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Mémoire présenté
à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval
dans le cadre du programme de maîtrise en Études littéraires
pour l'obtention du grade de Maître es arts (M.A.)
2006
Merci, enfin, à tous les fantômes qui veillent sur moi, et à tous ces hasards qui
m'ont menée ici.
TABLE DES MATIERES
RESUME
AVANT-PROPOS II
1. L'Amélie 2
2. Une œuvre dense 3
3. Le roman dialogué : un roman, d'abord et avant tout 5
4. Enjeux romanesques, narratifs et génériques 7
5. Les romans dialogues d'Amélie Nothomb 8
6. Une approche mixte pour un objet hybride 9
CONCLUSION 84
BIBLIOGRAPHIE 90
- J'étais surtout dialoguiste.
- Heureuse coïncidence.
(Péplum)
INTRODUCTION
Les dialogues de Nothomb
L'Amélie
Née en 1967 à Kobe, au Japon, Amélie Nothomb est issue d'une ancienne et
illustre famille bruxelloise qui apporta autrefois la province de Luxembourg au
royaume de Belgique. Fille d'un diplomate belge, elle passe les cinq premières années
de sa vie au Japon1, puis vit en Chine, à New York, au Bangladesh, en Birmanie et au
Laos, avant de débarquer à dix-sept ans en Belgique, où elle entame une licence en
philologie romane à l'Université Libre de Bruxelles2. C'est à cette époque qu'elle
commence à écrire, alors qu'elle découvre la Belgique, l'Europe, l'âge adulte et la
solitude. Diplôme en poche, elle retourne à Tokyo avec l'intention d'y passer toute sa
vie. Elle se fiance à un Japonais et travaille comme interprète français-japonais-
anglais dans une grande compagnie3. À vingt-trois ans, elle rompt avec tout et
retourne à Bruxelles, où rien ne l'attend. C'est alors qu'elle écrit Hygiène de
l'assassin, son onzième manuscrit, mais le premier qu'elle ose montrer. Surpris par
tant de verve et de talent, Philippe Sollers l'interdit cependant au comité de lecture
de Gallimard, le soupçonnant d'être un canular ; Françoise Xénakis, pour sa part,
soulève la possibilité d'un pseudonyme qui dissimulerait un personnage bien en vue4.
Les romans suivants, toutefois, convergeront sur les plans structural, thématique et
idéologique - d'aucuns leur reprochent d'ailleurs une trop grande similarité5 -, ce qui
élimine tout soupçon.
Hygiène de l'assassin est finalement publié par Albin Michel en septembre
1992 et devient aussitôt un best-seller couronné de nombreux prix littéraires. Depuis,
Amélie Nothomb publie, avec une régularité horlogère, un livre à chaque rentrée :
1
La Métaphysique des tubes (2000) relate cet épisode de sa vie. Le Sabotage amoureux (1993)
poursuit le récit de son enfance à Pékin ; Biographie de la faim (2004) résume le parcours
personnel de Nothomb en retraçant ses nombreux déplacements géographiques.
2
Ce retour au bercail est romancé dans Antéchrista (2003).
3
Stupeur et tremblements (Grand prix du roman de l'Académie française, 1999) fait le récit de
cette expérience.
4
Ces anecdotes sont relevées par Yolande Helm dans son article « Amélie Nothomb : L'enfant
terrible des Lettres belges de langue française », Études francophones, vol. XI, n° 1, printemps
1996, p. 113.
5
« Chacun de ses romans semble drapé, par un louable souci d'économie, dans la dépouille du
précédent. On reconnaît un roman d'Amélie Nothomb à ceci qu'il fait irrésistiblement penser à un
roman d'Amélie Nothomb » (Jean-Louis Ezine, « Bavardages », Le Nouvel Observateur, n° 1765,
2 au 9 septembre 1998, p. 61).
une aubaine dans la saison littéraire pour certains, un talent prometteur qui se
prolonge et qui tarde à se réaliser pour d'autres ; un succès phénoménal en tout
cas :
Car [...] faire grimper impavidement les tirages de ses titres jusqu'à se retrouver dans les
listes des meilleures ventes avec deux, voire trois ouvrages parus chaque fois à un an de
distance, faire s'entredéchirer les éditeurs étrangers à la Foire de Francfort pour les droits
d'un roman écrit en langue française, emporter l'adhésion des académiciens français (après
avoir eu droit, insistons-y, aux lauriers de leurs confrères belges), tout cela est,
reconnaissons-le, de l'ordre du phénomène. Nothomb fait de l'exceptionnel son ordinaire6.
Pour sa part, Margaret-Anne Hutton appuie sa division du corpus sur les types de
conflit que les romans mettent en scène, bien qu'elle dise séparer les œuvres
6
Jacques de Decker, « Préface : Nothomb avec un B comme Belgique », in Susan Bainbrigge et
Jeanette den Toonder (éd.), Amélie Nothomb, Authorship, Identity and Narrative Practice, New
York, Peter Lang (Belgian Francophone Library), 2003, p. x et xii.
7
Amélie Nothomb, Le Sabotage amoureux, Paris, Albin Michel (Le Livre de poche), 1993, p. 6. Plus
loin, elle explique « les fonctions importantes » qui lui incombaient alors : « J'avais des foules à
éblouir. J'avais une image de marque à préserver. J'avais une légende à construire » (p. 13).
