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Etude de Manon Lescaut de l’Abbé Prévost

Texte d’étude n°1 : la scène de rencontre

INTRODUCTION

L’abbé Prévost, ou « Prévost d’Exiles » selon le surnom qu’il s’était choisi, a mené une vie romanesque,
partagée entre une carrière ecclésiastique et une autre militaire, mais aussi ponctuée de plusieurs fuites à
l’étranger. La rencontre avec une femme fatale qui l’a conduit à l’illégalité, constitue l’autre événement marquant
de son existence. Cette vie aventurière est aussi celle du chevalier Des Grieux, l’un des protagonistes de son roman
Manon Lescaut. Il s’agit du septième tome des Mémoires d’un homme de qualité, publié en 1731, puis sous sa forme
définitive en 1753. L’œuvre, qui a fait scandale et a connu un certain succès, prend la forme d’un récit rétrospectif :
Des Grieux raconte à Renoncour sa passion amoureuse pour Manon Lescaut, source de multiples péripéties.
L’extrait étudié porte sur un moment déterminant : la naissance de cette passion, il s’agit de la rencontre entre les
deux amants à Amiens. LECTURE Il faudra se demander en quoi ce récit rétrospectif, à travers le topos romanesque
de la scène de rencontre, qui révèle la métamorphose du héros, préfigure la suite de l’œuvre. Le premier mvt
exprime le coup de foudre du héros, qui le rend audacieux et entreprenant. Le deuxième se constitue du dialogue
entre les deux pers. Dans le dernier mouvement, DG formule un engagement moral envers Manon, qui confirme le
caractère tragique de la rencontre.

1er mvt : Le coup de foudre qui rend le héros audacieux, entreprenant :

La première phrase s’inscrit dans l’installation du cadre de la rencontre et l’expression du coup de foudre
de DG pour M. Le portrait en focalisation interne permet d’exprimer les sentiments de Des Grieux et,
conformément au topos romanesque de la scène de rencontre, souligne l’importance de la vue dans la naissance
de l’amour. Le regard de DG distingue d’emblée Manon, comme le montrent la conjonction de coordination
« mais » ainsi que l’emploi du passé simple exprimant un événement de premier plan « il en resta une, fort jeune ».
Ce premier élt descriptif, d’abord neutre, est ensuite complété par une impression subjective élogieuse, avec
l’emploi du verbe paraître, mais aussi de l’adverbe d’intensité confortant le sens laudatif de l’adjectif utilisé pour
dépeindre Manon, « si charmante », qui révèle l’admiration du narrateur. Le verbe paraître introduit cependant le
thème de l’illusion et l’idée que le narrateur peut être aveuglé par les apparences. L’admiration qu’il éprouve à
l’égard de Manon se voit aussitôt associée à la transformation du narrateur par le biais de la subordonnée
consécutive afin de mettre en opposition le passé et le présent. Les deux propositions subordonnées relatives
décrivent en effet le caractère du héros, afin de caractériser sa candeur, notamment avec les deux négations
successives « moi qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille ». La répétition du pronom
« moi », mise en évidence par le marqueur énonciatif « dis-je », souligne ainsi la surprise du personnage devant le
changement qui s’opère en lui, signifié par l’antithèse entre le vocabulaire de la raison « la sagesse et la retenue »
et celui de la passion exprimé à l’aide d’une métaphore galante « enflammé tout d’un coup jusqu’au transport ».
L’hyperbole décrit la naissance de l’amour comme un bouleversement de l’être, incontrôlable, comme le suggère
la formule « je me trouvai ». La phrase suivante est construite sur la même opposition entre passé et présent :
entre son caractère « excessivement timide », l’adverbe d’intensité accentuant ce « défaut » et son audace,
exprimée par le verbe d’action « je m’avançai ». L’utilisation des temps souligne ce contraste entre le portrait de
DG exprimé au plus-que-parfait (« moi qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes ») et à l’imparfait
d’habitude (« moi dont tout le monde admirait la sagesse » ; « j’avais le défaut d’être excessivement timide »), mis
en opposition avec le choc de la rencontre et l’audace inattendue de DG, racontés au passé simple, qui indique les
événements de premier plan (« Elle me parut si charmante » ; « je m’avançai »). Le mouvement se termine par une
périphrase galante, « la maîtresse de mon cœur », qui confirme le coup de foudre de DG pour M.

