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04/06/2021 Miroirs et jeux de miroirs dans la littérature médiévale - Miroir ou Image… - Presses universitaires de Rennes

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Miroirs et jeux de miroirs dans la littérature médiévale | Fabienne Pomel

Miroir ou Image…
Le choix d’un titre pour un texte didactique
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04/06/2021 Miroirs et jeux de miroirs dans la littérature médiévale - Miroir ou Image… - Presses universitaires de Rennes

Chantal Connochie-Bourgne
p. 29-38

Texte intégral
1 Les termes de miroir et d’image ont servi au Moyen Âge à intituler des œuvres
didactiques présentant à leur public des images du monde où s’instruire de ses lois,
observables tantôt dans les phénomènes naturels, tantôt dans le déroulement de
son histoire et dans les mœurs des hommes1. La métaphore inscrite dans le titre de
ces œuvres suscite diverses interprétations de l’objet comparé qui viennent des
différents usages faits de l’objet comparant. Le miroir médiéval peut être un
instrument scientifique d’observation des astres ou un luxueux objet de coquetterie
où se mirer. Sa petite dimension, sa forme circulaire, sa surface convexe offrent
une image réduite, partielle et souvent floue. Instrument utile mais imparfait, le
miroir ne se pare de reflets que dans un espace lumineux. Sans objet dont saisir les
contours et les couleurs et sans source lumineuse, le miroir n’est qu’une forme vide
et vaine. Et que serait un miroir où personne ne viendrait contempler d’image ?
e e
Aux et siècles, des textes scientifiques et didactiques écrits tant en latin
qu’en français sont intitulés Speculum ou Imago et Miroir de … ou Image de … ;
on décèle sous ces titres une forme seconde de la métaphore du livre de la nature.
Le clerc, en effet, se dit descripteur du monde créé, qu’il sait déchiffrer et qu’il
donne à lire. Dans le choix qu’il fait d’un titre se manifeste sa relation au livre et à
l’acte d’écrire. Même s’il effectue une compilation, ce qu’il donne à lire est plus le
spectacle du monde que la tradition livresque de la clergie, du moins est-ce ce qu’il
affirme ; même s’il s’appuie sur des « auctoritates », le contrat pédagogique qu’il
passe tacitement avec son lecteur/auditeur concerne les res, les phénomènes
naturels, auxquels il se doit d’apporter une explication. Le clerc est spectateur du
monde et lecteur averti par la fréquentation des livres, en premier lieu du Livre par

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excellence, la Bible. Aussi est-il en mesure de déchiffrer le livre de la nature. Or,


