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Pratiques : linguistique,

littérature, didactique

Poétique des valeurs, Vincent Jouve


Anne Leclaire-Halté

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Leclaire-Halté Anne. Poétique des valeurs, Vincent Jouve. In: Pratiques : linguistique, littérature, didactique, n°111-112,
2001. Les consignes dans et hors l'école. pp. 239-242;

https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_2001_num_111_1_2435

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PRATIQUES N° 111/112, décembre 2001

NOTES DE LECTURE

Poétique des valeurs


Vincent Jouve, PUF, coll. « Ecriture », Paris, 2001, 172 p.

L’ouvrage de Vincent Jouve se situe propos, tout au long des trois parties de
dans une perspective méthodologique son ouvrage, en étudiant La Condition
en se donnant pour objectif de cons - humaine de Malraux, ce qui ne l’empê -
truire un modèle permettant de rendre che pas de convoquer également d’au -
compte de l’effet-valeur des textes ro- tres œuvres.
manesques, de mettre à jour les dispo- Dans la première partie, on trouve l’i-
sitifs textuels générateurs de valeurs dée que les valeurs présentes dans les
dans les oeuvres. Comment les valeurs textes ne se laissent appréhender qu’à
s’inscrivent-elles localement dans un travers les relations implicites qu’elles
texte ? Comment le lecteur passe-t-il de entretiennent avec les valeurs extérieu-
ces valeurs marquées ponctuellement res aux textes. Deux cas de figure sont
aux valeurs plus globales ? Qu’est-ce alors possibles.
qui permet la hiérarchisation des va - Les textes peuvent reprendre des va -
leurs, la détermination de la valeur des leurs préexistantes, objets d’un con -
valeurs ? Le projet concerne plus l’ef- sensus dans l’extra-texte social.
fet-idéologie s’imposant à tout lecteur V. Jouve différencie alors les valeurs
que l’idéologie à proprement parler, si sociales et culturelles des valeurs an-
l’on définit celle-ci comme les valeurs thropologiques relevant de la synesthé -
imprégnant le texte à son insu. sie, donc plus universelles. Pour étu -
Pour atteindre son objectif, V. Jouve dier l’affleurement textuel de telles va-
articule des outils d’analyse issus de di- leurs, il se réfère aux travaux de P. Ha-
vers champs théoriques comme la nar- mon qui souligne que les lieux d’inscrip-
ratologie, la sémiotique, la linguistique tion des valeurs dans les textes sont
et les théories de la lecture. Les travaux ceux où le personnage est en relation
auxquels il se réfère essentiellement avec le monde : regard (savoir-voir du
pour construire ce dispositif sont ceux sujet), langage (savoir-dire du sujet),
de Hamon (surtout Texte et idéologie), travail (évaluation du savoir-faire), éthi-
de Suleiman (Le roman à thèse) et de que (évaluation du savoir-vivre et des
Greimas. Pour mettre à l’épreuve son comportements sociaux) sont autant de
dispositif d’analyse, il exemplifie ses lieux où une action peut être mise en