8
Jacques de Decker, op. cit., p. xii.
biographiques des autres (elle omet de nommer cette seconde sous-catégorie). Outre
Le Sabotage amoureux, Stupeur et tremblements et Métaphysique des tubes, elle
classe Péplum, dont un des interlocuteurs est une certaine « A.N. », dans la catégorie
des œuvres autobiographiques. Cette inclusion semble a priori suspecte, puisque
Péplum se déroule en l'an 2580, mais il contient bien certains éléments qui
permettent d'établir des liens entre la narratrice et l'auteure. Toutefois, c'est le type
de conflit qu'il met en scène qui le fait appartenir à cette catégorie :
Bien que ces textes mettent en scène des combats en face à face, ces luttes ne sont pas à
mort ; les trois [sic] textes s'achèvent par des trêves difficiles et ambiguës, des matchs nuls
où l'on ne peut établir lequel ou laquelle des protagonistes remporte la victoire. Dans ces
trois textes c'est un conflit qu'on pourrait qualifier d'inter-subjectif qui prime : les
combattants s'affrontent en tant que sujets autonomes. Par contraste, dans le deuxième
groupe de textes (Hygiène de l'assassin, Les Combustibles, Les Catilinaires, Attentat,
Mercure), il s'agit de combats qui se terminent sans exception par la mort (assassinat ou
suicide provoqué) de l'un des « duellistes », ainsi que par un processus d'incorporation :
dans chacun de ces textes l'un des protagonistes se voit en quelque sorte assimilé à l'autre.
Dans ces cinq textes c'est un conflit intra-psychique qui prédomine9.
Reste que Nothomb se raconte au Je dans cinq de ses romans, comme on l'a vu dans
sa biographie : Le Sabotage amoureux (1993), Stupeur et tremblements (1999),
Métaphysique des tubes (2000), Antéchrista (2003) et Biographie de la faim (2004) ;
Les Catilinaires (1995) et Attentat (1997) sont également narrés à la première
personne, mais le narrateur est fictif. La narration de Mercure (1998) et de Robert
des noms propres (2002), quant à elle, est à la troisième personne. Péplum (1996),
9
Margaret-Anne Hutton, « "Personne n'est indispensable, sauf l'ennemi" : l'œuvre conflictuelle
d'Amélie Nothomb », in Nathalie Morello et Catherine Rodgers (dir.), Nouvelles écrivaines :
nouvelles voix ?, Amsterdam - New York, Rodopi (Faux titre), 2002, p. 255.
10
Amélie Nothomb citée par Susan Bainbrigge et Jeanette den Toonder (éd.), « Interview with
Amélie Nothomb », op. cit., p. 195-196.
malgré des passages narratifs au Je et un possible statut autobiographique, est
presque essentiellement fait de dialogues ; c'est également le cas de Hygiène de
l'assassin (1993), des Combustibles (1994) et de Cosmétique de l'ennemi (2001), qui
forment la troisième catégorie, celle des romans dialogues - à condition que l'on
s'entende sur la définition du genre.
11
Vivienne G. Mylne, Le Dialogue dans le roman français de Sorel à Sarraute, Paris, Universitas,
1994, p.171-188.
12
Ibid., p. 171.
13
Ibid.
14
Marie-Hélène Boblet, Le roman dialogué après 1950. Poétique de l'hybridité, Paris, Honoré
Champion (Littérature de notre siècle), 2003, p. 13. Je souligne.
15
Ibid., p. 59.
proposent Mylne et Boblet, aux accents de purisme et d'intransigeance, cadre mal
avec l'extrême souplesse qu'on reconnaît généralement au roman. Car le roman
dialogué est, d'abord et avant tout, un roman ; il doit donc remplir, dans un premier
temps, les conditions du genre romanesque. Or, le roman est avant tout récit : il
représente des personnages agissant dans un espace et dans un temps, et cette
représentation implique une relation de succession ainsi qu'un rapport de
transformation. Le récit romanesque appartient aussi au domaine du narratif : « le
romancier se place entre le lecteur et la réalité qu'il veut lui montrer et il l'interprète
pour lui, alors qu'au théâtre le spectateur est placé directement devant les
événements qui se déroulent sur la scène16 ». Roland Bourneuf et Real Ouellet, dans
L'univers du roman, précisent cependant qu'il n'y a pas de véritable cloison entre ces
deux « modes de l'imitation poétique » : « des personnages de théâtre peuvent faire
des récits sur la scène [...], et le romancier peut présenter au lecteur des dialogues
sans avoir l'air d'y intervenir17 ». Le roman doit néanmoins être en prose, et le récit,
celui d'une histoire fictive.
« Récit d'une histoire fictive » : voilà une définition très large qui englobe une
variété de romans18 qu'on pourrait être tenté de classifier. Bourneuf et Ouellet nous
mettent cependant en garde contre les pièges d'une telle entreprise :
L'important n'est pas de faire entrer de force des œuvres dans des cadres préétablis mais
de percevoir des affinités et des constantes, des orientations divergentes, de voir comment
le romancier est parvenu à faire rendre à son œuvre le timbre qui la distingue de toute
autre. Le récit, avons-nous dit, implique un choix, ou plutôt une foule de choix à chaque
instant : de mots, de personnages, d'événements, de division en chapitres, etc. [...] Il faut
donc chercher en quoi consistent ces choix et leur raison d'être : sur quel aspect de son
histoire l'auteur a-t-il mis Vaccent ? quels procédés a-t-il employés pour la narrer ? quelle
forme prend-elle ? quels sont les intentions, les implications, le sens du récit ?19
15
Roland Bourneuf et Real Ouellet, L'univers du roman, 5e édition, Paris, PUF (Littératures
modernes), 1989, p. 29.