assimiler la nature à un livre revient à reconnaître dans son Auteur, le Créateur, un
écrivain. Dieu inspire les prophètes et inscrit également des leçons dans la forme et
le comportement de ses créatures. Le savant déchiffre pour le salut des hommes les
signes qu’il lit dans l’Écriture et dans les réalités sensibles, comme en témoigne la
littérature des Bestiaires, des Lapidaires ou des sommes encyclopédiques. Alors
que le Livre révèle par des mots (verba), la nature se lit dans ses choses (res). Si la
métaphore du livre de la nature met sur un pied d’égalité deux voies de révélation
différentes, celle du miroir et de l’image reflétée conduit davantage à considérer la
relation du livre au monde créé, ce qui implique la prise en compte et du Créateur
de ce monde et de l’auteur du livre. Partant de ces différents constats, on comprend
que l’emploi de la métaphore catoptrique pour son titre témoigne de la part de son
auteur un jugement sur la portée de son texte. Une certaine modestie, sincère ou
feinte, s’affiche souvent dès le titre et/ou le prologue, ou bien se prononce le désir
de se distinguer des faiseurs de fables et de revendiquer sa place dans le rang des
philosophes, de ceux qui dévoilent des vérités sur l’homme et sur le monde. La
prudence du lecteur est donc requise : qu’il ne se laisse pas prendre à l’ombre des
choses, qu’il ne se laisse pas fasciner par l’image trompeuse de lui-même, mais
qu’au contraire il veille à contempler la réalité, la vérité, à travers le reflet.
Regarder dans un miroir, y contempler une image, c’est apprendre à voir au-delà.
Liée à ces représentation mentales, la métaphore du miroir convient aux écrits
didactiques à visée édifiante. Le spectacle du monde comme celui de l’homme
conduit à un retour sur soi, à une réflexion d’ordre intellectuel et spirituel qui doit
faire accéder à ce qu’on nomme dans ces textes la lumière, la vérité, le Bien, Dieu.
2 Les historiens de la littérature médiévale relèvent dans le titre Miroir de … l’indice
d’une valeur générique. Sous-ensemble du genre didactique, le miroir désignerait
ces œuvres de vulgarisation, scientifiques, morales ou politiques, qui offrent aux
lecteurs un objet dans lequel contempler la figure exemplaire de l’ordre du monde
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ou celle d’une vie tournée vers le Bien ou celle encore d’un bon gouvernement. Il
existe des Miroirs… du monde, de l’âme, des princes, des dames, des bonnes
femmes, de l’humaine salvation… Certes, la célébrité de l’œuvre magistrale de
Vincent de Beauvais, le Speculum majus, a valeur d’exemple et pousse à voir dans
toute description du monde et de l’homme leur image, le texte jouant le rôle d’un
miroir. Par ailleurs, le ton moralisateur de ces livres de clergie engendre une prise
de conscience de soi qui évoque l’attitude de celui qui observe son image dans un
miroir. Cette finalité édifiante explique, sans doute, l’attachement à cet intitulé.
3 Les livres écrits par des clercs pour instruire leur public des choses de la nature,
c’est-à-dire les encyclopédies et traités divers, portent des titres comme Liber (ou
Tractatus) de natura rerum ou de naturis rerum . Ces ouvrages traitent de la
nature en tant que concept, jamais séparé des réalités qui le portent. Liés par la
préposition de, le terme liber et le syntagme natura rerum renvoient à deux ordres
différents de réalité : d’une part l’objet-livre et le texte qu’il contient, d’autre part la
matière qu’il aborde. Le clerc semble privilégier sa matière plus que son travail ; le
livre s’efface au profit du sujet étudié à telle enseigne que parfois le terme
désignant l’écrit (liber/tractatus) disparaît, devenu inutile, pour ne laisser comme
titre que le syntagme précisant la matière traitée (natura rerum).Renonçant à un
titre formé de deux termes reliés syntaxiquement par la préposition de, les clercs
e
du siècle (à l’exception d’Alexandre Neckam qui écrit encore un De naturis
rerum ) préfèrent souvent employer soit un terme unique (comme la
Cosmographia de Bernard Silvestre), soit deux termes dont le second est le
complément du premier (comme la Philosophia mundi de Guillaume de Conches).
4 L’emploi des termes de miroir ou d’image dans les titres incite donc à s’interroger
sur ce qui fonde cet acte signifiant. Speculum apparaît au e siècle sous la plume
e
d’Adalbert ; puis, au siècle, Honorius Augustodunensis emploie imago et
e
speculum (Imago mundi et Speculum Ecclesiae ) ; à partir du siècle, l’intitulé
avec speculum l’emporte sur celui avec imago, à l’exception, plus tardive, de
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l’Imago mundi de Pierre d’Ailly ( e siècle). Par sa double valeur, objective et


