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CATHERINE PARADIS

LES ROMANS DIALOGUES D'AMÉLIE NOTHOMB


Enjeux romanesques, narratifs et génériques

Mémoire présenté
à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval
dans le cadre du programme de maîtrise en Études littéraires
pour l'obtention du grade de Maître es arts (M.A.)

DÉPARTEMENT DES LITTERATURES


FACULTÉ DES LETTRES
UNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC

2006

Catherine Paradis, 2006


RESUME

L'objet de ce mémoire est d'explorer les enjeux romanesques, narratifs et


génériques des romans dialogues d'Amélie Nothomb, Hygiène de l'assassin, Péplum
et Cosmétique de l'ennemi. Il s'agit donc de cerner une forme de roman jusqu'ici peu
approfondie, et d'étudier et de situer l'œuvre d'une jeune auteure belge à la fois
idolâtrée par le public et boudée par la critique universitaire.
Le premier chapitre propose d'analyser les romans dialogues d'Amélie
Nothomb comme s'il s'agissait de romans traditionnels, c'est-à-dire en s'attardant sur
les éléments romanesques, mais en portant une attention particulière aux liens que
ces éléments entretiennent avec la forme afin de faire ressortir les particularités du
roman dialogué sur le plan de l'histoire. Le deuxième chapitre étudie la narration des
romans à l'étude et met en évidence le renversement des rôles qui s'opère dans le
roman dialogué, alors que la narration est principalement absorbée par le dialogue.
Le dernier chapitre, enfin, révèle un certain nombre d'enjeux narratifs qui découlent
de l'usage du discours direct, ainsi que les enjeux génériques de ces textes situés au
carrefour de trois traditions littéraires.
Nous nous sommes inspirée de différentes théories et réflexions littéraires sur
le dialogue romanesque, et nous en avons élargi la portée pour les appliquer au
dialogue du roman dialogué afin d'en dévoiler les particularités et offrir une vue
d'ensemble de cette forme hybride telle qu'elle est exploitée par Nothomb.
AVANT-PROPOS

Je tiens à exprimer mes plus sincères remerciements à Madame Andrée


Mercier, directrice de mes travaux de recherche. Son implication, sa confiance et son
bon jugement ont fait de ce mémoire une aventure extrêmement stimulante et
enrichissante.

De plus, je ne peux passer sous silence le travail méticuleux de mes lecteurs,


Monsieur Richard Saint-Gelais (Université Laval) et Monsieur Dominique Xantos
(Université du Québec à Chicoutimi). Leur objectivité et leurs conseils se sont avérés
fort précieux.

Je voudrais également saluer l'implication affective de mes proches qui ont


toujours su faire rejaillir la motivation à chacune des étapes entourant la présentation
de ce mémoire, et qui supportent, encore et toujours, ma « conversation vaine et
byzantine »...

Merci, enfin, à tous les fantômes qui veillent sur moi, et à tous ces hasards qui
m'ont menée ici.
TABLE DES MATIERES

RESUME

AVANT-PROPOS II

TABLE DES MATIÈRES III

INTRODUCTION : Les dialogues de Nothomb 2

1. L'Amélie 2
2. Une œuvre dense 3
3. Le roman dialogué : un roman, d'abord et avant tout 5
4. Enjeux romanesques, narratifs et génériques 7
5. Les romans dialogues d'Amélie Nothomb 8
6. Une approche mixte pour un objet hybride 9

CHAPITRE UN : Enjeux romanesques 11


1. L'analyse du roman dialogué : problèmes et méthode 12
2. Enjeux romanesques 13
2.1. L'intrigue du roman dialogué : un duel verbal 13
2.2. Des lieux et des moments propices au dialogue 19
2.3. Les thèmes du roman dialogué : action et digression 24
2.4. Des personnages qui s'affrontent ou se confrontent 28
2.5. Des types d'échange qui donnent le ton 31

CHAPITRE DEUX : Parole de narrateur et parole de personnages 36


1. Parole de narrateur : occultation et renversement des rôles 37
1.1. En réaction contre la présence envahissante du narrateur 37
1.2. La parole du narrateur dans les romans dialogues d'Amélie Nothomb 39
2. Parole des personnages : soumise ou autonome ? 42
2.1. Le dialogue dans le roman traditionnel 42
2.2. Le dialogue chez Nothomb : prise en charge des fonctions narratives 44
2.2.1. La fonction descriptive : éclatement et intégration 44
2.2.2. La fonction de psychologisation : une voix sans conscience ? 49
2.2.3. La fonction idéologique : une écriture paranoïaque 53
2.2.4. La fonction dramatique : la parole meurtrière 56
2.2.5. La fonction narrative : raconter des histoires / l'histoire 60
CHAPITRE TROIS : Enjeux narratifs et génériques 63
1. Les enjeux narratifs liés au style direct : illusion et effet inverse 64
1.1. Récit simultané, au présent 64
1.2. Abolition de la distance narrative : voix composite et points de vue multiples
66
1.3.Temps, tempo et discours attributif 68
2. Dérive générique 71
2.1. La filiation philosophique 72
2.2. La filiation dramatique 76

CONCLUSION 84

BIBLIOGRAPHIE 90
- J'étais surtout dialoguiste.
- Heureuse coïncidence.
(Péplum)
INTRODUCTION
Les dialogues de Nothomb

L'Amélie
Née en 1967 à Kobe, au Japon, Amélie Nothomb est issue d'une ancienne et
illustre famille bruxelloise qui apporta autrefois la province de Luxembourg au
royaume de Belgique. Fille d'un diplomate belge, elle passe les cinq premières années
de sa vie au Japon1, puis vit en Chine, à New York, au Bangladesh, en Birmanie et au
Laos, avant de débarquer à dix-sept ans en Belgique, où elle entame une licence en
philologie romane à l'Université Libre de Bruxelles2. C'est à cette époque qu'elle
commence à écrire, alors qu'elle découvre la Belgique, l'Europe, l'âge adulte et la
solitude. Diplôme en poche, elle retourne à Tokyo avec l'intention d'y passer toute sa
vie. Elle se fiance à un Japonais et travaille comme interprète français-japonais-
anglais dans une grande compagnie3. À vingt-trois ans, elle rompt avec tout et
retourne à Bruxelles, où rien ne l'attend. C'est alors qu'elle écrit Hygiène de
l'assassin, son onzième manuscrit, mais le premier qu'elle ose montrer. Surpris par
tant de verve et de talent, Philippe Sollers l'interdit cependant au comité de lecture
de Gallimard, le soupçonnant d'être un canular ; Françoise Xénakis, pour sa part,
soulève la possibilité d'un pseudonyme qui dissimulerait un personnage bien en vue4.
Les romans suivants, toutefois, convergeront sur les plans structural, thématique et
idéologique - d'aucuns leur reprochent d'ailleurs une trop grande similarité5 -, ce qui
élimine tout soupçon.
Hygiène de l'assassin est finalement publié par Albin Michel en septembre
1992 et devient aussitôt un best-seller couronné de nombreux prix littéraires. Depuis,
Amélie Nothomb publie, avec une régularité horlogère, un livre à chaque rentrée :

1
La Métaphysique des tubes (2000) relate cet épisode de sa vie. Le Sabotage amoureux (1993)
poursuit le récit de son enfance à Pékin ; Biographie de la faim (2004) résume le parcours
personnel de Nothomb en retraçant ses nombreux déplacements géographiques.
2
Ce retour au bercail est romancé dans Antéchrista (2003).
3
Stupeur et tremblements (Grand prix du roman de l'Académie française, 1999) fait le récit de
cette expérience.
4
Ces anecdotes sont relevées par Yolande Helm dans son article « Amélie Nothomb : L'enfant
terrible des Lettres belges de langue française », Études francophones, vol. XI, n° 1, printemps
1996, p. 113.
5
« Chacun de ses romans semble drapé, par un louable souci d'économie, dans la dépouille du
précédent. On reconnaît un roman d'Amélie Nothomb à ceci qu'il fait irrésistiblement penser à un
roman d'Amélie Nothomb » (Jean-Louis Ezine, « Bavardages », Le Nouvel Observateur, n° 1765,
2 au 9 septembre 1998, p. 61).
une aubaine dans la saison littéraire pour certains, un talent prometteur qui se
prolonge et qui tarde à se réaliser pour d'autres ; un succès phénoménal en tout
cas :
Car [...] faire grimper impavidement les tirages de ses titres jusqu'à se retrouver dans les
listes des meilleures ventes avec deux, voire trois ouvrages parus chaque fois à un an de
distance, faire s'entredéchirer les éditeurs étrangers à la Foire de Francfort pour les droits
d'un roman écrit en langue française, emporter l'adhésion des académiciens français (après
avoir eu droit, insistons-y, aux lauriers de leurs confrères belges), tout cela est,
reconnaissons-le, de l'ordre du phénomène. Nothomb fait de l'exceptionnel son ordinaire6.

Aux faits authentiques déjà extraordinaires qui marquent sa vie et sa carrière,


Nothomb se plaît à ajouter ces éléments mythiques que l'on connaît tous : chapeaux
cabossés, goût pour la nourriture putréfiée, anorexie, boulimie et alcoolisme,
insomnie, rituel d'écriture particulier... Celle qui se voyait comme « une interminable
épopée7 » à l'âge de sept ans est elle-même un personnage, et mêle en effet le
merveilleux au vrai, la légende à l'histoire, tant dans sa vie que dans ses romans qui
oscillent constamment entre fiction narrative et autobiographie.

Une œuvre dense


Fiction / autobiographie est généralement la ligne de partage retenue lorsqu'on
tente de diviser le corpus nothombien. En 2001, Jacques de Decker, dans la préface
de Amélie Nothomb. Authorship, Identity and Narrative Practice, retient ce critère,
mais s'appuie surtout sur le mode de narration de chacun des romans. Il proclame
Les Combustibles pièce de théâtre, et divise les neuf romans publiés jusqu'alors en
trois catégories :
Ceux qui font une place royale au dialogue, si grande que, la confusion aidant, la pièce fut
présentée comme un roman elle aussi : il s'agit de Hygiène de l'assassin, des Catilinalres et
maintenant de Cosmétique de l'ennemi. Ceux qui sont écrits à la troisième personne (la
trilogie Péplum, Attentat, Mercure), et ceux où l'auteur se raconte en disant « je ». Cette
dernière manière lui a inspiré ses meilleures livres et, ce qui ne gâche rien, valu ses plus
grands succès : Le Sabotage amoureux, Stupeur et tremblements et Métaphysique des
tubes8.

Pour sa part, Margaret-Anne Hutton appuie sa division du corpus sur les types de
conflit que les romans mettent en scène, bien qu'elle dise séparer les œuvres

6
Jacques de Decker, « Préface : Nothomb avec un B comme Belgique », in Susan Bainbrigge et
Jeanette den Toonder (éd.), Amélie Nothomb, Authorship, Identity and Narrative Practice, New
York, Peter Lang (Belgian Francophone Library), 2003, p. x et xii.
7
Amélie Nothomb, Le Sabotage amoureux, Paris, Albin Michel (Le Livre de poche), 1993, p. 6. Plus
loin, elle explique « les fonctions importantes » qui lui incombaient alors : « J'avais des foules à
éblouir. J'avais une image de marque à préserver. J'avais une légende à construire » (p. 13).
8
Jacques de Decker, op. cit., p. xii.
biographiques des autres (elle omet de nommer cette seconde sous-catégorie). Outre
Le Sabotage amoureux, Stupeur et tremblements et Métaphysique des tubes, elle
classe Péplum, dont un des interlocuteurs est une certaine « A.N. », dans la catégorie
des œuvres autobiographiques. Cette inclusion semble a priori suspecte, puisque
Péplum se déroule en l'an 2580, mais il contient bien certains éléments qui
permettent d'établir des liens entre la narratrice et l'auteure. Toutefois, c'est le type
de conflit qu'il met en scène qui le fait appartenir à cette catégorie :
Bien que ces textes mettent en scène des combats en face à face, ces luttes ne sont pas à
mort ; les trois [sic] textes s'achèvent par des trêves difficiles et ambiguës, des matchs nuls
où l'on ne peut établir lequel ou laquelle des protagonistes remporte la victoire. Dans ces
trois textes c'est un conflit qu'on pourrait qualifier d'inter-subjectif qui prime : les
combattants s'affrontent en tant que sujets autonomes. Par contraste, dans le deuxième
groupe de textes (Hygiène de l'assassin, Les Combustibles, Les Catilinaires, Attentat,
Mercure), il s'agit de combats qui se terminent sans exception par la mort (assassinat ou
suicide provoqué) de l'un des « duellistes », ainsi que par un processus d'incorporation :
dans chacun de ces textes l'un des protagonistes se voit en quelque sorte assimilé à l'autre.
Dans ces cinq textes c'est un conflit intra-psychique qui prédomine9.

Cette répartition du corpus a l'avantage de servir le propos de Hutton, qui s'intéresse


à l'œuvre de Nothomb en tant qu'elle est conflictuelle. Notre propos concerne
davantage la forme et les procédés narratifs ; aussi préférons-nous nous appuyer sur
d'autres critères pour répartir le corpus nothombien et définir le nôtre.
Précisons d'abord que les ouvrages de Nothomb portent tous l'inscription
générique Roman, sans épithète ; ensuite qu'aux yeux d'Amélie Nothomb, la partition
autobiographie / fiction a peu de valeur :
Je pense que je me révèle avec beaucoup plus de véracité dans mes romans non-
autobiographiques que dans mes romans autobiographiques, ce qui ne signifie pas
nécessairement que je mens. [...] [Personnellement, je ne fais pas tellement de différence
entre les deux genres, roman autobiographique ou roman non-autobiographique. Après
tout, le thème est toujours le même : le thème de l'humain : qu'est-ce qu'un être
humain10 ?

Reste que Nothomb se raconte au Je dans cinq de ses romans, comme on l'a vu dans
sa biographie : Le Sabotage amoureux (1993), Stupeur et tremblements (1999),
Métaphysique des tubes (2000), Antéchrista (2003) et Biographie de la faim (2004) ;
Les Catilinaires (1995) et Attentat (1997) sont également narrés à la première
personne, mais le narrateur est fictif. La narration de Mercure (1998) et de Robert
des noms propres (2002), quant à elle, est à la troisième personne. Péplum (1996),

9
Margaret-Anne Hutton, « "Personne n'est indispensable, sauf l'ennemi" : l'œuvre conflictuelle
d'Amélie Nothomb », in Nathalie Morello et Catherine Rodgers (dir.), Nouvelles écrivaines :
nouvelles voix ?, Amsterdam - New York, Rodopi (Faux titre), 2002, p. 255.
10
Amélie Nothomb citée par Susan Bainbrigge et Jeanette den Toonder (éd.), « Interview with
Amélie Nothomb », op. cit., p. 195-196.
malgré des passages narratifs au Je et un possible statut autobiographique, est
presque essentiellement fait de dialogues ; c'est également le cas de Hygiène de
l'assassin (1993), des Combustibles (1994) et de Cosmétique de l'ennemi (2001), qui
forment la troisième catégorie, celle des romans dialogues - à condition que l'on
s'entende sur la définition du genre.

Le roman dialogué : un roman, d'abord et avant tout


Vivienne G. Mylne, dans le chapitre qu'elle consacre aux romans et contes
dialogues11, considère ceux-ci comme des sous-genres et se montre assez stricte
dans ses critères de classification : « Si l'ouvrage entier est fait de conversations
présentées sans verbes déclaratifs, on peut le classer tout suite, semble-t-il, parmi
les romans dialogues. Il y a cependant des cas douteux12 ». Si l'ouvrage est constitué
d'échanges verbaux et comprend des passages narratifs, mais qu'il lui manque une
histoire principale, « on doit le considérer, selon les critères traditionnels, comme un
recueil de contes ou une satire dialoguée plutôt que comme un vrai roman13 ». Le
dialogue ne doit pas non plus être dilué par d'autres éléments, comme des
monologues intérieurs, des lettres, des articles de journaux, etc. Sont exclues
également les œuvres qui consistent essentiellement en une histoire racontée par
l'un des personnages, même si celui-ci s'adresse à un interlocuteur réel ou
imaginaire, et les monologues déguisés en dialogues, comme La Chute de Camus.
Dans son ouvrage Le roman dialogué après 1950. Poétique de l'hybridité, Marie-
Hélène Boblet, pour sa part, définit le roman dialogué comme « un texte de matière
romanesque, envahi par le dialogue au point que la proportion entre le narratif et le
discursif bascule au profit exclusif du discours14 ». « Le roman dialogué se passe en
effet de toute narration », ajoute-t-elle plus loin, « et ne compte sur aucun
achèvement scénique pour faire résonner la parole15 ».
Aucune narration, chapeauté par une histoire principale ou à tout le moins
composé de matière romanesque (Boblet ne précise toutefois pas ce qui fait la
matière romanesque), fait d'un dialogue pur : la définition du roman dialogué que

11
Vivienne G. Mylne, Le Dialogue dans le roman français de Sorel à Sarraute, Paris, Universitas,
1994, p.171-188.
12
Ibid., p. 171.
13
Ibid.
14
Marie-Hélène Boblet, Le roman dialogué après 1950. Poétique de l'hybridité, Paris, Honoré
Champion (Littérature de notre siècle), 2003, p. 13. Je souligne.
15
Ibid., p. 59.
proposent Mylne et Boblet, aux accents de purisme et d'intransigeance, cadre mal
avec l'extrême souplesse qu'on reconnaît généralement au roman. Car le roman
dialogué est, d'abord et avant tout, un roman ; il doit donc remplir, dans un premier
temps, les conditions du genre romanesque. Or, le roman est avant tout récit : il
représente des personnages agissant dans un espace et dans un temps, et cette
représentation implique une relation de succession ainsi qu'un rapport de
transformation. Le récit romanesque appartient aussi au domaine du narratif : « le
romancier se place entre le lecteur et la réalité qu'il veut lui montrer et il l'interprète
pour lui, alors qu'au théâtre le spectateur est placé directement devant les
événements qui se déroulent sur la scène16 ». Roland Bourneuf et Real Ouellet, dans
L'univers du roman, précisent cependant qu'il n'y a pas de véritable cloison entre ces
deux « modes de l'imitation poétique » : « des personnages de théâtre peuvent faire
des récits sur la scène [...], et le romancier peut présenter au lecteur des dialogues
sans avoir l'air d'y intervenir17 ». Le roman doit néanmoins être en prose, et le récit,
celui d'une histoire fictive.
« Récit d'une histoire fictive » : voilà une définition très large qui englobe une
variété de romans18 qu'on pourrait être tenté de classifier. Bourneuf et Ouellet nous
mettent cependant en garde contre les pièges d'une telle entreprise :
L'important n'est pas de faire entrer de force des œuvres dans des cadres préétablis mais
de percevoir des affinités et des constantes, des orientations divergentes, de voir comment
le romancier est parvenu à faire rendre à son œuvre le timbre qui la distingue de toute
autre. Le récit, avons-nous dit, implique un choix, ou plutôt une foule de choix à chaque
instant : de mots, de personnages, d'événements, de division en chapitres, etc. [...] Il faut
donc chercher en quoi consistent ces choix et leur raison d'être : sur quel aspect de son
histoire l'auteur a-t-il mis Vaccent ? quels procédés a-t-il employés pour la narrer ? quelle
forme prend-elle ? quels sont les intentions, les implications, le sens du récit ?19

Le dialogue, dans le roman dialogué, est ce choix qui le distingue du roman


traditionnel. Il a ceci de particulier qu'il est à la fois le procédé que l'auteur emploie
pour narrer son histoire et la forme que prend cette histoire, ce qui soulève un
certain nombre d'enjeux narratifs et génériques.

15
Roland Bourneuf et Real Ouellet, L'univers du roman, 5e édition, Paris, PUF (Littératures
modernes), 1989, p. 29.
17
Ibid.
18
Roman historique, roman épistolaire, roman d'amour, d'aventures, de cape et d'épée, roman
policier, roman noir, roman d'anticipation, de science-fiction, roman à l'eau de rosé, roman-fleuve,
roman-feuilleton, roman-photo...
19
Ibid., p. 29.
Enjeux romanesques, narratifs et génériques
« Récit dialogué d'une histoire fictive » : cette définition du roman dialogué est
loin de résoudre les paradoxes qu'elle contient. Qu'il y ait des résidus de narration ou
que le dialogue s'avère être un monologue, le roman dialogué se distingue du roman
traditionnel en ce que son histoire est narrée principalement non par un narrateur,
mais par l'ensemble des paroles échangées entre les personnages ; il se présente
donc, nécessairement, sous la forme d'un ou de plusieurs dialogues liés entre eux par
une même histoire. Aussi parvient-on généralement à résumer l'histoire d'un roman
dialogué sans trop de mal. Toutefois, on constate certaines particularités sur le plan
de l'histoire : l'intrigue, le cadre spatio-temporel, les thèmes, les personnages et les
types d'échange des romans dialogues semblent en effet adaptés à la forme - à
moins que ce ne soit la forme qui s'adapte à ses éléments romanesques. Sur le plan
de la narration, l'analyse de tels textes soulève également un certain nombre
d'enjeux, puisque le dialogue y prend en charge plusieurs fonctions de la mise en
discours (description, psychologisation, exposition des idées, dramatisation et
narration elle-même). La narration s'appuie en effet principalement sur la parole des
personnages, laquelle est rapportée au style direct. Or, l'utilisation du style direct
perturbe le temps, la voix et le point de vue du roman dialogué. Aussi brouille-t-il les
habitudes de lecture, d'une part, et la frontière qui délimite le genre romanesque,
d'autre part. Les romans dialogues, à la croisée d'une écriture narrative et d'une
écriture dramatique qui rappelle le genre dialogique antique, semblent également
participer d'une autre tendance actuelle, celle de l'hybridité générique.
De manière générale, bien que le dialogue, la narration et le genre soient au
cœur des réflexions dans des champs variés, peu de spécialistes ont convoqué ces
diverses approches dans une même étude afin de rendre compte de la complexité du
roman dialogué et de le situer dans la production contemporaine. On connaît encore
mal le fonctionnement d'un tel type d'écriture qui relève à la fois du roman, du
théâtre et du dialogue philosophique, mais qui possède ses rouages propres. Une
analyse des romans dialogues d'Amélie Nothomb nous semble tout à fait pertinente
pour mieux saisir les enjeux romanesques, narratifs et génériques qui émergent
d'une telle écriture chez Nothomb, mais également des romans dialogues en général
et, de manière plus large, de la production littéraire actuelle.
8

Les romans dialogues d'Amélie Nothomb


Si le dialogue occupe une place ou joue un rôle important dans plusieurs
autres romans de Nothomb, dont Les Catilinaires, Mercure, Attentat et Antéchrista,
seuls Hygiène de l'assassin, Péplum et Cosmétique de l'ennemi seront ici considérés
comme des romans dialogues. Hygiène de l'assassin est en effet constitué d'une
longue suite de dialogues entre l'écrivain et différents journalistes, dialogues
entrecoupés d'échanges entre ces derniers ; Péplum présente deux dialogues, le
second occupant près de 140 pages et n'étant encadré que de brèves interventions
de la narratrice ; Cosmétique de l'ennemi, enfin, prend la forme d'un seul long
dialogue (lequel s'avère finalement être un monologue entre Jérôme Angust et son
ennemi intérieur) qui, ponctué de brefs commentaires et de plusieurs incises dans les
premières pages, s'épure rapidement. Les Combustibles, bien qu'il porte l'inscription
générique de roman et qu'il soit le récit dialogué d'une histoire fictive, ne sera pas
étudié ici comme un roman dialogué, vu sa forme qui rappelle davantage l'écriture
théâtrale et qui nous éloigne des questions narratives qui nous intéressent. Hygiène
de l'assassin, Péplum et Cosmétique de l'ennemi répondent donc à la définition du
roman dialogué que nous proposons, puisqu'ils sont tous le récit dialogué d'une
histoire fictive. Chacun met en jeu des aspects différents du roman dialogué :
Hygiène de l'assassin met en lumière, entre autres, le fonctionnement de dialogues
croisés à partir desquels se construit le récit ; Péplum rappelle davantage le dialogue
d'idées et les aléas de la conversation ; Cosmétique de l'ennemi expose le dialogisme
du monologue intérieur. Tous sont narrés par l'ensemble des paroles qui les fondent,
grâce à un savant mélange d'échanges didactiques, dialectiques et polémiques qui
permettent au dialogue d'éclipser l'instance narrative en remplissant la plupart des
fonctions qui lui sont habituellement réservées.

Une approche mixte pour un objet hybride


Le genre hybride du roman dialogué et notre volonté de rendre compte de la
complexité de cette forme et de ses enjeux littéraires posent certains problèmes
méthodologiques que nous explorerons brièvement dans le préambule du premier
chapitre. Puisqu'il n'existe pratiquement aucun ouvrage (outre ceux déjà mentionnés
de Marie-Hélène Boblet et de Vivienne G. Mylne) portant précisément sur le roman
dialogué, nous avons décidé de nous appuyer sur les différents ouvrages consacrés
au dialogue romanesque et sur certaines théories sur le roman et sur le récit qui
s'intéressent au dialogue et à la narration. Nous nous permettons d'élargir leur
perspective au roman dialogué en prenant pour acquis que le dialogue, dans le
roman dialogué, demeure un dialogue romanesque, d'autant plus que celui des
romans à l'étude s'inscrit dans un cadre narratif ; il sera toutefois intéressant de
constater ce qui survient lorsque ce dialogue envahit le roman. Notre analyse nous
entraînera donc sur divers terrains théoriques. Il ne nous semble toutefois pas
pertinent de préciser, au fil de notre analyse, l'héritage de telle ou telle théorie, d'une
part parce que bien qu'ils proviennent d'horizons différents, les théoriciens du
dialogue romanesque s'entendent le plus souvent sur les considérations d'ordre
général touchant leur objet d'étude ; d'autre part, parce qu'il s'agit de fournir une
vue d'ensemble des enjeux romanesques, narratifs et génériques des romans
dialogues d'Amélie Nothomb, vue d'ensemble qui souhaite tenir compte des acquis
conjugués de la linguistique, de la pragmatique, de la poétique, de la narratologie, de
la littérature, de la sémiotique au théâtre, de la théorie des genres.
Nous souhaitons partir de l'analyse des romans dialogues d'Amélie Nothomb
pour explorer les enjeux d'un tel type d'écriture. Dans le chapitre un, il s'agira
d'abord de décrire les particularités, sur le plan de l'histoire, engendrées par un
dialogue qui, dans Hygiène de l'assassin, Péplum et Cosmétique de l'ennemi, prend
des dimensions de roman. Les typologies et terminologies établies par Sylvie Durrer,
Jean-Michel Adam et Gilbert Dispaux nous seront alors particulièrement utiles. Ces
questions techniques seront en outre enrichies de certaines réflexions littéraires sur
le dialogue (notamment celles de Nathalie Sarraute et de Henri Mitterand) et des
travaux d'Anne Ubersfeld sur le dialogue au théâtre. Dans le deuxième chapitre, les
travaux de Gérard Genette en narratologie (Figures III et Nouveau discours du récit),
les réflexions de Gillian Lane-Mercier sur le dialogue romanesque et celles, enfin, de
Kate Hamburger sur la fonction narrative nous permettront d'approfondir notre
analyse des enjeux d'une narration dialoguee et de montrer que, la fonction narrative
étant fluctuante, elle peut fort bien s'absorber dans le dialogue, comme c'est le cas
dans le roman dialogué. Par ailleurs, nous emprunterons la perspective
anthropologique de Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino sur le récit pour montrer
que le renversement des rôles, dans les romans dialogues de Nothomb, s'inscrit dans
la tendance générale du roman moderne qui a connu bon nombre de modifications au
cours du dernier siècle. Nous poursuivrons cette réflexion dans le troisième et dernier
chapitre, en explorant, dans un premier temps, les effets de lecture créés par le
10

privilège accordé au style direct dans les romans dialogues de Nothomb : l'illusion
d'un récit simultané, au présent, l'abolition de la distance narrative, et une
temporalité et un tempo bouleversés viennent en effet brouiller les habitudes du
lecteur de roman traditionnel. Les réflexions entamées par Henri Mitterand et Gillian
Lane-Mercier sur ce sujet nous aideront à l'approfondir. Enfin, de ces particularités
narratives découlent certains enjeux génériques, dès lors que le mode dramatique
éclipse le cadre narratif ; les travaux de Marie-Hélène Boblet, entre autres, nous
permettront d'étudier la complexité sur le plan générique de notre corpus en regard
de la production littéraire actuelle.
Notre réflexion se veut donc logique dans sa progression, allant de la
description vers l'analyse, puis vers un questionnement plus large sur les enjeux
narratifs et génériques des romans dialogues d'Amélie Nothomb et de la production
littéraire actuelle, sans toutefois jamais perdre de vue l'objet de notre étude. Hygiène
de l'assassin, Péplum et Cosmétique de l'ennemi seront en effet la source de toute
notre analyse et, par conséquent, constamment convoqués. Notre étude contribuera
donc à la fois à une poétique d'auteur et à une poétique générale.
CHAPITRE UN
Enjeux romanesques

Nous avons défini le roman dialogué comme étant le récit dialogué d'une
histoire fictive, en prenant bien soin de rappeler qu'il est, d'abord et avant tout, un
roman qui se distingue de tout autre grâce au dialogue, lequel est à la fois le procédé
que l'auteur emploie pour narrer son histoire et la forme que prend cette histoire. Or,
il existe autant de cadres d'analyse pour le roman traditionnel que de théories :
thématique, sociocritique, sociologie de la littérature, formalisme, structuralisme,
poétique, pragmatique, théorie de la lecture, théorie des genres et études culturelles
posent un regard spécifique sur le roman, retiennent certains de ses aspects et en
négligent d'autres. Qu'on y accorde plus ou moins d'importance, certains éléments de
base, comme l'histoire et la narration, demeurent toutefois incontournables dans
l'analyse du roman.
Ce premier chapitre propose d'analyser les romans dialogues d'Amélie
Nothomb comme s'il s'agissait de romans traditionnels, c'est-à-dire en s'attardant sur
les éléments de l'histoire, mais en portant une attention particulière aux liens que ces
éléments romanesques entretiennent avec la forme afin de faire ressortir les
particularités du roman dialogué sur le plan de l'histoire. Il s'agira d'abord de relever
certains problèmes qui se posent lorsque l'on tente d'analyser des romans envahis
par le dialogue. Nous proposons ensuite de décrire l'intrigue de chacun des romans
dialogues d'Amélie Nothomb en précisant la part de dialogue et de narration que
chacun d'eux comporte, puis d'étudier la situation des dialogues, c'est-à-dire leur
cadre spatiotemporel, leur finalité, les thèmes qui y sont développés et leurs
interlocuteurs, et enfin d'analyser les types d'échange exploités. Cette première
étape nous fournira une vue d'ensemble des romans dialogues d'Amélie Nothomb sur
le plan de l'histoire.
12

1. L'analyse du roman dialogué : problèmes et méthode


Certaines théories, dont les théories de renonciation, la pragmatique et la
linguistique, portent une attention particulière au dialogue dans le roman et lui
appliquent un cadre d'analyse qui varie selon leur perspective. Alors que les
théoriciens de renonciation comme Pierre Van den Heuvel s'intéressent au problème
de la voix, Nadine Gelas s'inscrit dans le sillon de la pragmatique dialogique et
dévoile les différences entre « Dialogues authentiques et dialogues romanesques »,
[...] différences qui tiennent aux conditions particulières de l'échange, au dispositif
communicationnel complexe existant au théâtre comme dans le roman, différences qui
tiennent aussi au fait que tout y est programmé et préordonné par un auteur ou un
narrateur et donc dépendant étroitement du genre littéraire, des thèmes et de l'intrigue
développés, ainsi que des personnages, de leurs rôles et de leurs fonctions1.