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rapport avec un programme-étalon doté avant les mêmes valeurs. Enfin, au ni-
d’une valeur stable. veau pragmatique, défini comme la fa-
Les textes peuvent aussi afficher des çon dont le discours du personnage
valeurs originales, en rupture avec la tente d’agir sur autrui, le personnage
doxa et un certain consensus extra-tex- révèle ses valeurs et par le choix de son
tuel. V. Jouve souligne dans ce cas l’im- destinataire, et par les stratégies qu’il
portance de la modalité du vouloir qui adopte par rapport à ce dernier. Il est
inscrit les préférences du sujet pour tel alors fait référence à la rhétorique tradi-
ou tel objet investi par une quête. Cet tionnelle : selon que le locuteur recourt
objet investi par le sujet est d’autant au logos, au pathos ou à l’éthos, il valo-
plus valorisé que celui-ci est rendu sym- rise implicitement la raison, l’affectivité
pathique : « jouer sur l’affectif pour faire ou la confiance.
passer l’idéologique est une technique Tout comme les pensées et les propos
particulièrement efficace ». des personnages, leurs actions témoi-
Une seconde partie se propose d’étu- gnent également de leurs valeurs.
dier plus finement la manifestation des V. Jouve met en évidence la pertinence
valeurs au niveau local. La centration de la notion greimasienne de pro-
se fait ici sur la façon dont les personna- gramme narratif pour rendre compte de
ges inscrivent leurs positions axiologi- la dimension axiologique du faire . Les
ques dans le texte. On distinguera les quatre constituants des PN, manipula-
valeurs exprimées par leurs paroles et tion, compétence, performance et sanc-
leurs pensées et les valeurs manifes - tion, contribuent tous à installer dans
tées par leurs actions. les textes un univers de valeurs. Nous
L’étude des premières peut se faire à renvoyons à l’ouvrage en ce qui con-
trois niveaux, sémantique, syntaxique cerne les apports, déjà anciens, de Ha-
et pragmatique. En ce qui concerne le mon et Suleiman aux travaux de Grei-
niveau sémantique, V. Jouve montre mas sur ce point, pour insister plutôt sur
bien comment les préférences des per- ceux, moins connus, de Bertrand Ger-
sonnages se lisent non seulement dans vais, dont V. Jouve montre en quoi ils
les sujets qu’ils choisissent d’aborder permettent d’affiner la manipulation du
en pensée ou en parole, mais aussi modèle greimasien. De chaque person-
dans leur registre de langue qui traduit nage engagé dans une action, on peut
leur rapport au monde et aux autres, dresser un portrait intentionnel dont
dans les images et les réseaux méta- certains traits sont particulièrement
phoriques auxquels ils recourent et qui pertinents pour affiner l’étude des va-
traduisent leurs obsessions et leur ima - leurs de l’agent : le motif (le but de l’ac-
ginaire. Est tout aussi révélateur leur tion tel que le personnage pourrait les
emploi de formules modalisantes, de expliciter), le mobile (les raisons effecti-
termes relevant du lexique des senti- ves qui le poussent à l’action), le statut
ments et des passions, des adjectifs (sa fonction sociale) et le rôle (les ac-
subjectifs. tions virtuellement associées au sta-
Au niveau syntaxique peuvent égale - tut).
ment se révéler les intentions du per-
sonnage. Jouve distingue alors micro- Cette partie se conclut sur la com-
organisation et macro-organisation. En plexité axiologique fréquente des ré-
ce qui concerne la première, si la para - cits, dans la mesure où les univers de
taxe caractérise le discours de la spon - valeurs peuvent y être aussi nombreux
tanéité et traduit une vision du monde que les personnages, dans la mesure
éclatée et chaotique, l’hypotaxe inscrit aussi où ils peuvent ne pas avoir la
dans le texte une vision du monde cohé- même importance et où leur lisibilité est
rente et construite. En ce qui concerne parfois très faible, dans tous les cas où,
la macro-organisation, selon que le dis - comme l’étudie bien Hamon dans Texte
cours est régi par un pôle narratif ou un et idéologie, il y a contradiction entre
pôle argumentatif, il ne met pas en évaluation de l’intention et celle des

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moyens utilisés, entre compétence et sition ou de ressemblance entre les iti-
performance etc. néraires de différents personnages,
Se pose alors la question du passage produit de la valeur. Le carré sémioti-
des valeurs localement inscrites à un que de l’être et du paraître permet aussi
niveau plus global, celui de l’orientation de repérer quel personnage est dans le
axiologique générale de l’œuvre. C’est vrai au sein du roman. Deux grandes
ce que se propose de traiter la troisième catégories fondamentales sont à distin -
partie de l’ouvrage, intitulée La valeur guer : celle, conservatrice, des récits de
des valeurs : l’idéologie du texte. Ni- l’ordre présent accepté et celle, pro-
veaux discursif, narratif et programma- gressiste, des récits de l’ordre présent
tique sont successivement envisagés. refusé. V. Jouve souligne enfin que tous
Prendre en compte le niveau discursif les romans ne sont pas aussi nettement
consiste à repérer la voix de l’instance orientés que ce qui précède le laisse
responsable de l’ensemble du texte, entendre, et il aborde le rôle de la poly-
celle qui assure la cohérence du tout. phonie et en particulier de l’ironie dans
Pour V. Jouve, cette voix est avant tout le brouillage axiologique caractérisant
celle du narrateur, dont le point de vue certains textes.
axiologique peut s’inscrire dans le texte Aux niveaux discursif et narratif suc-
par des jugements explicites, des maxi- cède le niveau programmatique, celui
mes, certains verbes de procès mental de la captation du lecteur . Il s’agit là de
( Il comprit que...). Le narrateur n’ins- montrer comment le narrataire est
talle pas des valeurs dans le texte uni - construit et guidé par le texte, notam -
quement en remplissant cette fonction ment par la façon dont les points de vue
idéologique, mais aussi en exerçant s’y coordonnent (en référence aux tra-
une fonction de régie, pas tout un tis- vaux d’Iser, qui parle de coordination
sage de réseaux de redondances et par compensation – caractéristique des
d’oppositions. V. Jouve reprend ici en récits fortement didactiques –, par op -
particulier l’analyse que fait S. Sulei- position, par échelonnement et par suc-
man des redondances (aux niveaux de cession) et par son paratexte (titre, pré-
l’histoire et du récit et entre ces deux ni- face...). L’incipit est un lieu particulière-
veaux) dans Le roman à thèse ou l’auto- ment important dans ce guidage. L’in -
rité fictive. Souvent aussi la voix du nar - tertextualité joue aussi un rôle dans la
rateur est relayée par celle de person- mise en place des valeurs, essentielle-
nages porte-parole, valorisés par di- ment par ses fonctions argumentative
vers procédés : jugements explicites du (la référence à une œuvre, un auteur
narrateur, nom propre, portraits et mo - connus peut justifier tel aspect du ro -
des de représentation du personnage, man) et critique (par référence parodi -
jeux de distance et focalisation, procé- que par exemple).
dures de mise en perspective. Enfin, selon que le texte privilégie la
Dans certains cas cependant, c’est-à- distance ou la participation du lecteur, il
dire dans les récits à la première per - n’affiche pas les mêmes valeurs. Le
sonne où le narrateur devient un per - texte favorisant l’illusion référentielle et
sonnage à part entière – ce qui conduit la lecture participative, en reposant sur
à postuler au-dessus de lui une ins- la vraisemblance, le transfert, l’exem-
tance qui le met en scène et l’évalue – et plarité, la fidélité aux normes et la mise
dans les récits où le narrateur semble en place d’un thème central fédérateur,
peu fiable, ce n’est pas la voix du narra - valorise la vérité, l’émotion, la moralité,
teur qui fait figure d’autorité mais une la conformité et l’unité. Le texte indui-
autre voix qui domine cette dernière. sant une lecture distanciée privilégie
Le niveau discursif n’est pas seul per- d’autres valeurs : la poéticité, la trans-
tinent pour expliquer l’orientation du ré - gression, l’originalité, la polysémie.
cit. L’histoire elle-même, en mettant en Avant de conclure, nous aimerions re -
scène la transformation d’un sujet, en venir sur deux points. Le premier est
se structurant sur des relations d’oppo- qu’il nous semble un peu réducteur de