subjective, le génitif évoque, semble-t-il, la relation de la production du clerc au
monde. Selon le schéma néoplatonicien si influent, et pour l’exprimer d’une façon
très schématique, le monde créé est une image sensible, qui doit être appréhendée
par l’esprit comme le reflet d’un modèle. Mais qu’en est-il de la mise en mots de ces
réalités sensibles pensées comme images ? Le choix du terme imago révèle-t-il
aussi une prise en compte du travail du clerc, auteur d’un livre et lui-même
métaphorisé en miroir ? Dans cet acte inaugural d’intituler, le clerc porte un
jugement sur le rôle qu’il joue dans la transmission du savoir2.
e
5 De toutes les encyclopédies en langue française produites au siècle, la seule
qui adopte le titre inauguré par Honorius Augustodunensis est l’œuvre de Gossuin
de Metz, l’Image du monde3 (1245). La métaphorisation est à l’œuvre aussi dans les
titres des autres encyclopédies comme Li Livres dou Tresor de Brunet Latin4, La
Fontaine de toutes sciences5 (anonyme) et Li Secrés as philosophes6 (anonyme).
Rédigés pour un jeune seigneur ou prétendu tel par l’auteur, ces textes annoncent
dès leur titre une entrée dans le monde des savants où nourrir une réflexion sur le
bon gouvernement de soi et des peuples, car un homme, et a fortiori un prince
ignorant, ne peut faire régner la justice. Placides, le disciple du maître Timéo, dans
leur dialogue aussi intitulé Li secrés as philosophes, doit apprendre à connaître
l’ordre du monde et celui des sociétés humaines afin de pouvoir exercer ses futures
fonction. Brunet Latin instruit son lecteur ami (il s’adresse à un Biaus dous amis )
à posséder les richesses du savoir afin de mieux conduire sa vie de responsable
politique, lors de son retour à Florence, ville dans laquelle il sera prochai nement
amené à jouer un rôle. L’auteur du Livre de Sydrach, autre nom de La Fontaine de
toutes sciences, invente un dialogue entre le philosophe Sydrach et son
interlocuteur, le roi païen Boctus, qu’il convainc de reconnaître la toute-puissance
du Dieu des chrétiens et de vivre selon Sa loi. Les métaphores du trésor et de la
source orientent l’imagination vers ce qui d’une part enrichit, richesses des villes et
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irrigation des terres, richesse des campagnes, et d’autre part pousse à partager, se
répand généreusement en bien-faits. Ces titres tout comme celui du secret
suscitent un désir.
6 La métaphore de l’image, quant à elle, se réfère immédiatement à celle du miroir
et peut exciter la curiosité, voire le désir, quand on sait à quel point un miroir est
un objet étrange (et, rappelons-le encore, rare et précieux au Moyen Âge). Que
voit-on dans un miroir ? l’image réduite de ce qu’on ne saurait voir sans lui, c’est-à-
dire son propre visage, et ce qui est derrière celui qui se regarde et qu’il ne peut
voir qu’en se retournant, perdant ainsi l’assemblage de deux plans sinon
impossible à voir. L’effet d’un miroir est toujours quelque peu magique ; il ouvre
l’accès à l’invisible. De plus, dans le cas où il ne s’agit pas de voir sa propre
apparence mais, comme en astronomie, d’observer un astre, l’éclat de l’objet
réfléchi est atténué par la surface réfléchissante. Enfin, le miroir médiéval permet,
certes, la vision d’un large champ, mais une vision imparfaite. Compte tenu de ces
données matérielles qu’il est nécessaire d’évoquer pour éviter des interprétations
anachronique, il faut encore considérer les réseaux sémantiques et métaphoriques
dans lesquels placer ces termes de miroir et d’image7.
7 Lorsque, dans les années 1110-1139, Honorius Augustodunensis dédie son Imago
mundi à un ami du nom de Christianus, il explicite le titre qu’il a choisi : « […]
intitulé l’image du monde, car là-dedans on peut voir la disposition du monde
comme dans un miroir8. »
8 Mais, lorsqu’en 1245, Gossuin de Metz rédige en français son Image du monde, il
ne commente pas le choix de son titre ; dans les premières lignes, il qualifie son
œuvre de « romanz », ce qui implique l’emploi de la langue vernaculaire et
l’appartenance à la lignée des « mises en romanz » à caractère littéraire, bien qu’il
s’agisse d’un livre de clergie ; le titre n’apparaît qu’à l’autre extrémité du texte,
dans l’explicit :

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Ci fenist l’image du monde.


A Dieu comence, a Dieu prent fin
qui ses biens nous doint en la fin.
(v. 6574-65769)

9 Dieu est aux deux bornes du texte. Le texte se referme sur lui même, tracant un
cercle qui apparente son contenu à ce qu’il a reflété, la sphère du monde. La seule
ouverture possible se fera dans la jouissance des biens paradisiaques, dans l’ordre
des réalités spirituelles.
10 À ne considérer que son titre, ce texte ne se donne pas comme moral ; c’est le reflet
du monde physique qui est proposé, extérieur au lecteur invité à y reconnaître ses
expériences de la vie quotidienne et à imaginer les confins de la terre habitée qu’il
n’a pas arpentés et les inaccessibles sphères célestes. Ainsi le monde a-t-il une
image dans ce livre de clergie. La valeur objective du complément de nom (image
du monde)est actualisée, mais la valeur subjective persiste : le monde est image. Le
clerc joue sur ce double sens.
11 Cependant l’intérêt est porté non sur le miroir mais sur l’image qui s’y forme et
plus encore sur la réalité dont elle fournit un reflet. On en conclut que le texte n’est
pas pensé comme miroir mais comme image. Le miroir disparaît sous l’image,
comme le cadre autour de la peinture, comme le clerc derrière son livre. Ce qui
importe c’est ce qui est donné à voir ; or, le texte n’est que le reflet, la mise en mots,
d’un monde lui-même pensé comme reflet. Et ces jeux de reflets entre le monde
sensible, le monde divin et celui du texte produit ne sont possibles (et concevables)
que par l’activité naturellement réfléchissante de l’esprit qui les ordonne, les
hiérarchise ; des supports ou, pour parler figuralement, des miroirs différents
reçoivent et renvoient les images. Hors Dieu tout est image :