L'ouvrage Le dialogue dans le roman de Sylvie Durrer propose quant à lui « des
instruments linguistiques pour aborder quatre dimensions fondamentales du dialogue
romanesque, à savoir : le degré d'oralisation du dialogue ; les types d'enchaînement
des répliques ; le mode de représentation des dialogues des personnages [...] ; et
enfin rapidement la fonction romanesque des dialogues2 ». Car le dialogue est, dans
tous les cas, soumis à la narration et il se doit de servir le dessein narratif, qui reste
dominant. Dans son article « Dialogue et littérarité romanesque », Henri Mitterand se
demande d'ailleurs ce qui « induit, dans la composition d'un roman, dans
l'agencement de ses éléments et de ses arguments, la possibilité et la nécessité du
dialogue3 ». Pour toute réponse, il suggère trois questions :
La première, sur les personnages qui prennent la parole, quels sont ceux qui ont le
pouvoir de la parole, quels sont ceux qui viennent la conquérir sur d'autres [...] ? Quelles
relations inter-personnelles, ou inter-collectives, fondent dans le roman, dans tel roman,
l'usage de la parole, donc la marche du dialogue ? Qui peut, sait, veut ou doit parler à qui ?
Qui a le droit à l'initiative, à l'interpellation ? [...]
Deuxième question, sur les lieux. Existe-t-il des lieux plus appropriés que d'autres au
dialogue ? Et quelles sont les relations qui s'instituent entre la parole et le lieu où elle se
déploie ? [...]
Troisième question enfin : sur les moments. Quelle est la dépendance temporelle du
dialogue4 ?

Voilà des questions tout à fait pertinentes lorsqu'on analyse la place et le rôle du
dialogue dans le roman. Mais lorsque le roman est dialogue, comment l'aborder ?

1
Jacques Cosnier, Nadine Gelas et Catherine Kerbrat-Orecchioni, « Introduction », Echanges sur la
conversation, Paris, Éditions du CNRS, 1988, p. 16.
2
Sylvie Durrer, Le dialogue dans le roman, Paris, Nathan, 1999, p. 7.
3
Henri Mitterand, « Dialogue et littérarité romanesque », in Pierre R. Léon et Paul Perron, Le
dialogue, Ottawa, Didier, 1985, p. 143-144.
4
Ibid.
13

II n'existe, à notre connaissance, aucun cadre théorique qui permette


d'analyser le roman dialogué. D'une part, on ne peut analyser le dialogue en tant
qu'unité textuelle ou mode de discours parmi d'autres unités ou modes, puisque
celui-ci, s'il n'occupe pas nécessairement la totalité du roman, en constitue tout de
même l'essentiel. Il ne peut donc pas être analysé strictement par rapport à la
narration comme le proposent les théories de l'énonciation, la pragmatique et la
linguistique. Il reste cependant que le roman dialogué doit être étudié comme tout
roman ; on doit donc se pencher sur ses éléments de base : intrigue, personnages,
temps, espace, thèmes, voix et point de vue. D'autre part, on ne peut pas, non plus,
analyser le contenu du roman dialogué sans tenir compte de sa forme, puisque l'un
et l'autre sont intimement liés. Le lieu et le moment de l'échange, par exemple, sont
en étroite relation avec les thèmes qui peuvent être abordés ; les caractéristiques des
personnages et surtout la relation qu'ils entretiennent influencent grandement la
forme et le déroulement de l'interaction ; enfin le but du dialogue détermine le type
d'échange. L'Inquisitoire de Pinget illustre bien cette adéquation : l'enquête menée
par un interrogateur extrêmement pointilleux auprès d'un domestique suite à la
disparition du secrétaire du château de Broy justifie en partie la longue suite de
questions-réponses et l'absence de narration. Le choix des personnages, du moment,
du lieu et des thèmes est, en retour, conditionné par la forme dialoguée. À l'analyse
des romans dialogues d'Amélie Nothomb, on constate d'ailleurs que certains
ingrédients romanesques conviennent mieux au roman dialogué.

2. Enjeux romanesques
2.1 L'intrigue du roman dialogué : un duel verbal
Tout récit raconte une histoire constituée d'une intrigue vécue par des
personnages dans un cadre spatio-temporel donné, et cette histoire développe un
certain nombre de thèmes. L'intrigue est formée d'une succession d'événements et
d'actions qui acheminent le roman vers un dénouement, mais il peut également
comprendre des discours. Genette oppose d'ailleurs récit d'événements (diégésis, soit
le récit proprement dit ou le texte du narrateur) et récit de paroles (rhésis - plutôt
que mimésis -, soit le dialogue ou le texte du personnage). Mais qu'advient-il lorsque
le discours se fait récit ? Ou lorsque le récit prend la forme d'un discours ? Un tel récit
développe-t-il une intrigue ? Dans Figures III publié en 1972, Genette observe que le
roman fait désormais plus de place au dialogue qu'à la narration : « Curieusement,
14

l'une des grandes voies d'émancipation du roman moderne aura consisté à pousser à
l'extrême, ou plutôt à la limite, cette mimésis du discours, en effaçant les dernières
marques de l'instance narrative et en donnant d'emblée la parole au personnage5 ».
Quelques années plus tôt, Sarraute constatait que le dialogue tendait « de plus en
plus à prendre dans le roman moderne la place que l'action abandonne6 ». Le
dialogue est donc susceptible de supplanter la narration et l'action ; c'est d'ailleurs ce
qui caractériserait le roman dialogué7. Aussi lui reproche-t-on souvent le fait qu'il ne
raconte rien et qu'il ne s'y passe rien8. C'est effectivement le cas du dialogue d'idées,
dont la structure n'est « ni narrative ni dramatique mais conceptuelle9 ».
Les romans dialogues d'Amélie Nothomb, par contre, répondent à une autre
logique, celle du roman. Bien qu'ils soient principalement récits de paroles, ils
développent tous une intrigue structurée selon le schéma narratif traditionnel : la
situation initiale renseigne le lecteur sur les personnages, leurs relations et leur
situation afin de lui permettre de comprendre l'action qui s'amorce ; puis survient un
élément déclencheur, un événement qui perturbe la vie des personnages et les oblige
à réagir par une série d'actions ou un enchaînement de péripéties qui modifient leur
situation initiale et les entraînent vers une situation finale, aussi appelée
dénouement. Les intrigues des romans dialogues de Nothomb ont toutefois ceci de
particulier qu'elles renvoient à une situation conversationnelle : l'entrevue dans
Hygiène de l'assassin, la conversation forcée par la séquestration dans Péplum et la
conversation importune dans Cosmétique de l'ennemi. Dans les trois cas, ce n'est pas
tant une succession d'événements qu'une succession de paroles qui acheminent le
roman vers un dénouement. Par ailleurs, toutes les intrigues des romans à l'étude se
placent sous le signe du duel. Voilà qui n'a rien d'étonnant puisque le roman
dialogué, en privilégiant la scène10 et en donnant d'emblée la parole au personnage,

5
Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil (Poétique), 1972, p. 193.
5
Nathalie Sarraute, « Conversation et sous-conversation », in L'ère du soupçon. Essais sur le
roman, Paris, Gallimard (Folio essais 76), 1956, p. 104.
7
Encore faut-il préciser, comme nous le ferons dans les chapitres suivants, que cette occultation
est illusoire : le dialogue supplante la narration en ce sens qu'il se permet d'actualiser les fonctions
de cette dernière ; il y a donc toujours narration (dialoguée). De la même manière, le dialogue ne
se substitue pas à l'action : il la prend en charge, puisque la parole est, dans le roman dialogué,
action.
8
« Ici, rien ne se passe », remarque Jean-Claude Lieber à propos de L'Inquisitoire. « C'est un
radotage illimité que l'on pourrait, semble-t-il, amplifier ou tailler sans dommage [...] » (« Le procès
du réalisme », postface à L'Inquisitoire, Paris, Minuit (Double), 1986, p. 494).
9
Suzanne Guellouz, Le dialogue, Paris, PUF (Littératures modernes), 1992, p. 65.
10
Bourneuf et Ouellet, à la suite d'Aristote, distinguent deux modes d'imitation : direct (la scène)
ou narratif (le résumé) ; la description complète la gamme de procédés narratifs dont dispose le
15

pousse le roman sur le terrain du théâtre, où le dialogue est « le développement, la


mise en forme de deux positions discursives confrontées ou affrontées11 ». Aussi
retrouve-t-on à la base du dialogue et, par extension, à la base du roman dialogué, le
rapport de force entre les personnages.
La narration des romans dialogues d'Amélie Nothomb n'est toutefois pas
purement dialoguée. Lorsqu'on regarde de près ces romans, on constate que certains
de leurs éléments, comme l'exposition et le dénouement, s'accommodent mieux
d'une narration traditionnelle. Les péripéties qui s'enchaînent vers la résolution du
conflit, en revanche, sont essentiellement dialoguées ; on est donc tenté de résumer
l'intrigue du roman dialogué à un duel verbal.

L'écrivain-assassin contre les journalistes


La situation initiale d'Hygiène de l'assassin est exposée par un narrateur
extradiégétique omniscient en moins de trois pages : « Quand il fut de notoriété
publique que l'immense écrivain Prétextât Tach mourrait dans les deux mois, des
journalistes du monde entier sollicitèrent des entretiens privés avec l'octogénaire »
(p. 7). Le duel entre l'écrivain et les journalistes se place d'emblée sous le signe de la
peur et de la guerre. La première entrevue (qui sera enregistrée, comme les
suivantes) est introduite en une dizaine de lignes, puis le dialogue n'est plus
interrompu que par de rares indications de ton, d'intonation, de silence, de gestes, Le
narrateur intervient pour annoncer le départ du journaliste qui vient s'écrouler parmi
ses collègues attablés au café d'en face. Traumatisé, il leur raconte son expérience
puis leur fait écouter la bande. Les collègues commentent et débattent avec le
malheureux, puis le narrateur intervient à nouveau pour compléter le portrait de Tach
par un détail ; il s'abstient cependant de présenter la seconde entrevue, qui se
déroule sensiblement comme la première.
La troisième entrevue n'est pas non plus introduite par l'instance narrative ;
c'est Tach qui prend la parole le premier, comme s'il poursuivait une seule et même
discussion. Brève intervention du narrateur pour raconter le retour du journaliste
parmi ses collègues et annoncer l'écoute de la bande, toujours commentée par les

romancier. À titre d'exemple pour le premier procédé, « La Clé de verre de Dashiell Hammett est un
roman traité uniquement sous forme de scènes, les situations sont toujours décrites de l'extérieur
au moment où elles se déroulent sans que l'auteur résume jamais des faits antérieurs ou fasse le
retour sur le passé des personnages. Il n'explique jamais, il montre des comportements » (L'univers
du roman, op. cit., p. 57-61).
11
Anne Ubersfeld, Lire le Théâtre, Paris, Éditions sociales, 1993, p. 263.
16

journalistes. La quatrième entrevue s'ouvre sur la même réplique que la troisième.


Tach poursuit d'ailleurs le dialogue entamé avec le troisième journaliste. Puisqu'il
s'agit toujours du même manège, le narrateur n'a besoin que d'une phrase pour
annoncer le débat qui s'ensuit au café d'en face. Les journalistes s'interrogent sur le
prochain journaliste, un inconnu. Voilà qui suffit pour introduire la dernière entrevue,
qui occupe près de cent pages, soit la moitié du roman, et qui compte au total un peu
plus d'une cinquantaine de lignes de narration (l'équivalent d'environ une page et
demie).
Les quatre premiers journalistes sont donc congédiés au terme d'entrevues qui
dévoilent un Tach monstrueux, cruel et dégoûtant. La cinquième, Nina, est une
adversaire inconnue et inattendue qui tentera de renverser les rôles et de venir à
bout du scélérat. L'analyse qu'elle propose de l'œuvre obscure et inachevée de Tach
ressuscite un passé englouti qui incrimine l'écrivain pour le meurtre de sa jeune
cousine Léopoldine et qui, surtout, permet à Nina de remporter son pari, dont l'enjeu
est de voir Tach ramper à ses pieds ; celui-ci aura toutefois raison de son adversaire.
Un bref épilogue raconte le dénouement de l'entrevue et celui de l'histoire : devenue
l'avatar de Tach, Nina étrangle le prix Nobel de littérature. Le véritable élément
déclencheur s'avère donc être Nina ; dès lors, les quatre premières entrevues
apparaissent comme une longue situation initiale qui permet de brosser le portrait de
Tach et qui crée une atmosphère de guerre autour des entrevues. Car si les premiers
journalistes sont à la recherche de « scoops », Nina, quant à elle, est motivée par
son désir de remporter cette guerre. Pour cela, elle doit démolir son adversaire en lui
faisant admettre qu'il est coupable du meurtre de sa cousine. L'entrevue devient, peu
à peu, un interrogatoire.
Ainsi, les dialogues prennent le relais de la narration, permettent d'introduire
les personnages, de les décrire de manière subjective, puisque aux descriptions du
narrateur s'ajoutent celles des journalistes, celles de Tach lui-même, l'interprétation
des journalistes et enfin celle du lecteur, ultime témoin de toutes ces conversations.
C'est d'ailleurs principalement dans ce croisement de paroles que se construisent non
seulement l'intrigue, mais également les personnages d'Hygiène de l'assassin.

A.N. contre Celsius


L'intrigue de Péplum se place elle aussi sous le signe du duel. Le roman ne
présente que deux dialogues, lesquels mettent en scène un nombre minimal
17

d'interlocuteurs. Il s'ouvre directement sur un dialogue entre une femme qui émet
l'hypothèse selon laquelle Pompéi serait la création des archéologues du futur, et un
homme qui la réfute :
- Cherchez à qui le crime profite. L'ensevelissement de Pompéi sous les cendres du
Vésuve, en 79 après Jésus-Christ, a été le plus beau cadeau qui ait été offert aux
archéologues. À votre avis, qui a fait le coup ?
- Pas mal, comme sophisme.
- Et si ce n'en était pas un ?
- Que voulez-vous dire ?
- Cela ne vous a jamais paru bizarre ? Il y avait des milliers de villes à détruire. Comme
par hasard, ce fut la plus raffinée, la plus somptueuse, qui y passa.
- C'est une fatalité courante. Quand une bibliothèque prend feu, ce n'est pas la
bibliothèque municipale du quartier, c'est la bibliothèque d'Alexandrie. Quand un boudin et
une beauté traversent la rue, devinez qui se fait écraser ? [...] (p. 5)

La femme annonce qu'elle sera opérée le lendemain. Un passage narratif à la


première personne du singulier d'une douzaine de lignes assimile la femme de la
conversation à la narratrice et raconte comment celle-ci se réveille à l'hôpital, après
l'opération, et tombe dans le vide (ou plutôt dans le futur) en sortant de sa
chambre :
À mon réveil, l'hôpital était méconnaissable. Ma chambre avait les dimensions d'une
salle de bal. J'étais allongée, seule. Mon lit était suspendu au plafond par des courroies :
quand je bougeais, il remuait comme une escarpolette.
La distance qui me séparait du sol semblait de deux mètres. J'hésitai à sauter. Quand
je me retrouvai par terre, une douleur au ventre me rappela l'opération que j'avais subie.
Tant pis. Je n'allais pas demander l'aide des infirmières pour si peu. Je me dirigeai vers
la porte. Je l'ouvris et je tombai dans le vide. (p. 11)

Commence alors le second dialogue, véritable duel verbal qui occupe près de 140
pages (le roman en fait 153) et qui compte au total moins de dix lignes de narration.
Soupçonnée d'avoir découvert la vérité à propos de Pompéi, la narratrice se retrouve
en 2580 dans la basilique de Celsius, un savant « condamné » par le Tyran (le chef
de l'oligarchie) à lui faire la conversation. La parole devient une arme redoutable
entre les mains de celle qui tient à retourner en 1995. Exaspéré par la conversation,
Celsius finit d'ailleurs par acquiescer à la demande de l'écrivaine et la renvoie à son
époque dans l'espoir qu'elle le fasse passer à l'éternité en lui consacrant un livre. Un
bref épilogue narratif apprend au lecteur que le livre qu'il vient de lire est la
retranscription, de mémoire, de cet échange entre Celsius et A.N. « Une histoire
vraie », atteste la narratrice en précisant bien que personne ne daigne la croire.
Ainsi, le dialogue dans Péplum prend en charge la situation initiale et la série
d'actions ou plutôt de paroles qui modifient cette situation ; toutefois, la narration
s'occupe de résumer les éléments clés de l'intrigue, soit l'élément déclencheur (le
18

réveil à l'hôpital) et la situation finale. Pendant le dialogue, les brefs passages


narratifs marquent quelques silences et un moment où la narratrice se bouche les
oreilles :
- Je hais le vingt-sixième siècle. Je ne veux pas connaître votre moyen infaillible. Si
vous essayez de me le dire, je me bouche les oreilles.
- Il suffit de...
Je me bouchai les oreilles. Je voyais les lèvres de Celsius qui continuaient à remuer.
J'éprouvais un certain soulagement : en 2580, il était toujours possible de se boucher les
oreilles. Tout n'était pas perdu, (p. 27)

Ce procédé est d'ailleurs repris dans Cosmétique de l'ennemi ; il n'a toutefois pas
autant de succès, pour des raisons évidentes : comment faire taire une voix qui vient
de l'intérieur ?

Jérôme Angust contre lui-même


Cosmétique de l'ennemi oppose un homme à... lui-même, comme si le docteur
Jekyll conversait, sans le savoir, avec Mister Hyde. Ce n'est toutefois qu'à la fin du
roman que le lecteur obtient la confirmation que Angust et Textor Texel ne font qu'un
et qu'il s'agit d'une conversation avec soi-même, car ce « monologue » est bel et
bien un dialogue. La victime, Jérôme Angust, résume la situation :
- Je suis à l'aéroport, j'apprends que mon avion est retardé. Un type s'assied à côté de
moi et commence à me baratiner. Après des confidences assommantes, il me révèle, au
détour d'une phrase, qu'il a violé ma femme il y a vingt ans et qu'il l'a tuée il y a dix ans,
(p. 87-88)

Angust tarde à comprendre que son interlocuteur, Textor Texel, n'est nul autre que
son ennemi intérieur, et lorsque Texel lui dévoile son identité, Angust refuse de le
croire. La seule façon pour lui de s'assurer qu'il n'est pas Texel et qu'il est innocent
du meurtre de sa femme est de se tuer. Exaspéré par la conversation, comme
Celsius, il finit par fracasser la tête de Texel contre le mur, ponctuant son geste de
cris : « Libre ! Libre ! Libre ! ». Les autres passagers dans la salle d'attente de
l'aéroport n'y voient qu'un suicide inqualifiable.
Comme celui d'Hygiène de l'assassin, l'incipit de Cosmétique de l'ennemi est
narré par un narrateur extradiégétique omniscient. Il est cependant plus court : une
quinzaine de lignes suffisent pour situer dans la salle d'attente d'un aéroport un
« bourreau » et une victime aux nerfs à vif à cause d'un retard d'avion. Après un
dialogue d'une centaine de pages où se confrontent l'importun et l'importuné, le
narrateur reprend la parole pour fournir le point de vue final : le dénouement n'est
pas le meurtre de Texel, mais bien le suicide d'Angust. Ainsi, la narration se charge
19

de la situation initiale et de la situation finale. L'élément déclencheur est toutefois


introduit par le dialogue, si l'on considère que le « Bonjour, monsieur » que Texel
adresse à Angust avec cérémonie est cet élément. Enfin, comme dans Péplum et
Hygiène de l'assassin, plutôt qu'une série d'actions, c'est une suite de répliques qui
modifie la situation initiale et qui entraîne les personnages vers la situation finale.
L'intrigue est d'ailleurs axée directement sur la situation du dialogue : qui est donc
cet homme qui vient importuner Angust ? Pourquoi vient-il lui tenir la jambe ? Aussi
le dialogue prend-il toute la place dans le roman, bien que ce dernier contienne
davantage d'incises et de narration que les autres romans dialogues. Celles-ci
indiquent le ton (« Pourquoi ? demanda l'inconnu avec fraîcheur », p. 9), marquent
les rires (« Textor hurla de r i r e » , p. 118) et les silences («Silence», p. 40),
décrivent les gestes et les émotions des personnages (« Angust baissa les bras,
dégoûté », p. 108).

2.2 Des lieux et des moments propices au dialogue


L'intrigue du roman dialogué renvoie donc le plus souvent à un duel verbal
motivé par une situation conversationnelle qui oblige les personnages au dialogue :
dans les romans dialogues de Nothomb, l'entrevue, la séquestration avec son
ravisseur et le monologue intérieur tendent vers la joute oratoire. Or, ces situations
se concrétisent dans des cadres précis, c'est-à-dire dans certains lieux et à certains
moments qui contraignent les personnages à la parole et concourent à faire
augmenter la tension dans l'échange12. D'abord, certains lieux, comme le supposait
Mitterand, sont plus appropriés à la discussion : « les lieux propices à la rencontre,
au stationnement des personnages, tels l'embrasure de fenêtre, le salon de
réception, le véhicule en mouvement, etc. 13 ». Plus que des décors, ils offrent
l'assurance que la discussion peut suivre son cours sans dérangement - même, dans
certains cas, qu'elle doit suivre son cours. Les lieux créent également une
atmosphère qui donne le ton au dialogue, comme le souligne Mitterand :
[...] selon la nature de l'espace englobant, selon ses caractéristiques physiques et sociales,
le dialogue prendra lui-même une fonction ou une autre, une modalité ou une autre : tendu
12
« La situation influence fortement la tenue et le déroulement d'une conversation ou d'un
dialogue », rappelle Sylvie Durrer. « Elle est principalement composée de trois types d'éléments :
Interlocuteurs (caractéristiques individuelles, appartenances sociales, savoirs et idéologies,
relations interpersonnelles), Circonstants (temps, lieu), Buts (finalité interne, finalité externe) »
(« La situation », Le dialogue dans le roman, op. cit., p. 59). Nous reviendrons sur les
interlocuteurs.
13
Henri Mitterand, op. cit., p. 144.
20

ou détendu, didactique ou ludique, dramatique ou détaché de l'action, chaleureux ou


étouffé, continu ou interrompu, ou bloqué14.

Les intrigues des romans dialogues d'Amélie Nothomb se déroulent de fait dans des
lieux qui confinent les personnages au dialogue et qui créent une atmosphère de
contrainte. Les entrevues d'Hygiène de l'assassin ont lieu dans l'obscurité de
l'appartement de Tach - un lieu clos où le mouvement est limité : Gravelin, son
secrétaire, vit quatre étages plus haut, mais évite autant que possible de le voir et se
contente de téléphoner régulièrement ; une infirmière « très courageuse » vient
également le laver chaque jour, à 17 heures. Tach, quant à lui, ne quitte son
appartement que pour faire ses emplettes. Cet appartement s'avère non seulement
terrifiant, mais également dégoûtant pour le premier journaliste, qui évoque Jonas :
- Le ventre de la baleine ! Je vous assure, tout y était ! L'obscurité, la laideur, la peur, la
claustrophobie... (p. 24)

Métaphore de l'espace, le discours de Tach étouffe, lui aussi, les journalistes, qui tous
sortent de l'entrevue malades. Par opposition, le café d'en face, espace ouvert où se
réunissent les journalistes après chaque entrevue, apparaît à la fois comme une sorte
de lieu de libération et un quartier général pour ces « correspondants de guerre »
(p. 9) : ils s'y rencontrent pour se familiariser avec l'adversaire et pour discuter des
stratégies à adopter. Seule Nina n'y met pas les pieds ; elle se rend directement chez
Gravelin avant de se présenter sur le champ de bataille, ce qui, d'emblée, porte à
croire qu'elle se distinguera des autres.
Le cadre temporel d'Hygiène de l'assassin incite lui aussi au dialogue. L'histoire
se déroule deux mois avant la mort de l'immense écrivain Prétextât Tach. Voilà un
moment qui justifie la ronde des journalistes et leur impose un sujet de
conversation : d'emblée, il y a fort à parier qu'ils discuteront de la vie, de l'œuvre, de
la santé et de la mort de ce prix Nobel de littérature. L'imminence de sa mort
explique, en outre, l'impunité des déclarations de l'écrivain qui n'hésite pas à se
dévoiler comme assassin :
- Pourquoi irais-je cacher que je suis un assassin ? Je n'ai rien à craindre de la justice,
je meurs dans moins de deux mois.
- Et votre réputation posthume ?
- Elle n'en sera que plus grandiose, (p. 114)
Enfin, elle donne à Tach une longueur d'avance sur les journalistes qui disposent de
peu de temps pour se préparer à cette rencontre. Seule Nina n'a pas attendu

Ibid.
21

l'annonce de sa mort pour lire l'œuvre de Tach, ce qui la place à égalité avec son
interlocuteur et ce qui oriente leur discussion sur l'œuvre et le passé de Tach. À tous
les autres, Tach reproche de ne pas l'avoir lu. Un journaliste en appelle à sa
compréhension :
- Essayez de comprendre. Nous sommes le 15 et la nouvelle de votre cancer est
tombée le 10. Vous avez déjà édité vingt-deux gros romans, il aurait été impossible de les
lire en si peu de temps, surtout en cette période tourmentée où nous guettons les moindres
informations du Moyen-Orient, (p. 33)

La guerre du Golfe est effectivement déclarée entre la troisième et la quatrième


entrevue. Ce moment historique fournit bien sûr un sujet de conversation aux
interlocuteurs, mais elle fait également écho à l'atmosphère de guerre qui règne dans
le roman. La peur des chroniqueurs leur confère « une aura de correspondants de
guerre » (p. 9). Dès la deuxième entrevue, l'écrivain s'avère d'ailleurs être un
guerrier redoutable, mais surtout dégoûtant : « Tach exploitait à fond les ressources
peu connues de l'écoeurement. Le gras lui servait de napalm, l'alexandra d'arme
chimique. Ce soir-là, il se frotta les mains comme un stratège heureux » (p. 39). Le
moment, dans Hygiène de l'assassin, est doublement significatif : l'imminence de la
mort de Tach justifie les entrevues et donne l'avantage à l'écrivain sur les
journalistes ; le moment historique en toile de fond, soit la guerre du Golfe, renforce
l'atmosphère de guerre qui règne lors des entrevues.
Enfin, la finalité des dialogues contraint également les personnages. Les
journalistes d'Hygiène de l'assassin doivent, par obligation professionnelle, mener à
terme leur entrevue. Le congédiement prend une aura de défaite lorsque le
journaliste évincé revient s'écrouler parmi ses collègues au café d'en face. Nina aussi
devra aller jusqu'au bout de son entrevue si elle veut remporter son pari : « J'ai vu
vos yeux briller à l'idée que je rampe à vos pieds. Cette perspective vous plaît trop.
Vous ne partirez pas avant la fin du pari » (p. 89), devine Tach. Les journalistes sont
donc confinés à la fois dans l'appartement de Tach, dans son discours et dans la
finalité du dialogue.

Le premier dialogue de Péplum n'est pas situé ; il pourrait se dérouler


n'importe où, d'autant plus qu'il est très court. Le second, en revanche, a lieu dans
un lieu clos, coupé de l'extérieur : la basilique de Celsius. Lorsque A.N. croit à un
canular, elle demande à Celsius de l'emmener dans la rue pour lui prouver qu'elle est
à son époque. « Je n'en ai pas le droit », répond-il (p. 86). Aussi sont-ils cloîtrés dans
22

la basilique et a-t-on peu d'informations sur l'extérieur, si ce n'est que


« l'architecture d'aujourd'hui [2580] est un cauchemar grandiloquent» (p. 31). En
fait, plus que l'espace, c'est le temps qui importe dans Péplum : lorsque A.N.
demande à Celsius où elle est, celui-ci lui fait remarquer qu'elle pose la mauvaise
question : « [...] Vous auriez dû demander : "Quand suis-je ?" » (p. 14). Elle croit
d'abord qu'ils sont toujours le 8 mai, le jour de son opération. L'opération est
d'ailleurs le moment qui permettra à Celsius de la transplanter dans son monde - et
celui qui sèmera la confusion dans l'esprit de A.N. et du lecteur, puisqu'il leur permet
de croire à une fabulation de l'esprit anesthésié de A.N. À son réveil, elle n'est
effectivement plus en 1995, mais bien en 2580. Ce moment, à six siècles de là,
permet à Nothomb de critiquer le présent en anticipant sur le futur, qui est le passé
de Celsius et un avenir invraisemblable pour A.N. L'un et l'autre s'accusent d'ailleurs
des maux de ces six « derniers » siècles. A.N., à six siècles de chez elle, tente de
convaincre Celsius de la renvoyer dans son époque. Le décalage temporel dans
Péplum est donc un prétexte pour discuter de l'avenir apocalyptique de l'humanité ; il
impose, en outre, le dialogue à une écrivaine qui veut à tout prix rentrer chez elle.
Car les personnages de Péplum, surtout, sont condamnés à « faire salon ».
Comme dans Hygiène de l'assassin, plus encore que le lieu, c'est le motif des
dialogues qui enferme les interlocuteurs. Le tyran a accepté que A.N. soit
transplantée en 2580, à condition que Celsius lui consacre la majeure partie de son
temps :
- Il pensait que vous pourriez nous apporter des renseignements intéressants sur votre
époque. Je lui ai expliqué que vous n'étiez pas le genre de personne capable de nous
éclairer et que je ne gagnerais rien à converser avec vous.
- Trop aimable.
- Il n'a rien voulu entendre : votre qualification d'écrivain lui jetait une telle poudre aux
yeux ! Et me voici condamné à vous faire la conversation [...] (p. 57).

A.N. est carrément séquestrée par Celsius qui refuse de la renvoyer en 1995 et qui
soutient qu'elle ne reverra jamais son époque, « par précaution politique » (p. 25).
Son seul moyen de s'en sortir est « l'acharnement verbal » contre Celsius, lui aussi
séquestré en fin de compte :
- Vous êtes forcé de rester avec moi, n'est-ce pas, Celsius ?
- Eh oui.
- Vous n'avez donc pas le droit de sortir ?
- Où voulez-vous donc en venir ?
- J'ai la possibilité de vous pousser à bout. Je pense d'ailleurs avoir pour cela un don
naturel, (p. 91)
23

Son « irritante » conversation aura effectivement raison des nerfs de Celsius, qui
finira par les libérer l'un de l'autre. Ainsi, les interlocuteurs d'Hygiène de l'assassin et
de Péplum sont tous coincés non seulement dans le lieu physique de leur dialogue,
mais également dans sa finalité : pris dans cet espace, ils doivent dialoguer.
Paradoxalement, la parole est leur seule échappatoire et signe leur victoire lorsque le
dialogue se fait duel verbal.

Les personnages de Cosmétique de l'ennemi sont eux aussi confinés dans un


lieu où il est impossible d'échapper à la conversation. D'abord, ils sont dans un
aéroport ; il n'y a donc rien qu'Angust puisse faire contre Texel, pas même
s'enfermer dans les toilettes. « Cela ne servirait à rien, cher Monsieur », explique
l'importun. « Nous sommes dans un aéroport : les toilettes ne sont pas isolées
phoniquement. Je vous accompagnerais en ces lieux et je continuerais à vous parler
derrière la porte » (p. 15). De plus, le retard d'avion cloue Angust dans la salle
d'attente :
- Attendez. Ça vous sert à quoi, ce retard d'avion ?
- Et si vous y réfléchissiez, pour une fois ? Vous voyez bien que cet échange ne pouvait
avoir lieu que dans un aéroport. Il fallait un endroit où je puisse vous coincer. Vous deviez
prendre cet avion, vous ne pouviez pas vous permettre de partir !
- Maintenant, je sais que c'est du bidon, donc je peux partir.
- À présent, vous pouvez savoir que c'est du bidon. Mais vous ne pouvez pas laisser
filer celui qui a détruit votre vie. (p. 89-90)

La situation du dialogue entre Angust et Texel change, le but n'est plus le même15 : il
ne s'agit plus, pour Angust, de tromper l'attente avec un importun qui impose sa
conversation, mais de venger le meurtre de sa femme que vient de lui avouer Texel.
Le résultat est pourtant le même : il ne peut toujours pas échapper au dialogue.
Lorsque Texel se dévoile, le lieu se combine au moment pour justifier l'échange :
- Pourquoi l'aéroport ?
- Le retard de l'avion. L'attente forcée pour une durée indéterminée : enfin un moment
où tu étais vraiment disponible. Les gens de ton espèce ne deviennent vulnérables que dans
l'imprévu et le vide. Cela, plus la conjonction de la date d'aujourd'hui, ce dixième
anniversaire qui a effleuré ton inconscient ce matin : tu étais mûr pour ouvrir les yeux. (p.
110-111)

Mûr pour ouvrir les oreilles, plutôt. Ce moment d'attente et de disponibilité imprévu,
combiné au dixième anniversaire du meurtre de sa femme, fait céder les cloisons
15
« La situation est à la fois quelque chose qui préexiste aux interactions et qui se construit avec
elles. Chaque dialogue nouveau se trouve nécessairement confronté à une nouvelle situation, dans
la mesure où celle-ci s'enrichit de tout dialogue ayant déjà eu lieu. Les paramètres spatiaux, les
données sociales peuvent ne pas changer, l'histoire conversationnelle des interlocuteurs a évolué »
(Sylvie Durrer, Le dialogue dans le roman, op. cit., p. 59).
24

qu'Angust avait construites dans sa tête et l'oblige au dialogue. Comme dans les
autres romans dialogues de Nothomb, le moment est non seulement favorable au
dialogue, il l'impose et en dicte le sujet.
Il existe donc un lien étroit entre le cadre spatio-temporel des dialogues et le
choix de la forme dialoguée, puisque dans tous les cas, le lieu et le moment créent
une situation conversationnelle où les personnages sont contraints au dialogue.
D'emblée, il y a fort à parier que l'atmosphère sera tendue et que la conversation
tournera à la joute verbale, d'autant plus que cette contrainte est multiple : les lieux
les isolent avec leur interlocuteur ; la finalité de leur dialogue les oblige à le
poursuivre ; et le moment de cet échange en conditionne le déroulement de même
que les thèmes qui y sont abordés.