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limiter la seconde partie, consacrée aux tion axiologique globale du texte (ou à
valeurs locales, aux seuls personna - son brouillage) en manipulant les ins-
ges, dans la mesure où le narrateur tances textuelles que sont le narrateur
peut également intervenir de façon éva- et les personnages, en privilégiant (ou
luative de manière très ponctuelle. Se non) tel ou tel parcours, en hiérarchi-
pose alors le problème, parfois, de l’at- sant (ou non) les diverses voix évaluati-
tribution de telle ou telle marque éva - ves qui se font entendre dans le texte.
luative à telle ou telle instance, person- Ces deux remarques n’occultent pas
nage ou narrateur. Les travaux d’Alain bien sûr le fait que l’ouvrage de V. Jouve
Rabatel sur la question du point de vue se révèle du plus grand intérêt pour qui
dans les récits à la troisième personne attendait une synthèse pertinente et
sont, sur cette question, très éclairants . opérationnelle des travaux existant sur
Mais prendre en charge ce genre de la question des dispositifs textuels gé-
question suppose sans doute une en- nérateurs de valeurs. Pour les ensei-
trée très détaillée dans les textes qui ne gnants lecteurs de Pratiques, ce livre ri-
cadre pas avec le projet, plus globali- che d’exemples éclairants sera très ai-
sant, de l’ouvrage. Le second point, en dant et constituera une incitation à ne
fait lié au premier, consiste en ce que, pas sous-estimer, dans une approche
selon nous, l’axiologisation générale du poéticienne des textes, la dimension
roman n’est pas le seul fait du narrateur, idéologique, parfois négligée dans des
comme cela semble se dégager de la pratiques trop technicistes. Soulignons
troisième partie de Poétique des va- pour finir qu’un tel ouvrage constitue
leurs, mais plutôt d’une instance supé- une base de travail pour la dictatisation
rieure, celle du scripteur, sujet à l’ori- de l’approche des valeurs dans les tex-
gine du travail sur la langue, le matériau tes en classe, didactisation qui reste à
textuel, donnant naissance au roman. penser.
C’est le scripteur qui préside à l’orienta - Anne Leclaire-Halté

De la phrase aux énoncés : grammaire scolaire et descriptions


linguistiques
Sous la direction de Marie-José Béguelin, De Boeck Duculot,
coll. “Français Savoirs et pratique”, 342 p.

Cet ouvrage collectif, produit d’un co - tiquer les erreurs des élèves, souvent
mité de rédaction composé d’universi- liées au fait qu’ils se situent dans une lo-
taires suisses, M.-J. Béguelin, M. Matt- gique de l’oralité alors même qu’ils pro-
hey, J.-P. Bronckart et S. Canelas-Tre- duisent de l’écrit.
visi, et publié sous la direction de la pre -
mière, s’adresse à des formateurs de Les trois chapitres de la partie limi-
formateurs et est présenté comme un naire proposent, pour mieux situer les
instrument de formation initiale et conti- démarches liées à la grammaire sco-
nue des enseignants de français. En 5 laire dont il sera question par la suite,
parties et 17 chapitres, son objectif, en une réflexion à caractère général sur
proposant notamment une réflexion sur l’origine et le mode d’élaboration des
l’articulation entre grammaire de la savoirs sur la langue, sur l’analyse
phrase écrite et celle des énoncés grammaticale et ses procédures intel-
oraux, est d’aider les enseignants à cla- lectuelles. Il y est rappelé que l’établis-
rifier certaines notions, à échapper à sement d’une grammaire est rendu né-
l’aspect normatif de la grammaire sco- cessaire par le passage à l’écrit. En ef-
laire et à mieux comprendre et diagnos- fet, pour consigner une langue, ainsi

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