le monde visible est reflété par l’esprit, en l’occurrence celui du clerc, avant
d’être reproduit comme image perceptible. Le texte est alors considéré comme

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un reflet du monde extérieur, il est mimétique (par le pouvoir évocateur des


sons, du rythme qui les anime et de cette géométrie singulière qui gouverne la
dispositio) ;
mais le reflet, invisible parce qu’intérieur, qui se forme dans l’esprit du clerc
suppose l’existence d’un monde invisible, divin, éternel, dont le monde
sensible est lui-même le reflet fugace ;
l’image construite par les mots sonores du clerc ne prend existence que si elle
est reçue par l’esprit du lecteur, intériorisée par lui qui devient alors un
« espace » réfléchissant ;
le lecteur en effet ne reçoit et ne comprend cette image que parce qu’il est lui-
même, comme le clerc, âme réfléchissante, créée « à l’image de Dieu ». Le
spectacle du monde s’imprime sur le parchemin de l’esprit (chartula mentis),
rappelle Alain de Lille. Nombreuses sont les métaphores qui assimilent l’esprit
ou le cœur à un support de l’écriture, parchemin ou tablette de cire. Au Livre
saint, dicté aux prophètes, et à celui de la nature il faut ajouter celui de
l’homme, si difficile à déchiffrer10.

12 On peut observer ces effets de miroir de plusieurs points de vue ; je retiendrai ceux
de l’anthropologie, de l’éthique, et de la poétique.
13 Si l’on considère sa relation au monde extérieur, l’homme est ce « lieu » privilégié
d’un échange dynamique entre le « dehors » et le « dedans ». Il reçoit par les sens
l’impression des choses qui prend forme dans la cellule imaginative de son cerveau.
Deux objets sollicitent ses sens, le monde apparent des choses (res)et le livre où il
voit et entend les mots (verba).La cellule rationnelle ainsi que la cellule mémorielle
lui permettent de reconnaître et d’ordonner les informations qu’il reçoit. À celui
qui n’a pas l’expérience des choses, le livre reste fermé, lettre morte. Il faut donc
d’abord observer ce qui nous entoure. Mais ce rapport au monde demeurerait
éphémère, limité à l’existence de l’individu, si la parole ou, mieux encore, l’écrit ne

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venait le fixer dans la mémoire collective pour en faire une image à transmettre, à
partir de laquelle progresse la connaissance, comme le raconte la légende des deux
colonnes sur lesquelles les sages d’avant le déluge firent graver une somme du
savoir :
Et firent grant colombes faire,
si grant qu’il peüssent portraire
et taillier en chascune piere
au mains une des ars entiere,
si qu’as autres fussent communes.

(v. 5385-538911)

14 Le texte savant lui-même opère ce mouvement de va et vient entre explication et


observation ; le clerc qui enseigne se fait instrument de réflexion, miroir.
15 D’un point de vue éthique, on affirme que l’image-texte doit engendrer une image
mentale qui informe le monde visible auquel elle est rapportée, en en faisant une
image à reflets multiples ; la pensée procède par analogies : par exemple, dans
l’ordre vertical, ce qui se trouve placé dans les régions inférieures est en
homothétie avec ce qui se loge dans les régions supérieures, le haut ressemble au
bas. Le tremblement est à la terre ce que l’orage est à l’air :
Ce qui la terre fait crosler
est ce qu’es nues fait tonner
et ce que fait la terre ovrir
ce fait les nues espartir.
(v. 3977-398012)

16 De même, la diversité terrestre est liée à la vertu des étoiles. Un degré de plus est
alors franchi puisqu’on quitte les sphères du monde sublunaire des corps
corruptibles pour établir une relation avec la sphère éthérée des corps