2.3 Les thèmes du roman dialogué : action et digression


L'histoire de tout récit développe un certain nombre de thèmes. À l'analyse
d'un roman, on se demande généralement ce qu'il raconte. La question se pose en
des termes différents lorsqu'il s'agit d'un roman dialogué16. On se demande bien sûr
de quoi parle-t-il ; la réponse nous renvoie à l'intrigue. Ainsi, Hygiène de l'assassin
raconte l'histoire d'un écrivain interviewé par différents journalistes, dont l'une tente
de percer le secret afin d'en triompher ; Péplum fait le récit d'une jeune femme
transplantée en 2580 qui tente, à force d'acharnement verbal contre son ravisseur,
de retourner en 1995 ; Cosmétique de l'ennemi raconte l'histoire d'un homme
confronté à son ennemi intérieur, lequel l'accuse d'être le meurtrier de sa propre
femme. Dans tous les cas, il y a tout un réseau thématique qui se rattache à
l'intrigue et qui alimente le duel verbal. Mais la forme de ces romans qui confient la
parole aux personnages suggère une seconde question : de quoi parlent les
personnages des romans dialogues ? À côté des thèmes qui nourrissent le suspense
et qui font évoluer l'intrigue vers son dénouement se développent en effet une
multitude de sujets qui s'écartent de l'action et qui permettent au roman dialogué
d'imiter le décousu de la conversation. Il y a donc, dans les romans dialogues, deux

16
« Lorsqu'on aborde les sujets dont s'occupent les personnages de roman, une première question
s'impose », selon Mylne : « est-ce qu'on peut établir une distinction valable entre "sujets de
dialogue" et "sujets de roman" ? En effet, dans les romans épistolaires et les romans dialogues, les
échanges entre les personnages peuvent occuper le récit entier, de sorte que parler de "sujets de
dialogue" et de "sujets de roman" revient pratiquement au même » (Vivienne G. Mylne, op. cit.,
p. 166).
25

réseaux thématiques : celui de l'action se développe autour de l'intrigue ; celui de la


digression s'en écarte, mais y participe néanmoins.
Dans les romans dialogues de Nothomb, le réseau thématique de l'action
tourne invariablement autour du meurtre et de la joute verbale. Hygiène de l'assassin
dévoile l'assassinat de Léopoldine et la joute verbale se termine par l'étranglement de
Tach. Texel, dans Cosmétique de l'ennemi, raconte la mort de Franck, qu'il aurait soi-
disant provoquée alors qu'il avait dix ans, puis celle d'Isabelle ; le roman se clôt sur
le « suicide » de Jérôme Angust. Péplum fait le récit de deux meurtres collectifs :
l'ensevelissement de Pompéi et l'anéantissement du Sud ; s'il ne se termine pas par
la mort d'un des protagonistes, ce n'est toutefois pas le désir de meurtre qui manque
chez un Celsius exaspéré par la conversation : à deux reprises il menace de tuer A.N.
si elle ne se tait pas. La guerre comme meurtre collectif est également évoquée, mais
avec sarcasme cette fois, dans Hygiène de l'assassin. Tach en parle comme s'il
s'agissait d'un divertissement, à la fois pour les jeunes (« Tous ces petits soldats qui
bandent. Il faut leur donner l'occasion d'éjaculer, sinon ils auront des boutons et ils
reviendront en pleurant chez maman. Décevoir les jeunes, c'est moche », p. 42), et
pour le peuple collé à son téléviseur (« J'ai horreur des promesses non tenues. Une
bande de rigolos nous a promis une guerre pour le 15 à minuit. Nous sommes le 16
et il ne s'est rien passé. On se fout de la gueule de qui ? Des milliards de
téléspectateurs sont aux aguets », p. 41).
L'issue de la joute verbale est également l'un des sujets abordés par les
personnages : par les journalistes qui débattent de l'entrevue qui vient de se dérouler
et de celles à venir ; par Nina et Tach qui discutent du pari qui les lie ; par A.N. qui
souhaite retourner chez elle et par Celsius qui n'en peut plus de cette conversation ;
et enfin par Angust qui s'interroge sur les motivations de Texel et par ce dernier qui
encourage Angust à mettre fin au dialogue en le tuant. Aussi les personnages
discutent-ils des circonstances entourant le dialogue : dans Péplum, surtout, A.N.
revient constamment sur la transplantation et sur l'aporie que celle-ci implique. Ces
sujets de conversation, qui forment un réseau thématique dans les romans dialogues
à l'étude, sont tous liés de près à l'intrigue. Le meurtre (et, par extension, la guerre)
apparaît en effet comme le moteur de l'intrigue. La joute verbale et l'issue du
dialogue nourrissent également le suspense - et, tautologiquement, le dialogue,
puisqu'on dialogue sur le dialogue.
2G

Cependant, il arrive rarement que les personnages traitent ces sujets sans
divaguer. Péplum est celui des romans dialogues de Nothomb qui imite le plus
exactement le décousu de la conversation. Dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg
(1821), Joseph de Maistre insiste sur l'importance de ne pas confondre l'entretien, la
conversation et le dialogue. La conversation peut se permettre le décousu, le débridé,
l'improvisation et le familier :
La conversation divague de sa nature : elle n'a jamais de but antérieur, elle dépend des
circonstances, elle admet un nombre illimité d'interlocuteurs. Je conviendrai si vous voulez
qu'elle ne serait pas faite pour être imprimée, quand la chose serait possible, à cause d'un
certain pêle-mêle de pensées, fruit des transitions les plus bizarres, qui nous mènent
souvent à parler, dans le même quart d'heure, de l'existence de Dieu et de l'opéra
comique17.

Selon de Maistre, la conversation « vaut mieux sans doute [qu'un livre] pour
s'instruire, puisqu'elle admet l'interruption, l'interrogation et l'explication ; mais il ne
s'ensuit pas qu'elle soit faite pour être imprimée18 ». Le dialogue, en revanche, « ne
représente qu'une fiction, car il suppose une conversation qui n'a jamais existé ; c'est
une œuvre purement artificielle, [...] une composition comme une autre [...]19 ».
L'entretien, enfin, apparaît comme un juste milieu entre les ambitions cognitives du
dialogue et la légèreté de la conversation. Mais où situer les romans dialogues ? Dans
le paradoxe que contient la définition du dialogue proposée par de Maistre : le
dialogue, bien que distinct de la conversation, demeure une fiction qui imite « une
conversation qui n'a jamais existé ». Le roman dialogué met effectivement en scène
une conversation fictive, avec toute la liberté que celle-ci suppose. La liberté que lui
accorde de Maistre est toutefois relativement nouvelle au dix-neuvième siècle. Aux
siècles classiques, la conversation était plutôt marquée par la contrainte rituelle et
traversée par les notions de consensus et de collaboration. Au dix-neuvième siècle,
toutefois, « elle devient surtout synonyme de causerie fantaisiste, échevelée20 »,
souligne Boblet. C'est cet aspect de la conversation qui permet aux personnages des
romans dialogues de divaguer et d'aborder certains thèmes qui n'ont en apparence
aucun lien avec l'intrigue mais qui pourtant la nourrissent, ne serait-ce qu'en en
tendant le ressort et en participant à la construction des personnages ou, plus
largement, d'une certaine vision du monde : « II est des situations », disait

17
Joseph de Maistre, « Huitième entretien », Les Soirées de Saint-Pétersbourg, tome second, Paris,
Éditions de la Maisnie, 1983 [1821], p. 78.
18
Id.
19
Ibid., p. 78-79.
20 Marie-Hélène Boblet, op. cit., p. 43.
27

Marmontel, « où l'un des personnages détourne exprès le cours du dialogue, soit


crainte, soit ménagement, ou dissimulation ; mais alors même le dialogue tend à son
but, quoiqu'il semble s'en écarter21 ».
Péplum traite, dans le désordre, d'une multitude de sujets qui semblent, à
première vue, sans lien avec l'intrigue. A.N. et Celsius y discutent des événements
qui ont marqué les 585 « dernières » années, des « progrès » scientifiques et
sociaux, mais aussi de sujets intemporels comme l'art, l'amour, la philosophie, la
littérature, la morale. Lorsqu'ils échangent sur les sujets clés du roman, soit ceux qui
gravitent autour de l'action, ils digressent constamment. A.N. a beaucoup de mal à
faire parler Celsius de ce qui s'avère être l'anéantissement du Sud. Puisqu'il refuse de
lui raconter l'histoire des six derniers siècles, elle s'improvise « détective de l'avenir »
et émet une hypothèse sur cette terrible guerre mondiale qui aurait eu lieu au vingt-
deuxième siècle (p. 92). Quelques répliques plus loin, Celsius tombe dans le piège et
rétorque que « ce fut une guerre responsable » (p. 93). Ce n'est cependant qu'au
bout de dix-huit pages, après quelques parenthèses (sur le Tyran, l'axe nord-sud, les
couches de la population, les mystiques et la musique), qu'il dira ce qui s'est
réellement passé (p. 110). La digression apparaît comme une stratégie illocutoire
pour Celsius qui tente désespérément d'éviter le sujet ; mais A.N. le ramène
consciencieusement sur le droit chemin : « Ne déviez pas. Racontez-moi ce qui est
arrivé aux populations du Sud. » (p. 96) ; « [...] ne perdons pas le fil. Qu'est-il arrivé
au Sud ? » (p. 101). Stratégique pour l'auteur également, la digression lui permet de
peindre une fresque « historique » morcelée qui se complète de digression en
digression, et ainsi proposer une vision à la fois du présent et du futur digne des
romans d'anticipation.
L'entrevue, dans Hygiène de l'assassin, encourage la digression. Les
journalistes saisissent les perches tendues par Tach et lui demandent de développer
les sujets qu'il évoque : la guerre et la jeunesse, comme on l'a vu, mais également le
monde littéraire, l'écriture et la lecture, la gentillesse, la mauvaise foi, les femmes...
L'entrevue menée par Nina est davantage axée sur l'intrigue et traite principalement,
par conséquent, de l'œuvre de Tach et du meurtre de Léopoldine que son roman
autobiographique raconte, mais lorsque Nina touche certaines cordes sensibles de
l'écrivain, celui-ci se dérobe :

21
Marmontel, « Élémens de littérature », Œuvres complètes, tome IV, l r e partie, Slatkine Reprints,
Genève, 1968 (réimpression de l'édition de Paris, 1819-1820), p. 380.
2.8

- Savez-vous qu'il est extraordinairement difficile de vous faire répondre à une


question ? Vous avez le talent de vous esquiver, de changer de sujet, de partir dans toutes
les directions. Il faut continuellement vous rappeler à l'ordre.
- Je m'en flatte.
- Cette fois, vous ne m'échapperez plus : 1922-1925, je vous laisse la parole.
- Voulez-vous un caramel ? (p. 115-116)

L'étude de l'intrigue nous a montré que les quatre premières entrevues font office de
situation initiale puisqu'elles préparent la dernière, qui constitue le nœud de
l'intrigue. Les thèmes qui sont abordés dans ces entrevues « préliminaires », s'ils
appartiennent pour la plupart au réseau de la digression, ne sont pas pour autant
dénués d'importance : ils participent à la construction du personnage de Tach. Ils
dévoilent en effet un prix Nobel misanthrope, misogyne, imbu de lui-même et
haineux envers toute l'institution littéraire, de l'écrivain au critique en passant par le
lecteur et le journaliste venu l'interviewer. Ce portrait alimente l'intrigue et annonce
la lutte corsée qui aura lieu entre Nina et Tach.
Cosmétique de l'ennemi, enfin, développe certaines considérations d'ordre
général sur son principal thème, soit l'ennemi intérieur qui, selon Texel, se terre en
chacun de nous. Mais s'il rappelle lui aussi la conversation, c'est plutôt parce que le
moteur de son intrigue repose sur l'une de ses stratégies : la confidence. Alors que
les personnages des autres romans à l'étude interrogent sans relâche leur
interlocuteur, Texel se confie librement à Angust, au plus grand désespoir de ce
dernier. Le résultat est pourtant le même : la conversation demeure forcée par l'un
des interlocuteurs. La relation entre les personnages semble donc primer sur les
thèmes développés. Car si, dans les romans dialogues, le réseau thématique de la
digression nourrit celui de l'action, que ce soit en exposant une vision du monde ou
en construisant le portrait des personnages, il n'en demeure pas moins que le
principal moteur de l'intrigue, ce sont les personnages.

2.4 Des personnages qui s'affrontent : le couple importun/importuné


« L'action d'un roman peut être définie comme le jeu des forces opposées ou
convergentes en présence dans une oeuvre », signalent Real Ouellet et Roland
Bourneuf. « Chaque moment de l'action constitue une situation conflictuelle où les
personnages se poursuivent, s'allient ou s'affrontent22 ». Dans le roman dialogué, les
personnages s'affrontent de manière directe lors d'un duel verbal ; il importe donc de
définir leur identité mais, surtout, de comprendre la relation qu'ils entretiennent :
22
Roland Bourneuf et Real Ouellet, op. cit., p. 160.
29

s'agit-il d'une relation symétrique ou complémentaire ? L'interaction est-elle


coopérative ou conflictuelle23 ? Le rapport de forces entre les personnages détermine
en effet le type d'échange privilégié, comme nous le verrons, et il oriente l'action,
que ce rapport soit égalitaire ou non - surtout lorsque la relation est conflictuelle.
Nous avons vu que les personnages des romans dialogues d'Amélie Nothomb
sont contraints au dialogue par le lieu, le moment et la finalité de l'échange. Or,
l'Autre aussi contraint à la parole. Le type de personnage qui se retrouve le plus
souvent au cœur des romans dialogues de Nothomb est d'ailleurs sans conteste le
couple importun/importuné24. Dans Hygiène de l'assassin, ce sont d'abord les
journalistes qui semblent importuner un écrivain misanthrope - Nina nous apprend
toutefois qu'il n'en est rien :
- Il y a des contradictions qui ne trompent pas. J'ai écouté les enregistrements des
autres journalistes en compagnie de M. Gravelin. Vous y disiez que votre secrétaire avait
organisé les entrevues avec la presse contre votre gré. M. Gravelin m'a certifié le contraire :
il m'a raconté combien vous vous étiez réjoui à l'idée d'être interviewé, (p. 87)

Aussi Tach admet-il qu'il s'emmerde depuis vingt-quatre ans et que rien ne l'amuse
autant que d'emmerder les gens. Il prend d'ailleurs un malin plaisir à importuner les
journalistes en les insultant, en leur faisant des récits dégoûtants et en tenant des
propos fielleux. Dans sa relation avec Nina, cependant, on a du mal à déterminer qui
est l'importun tant la lutte est serrée. Leur relation se construit d'ailleurs sur les
bases de cette lutte, comme l'a montré l'étude de l'intrigue : Nina est motivée par
son désir de remporter le pari dont elle a elle-même fixé l'enjeu, soit voir cet écrivain
importun pour l'humanité entière, à commencer par sa cousine Léopoldine, ramper
devant elle. Elle réussit à renverser la vapeur, et c'est finalement elle qui emmerde
« à mort » le Nobel par ses questions : « L'assassin, c'est vous, et vous avez tué
deux personnes », rétorque-t-il lorsque Nina lui apprend qu'elle n'a aucun lien avec
lui. « Aussi longtemps que Léopoldine vivait dans ma mémoire, sa mort était une
abstraction. Mais vous avez tué son souvenir par votre intrusion de fouille-merde, et
en tuant ce souvenir, vous avez tué ce qui restait de moi » (p. 163). Cependant, si
Nina remporte la bataille (Tach rampe devant elle), c'est Tach qui remporte la guerre.

23
Les interlocuteurs, avec les circonstants et les buts, composent la situation du dialogue. « Dans
une perspective conversationnaliste », affirme Sylvie Durrer, « on tiendra donc compte des
caractéristiques sociales et individuelles des interlocuteurs car celles-ci influencent la forme et le
déroulement de l'action » (« La situation », Le dialogue dans le roman, op. cit., p. 59).
24
Cette relation est également en vedette dans Les Catilinaires (1995), où Emile et Juliette sont
importunés non pas par la conversation mais par le silence de leur voisin Palamede qui s'impose
chez eux chaque après-midi de quatre à six heures.
30

II vient à bout de la journaliste qu'il importune jusqu'à la pousser concrètement au


meurtre : « Cher vieux fou, vous avez bien failli m'avoir. Vos discours m'énervaient
au-delà de toute expression : j'étais sur le point de perdre l'esprit. À présent, je me
sens beaucoup mieux » (p. 181), confie-t-elle avec soulagement après avoir étranglé
Tach.
On a vu que, dans Péplum, les deux personnages sont contraints de faire
salon : A.N. parce qu'elle est séquestrée, Celsius parce qu'il a été mandaté par le
Tyran pour soutirer à A.N. des informations sur son époque. Ils sont donc, tout au
long du roman, alternativement importuns et importunés. Leur relation est par
conséquent plutôt symétrique, voire coopérative, puisque tous deux prennent la
parole sur différents sujets, ce qui contribue à construire une vision du « futur ». La
quantité d'insultes qui fusent de part et d'autre confirme toutefois le caractère
généralement conflictuel de l'échange qui a lieu dans la contrainte. A.N. se fait
particulièrement importune pour pousser Celsius à la renvoyer chez elle :
- Je viens de me rendre compte que notre service de torture a encore beaucoup à
apprendre. Si l'un de vos dialogues était au Grand Dépôt, il pourrait nous instruire quant
aux techniques d'acharnement verbal et de supplice nerveux. Vous serez peut-être le
Torquemada du vingt-septième siècle, (p. 146)

L'acharnement verbal vient également à bout de ce pauvre Jérôme Angust dans


Cosmétique de l'ennemi. Ici, les rôles sont clairement définis et ils ne sont jamais ni
renversés ni inversés : Texel est sans contredit l'importun, Angust l'importuné.
D'emblée, Angust est présenté comme la « victime » ; il est, de plus, déjà tendu et
exaspéré par le retard d'avion lorsque Texel lui adresse la parole. « Allons bon, pensa
Jérôme, faut-il en plus qu'un raseur vienne me tenir la jambe ? » (p. 8). Il a beau
dire à Texel qu'il ne veut pas converser avec lui, aller s'asseoir cinquante mètres plus
loin - rien à faire : « Je ne peux vous empêcher de parler puisque ce n'est pas
interdit », convient-il avec l'importun. « Vous ne pouvez pas me forcer à répondre
puisque ce n'est pas obligatoire » (p. 12). Voilà qui aurait pu mettre fin au dialogue,
ou à tout le moins condamner le raseur au monologue. Mais Angust entretient la
conversation, questionne, commente, même si on devine une certaine animosité.
Après quelques répliques, il va même jusqu'à encourager Texel : « Allez-y, tâchez de
me divertir. Ça fera toujours passer le temps » (p. 17). Le divertissement est
toutefois de courte durée, et de mauvais goût selon Angust ; Texel lui confirme qu'il
n'est pas là pour le divertir, mais bien pour le rendre malade : « Voyez-vous, vous
n'avez aucune chance de guérir de vos maux sans moi, à cause de cet axiome
31

incomparable : sans maladie, pas de guérison » (p. 32). À plusieurs reprises, il laisse
entendre à sa victime qu'il l'a choisie, qu'il a une mission à accomplir avec elle, qu'il
la connaît mieux qu'elle ne le croit... De fait, l'importun n'est rien d'autre que l'ennemi
intérieur25 de l'importuné :
- [...] L'ennemi est celui qui, de l'intérieur, détruit ce qui en vaut la peine. Il est celui
qui vous montre la décrépitude contenue en chaque réalité. Il est celui qui vous met en
lumière votre bassesse et celle de vos amis. Il est celui qui, en un jour parfait, vous
trouvera une excellente raison d'être torturé. Il est celui qui vous dégoûtera de vous-même.
Il est celui qui, quand vous entreverrez le visage céleste d'une inconnue, vous révélera la
mort contenue dans tant de beauté, (p. 28-29)

II est cette partie de Jérôme Angust qui a tué sa femme et qui ressurgit, dix ans plus
tard, pour demander, paradoxalement, que justice soit faite, et dont l'insupportable
discours pousse Angust au meurtre - ou plutôt au suicide. Le suspense de
Cosmétique de l'ennemi gravite autour de la relation qui unit les deux personnages :
on se demande d'abord qui est l'importun, puis quel est son lien avec l'importuné, et
enfin s'il est vrai que tous deux ne sont en fait qu'une seule et même personne.
Comme dans Hygiène de l'assassin et Péplum, les personnages de Cosmétique de
l'ennemi sont contraints au dialogue, à la fois par le lieu, le moment et la situation,
mais aussi par l'Autre, un importun qui, à force d'acharnement verbal, pousse sa
victime au meurtre. Car le duel verbal du roman dialogué doit connaître un
vainqueur.

2.5 Des types d'échange qui donnent le ton


En mettant en scène des personnages qui vivent des relations conflictuelles et
qui s'affrontent parfois à mort lors de duels verbaux, les romans dialogues d'Amélie
Nothomb semblent privilégier un type d'interaction : l'échange polémique ou
éristique. La relation entre les personnages détermine en effet le type d'interaction
que ceux-ci privilégieront ; en retour, chaque type d'interaction remplit une fonction
différente dans le roman dialogué et fait fluctuer la tonalité du récit. Dans La logique
et le quotidien, Gilbert Dispaux distingue deux types de relations : « L'éristique
transforme les dialogues en terrain de lutte où chacun essaie de faire mordre la
poussière à l'autre dans le but de recevoir les applaudissements du public. La relation
dialectique commande au contraire une attitude d'ouverture positive, une empathie

25
Lors d'une entrevue, Nothomb précise ce qu'est, pour elle, l'ennemi intérieur : « Enfant, je
n'avais pas vraiment d'ennemi intérieur... l'ennemi intérieur qui est en fait la culpabilité »
(« Interview with Amélie Nothomb », Susan Bainbrigge et Jeanette den Toonder (éd.), op. cit.,
p. 188).
32

sans réserve26 ». Mais tout n'est pas noir ou blanc : selon que les interlocuteurs sont
en accord ou non sur un certain nombre d'observations (critères) et de normes
(valeurs), on obtient quatre types de dialogue27 :

Accord sur un ensemble Accord sur un ensemble


défini d'observations défini de normes
Dialogue de stratèges oui oui
Dialogue d'experts non oui
Dialogue d'idéologues oui non
Dialogue de sourds non non

Le dialogue de stratèges est l'échange dialectique parfait ; les experts doivent


s'entendre sur des critères communs pour parvenir à un accord ; les idéologues
s'aventurent sur un terrain plus glissant, celui des valeurs communes ; le dialogue de
sourds, enfin, est la structure privilégiée des échanges éristiques. Dans son
article « Le dialogue romanesque : essai de typologie », Sylvie Durrer propose quant
à elle cinq paramètres afin de distinguer trois schémas d'interaction, à savoir les
schémas d'interaction dialectique, polémique et didactique :
1. La nature de la relation discursive entre les interlocuteurs : égalité ou non.
2. Le rapport qu'ils entretiennent aux informations échangées : connaissance ou ignorance.
3. Les enchaînements d'actes de langage privilégiés : question / réponse ou assertion /
contre-assertion.
4. La spécialisation ou non des interlocuteurs dans un acte de langage.
5. L'existence ou non d'un accord final.28

Le schéma d'interaction dialectique est celui qui rappelle le plus la


conversation ordinaire. Les interlocuteurs y sont en relation d'égalité et partagent des
valeurs communes ; ils sont tous deux dans une position d'ignorance et progressent
vers un savoir partagé ; tous deux utilisent les deux types d'actes de langage afin de
parvenir à un accord. L'échange dialectique permet aux interlocuteurs de trouver une
solution ou de résoudre une situation de crise ; il est donc essentiellement orienté
vers l'action. Toutefois, puisqu'il permet à l'auteur de présenter différentes options,
voire différentes opinions, il glisse sur le terrain de l'idéologie sur un mode distancié :
« [...] plutôt que d'endosser l'évaluation de certaines idées, actions ou
comportements, [les instances narratives] la font assumer par des personnages, se

26
Gilbert Dispaux, La logique au quotidien. Une analyse dialogique des mécanismes de
l'argumentation, Paris, Minuit (Arguments), 1984, p. 51.
27
Voir Gilbert Dispaux, op. cit., p. 55 à 61.
28
Sylvie Durrer, « Le dialogue romanesque : essai de typologie », Pratiques, n° 65, mars 1990, p.
44.
33

contentant du rôle de metteur en scène ou d'arbitre29 », précise Durrer. L'échange


dialectique permet effectivement de mettre en discours des croyances et des
idéologies, comme c'est le cas dans Péplum, qui est celui des romans dialogues de
Nothomb qui colle le mieux à ce schéma. Toutefois, dans le roman dialogué, il n'y a
pas d'instance narrative qui remplisse le rôle de metteur en scène ou d'arbitre ; aussi
la dialectique se retrouve-t-elle constamment sur l'arène de la polémique.
Contrairement à ce que l'on pourrait penser, les interlocuteurs, dans le schéma
d'interaction polémique, sont en position d'égalité : tous deux « prétendent détenir
des informations ou des arguments décisifs, voire la vérité, et dénient cette qualité à
leur partenaire30 ». L'enchaînement dominant est donc de type assertion/contre-
assertion, et les interlocuteurs se spécialisent dans le même acte de langage.
Surtout, l'échange ne peut s'achever sur un double accord ; il n'y a pas de résolution
possible à l'intérieur de ce débat dont l'objet tend à devenir les interlocuteurs eux-
mêmes. Voilà qui n'est pas rare dans les débats politiques et les scènes de ménage,
un peu comme celle qui se joue entre A.N. et Celsius :
- Je crois que vous ne vous rendez pas très bien compte. À cause d'une parole
malheureuse que vous avez dite par hasard, pour procurer un divertissement à votre esprit
qui est un monument de futilité et qui n'a même pas l'intelligence nécessaire pour en
comprendre la portée, vous m'avez condamné à vous entretenir et donc à cesser mes
recherches. Dans ces conditions, je vois mal comment je pourrais être plus aimable envers
vous.
- J'avais raison ! Vous en voulez au Tyran !
- C'est à vous que j'en veux, pas au Tyran, qui est un sage. S'il m'a donné l'ordre de
vous faire la conversation, c'est qu'il l'a jugé bon.
- Voyez-vous ça ! Un vrai petit premier de la classe ! « Le professeur l'a dit, alors c'est
bien ! »
- C'est des coups que vous voulez ?
- Vous n'oseriez pas me frapper : le Tyran ne vous en a pas donné la permission.
- Qu'en savez-vous ?
- Je sens ça.
- Et ça, vous l'avez senti ?
- Mais vous êtes fou !
- Vous l'avez cherché.
- Je me plaindrai au Tyran !
- Allez-y.
- Je vais avoir un œil au beurre noir ! (p. 61-62)

Le schéma d'interaction polémique est directement tendu vers l'action. « [II] est
assez fréquent dans le roman, car il présente un indéniable attrait dramatique : il

29
Sylvie Durrer, Le dialogue dans le roman, op. cit., p. 97.
30
Ibid., p. 87.
34

donne lieu à une crise qui constitue, ne l'oublions pas, le principal moteur du roman.
La polémique nourrit l'intrigue31 », soutient Durrer.
Le schéma d'interaction didactique, enfin, s'actualise principalement sous la
forme d'interrogatoire, d'interrogation, d'enquête et d'entrevue. Initialement, les
interlocuteurs ne sont pas dans une position discursive égale, puisque l'un possède
des connaissances ou des informations que l'autre veut acquérir ; l'enchaînement
d'actes de langage dominant est donc du type question-réponse, où un interlocuteur
se spécialise dans les questions, l'autre dans les réponses. Si tout se passe bien,
l'inégalité initiale est comblée à la fin du dialogue. C'est, par exemple, le schéma du
roman policier et, à peu de choses près, celui de L'Inquisitoire de Pinget. À peu de
choses près, parce que l'inégalité initiale n'est pas comblée à la fin de ce dialogue qui
se solde par l'épuisement de l'interrogé. On retrouve le même motif dans les quatre
premières entrevues d'Hygiène de l'assassin : les enchaînements de questions et de
réponses y sont privilégiés ; Tach possède les connaissances que les journalistes
tentent d'acquérir ; le premier se spécialise donc dans les réponses, les seconds dans
les questions ; l'inégalité initiale n'est toutefois pas comblée, puisque les journalistes
quittent Tach malades et troublés par la conversation. L'issue de ces échanges les
tire plutôt vers le schéma d'interaction polémique. En fait, les romans dialogues de
Nothomb combinent les différents types d'interaction : par exemple, bien que Péplum
s'identifie davantage au schéma d'interaction dialectique, il comporte plusieurs
épisodes didactiques, notamment l'arrivée de A.N. en 2580, alors qu'elle questionne
Celsius pour savoir qui il est, où elle est, etc. De manière générale, au fil du récit,
A.N. questionne Celsius sur les modalités de sa transplantation et sur le vingt-sixième
siècle. L'atmosphère conflictuelle du dialogue le fait cependant basculer dans le
modèle polémique. Mais à la toute fin, A.N. et Celsius cherchent une solution pour
mettre fin à ce conflit et parviennent à un consensus, conformément au schéma
dialectique. Les épisodes ne sont pas simplement alternés ; ils sont comme
superposés, puisqu'une même séquence combine les caractéristiques de différents
types d'interaction. On a d'ailleurs du mal à segmenter les romans dialogues de
Nothomb en séquences dialogales ou en épisodes32 et à déterminer quel type

31
ibid., p. 59.
32
Jean-Michel Adam propose, dans son ouvrage Les textes : types et prototypes (Paris, Nathan,
1997 - voir le chapitre 6 sur le prototype de la séquence dialogale), d'étudier l'organisation
séquentielle du prototype dialogal afin d'en révéler le noyau dur. Il distingue les séquences
phatiques d'ouverture et de clôture, et les séquences transactionnelles constituant le corps de
35

d'interaction est le plus fréquent. Les échanges didactiques et dialectiques dominent,


mais le ton général des échanges est toujours plus ou moins polémique. Dans un
même ordre d'idées, les personnages se font tour à tour stratèges, experts,
idéologues et sourds, ce qui fait constamment fluctuer la tonalité du dialogue. La
combinaison de schémas d'interaction, quant à elle, permet aux dialogues des
romans dialogues de Nothomb de remplir certaines fonctions habituellement dévolues
à la narration. Les échanges didactiques peuvent se charger notamment de
l'exposition, de la récapitulation, de l'anticipation, de la description ou du
déclenchement de l'action ; les interactions dialectiques sont généralement orientées
vers l'action et mettent en discours des croyances et des idéologies sur un mode
distancié, voire objectif parce que souvent nuancé ou carrément rejeté par
l'interlocuteur ; les échanges polémiques, quant à eux, nourrissent directement
l'intrigue en faisant de la conversation un véritable duel verbal où la réduction de
l'autre au silence n'est parfois possible que par le meurtre.