17
Ibid.
18
Roman historique, roman épistolaire, roman d'amour, d'aventures, de cape et d'épée, roman
policier, roman noir, roman d'anticipation, de science-fiction, roman à l'eau de rosé, roman-fleuve,
roman-feuilleton, roman-photo...
19
Ibid., p. 29.
Enjeux romanesques, narratifs et génériques
« Récit dialogué d'une histoire fictive » : cette définition du roman dialogué est
loin de résoudre les paradoxes qu'elle contient. Qu'il y ait des résidus de narration ou
que le dialogue s'avère être un monologue, le roman dialogué se distingue du roman
traditionnel en ce que son histoire est narrée principalement non par un narrateur,
mais par l'ensemble des paroles échangées entre les personnages ; il se présente
donc, nécessairement, sous la forme d'un ou de plusieurs dialogues liés entre eux par
une même histoire. Aussi parvient-on généralement à résumer l'histoire d'un roman
dialogué sans trop de mal. Toutefois, on constate certaines particularités sur le plan
de l'histoire : l'intrigue, le cadre spatio-temporel, les thèmes, les personnages et les
types d'échange des romans dialogues semblent en effet adaptés à la forme - à
moins que ce ne soit la forme qui s'adapte à ses éléments romanesques. Sur le plan
de la narration, l'analyse de tels textes soulève également un certain nombre
d'enjeux, puisque le dialogue y prend en charge plusieurs fonctions de la mise en
discours (description, psychologisation, exposition des idées, dramatisation et
narration elle-même). La narration s'appuie en effet principalement sur la parole des
personnages, laquelle est rapportée au style direct. Or, l'utilisation du style direct
perturbe le temps, la voix et le point de vue du roman dialogué. Aussi brouille-t-il les
habitudes de lecture, d'une part, et la frontière qui délimite le genre romanesque,
d'autre part. Les romans dialogues, à la croisée d'une écriture narrative et d'une
écriture dramatique qui rappelle le genre dialogique antique, semblent également
participer d'une autre tendance actuelle, celle de l'hybridité générique.
De manière générale, bien que le dialogue, la narration et le genre soient au
cœur des réflexions dans des champs variés, peu de spécialistes ont convoqué ces
diverses approches dans une même étude afin de rendre compte de la complexité du
roman dialogué et de le situer dans la production contemporaine. On connaît encore
mal le fonctionnement d'un tel type d'écriture qui relève à la fois du roman, du
théâtre et du dialogue philosophique, mais qui possède ses rouages propres. Une
analyse des romans dialogues d'Amélie Nothomb nous semble tout à fait pertinente
pour mieux saisir les enjeux romanesques, narratifs et génériques qui émergent
d'une telle écriture chez Nothomb, mais également des romans dialogues en général
et, de manière plus large, de la production littéraire actuelle.
8
privilège accordé au style direct dans les romans dialogues de Nothomb : l'illusion
d'un récit simultané, au présent, l'abolition de la distance narrative, et une
temporalité et un tempo bouleversés viennent en effet brouiller les habitudes du
lecteur de roman traditionnel. Les réflexions entamées par Henri Mitterand et Gillian
Lane-Mercier sur ce sujet nous aideront à l'approfondir. Enfin, de ces particularités
narratives découlent certains enjeux génériques, dès lors que le mode dramatique
éclipse le cadre narratif ; les travaux de Marie-Hélène Boblet, entre autres, nous
permettront d'étudier la complexité sur le plan générique de notre corpus en regard
de la production littéraire actuelle.
Notre réflexion se veut donc logique dans sa progression, allant de la
description vers l'analyse, puis vers un questionnement plus large sur les enjeux
narratifs et génériques des romans dialogues d'Amélie Nothomb et de la production
littéraire actuelle, sans toutefois jamais perdre de vue l'objet de notre étude. Hygiène
de l'assassin, Péplum et Cosmétique de l'ennemi seront en effet la source de toute
notre analyse et, par conséquent, constamment convoqués. Notre étude contribuera
donc à la fois à une poétique d'auteur et à une poétique générale.
CHAPITRE UN
Enjeux romanesques
Nous avons défini le roman dialogué comme étant le récit dialogué d'une
histoire fictive, en prenant bien soin de rappeler qu'il est, d'abord et avant tout, un
roman qui se distingue de tout autre grâce au dialogue, lequel est à la fois le procédé
que l'auteur emploie pour narrer son histoire et la forme que prend cette histoire. Or,
il existe autant de cadres d'analyse pour le roman traditionnel que de théories :
thématique, sociocritique, sociologie de la littérature, formalisme, structuralisme,
poétique, pragmatique, théorie de la lecture, théorie des genres et études culturelles
posent un regard spécifique sur le roman, retiennent certains de ses aspects et en
négligent d'autres. Qu'on y accorde plus ou moins d'importance, certains éléments de
base, comme l'histoire et la narration, demeurent toutefois incontournables dans
l'analyse du roman.