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incorruptibles. Mais tout reflet est imparfait, ce que montre ce miroir céleste qu’est
la lune :
Pour la terre qui est oscure
n’a ele point de clarté pure
qui de li vienne proprement ;
mais la clarté qu’ele nous rent
prent ele du soleill touz jours,
ensement comme uns mireours […]
(v. 4195-420013)

17 Cette physique fonde l’éthique : ce qui est bas et obscur est du côté du mal – l’enfer
est enfoui dans les profondeurs terrestres –, ce qui est élevé et lumineux est du côté
du Bien. Ces métaphores sont récurrentes dans les textes de vulgarisation
scientifique dont les auteurs se doivent aussi de limiter les prétentions.
L’intelligence humaine se mesure aussi à l’humble reconnaissance de ses propres
forces. Il demeure des « secrets » divins et la lumière de l’empyrée est inaccessible
aux sens et à l’imagination ; seule l’âme peut en ressentir l’éclat. L’homme est âme
incorporée, tendue vers son origine divine, mais prise dans une enveloppe
charnelle soumise à la loi de la chute des corps. Cette douloureuse dualité trouve
(ou plutôt trouvera) sa résolution dans le Salut, retour vers l’unité originelle. La
figure du Pantocrator tenant en sa main gauche le globe terrestre en image
inversée le rappelle ; alors que l’orient est situé sur les mappemondes au sommet,
ici il est au point le plus bas, près des hommes qu’il attire. Dieu est dit miroir, lieu
en quoi apparaît la forme idéale. Dans le dialogue de Placides et Timéo ou Li Secrés
as philosophes, Dieu est nommé « miroir de pardurableté » :
[…] li autre l’apelent mireoir de perdurableté et dient que en ce mireoir reluisent et
reluisoient toutes coses, et il reluist en toutes coses ossi ne sans sa lueur ne peut estre
riens. Mireoirs de perdurableté fu apelés, pour ce qu’il n’ara ja fin ne onques n’eust
commenchement14.
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18 L’homme est créé à la semblance de Dieu ; il est image et seule la tension vers le
miroir divin, le désir d’union mystique le sauve des ténèbres de la mort.
19 Conduire l’homme sur le chemin du retour à Dieu est le rôle du clerc. Il s’interroge
légitimement sur la poétique. Décrire le monde c’est en construire un reflet. Si le
texte est image, l’auteur est donc miroir. En effet, comme lui, il concentre
l’ensemble des choses visibles que la distance qui les sépare rend imperceptibles
d’un seul regard. Rassembler des objets dont en même temps il réduit la taille, telle
est la fonction optique du miroir. Cette captation des choses dans un objet
réfléchissant en conserve l’ordonnance avec les moyens propres à la perspective.
L’objet le plus éloigné a un reflet plus petit que l’objet le plus proche. Dans le
miroir, un feuilletage des plans successifs organise l’espace. L’auteur structure son
œuvre, en hiérarchise les différentes parties d’une manière analogue. Dans l’Image
du monde, la dispositio en trois parties mime le mouvement de l’âme qui part de
Dieu (1re partie), voyage dans le monde des créatures (2e partie) et remonte vers
Dieu à travers les sphères célestes (3e partie). Face au miroir, l’idée vient à l’esprit
que le monde peut être transformé ou, pour mieux dire, amélioré. Le miroir offre
en effet une image par laquelle l’homme découvre avec son « œil intérieur » le
modèle à suivre. La surface du miroir n’est jamais inerte sous le regard, elle se
creuse, donne un nouvel essor à la réflexion ; son espace est rendu dynamique par
l’acte même de penser qui le prend pour appui ; la pensée d’un au-delà du miroir
suscite le désir d’accéder au réel, c’est-à-dire à la source lumineuse du reflet15. Le
monde n’est pas miroir, il est reflet, donc image sensible émanée de Dieu et qui
doit provoquer le retour vers Lui. Le clerc perçoit comme tout homme la
multiplicité des phénomènes mais le savoir rationnel qu’il en a lui permet de
classer ces expériences. L’œil de chair est relayé par l’œil de la raison. Si l’homme
de science est aussi, comme il se doit, un homme de sagesse, il ordonne le monde
qu’il perçoit puisqu’il accède à la vision de l’ordre voulu par Dieu, qui mène de l’Un
vers le multiple et du multiple vers l’Un. L’œuvre du clerc est acte de parole qu’il
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fixe par écrit. Or, cette parole est elle-même reflet par les verba des res qu’ils
désignent. L’image qu’offre le monde créé et le texte écrit sur ce monde ont une
seule et même fonction : émouvoir le spectateur et le lecteur, c’est-à-dire le pousser
à agir dans le sens du Bien. Le titre d’Image de … implique que la connaissance des
créatures de Dieu est plus importante et efficace pour le salut de l’homme que
l’appréciation de l’art du clerc ; l’existence des œuvres de Dieu valide le travail
auctorial littéraire. Si le clerc lisant/écrivant joue bien le rôle d’un miroir, sa
présence est escamotée, tout comme celle du miroir, sous le titre d’Image du
monde . Il s’agit là, certes, d’un titre à tonalité mystique.
20 Lorsqu’en 1517, François Buffereau reprend à son compte le texte de Gossuin de
Metz, en y ajoutant un prologue, des citations et des références bibliographiques
marginales, il l’intitule Miroir du monde, exemple unique car les miroirs traitent
depuis longtemps plus de morale que de science. Ce titre est à l’époque
certainement mieux perçu, parce que mieux connu du public. Il attire de plus
l’attention sur le travail du clerc et sur le livre produit. L’objet réfléchissant passe
au premier plan et non plus l’image réfléchie. L’application de cet intitulé à un
e
grand nombre d’œuvres didactiques, dès le siècle, témoigne sans doute du
souci de reconnaissance qu’ont manifesté les clercs ; elle correspond à leur
progressive emprise politique pour mener les affaires du royaume ; elle est aussi
contemporaine de l’émergence de la conscience individuelle et en particulier de
celle de l’écrivain, ainsi que de l’accroissement du nombre des manuscrits produits
et copiés. Le genre littéraire des miroirs, même s’il est exclusivement didactique, a
perdu son éclat mystique pour ne conserver que les couleurs de la morale
individuelle et sociale. Traitant du gouvernement de soi et des autres, ils livrent des
images du monde créé, mais l’extension de cette métaphore initiale s’est réduite en
même temps que la morale s’est, en ces textes, détachée du spectacle exemplaire
des lois physiques ; il s’agit de se regarder en ces livres ou surfaces réfléchissantes
et d’y découvrir ses défauts, ou d’y admirer un modèle de comportement. Par
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ailleurs, dans certaines œuvres intitulées Miroir de …, sont rassemblées des