l'interaction. Sylvie Durrer, pour sa part, nomme « épisode » l'unité dialogale. Celui-ci se définit par
la permanence des interlocuteurs, l'unité thématique et la cohérence pragmatique. Comme Adam,
elle distingue deux types d'épisodes, respectivement appelés phatiques et transactionnels. Les
épisodes didactiques, polémiques et dialectiques sont en fait trois types d'épisodes transactionnels.
Durrer souligne toutefois le point suivant : « [...] tandis que certains épisodes peuvent être
clairement attribués à un type, d'autres posent plus de problèmes et semblent hésiter entre deux
types. Ainsi, une discussion obéit-elle à un schéma dominant dialectique même si elle contient ici
et là des moments ou des traits polémiques. Le modèle proposé ici devrait permettre non pas une
résolution de ces tensions, mais une meilleure saisie » (« Des dialogues aux dimensions
d'épisodes », Le dialogue dans le roman, op. cit., p. 97).
CHAPITRE DEUX
Parole de narrateur et parole de personnages

Nous avons vu que les romans dialogues d'Amélie Nothomb présentent certaines
particularités sur le plan romanesque. L'intrigue, qui évolue d'après une succession
de paroles plutôt que d'événements, prend la forme d'un duel verbal, d'autant plus
que les personnages sont contraints à la parole par des situations propices au
dialogue, mais également par l'Autre, dans une joute parfois à mort entre importun
et importuné. Par conséquent, deux réseaux thématiques se développent : celui de
l'action gravite surtout autour du meurtre et de l'issue du dialogue ; celui de la
digression tend le ressort de l'intrigue et participe à la construction des personnages,
voire d'une certaine vision du monde. Enfin, un savant mélange de schémas
d'interaction fait sans cesse fluctuer la tonalité des romans dialogues et permet aux
dialogues de remplir certaines fonctions habituellement dévolues à la narration. Voilà
qui est vite dit : la parole des personnages est certes plus complexe, et si elle peut se
permettre de prendre certaines responsabilités dans le roman dialogué, c'est qu'elle a
su, au cours du dernier siècle, s'émanciper de la narration. Cette dernière demeure
bien sûr un élément clé dans les romans dialogues de Nothomb, mais il semble que
les rôles soient renversés : la parole du narrateur est désormais complémentaire de
celle des personnages qui, elle, prend en charge le récit. Ce deuxième chapitre
propose donc d'étudier la possibilité d'une fonction narrative fluctuante, absorbée
tantôt par la narration, tantôt par le dialogue, puis d'analyser le rôle de la parole du
narrateur dans les romans à l'étude. Nous nous attarderons ensuite sur les fonctions
du dialogue romanesque afin de montrer que celui-ci est à même de remplacer un
narrateur occulté par un discours direct envahissant, comme c'est le cas dans les
romans dialogues d'Amélie Nothomb.
37
1. Parole de narrateur : occultation et renversement des rôles
1.1 En réaction contre la présence envahissante du narrateur
Jusqu'au XIXe siècle « [l]e romancier ne craint [...] pas d'imposer la présence
perpétuelle d'un narrateur qui multiplie les intrusions dans une espèce de
conversation familière avec le lecteur. Au milieu du siècle se produit une réaction
contre la présence envahissante du narrateur1 ». Flaubert propose alors, avec
Madame Bovary, une sorte d' « omniscience neutre », où le narrateur n'apparaît
jamais en tant que tel, par opposition à la traditionnelle « omniscience éditoriale »,
où il intervient sous une forme explicite. Quelques décennies plus tard, Henry James
déplace l'enjeu théorique vers le point de vue et propose de raconter l'histoire à la
troisième personne, mais comme si elle était exclusivement perçue et interprétée par
la conscience d'un personnage2. Plus récemment, les romanciers behavioristes se
sont limités à enregistrer un décor, des personnages, leurs gestes et leurs paroles,
sans entrer dans leur for intérieur. Nathalie Sarraute juge que ce procédé met
l'essence du roman en péril ; elle rêve plutôt d'une « technique qui parviendrait à
plonger le lecteur dans le flot de ces drames souterrains que Proust n'a eu le temps
que de survoler et dont il n'a observé et reproduit que les grandes lignes » :
[...] une technique qui donnerait au lecteur l'illusion de refaire lui-même ces actions avec
une conscience plus lucide, avec plus d'ordre, de netteté et de force qu'il ne peut le faire
dans la vie, sans qu'elles perdent cette part d'indétermination, cette opacité et ce mystère
qu'ont toujours ses actions pour celui qui les vit.
Le dialogue, qui ne serait pas autre chose que l'aboutissement ou parfois une des
phases de ces drames, se délivrerait alors tout naturellement des conventions et des
contraintes que rendaient indispensables les méthodes du roman traditionnel. C'est
insensiblement, par un changement de rythme ou de forme, qui épouserait en l'accentuant
sa propre sensation, que le lecteur reconnaîtrait que l'action est passée du dedans au-
dehors.
Le dialogue, tout vibrant et gonflé par ces mouvements qui le propulsent et le sous-
tendent, serait, quelle que soit sa banalité apparente, aussi révélateur que le dialogue de
théâtre 3 .

Car « ce dialogue qui tend de plus en plus à prendre dans le roman la place que
l'action abandonne, s'accommode mal des formes que lui impose le roman
traditionnel4 » : alinéas, tirets, deux-points, guillemets et discours attributif rompent
la continuité des mouvements souterrains. Aussi les romanciers modernes tentent-ils
de camoufler, voire de supprimer le narrateur, « en effaçant les dernières marques

1
Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino, Homo fabulator. Théorie et analyse du récit, Montréal/
Paris, Leméac/Actes sud, 2003, p. 120.
2
Ibid., p. 120-121.
3
Nathalie Sarraute, op. cit., p. 116-117.
4
Ibid., p. 104.
38
de l'instance narrative et en donnant d'emblée la parole au personnage5 », pour
reprendre une fois de plus les mots de Genette. Le rêve de Sarraute se concrétise
sous la forme d'un « style direct libre » caractérisé par la suppression de toute
marque graphique ainsi que de tout discours attributif, et qu'on retrouve notamment
chez Aragon6. Dans d'autres cas, la narration évolue jusqu'à devenir un récit neutre,
objectif, sur le mode dramatique : un récit caméra (hétérodiégétique, à focalisation
externe). Dans ce cas extrême, le personnage est lui aussi anéanti, selon Molino - il
perd sa substance au sacrifice de son intériorité et devient « un corps et une voix
sans conscience7 ».
Le narrateur occulté, qui donc raconte le récit ? Le dialogue est-il en mesure
de remplir les fonctions habituellement dévolues à l'instance narrative ? Selon
Vivienne G. Mylne, « le dialogue peut remplir toutes les fonctions principales d'un
narrateur, soit explicitement, soit d'une manière implicite ou indirecte8 ». Gillian
Lane-Mercier partage cet avis : « Rien n'empêche, en effet, une fonction narrative
donnée, cardinale ou autre, de s'actualiser au sein d'une réplique de personnage
plutôt que sur le plan de la diégèse [...]9 ». Ces points de vue rejoignent la conception
de la fonction narrative que développe Kate Hamburger dans La logique des genres
littéraires. Selon elle, il n'y a pas de différence entre la substance narrative et la
substance du dialogue, puisque la fonction narrative se donne comme fluctuante et
peut, dès lors, s'absorber tant dans le discours du personnage que dans celui du
narrateur :
Tout en produisant les personnages et leur univers, la narration joue à cache-cache avec
eux, tantôt de près, tantôt de loin ; tantôt se fondant tout entière en eux, tantôt prenant
ses distances, mais sans les perdre de vue. Et c'est pourquoi elle peut sans rupture,
s'oubliant alors complètement, se distribuer alternativement sur chacun d'eux. Plus encore
que dans le discours indirect libre, c'est ce qui se produit dans le dialogue et le vrai
monologue10.

Le discours des personnages peut donc assumer d'autres rôles que la narration
proprement dite. Genette distribue ces fonctions selon les divers aspects du récit (au
sens large) auxquels elles se rapportent11. On illustrera cette distribution à l'aide du
tableau suivant :

5
Gérard Genette, Figures III, op. cit., p. 193.
6
Voir Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino, op. cit., p. 205-207.
7
Ibid.i p. 169. L'Étranger d'Albert Camus en serait un exemple. Nous reviendrons sur l'hypothèse
de la dissolution du personnage.
8
Vivienne G. Mylne, op. cit., p. 69.
9
Gillian Lane-Mercier, La parole romanesque, Ottawa, PUO/Klincksieck (Semiosis), 1989, p. 211.
10
Kâte Hamburger, Logique des genres littéraires, Paris, Seuil (Poétique), 1986, p. 156.
11
Voir Gérard Genette, op. cit., p. 261-265.
39

Aspects du récit Fonctions du narrateur Actualisations


L'histoire La fonction narrative Raconter l'histoire
Commenter le déroulement de
Le texte narratif La fonction de régie
l'intrigue
La fonction de Maintenir un contact avec le
La situation narrative
communication narrataire
Le rapport du narrateur à Témoigner de la véracité de
La fonction testimoniale
l'histoire l'histoire
Exposer sa vision du monde, porter
des jugements de valeurs sur les
Le commentaire de l'action La fonction idéologique
personnages, développer des
considérations d'ordre général

Lorsque les personnages prennent la parole sans la tutelle (ou sous la tutelle
extrêmement discrète) d'un narrateur, le dialogue a, de fait, plus de responsabilités
et tend davantage vers le dialogue de théâtre : plus qu'un simple procédé rhétorique,
sémiotique et poétique, le dialogue doit alors assumer l'exposition, la caractérisation
et l'action, sans quoi le récit ne serait pas un récit. Autrement dit, il doit se charger
de raconter l'histoire. Chez Nothomb, toutefois, cette narration dialoguée s'inscrit
tout de même dans un cadre narratif traditionnel ; « [...] toute appréhension de la
parole romanesque ne saurait se placer en dehors d'une approche d'ensemble,
capable de démasquer les relations de complémentarité, structurales et
fonctionnelles, reliant le dialogal au narratif et au descriptif12 », précise Gillian Lane-
Mercier.

1.2 La parole du narrateur dans les romans dialogues d'Amélie Nothomb


Les romans dialogues ont ceci de particulier qu'ils ne sont pas racontés par un
narrateur, mais par l'ensemble des paroles des personnages. Ceux de Nothomb,
toutefois, ne sont pas purement dialogues ; le narrateur y est discret, mais il n'en
prend pas moins ses responsabilités et inscrit la fiction dans un cadre narratif :
d'abord, il raconte l'histoire, dans la mesure où il expose la situation initiale et
résume le dénouement dans Hygiène de l'assassin et Cosmétique de l'ennemi,
comme nous l'avons vu à l'étude de l'intrigue. Si la narratrice de Péplum s'efface
davantage de l'histoire que ceux des deux autres romans, elle y est, en revanche,
davantage impliquée. La narration de l'élément déclencheur (alors qu'elle tombe dans
le futur) rend compte de la part qu'elle prend dans l'histoire qu'elle raconte : elle est
la femme de la première conversation et elle sera l'héroïne de la seconde. Lorsque,

12
Gillian Lane-Mercier, op. cit., p. 209.
40

après ce second dialogue, elle reprend la parole, c'est pour attester de la véracité de
son récit :
Celsius avait raison : je n'ai pu faire autrement que d'écrire un livre sur lui.
Ce ne fut pas facile. Il a fallu que je retranscrive, de mémoire, notre long échange. Lors
des passages scientifiques, je m'en suis tirée avec des approximations.

Quand j'ai eu fini de rédiger ce manuscrit, je l'ai apporté à mon éditeur. J'ai précisé qu'il
s'agissait d'une histoire vraie.
Personne n'a daigné me croire, (p. 152-153)

La narratrice remplit là sa fonction testimoniale ou d'attestation, s'investit dans le


récit pour convaincre le lecteur que ce dialogue, aussi invraisemblable soit-il - elle en
convient -, a bel et bien eu lieu. Les narrateurs d'Hygiène de l'assassin et de
Cosmétique de l'ennemi utilisent le procédé inverse : au lieu de s'investir dans le
récit pour présenter leur version des faits, ils en sortent pour fournir un autre
éclairage. Objectif et omniscient, le narrateur d'Hygiène de l'assassin expose les faits
dans la situation initiale ; au cours des entrevues, il décrit ce que la bande ne peut
capter : les atmosphères, les gestes, les malaises, ce que les journalistes et Tach
pensent « en leur for intérieur » (p. 39) ; il décrit aussi ce que la bande capte mais
que le dialogue ne peut rendre : les rires ignobles de Tach, les silences. À la fin, il
reprend la parole pour raconter non seulement le dénouement de l'histoire, mais
également sa postériorité. Le narrateur omniscient vient donc compléter la vérité du
magnétophone, vérité qui sans lui serait « forcément partielle puisque amputée du
faciès placide, de l'obscurité, des grosses mains inexpressives, de l'immobilité
générale, de tous ces éléments qui avaient contribué à faire puer de peur le pauvre
homme » (ici, le premier journaliste ; p. 25).
L'instance narrative de Cosmétique de l'ennemi prend la même forme et joue
le même rôle. Mais, en plus de compléter le discours des personnages, elle jette un
regard extérieur sur l'échange et en modifie le sens. Muet depuis une vingtaine de
pages, le narrateur reprend la parole lorsque Angust rompt le dialogue pour
interpeller la police :
Le sort voulu que deux policiers passent par là à cet instant. Jérôme se mit à hurler :
« Police ! Police ! » Les deux hommes l'entendirent et accoururent, ainsi que de nombreux
badauds de l'aéroport.
- Messieurs, arrêtez cet homme, dit Angust, en montrant Texel assis à côté de lui.
- Quel homme ? demanda l'un des policiers.
- Lui ! répéta Jérôme en pointant Textor qui souriait.
Les représentants de l'ordre se regardèrent l'un l'autre avec perplexité, puis ils
contemplèrent Angust, l'air de penser : « Qu'est-ce que c'est que ce dingue ? »
- Vos papiers, monsieur, dit l'un.
- Quoi ? s'indigna Jérôme. C'est à moi que vous demandez mes papiers ? C'est à lui
qu'il faut les demander !
- Vos papiers ! répéta l'homme avec autorité.
41

Humilié, Angust donna son passeport. Les flics le lurent avec attention puis le lui
rendirent en disant :
- C'est bon pour une fois. Mais ne vous moquez plus de nous.
- Et lui, vous ne le contrôlez pas ? insista Jérôme.
- Vous avez de la chance qu'on ne doive pas passer d'alcooltest pour prendre l'avion.
Les policiers s'en allèrent, laissant Angust stupéfait et furieux. Tout le monde le
dévisageait comme s'il était fou. Le Hollandais se mit à rire.
- Eh bien, tu as compris ? demanda Texel.
- De quel droit me tutoyez-vous ? On n'a pas gardé les cochons ensemble.
Textor hurla de rire. Les gens se pressaient autour d'eux pour regarder et écouter.
Angust explosa. Il se leva et se mit à crier à l'adresse des spectateurs :
- Vous avez fini ? Je casse la figure au prochain qui nous observe.
Il dut être convaincant car les badauds s'en allèrent. Ceux qui étaient assis à proximité
s'écartèrent. Plus personne n'osa les approcher, (p. 94-95)

À la toute fin, le narrateur sort carrément du dialogue pour fournir un autre éclairage
sur la scène :
Le 24 mars 1999, les passagers du vol qui attendaient le départ du vol pour Barcelone
assistèrent à un spectacle sans nom. Comme l'avion en était à sa troisième heure de retard
inexpliqué, l'un des voyageurs quitta son siège et vint se fracasser le crâne à plusieurs
reprises sur l'un des murs du hall. Il était animé d'une violence si extraordinaire que
personne n'osa s'interposer. Il continua jusqu'à ce que mort s'ensuivît.
Les témoins de ce suicide inqualifiable précisèrent un détail. Chaque fois que l'homme
venait se taper la tête contre la paroi, il ponctuait son geste d'un hurlement. Et ce qu'il
criait, c'était :
- Libre ! Libre ! Libre ! (p. 123)

Ces interventions du narrateur de Cosmétique de l'ennemi correspondent à une


rupture dans le dialogue schizophrénique d'Angust, à un choc avec le monde
extérieur. Les narrateurs des romans dialogues de Nothomb, bien que discrets,
demeurent donc des éléments clés dans le récit : qu'ils s'investissent dans le récit ou
qu'ils s'en retirent, ils permettent de compléter le discours des personnages. Alors
que celui de Péplum atteste de la véracité des conversations, celui d'Hygiène de
l'assassin y apporte certaines précisions ; celui de Cosmétique de l'ennemi, enfin,
jette un tout autre éclairage sur une conversation qui, grâce à ses interventions,
prend tout son sens. Renversement des rôles13 : la narration semble, dans ces cas,
subordonnée aux dialogues qui, non seulement, constituent le nœud dramatique de
ces romans dialogues, mais qui se permettent également d'empiéter sur les fonctions
habituellement réservées au narrateur, élargissant ainsi le spectre du dialogue
romanesque.

13
Ce renversement des rôles est tout à fait possible, selon Gillian Lane-Mercier : « Bien que les
taux de narrativité qu'une unité dialogale peut véhiculer fluctuent selon des variantes spécifiques,
en corrélation avec son emplacement au sein du système général de l'œuvre, son sujet énonciateur
et son contenu sémantique, entre autres, toujours est-il que fonctionnellement le dialogue et le
diégétique entretiennent, outre des relations syntagmatiques de complémentarité et d'intégration,
des rapports paradigmatiques d'interchangeabilité, Voire de réversibilité [...] » (op. cit., p. 212-
213).
42

2. Parole des personnages : soumise ou autonome ?


2.1 Le dialogue dans le roman traditionnel
Alors que le narrateur est une instance présupposée par le récit (lorsqu'il y a
récit, celui-ci est nécessairement pris en charge par un narrateur), le dialogue dans le
roman n'est qu'un artifice : on peut fort bien raconter une histoire sans jamais
donner la parole aux personnages14 :
Car le grand alchimiste de leurs discours, c'est l'auteur, ce locuteur suprême qui se sert
d'eux comme d'autant de voix dociles, à qui il fait dire ce qu'il veut, à l'heure et à la page
qui lui conviennent ; mais qui peut aussi leur imposer silence pendant des chapitres entiers,
et décrire leurs faits et gestes sans qu'ils aient leur mot à dire. Ne dispose-t-il, pour cela,
d'un porte-parole idéal, le narrateur, qui lui permet de les manipuler à sa guise tout en
restant dans l'ombre15 ?

En effet, le narrateur étant, selon la plus simple expression, celui qui raconte
l'histoire, il n'est rien de moins que « l'instance supérieure16 », la voix qui actualise et
prend en charge le récit ; Genette parle d'ailleurs de « patronage narratif17 ». Comme
nous le soulignions au début du premier chapitre, le dialogue des romans
traditionnels est donc presque toujours soumis à la narration. « Les conversations
sont rarement "importées" d'un seul tenant dans le récit », précise Durrer, « mais
subissent des transformations pour être à mieux de servir le dessein narratif18 ». Au
contraire du dialogue de théâtre « qui se passe de tuteurs19 », le dialogue
romanesque « n'a pas le premier rang dans le roman ; il dépend de la narration, il
est régi, piloté par elle », souligne Mitterand. « Et, du strict point de vue de l'équilibre
quantitatif des énoncés, chacun sait qu'un excès de dialogues nuit à la coulée
narrative, arrête et fragmente l'action, éparpille l'attention du lecteur : le dialogue est
toujours un exercice risqué pour le romancier, compte tenu des impatiences du
lecteur20. » Mais le dialogue romanesque présente aussi certaines libertés par rapport
au dialogue de théâtre : « il n'a pas besoin de présenter les personnages, de
rapporter le passé - tout cela est fait généralement par le récit - il peut rester allusif,
il peut travailler à l'économie [...]21. » Cette « économie » n'est toutefois pas toujours

14
En revanche, Gillian Lane-Mercier rappelle qu'« [...] aucun dialogue romanesque ne saurait être
considéré en tant qu'excroissance structurale, en tant que superfluité fonctionnelle face à une
diégèse appelée à charrier le poids entier de l'histoire » {op. cit., p. 207).
15
Francis Berthelot, Parole et dialogue dans le roman, Paris, Nathan, 2001, p. 1.
16
Gérard Genette, op. cit., p. 194.
17
Ibid., p. 193.
18
Sylvie Durrer, « Le dialogue romanesque : essai de typologie », art. cit., p. 40.
19
Nathalie Sarraute, op. cit., p. 116.
20
Henri Mitterand, op. cit., p. 142.
21
Ibid.
43
vue d'un bon œil, notamment par Maurice Blanchot qui trouve le risque assez peu
téméraire :
Dans les romans, la part dite dialoguée est l'expression de la paresse et de la routine : les
personnages parlent pour mettre des blancs dans une page, et par imitation de la vie où il
n'y a pas de récit, mais des conversations ; il faut donc de temps en temps dans les livres
donner la parole aux gens ; le contact direct est économie et un repos (pour l'auteur plus
encore que pour le lecteur)22.

Bref, le dialogue, dans le roman traditionnel, ne serait qu'un artifice (risqué selon
certains, trop facile pour d'autres) mis à la disposition de l'instance supérieure du
récit, c'est-à-dire le narrateur. Si ce dernier y a recours, toutefois, c'est qu'il présente
certains avantages. En retraçant l'historique du roman dialogué, nous avons vu que
c'est à partir du XIXe siècle que le roman est envahi par la parole. Le dialogue est
alors essentiellement un procédé rhétorique (assurance de vraisemblance),
sémiotique (instance d'assomption - le personnage prend en charge une situation) et
poétique (qui permet divers effets de variation - de la vitesse narrative, du point de
vue et de la distance narrative) au service de la narration23.
Durrer, à la suite de Malraux, lui reconnaît davantage de fonctionnalités. Selon
elle, l'ensemble des dialogues, dans les romans traditionnels, a d'abord une fonction
d'animation. Exercice risqué s'il en est, « l'alternance du discours du narrateur et des
dialogues de personnages, la prééminence des scènes sur les descriptions et la
rapidité du style24 » séduisent les romanciers dès 1830. Le dialogue peut aussi
remplir une fonction d'exposition semblable au dialogue de théâtre : il a alors pour
but de « faire connaître aux lecteurs une situation, un événement, ses circonstances
ainsi que les principaux personnages impliqués25 » - il n'y est toutefois pas obligé,
comme le soulignait Mitterand. Il peut également remplir une fonction de
caractérisation, c'est-à-dire qu'il laisse transparaître le caractère, les sentiments, les
mobiles et les objectifs d'un ou de plusieurs personnages. Enfin, le dialogue
romanesque est, bien souvent, directement orienté vers Vaction ; tous s'entendent
pour dire qu'il nourrit l'intrigue (Durrer), qu'il intervient directement dans l'évolution
de la tension dramatique (Berthelot), qu'il exhibe les nœuds dramatiques (Mitterand).
Certains dialogues, toutefois, ne constituent qu'une transition vers la description d'un
personnage, ou permettent simplement d'introduire un nouveau tableau.

22
Maurice Blanchot, « La douleur du dialogue », Le livre à venir, Paris, Gallimard (NRF), 1971, p.
225.
23
Henri Mitterand, op. cit., p. 150.
24
Sylvie Durrer, Le dialogue dans le roman, op. cit., p. 116.
25
Ibid., p. 117.
44

Bref, bien qu'il semble accessoire à la narration, c'est-à-dire à la fois


secondaire et dépendant d'elle, le dialogue romanesque peut tout de même remplir
certaines fonctions narratives. Le dialogue des romans dialogues, quant à lui, se
permet de prendre en charge de telles fonctions en l'absence du narrateur et, ainsi,
de décrire le cadre de l'échange, de construire les personnages, de faire progresser
les thèmes et l'action, d'exposer des idées et, globalement, de raconter l'histoire.

2.2 Le dialogue chez Nothomb : prise en charge des fonctions narratives


2.2.1 La fonction descriptive : éclatement, réduction et intégration
Alors que la narration est la représentation d'actions et d'événements, la
description est la représentation d'objets ou de personnages26 : elle se charge
d'évoquer le cadre dans lequel prennent place les actions. Cet ancrage du récit dans
le temps et l'espace est nécessaire, parce qu'intimement lié à notre mode de
perception du monde : la description permet au lecteur de pénétrer dans le monde
du récit qu'elle construit peu à peu. Le roman réaliste du XIXe siècle en fera d'ailleurs
l'un de ses principaux jalons : les très abondantes descriptions et le recours à un
vocabulaire concret ont alors l'ambition de surpasser le vrai en en donnant l'illusion.
Mais ces longues pauses qui interrompent le cours du récit comportent certaines
limites, voire certains risques27. Comme le rappelle Molino, « [...] parmi d'autres, Paul
Bourget dénonce en 1884 "l'abus du procédé descriptif", dont il dévoile une
contradiction interne : lorsque l'écrivain décrit le milieu dans lequel vit son héros, il
court le risque de substituer à la vision du personnage sa propre vision d'artiste28 ».
Trente ans plus tard, c'est André Breton qui s'attaque à la description, qui incarne
selon lui l'impossibilité de reconstituer par le langage une exacte représentation du
réel : « alors qu'une indication descriptive brève fait facilement surgir une image
évocatrice, une longue description bloque l'imagination du lecteur, qui renonce à se
représenter le décor et n'hésite pas à " passer " la description : tout lecteur de Balzac

26
En fait, la description est un type de discours (Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino) ou une
unité de composition textuelle (Jean-Michel A d a m ) au m ê m e titre q u e la narration e t le dialogue.
Toutefois, dans le récit, elle ne constitue pas u n e unité a u t o n o m e , puisqu'elle doit nécessairement
être prise en charge soit par la narration, soit par le dialogue, c o m m e nous le verrons.
27
Jean-Michel Adam résume les critiques virulentes dont la description a fait l'objet à l'époque
moderne, de Marmontel à Céline. Selon lui, « le dénigrement quasi unanime de la description
s'explique en fait, si l'on examine la tradition rhétorique et stylistique, par différents reproches : la
description est une définition imparfaite, elle ne parvient jamais à rendre précisément le réel, elle
ne repose sur aucun ordre et, enfin, elle est l'occasion, pour les écrivains eux-mêmes, de dévider
stéréotypes et lieux communs » (La description, Paris, PUF (Que sais-je ? n° 2783), 1993, p. 6).
28
Jean Molino e t Raphaël Lafhail-Molino, op. cit., p. 2 9 5 - 2 9 6 . Le passage cité e s t tiré de Paul
Bourget, Essai de psychologie contemporaine, Paris, Gallimard (Tel), 1993, p. 359.
45
reconnaîtra une expérience fréquente29 ». De la « crise du roman » au « procès » de
celui-ci, on constate en effet trois modifications dans les techniques de la
description : un éclatement de la description (on préfère quelques détails marquants
à une analyse précise et détaillée), une réduction de l'importance de la description et
de ses ambitions, et enfin une intégration de la description dans le point de vue du
personnage30 ; car « la description, comme le récit, a un énonciateur et se trouve
soumise aux contraintes de point de vue », rappelle Molino. « Les deux grandes
possibilités de focalisation sont d'un côté la prise en charge par le narrateur et, de
l'autre, l'attribution à un personnage, qui permet d'intégrer plus étroitement la
description au récit [...]31 . » Dans les romans dialogues d'Amélie Nothomb, ces
descriptions sont non seulement intégrées dans le point de vue, mais également dans
la parole des personnages, qui laissent échapper çà et là quelques informations
spatiotemporelles et qui révèlent, peu à peu, des indices qui nous permettent de
brosser leur portrait sommaire.
Péplum est le roman de Nothomb qui contient le moins de passages narratifs.
D'abord, la parole des personnages se charge d'évoquer le cadre dans lequel prend
place l'échange. Le premier dialogue ne comporte aucune information sur le lieu et le
temps, si ce n'est que l'un des interlocuteurs doit être opéré le lendemain - ou plutôt
l'une : « Je dois être opérée d'urgence », dit-elle. Un indice semblable révèle que son
interlocuteur est un homme : « Vous êtes encourageant », lui dit-elle. Enfin, lorsque
l'homme propose à la femme de téléphoner à l'éditeur de celle-ci, le lecteur en déduit
qu'elle est écrivaine (p. 9). Les premières répliques du second dialogue, très
didactiques, en construisent le cadre : elles révèlent le lieu, le moment et la raison de
l'échange. L'action se déroule chez l'un des interlocuteurs, qui habite une basilique, le
27 mai 2580 ; l'opération de la narratrice aurait eu lieu 585 années plus tôt, soit le 8
mai 1995. La femme aurait été « arrachée à son époque » parce qu'elle a soupçonné
la vérité au sujet de Pompéi (p. 13-15). On apprend, en outre, que l'homme s'appelle

29
Ibid., p. 298.
30
É t o n n a m m e n t , le N o u v e a u R o m a n accorde u n e place privilégiée à la d e s c r i p t i o n . Mais alors que
les écrivains réalistes et naturalistes prétendaient à l'objectivité scientifique dans leurs descriptions,
les néoromanciers, avec Alain Robbe-Grillet en tête, visent plutôt une subjectivité totale : « C'est
Dieu seul qui peut prétendre être objectif. Tandis que dans nos livres, au contraire, c'est un homme
qui voit, qui sent, qui imagine, un homme situé dans l'espace et dans le temps, conditionné par ses
passions, un homme comme vous et moi. Et le livre ne rapporte rien d'autre que son expérience,
limitée, incertaine » (Alain Robbe-Grillet cité par Jean-Michel Adam, op. cit., p. 60 - Pour un
nouveau roman, Gallimard [Idées/Gallimard n° 45], 1963, p. 149).
31
Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino, op. cit., p. 288-289.
46
Celsius (le nom - ou plutôt les initiales - de l'écrivaine sera dévoilé une trentaine de
pages plus loin), et que la femme est nue :
- [...] Puis-je vous demander de m'apporter des vêtements ? Je suis toute nue, pour le
cas où vous ne l'auriez pas remarqué, (p. 16)

Elle sera, finalement, vêtue d'un péplum et l'on apprendra que Celsius porte un
hologramme :
- Un péplum ?
- C'est cela ou rien.
- Le péplum est revenu à la mode, en 2580 ?
- Non. C'est un costume de théâtre.
- Pourquoi ne m'apportez-vous pas un vêtement ordinaire ?
- Vous voyez ma tenue ?
- Ce n'est pas mal. C'est même élégant.
- C'est un hologramme.
- Vous êtes vêtu d'un hologramme ?
- Nous le sommes tous aujourd'hui.
- Mais alors, vous êtes nu ?
- Quelle importance, puisque vous ne le voyez pas ? Nous avons dû supprimer les
vêtements. Ils coûtaient trop cher à l'entretien, ils s'usaient. Un hologramme suffit pour une
vie entière, (p. 19)

En plus de fournir des indices qui permettent au lecteur de reconstituer le cadre


immédiat de l'échange (espace, temps, interlocuteurs), les répliques de Celsius et de
l'écrivaine décrivent progressivement un espace plus vaste que la basilique : le vingt-
sixième siècle. Des indices disséminés au fil du dialogue évoquent les deux
orientations géographiques du futur (le Ponant et le Levant), la suppression de la
presse et des vêtements, le béton virtuel, l'élevage d'autruches en usine et
l'extinction des ruminants (remplacés par les baleines), l'oligarchie énergétique, le
Grand Dépôt, la prolifération des musées, les crises énergétiques et les nouvelles
formes d'énergie, l'anéantissement du Sud... Si rien n'est décrit avec détails, on a
toutefois l'impression que chacune de ces évocations s'appuie sur un détail à la
manière d'une caricature, d'autant plus que les descriptions sommaires de Celsius
sont constamment la risée de son interlocutrice ; force est d'admettre que certains
« faits » sont plutôt cocasses :
- Voyons... En 2248, on a découvert que le safran avait des propriétés souveraines dans
le traitement des maladies mentales.
- Poétique. Continuez.
- La crise de l'énergie a entraîné, dès le début du vingt-deuxième siècle, des
bouleversements politiques considérables.
- N'importe qui aurait pu le prévoir.
- En réaction contre ces mutations, l'Académie française a procédé à un suicide
collectif : le 15 janvier 2145, les quarante académiciens en habit vert se sont jetés dans la
Seine. Chacun s'était lesté de leur dernière édition du dictionnaire, de sorte qu'ils ont coulé
à pic.
- Vous devriez manger du safran, Celsius.
47

