
femme illustrés par la fiction du 18e au 20e siècle et, surtout, de cette idée de « femme non
liée », l'exemple des personnages féminins chez Dickner nous semble proposer un nouvel
état de femme. Cet état, devenu possible grâce à la modernisation de l'image de la femme à
la fin du 20e siècle et au début du 21e siècle, représenterait la femme comme indépendante,
émancipée et prenant en charge non seulement son destin, mais celui de l'œuvre entière. Le
vingt et unième siècle permettrait donc la création de nouvelles identités, féminines comme
masculines, riches et complexes. Il serait pertinent de les dénombrer et de les analyser de
façon plus large. Ceci pourrait mettre à jour de nouvelles dynamiques narratives, de
nouvelles façons de mettre en scène les personnages, de décrire leurs actions et de les
définir. L'œuvre de Dickner, marquée par son époque et marquante pour la littérature de
son temps, s'avèrerait ainsi un nouveau modèle dans le traitement des personnages et, plus
précisément, de l'identité féminine.

117
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