citations. Le Speculum que compose Adalbert au e siècle est déjà un florilège
construit à partir des Moralia de Grégoire le Grand. Le titre en est justifié par le
désir de montrer la diversité du genre humain : « […] et parce qu’on peut
distinguer (dans ce livre) la vie du genre humain dans sa multiple diversité, il m’a
plu de l’intituler miroir16. » Le livre fait office de miroir : un réseau d’auctoritates
est posé sur la matière dont il traite, situant ainsi l’ouvrage dans une suite. Reflet
choisi d’écrits antérieurs, il est proposé à la réflexion. François Buffereau aurait-il
aussi nommé miroir son propre texte, version revue du précédent et augmentée de
références, du fait qu’il offre l’image d’une tradition textuelle17 ? Ne pourrait-on
voir dans ce choix un témoignage, un aveu, de l’intérêt porté à l’art d’écrire ?
21 Dans les titres latins comme dans les titres français d’ouvrages annonçant un
projet didactique, scientifique et/ou religieux, moral, il apparaît que l’ancienne
métaphore du livre de la nature a joué un rôle fondateur. L’attention apportée à la
rédaction d’un livre est sensiblement différente selon qu’on l’intitule
Imago/Imageou Speculum/Miroir. C’est l’objet étudié, décrit (l’image), qui prime
dans le premier, et c’est l’instrument (le miroir) qui est privilégié dans le second,
où le regard est orienté davantage sur la nature humaine et sur la réflexion du clerc
écrivant18. Le titre d’Image du monde entretient avec la métaphore sous-jacente de
livre de la nature un rapport plus étroit qu’il n’y paraît d’abord : s’affirme sous son
autorité l’idée que la nature est l’un des deux livres de Dieu, l’autre étant l’Écriture.
Ce dernier est accessible à celui qui écoute la Parole contenue dans le Livre saint,
alors que le premier (le livre de la nature) est inaudible, muet, qu’il ne peut qu’être
regardé, contemplé ; il faut donc lui inventer une voix. Par la lecture qu’il en donne,
le clerc fait résonner en image sonore, en écho, la voix de Dieu.