- Non : ce sont les injections de safran qui soignent les maladies mentales. Il faut en
faire un précipité dissous avec du tartre...
- Et un peu de crème fraîche ?
- La crème fraîche tirée du lait des baleines est infâme. On fabrique aujourd'hui des
saint-honoré sans crème fraîche.
- Ben voyons ! (p. 87)

Pour l'écrivaine séquestrée, il est impossible d'obtenir une preuve valable (une
promenade à l'extérieur, par exemple) qu'elle est bel et bien en 2580 et qu'il ne
s'agit pas d'un canular ; elle ne dispose que de la parole de Celsius. Pour les mêmes
raisons, il est également impossible pour le lecteur d'obtenir une telle preuve, ou de
se figurer avec exactitude le cadre plus large de l'échange, c'est-à-dire le vingt-
sixième siècle. Voilà qui sert bien la romancière, qui esquive ainsi une description
précise du futur, et qui laisse plutôt au lecteur le loisir d'imaginer l'avenir à partir de
quelques détails évocateurs. Les détails parsemés çà et là permettent néanmoins une
description, aussi éclatée soit-elle, du cadre spatiotemporel immédiat, et fournissent
suffisamment d'indices pour qu'on parvienne à reconstituer le cadre plus large de
l'intrigue et à brosser le portrait des interlocuteurs.
La parole des personnages se charge également d'évoquer le cadre d'Hygiène
de l'assassin. C'est toutefois la narration qui met en place, dans la situation initiale,
les premiers éléments du récit : on y apprend que « [l]a nouvelle du décès imminent
était tombée le 10 janvier. Ce fut le 14 que le premier journaliste put rencontrer
l'écrivain » (p. 10). Les dialogues suivants nous indiquent que les cinq entrevues se
succèdent à raison d'une par jour, du 14 au 18 janvier, et qu'elles ont lieu pendant la
guerre du Golfe, soit en 1991. Le narrateur précise que Tach est obèse, qu'il habite
au rez-de-chaussée d'un immeuble modeste et qu'il trône, dans son fauteuil roulant,
au milieu du salon ; mais ce sont les dialogues qui nous renseignent le plus sur
l'aspect physique du prix Nobel :
- Pardon, Monsieur Tach, pourrais-je allumer une lumière ? Je ne distingue pas votre
visage.
- Il est dix heures du matin, monsieur, je n'allume pas la lumière à cette heure-là. Du
reste, vous me verrez bien assez tôt, dès que vos yeux se seront habitués à l'obscurité.
Profitez donc du répit qui vous est octroyé et contentez-vous de ma voix, c'est ce que j'ai de
plus beau.
- Il est vrai que vous avez une très belle voix.
- Oui. (p. 10)

Avant même que le journaliste ne se soit complètement habitué à l'obscurité, Tach


affirme lui-même qu'il a « toujours été laid » (p. 17) :
- Enfin, vous êtes gros, mais pas laid.
- Qu'est-ce qu'il vous faut ? Quatre mentons, des yeux de cochon, un nez comme une
patate, pas plus de poil sur le crâne que sur les joues, la nuque plissée de bourrelets, les
joues qui pendent - et, par égard pour vous, je me limite au visage.
48

- Or, votre peau est très belle, blanche, nette, on devine qu'elle est douce au toucher.
- Un teint d'eunuque, cher monsieur. Il y a quelque chose de grotesque à avoir une
telle peau sur le visage, en particulier sur un visage joufflu et imberbe : en fait, ma tête
ressemble à une belle paire de fesses, lisses et molles. C'est une tête qui prête plus à rire
qu'à vomir ; parfois j'aurais préféré prêter à vomir. C'est plus tonique, (p. 18)

Tach n'est pas décrit à travers le point de vue de son interlocuteur, mais plutôt à
travers son propre point de vue : la description est doublement intégrée, puisqu'elle
passe à la fois par le regard et par la voix du personnage qui s'autodécrit. Le
discours des journalistes vient confirmer cette autodescription. Plus : il la renforce,
puisqu'une fois hors du dialogue, avec du recul, ils sont en mesure de brosser un
portrait global de l'homme et, plus largement, de la scène32 :
- [...] Un vrai viscère, ce type ! Lisse comme un foie, gonflé comme son estomac doit
l'être ! Perfide comme une rate, amer comme une vésicule biliaire. Par son simple regard, je
sentais qu'il me digérait, qu'il me dissolvait dans les sucs de son métabolisme totalitaire !
- Allons, tu en rajoutes !
- Au contraire, je ne trouverai jamais d'expression assez forte. Si vous aviez vu sa
colère finale ! Je n'ai jamais vu colère si effrayante : à la fois subite et maîtrisée. De la part
de ce gros tas, je me serais attendu à des rougeurs, des boursouflures, des difficultés à
respirer, des transpirations haineuses. Pas du tout, la fulgurance de cette rage n'avait
d'égale que sa frigidité. La voix avec laquelle il m'a ordonné de sortir ! Dans mes fantasmes,
c'est ainsi que parlaient les empereurs chinois quand ils commandaient une décollation
immédiate, (p. 24)

Les journalistes, quant à eux, ne sont pas décrits - sans doute parce qu'ils ne servent
que de faire-valoir au personnage de Tach. Nina, par contre, est décrite à l'aide
d'indices parsemés au fil de l'entrevue, comme A.N. dans Péplum. Si le lecteur peut
déduire, d'emblée, qu'elle est une femme qui travaille pour la presse masculine et
qu'elle n'est pas mariée, il devra patienter quarante-cinq pages avant d'apprendre
son âge (« Trente ans », p. 128) ; cinquante-trois pour connaître son prénom
(« Nina », p. 136). De son apparence physique, il ne saura rien, si ce n'est que Tach
la trouve moche (p. 84) - un point de vue sans doute discutable, venant d'un
misogyne. Pourtant, Hygiène de l'assassin ne fait pas l'économie de la description33 ;

32
Ils ne l'objectivent pas pour autant : si la présentation du personnage par lui-même pose le
problème de la connaissance de soi (Roland Bourneuf et Real Ouellet, op. cit., p. 181), tout discours
descriptif pose celui du double filtrage : « filtrage du regard qui sélectionne et interprète ; du
langage qui classe, ordonne, analyse, évalue, présuppose, infère, explique » (Jean-Michel Adam, Le
récit, Paris, PUF (Que sais-je ? n° 2149), [1999], p. 56).
33
On retrouve le même procédé dans L'Inquisitoire de Pinget. « L'interrogatoire, qui porte en
premier lieu sur la disparition du secrétaire du château, débordera vite hors de cette question pour
s'attacher longuement à mille détails : la vie au château où les patrons de l'interrogé recevaient
leurs nombreux amis, celle des gens du village, Sirancy, de la ville voisine, Agapa ; les pièces du
château sont minutieusement décrites, leur mobilier fait l'objet d'interminables inventaires ; sont
racontés également une noce, une fête au château, une histoire de meurtres et des pans de la vie
de l'ancien domestique » (Nicolas Houde, L'usage de l'interruption dans L'Inquisitoire de Robert
Pinget, Mémoire de maîtrise de l'Université Laval, 2000, p. 3). « Le lecteur paresseux ne peut plus
49
les répliques des personnages en regorgent, au contraire : d'une entrevue à l'autre,
Tach décrit minutieusement sa routine, son alimentation, son hygiène.
Cosmétique de l'ennemi n'est pas construit autrement : le narrateur expose
d'abord le cadre de l'intrigue : le retard de l'avion, la salle d'attente d'un aéroport, un
homme et sa victime, Jérôme Angust. L'importun se décrit petit à petit, dévoilant son
nom, son origine, son enfance. Comme pour les autres personnages (sauf Tach), le
lecteur a peu d'indices pour brosser le portrait physique d'Angust et de Texel. Au
bout d'une soixantaine de pages, le lecteur apprend qu'un meurtre s'est déroulé le 24
mars 1989 (p. 73), dix ans plus tôt (p. 75), ce qui situe l'action en 1999 ; puis, que
l'avion quitte pour Barcelone (p. 88). Toutefois, le dialogue comporte d'assez longs
passages descriptifs : Texel décrit avec précision le cimetière de Montmartre, entre
autres, et situe l'action de ses récits à Paris. Bref, la parole des personnages prend
en charge la description du cadre spatiotemporel et des personnages, mais elle le fait
avec parcimonie : si quelques descriptions sont intégrées aux dialogues, le plus
souvent, le dialogue dissémine des informations ou des indices qui évoquent le strict
nécessaire. L'accent est bien plutôt mis sur l'échange lui-même et l'auteure s'ingénie
à suggérer que ce cadre spatiotemporel contraint les personnages à la joute verbale,
comme on l'a vu. Les descriptions sont donc éclatées et pleinement intégrées à la
parole des personnages qui, « occupés de leurs intérêts et de l'état présent des
choses, doivent en instruire les spectateurs [ou les lecteurs], sans autre intention
apparente que de se dire l'un à l'autre ce qu'ils se diraient s'ils étaient sans
témoins34 », comme dans le poème dramatique.

2.2.2 La fonction de psychologisation : une voix sans conscience ?


Le lecteur des romans dialogues d'Amélie Nothomb en sait donc peu sur
l'apparence des personnages qui prennent forme dans ce cadre minimaliste - ou
devrait-on dire qu'ils prennent voix ? Les personnages des oeuvres narratives au
Moyen Âge étaient des types et des caractères. S'ils commencent à s'individualiser à
la Renaissance, ce n'est qu'au cours des XVIII e et XIXe siècles qu'ils prennent de
l'épaisseur et qu'ils s'inscrivent dans la société. À la fin du XIXe siècle, toutefois, le
personnage réaliste n'échappe pas à la critique. Avant sa dissolution complète35, on

sauter les descriptions », note Jean-Claude Lieber, « puisque celles-ci envahissent la totalité du
roman » (« Le procès du réalisme », postface à L'Inquisitoire, Paris, Minuit (Double), 1986, p. 494).
34
Marmontel, à propos de l'exposition dans le poème dramatique, cité par Dean Molino et Raphaël
Lafhail-Molino, op. cit., p. 92.
35
Voir Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino, op. cit., p. 169-170.
50

assiste d'abord à une perte de substance du personnage, selon deux stratégies


inverses : soit « la caractérisation porte davantage sur la psychologie des
personnages que sur leur apparence extérieure ou sur leur situation sociale et ils
semblent perdre peu à peu de leur matérialité36 » ; soit le personnage perd de son
épaisseur « en faisant le sacrifice de son intériorité, comme c'est le cas dans le
"roman dialogué"37 » ou ces romans caméra, où le romancier se borne à noter les
gestes et les paroles des personnages38 :
Les deux stratégies - plongeon dans une conscience enfermée en elle-même ou refus de
l'intériorité - ont comme conséquence commune de priver le personnage de son intégrité
traditionnelle : il ne reste plus d'un côté qu'une conscience sans corps et de l'autre une voix
sans conscience39.

Le personnage du roman dialogué ne serait-il donc qu'une voix sans conscience, sans
intériorité ? Nous avons vu que le dialogue romanesque peut remplir une fonction de
caractérisation, c'est-à-dire qu'il laisse transparaître le caractère, les sentiments, les
mobiles et les objectifs d'un ou de plusieurs personnages. Les personnages des
romans dialogues de Nothomb se dévoilent effectivement par le truchement de leurs
discours, notamment leurs digressions, comme nous l'avons vu à l'étude des thèmes.
La psychologisation dans le roman dialogué se fait alors comme la description : par
éclatement, réduction et intégration, suivant la tendance du roman moderne, comme
le constate Malraux dans son Esquisse d'une psychologie du cinéma :
Le roman semble pourtant conserver sur le film un avantage : la possibilité de passer à
l'intérieur des personnages. Mais, d'une part, le roman moderne semble de moins en moins
analyser ses personnages dans leurs instants de crise ; d'autre part, une psychologie
dramatique - celle de Shakespeare, et, dans une bonne mesure, de Dostoïevski - où les
secrets sont suggérés soit par les actes, soit par les demi-aveux (Smerdiakow,
Stavroguine), n'est peut-être ni moins puissante artistiquement, ni moins révélatrice que
l'analyse40.

Pour Sarraute, les actes sont encore trop « grossiers et violents : ils attirent le
regard41 ». « Mais, à défaut d'actes, nous avons à notre disposition les paroles. Les
paroles possèdent les qualités nécessaires pour capter, protéger et porter au-dehors

36
Ibid., p. 167.
37
Ibid, p. 169.
38
On aurait t o r t de confondre le r o m a n caméra e t le Nouveau r o m a n q u i , t e l que le conçoit Robbe-
Grillet, se borne à décrire la surface d'objets opaques dénués d e t o u t e signification humaine et qui
soutient q u e l'être h u m a i n n'a pas plus d'intériorité que l'objet (voir Jean Molino et Raphaël Lafhail-
Molino, op. cit., p. 1 7 1 ) ; moins critique, le roman caméra e m p i è t e plutôt sur le domaine du
cinéma.
39
Ibid., p. 169.
40
André Malraux, Esquisse d'une psychologie du cinéma, XXX e anniversaire du Festival international
du f i l m , Cannes, MCMLXXVI, [ n . p . ] .
41
Nathalie Sarraute, op. cit., p. 101.
51
ces mouvements souterrains à la fois impatients et craintifs1 ». Les personnages des
romans dialogues, s'ils semblent réduits à leur voix, ne sont pas pour autant
dépourvus d'intériorité. Il n'y a qu'à lire entre les répliques pour reconstituer leurs
mouvements souterrains.
Nous avons vu que le personnage de Tach se construit dans le croisement des
paroles des personnages : dans les premiers dialogues, aux autodescriptions d'un
Tach imbu de lui-même s'ajoutent le discours misanthrope, misogyne et haineux de
Tach et l'interprétation qu'en font les journalistes. Dans la première entrevue, par
exemple, Tach affirme qu'il hait les métaphoriens, mais qu'il a toujours été « un peu
trop mou et gentil » pour leur casser la gueule :
- Gentil, vous ?
- Effroyablement. Je ne connais personne d'aussi gentil que moi. Cette gentillesse est
effroyable car ce n'est jamais par gentillesse que je suis gentil, c'est par lassitude et surtout
par peur de l'exaspération. Je suis prompt à m'exaspérer et je vis très mal ces
exaspérations, alors je les évite comme la peste.
- Vous méprisez la gentillesse ?
- Vous ne comprenez rien à ce que je raconte, (p. 21-22)

Les conversations entre les journalistes ajoutent encore un peu de complexité au


personnage de Tach. Alors que le journaliste évincé se lamente et brosse un portrait
machiavélique de son bourreau, ses interlocuteurs crient au génie :
- En tout cas, une chose ressort clairement de ton interview ratée : ce type est
formidable ! Quelle intelligence !
- Quelle éloquence !
- Quelle finesse chez cet obèse !
- Quelle concision dans la méchanceté ! (p. 25)

L'entrevue de Nina, enfin, jette un éclairage nouveau sur ce type « merveilleusement


abject » (p. 39) : elle en dévoile à la fois les faiblesses (sa solitude, sa peur de
mourir) et les côtés les plus monstrueux (assassin). Mais celui qui, à la fin, construit
le personnage de Tach n'est nul autre que le lecteur, ultime témoin de toutes ces
conversations. C'est à lui qu'il revient de mettre en relation ces points de vue
contradictoires qui font de Tach un personnage complexe, prix Nobel haineux devenu
tortionnaire par ennui, assassin passionné sans remords. Les indices qui jaillissent
des répliques de Nina laissent entrevoir un adversaire de taille pour Tach, sans pitié
et bien déterminé à remporter le combat. De fait, Nina semble dominer la situation
tout au long de l'entrevue ; néanmoins, comme on l'a vu, elle flanche à la toute fin et
se laisse manipuler par Tach.

1
Ibid., p. 102.
52
Comme pour Nina, l'intériorité des personnages de Péplum jaillit dans leurs
répliques à coup d'indices, indices qui dévoilent peu à peu deux interlocuteurs de
force égale dans une joute qui rappelle davantage la scène de ménage que
l'inquisitoire : tous deux se révèlent cyniques à souhait et se trouvent mutuellement
détestables. Ils se montrent toutefois sous un jour plus sensible lorsqu'il est question
d'amour : A.N. pleure lorsque Celsius lui dit que ceux qu'elle aime sont morts depuis
longtemps ; Celsius, quant à lui, se montre passionné lorsqu'il évoque Pompéi avec
lyrisme : « Comme elle était belle, la ville que j'aimais ! Tellement plus belle qu'à
votre époque, où tant d'archéologues amateurs l'avaient écorchée ! Là, elle
m'apparaissait vierge comme la salamandre sortant des flammes, fraîche comme un
visage lavé à l'eau. [...] » (p. 138-139). Éclatés, intégrés à leur discours, ces indices
n'en révèlent pas moins l'intériorité de personnages complexes, mécontents d'être
contraints à se faire la conversation mais tout de même « humains », ce qui permet
d'espérer une issue moins tragique au dialogue. S'ils se laissent sur une note qui
marque leur conversation d'un cynisme persistant (« Fi. », p. 152), ce cynisme est
néanmoins doublé de simples adieux amicaux qui laissent croire à une entente finale.
À première vue, l'intériorité des personnages de Cosmétique de l'ennemi est
dévoilée de la même manière, c'est-à-dire à l'aide de bribes d'indices intégrées au
discours des personnages : à lire entre les lignes, le lecteur peut déduire que Texel
est résolument importun et sans doute un peu cinglé, et que Angust, les nerfs à vif,
est exaspéré tant par le retard de l'avion que par la conversation de cet importun.
Lorsqu'il devient clair que Texel n'est autre que l'ennemi intérieur de Angust, la
question de l'intériorité prend un autre sens : Texel n'est plus un importun persistant,
mais bien un révélateur de l'inconscient de Angust. Dès lors, le personnage de Angust
gagne en profondeur : ce dialogue avec lui-même donne au lecteur un accès direct à
l'intériorité de ce personnage à l'apparence banale, mais torturé par des pulsions et
un passé peu reluisants, en fin de compte : « Je suis toi, reprit Textor. Je suis cette
partie de toi que tu ne connais pas mais qui te connaît trop bien. Je suis la partie de
toi que tu t'efforces d'ignorer » (p. 97). Cet ennemi intérieur a en outre le pouvoir de
sous-titrer les dialogues mentaux : « Ta version [du meurtre] est silencieuse »,
explique Texel, « la mienne sous-titre ce mutisme du dialogue mental que Textor
Texel a eu avec Isabelle » (p. 113). Le personnage de Angust, assez plat à première
vue (« un petit homme d'affaires comme il y en a tant », juge Texel, p. 102), devient
un criminel « minable, pathétique, grotesque » (p. 101) lorsqu'il est doublé de sa
partie diabolique : s'il se défend bien de n'avoir pas violé sa femme, Texel se charge
53
de lui rappeler qu'il en a seulement eu très envie : « Je suis la partie de toi qui ne se
refuse rien. Je t'ai offert ce rêve. Aucune loi n'interdit les fantasmes » (p. 99). Ainsi,
le fait de donner la parole à son ennemi intérieur et d'en faire un interlocuteur à
première vue réel permet la construction d'un personnage double : plat et importuné,
d'une part ; profond et tourmenté par ses pulsions, d'autre part. On aurait donc tort
d'affirmer que les personnages des romans dialogues sont des voix sans conscience ;
au contraire, il semble que le dialogue laisse clairement transparaître le caractère, les
sentiments, les mobiles des personnages grâce à l'intégration d'indices éclatés et
parfois contradictoires, ce qui leur ajoute encore un peu de complexité.

2.2.1 La fonction idéologique : une écriture paranoïaque


Suivant l'évolution narrative du roman traditionnel, il semble que la parole des
personnages parvienne à remplir les fonctions de description et de psychologisation
qui reviennent traditionnellement au narrateur. Ces fonctions s'actualisent toutefois
d'une manière particulière : du foisonnement du discours émergent quelques indices
qui laissent deviner des temps, des lieux, des atmosphères, des costumes, des
caractères. Le lecteur est appelé à reconstituer le cadre de l'échange et à lire entre
les lignes pour découvrir l'intériorité de personnages qui semblent, à première vue,
réduits à leur voix. Description et psychologisation : voilà deux fonctions qui collent
d'assez près à la trame narrative elle-même et à ses personnages. Mais ces derniers
sont-ils en mesure de « sortir » de cette trame pour la commenter ? Ce commentaire
autorisé de l'action correspond à ce que Genette appelle la fonction idéologique : en
effet, il arrive parfois que le narrateur expose sa vision du monde, porte des
jugements de valeur sur les personnages, développe des considérations d'ordre
général. Il n'est toutefois pas rare que cette fonction soit remplie par un
personnage :
De toutes les fonctions extra-narratives, celle-ci est la seule qui ne revienne pas
nécessairement au narrateur. On sait combien de grands romanciers idéologues, comme
Dostoïevski, Tolstoï, Thomas Mann, Broch, Malraux, ont pris soin de transférer à certains de
leurs personnages la tâche du commentaire et du discours didactique - jusqu'à transformer
telles scènes des Possédés, de la Montagne magique ou de l'Espoir en véritables colloques
théoriques2.

Cette tactique aurait donc pour but de brouiller le lecteur trop prompt à attribuer les
propos du narrateur à l'auteur : « Confusion peut-être légitime dans le cas d'un récit
historique ou d'une autobiographie réelle », convient Genette, « mais non lorsqu'il

2
Gérard Genette, op. cit., p. 263-264,
54
s'agit d'un récit de fiction, où le narrateur est lui-même un rôle fictif, fût-il assumé
par l'auteur [,..]3 ». Selon Durrer, cette délégation (notamment lors des épisodes
dialectiques) préserve également l'objectivité de l'instance narrative, comme on l'a
vu au chapitre précédent, puisque celle-ci se contente alors du rôle de metteur en
scène ou d'arbitre.
Dans les romans dialogues de Nothomb, cependant, l'instance narrative se fait
plutôt discrète et ne revêt pas souvent le chandail zébré. Le rôle de l'arbitre est
plutôt tenu par certains personnages : les journalistes (lorsqu'ils se rencontrent au
café d'en face pour discuter de la dernière entrevue) dans Hygiène de l'assassin et les
passagers4 dans Cosmétique de l'ennemi agissent en effet comme des
commentateurs privilégiés de l'action puisqu'ils y posent un regard extérieur. Dans
Péplum, toutefois, les interlocuteurs se renvoient la balle en huis clos ; on remarque
cependant qu'ils se font mutuellement l'arbitre de leurs propos grâce à ce que
Nothomb « diagnostique comme une " écriture paranoïaque ", c'est-à-dire une
écriture en partie double » :
J'écris en tension entre deux pôles, un pôle romantique qui est plein d'archétypes classiques
(l'éternel féminin, la pure jeune fille), et l'autre pôle étant le pôle grinçant, le pôle ironique,
qui coexiste simultanément au pôle romantique, et qui dit: « mais enfin, mais tu ne vois pas
que tout ceci est ridicule ? Est-ce que tu crois à toutes ses énormités ? Enfin, c'est
grotesque ! » Et ils n'arrêtent pas de se contester l'un l'autre, mais sans s'annuler pour
autant, d'où en effet des phrases qui sont parfois tiraillées5.

Ces deux pôles qui se contestent sans relâche et qui permettent d'exprimer toujours
une chose et son contraire, de tenir des propos absolument répugnants ou des
critiques parfois acerbes puis de les réfuter ou de les ridiculiser, on ne les retrouve
pas seulement dans Péplum, incarnés en A.N. et Celsius5, mais également chez
Angust et Texel (deux pôles d'un même personnage), chez Tach et Nina7 et, surtout,
chez un prix Nobel qui cherche à provoquer les journalistes :

3
Ibid., p. 226.
4
Les passagers qui attendent le départ du vol pour Barcelone, aux côtés d'Angust, ne prennent pas
la parole ; toutefois, si celui qui raconte est un narrateur omniscient, ceux qui perçoivent sont
parfois les passagers, notamment dans l'épilogue et dans cette scène que nous avons déjà citée, où
Angust interpelle deux policiers sous le regard perplexe de badauds.
5
Nothomb est citée par Susan Bainbrigge et Jeanette den Toonder (éd.), op. cit., p. 188.
6
Rappelons seulement cet extrait que nous citions plus tôt, où Celsius décrit les grands
événements des derniers siècles, constamment interrompu par les commentaires sarcastiques de
A.N.
7
Dans la même entrevue, Nothomb donne comme exemple de cette « sorte de monologue
intérieur » un passage d'Hygiène de l'assassin : « [...] quand il y a Prétextât et Nina, vers la fin
quand Prétextât raconte l'assassinat de Léopoldine, il devient complètement élégiaque, lyrique, il
devient encore plus lyrique que tous ceux dont il s'est moqué. Nina est en face de lui et à chaque
fois elle le rabaisse à la portion congrue, en disant "mais voyons c'est ridicule ce que vous
racontez !" Et elle a raison : c'est ridicule. Mais en même temps, je comprends Prétextât d'y croire,
55

- Prenons la situation comme elle était avant : la femme est inférieure à l'homme, ça
coule de source - 11 suffit de voir comment elle est laide. Dans le passé, aucune mauvaise
foi : on ne lui cachait pas son infériorité et on la traitait comme telle. Aujourd'hui, c'est
dégueulasse : la femme est toujours inférieure à l'homme - elle est toujours aussi laide - ,
mais on lui raconte qu'elle est son égale. Comme elle est stupide, elle le croit, bien sûr. Or,
on la traite toujours comme une inférieure : les salaires n'en sont qu'un indice mineur. Les
autres indices sont bien plus graves : les femmes sont toujours à la traîne dans tous les
domaines, à commencer celui de la séduction - ce qui n'a rien d'étonnant, vu leur laideur,
leur peu d'esprit et surtout leur hargne dégoûtante qui affleure à la moindre occasion.
Admirez donc la mauvaise foi du système : faire croire à une esclave laide, bête, méchante
et sans charme, qu'elle part avec les mêmes chances que son seigneur, alors qu'elle n'en a
pas le quart. Moi, je trouve ça infect. Si j'étais une femme, je serais écoeurée.
- Vous concevez, j'espère, qu'on puisse ne pas être d'accord avec vous.
- « Concevoir » n'est pas le verbe qui convient. Je ne le conçois pas, je m'en offusque.
Au nom de quelle mauvaise foi parviendrez-vous à me contredire ?
- Au nom de mes goûts, d'abord. 3e ne trouve pas les femmes laides, (p. 61-62)

Les prises de position sont donc critiquées ou relativisées dès qu'elles sont
énoncées ; la neutralité est ainsi préservée intacte, dans un jeu d'intersubjectivité
que la forme dialogale supporte avec brio. En fait, le discours est d'autant plus
multiple qu'un même personnage tient parfois un discours paradoxal : Tach, dans
l'extrait précédent, s'attaque aux femmes et les plaint, critique le féminisme et le
sexisme tout à la fois. Il devient difficile pour le lecteur - et pour les autres
personnages, comme les journalistes qui, on l'a vu, crient d'un même souffle au
génie et au tyran - de rejeter en bloc un tel discours où les points de vue se
contestent sans s'annuler.
Cette écriture paranoïaque permet également à l'auteure d'utiliser
impunément certains personnages comme porte-parole de ses propres idées : « Les
paroles des personnages, disposant à divers degrés d'indépendance littéraire et
sémantique et d'une perspective propre, sont des paroles d'autrui dans un langage
étranger, et peuvent également réfracter les intentions de l'auteur, lui servant,
jusqu'à un certain point, de second langage8 », disait Bakhtine. Celle qui se met
aisément en scène dans plusieurs de ses romans dits autobiographiques comme Le
Sabotage amoureux, Stupeur et tremblements et Métaphysique des tubes reconnaît
que beaucoup de ses personnages lui ressemblent. À l'inverse de ces romanciers de
l'entre-deux-guerres qui multiplient les déclarations sur l'autonomie du personnage

parce que quand on crée, on est tout à fait en rapport avec ce pôle créateur plein d'archétypes et
qui est en effet tout à fait ridicule, mais peut-être également aux origines de la vie » (Susan
Bainbrigge et Jeanette den Toonder (éd.), op. cit., p. 190).
8
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard (Bibliothèque des idées), 1978,
p. 136.
56
par rapport à son créateur9, elle n'hésite pas à revendiquer les idées exprimées par
ses personnages, particulièrement celles de Tach :
- Dans quelle mesure partagez-vous les idées de Prétextât Tach, personnage central de
l'Hygiène de l'Assassin ?
- Je suis totalement d'accord avec lui. Il porte la moindre de mes idées à son comble, la
pureté, par exemple, ce qui le rend monstrueux. Mais il est plus courageux que moi. 3e ne
partage pas son avis quand il dit du mal des Nègres et des Irakiens, évidemment, mais ses
idées sur Sartre ou Céline sont les miennes. Ce qu'il pense des femmes, je le pense aussi,
même si j'en suis une.
- Et ce qu'il pense des jeunes ?
- Oui, j'ai écrit ce livre à 23 ans et les jeunes que j'avais rencontrés à l'U.L.B.
notamment me paraissaient très intolérants. Pour être bien claire, Tach, c'est moi. Je suis
déguisée en mon contraire, un vieux bonhomme obèse, très célèbre et mourant, pour dire
tout ce que je pensais10.

Alors que certains auteurs craignent qu'on leur attribue les pensées de leur narrateur
et préfèrent confier aux personnages la fonction idéologique, Nothomb se sert du
roman dialogué pour exprimer les paradoxes qui la hantent, pour rendre le dialogue
intérieur qui la tenaille11. Cependant, du fait que ce dialogue est paranoïaque et
contradictoire, il reste difficile de saisir une vision ou une idéologie dominante. De
plus, la relation dialectique s'épuise rapidement dans ses romans dialogues, au profit
d'échanges polémiques corsés où la parole n'est plus le simple véhicule d'idées
aussitôt contestées, mais l'arme des meurtres les plus insidieux :
[...] Nothomb's overriding purpose is less to explore philosophical concepts than to generate
entertaining and intellectual impressive confrontations. Arm wrestling often seems to be
more important than any arrivai at the « truth » of a proposition ; power games, humiliating
the opponent and the imposition of will seem to be what really matter12.

2.2.2 La fonction dramatique : la parole meurtrière


Ces « dialogues combatifs » nous renvoient au théâtre, où « le dialogue est le
développement, la mise en forme de deux positions discursives confrontées ou
affrontées13 ». En effet, les intrigues des romans dialogues d'Amélie Nothomb
prennent la forme, on l'a vu, de situations conversationnelles qui sont, en fait, des
confrontations ou des affrontements : l'entrevue-inquisitoire dans Hygiène de
l'assassin, la conversation forcée par son ravisseur dans Péplum et la conversation

9
Roland Bourneuf et Real Ouellet, op. cit., p. 172.
10
Propos recueillis par Madeleine Tombeur, Gilles et Laurent, Le Logographe, 3 avril 1998,
http://univers.mylene-farmer.com/nothomb/loqoqraphe.htm.
11
« II y a en moi certainement une jeune fille romantique, mais complètement désuète et tarte à la
crème - Madame Bovary etc. - et en même temps un diable grinçant qui dit "mais enfin ! Regarde
un peu ce que tu fais, quoi ! Tu sais très bien que tout ceci c'est des histoires, et ne te moque pas
de ton public, tout ceci est ridicule !" » (citée par Susan Bainbrigge et Jeanette den Toonder [éd.],
op. cit., p. 190).
12
Shirley Ann Jordan, « Amélie Nothomb's combative dialogues : érudition, wit and weaponry »,
Susan Bainbrigge et Jeanette den Toonder (éd.), op. cit., p. 95.
13
Anne Ubersfeld, op. cit., p. 263.
57
importune dans Cosmétique de l'ennemi tournent rapidement au duel verbal. Aussi le
type d'interaction privilégié dans ces romans est-il l'échange polémique ou éristique,
ces scènes où « les interlocuteurs ont des vues, des sentiments, ou des passions qui
se combattent14 ». Cette forme de dialogue est effectivement recherchée quand on
veut produire des effets dramatiques :
La polémique est un catalyseur d'action, qui participe souvent d'enchaînements narratifs
codés. Un conflit est souvent préparé, motivé par une polémique. Ainsi, les combats entre
Ulysse et le mendiant Iros dans L'Odyssée, entre Énée et Achille dans L'Iliade, entre Énée et
Turnus dans L'Enéide font tous suite à une querelle plus ou moins violente. Dans Les Trois
Mousquetaires, Alexandre Dumas a opté pour une dynamique comparable. En résumé, la
bataille ou le duel met au jour l'une des dimensions essentielles de la polémique, à savoir le
désir de meurtre, dont la réduction de l'autre au silence n'est que la variante socialement
admissible15.