Ce premier chapitre propose d'analyser les romans dialogues d'Amélie
Nothomb comme s'il s'agissait de romans traditionnels, c'est-à-dire en s'attardant sur
les éléments de l'histoire, mais en portant une attention particulière aux liens que ces
éléments romanesques entretiennent avec la forme afin de faire ressortir les
particularités du roman dialogué sur le plan de l'histoire. Il s'agira d'abord de relever
certains problèmes qui se posent lorsque l'on tente d'analyser des romans envahis
par le dialogue. Nous proposons ensuite de décrire l'intrigue de chacun des romans
dialogues d'Amélie Nothomb en précisant la part de dialogue et de narration que
chacun d'eux comporte, puis d'étudier la situation des dialogues, c'est-à-dire leur
cadre spatiotemporel, leur finalité, les thèmes qui y sont développés et leurs
interlocuteurs, et enfin d'analyser les types d'échange exploités. Cette première
étape nous fournira une vue d'ensemble des romans dialogues d'Amélie Nothomb sur
le plan de l'histoire.
12
L'ouvrage Le dialogue dans le roman de Sylvie Durrer propose quant à lui « des
instruments linguistiques pour aborder quatre dimensions fondamentales du dialogue
romanesque, à savoir : le degré d'oralisation du dialogue ; les types d'enchaînement
des répliques ; le mode de représentation des dialogues des personnages [...] ; et
enfin rapidement la fonction romanesque des dialogues2 ». Car le dialogue est, dans
tous les cas, soumis à la narration et il se doit de servir le dessein narratif, qui reste
dominant. Dans son article « Dialogue et littérarité romanesque », Henri Mitterand se
demande d'ailleurs ce qui « induit, dans la composition d'un roman, dans
l'agencement de ses éléments et de ses arguments, la possibilité et la nécessité du
dialogue3 ». Pour toute réponse, il suggère trois questions :
La première, sur les personnages qui prennent la parole, quels sont ceux qui ont le
pouvoir de la parole, quels sont ceux qui viennent la conquérir sur d'autres [...] ? Quelles
relations inter-personnelles, ou inter-collectives, fondent dans le roman, dans tel roman,
l'usage de la parole, donc la marche du dialogue ? Qui peut, sait, veut ou doit parler à qui ?
Qui a le droit à l'initiative, à l'interpellation ? [...]
Deuxième question, sur les lieux. Existe-t-il des lieux plus appropriés que d'autres au
dialogue ? Et quelles sont les relations qui s'instituent entre la parole et le lieu où elle se
déploie ? [...]
Troisième question enfin : sur les moments. Quelle est la dépendance temporelle du
dialogue4 ?
Voilà des questions tout à fait pertinentes lorsqu'on analyse la place et le rôle du
dialogue dans le roman. Mais lorsque le roman est dialogue, comment l'aborder ?
1
Jacques Cosnier, Nadine Gelas et Catherine Kerbrat-Orecchioni, « Introduction », Echanges sur la
conversation, Paris, Éditions du CNRS, 1988, p. 16.
2
Sylvie Durrer, Le dialogue dans le roman, Paris, Nathan, 1999, p. 7.
3
Henri Mitterand, « Dialogue et littérarité romanesque », in Pierre R. Léon et Paul Perron, Le
dialogue, Ottawa, Didier, 1985, p. 143-144.
4
Ibid.
13
2. Enjeux romanesques
2.1 L'intrigue du roman dialogué : un duel verbal
Tout récit raconte une histoire constituée d'une intrigue vécue par des
personnages dans un cadre spatio-temporel donné, et cette histoire développe un
certain nombre de thèmes. L'intrigue est formée d'une succession d'événements et
d'actions qui acheminent le roman vers un dénouement, mais il peut également
comprendre des discours. Genette oppose d'ailleurs récit d'événements (diégésis, soit
le récit proprement dit ou le texte du narrateur) et récit de paroles (rhésis - plutôt
que mimésis -, soit le dialogue ou le texte du personnage). Mais qu'advient-il lorsque
le discours se fait récit ? Ou lorsque le récit prend la forme d'un discours ? Un tel récit
développe-t-il une intrigue ? Dans Figures III publié en 1972, Genette observe que le
roman fait désormais plus de place au dialogue qu'à la narration : « Curieusement,
14
l'une des grandes voies d'émancipation du roman moderne aura consisté à pousser à
l'extrême, ou plutôt à la limite, cette mimésis du discours, en effaçant les dernières
marques de l'instance narrative et en donnant d'emblée la parole au personnage5 ».
Quelques années plus tôt, Sarraute constatait que le dialogue tendait « de plus en
plus à prendre dans le roman moderne la place que l'action abandonne6 ». Le
dialogue est donc susceptible de supplanter la narration et l'action ; c'est d'ailleurs ce
qui caractériserait le roman dialogué7. Aussi lui reproche-t-on souvent le fait qu'il ne
raconte rien et qu'il ne s'y passe rien8. C'est effectivement le cas du dialogue d'idées,
dont la structure n'est « ni narrative ni dramatique mais conceptuelle9 ».