Bilan sur le mvt 1 : Le premier mvt exprime le coup de foudre de Des Grieux pour Manon en montrant que
le jeune homme idéalise la jeune femme et ne peut contrôler les sentiments qu’il éprouve à son égard.

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2ème mvt : Le dialogue entre les deux pers : de « Quoiqu’ » à « éviter »

Le narrateur retranscrit le dialogue avec la jeune fille à l’aide du discours indirect. Des Grieux développe un
discours galant, représenté par la litote « mes politesses », confirmant l’audace du héros transformé par l’amour.
Au cours du dialogue, certains détails éclairent la personnalité de Manon, suggérant par exemple une certaine
aisance de la jeune fille dans le domaine des relations amoureuses, révélée par le contraste entre sa jeunesse et
l’aisance dont elle fait preuve dans ce dialogue amoureux : « elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée. »,
ce qui contredit l’adverbe « ingénument ». Cette contradiction annonce le talent de comédienne de Manon, sa
duplicité. Le narrateur conduit l’échange, comme le montrent le jeu des verbes de parole : « je lui demandai »,
« elle me répondit », « je lui parlai », mais aussi l’expression « elle reçut », confirmant le rôle en apparence passif
de Manon dans ce dialogue amoureux. Les paroles de cette dernière font apparaître un obstacle à la relation
amoureuse, car Manon subit l’autorité familiale, la construction passive de la phrase « elle y était envoyée par ses
parents » soulignant son impuissance. Cet obstacle accélère la transformation morale du héros, signifiée par la
métaphore « l’amour me rendait déjà si éclairé », liée à l’intensité du sentiment qu’il ressent à l’égard de Manon,
transcrite par les hyperboles « un coup mortel pour mes désirs » et « cruelle intention » pour qualifier le projet de
faire de Manon une religieuse. La réaction de Des Grieux annonce la transgression qu’il s’apprête à commettre afin
de s’opposer à la réclusion religieuse de Manon. Le récit narrativisé fait ensuite apparaître son habileté rhétorique
dans le discours galant « je lui parlai d’une manière qui lui fit comprendre mes sentiments », le narrateur recourt
donc à l’implicite pour faire sa déclaration d’amour, ce qui confirme son audace. La réponse de Manon, rapportée
au discours indirect libre, associée au commentaire du narrateur, permet d’anticiper la suite du récit, par
l’évocation de son caractère, en l’occurrence « son penchant au plaisir », qui deviendra la source de « tous ses
malheurs comme les miens. » L’emploi du vocabulaire de la fatalité dans une formulation hyperbolique introduit
le registre tragique dans la scène de la rencontre, ce qui est caractéristique du récit rétrospectif associant passion
et malheur. Le dialogue devient alors argumentatif comme le montre la métaphore du combat que Des Grieux
utilise. Le fait que le narrateur recourt à son « éloquence scolastique » est significatif d’un détournement de l’art
oratoire, mis au service d’un discours amoureux, d’une entreprise de séduction mais confère également à Des
Grieux l’image d’un jeune homme naïf, inexpérimenté, qui puise dans un savoir scolaire pour traiter des choses de
l’amour mais ce détournement est aussi significatif du fait qu’il se laisse corrompre par l’amour. Ce détail préfigure
la suite du roman dans lequel Des Grieux se servira de ses talents d’orateur pour servir ses intentions libertines
(par exemple lors de dialogues avec Tiberge). La suite du dialogue met de nouveau en évidence l’assurance de
Manon « elle n’affecta ni rigueur ni dédain. » Cet élément entérine l’expérience du personnage dans le domaine
de la séduction, des rapports amoureux (à l’opposé du narrateur). Dans la fin du mvt, Manon apparaît comme un
personnage ambigu à travers l’expression de ses sentiments. On peut considérer que ses talents de comédienne
sont de nouveau soulignés : le complément circonstanciel de temps « après un moment de silence » montre qu’elle
sait ménager ses effets, afin de donner davantage de relief à ses propos dans lesquels elle recourt largement aux
registres tragique et pathétique : « elle ne prévoyait que trop qu’elle serait malheureuse » la négation restrictive
accentue l’idée de fatalité, également exprimée dans « la volonté du ciel » et « nul moyen de l’éviter ». Deux
interprétations sont possibles : ses propos manifestent une certaine habileté pour attendrir Des Grieux ou sont
l’expression sincère de son désarroi.