Dans les romans dialogues de Nothomb, la polémique n'est pas seulement à l'origine
d'un conflit susceptible de se résoudre par le meurtre ; elle est ce conflit où la parole
est une arme redoutable.
L'étude des personnages a permis de montrer que l'acharnement verbal vient
à bout de Nina, de Celsius et d'Angust. La parole revêt effectivement un immense
pouvoir dans les romans de Nothomb, pouvoir parfois paradoxal : elle est à la fois à
l'origine de la séquestration de A.N. et sa planche de salut. Elle aurait également pu,
selon Texel, sauver Angust : « II n'y a qu'une seule façon légale de me faire taire :
c'est de me parler. N'oubliez pas. Cela pourrait vous sauver » (p. 38). Enfin, le
discours de Tach étourdit Nina au point de lui faire croire qu'elle a remporté le duel ;
pourtant, l'écrivain l'emporte sur toute la ligne, puisque c'est à sa demande que Nina
l'étrangle - « incident » qui s'avère être un excellent coup de marketing pour l'oeuvre
de Tach qui, dix ans plus tard, est un classique. La parole demeure donc, d'abord et
avant tout, une arme contre laquelle on ne peut pas grand-chose. Texel rappelle que
s'en prendre à l'ouïe est parfaitement légal et aisé, puisque l'oreille est vulnérable :
[...] c'est celui des sens qui présente le moins de défenses. Pour se protéger, l'œil a la
paupière. Contre une odeur, il suffit de se pincer le nez, geste qui n'a rien de douloureux,
même à long terme. Contre le toucher, il y a la loi : vous pouvez appeler la police si l'on

14
Marmontël, op. cit., p. 381. Marmontel distingue, par rapport au dialogue, quatre formes de
scènes : « Dans la première, les interlocuteurs s'abandonnent aux mouvements de leur âme, sans
autres motifs que de l'épancher [...]. Dans la seconde, les interlocuteurs ont un dessein commun
qu'ils concertent ensemble, ou des secrets intéressants qu'ils se communiquent [...]. La troisième
est celle où l'un des interlocuteurs a un projet qu'il veut inspirer à l'autre [...]. Dans la quatrième,
les interlocuteurs ont des vues, des sentiments, ou des passions qui se combattent, et c'est la
forme la plus favorable au théâtre. [•••] L'extrême difficulté de ces belles scènes, vient de ce qu'elles
supposent à la fois un sujet très-important, des caractères bien contrastés, des sentiments qui se
combattent, des intérêts qui se balancent, et assez de ressources dans le poëte pour que l'âme des
spectateurs soit tour à tour entraînée vers l'un et l'autre parti, par l'éloquence des répliques. »
15
Jean-Michel Adam et Sylvie Durrer, « Conversation et dialogue », Dictionnaire des genres et
notions littéraires, Encyclopaedia Universalis, Paris, Albin Michel, 2001, p. 169.
58
vous touche contre votre gré. La personne humaine ne comporte qu'un seul point faible :
l'oreille, (p. 35)

La parole est aussi une arme sournoise, sans merci pour les plus sensibles. Sarraute
le souligne.avec justesse dans Conversation et sous-conversation :
[La] réputation de gratuité, de légèreté, d'inconséquence [des paroles] - ne sont-elles pas
l'instrument par excellence des passe-temps frivoles et des jeux - les protège des soupçons
et des examens minutieux : nous nous contentons en général à leur égard d'un contrôle en
pure forme ; elles sont soumises à une réglementation assez lâche ; elles entraînent
rarement de graves sanctions.
Aussi, pourvu qu'elles présentent une apparence à peu près anodine et banale, elles
peuvent être et elles sont souvent en effet, sans que personne y trouve à redire, sans que
la victime elle-même ose clairement se l'avouer, l'arme quotidienne, insidieuse et très
efficace, d'innombrables petits crimes.
Car rien n'égale la vitesse avec laquelle elles touchent l'interlocuteur au moment où il
est le moins sur ses gardes, ne lui donnant souvent qu'une sensation de brûlure, la
précision avec laquelle elles vont tout droit en lui aux points les plus secrets et les plus
vulnérables, se logent dans les replis les plus profonds, sans qu'il ait le désir ni le moyen ni
le temps de riposter. Mais déposées en lui, elles enflent, elles explosent, elles provoquent
autour d'elles des ondes et des remous qui, à leur tour, montent, affleurent et se déploient
au-dehors en paroles. Par ce jeu d'actions et de réactions qu'elles permettent, elles
constituent pour le romancier le plus précieux des instruments16.

Toutefois, il arrive parfois que ces ondes et ces remous se déploient en actes plutôt
qu'en paroles : c'est le cas chez Nina et chez Angust qui réduisent leur interlocuteur
au silence en posant un geste extrême. A.N., quant à elle, tente de raisonner son
interlocuteur en arguant que, s'il la renvoie en 1995, il n'y aura pas de cadavre
encombrant :
- Il vous sera très facile de trouver un prétexte à mon départ : vous direz que j'avais
une maladie contagieuse.
- Vous avez certainement une maladie contagieuse ! Plus je parle avec vous, plus
j'approche de la crise de nerfs.
- Il est grand temps.
- Dites-moi, il y a une chose que j'aimerais savoir. Est-ce que vous le faites exprès ?
- Quoi donc ?
- D'être aussi énervante ?
- Quand je veux irriter quelqu'un, je parviens toujours à mes fins.
- C'est une arme redoutable.
- Et contre laquelle le progrès ne peut rien. (p. 145-146)

Plus que ses arguments, ce sont donc ses « techniques d'acharnement verbal et de
supplices nerveux » (p. 146) qui libèrent A.N. - du moins en partie : Celsius admet
qu'il la relâche parce qu'il souhaite qu'elle lui consacre un livre et espère ainsi passer
à « l'éternité » (c'est-à-dire à la postérité et à l'antériorité, p. 148).
Le dénouement heureux de Péplum est toutefois une exception ; jusqu'à la fin,
A.N. et Celsius s'affrontent, s'insultent, se battent même (Celsius gifle A.N.). Dans

16
Nathalie Sarraute, op. cit., p. 103-104. Tach tient un discours semblable sur « ces petites
phrases immondes qui font tellement plus de mal qu'un direct dans la mâchoire » et qui sont, selon
lui, l'arme de prédilection des femmes (p. 61).
59
Hygiène de l'assassin et dans Cosmétique de l'ennemi aussi, les scènes où les
personnages sont d'accord se font rares : le conflit est perpétuel, les idées
s'entrechoquent sans cesse dans ce que Durrer qualifie de dialogue d'action : « Le
dialogue d'action a un objectif essentiellement dramatique. Il est là pour faire
avancer l'action en instituant un projet, voire une tension17 ». Or, lorsque le dialogue
s'étend sur tout le roman, il devient le véritable moteur d'une intrigue axée, chez
Nothomb, sur le meurtre, la joute verbale elle-même et l'issue du dialogue, comme
on l'a vu à l'étude des thèmes. Néanmoins, si ces polémiques nourrissent l'intrigue,
elles ne la font toutefois pas progresser, au contraire. On a bien souvent l'impression
que l'action piétine, que la situation entre les personnages s'envenime en vain. Les
épisodes dialectiques, comme celui qui a lieu à la fin de Péplum, sont davantage en
mesure de faire avancer les choses, puisque dans ce type d'échange, les personnages
tentent d'en venir à une entente pour que la situation soit modifiée, sans quoi le
dialogue se termine en queue de poisson, dans l'exaspération et le meurtre. Les
épisodes didactiques, quant à eux, sans faire progresser l'action en tant que telle,
font néanmoins progresser le savoir - celui des personnages et, par conséquent, celui
du lecteur. Et c'est plutôt sur l'acquisition de ce savoir que repose l'intrigue des
romans dialogues de Nothomb : les journalistes et Nina interrogent Tach sans relâche
(les premiers, pour connaître les détails de son existence, la seconde, pour connaître
ceux de son meurtre) ; Tach, à la fin, cherche à connaître les liens qui l'unissent à
son inquisitrice et les motivations de celle-ci18. Angust, pour sa part, se questionne
d'abord sur les motivations de l'importun qui l'entretient ; lorsqu'il apprend que cet
interlocuteur n'est nul autre que son ennemi intérieur assassin, il est à prêt à tout
pour savoir s'il est réellement le meurtrier de sa femme. Enfin, le savoir est
également à la base de la conversation entre A.N. et Celsius : A.N. veut d'abord
savoir où, comment, pourquoi ; elle questionne ensuite son ravisseur sur le futur, sa
transplantation en 2580, etc. ; Celsius, enfin, est condamné à faire la conversation à
l'écrivaine sous prétexte qu'elle pourrait leur apporter, au Tyran et à lui, « des
renseignements intéressants » (p. 57) sur son époque. L'action est donc axée
principalement sur un savoir dédoublé, puisque le lecteur est lui aussi en quête de ce

17
Sylvie Durrer, Le dialogue dans le roman, op. cit., p. 118.
18
C'est d'ailleurs grâce au savoir qu'elle possède préalablement que Nina acquiert davantage de
pouvoir sur Tach que les autres journalistes. Elle souligne d'entrée de jeu qu'elle est là en toute
connaissance de cause : elle a écouté toutes les autres bandes, elle a discuté avec Gravelin qui lui a
raconté combien Tach s'était réjoui à l'idée d'être interviewé et, surtout, elle a lu toute l'œuvre de
Tach : « "Vous avez devant vous l'un des rares humains à avoir lu vos vingt-deux romans sans en
avoir sauté une ligne." L'obèse resta sans voix pendant quarante secondes » (p. 93).
60
savoir ; le dialogue se charge alors soit de faire progresser l'action grâce à une
dynamique de type question-réponse, soit de la faire piétiner, lorsque les
personnages se dérobent à la question ou s'engagent dans une polémique où les
répliques de type assertion-contre-assertion, si elles n'apportent pas de
19
renseignements précieux , font tout de même augmenter la tension dramatique qui
se résout, deux fois sur trois, par le meurtre d'un des interlocuteurs.

2.2.3 La fonction narrative : raconter des histoires/raconter l'histoire


Au coeur de cet échange de savoirs tragique, le récit occupe une place de
premier rang, comme dans la conversation réelle : « Les conversations courantes
sont remplies de récits qui vont de l'anecdote brève aux longs récits que se font des
amis qui ne se sont pas vus depuis longtemps20 ». De fait, si le dialogue peut
comprendre des descriptions, des mouvements intérieurs, des commentaires et des
actions qui oscillent entre la polémique, la dialectique et la didactique, il peut
également comporter des récits. Par exemple, Celsius raconte l'ensevelissement de
Pompéi, un récit qui s'étend sur plusieurs répliques ; Texel raconte comment il a tué
quelqu'un quand il était petit, par la force de la pensée, puis le meurtre d'Isabelle. Ce
récit dans le dialogue comporte en plus des dialogues dont la surenchère de discours
attributifs étourdit son interlocuteur : « Vous me donnez le tournis avec vos "j'ai dit...
elle a dit., j'ai dit... elle a dit..." » (p. 68). Tach est lui aussi un infatigable conteur.
Parfois, le récit est un travail de collaboration, surtout lorsque A.N. et Nina bluffent et
inventent un récit que l'interlocuteur vient corroborer : c'est le cas lorsque Nina
raconte la vie de Tach jusqu'à ses dix-huit ans pour le confondre (« Merci d'avoir
éliminé ma dernière hésitation : vous avez donné dans mon bluff» (p. 114) - et
lorsque A.N. se fait « détective de l'avenir » (p. 91-92) et propose sa version
hypothétique de ce qui s'est passé entre 1995 et 2580 - version que Celsius corrige à

19
Ces échanges polémiques nous renseignent tout de même énormément sur la nature des
personnages et sur les relations qu'ils entretiennent : « Par sa manière d'être et d'agir face à
l'autre, chaque figure romanesque nous renseigne tout autant sur cet autre que sur lui. Tout
comportement est une réponse donnée à l'image projetée par autrui. Mais c'est surtout le dialogue
qui permettra de donner d'un personnage non seulement une connaissance directe, car la parole
comme le geste est une réponse à l'image projetée vers autrui. [...] le dialogue romanesque
efficace, outre qu'il avive, diminue ou révèle la sympathie ou le conflit plus ou moins latent entre
les personnages, permet à ceux-ci d'exprimer, bon gré mal gré, ce qu'aucune autre technique
romanesque ne permettrait de révéler ou de faire deviner » (Roland Bourneuf et Real Ouellet, op.
cit., p. 194-195).
20
Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino, op. cit., p. 317. Sur le récit oral et la narration
conversationnelle, voir Marty Laforest (dir.), Autour de la narration. Les abords du récit
conversationnel, Nuit Blanche Éditeur (Langue et pratiques discursives), Québec, 1996.
61
peine. Les dialogues sont donc truffés d'une multitude de récits plus ou moins longs
qui transforment constamment les personnages en... narrateurs. Car dès que le
personnage raconte, il n'est ni plus ni moins qu'un narrateur, à tout le moins pour le
temps de son récit21. Nous voilà devant « une structure interne enchâssée qui opère
le "transfert", ou plutôt une démultiplication des attributions narratoriales, en
permettant à tout acteur de devenir lui-même narrateur au deuxième degré22 ». Le
rythme du dialogue s'en trouve affecté d'une manière particulière : les sommaires,
ainsi intégrés aux scènes, instaurent une certaine rupture dans le tempo de la
conversation.
D'une manière plus globale, enfin, la parole des personnages est-elle l'instance
productrice du récit ? Selon Vivienne G. Mylne, le dialogue remplit la fonction
narrative de manière explicite lorsque « l'auteur organise le récit de telle façon que
les événements soient racontés au moyen du dialogue23 ». D'abord, rappelons que
les événements, dans le roman dialogué, ce sont en fait les paroles des personnages
elles-mêmes. Toutefois, on a vu que ces paroles se passent de tuteur ou presque, et
l'on serait tenté d'affirmer qu'elles se racontent quasi toutes seules : en effet, la
parole du narrateur, dans les romans dialogues d'Amélie Nothomb, est minimale au
point de sembler céder la place à celle des personnages qui, dès lors, se charge de la
description, de la psychologisation, de la fonction idéologique, de la dramatisation et,
en fin de compte, de la narration - narration de récits et du récit. L'instance narrative
est donc télescopée, dès lors que des personnages, dont le but n'est pourtant pas de
faire la narration, agissent comme des instances narratives.
Les romans dialogues de Nothomb s'inscrivent ainsi dans l'une des tendances
du roman moderne : la narration y est occultée et semble subordonnée aux
dialogues ; les descriptions y sont éclatées, réduites et intégrées dans le point de vue
et la voix de personnages à première vue sans substance, mais dont l'intériorité est
dévoilée par le croisement des paroles des personnages ou encore par la dualité du
monologue. Cette dualité, on la retrouve aussi dans l'écriture paranoïaque de
Nothomb, d'abord, qui dénote un souci de neutralité mais surtout un jeu
d'intersubjectivité ; ensuite, chez Nothomb elle-même, qui se cache derrière des

21
« L'infinie variété des récits repose sur un fondement commun : la représentation verbale des
actions humaines par un narrateur» (Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino, op. cit., p. 315 ; je
souligne). Précisons que ces récits emboîtés peuvent remplir différentes fonctions : explicative,
thématique, distractive, prédictive, obstructive ou dramatique.
22
Gillian Lane-Mercier, op. cit., p. 254.
23
Vivienne G. Mylne, op. cit., p. 69.
62
personnages porte-paroles. La polémique l'emporte toutefois sur le discours d'idées
dans ces romans où le dialogue, plus qu'un choix formel, s'avère être le moteur d'une
intrigue axée non pas sur l'action, mais sur l'acquisition d'un savoir qui passe
nécessairement par la conversation. On constate donc que la parole du personnage,
dans les romans dialogues d'Amélie Nothomb, se fait narratrice, qu'elle raconte
l'histoire (avec l'aide d'un narrateur traditionnel) en plus de raconter des histoires.
CHAPITRE TROIS
Enjeux narratifs et génériques

Nous disions, dans l'introduction, que le dialogue (comme procédé et comme


forme) est ce choix qui caractérise le roman dialogué. Or, ce choix n'est pas sans
conséquence : les romans dialogues d'Amélie Nothomb présentent certaines
particularités à la fois sur le plan de l'histoire (intrigue, cadre spatiotemporel, thème,
personnages, types d'échange) et sur le plan de la narration (notamment une
occultation du narrateur et une prise en charge des fonctions narratives par la parole
des personnages). En effet, nous avons vu que le narrateur y partage volontiers ses
fonctions avec les personnages ; cela donne lieu à un mode narratif complexe, une
sorte de mode dramatique dans un cadre narratif, qui semble être le résultat d'une
certaine évolution du roman et qui fait ressortir certains enjeux narratifs du roman
dialogué. La prédominance du style direct dans les romans dialogues de Nothomb a
effectivement des conséquences indéniables sur la narration, c'est-à-dire sur la façon
dont l'histoire est racontée, et crée certains effets de lecture, lesquels poussent
constamment le roman dialogué sur le domaine du théâtre et évoquent d'emblée son
hybridité générique.
Ce dernier chapitre propose donc d'explorer d'abord certains enjeux narratifs
qui découlent de l'usage du style direct dans les romans dialogues d'Amélie
Nothomb : celui-ci crée en effet l'illusion d'une narration simultanée, au présent,
prise en charge par la voix composite des personnages, ce qui abolit la distance
narrative et fragmente le point de vue tout en le limitant ; le temps et le tempo du
roman dialogué sont également affectés par l'usage presque exclusif du style direct.
Nous verrons ensuite comment de tels effets « déromanisent » le roman dialogué et
le situent dans une sorte de hors-lieu générique. Nous proposerons alors un bref
historique du roman dialogué afin de mettre en évidence son héritage philosophique
et sa tentation pour le théâtre. Nous serons alors à même de constater la parenté
entre ces genres fictionnels ou mimétiques que sont le théâtre et le roman, et de
comprendre ce qui les distingue, ce qui nous permettra de dégager le caractère et la
spécificité romanesques des romans dialogues d'Amélie Nothomb.
64

1. Les enjeux narratifs liés au style direct : illusion et effet inverse


Alors que la narration est la représentation d'actions et d'événements, et que
la description est la représentation d'objets ou de personnages, le dialogue, pour sa
part, se charge de représenter - ou plutôt de (re)produire, nous y reviendrons - la
parole des personnages. Genette distingue trois états du discours (prononcé ou
« intérieur ») du personnage, ou trois façons de (re)produire ce discours : le discours
narrativisé ou raconté, le discours transposé au style indirect et enfin le discours
rapporté au style direct. Ce dernier, « de type dramatique, est adopté, dès Homère,
par le genre narratif "mixte" qu'est l'épopée - et que sera à sa suite le roman -
comme forme fondamentale du dialogue (et du monologue)1 ». D'Aristote à Genette,
on s'entend sur la supériorité du discours rapporté en ce qu'il serait plus mimétique,
donc plus fidèle au réel. Pourtant, force est de reconnaître que le discours du
personnage, qu'il soit narrativisé, transposé ou rapporté, est toujours construit, au
même titre que la narration. « Un dialogue, dans un livre, ne représente pas plus la
vérité vraie (absolue) que tout le reste ; il faut choisir et y mettre des plans
successifs, des gradations, des demi-teintes, comme dans la description2 », disait
Flaubert. Aussi Genette précise-t-il, dans son Nouveau discours du récit, que
« l'Histoire, la biographie, l'autobiographie sont censés reproduire des discours
effectivement tenus ; l'épopée, le roman, le conte, la nouvelle sont censés feindre de
reproduire, et donc en réalité produire des discours de toutes pièces3 ». Cette
distinction est surtout pertinente en ce qui a trait au discours rapporté qui, plus
mimétique que les deux autres, risque de leurrer le lecteur4 - c'est ce qui se produit
dans les romans dialogues d'Amélie Nothomb, rédigés principalement en style direct.

1.1 Récit simultané, au présent


D'abord, le style direct crée l'illusion d'un récit simultané, au présent,
émancipé de tout patronage narratif. Il y a pourtant, dans les romans dialogues de

1
Gérard Genette, Figures III, op. cit., p. 192. Sur les trois états du discours prononcé ou intérieur,
voir p. 191-193.
2
Flaubert, cité par Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino, op. cit., p. 225. Durrer, à la suite de
Murât, insiste également sur la double logique du dialogue, conversationnelle et narrative (voir Le
dialogue dans le roman, op. cit., p. 7 et « Le dialogue romanesque, essai de typologie », art. cit.,
p. 38 et 40).
3
Gérard Genette, Nouveau discours du récit, Paris, Seuil (Poétique), 1983, p. 34.
4
« [...] le style direct est finalement le plus truqué puisqu'il cache la création fictive sous une
apparence de reproduction véritable » (Martine Maisani-Léonard, citée par Gillian Lane-Mercier, op.
cit., p. 247).
65

Nothomb, des narrateurs (hétérodiégétique dans Hygiène de l'assassin et dans


Cosmétique de l'ennemi, homodiégétique dans Péplum) qui racontent l'histoire,
exposent la situation initiale ou l'élément déclencheur, résument le dénouement, bref
qui interviennent à des moments clés du récit et qui tiennent un rôle essentiel dans le
récit. Malgré la prédominance marquée de la parole des personnages, le cadre des
romans dialogues de Nothomb est donc essentiellement narratif. L'instance
supérieure du récit est encore et toujours le narrateur ; c'est lui qui rapporte les
paroles des personnages. Toutefois, illusionné par le style direct, le lecteur du roman
dialogué en vient, en définitive, à oublier que ce mode dramatique s'inscrit dans un
cadre narratif et que la narration est on ne peut plus traditionnelle : le narrateur
raconte ce qui s'est passé précédemment - c'est-à-dire, dans le cas des romans
dialogues de Nothomb, qu'il rapporte ce qui s'est dit antérieurement (narration
ultérieure). Mais « le style direct est rapporté à renonciation du sujet parlant et se
réfère donc à sa situation, qui est exprimée dans les trois dimensions de la déixis -
je, ici, maintenant? », observent Molino et Lafhail-Molino ; il éclipse donc la narration
classique (ultérieure) et rappelle davantage une narration simultanée (récit au
présent contemporain de l'action).
Ce glissement crée notamment un certain effet de vraisemblance : alors que la
narration ultérieure nous projette d'emblée au cœur d'un récit fictif (qu'on pense au
conte débutant par « II était une fois »), « l'usage du présent se rapproche du
reportage en direct6 » ; aussi est-il généralement synonyme de vivacité et
d'objectivité. Molino et Lafhail-Molino rappellent avec justesse que l'utilisation
généralisée du présent correspond « aux orientations caractéristiques de la littérature
contemporaine : dans leur recherche de la nouveauté, les créateurs tendent à utiliser
toutes les ressources du système linguistique7 ». Dans les romans dialogues de
Nothomb, toutefois, l'usage du présent ne doit pas être associé à la narration,
invariablement postérieure aux événements ou plus exactement aux discours
rapportés (il s'agit donc d'une narration au passé), mais bien à ces discours qui
envahissent le roman au point de créer l'illusion d'un récit simultané, au présent,
conduit par les personnages.

5
Dean Molino et Raphaël Lafhail-Molino, op. cit., p. 199.
6
Ibid., p. 257.
7
Ibid., p. 258.
66

1.2 Abolition de la distance narrative : voix composite et points de vue


multiples
Si le lecteur a l'impression que le récit est conduit par les personnages, c'est
que l'usage du style direct efface toute distance entre histoire et narration au profit
de l'action et positionne le lecteur en véritable témoin des événements : « tout
discours rapporté, pour autant qu'il est isochronique, scénique, c'est-à-dire qu'il
laisse apparemment intacts à la fois l'acte énonciatif (au sens large) et les
articulations intemporelles unidirectionnelles du récit, s'émancipe le plus - mais pas
entièrement - du régime narratorial8 », souligne Gillian Lane-Mercier. En effet, que la
parole soit donnée d'emblée au personnage {Péplum) ou que le narrateur se fasse de
plus en plus discret {Hygiène de l'assassin et Cosmétique de l'ennemi), l'instance
narrative des romans dialogues d'Amélie Nothomb s'efface et la distance narrative
semble abolie :
Le dialogue est un moyen de supprimer momentanément, et tout au moins en apparence, le
filtre qu'interpose renonciation narrative, entre l'univers de fiction imaginé par le romancier
et l'imaginaire propre au lecteur. [...] [Il] est censé placer le lecteur in médias res, le nez
contre l'événement, sans narrateur, sans intermédiaire, sans commentateur. Dans le récit,
le lecteur est subrepticement invité à se substituer au narrateur ; dans le dialogue, il
épouse la vision, les actes et le langage du personnage : c'est un écran de moins. Il entre
dans le jeu, il participe à la partie9.

L'abolition de la distance narrative pousse le roman dialogué du côté du théâtre, avec


cette nuance près que le texte n'est pas joué devant les yeux d'un spectateur, mais
lu par un lecteur. Toutefois, l'écran narratif étant amoindri, l'interférence étant
éliminée, ce dernier a en effet l'impression d'assister en direct à une conversation.
Autrement dit, le lecteur oublie qu'un narrateur raconte l'histoire et se laisse porter
par la voix des personnages qui, dès lors, apparaît comme une voix
« irrémédiablement composite » :
Formant une catégorie distincte de celles du temps et du mode, [la voix] renvoie à l'acte de
narration et a d'abord été envisagée par ses degrés de présence dans le récit et par sa
position par rapport à l'histoire. Profitant de l'avancée des théories de renonciation [.,.], la
voix s'est vue peu à peu détachée du seul narrateur, pour se trouver plutôt « habitée
d'énonciateurs multiples » (le narrataire, les personnages et tous les énonciateurs
anonymes dont les discours traversent le récit) et ainsi devenir « irrémédiablement
composite ». Étudier la voix, ce n'est plus nécessairement se limiter à l'examen des
instances de narration responsables du récit, mais aux innombrables discours pris en charge
par ces instances et aux diverses modalités de représentation de ces discours10.

8
Gillian Lane-Mercier, op. cit., p. 238-239. Genette note également que « la coïncidence rigoureuse
de l'histoire et de la narration élimine toute espèce d'interférence et de jeu temporel » (Figures III,
op. cit., p. 230).
9
Henri Mitterand, op. cit., p. 151-152.
10
Andrée Mercier et Laura Niculae, « Le sujet sans voix. Narration omnisciente et récit
contemporain », dans Huglo, Marie-Pascale et Rocheville, Sarah (dir.), Raconter ? Les enjeux de la
67

Dans les romans dialogues de Nothomb, les voix discourantes semblent en effet
l'emporter sur la voix narrante, à l'instar de certains récits contemporains dont « les
modalités de narration se caractérisent par une pluralité d'énonciateurs ou par le
clivage d'un "je" jamais définitivement constitué11 ». Aussi le récit se construit-il
parfois dans la confrontation, parfois dans la collaboration. Or l'instance qui voit et
celle qui parle fonctionnent, dans le roman dialogué, de manière synchrone. Cette
voix composite exprime donc un point de vue fragmenté, ce qui présente certains
avantages, mais également certains inconvénients pour le lecteur.
D'une part, le lecteur du roman dialogué perçoit par plusieurs personnages
(focalisation interne variable) : dans Hygiène de l'assassin, par exemple, Tach, les
journalistes et Nina sont tour à tour foyers de perception, ce qui « démultiplie la
vision et relativise l'interprétation des faits12 », mais brouille les pistes à la fois,
d'autant plus que le narrateur ne vient pas prendre parti pour l'un des points de vue,
ni interpréter la scène comme ce peut être le cas en narration omnisciente où
plusieurs points de vue peuvent être livrés. « La situation s'éclaire sur ses multiples
facettes. Elle n'en est pas pour autant plus aisément saisissable et interprétable, si
les voix qui la commentent se désaccordent ou se contredisent13 », comme dans le
premier roman de Nothomb, par exemple. Il revient donc au lecteur, ultime témoin
de toutes les conversations, de mettre en relation des points de vue contradictoires,
autrement dit d'interpréter différentes subjectivités pour saisir l'essence des
personnages et comprendre les enjeux de l'intrigue :
Du lecteur, sont sollicitées des compétences cognitives et memorielles exacerbées. Il doit
reconstituer une totalité fragmentée par l'interprétation des tours de paroles, il doit
reconstruire les identités des locuteurs en fonction des enchaînements sémantiques,
thématiques, illocutoires, en fonction d'un idiolecte, d'un sociolecte, d'une isotopie
discursive14.

D'autre part, le lecteur ne sait que rarement ce que les personnages savent ou
pensent : il ne sait que ce qu'ils disent. Il a alors plutôt l'impression d'un récit
objectif, à focalisation externe, puisqu'il n'a accès qu'à la parole des personnages, ce
qui le limite dans son savoir, comme on l'a vu à l'étude de la fonction dramatique du

voix narrative dans le récit contemporain, Paris, L'Harmattan, 2004, p. 101-102. Les citations sont
tirées de Christian Boix, « Les outils d'analyse de la voix narrative », dans Marc Marti / Centre de
narratologie appliquée (dir.), Espace et voix narrative, Nice, Université de Nice/Sophia/Antipolis,
« Cahiers de narratologie, n° 9 », 1999, p. 159-160.
11
Ibid., p. 99.
12
Henri Mitterand, op. cit., p. 151.
13
Ibid.
14
Marie-Hélène Boblet, op. cit., p. 65.
68

dialogue. On se retrouve en effet avec « un narrateur incapable (ou encore non


désireux) de pénétrer "derrière" les paroles des acteurs en vue d'en appréhender les
divers mobiles, stratagèmes, facteurs "psy-", compétences, à partir desquels les
énoncés rapportés ont été engendrés [...]15 » - un narrateur qui se dérobe en tout
cas pour laisser le lecteur seul devant les voix discourantes. Le lecteur d'un roman
dialogué est donc interpellé par la subjectivité du discours de chacun des
personnages16, en même temps que par l'objectivité d'un récit qui se contente de
(re)produire ces discours sans jamais les commenter et qui refuse de plonger dans
l'intériorité des personnages17. Ce paradoxe est également nourri par l'illusion d'une
narration au présent qui rappelle à la fois le présent objectif qu'on retrouve dans les
romans behavioristes et dans le Nouveau roman, et le présent subjectif du
monologue intérieur. L'abolition de la distance narrative dans les romans dialogues
de Nothomb laisse donc la place à une voix composite et à une focalisation complexe
où le foisonnement des subjectivités18 crée l'illusion d'une ultime objectivité.

1.3 Temps, tempo et discours attributif


Enfin, la prédominance de paroles rapportées au style direct a des incidences
sur le traitement du temps. D'abord, elle produit « l'illusion d'une égalité temporelle
entre le temps de la fiction et le temps de la narration19 » qui rappelle elle aussi le
théâtre :
[...] lorsque le narrateur représente des personnages en train de parler, il y a une certaine
égalité entre le temps du récit et le temps de l'histoire ; [...] cette égalité se rapproche de
l'égalité qui relie une scène au théâtre ou au cinéma et la scène « réelle » que la première
est censée représenter20.