Les romans dialogues d'Amélie Nothomb, par contre, répondent à une autre
logique, celle du roman. Bien qu'ils soient principalement récits de paroles, ils
développent tous une intrigue structurée selon le schéma narratif traditionnel : la
situation initiale renseigne le lecteur sur les personnages, leurs relations et leur
situation afin de lui permettre de comprendre l'action qui s'amorce ; puis survient un
élément déclencheur, un événement qui perturbe la vie des personnages et les oblige
à réagir par une série d'actions ou un enchaînement de péripéties qui modifient leur
situation initiale et les entraînent vers une situation finale, aussi appelée
dénouement. Les intrigues des romans dialogues de Nothomb ont toutefois ceci de
particulier qu'elles renvoient à une situation conversationnelle : l'entrevue dans
Hygiène de l'assassin, la conversation forcée par la séquestration dans Péplum et la
conversation importune dans Cosmétique de l'ennemi. Dans les trois cas, ce n'est pas
tant une succession d'événements qu'une succession de paroles qui acheminent le
roman vers un dénouement. Par ailleurs, toutes les intrigues des romans à l'étude se
placent sous le signe du duel. Voilà qui n'a rien d'étonnant puisque le roman
dialogué, en privilégiant la scène10 et en donnant d'emblée la parole au personnage,
5
Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil (Poétique), 1972, p. 193.
5
Nathalie Sarraute, « Conversation et sous-conversation », in L'ère du soupçon. Essais sur le
roman, Paris, Gallimard (Folio essais 76), 1956, p. 104.
7
Encore faut-il préciser, comme nous le ferons dans les chapitres suivants, que cette occultation
est illusoire : le dialogue supplante la narration en ce sens qu'il se permet d'actualiser les fonctions
de cette dernière ; il y a donc toujours narration (dialoguée). De la même manière, le dialogue ne
se substitue pas à l'action : il la prend en charge, puisque la parole est, dans le roman dialogué,
action.
8
« Ici, rien ne se passe », remarque Jean-Claude Lieber à propos de L'Inquisitoire. « C'est un
radotage illimité que l'on pourrait, semble-t-il, amplifier ou tailler sans dommage [...] » (« Le procès
du réalisme », postface à L'Inquisitoire, Paris, Minuit (Double), 1986, p. 494).
9
Suzanne Guellouz, Le dialogue, Paris, PUF (Littératures modernes), 1992, p. 65.
10
Bourneuf et Ouellet, à la suite d'Aristote, distinguent deux modes d'imitation : direct (la scène)
ou narratif (le résumé) ; la description complète la gamme de procédés narratifs dont dispose le
15
romancier. À titre d'exemple pour le premier procédé, « La Clé de verre de Dashiell Hammett est un
roman traité uniquement sous forme de scènes, les situations sont toujours décrites de l'extérieur
au moment où elles se déroulent sans que l'auteur résume jamais des faits antérieurs ou fasse le
retour sur le passé des personnages. Il n'explique jamais, il montre des comportements » (L'univers
du roman, op. cit., p. 57-61).
11
Anne Ubersfeld, Lire le Théâtre, Paris, Éditions sociales, 1993, p. 263.
16
d'interlocuteurs. Il s'ouvre directement sur un dialogue entre une femme qui émet
l'hypothèse selon laquelle Pompéi serait la création des archéologues du futur, et un
homme qui la réfute :
- Cherchez à qui le crime profite. L'ensevelissement de Pompéi sous les cendres du
Vésuve, en 79 après Jésus-Christ, a été le plus beau cadeau qui ait été offert aux
archéologues. À votre avis, qui a fait le coup ?
- Pas mal, comme sophisme.
- Et si ce n'en était pas un ?
- Que voulez-vous dire ?
- Cela ne vous a jamais paru bizarre ? Il y avait des milliers de villes à détruire. Comme
par hasard, ce fut la plus raffinée, la plus somptueuse, qui y passa.
- C'est une fatalité courante. Quand une bibliothèque prend feu, ce n'est pas la
bibliothèque municipale du quartier, c'est la bibliothèque d'Alexandrie. Quand un boudin et
une beauté traversent la rue, devinez qui se fait écraser ? [...] (p. 5)
Commence alors le second dialogue, véritable duel verbal qui occupe près de 140
pages (le roman en fait 153) et qui compte au total moins de dix lignes de narration.
Soupçonnée d'avoir découvert la vérité à propos de Pompéi, la narratrice se retrouve
en 2580 dans la basilique de Celsius, un savant « condamné » par le Tyran (le chef
de l'oligarchie) à lui faire la conversation. La parole devient une arme redoutable
entre les mains de celle qui tient à retourner en 1995. Exaspéré par la conversation,
Celsius finit d'ailleurs par acquiescer à la demande de l'écrivaine et la renvoie à son
époque dans l'espoir qu'elle le fasse passer à l'éternité en lui consacrant un livre. Un
bref épilogue narratif apprend au lecteur que le livre qu'il vient de lire est la
retranscription, de mémoire, de cet échange entre Celsius et A.N. « Une histoire
vraie », atteste la narratrice en précisant bien que personne ne daigne la croire.
Ainsi, le dialogue dans Péplum prend en charge la situation initiale et la série
d'actions ou plutôt de paroles qui modifient cette situation ; toutefois, la narration
s'occupe de résumer les éléments clés de l'intrigue, soit l'élément déclencheur (le
18
Ce procédé est d'ailleurs repris dans Cosmétique de l'ennemi ; il n'a toutefois pas
autant de succès, pour des raisons évidentes : comment faire taire une voix qui vient
de l'intérieur ?