Bilan sur le mvt 2 : Le dialogue est révélateur des différences entre les deux personnages, le narrateur
offrant l’image d’un jeune homme innocent tandis que Manon fait preuve d’une grande maîtrise d’elle-même.

3ème mvt : La fin du dialogue : engagement moral du narrateur envers Manon, qui confirme le caractère tragique
de la rencontre :

Deux périodes s’enchaînent au début de ce mvt. Dans la première, la cadence majeure de la protase,
construite sur un rythme ternaire ample et harmonieux, traduit l'emprise de Manon sur le narrateur. Il est notable
qu’il associe le pouvoir de séduction de cette dernière (« la douceur de ses regards, un air charmant de tristesse »)
à une forme de fatalité, évoquée dans la formule « l’ascendant de ma destinée, qui m’entraînait à ma perte ».
L’abondance des formes de la première personne accentue l’effet tragique, en soulignant l’impuissance du
personnage, que souligne l’apodose dans la formule « ne me permirent pas de balancer un moment sur ma
réponse », la tournure négative montre que DG est dépossédé de sa volonté. Le début du mvt met ainsi en lumière
l’envoûtement dont Des Grieux est la proie, qui l’amène à formuler un engagement absolu auprès de Manon. Il
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déploie toute une rhétorique amoureuse dans une phrase savamment construite : la protase met en valeur
l’attachement du narrateur pour la jeune fille fondé sur « l’honneur » et « la tendresse infinie », litote signifiant
« l’amour », l’hypothèse exprimée n’est que de pure forme, Des Grieux offre à Manon une soumission totale.
L’apodose dramatise ensuite la déclaration à l’aide d’hyperboles « j’emploierais ma vie pour la délivrer de la
tyrannie de ses parents et pour la rendre heureuse ». Il s’agit d’un serment chevaleresque sur le modèle de l’amour
courtois. La phrase donne à Des Grieux le rôle actif du chevalier au service de sa belle, présentée comme celle qu’il
faut sauver, elle occupe ainsi dans la phrase un rôle passif signifié par l’emploi de pronoms personnels compléments
d’objet direct. Le conditionnel présent montre que le jeune homme se projette dans ce rôle, rêve de lier son destin
à celui de Manon. La dernière phrase de l’extrait porte sur un nouveau commentaire du narrateur analysant son
attitude et soulignant la métamorphose qui s’est opérée en lui, par « la hardiesse et la facilité à [s]’exprimer »,
comme le montre l’emploi d’hyperboles dans l’expression « je me suis étonné mille fois » et le mot « prodiges ».
L’évocation mythologique de Cupidon conforte l’idée de fatalité présente tout au long du texte (selon laquelle pers
ne maîtrise pas sa destinée, est soumis à une force supérieure).

Bilan sur le mvt 3 : La fin de l’extrait souligne l’emprise de Manon sur Des Grieux, préfigurant ainsi le destin
tragique du personnage.

