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Manon Lescaut, texte d’étude n°2 : le repas avec M.

de GM, le récit d’une « friponnerie »

INTRODUCTION

L’abbé Prévost, ou « Prévost d’Exiles » selon le surnom qu’il s’était choisi, a mené une vie romanesque,
partagée entre une carrière ecclésiastique et une autre militaire, mais aussi ponctuée de plusieurs fuites à
l’étranger. La rencontre avec une femme fatale qui l’a conduit à l’illégalité, constitue l’autre événement
marquant de son existence. Cette vie aventurière est aussi celle du chevalier Des Grieux, l’un des protagonistes
de son roman Manon Lescaut. Il s’agit du septième tome des Mémoires d’un homme de qualité, publié en 1731,
puis sous sa forme définitive en 1753. L’œuvre, qui a fait scandale et a connu un certain succès, prend la forme
d’un récit rétrospectif : Des Grieux raconte à Renoncour sa passion amoureuse pour Manon Lescaut, source de
multiples péripéties. Après sa rencontre avec la jeune femme, DG rompt avec sa famille et perd son honneur.
Malgré les trahisons de Manon, la passion l’emporte sur la déception. Après l’incendie de leur maison et le vol
commis par leurs domestiques, le couple a été contraint de trouver de nouvelles sources de revenus, DG va ainsi
se mettre à jouer et Manon jette son dévolu sur un vieil homme libertin, M. de G…M…, que son frère Lescaut lui
a présenté. L’extrait étudié porte sur le repas auquel Manon et DG, qui se fait passer pour son frère, ont convié
M. de GM, en présence de Lescaut. LECTURE Il faudra se demander en quoi le récit de la tromperie de GM est
composé comme une saynète comique qui critique la société du XVIIIème siècle. Le premier mvt instaure le
spectacle, reposant sur la comédie de l’innocence, jouée par DG. Le deuxième mvt se constitue du récit d’une
anecdote destinée à tourner M. de G… M… en dérision, suivi de la fuite des trois complices. Le dernier mvt est
consacré au jugement moral de DG sur lui-même quant au rôle qu’il a joué dans cette scène.

Premier mvt : La comédie de l’innocence : « Le vieil amant […] ses éclats de rire. »

La périphrase « le vieil amant » utilisée pour désigner GM l’apparente au barbon dans les pièces
comiques. Le vieillard joue un rôle ridicule à cause de son aveuglement, qui se manifeste dans la façon dont il
perçoit DG. GM adopte en effet une attitude familière, presque paternelle, en lui donnant « deux ou trois petits
coups sur la joue ». Ses paroles rapportées au di sont destinées à mettre DG « sur [ses] gardes » : il dépeint DG
comme un « joli garçon » exposé à des dangers liés à la ville de Paris, présentée implicitement comme une ville
de perdition, et à son âge. GM exprime cette idée à l’aide d’une phrase de vérité générale « les jeunes gens se
laissent aller facilement à la débauche ». Il adopte donc la posture d’un homme rempli de sagesse capable
d’éclairer un garçon naïf. Cependant il joue à ses dépens le rôle comique du barbon trompé par le jeune amant,
ce qui donne un effet ironique à la scène, d’autant plus que DG et M sont déjà tombés dans la débauche. GM
lui-même est présenté comme un « vieil amant » qui se livre au libertinage et non comme un vieil homme sage.
Le texte dénonce donc son hypocrisie.

La réponse de L pour tromper le vieil homme brosse le portrait élogieux d’un jeune homme
respectable : insistance par l'emploi d'une hyperbole « si sage » et d’une prop consécutive fondée sur l’emploi
de tournures exclusives « je ne parlais que de me faire prêtre » et « « tout mon plaisir » qui montrent
l’attachement prétendu de DG à la religion. = L contribue à crédibiliser le rôle de DG en écolier provincial ingénu.

GM tombe dans le piège, comme le révèlent les périphrases « cet enfant-là » puis « enfant de province »
par lesquelles il désigne DG, qu’il associe donc à l’innocence.

Il apparaît que DG participe activement à la tromperie, endossant le rôle dépeint par L comme le montre la
précision « d’un air niais » qui a la même fonction que les didascalies au théâtre. Le jeune homme développe un
langage à double entente, tout d’abord avec l’expression « nos deux chairs se touchent de bien proche » :

- Le vieillard comprendra que DG évoque leur lien de parenté


- Sens implicite ironique que seuls les trois complices et le lecteur peuvent percevoir : allusion érotique,
allusion à la relation charnelle que DG entretient avec M

1
puis avec la phrase « j’aime M comme un autre moi-même » :

- Sens familial, affectif pour le vieillard


- Sens amoureux pour les autres

= comique de langage, qui repose ici sur la double énonciation1 et comique de geste par l’attitude adoptée +
complicité du lecteur qui savoure la tromperie.

DG fait ensuite preuve d’une certaine vivacité d’esprit dans sa réponse à GM qui déplore sa trop grande
naïveté. La réplique de DG débute par une exclamation « Oh ! monsieur » révélatrice de son désaccord. Il se
défend de manière habile car sa réplique entérine l’image d’un jeune homme naïf et respectable qui ne
fréquenterait que « les églises » (ce qui confirme les propos de L) et surtout il recourt de nouveau au comique
de langage, en se moquant à couvert de GM, implicitement désigné dans la critique exprimée avec le comparatif
de supériorité « de plus sots que moi » (donc GM, incapable d’entendre le double sens des paroles de GM). La
réaction positive de GM, qui emploie l’adjectif élogieux « admirable » pour qualifier la réplique de DG, indique
que la manœuvre fonctionne.