Angust tarde à comprendre que son interlocuteur, Textor Texel, n'est nul autre que
son ennemi intérieur, et lorsque Texel lui dévoile son identité, Angust refuse de le
croire. La seule façon pour lui de s'assurer qu'il n'est pas Texel et qu'il est innocent
du meurtre de sa femme est de se tuer. Exaspéré par la conversation, comme
Celsius, il finit par fracasser la tête de Texel contre le mur, ponctuant son geste de
cris : « Libre ! Libre ! Libre ! ». Les autres passagers dans la salle d'attente de
l'aéroport n'y voient qu'un suicide inqualifiable.
Comme celui d'Hygiène de l'assassin, l'incipit de Cosmétique de l'ennemi est
narré par un narrateur extradiégétique omniscient. Il est cependant plus court : une
quinzaine de lignes suffisent pour situer dans la salle d'attente d'un aéroport un
« bourreau » et une victime aux nerfs à vif à cause d'un retard d'avion. Après un
dialogue d'une centaine de pages où se confrontent l'importun et l'importuné, le
narrateur reprend la parole pour fournir le point de vue final : le dénouement n'est
pas le meurtre de Texel, mais bien le suicide d'Angust. Ainsi, la narration se charge
19
Les intrigues des romans dialogues d'Amélie Nothomb se déroulent de fait dans des
lieux qui confinent les personnages au dialogue et qui créent une atmosphère de
contrainte. Les entrevues d'Hygiène de l'assassin ont lieu dans l'obscurité de
l'appartement de Tach - un lieu clos où le mouvement est limité : Gravelin, son
secrétaire, vit quatre étages plus haut, mais évite autant que possible de le voir et se
contente de téléphoner régulièrement ; une infirmière « très courageuse » vient
également le laver chaque jour, à 17 heures. Tach, quant à lui, ne quitte son
appartement que pour faire ses emplettes. Cet appartement s'avère non seulement
terrifiant, mais également dégoûtant pour le premier journaliste, qui évoque Jonas :
- Le ventre de la baleine ! Je vous assure, tout y était ! L'obscurité, la laideur, la peur, la
claustrophobie... (p. 24)
Métaphore de l'espace, le discours de Tach étouffe, lui aussi, les journalistes, qui tous
sortent de l'entrevue malades. Par opposition, le café d'en face, espace ouvert où se
réunissent les journalistes après chaque entrevue, apparaît à la fois comme une sorte
de lieu de libération et un quartier général pour ces « correspondants de guerre »
(p. 9) : ils s'y rencontrent pour se familiariser avec l'adversaire et pour discuter des
stratégies à adopter. Seule Nina n'y met pas les pieds ; elle se rend directement chez
Gravelin avant de se présenter sur le champ de bataille, ce qui, d'emblée, porte à
croire qu'elle se distinguera des autres.
Le cadre temporel d'Hygiène de l'assassin incite lui aussi au dialogue. L'histoire
se déroule deux mois avant la mort de l'immense écrivain Prétextât Tach. Voilà un
moment qui justifie la ronde des journalistes et leur impose un sujet de
conversation : d'emblée, il y a fort à parier qu'ils discuteront de la vie, de l'œuvre, de
la santé et de la mort de ce prix Nobel de littérature. L'imminence de sa mort
explique, en outre, l'impunité des déclarations de l'écrivain qui n'hésite pas à se
dévoiler comme assassin :
- Pourquoi irais-je cacher que je suis un assassin ? Je n'ai rien à craindre de la justice,
je meurs dans moins de deux mois.
- Et votre réputation posthume ?
- Elle n'en sera que plus grandiose, (p. 114)
Enfin, elle donne à Tach une longueur d'avance sur les journalistes qui disposent de
peu de temps pour se préparer à cette rencontre. Seule Nina n'a pas attendu
Ibid.
21
l'annonce de sa mort pour lire l'œuvre de Tach, ce qui la place à égalité avec son
interlocuteur et ce qui oriente leur discussion sur l'œuvre et le passé de Tach. À tous
les autres, Tach reproche de ne pas l'avoir lu. Un journaliste en appelle à sa
compréhension :
- Essayez de comprendre. Nous sommes le 15 et la nouvelle de votre cancer est
tombée le 10. Vous avez déjà édité vingt-deux gros romans, il aurait été impossible de les
lire en si peu de temps, surtout en cette période tourmentée où nous guettons les moindres
informations du Moyen-Orient, (p. 33)
A.N. est carrément séquestrée par Celsius qui refuse de la renvoyer en 1995 et qui
soutient qu'elle ne reverra jamais son époque, « par précaution politique » (p. 25).
Son seul moyen de s'en sortir est « l'acharnement verbal » contre Celsius, lui aussi
séquestré en fin de compte :
- Vous êtes forcé de rester avec moi, n'est-ce pas, Celsius ?
- Eh oui.
- Vous n'avez donc pas le droit de sortir ?
- Où voulez-vous donc en venir ?
- J'ai la possibilité de vous pousser à bout. Je pense d'ailleurs avoir pour cela un don
naturel, (p. 91)
23
Son « irritante » conversation aura effectivement raison des nerfs de Celsius, qui
finira par les libérer l'un de l'autre. Ainsi, les interlocuteurs d'Hygiène de l'assassin et
de Péplum sont tous coincés non seulement dans le lieu physique de leur dialogue,
mais également dans sa finalité : pris dans cet espace, ils doivent dialoguer.
Paradoxalement, la parole est leur seule échappatoire et signe leur victoire lorsque le
dialogue se fait duel verbal.