Notes

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1. Voir H. Grabes, Speculum, Mirror und Looking-Glass. Kontinuität und Originalität der
Spiegelmetapher in den Buchtiteln des Mittelalter, Tübingen, 1973 et E. M. Jonsson, Le Miroir.
Naissance d’un genre littéraire, Paris, 1995.
2. C. Thomasset, « Les Prologues des textes scientifiques », Mélanges de Monseigneur
Marchasson, Paris, 1988, p. 171-183.
3. C. Connochie-Bourgne, L’Image du monde, Une encyclopédie du treizième siècle. Édition
critique et commentaire de la première version, thèse, Paris IV-Sorbonne, 1999.
4. F. J. Carmody, Brunetto Latini, Li livres dou Tresor, Berkeley-Los Angeles, 1948.
5. E. Ruhe, Sydrac le philosophe. Le Livre de la fontaine de toutes sciences, Weisbaden, 2000.
6. C. Thomasset, Placides et Timéo ou Li Secrés as philosophes, Paris-Genève, 1980 et, du même
auteur, Une vision du monde à la fin du treizième siècle. Commentaire du dialogue de Placides et
Timéo, Genève, 1982.
7. P. Magnard, « Imago Dei, Imago mundi », Miroirs et Reflets, Cahiers du Centre de Recherche
sur l’Image, le Symbole et le Mythe, 4 (1989), p. 39-52.
8. V. I. J. Flint, « Honorius Augustodunensis. Imago mundi », Archives d’histoire doctrinale et litté
du Moyen Âge, 1982, p. 7-153, en particulier, p. 49 : « Nomenque ei Imago Mundi indatur, eo quod
dispositio totius orbis in eo quasi in speculo conspiciatur. »
9. C. Connochie-Bourgne, L’Image du monde, op. cit., p. 936.
10. E. R. Curtius, La Littérature européenne et le moyen âge latin, trad. par Jean Bréjoux, Paris,
1956, p. 15-33.
11. C. Connochie-Bourgne, L’Image du monde, op. cit., p. 904.
12. Ibid., p. 865.
13. Ibid., p. 871.
14. C. Thomasset, Placides et Timéo, op. cit., p. 11-12.
15. Ibid., p. : « Nous sommes aussi comme le mireoir de voirre terrien. »
16. E. M. Jonsson, Le Miroir, op. cit., p. 151 et note p. 225 pour le texte latin : « […] et quia ibidem
humani generis vita multimoda varietate distinguitur, ejus libuit vocabulum appellare
speculum. »
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17. D. Hüe, « Miroir de mort, miroir de vie, miroirs du monde », dans ce volume.
18. M. Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Nrf Gallimard, 1966, p. 32 : « La représentation –
qu’elle fût fête ou savoir – se donnait comme répétition : théâtre de la vie ou miroir du monde,
c’était là le titre de tout langage, sa manière de s’annoncer et de formuler son droit à parler. »

Auteur

Chantal Connochie-Bourgne
Université de Provence
Du même auteur

Les Arts et les Lettres en Provence au temps


du roi René, Presses universitaires de
Provence, 2013
La chevelure dans la littérature et l’art du
Moyen Âge, Presses universitaires de
Provence, 2004
Mondes marins du Moyen Âge, Presses
universitaires de Provence, 2006
Tous les textes
© Presses universitaires de Rennes, 2003

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Référence électronique du chapitre


CONNOCHIE-BOURGNE, Chantal. Miroir ou Image… : Le choix d’un titre pour un texte
didactique In : Miroirs et jeux de miroirs dans la littérature médiévale [en ligne]. Rennes : Presses
universitaires de Rennes, 2003 (généré le 04 juin 2021). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/pur/31877>. ISBN : 9782753546103. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.pur.31877.

Référence électronique du livre


POMEL, Fabienne (dir.). Miroirs et jeux de miroirs dans la littérature médiévale. Nouvelle édition
[en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2003 (généré le 04 juin 2021). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/pur/31866>. ISBN : 9782753546103. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.pur.31866.
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Miroirs et jeux de miroirs dans la littérature médiévale


Ce livre est recensé par
Bernard Ribémont, Cahiers de recherches médiévales et humanistes, mis en ligne le 02
octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/crm/243 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/crm.243

Miroirs et jeux de miroirs dans la littérature médiévale


Ce livre est cité par
Cheilan, Sandra. (2015) Poétique de l’intime. DOI: 10.4000/books.pur.52377

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