Le mvt se termine par un sommaire, ce qui permet d’accélérer le récit, et apporte des précisions sur le
rôle de M. Elle intervient en tant que spectatrice, par ses « éclats de rire », détail qui contribue à inscrire cet
épisode dans un registre comique.

Bilan sur le 1er mvt : Le texte se caractérise par sa théâtralité, avec l’importance accordée au dialogue et le
recours aux différents types de comique, composant une scène plaisante pour le lecteur.

Deuxième mvt : Le récit de l’anecdote comique et le départ des trois complices :

De « Je trouvai l’occasion » à « ridicule scène. » : Le récit de l’anecdote comique

Le début du deuxième mvt se constitue d’un sommaire, fait au moyen du discours narrativisé, qui
prolonge la saynète. DG apparaît dans la position de meneur de jeu dans ce dialogue, comme le montre le fait
qu’il est sujet des vbs de parole « je trouvai l’occasion de lui raconter », « je faisais son portrait au naturel », « je
l’achevai si adroitement » = DG maîtrise l’art de la parole, de la narration et apparaît à ce titre comme un
double du romancier. DG recourt de nouveau au double langage : « lui raconter sa propre histoire et le mauvais
sort qui l’attendait ». La situation crée une certaine tension dramatique, illustrée par les réactions de Lescaut
et de M, réduits au rôle de spectateurs « qui tremblaient pendant [son] récit » ce qui rend la scène d’autant plus
savoureuse.

Ce passage permet aussi de faire un portrait critique de GM, dont DG souligne « l’amour-propre »,
source de son aveuglement comique.

La première étape de ce mvt s’achève sur un commentaire de DG adressé à Renoncour, procédé qui
rappelle le fait qu’il s’agit d’un récit rétrospectif. Ce dispositif instaure une distance critique avec la scène vécue
dans le passé, que suggère l’expression péjorative « cette scène ridicule ». De plus, ce commentaire crée un
certain suspense car l’emploi du futur et la litote « ce n’est pas sans raison que je me suis étendu sur [cette
scène] » annoncent indirectement les conséquences de cet épisode. = façon de susciter la curiosité de
Renoncour (et celle du lecteur)

Bilan = Etape qui marque encore davantage l’implication de DG dans cette petite scène de comédie et fait de
DG un double du romancier car il se plaît à raconter, à mettre en scène le récit de façon à plaire à Renoncour.

1
Deux situations d’énonciation coexistent : sur un premier plan DG s’adresse à GM ; sur un second plan, grâce au second
degré, DG s’adresse à L et M, pour se moquer du vieillard. Le lecteur est partie prenante du dispositif car il accède au second
degré des paroles de DG.

2
De « Enfin » à « quartier » : La fuite des trois complices

Le récit s’accélère de nouveau. Le connecteur temporel « enfin », complété par le proposition


participiale « l’heure du sommeil étant arrivée », annonce la dernière étape de la saynète. Le discours
narrativisé « il parla d’amour et d’impatience » contribue à l’accélération du récit et souligne le désir du vieillard
pour M, marquant le caractère libertin du personnage. A la fin de la scène, les verbes d’action s’enchaînent :
« nous nous retirâmes », « on le conduisit » et « nous nous éloignâmes ». La fin de la saynète est donc très
rythmée, mais également marquée par la dernière perfidie des personnages, avec la ruse de M « sortie sous
prétexte d’un besoin » et la fuite des trois complices.

Bilan = La fin de la saynète se caractérise par son rythme vif. L’enchaînement rapide des événements renforce
le plaisir de la lecture.

Troisième mvt : Jugement moral de DG sur son comportement :

Le dernier mvt est consacré à l’expression d’un jugement moral sévère de DG sur sa conduite, qualifiée
péjorativement de « véritable friponnerie » et rattachée à ses autres mauvaises actions, par le biais du superlatif
de supériorité « pas la plus injuste », ou du comparatif de supériorité « j’avais plus de scrupule sur l’argent que
j’avais acquis au jeu. » DG montre qu’il a conscience de sa déchéance morale, à travers l’utilisation de ce champ
lexical de la faute et de la culpabilité, mais minimise la gravité de la tromperie à l’égard de M. de G… M = sa
chute morale le conduit à établir une curieuse échelle de valeurs.

La dernière phrase anticipe la suite du roman, selon la logique du récit rétrospectif. DG évoque ainsi
l’existence d’une transcendance qui pèse sur le héros, une justice divine évoquée dans les expressions « le Ciel
permit »et « rigoureusement punie » Ce § introduit donc le registre tragique après la saynète, en montrant
l’impuissance du pers. Ceci crée de nouveau un effet d’attente : le pers-narrateur suscite la curiosité du lecteur,
qui se demande quel châtiment vont subir les deux amants.

Bilan sur le dernier mvt : Le dernier mvt se distingue des précédents car il s’agit d’un passage introspectif,
détaché de la narration, et le changement de tonalité (ici tragique).

CONCLUSION

En définitive, ce passage constitue un récit autonome propre à séduire le lecteur grâce aux effets
comiques mais aussi aux qualités d’une narration enlevée, notamment grâce à la variété des discours rapportés,
qui crée des changements de rythme. Notre extrait constitue une pause comique dans un roman qui illustre la
gravité des passions. À travers cette saynète l’auteur tourne en dérision le grand seigneur libertin que représente
M de G… M…, pers ridicule par son hypocrisie et son manque de clairvoyance, qui le rend victime des trois
complices. = vision critique de la société de cette époque, mais aussi de l’être humain. Ce dernier s’apparente à
Arnolphe dans L’Ecole des Femmes de Molière. Tous deux correspondent à la figure satirique du barbon.

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