La situation du dialogue entre Angust et Texel change, le but n'est plus le même15 : il
ne s'agit plus, pour Angust, de tromper l'attente avec un importun qui impose sa
conversation, mais de venger le meurtre de sa femme que vient de lui avouer Texel.
Le résultat est pourtant le même : il ne peut toujours pas échapper au dialogue.
Lorsque Texel se dévoile, le lieu se combine au moment pour justifier l'échange :
- Pourquoi l'aéroport ?
- Le retard de l'avion. L'attente forcée pour une durée indéterminée : enfin un moment
où tu étais vraiment disponible. Les gens de ton espèce ne deviennent vulnérables que dans
l'imprévu et le vide. Cela, plus la conjonction de la date d'aujourd'hui, ce dixième
anniversaire qui a effleuré ton inconscient ce matin : tu étais mûr pour ouvrir les yeux. (p.
110-111)
Mûr pour ouvrir les oreilles, plutôt. Ce moment d'attente et de disponibilité imprévu,
combiné au dixième anniversaire du meurtre de sa femme, fait céder les cloisons
15
« La situation est à la fois quelque chose qui préexiste aux interactions et qui se construit avec
elles. Chaque dialogue nouveau se trouve nécessairement confronté à une nouvelle situation, dans
la mesure où celle-ci s'enrichit de tout dialogue ayant déjà eu lieu. Les paramètres spatiaux, les
données sociales peuvent ne pas changer, l'histoire conversationnelle des interlocuteurs a évolué »
(Sylvie Durrer, Le dialogue dans le roman, op. cit., p. 59).
24
qu'Angust avait construites dans sa tête et l'oblige au dialogue. Comme dans les
autres romans dialogues de Nothomb, le moment est non seulement favorable au
dialogue, il l'impose et en dicte le sujet.
Il existe donc un lien étroit entre le cadre spatio-temporel des dialogues et le
choix de la forme dialoguée, puisque dans tous les cas, le lieu et le moment créent
une situation conversationnelle où les personnages sont contraints au dialogue.
D'emblée, il y a fort à parier que l'atmosphère sera tendue et que la conversation
tournera à la joute verbale, d'autant plus que cette contrainte est multiple : les lieux
les isolent avec leur interlocuteur ; la finalité de leur dialogue les oblige à le
poursuivre ; et le moment de cet échange en conditionne le déroulement de même
que les thèmes qui y sont abordés.
16
« Lorsqu'on aborde les sujets dont s'occupent les personnages de roman, une première question
s'impose », selon Mylne : « est-ce qu'on peut établir une distinction valable entre "sujets de
dialogue" et "sujets de roman" ? En effet, dans les romans épistolaires et les romans dialogues, les
échanges entre les personnages peuvent occuper le récit entier, de sorte que parler de "sujets de
dialogue" et de "sujets de roman" revient pratiquement au même » (Vivienne G. Mylne, op. cit.,
p. 166).
25
Cependant, il arrive rarement que les personnages traitent ces sujets sans
divaguer. Péplum est celui des romans dialogues de Nothomb qui imite le plus
exactement le décousu de la conversation. Dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg
(1821), Joseph de Maistre insiste sur l'importance de ne pas confondre l'entretien, la
conversation et le dialogue. La conversation peut se permettre le décousu, le débridé,
l'improvisation et le familier :
La conversation divague de sa nature : elle n'a jamais de but antérieur, elle dépend des
circonstances, elle admet un nombre illimité d'interlocuteurs. Je conviendrai si vous voulez
qu'elle ne serait pas faite pour être imprimée, quand la chose serait possible, à cause d'un
certain pêle-mêle de pensées, fruit des transitions les plus bizarres, qui nous mènent
souvent à parler, dans le même quart d'heure, de l'existence de Dieu et de l'opéra
comique17.
Selon de Maistre, la conversation « vaut mieux sans doute [qu'un livre] pour
s'instruire, puisqu'elle admet l'interruption, l'interrogation et l'explication ; mais il ne
s'ensuit pas qu'elle soit faite pour être imprimée18 ». Le dialogue, en revanche, « ne
représente qu'une fiction, car il suppose une conversation qui n'a jamais existé ; c'est
une œuvre purement artificielle, [...] une composition comme une autre [...]19 ».
L'entretien, enfin, apparaît comme un juste milieu entre les ambitions cognitives du
dialogue et la légèreté de la conversation. Mais où situer les romans dialogues ? Dans
le paradoxe que contient la définition du dialogue proposée par de Maistre : le
dialogue, bien que distinct de la conversation, demeure une fiction qui imite « une
conversation qui n'a jamais existé ». Le roman dialogué met effectivement en scène
une conversation fictive, avec toute la liberté que celle-ci suppose. La liberté que lui
accorde de Maistre est toutefois relativement nouvelle au dix-neuvième siècle. Aux
siècles classiques, la conversation était plutôt marquée par la contrainte rituelle et
traversée par les notions de consensus et de collaboration. Au dix-neuvième siècle,
toutefois, « elle devient surtout synonyme de causerie fantaisiste, échevelée20 »,
souligne Boblet. C'est cet aspect de la conversation qui permet aux personnages des
romans dialogues de divaguer et d'aborder certains thèmes qui n'ont en apparence
aucun lien avec l'intrigue mais qui pourtant la nourrissent, ne serait-ce qu'en en
tendant le ressort et en participant à la construction des personnages ou, plus
largement, d'une certaine vision du monde : « II est des situations », disait
17
Joseph de Maistre, « Huitième entretien », Les Soirées de Saint-Pétersbourg, tome second, Paris,
Éditions de la Maisnie, 1983 [1821], p. 78.