La durée de l'histoire des romans dialogues de Nothomb correspond en effet plus ou


moins à la durée de la narration. Plus ou moins, parce qu'il ne faut pas oublier que

15
Gillian Lane-Mercier, op. cit., p. 254.
16
« Du point de vue qualitatif, un personnage parle de lui et des autres. D'autres tiennent un
discours sur lui. Il est donc possible de jouer au jeu des portraits, mais en ne se faisant guère
d'illusions, car tous les personnages mentent, ou plus exactement ont un discours sur le monde et
sur les autres qui n'est pas objectif » (Jean-Pierre Ryngaert, Introduction à l'analyse du théâtre,
Paris, Bordas, 1993, p. 121).
17
En fait, les discours sont effectivement commentés, non par le narrateur, mais par les autres
personnages (fonction idéologique) ; de la même manière, bien que le narrateur s'abstienne de
plonger dans l'intériorité des personnages, le lecteur y a tout de même accès puisque la parole des
personnages remplit la fonction de psychologisation.
18
Marie-Hélène Boblet considère d'ailleurs le roman dialogué comme « le roman de
l'intersubjectivité » (op. cit., p. 17).
19
Yves Reuter, L'analyse du récit, Paris, Nathan/HER, 2000, p. 61.
20
Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino, op. cit., p. 269.
69

ceux-ci comportent des passages narratifs : l'opération de A.N., par exemple, est
résumée. Les entrevues avec Tach, quant à elles, se succèdent à raison d'une par
jour, alors que le roman se lit d'une traite.
Par ailleurs, le style direct éclipse la variation de la vitesse narrative qu'on
retrouve dans un roman traditionnel où alternent les scènes et les sommaires :
Le récit classique s'organise le plus souvent selon un rythme qui oppose et fait se succéder
scène détaillée et sommaire plus ou moins synthétique ; cette alternance est en relation
directe avec la tension du récit : les scènes correspondent aux moments les plus
dramatiques du récit, tandis que les sommaires servent soit à donner, dans les retours en
arrière, le récit d'événements nécessaires à la compréhension de l'intrigue, soit à assurer la
transition entre deux scènes21.

Dans les romans dialogues de Nothomb, on retrouve bien entendu une majorité de
scènes, mais ces scènes, comme on l'a vu, sont entrecoupées de sommaires (par
exemple la narration, dans Péplum, du réveil de A.N. à l'hôpital et de son retour en
1995) et contiennent des sommaires (récits emboîtés dans Hygiène de l'assassin,
Cosmétique de l'ennemi et Péplum). Les sommaires contenus dans les dialogues
introduisent d'abord une sorte de jeu temporel, puisqu'ils font alterner narration
simultanée et narration ultérieure, présent et passé22, comme dans toute
conversation qui, comme on l'a vu, comprend des descriptions, des mouvements
intérieurs, des commentaires, des actions et des récits, et qui, par conséquent,
exploite tous les temps et tous les modes grammaticaux. Surtout, en incorporant des
sommaires, le dialogue permet certaines « déformations temporelles » :
[...] si le temps du récit s'allie traditionnellement à la « scène », où le temps du récit se
rapproche le plus, par convention, de celui de l'histoire, il n'en demeure pas moins qu'il
s'ouvre tantôt à certaines déformations temporelles qui le font participer tantôt de l'ordre
du descriptif (défini par une expansion temporelle et des dérivations paradigmatiques),
tantôt de l'ordre du narratif (défini par une condensation des réseaux temporels
« réels ») 23 .

Les sommaires produisent en effet une rupture dans le rythme ou la tension des
dialogues : on obtient alors l'effet inverse du roman traditionnel, où le style direct,
signalé par des marques typographiques, vient généralement rompre la continuité du
récit.
Au milieu du XIXe siècle, la présence du dialogue dans le roman pose déjà le
problème de l'unité de ton ; Flaubert choisit alors de « diminuer la place du style

21
Ibid., p. 270.
22
Certains sommaires contenus dans les dialogues sont tout de même au présent, comme le récit
que Nina fait de l'enfance de Tach (p. 104 à 111) : « Les années passent et elles se passent bien,
trop bien. Léopoldine et vous n'avez jamais connu autre chose que cette vie-là, et pourtant vous
êtes conscients de son anormalité et de votre excès de chance. » (p. 108).
23
Gillian Lane-Mercier, op. cit., p. 227.
70

direct au profit de tout ce qu'il appelle "l'indirect", c'est-à-dire de tout ce qui n'est pas
direct, du style indirect au discours narrativisé24 ». Le style indirect libre apparaît en
effet comme une technique de fusion entre récit et parole représentée, comme une
stratégie contre « ces grands alinéas, ces tirets par lesquels on a coutume de séparer
brutalement le dialogue de ce qui précède25 ». Molino note d'ailleurs que « les récits
contemporains abandonnent en tout ou en partie les conventions typographiques qui
marquent le style direct26 ». Et si l'on adoptait la stratégie inverse ? L'on obtiendrait,
tout simplement, l'effet inverse. Si Nothomb maintient les tirets, c'est pour faire
l'économie de discours attributifs qui viendraient rompre la continuité des dialogues.
Car dans ses romans dialogues, c'est au contraire la narration qui interrompt le flot
des paroles ou qui ralentit l'alternance des répliques. Il y a donc variation de la
vitesse narrative, mais inversée par rapport au roman traditionnel. Enfin, faire
l'économie du discours attributif peut également être vu comme une tentative de
s'affranchir du joug diégétique :
Alors même que le narrateur s'efface pour céder la place à d'autres voix, alors même qu'il
abandonne ses privilèges, il se sent forcé de manifester son autorité. [...] La formule
attributive - réflexe inconditionnel de lisibilité - est comme la marque d'une faiblesse
fondamentale du récit : quelle que soit la diversité des voix mises en œuvre, c'est toujours
finalement (fatalement!) la même voix qui narre27.

Nous soulignions, dans le chapitre précédent, que les rôles, dans les romans
dialogues d'Amélie Nothomb, étaient renversés : la narration y est complémentaire
de la parole des personnages qui, elle, prend en charge le récit. En privilégiant le
style direct, les romans dialogues de Nothomb brouillent les habitudes du lecteur de
roman traditionnel. En effet, lorsque le mode dramatique éclipse le cadre narratif,
que la parole des personnages occulte celle du narrateur, le lecteur « oublie » que le
discours est en fait rapporté de manière classique (narration ultérieure, au passé) par
un narrateur et, par conséquent, produit par la romancière (récit fictif) ; il ne tient
pas compte de la distance narrative mais se concentre plutôt sur la voix composite
des personnages qui présente un point de vue fragmenté, dans un jeu
d'intersubjectivité qui crée l'illusion d'une certaine objectivité ; il a l'impression que
temps de l'histoire et temps de la fiction sont égaux ; enfin, il se laisse bercer par le
24
Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino, op. cit., p. 227.
25
Nathalie Sarraute, op. cit., p. 105.
26
Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino, op. cit., p. 207.
27
Gérard Prince, « Le discours attributif et le récit », Poétique, n° 35, 1978, p. 313. L'économie du
discours attributif ne fait toutefois pas l'unanimité : Flaubert, par exemple, trouvait « très canaille
de faire du dialogue en remplaçant les il dit, il répondit par des barres » (lettre à Louise Colet citée
par Gérard Prince, op. cit., p. 305).
71

rythme du dialogue, rythme qui lui semble constant mais qui est parfois interrompu
par le récit (la narration) ou les récits (emboîtés). Bref, le lecteur du roman dialogué
tend à oublier qu'il se trouve en présence d'un récit :
Les dominantes et leur hiérarchie se sont inversées à l'intérieur d'une forme combinée et
hybride qui consacre la parole mimée. Car ce genre de roman sans récit n'est que discours
direct : toute parole est directement énoncée, renonciation est réservée aux personnages.
Il ne laisse entendre aucun narrateur, seuls les personnages s'expriment, sans verbe
d'introduction, ni discours attributif, ni présentation des locuteurs. Tout au plus relève-t-on
des indications de ton, de lieu, d'espace qui s'apparentent à des didascalies [...]28.

Il n'est donc pas étonnant que l'analyse des romans dialogues d'Amélie Nothomb
nous entraîne constamment sur le domaine du théâtre. Mais cette dérive générique
est-elle synonyme de dissolution ou de renouvellement du genre ?

2. Dérive générique
Le roman dialogué serait donc un roman sans récit, non parce qu'il ne raconte
rien, mais parce qu'il fait l'économie du discours narratif ce qui, de l'avis de certains,
tend à lui enlever sa substance29 et à le « déromaniser » :
Le roman dialogué est [...] une forme caractérisée par une série de soustractions :
l'élimination de tout élément diégétique, de toute trace de récit assumé par un narrateur,
de tout commentaire du-dit narrateur à l'égard de la fiction ou des personnages. C'est un
roman « déromanisé », limité au dialogue, d'où s'est effacé tout ce qui n'est pas discours,
d'où s'est absenté le narrateur30.

Toutefois, rappelons, à la suite de Dominique Viart, que cette « déromanisation » du


roman ne s'incarne pas seulement dans le roman dialogué. Au cours du vingtième
siècle, si le roman gagne en puissance, ce n'est pas sans faire le sacrifice de ses
éléments les plus caractéristiques :
L'histoire du roman au cours de ce siècle témoigne de l'inventivité qui se déploie dans le
cadre d'une forme littéraire toujours en mouvement. Rebelle à toute définition, le roman a
vu la plupart de ses éléments âprement discutés. On lui refuse tantôt la description, tantôt
le personnage, on veut limiter l'importance de l'intrigue, on récuse sa linéarité narrative, on
conteste sa vocation à dire le réel, on le tire du côté de la poésie ou du théâtre, quand ce
n'est pas vers l'autobiographie ou l'essai... Mais le roman résiste : sans doute correspond-il
à un besoin, à la fois individuel et social. Ce n'est pas le rôle de la critique littéraire de le

28
Marie-Hélène Boblet, op. cit., p. 65. Je souligne.
29
C'est l'avis de Sarraute, qui soutient qu'en insistant sur la mimésis plutôt que sur la diégésis, le
roman perd son essence : « Les romanciers behavioristes, qui se servent abondamment de
dialogues sertis de brèves indications ou de discrets commentaires, poussent dangereusement le
roman sur le domaine du théâtre, où il ne peut se trouver qu'en état d'infériorité. Et, renonçant aux
moyens dont seul le roman dispose, ils renoncent à ce qui fait de lui un art à part, pour ne pas dire
un art tout court » (Nathalie Sarraute, op. cit., p. 112).
30
Marie-Hélène Boblet, op. cit., p. 80.
72

montrer. En revanche, elle peut souligner combien le genre lui-même réfléchit à la fois à sa
forme et à sa fonction31.

En effet, le roman résiste chez Nothomb, ne serait-ce qu'en s'affichant comme tel
(chacun des romans dialogues à l'étude porte l'inscription générique « ROMAN »32).
Cependant, en optant pour une narration dialoguée, le genre lui-même réfléchit
effectivement à sa forme et à sa fonction, et il souligne sa capacité, voire sa
propension à tout dire et, surtout, à le dire de toutes les manières, quitte à
emprunter la manière et la matière des autres genres. Car en adoptant un mode
dramatique pour raconter, le roman dialogué glisse nécessairement vers le domaine
du théâtre ; en mettant en scène une relation dialectique, il touche au genre dialogal.
Le roman dialogué apparaît dès lors comme une forme hybride :
Le roman dialogué occupe ce lieu transfrontalier entre le roman auquel il appartient de l'avis
de ses auteurs, et le théâtre vers lequel il tend. Il se situe au confluent de deux genres,
épique et dramatique, mais aussi de deux traditions, poétique et philosophique. Pour avoir
maille à partir avec des idées ou des idéaux, il hérite des traits du dialogue classique. Parce
qu'il raconte une histoire, celle de la conversation ou celle que constitue l'échange en soi, il
a des accointances avec le roman. Mais les personnages n'ont d'existence que par la
parole33.

Les romans dialogues d'Amélie Nothomb rassemblent les traits de ces trois genres
(roman, théâtre, dialogue) pour créer une forme qui se distingue pourtant de chacun
d'eux, à la manière de ces textes contemporains inclassables qui multiplient les
interactions discursives, génériques ou artistiques34.

2.1 La filiation philosophique


Lorsqu'on essaie de retracer l'historique du roman dialogué, on se demande
d'abord lesquelles, des origines du roman ou du dialogue, on doit remonter. Les deux
31
Dominique Viart, Le roman français au XXe siècle, Paris, Hachette (Les Fondamentaux, La
Bibliothèque de l'étudiant en Lettres), 1999, p. 149. Au cours des dernières décennies, on a en effet
assisté au retour du récit et de la narrativité ; ce retour ne s'effectue toutefois pas sans heurts et le
récit est bien souvent ébranlé, lorsqu'il n'est pas carrément menacé. Voir à ce sujet Jan Baetens et
Dominique Viart (dir.), Écritures contemporaines 2. États du roman contemporain, Paris-Caen,
Lettres modernes Minard, 1999.
32
Notons que Les Combustibles, dont l'écriture rappelle celle d'un texte dramatique, porte lui aussi
cette inscription générique.
33
Marie-Hélène Boblet, op. cit., p. 89.
34
Sur la dynamique des genres dans la pratique contemporaine, voir Robert Dion, Frances Fortier
et Elisabeth Haghebaert (dir.), Enjeux des genres dans les écritures contemporaines, Québec, Nota
Bene (Les Cahiers du CRELIQ, n° 27), 2001. Dion, Fortier et Haghebaert distinguent trois types de
processus pour décrire les interactions entre les formes discursives, génériques ou artistiques, à
savoir la différenciation, Vhybridation et la transposition. C'est le premier qui semble être à l'œuvre
dans les romans dialogues de Nothomb ; en effet, « la différenciation procède d'une dérivation à
partir des genres existants - ou du moins de la perception qu'on en a - et aboutit tantôt à
l'émergence de nouvelles variations génériques [...], tantôt à l'introduction de nouvelles
appellations » (p. 352-353).
73

sont possibles, selon qu'on accorde plus d'importance à l'une ou l'autre des
composantes de ce genre mixte, selon qu'on le conçoit comme une œuvre
philosophique qui, par son caractère mimétique, appartient aux genres poétiques, ou
comme une oeuvre littéraire qui, constituée d'une série d'échanges, nous ramène
immanquablement aux dialogues platoniciens. C'est cette dernière option que retient
Marie-Hélène Boblet dans son ouvrage Le roman dialogué après 195035. Considérés
comme l'ancêtre du roman dialogué, les dialogues de Platon prennent la forme d'un
enchaînement de questions et de réponses grâce auquel les interlocuteurs (maître us
disciple), poussés par la raison, parviennent ensemble à dépasser le stade de
l'opinion et à trouver le vrai. Si les dialogues platoniciens semblent aujourd'hui
quelque peu artificiels (« la vérité du logos est monologique36 », rappelle Boblet) et
que la relation dialectique s'expose davantage comme cadre esthétique que comme
un processus nécessaire et autonome, la confrontation de la catégorie du
philosophique avec celle du poétique demeure, quant à elle, toujours pertinente.
Aristote, sensible au caractère « mixte » du genre, classait d'ailleurs cette imitation
de dialogue parmi les œuvres poétiques. En effet, bien que la structure des dialogues
philosophiques ne soit « ni narrative ni dramatique, mais conceptuelle37 », ceux-ci
n'en sont pas moins une imitation de dialogue, imitation qui impose un certain degré
de mimétisme. Les colloques et les entretiens des orateurs de la Renaissance, les
dialogues mondains du dix-septième siècle et les dialogues philosophiques de Diderot
ont ceci en commun qu'ils cherchent tous à (re)produire le cheminement d'une
pensée dialogique dans le but plus ou moins avoué de convaincre un interlocuteur
double, puisque le sophiste, l'honnête homme ou le philosophe des Lumières
« s'adresse à la fois à son interlocuteur visible et à son public invisible (combien plus
important !) 38 ». De plus, cette imitation s'inscrit, le plus souvent, dans un cadre
narratif : « les dialogues ont en général un minimum de contexte narratif, évoqué au
début et à la fin du texte39 », rappelle Kibédi Varga.
Si, au dix-neuvième siècle, le dialogue comme genre se tarit, la mode de la
parole directe dans le roman, en revanche, s'étend. Dans sa typologie des dialogues,

35
Marie-Hélène Boblet, op. cit., p. 31 à 57.
36
Ibid., p. 34.
37
Suzanne Guellouz, Le dialogue, Paris, PUF ( L i t t é r a t u r e s m o d e r n e s ) , 1 9 9 2 , p. 6 5 .
38
Aron Kibédi Varga, « Le partage de la parole », Littérature, n° 93 (Le partage de la parole),
février 1994, p. 3. La double énonciation est également l'une des particularités du théâtre.
39
Aron Kibédi Varga, « Causer, conter - stratégies du dialogue et du roman », Littérature, n° 93
(Le partage de la parole), février 1994, p. 8.
74

Marmontel distingue le dialogue philosophique, le dialogue dramatique et le dialogue


de situation. Ce dernier, au contraire des deux autres, piétine au lieu de progresser,
puisqu'on y imite « une situation plutôt qu'une action de la vie : il commence où l'on
veut, dure tant qu'on veut, finit quand on veut : c'est du mouvement sans
progression, et par conséquent le moins intéressant de tous les dialogues40 ». Libre,
aléatoire, décousu, inachevé : le dialogue de situation est celui qui ressemble le plus
à la conversation. C'est également celui que l'on retrouvera dans le « roman
parlant » du dix-neuvième siècle. « Le modèle littéraire s'est déplacé : le dialogue
d'idées entre gens d'esprit a vécu. Ce qui intéresse et émeut désormais, c'est la
parole. Or la parole envahit le roman du dix-neuvième siècle41 », rappelle Boblet. Si
la structure du dialogue dans le « roman de grand-papa42 » est moins conceptuelle,
l'un de ses objectifs n'est toutefois pas sans rappeler le dialogue philosophique : il
s'agit toujours de convaincre le lecteur de la vraisemblance d'un dialogue.
Les romans du début du vingtième siècle, notamment ceux de Claudel et de
Valéry, renouent avec la dynamique dialectique et privilégient la souplesse de la
conversation pour exprimer l'aléatoire de la pensée et la danse des idées. Le début
du vingtième siècle voit également naître Jean Barois de Roger Martin Du Gard
(1913), un roman de formation dont l'apprentissage est fait de paroles échangées.
Boblet le considère comme le premier roman dialogué en France43. Il caractérise,

40
Cité par Marie-Hélène Boblet, op. cit., p. 4 1 . Marmontel, « Élémens de littérature », Œuvres
complètes, t o m e I V , l r e partie, Slatkine Reprints, Genève, 1968 (réimpression de l'édition de Paris,
1 8 1 9 - 1 8 2 0 ) , p. 3 7 9 .
41
Marie-Hélène Boblet, op. cit., p. 4 3 .
42
Nous empruntons l'expression à Henri Mitterand, op. cit., p. 145.
43
Vivienne G. Mylne (Le Dialogue dans le roman français de Sorelà Sarraute, op. cit.) conteste
cette paternité que Roger Martin du Gard revendique lui-même dans ses Souvenirs
autobiographiques et littéraires. Elle souligne que Gyp, en 1903, avait déjà publié quelque soixante-
dix ouvrages, dont plusieurs étaient dialogues. Cependant, alors que Gyp adopte la forme dialoguée
« parce que c'est d'une facilité révoltante » (Mylne, p. 180), Martin du Gard a le mérite de proposer
une réflexion théorique et technique sur son art. Il dit avoir « inventé » le roman dialogué parce
qu'il lui permet de combiner son goût pour le théâtre et son admiration pour Tolstoï. Il souhaitait
alors créer cette impression de vie qu'on retrouve au théâtre en faisant disparaître le romancier (ou
plutôt « le narrateur », corrige Mylne) derrière les personnages, et en écrivant des dialogues « d'un
naturel parfait » soutenus par des didascalies. Mylne note toutefois que Jean Barois est « moins
dialogué que la plupart des ouvrages dont il a été question dans ce chapitre [« Romans et contes
dialogues »]. Mis à part les descriptions, les allocutions, les conférences, les lettres et autres
documents divers, il ne reste que 55% du texte, à peu près, qui est fait d'échanges verbaux »
(p. 182-183). Au premier coup d'oeil, nous lui reprocherions surtout son écriture dramatique. Marie-
Hélène Boblet, quant à elle, mesure la force de ce « roman dialogique à thèses » au degré de
mimétisme du dialogue avec la parole authentique, et à la place qu'il accorde à la subjectivité et au
rapport à autrui : « la présence de thèses et le débat auquel elles donnent lieu ne réduisent pas ce
roman à un roman à thèse. Ce que dit le texte compte, mais le mouvement dialogal et dialogique
de la pensée importe plus que les énoncés » (Boblet, p. 52). La nouvelle réalité de « l'espace
75

selon elle, un tournant moderne du genre romanesque vers le roman du scepticisme


et du dialogisme, le troisième temps de l'histoire séculaire du roman français qu'elle
propose :
Le roman du début du siècle, épigone du dix-neuvième, est tourné vers le monde extérieur,
dont la réalité est observable, monde dans lequel évolue et s'inclut le sujet. Dans un second
temps, autour de la Première Guerre mondiale, s'impose la prose de l'intériorité, de la
conscience [.,.]. [...] La voix apparaît comme « le nom d'un fantasme, d'une présence-
absence, comme la trace évanescente d'une impossible incarnation ». Cette incarnation,
pour échapper à la solitude de la voix intérieure, réclamera finalement, après le
traumatisme avéré de 1945, une convocation. Cette convocation nous semble l'acte
privilégié du roman dialogué après la Seconde Guerre mondiale, et une tentative de réponse
au tragique. [...] Le roman dialogué, nouvelle forme esthétique d'une inquiétude éthique,
apparaît comme la dernière étape d'une évolution, comme le roman de l'intersubjectivité.
Au risque du soliloque répond la chance du dialogue44.

Samuel Beckett, Nathalie S a r r a u t e 4 5 , Marguerite Duras et Claude Mauriac, entre

autres, nourrissent une telle exigence à l'égard non seulement de l'usage de la


parole, mais surtout du partage de la parole ; leurs romans accordent la priorité à
« l'éthique de la communication ». Toujours selon Boblet, les tout derniers romans
dialogues, quant à eux, se fascinent davantage pour la technique :
Depuis les années 1990, la fascination de la technique et ses implications l'emportent de
nouveau. Car le dialogue se laisse aller à la mode. Prenons pour exemples ces romans
récents : La passion, Ginette de Mariella Righini, Hygiène de l'assassin d'Amélie Nothomb,
Viol de Danièle Sallenave, La Conversation de Lorette Nobécourt, Lent Delta de Belinda
Cannone. [...] D'autres romans sont plus attentifs à la « médiation » qu'à la « relation »,
voire au médium qu'à la médiation. [...] Ainsi le roman dialogué oscille entre deux
tendances : soit celle du roman de l'échange fondé, jusqu'à pouvoir questionner ces
notions, en égalité, en responsabilité et en réciprocité ; soit celle du roman de « l'entrée
dans le réseau »46.

Abordé de cette manière, le roman dialogué apparaît davantage comme une étape
dans l'évolution du genre romanesque, surtout depuis le dix-neuvième siècle, que
comme un descendant direct du genre dialogal. En retraçant l'évolution du dialogue,

mental d'un sujet ouvert au doute et à l'altérité » sera, selon elle, le terrain d'élection du roman
d'après 1950, « une littérature de l'éventuel, que Sartre avait baptisé déjà "littérature de
situation" » (p. 55).
44
Marie-Hélène Boblet, op. cit., p. 12-13.
45
À la manière de Martin du Gard, Nathalie Sarraute rêve d'un dialogue romanesque semblable au
dialogue de théâtre, « qui se passe de tuteurs, où l'auteur ne fait pas sentir qu'il est là, prêt à
donner un coup de main, ce dialogue qui doit se suffire à lui-même et sur lequel tout repose, est
plus ramassé, plus dense, plus tendu et survolté que le dialogue romanesque : il mobilise
davantage les forces du spectateur » (« Conversation et sous-conversation », L'ère du soupçon, op.
cit., p. 112). Un tel dialogue, délivré des conventions et des contraintes que rendaient
indispensables les méthodes du roman traditionnel, « parviendrait à plonger le lecteur dans le flot
de ces drames souterrains que Proust n'a eu que le temps de survoler et dont il n'a observé et
reproduit que les grandes lignes immobiles [...] » (p. 116-117). Elle aussi passe sous silence les
romans dialogues de Gyp, et celui de Martin du Gard n'est pas non plus mentionné ; elle cite plutôt
Ivy Compton-Burnett, une romancière anglaise, comme instigatrice du genre : « ses livres ont ceci
d'absolument neuf, c'est qu'ils ne sont qu'une longue suite de dialogues » (p. 119).
46
Marie-Hélène Boblet, op. cit., p. 399-402.
76

on constate qu'il tisse, au fil des siècles, des liens de plus en plus serrés avec le
roman et que le narratif, pour sa part, entretient une relation toujours plus ambiguë
avec le dialogal. Les romans dialogues d'Amélie Nothomb s'inscrivent dans la
tradition du genre dialogal en ce sens qu'ils mettent en scène des relations
dialectiques qui débordent parfois des ambitions dramatiques et remplissent une
fonction idéologique, comme on l'a vu au chapitre précédent. Toutefois, le débat
d'idées dans les romans à l'étude est, le plus souvent, stérile. Les personnages
cherchent bien plus à écraser leur adversaire et à remporter le duel verbal qu'à
passer en revue et à épuiser tous les arguments pour et contre une vérité, sans
trancher47, comme c'est le cas dans le dialogue philosophique. La finalité des romans
dialogues de Nothomb est bien plutôt narrative ou dramatique48, puisqu'ils
développent une intrigue qui doit connaître un dénouement, comme dans un roman
ou une pièce de théâtre.

2.2 La filiation dramatique


On observe ainsi deux dérives génériques dans l'historique du roman
dialogué : d'une part, le dialogue philosophique flirte avec la catégorie du poétique en
mettant en scène une énonciation d'idées ; d'autre part, le roman, à partir du dix-
neuvième siècle, se laisse envahir par le dialogue et tend à se dramatiser : « Hantés
par le modèle théâtral, inspirés par l'énergie de la conversation, les romanciers du
dix-neuvième siècle, de Constant à Balzac ou Stendhal, participaient déjà sinon à son
évolution vers la forme dialoguée, au moins vers la dramatisation du genre

47
« Le dialogue explicite tous les arguments sans imposer la nécessité de trancher : le dénouement
ne se situe pas nécessairement, c o m m e dans les textes monologiques et les textes narratifs, au
niveau de la signification. Ne pas trancher : c'est une question philosophique qui est posée ainsi -
préférer l'ouverture à la clôture - , mais aussi une question morale : entre amis, entre "honnêtes
gens", on ne cherche pas à avoir raison à t o u t prix, à écraser l'adversaire » (Aron Kibédi Varga,
« Causer, conter - stratégies du dialogue et du roman », Littérature, n° 93 (Le partage de la
parole), février 1 9 9 4 , p. 7 ) .
48
Les romans dialogues étudiés par Marie-Hélène Boblet répondent toutefois à une logique plus
près de la philosophie, puisque les personnages y exploitent la relation dialogale afin de parvenir à
une vérité i n t i m e , grâce à un retour à soi qui s'effectue à travers le d é t o u r par a u t r u i . Aussi
soutient-elle que « le dialogue de r o m a n (au sens classique de récit d'une histoire fictive qui inclut
plus de diégèse que d'imitation de paroles) et le dialogue de roman dialogué sont ainsi distincts l'un
de l'autre en vertu de cet effacement de l'histoire racontée et de la narration au profit de la relation
dialogale » (Marie-Hélène Boblet, op. cit., p. 15). Kâte Hamburger, pour sa part, affirme que les
romans dialogues de Diderot, Jacques le Fataliste et le Neveu de Rameau, « n'appartiennent pas à
la catégorie du r o m a n , de la fiction épique. Structurellement semblables aux dialogues
philosophiques - de Platon à Hemsterbhuys - débattant de thèmes divers ou rapportant des
anecdotes, ces dialogues n'ont pas de fonction fictionnelle, ne fabriquent pas des personnages
fictifs » (op. cit., p. 168).
77

"roman"49 ». On constate donc que le dialogue tend vers le roman qui, lui, tend vers
le théâtre. Ceci n'a rien d'étonnant : la frontière entre roman et théâtre est en effet
pour le moins floue. Nous disions, dans l'introduction, que le genre narratif se
distingue du genre dramatique par son mode de l'imitation poétique : « le romancier
se place entre le lecteur et la réalité qu'il veut lui montrer et il l'interprète pour lui,
alors qu'au théâtre le spectateur est placé directement devant les événements qui se
déroulent sur la scène50 ». Kate Hamburger, dans La logique des genres littéraires,
refuse toutefois de « faire de la différence entre les formes de présentation (récit
d'une part et mise en forme dialogique d'autre part) le trait distinctif d'une différence
entre genres51 ». Les arts épiques et dramatiques se rapprochent, selon elle, par leur
caractère fictionnel et appartiennent ainsi tous deux au genre fictionnel ou genre
mimétique. C'est plutôt la fonction narrative qui les distingue :
La place logico-linguistique qu'occupe le drame dans la littérature lui vient pour ainsi dire du
défaut de la fonction narrative, de ce fait de structure qui veut que les personnages se
forment dans les dialogues. C'est de ce fait que découlent les particularités esthétiques du
drame, comme les spécificités de la littérature épique découlent de la fonction narrative ;
c'est ainsi que s'engendre cette possibilité constitutive qu'est pour l'œuvre théâtrale la
possibilité d'être mise en scène52.

« Pour être précis », ajoute Hamburger dans une note, « il faudrait dire que de la
fonction narrative fluctuante, il ne reste, comme moyen de la mise en forme de la
fiction dramatique, que le seul dialogue53 ». La théoricienne des genres est toutefois
bien consciente que cette précision vient en fait effacer la frontière entre les genres,
faisant de la fiction dramatique une forme de la fiction épique qui s'appuie
uniquement sur le dialogue pour mettre en forme sa fiction. Aussi ajoute-t-elle que
« le dialogue dramatique est d'un type structurel et stylistique autre que le dialogue
épique, ne serait-ce que parce que, étant l'unique moyen de mise en forme, il remplit
d'autres fonctions54 ». À la lumière de ces « distinctions », les romans dialogues de
Nothomb apparaissent, à première vue, comme des fictions dramatiques : la mise en

49
Marie-Hélène Boblet, op. cit., p. 13. Le théâtre contemporain, à l'inverse, tend à se narrativiser
et exploite, depuis les dernières décennies, le monologue et le récit. Voir Jean-Pierre Ryngaert, Lire
le théâtre contemporain, Paris, Dunod, 1993 et Chantai Hébert et Irène Perelli-Contos (dir.), La
narrativité contemporaine au Québec v. 2 Le théâtre et ses nouvelles dynamiques narratives,
[Québec], Presses de l'Université Laval, 2004.
50
Roland Bourneuf et Real Ouellet, op. cit., p. 24.
51
Kàte Hamburger, op. cit., p. 170.
52
Ibid., p. 171.
53
Ibid., p. 202 (note 61).
54
Ibid.
78

forme se fait en effet principalement au moyen du dialogue ; aussi ce dernier remplit-


il d'autres fonctions, comme nous l'avons vu au chapitre précédent.
En effet, l'étude des enjeux romanesques et narratifs d'Hygiène de l'assassin,
de Péplum et de Cosmétique de l'ennemi nous a, à plusieurs reprises, permis d'établir
certains parallèles avec le genre dramatique tel qu'on le définit traditionnellement55.
Sur le plan de l'histoire, l'intrigue de ces romans dialogues se présente comme une
succession de paroles, un duel verbal qui développe ou met en forme deux positions
discursives confrontées ou affrontées (un importun et un importuné), comme c'est le
cas dans le dialogue dramatique. Les échanges polémiques, directement orientés vers
l'action, y sont privilégiés. Sur le plan de la narration, le mode dramatique éclipse le
cadre narratif ; le style direct abolit la distance narrative et la variation de la vitesse
narrative propres au roman, si bien que le lecteur a l'impression de lire une pièce de
théâtre. Sauf que cette pièce est romanisée : en effet, les romans dialogues de
Nothomb ne comportent pas de didascalies, et leur écriture est strictement narrative,
c'est-à-dire que, comme tout roman dialogué, ils ne comptent sur aucun achèvement
scénique :
Le roman dialogué [...] accomplit le sacrifice du jeu physique et vocal de l'acteur tout en
insistant sur le fait de parler, sur ce qui se passe en disant. Le pacte de réception du texte
reste plus proche de la lecture que du spectacle. L'écrit n'est pas un passage, en attente
d'un geste et d'une voix, il est accompli d'emblée et c'est cet achèvement-là, dans son
abstraction même, qu'il s'agit de faire intérieurement résonner56.