CONCLUSION

En définitive, la scène de rencontre répond au topos du genre par l’expression du coup de foudre de Des
Grieux, en proie à un sentiment incontrôlable qui le transforme, le faisant sortir de sa réserve habituelle. Son audace
et le serment auquel il s’engage annoncent les transgressions qu’il va commettre par la suite au nom de l’amour.
L’originalité de la scène provient du caractère rétrospectif du récit, permettant au héros de souligner le caractère
fatal de cette rencontre, mais aussi du contraste entre les deux protagonistes, entre la naïveté de DG et l’assurance
de Manon. Mais le personnage féminin est d’emblée associé à une forme d’ambiguïté qui le rend mystérieux,
difficile à saisir. Le passage s’inscrit dans une tradition littéraire, que l’auteur renouvelle grâce aux caractéristiques
des personnages qu’il invente. Au XIXè siècle, Flaubert dans L’Education sentimentale, racontera une scène de
rencontre entre Frédéric et Madame Arnoux assez proche de la scène étudiée, par les points communs entre les
deux personnages masculins (des ingénus idéalistes bouleversés par l’amour qu’ils ressentent) et la relation
amoureuse en butte à divers obstacles. Mais à la différence de Madame Arnoux, Manon apparaît d’emblée comme
un personnage ambigu.

Question de grammaire : Analyse de la phrase « Quoiqu’elle fût […] embarrassée » + justifiez le mode et le temps
de la forme verbale « fût »

Quoiqu’elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée.

= Phrase complexe

Prop circ de concession introduite par la conj de subordination quoique qui impose l’emploi du subjonctif, ici
imparfait pour appliquer la concordance des tps (principale dont le vb est au PS).

Tableau récapitulatif sur l’étude du dialogue dans ce texte

Répliques et réactions de Des Grieux Répliques et réactions de Manon

1. Domine le dialogue : voir jeu des vbs de 2. Rôle plus passif : « répondit », « reçut »
parole : « demandai », « parlai »

3. Développe un discours galant : litote « mes 4. Détails révélateurs sur sa personnalité :


politesses » « sans paraître embarrassée » ≠ « ingénument »
= duplicité, talents de comédienne

6. L’obstacle à leur relation accélère la 5. Fait émerger un obstacle à leur relation :


transformation morale du narrateur qui se dit soumise à l’autorité familiale : « elle y était

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« éclairé » par l’amour + intensité de ce envoyée » = construction passive mettant en
sentiment : hyperboles « un coup mortel pour évidence son impuissance
mes désirs » et « cruelle intention » pour
qualifier le projet de faire de Manon une
religieuse. = Annonce de la transgression que DG
s’apprête à commettre.

7. Déclaration d’amour implicite transcrite par 8. Réponse : « malgré elle » = impuissance +


le dil « je lui parlai d’une manière qui lui fit nouveaux détails révélateurs de sa personnalité
comprendre mes sentiments » = audace du dans les commentaires du narrateur : « bien plus
narrateur expérimentée que moi », « penchant au plaisir »
associé au registre tragique « source de tous ses
malheurs comme des miens » = anticipation de
la suite du récit. Passion associée à la fatalité.

9. Dialogue qui devient argumentatif : 10. Assurance de Manon qui « n’affecta ni


métaphore du combat + détournement de ses rigueur ni dédain ». = contraste avec DG qui
connaissances, de son « éloquence scolastique » découvre l’amour. = Talents de comédienne :
mis au service d’un discours amoureux, d’une
entreprise de séduction = image d’un jeune
homme naïf qui va se laisser corrompre par * cplt circ de tps « après un moment de silence »
l’amour = ménage ses effets ou expression sincère de son
désarroi ? = ambiguïté du pers

* emploi des registre tragique et pathétique :


« elle ne prévoyait que trop qu’elle serait
malheureuse » la négation restrictive accentue
l’idée de fatalité, également exprimée dans « la
volonté du ciel » et « nul moyen de l’éviter ».

= Habileté de Manon pour attendrir DG mais


forme d’ambiguïté car il est difficile de trancher
entre M comédienne et M sincère.

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