C'est précisément en ceci qu'il se distingue du théâtre : alors que le texte de théâtre
nécessite une opération supplémentaire, celle de la mise en scène57, le roman
dialogué est écrit pour être lu, bien qu'il exploite le discours narratif par le dialogue58.

55
Les r o m a n s dialogues de N o t h o m b o n t d'ailleurs tous fait l'objet d ' a d a p t a t i o n d r a m a t i q u e :
Cosmétique de l'ennemi a é t é m i s en scène par Janine Godinas, au T h é â t r e de l'Ancre (Charleroi),
en 2 0 0 5 ; Péplum, par Jean-Marc Gallera, au Théâtre du Bourg-Neuf ( A v i g n o n ) , en 2 0 0 2 ; Hygiène
de l'assassin, n o t a m m e n t par Didier L o n g , au Petit Théâtre de Paris, en 1 9 9 8 (la pièce ne m e t en
scène que deux j o u r n a l i s t e s et Nina). Le p r e m i e r r o m a n de N o t h o m b a é g a l e m e n t é t é adapté pour
le cinéma par François Ruggieri en 1 9 9 9 (le film supprime toutefois t o u t e la partie où les quatre
journalistes se f o n t chasser par l'écrivain e t ajoute une enquête policière a u t o u r du m e u r t r e de
Tach) e t pour l'Opéra Royal de Wallonie p a r Daniel Schell, en 1 9 9 5 ( v o i r
w w w . c l i c m u s i c . b e / H y q Fr.htm pour la d i s t r i b u t i o n e t le découpage des scènes). Le Sabotage
amoureux, Métaphysique des tubes et Les Combustibles o n t é g a l e m e n t é t é j o u é s au t h é â t r e .
56
Marie-Hélène Boblet, op. cit., p. 7 5 .
57
Alors qu'Anne Ubersfeld affirme q u e « Le t e x t e [ d r a m a t i q u e ] est de l'ordre d e l'indécidable ; c'est
la pratique qui le constitue, construit le sens » (Lire le théâtre I, op. cit., p. 2 2 6 ) , Jean-Pierre
Ryngaert rappelle q u e la représentation « ne v i e n t [...] pas c o m p l é t e r ce qui était incomplet, rendre
intelligible ce qui ne l'était pas. Il s'agit plutôt d'une opération, d'un saut radical dans une
dimension artistique différente, qui éclaire parfois le texte d'un jour nouveau et qui parfois l'ampute
ou le ferme cruellement » (p. 23). Le « théâtre dans un fauteuil » résiste toutefois à notre critère
distinctif, puisqu'il s'agit d' « un théâtre qui ne serait pas destiné à la représentation mais à la
79

Le roman dialogué apparaît dès lors comme un genre impossible, puisqu'il se


passe volontiers de narration, mais il ne bénéficie pas non plus du langage
supplémentaire des gestes, des attitudes et des mimiques de la scène - « sauf à les
indiquer dans un récit ou un commentaire d'accompagnement qui de toute façon ne
peut que très difficilement restituer la simultanéité des mots, des tons et des gestes,
caractéristique de la scène59 » rappelle Mitterand. Le dialogue du roman dialogué
parvient pourtant à se passer à la fois de la narration et du langage de la scène, en
prenant en charge les différentes fonctions narratives, comme on l'a vu dans le
chapitre précédent, et en suggérant au lecteur les gestes, les attitudes et les
mimiques des personnages, comme dans cette scène d'Hygiène de l'assassin, où un
journaliste se sent mal :
- [...] Juste ciel, qu'avez-vous ?
- Rien. Continuez, je vous prie.
- Vous avez mauvaise mine, je vous assure, (p. 37)

ou dans ce passage de Péplum, où Celsius frappe A.N. :


- C'est des coups que vous voulez ?
- Vous n'oseriez pas me frapper : le Tyran ne vous en a pas donné la permission.
- Qu'en savez-vous ?
- Je sens ça.
- Et ça, vous l'avez senti ?
- Mais vous êtes fou !
- Vous l'avez cherché.
- Je me plaindrai au Tyran !
- Allez-y.
- Je vais avoir un œil au beurre noir ! (p. 62).

Le dialogue, dans le roman dialogué, use de sa force évocatrice pour se suffire à lui-
même ; il tire ainsi parti des ressources romanesques (celles du discours narratif) en
exploitant le dialogue non seulement pour évoquer des lieux, l'allure physique et
l'attitude des personnages, mais également pour nourrir le suspense, se jouer des
genres et mettre en scène des situations paradoxales.
Nous avons vu que les personnages et l'intrigue d'Hygiène de l'assassin se
construisent par le truchement des dialogues. Aussi ces derniers entretiennent-ils la

lecture et qui aurait d'emblée fait son deuil de la scène » (Ryngaert, p. 12). Il renvoie donc à tout
théâtre réputé injouable : cette notion est bien entendu périmée aujourd'hui, alors que toute
écriture peut devenir prétexte au jeu, rendant les frontières entre genre dramatique et genre
narratif encore plus poreuses.
58
Précisons que texte de théâtre et roman dialogué se distinguent également sur le plan spatial :
les personnages d'un texte de théâtre relèvent en effet d'un double espace : l'espace scénique
décrit par les didascalies (une scène, les objets qui s'y trouvent, le type d'éclairage) et le lieu
représenté par cet espace scénique (un aéroport, une chambre, etc.). Ce double espace est absent
du roman dialogué.
59
Henri Mitterand, op. cit., p. 142.
80

contradiction : d'abord, les conversations entre les journalistes sèment le doute


quant à la valeur du héros « merveilleusement abject » (p. 39) qu'est Tach. La
dernière entrevue, avec Nina, vient éclairer le paradoxe du personnage ; celui de la
journaliste, en revanche, est maintenu dans l'ombre par le dialogue : on ne sait d'elle
que ce qu'elle veut bien dévoiler (ce qui est très peu) et ce que Tach juge (ce qui est
bien subjectif). Pourtant, la ronde des journalistes a été retranchée des adaptations
dramatiques et cinématographique du roman60 qui ont préféré exploiter l'intrigue
policière : quel intérêt, en effet, de mettre en scène quatre fois une même entrevue ?
Ces entrevues qui se succèdent comme s'il s'agissait d'un seul et même échange et
qui tiennent lieu de préambule à l'entrevue plus corsée avec Nina sont pourtant
essentielles dans la construction du héros, dans celle de l'intrigue et dans le jeu des
genres. Elles permettent en effet d'aborder différents sujets et, ainsi, d'explorer
différentes facettes du Prix Nobel, en même temps qu'elles insistent sur ses traits les
plus vils et sur son esprit de redoutable guerrier qui écrase ses adversaires les uns
après les autres, ce qui met en place l'intrigue policière. On assiste alors à un
glissement générique, puisqu'on passe de l'entrevue à l'interrogatoire ; le
changement d'acte de langage entraîne donc une certaine progression dans l'intrigue
et surtout un changement de genre, plus précisément l'entrée dans le roman policier.
Aussi le roman se termine-t-il non pas par l'élucidation du meurtre de Léopoldine
(élément de suspense qui apparaît tardivement), mais bien par l'assassinat de Tach.
Le suspense se démultiplie donc au fil des entrevues : les journalistes cherchent à
savoir qui est Tach ; Nina veut comprendre pourquoi il a tué sa cousine ; le lecteur, à
la fin, se demande qui, de Nina et de Tach, a remporté la guerre. Le jeu d'ombre et
de lumière entretenu par l'effacement de l'instance narrative au profit de dialogues
multiples permet donc de mettre en scène des personnages ambigus et de nourrir le
suspense, ce qui pousse progressivement Hygiène de l'assassin sur le terrain du
roman policier.
L'intrigue de Péplum tire elle aussi profit de l'hésitation, fictionnelle et
générique cette fois-ci, créée par un dialogue qui n'est pas pris en charge par un
narrateur/metteur en scène. D'abord, entre les révélations troublantes de Celsius et
la dénégation ironique de A.N., le lecteur balance, bien que la narratrice atteste de la
vérité de son récit. Elle-même, pourtant, n'y croit pas ; aussi en vient-elle à
echafauder une théorie selon laquelle l'apocalypse aurait déjà eu lieu pour expliquer
1
Voir note 55.
81

l'inexplicable et remettre en doute son existence même. Celsius tente pourtant de la


convaincre du contraire :
- Ouvrez les yeux. L'apocalypse n'a pas eu lieu puisque nous sommes là en train de
parler.
- Rien n'est moins sûr. Vous m'avez l'air d'une chimère, comme votre vêtement
holographique.
- Et vous-même ? Vous ne pouvez pas douter de votre existence !
- Qu'est-ce qui m'en empêche ? Si vous saviez combien de fois j'en ai douté depuis
mon enfance ! En vérité, je me trouve aussi inconsistante que tout ce qui m'entoure.
- Où voulez-vous en venir ? À quoi cette incrédulité généralisée va-t-elle vous mener ?
- À admettre l'évidence, Celsius, celle que vous semblez vous cacher à vous-même : la
fin du monde a eu lieu. Tout est accompli, (p. 131-132)

L'absence de décor et de descriptions précises, due à une narration elliptique, nourrit


également l'incertitude. Se profile alors, dans la confrontation des points de vue, une
vision fragmentée et paranoïaque du futur qui permet de toucher au fantastique en
maintenant le lecteur dans le doute :
Le fantastique est fondé essentiellement sur une hésitation du lecteur - un lecteur qui
s'identifie au personnage principal - quant à la nature d'un événement étrange. Cette
hésitation peut se résoudre soit pour ce qu'on admet que l'événement appartient à la
réalité ; soit pour ce qu'on décide qu'il est le fruit de l'imagination ou le résultat d'une
illusion61.

Alors que certains écrivains fantastiques déploient des trésors d'ingéniosité pour
rendre leur récit crédible, Nothomb entretient l'hésitation dans Péplum précisément
grâce au dialogue. Limité dans son savoir grâce à une focalisation à la fois interne
variable et externe (le lecteur perçoit par A.N. et par Celsius, mais il n'a accès qu'à
leur parole), le lecteur hésite à endosser les spéculations des personnages qui le
feraient plonger dans le roman d'anticipation et range plutôt Péplum dans la
catégorie des romans fantastiques. L'hésitation est double : la narratrice fabule-t-
elle ? Sommes-nous dans le domaine de la spéculation ou du fantastique ? Le
dialogue jette donc un doute sur le genre du roman en entretenant l'hésitation même
sur laquelle se fonde le fantastique.
La forme dialoguée permet enfin d'exploiter certaines situations qu'il serait
difficile de mettre en scène, comme la rencontre d'un homme avec son ennemi
intérieur que raconte Cosmétique de l'ennemi. Ce roman dialogué démontre en effet
que tout monologue est dialogue et concrétise « la duplicité du discours intérieur »
dont parlent Gérard Genette62 et Nathalie Sarraute :

61
Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1976, p. 165.
62
Voir Gérard Genette, Figures III, op. cit., p. 197.
82

Car ces drames intérieurs faits d'attaques, de triomphes, de reculs, de défaites, de


caresses, de morsures, de viols, de meurtres, d'abandons généreux ou d'humbles
soumissions, ont tous ceci de commun, qu'ils ne peuvent se passer de partenaire.
Souvent c'est un partenaire imaginaire surgi de nos expériences passées ou de nos
rêveries, et les combats ou les amours entre lui et nous, par la richesse de leurs péripéties,
par la liberté avec laquelle ils se déploient et les révélations qu'ils apportent sur notre
structure intérieure la moins apparente, peuvent constituer une très précieuse matière
romanesque.
Il n'en reste pas moins que l'élément essentiel de ces drames est constitué par le
partenaire réel63.

Angust, torturé par son drame souterrain (le meurtre de sa femme), mue son
partenaire imaginaire (lui-même) en partenaire réel (Textor Texel), avec qui il
dialogue. Texel apparaît comme « le catalyseur par excellence, l'excitant grâce
auquel ces mouvements se déclenchent64 [...] ». Ce dialogue, en portant au-dehors
ses mouvements souterrains, mène Angust au suicide. Pour Sarraute, le dialogue est
en effet « la continuation au-dehors des mouvements souterrains65 »,
« l'aboutissement ou parfois une des phases de ces drames65 ». Évitons toutefois de
sombrer dans la psychanalyse. L'essentiel est plutôt de mettre en évidence que,
même dans le monologue, le discours ne fonctionne que par dialogue, puisque se
parler, c'est encore parler à quelqu'un67. Cosmétique de l'ennemi incarne cette
dualité du discours intérieur : le choix de deux locuteurs distincts permet un discours
parfaitement lisible et a en outre l'avantage de maintenir une ambiguïté discursive
formelle conforme à l'ambiguïté thématique du récit68, comme c'est le cas dans
Péplum et dans Hygiène de l'assassin. Tour de force du roman dialogué qui,
contrairement au théâtre, peut se permettre de concrétiser une telle ambiguïté.

63
Nathalie Sarraute, op. cit., p. 9 9 - 1 0 0 .
64
Ibid., p. 1 0 0 .
65
Ibid., p. 104.
66
Ibid., p. 117.
67
Antéchrista (2003) expose lui aussi la dualité du monologue intérieur - ou plutôt de la « querelle
intérieure » : souffrant d'insomnie, la narratrice subit un véritable « t o h u - b o h u mental » où deux
parties d'elle-même a r g u m e n t e n t sur l'innocence de Christa (voir par exemple p. 4 1 à 43 et p. 74 à
76 de l'édition Albin Michel).
68
Voir la brève analyse de La Chute d'Albert Camus q u e propose Gillian Lane-Mercier dans La
parole romanesque, p. 1 2 - 1 3 . Selon Gillian Lane-Mercier, ce m o n o l o g u e déguisé illustre bien « une
" l o i " discursive f o n d a m e n t a l e [...] : à savoir la " l o i " qui présuppose la présence latente d'éléments
monologiques non actualisés lors d ' u n dialogue effectif e t , i n v e r s e m e n t , celle d ' u n dialogisme virtuel
constitutif de tout monologue » (p. 12-13). Cette hybridation structurale permet en effet une
lecture double des indices, tantôt conversationnels, tantôt monologiques, ce qui contribue à
maintenir une ambiguïté formelle, conforme à l'ambiguïté thématique du récit (et à la philosophie
de l'absurde camusien). Cosmétique de l'ennemi semble s'appuyer sur le même paradoxe, bien que
le locuteur virtuel ne soit pas, comme celui de La Chute, muet - loin de là. Le roman dialogué de
Nothomb met plutôt en scène « le dialogisme virtuel constitutif de tout monologue » ; aussi son
intrigue est-elle directement axée sur cette ambiguïté thématique soutenue par une ambiguïté
formelle (dialogue monologique ou monologue dialogique ?).
83

On constate donc que la forme dialoguée s'impose pour ces romans d'Amélie
Nothomb : le roman fantastique, l'entrevue qui se meut en interrogatoire et,
paradoxalement, le monologue s'accommodent bien de la forme dialoguée.
Néanmoins, bien que les romans dialogues de Nothomb conservent des liens avec le
dialogue philosophique et qu'ils tendent vers le théâtre, ils demeurent des romans,
d'abord et avant tout. Car ce sont bel et bien les ressources du genre romanesque
qu'ils exploitent ou subvertissent, à l'instar de ces romans contemporains qui se
jouent des traditions narratives et génériques. Au cours du dernier siècle, le roman
s'est peu à peu laissé envahir par le dialogue, parfois au détriment de la narration et
de l'action. Les techniques de la description ont également connu certaines
modifications majeures, soit un éclatement, une réduction de son importance et de
ses ambitions, et son intégration dans le point de vue du personnage. On a craint que
ce dernier ne perde sa matérialité ou, au contraire, son intériorité. Certains
romanciers n'hésitent pourtant pas à revendiquer les idées de ces êtres sans
substance, jouant ainsi avec les frontières de la fiction. Ils n'hésitent pas non plus à
exploiter toutes les ressources du système linguistique et toutes les possibilités
narratives, au risque de « déromaniser » le roman. Les romans dialogues d'Amélie
Nothomb illustrent bien cette évolution d'un genre qui se nourrit de ses contradictions
- car il s'agit bien d'une évolution. Loin de le dissoudre, le roman dialogué dynamise
le genre romanesque en exploitant de nouvelles façons de mettre en forme la
complexité du monde et des relations humaines69.

69
« La fiction romanesque reste un domaine privilégié pour mettre en forme la complexité du
monde : elle passe par l'éclatement de la temporalité, auparavant massivement linéaire, par la
mise en scène des différentes voix narratives qui filtrent la réalité racontée69 », rappelle Dominique
Rabaté (Le roman français depuis 1900, Paris, PUF (Que sais-je?), 1998, p. 122).
CONCLUSION
Les romans dialogues d'Amélie Nothomb

Les romans dialogues d'Amélie Nothomb ont soulevé, lors de notre lecture, un
certain amusement. Une fois dissipé le plaisir procuré par la lecture rythmée de ces
dialogues à dimension d'épisode, restait l'amusement intellectuel : pouvait-on
vraiment accoler à Hygiène de l'assassin, Péplum et Cosmétique de l'ennemi
l'étiquette de ROMAN ? À première vue, leur histoire ne semblait pourtant pas racontée
par un narrateur, tel que le veut la définition traditionnelle du roman, mais plutôt par
l'ensemble des paroles échangées par les personnages. Tout y était néanmoins : on
parvenait sans mal à comprendre l'intrigue de ces « romans » pleins de
rebondissements malgré tout, à imaginer leur cadre spatiotemporel, leurs
personnages, à retracer les thèmes développés... Ces éléments romanesques
semblaient toutefois intimement liés à la forme dialoguée, laquelle paraissait occulter
le narrateur. Le roman pouvait-il se passer d'un narrateur ? Était-il possible que les
fonctions narratives soient prises en charge plutôt par le dialogue ? Si oui, comment
expliquer une telle fluctuation de la narration? Quelles en étaient les conséquences
sur la voix, le point de vue, le temps ? Pouvait-on toujours parler de romans ? Cet
envahissement de la parole n'assimilait-il pas plutôt les romans de Nothomb au genre
dramatique ? Ces « romans dialogues » entretenaient-ils toujours un lien quelconque
avec leur ancêtre philosophique ? Où se situaient-ils dans la production littéraire
contemporaine ?
Ces questions nous semblaient d'autant plus intéressantes qu'elles
perturbaient la notion même de genre romanesque, qu'elles nous permettaient de
cerner une forme de roman jusqu'ici peu explorée, et d'étudier et de situer l'œuvre
d'une jeune auteure à la fois idolâtrée et boudée par la critique universitaire. Plutôt
que de nous appuyer sur une théorie précise pour approfondir tel aspect des romans
dialogues d'Amélie Nothomb, nous avons préféré nous inspirer de différentes théories
et réflexions littéraires sur le dialogue romanesque, et élargir le spectre de ces
théories en les appliquant au dialogue du roman dialogué afin d'en dévoiler les
particularités et, ainsi, offrir une vue d'ensemble de cette forme hybride telle qu'elle
est exploitée par Nothomb.
85

II fallait, avant toute chose, définir notre objet d'étude : il nous a alors semblé
essentiel de souligner que le roman dialogué est, d'abord et avant tout, un roman qui
se distingue par son procédé narratif et par sa forme dialoguée. Il s'agissait donc de
l'analyser comme tout roman, en mettant l'accent sur les liens que les éléments
romanesques entretiennent avec la forme. L'étude de ces éléments, dans le premier
chapitre, nous a permis de mettre en lumière des intrigues qui prennent la forme de
duels verbaux puisqu'elles renvoient à des situations conversationnelles où se
multiplient les affrontements, et que l'histoire des romans dialogues d'Amélie
Nothomb évolue selon une succession de paroles plutôt que d'événements. Elle nous
a permis, également, de montrer que certains lieux et certains moments fournissent
un meilleur cadre au dialogue et jouent un rôle déterminant dans le roman puisqu'ils
contraignent les personnages à la joute verbale ; la finalité du dialogue, par ailleurs,
oblige ceux-ci à le poursuivre jusqu'au bout - parfois jusqu'à la mort d'un des
protagonistes. L'étude des thèmes a, pour sa part, dévoilé le développement de deux
réseaux thématiques dans les romans dialogues à l'étude : celui de l'action se
développe autour de l'intrigue, soit autour du meurtre et de l'issue de la
conversation ; celui de la digression permet de toucher au décousu de la
conversation, disperse le dialogue en abordant des sujets variés, mais participe
néanmoins à l'intrigue en exposant une vision du monde fragmentée ou en
construisant le portrait des personnages. L'étude de ces derniers, d'ailleurs, a mis en
évidence un type de personnage que l'on retrouve invariablement dans les romans à
l'étude : le couple importun/importuné est effectivement en vedette dans ces romans
qui mettent en scène un duel verbal. Enfin, un survol des types d'échange dans les
romans à l'étude nous a permis d'en identifier trois principaux, soit les échanges
dialectiques, didactiques et polémiques mais, surtout, de montrer que les différents
épisodes alternent et se superposent dans chacun des romans pour faire fluctuer la
tonalité du récit et remplir certaines fonctions. À l'issue de ce premier chapitre, force
est de constater que les éléments romanesques des romans de notre corpus sont
intimement liés à leur forme dialoguée : duel verbal, lieux et moments propices au
dialogue, réseaux thématiques gravitant autour de joute verbale ou rappelant les
divagations de la conversation, personnages qui s'affrontent ou s'importunent par la
parole, exploitation de tous les types d'échange... La forme dialoguée semble toute
indiquée pour accommoder de tels ingrédients romanesques.
86

Le deuxième chapitre devait nous montrer comment la forme dialoguée s'y


prend pour « accommoder » ces ingrédients. Nous avons vu que dès le XIXe siècle,
les romanciers ont adopté différentes stratégies pour se défaire de la présence
envahissante du narrateur ; les théoriciens contemporains ont, quant à eux, mis en
lumière le fait que le narrateur peut fort bien partager ses responsabilités avec les
personnages, dans les dialogues. Dans les romans de Nothomb, il s'agit
effectivement d'un partage, puisque l'instance narrative continue d'exercer ses
fonctions en collaboration avec le dialogue ; l'étude du rôle de la parole du narrateur
par rapport à celle des personnages nous a toutefois montré que leur poids respectif
était inversé : le discours narratif y est en effet subordonné au discours des
personnages. Pourtant, l'étude du dialogue romanesque à laquelle nous nous
sommes adonnée ensuite semblait accorder peu d'autonomie, voire peu de crédit à
cette unité de composition textuelle superflue, soumise à la narration. Mais le
dialogue remplit bel et bien certaines fonctions dans le roman - en particulier dans le
roman dialogué qui repose essentiellement sur cet « artifice ».
L'examen des fonctions exercées par le dialogue dans Hygiène de l'assassin,
Péplum et Cosmétique de l'ennemi nous a montré que la parole des personnages y
remplit d'abord une fonction descriptive et une fonction de psychologisation : elle
propose une description éclatée et intégrée du cadre spatiotemporel de l'échange et
des interlocuteurs, lesquels se laissent construire par l'entremise de leurs discours. Le
dialogue remplit également une fonction idéologique, c'est-à-dire que les
personnages exposent une vision du monde fragmentée, portent des jugements de
valeur ou développent des considérations d'ordre général sans compromettre
l'instance narrative et en préservant une certaine neutralité, puisque les prises de
position sont sans cesse relativisées par leur interlocuteur. Grâce à ce double
transfert de parole (transfert au narrateur puis au personnage), l'auteure aussi ne
saurait être compromise, si seulement elle ne revendiquait pas le discours
paranoïaque (à moins que ce ne soit schizophrénique?) de ses personnages. La
parole des personnages se charge aussi de la dramatisation : les romans dialogues
de Nothomb mettent effectivement en scène des joutes verbales où la parole fait
progresser ou piétiner l'action. Elle s'avère être une arme redoutable entre les mains
de ces personnages qui cherchent à acquérir le savoir pour remporter le duel. Enfin,
les interlocuteurs remplissent une fonction narrative en se faisant narrateurs au
second degré, ce qui démultiplie les attributions narratoriales. Plus encore :
87

l'ensemble des paroles des personnages est narratrice, puisqu'elles absorbent la


fonction narrative fluctuante en prenant en charge la plupart des fonctions
traditionnellement dévolues au narrateur. C'est principalement ce que voulait illustrer
ce chapitre. Par ailleurs, en analysant de plus près les rôles que joue le dialogue dans
les romans dialogues de Nothomb, nous avons été surprise de constater que la
narration dialoguée apparaît comme une manifestation de l'évolution des différentes
fonctions narratives dans le roman depuis la fin du XIXe siècle.
À la lumière du deuxième chapitre, nous avons donc remarqué que le roman
dialogué a ceci de particulier que la fonction narrative fluctuante y est principalement
absorbée par le dialogue plutôt que par la narration. Or le dialogue, dans les romans
dialogues de Nothomb, prend la forme d'un discours direct, ce qui ébranle les notions
de narratologie traditionnelle. Le troisième chapitre se voulait, dans un premier
temps, un survol des enjeux narratifs induits par le style direct. Nous avons vu que la
narration ultérieure, la distance narrative, et enfin la voix et le point de vue du
narrateur sont éclipsés au profit d'une narration simultanée, au présent, sans filtre
narratif, portée par la voix composite des personnages qui exprime un point de vue
fragmenté à la fois subjectif et objectif. Le temps et le tempo du roman dialogué sont
eux aussi affectés : illusion d'une égalité temporelle entre temps du récit et temps de
l'histoire, inversion de la variation de la vitesse narrative provoquée par la
prédominance de scènes, économie du discours attributif qui risquerait de rompre la
continuité du dialogue et mettrait en péril son autonomie - bref le roman dialogué
subvertit les éléments narratifs traditionnels, abandonne son instance productrice
pour s'en remettre à la voix des personnages. En effet, nous avons vu, dans un
deuxième temps, que le style direct masque le cadre narratif du roman, au péril du
genre romanesque lui-même. Or il y a longtemps que le roman est menacé ; il résiste
néanmoins chez Nothomb et il se renouvelle en empruntant la matière et la manière
des autres genres. Un bref historique du roman dialogué nous a permis de rappeler
sa parenté avec le dialogue philosophique et sa ressemblance avec le théâtre. En
effet, la frontière entre les genres mimétiques semble bien mince, surtout lorsque
l'on admet, avec Kate Hamburger, que la fonction narrative est fluctuante. Il nous a
alors semblé que ce qui distinguait le roman du théâtre n'était pas sa fonction
narrative, puisque le théâtre aussi raconte, mais bien plutôt l'écriture et le pacte de
réception : le roman est écrit pour être lu, le théâtre pour être joué. Aussi le roman
dialogué compte-t-il sur son pouvoir d'évocation pour remplacer la mise en scène -
88

que ce soit celle, réelle, du metteur en scène au théâtre ou celle, symbolique, du


narrateur dans le roman. Il affirme ainsi son autonomie par rapport au théâtre et sa
spécificité par rapport au roman traditionnel.
Nous avons conclu ce dernier chapitre en rappelant que les romans dialogues
d'Amélie Nothomb sont, d'abord et avant tout, des romans, puisque ce sont bel et
bien les ressources du genre romanesque qu'ils exploitent ou subvertissent, comme
nous l'avons vu non seulement au cours de ce chapitre, mais tout au long de notre
étude. Nous disions, dans l'introduction, que le dialogue, dans le roman dialogué, est
ce choix qui le distingue du roman traditionnel. Grâce au dialogue, Nothomb est
« parvenu[e] à faire rendre à son oeuvre le timbre qui la distingue de toute autre1 ».
L'étude de ses romans dialogues a en effet révélé une oeuvre originale qui met en
forme la complexité des relations humaines : ses personnages s'affrontent dans une
joute verbale où la parole se révèle être une arme mortelle ; le rapport à l'autre, chez
Nothomb, est conflictuel. Or, en exploitant le dialogue pour raconter ce conflit
millénaire, en utilisant le mode dramatique dans un cadre narratif, la jeune
romancière belge tire profit de l'extrême souplesse d'un genre aux frontières
poreuses et se joue des traditions narratives et génériques.
Comme plusieurs romanciers contemporains, elle nous oblige à réviser
certaines notions, à revisiter certains concepts. Car le roman est plus que jamais
fuyant, comme le résume Sylvie Bérard :
Alors que, après plus de trois siècles de pratique romanesque moderne, on croyait avoir fini
par comprendre ce qu'était un roman, la fin du XXe siècle vient bouleverser les belles
certitudes. On pensait que les romans avaient en commun la présence d'un sujet, et voilà
que celui-ci se met à disparaître, aspiré par le Nouveau Roman, puis par quelque nouvelle
facétie du postmodernisme. On se disait que le roman était la dernière frontière entre le
réel et le réalisme, qu'avec lui on ne pouvait s'y tromper, mais soudain apparaissent des
récits qui brouillent les pistes, ni tout à fait autobiographiques ni complètement fictifs. On
s'attendait certes à ce qu'il pût se faire, de loin en loin, polyphonique, à ce que s'y
croisassent et s'y heurtassent les discours, mais on n'avait pas prévu que le roman
prendrait à ce point au mot les intéressés, qu'il s'éclaterait si bien en une multitude de voix
et de sous-discours. On avait l'impression qu'il ne pouvait se faire que noir ou rosé, le voilà
gris, tâtant de divers sous-genres, les mêlant allègrement, grisé par le métissage des
formes2.

1
Roland Bourneuf et Real Ouellet nous mettaient en garde contre les étiquettes génériques, et
rappelaient que « L'important n'est pas de faire entrer de force des œuvres dans des cadres
préétablis mais de percevoir des affinités et des constantes, des orientations divergentes, de voir
comment le romancier est parvenu à faire rendre à son œuvre le timbre unique qui la distingue de
toute autre » {op. cit., p. 29).
2
Sylvie Bérard, « Des romans gigognes en expansion vers leur point de fuite : une narrativité
québécoise au féminin ? », in René Audet et Andrée Mercier (dir.), La narrativité contemporaine au
Québec, vol. 1. La littérature et ses enjeux narratifs, Québec, PUL, 2004, p. 45-46.
89

Si la mort du roman a été plusieurs fois annoncée (après le départ du sujet, de


l'histoire, du narrateur, de la représentation du réel, de la fiction, du genre même), il
semble qu'il soit plus vivant que jamais : plus malléable, plus éclaté, le roman
apparaît comme « une forme privilégiée pour dire la complexité d'un monde en
constante mutation, au siècle de la technique, de la vitesse et de la violence3 ». En
mettant la parole au cœur de ses romans, Amélie Nothomb montre bien son désir de
dire cette complexité ; en exploitant le dialogue comme procédé et comme forme,
elle ouvre le roman à la duplicité et souligne la capacité qu'a le genre romanesque de
se renouveler sans cesse. Si l'on doutait, au départ, que le roman dialogué mérite
son étiquette générique, on constate maintenant qu'il lui insuffle un nouveau souffle
de vie, dès lors que « le roman [ne] vit (mourant et renaissant de ses cendres, tel un
Phénix imprévisible) que du questionnement qui informe et dicte ses multiples
transformations formelles4 ».

3
Dominique Rabaté, op. cit., p. 4.
4
Ibid.
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