18
Id.
19
Ibid., p. 78-79.
20 Marie-Hélène Boblet, op. cit., p. 43.
27
21
Marmontel, « Élémens de littérature », Œuvres complètes, tome IV, l r e partie, Slatkine Reprints,
Genève, 1968 (réimpression de l'édition de Paris, 1819-1820), p. 380.
2.8
L'étude de l'intrigue nous a montré que les quatre premières entrevues font office de
situation initiale puisqu'elles préparent la dernière, qui constitue le nœud de
l'intrigue. Les thèmes qui sont abordés dans ces entrevues « préliminaires », s'ils
appartiennent pour la plupart au réseau de la digression, ne sont pas pour autant
dénués d'importance : ils participent à la construction du personnage de Tach. Ils
dévoilent en effet un prix Nobel misanthrope, misogyne, imbu de lui-même et
haineux envers toute l'institution littéraire, de l'écrivain au critique en passant par le
lecteur et le journaliste venu l'interviewer. Ce portrait alimente l'intrigue et annonce
la lutte corsée qui aura lieu entre Nina et Tach.
Cosmétique de l'ennemi, enfin, développe certaines considérations d'ordre
général sur son principal thème, soit l'ennemi intérieur qui, selon Texel, se terre en
chacun de nous. Mais s'il rappelle lui aussi la conversation, c'est plutôt parce que le
moteur de son intrigue repose sur l'une de ses stratégies : la confidence. Alors que
les personnages des autres romans à l'étude interrogent sans relâche leur
interlocuteur, Texel se confie librement à Angust, au plus grand désespoir de ce
dernier. Le résultat est pourtant le même : la conversation demeure forcée par l'un
des interlocuteurs. La relation entre les personnages semble donc primer sur les
thèmes développés. Car si, dans les romans dialogues, le réseau thématique de la
digression nourrit celui de l'action, que ce soit en exposant une vision du monde ou
en construisant le portrait des personnages, il n'en demeure pas moins que le
principal moteur de l'intrigue, ce sont les personnages.
Aussi Tach admet-il qu'il s'emmerde depuis vingt-quatre ans et que rien ne l'amuse
autant que d'emmerder les gens. Il prend d'ailleurs un malin plaisir à importuner les
journalistes en les insultant, en leur faisant des récits dégoûtants et en tenant des
propos fielleux. Dans sa relation avec Nina, cependant, on a du mal à déterminer qui
est l'importun tant la lutte est serrée. Leur relation se construit d'ailleurs sur les
bases de cette lutte, comme l'a montré l'étude de l'intrigue : Nina est motivée par
son désir de remporter le pari dont elle a elle-même fixé l'enjeu, soit voir cet écrivain
importun pour l'humanité entière, à commencer par sa cousine Léopoldine, ramper
devant elle. Elle réussit à renverser la vapeur, et c'est finalement elle qui emmerde
« à mort » le Nobel par ses questions : « L'assassin, c'est vous, et vous avez tué
deux personnes », rétorque-t-il lorsque Nina lui apprend qu'elle n'a aucun lien avec
lui. « Aussi longtemps que Léopoldine vivait dans ma mémoire, sa mort était une
abstraction. Mais vous avez tué son souvenir par votre intrusion de fouille-merde, et
en tuant ce souvenir, vous avez tué ce qui restait de moi » (p. 163). Cependant, si
Nina remporte la bataille (Tach rampe devant elle), c'est Tach qui remporte la guerre.
23
Les interlocuteurs, avec les circonstants et les buts, composent la situation du dialogue. « Dans
une perspective conversationnaliste », affirme Sylvie Durrer, « on tiendra donc compte des
caractéristiques sociales et individuelles des interlocuteurs car celles-ci influencent la forme et le
déroulement de l'action » (« La situation », Le dialogue dans le roman, op. cit., p. 59).
24
Cette relation est également en vedette dans Les Catilinaires (1995), où Emile et Juliette sont
importunés non pas par la conversation mais par le silence de leur voisin Palamede qui s'impose
chez eux chaque après-midi de quatre à six heures.
30
incomparable : sans maladie, pas de guérison » (p. 32). À plusieurs reprises, il laisse
entendre à sa victime qu'il l'a choisie, qu'il a une mission à accomplir avec elle, qu'il
la connaît mieux qu'elle ne le croit... De fait, l'importun n'est rien d'autre que l'ennemi
intérieur25 de l'importuné :
- [...] L'ennemi est celui qui, de l'intérieur, détruit ce qui en vaut la peine. Il est celui
qui vous montre la décrépitude contenue en chaque réalité. Il est celui qui vous met en
lumière votre bassesse et celle de vos amis. Il est celui qui, en un jour parfait, vous
trouvera une excellente raison d'être torturé. Il est celui qui vous dégoûtera de vous-même.
Il est celui qui, quand vous entreverrez le visage céleste d'une inconnue, vous révélera la
mort contenue dans tant de beauté, (p. 28-29)
II est cette partie de Jérôme Angust qui a tué sa femme et qui ressurgit, dix ans plus
tard, pour demander, paradoxalement, que justice soit faite, et dont l'insupportable
discours pousse Angust au meurtre - ou plutôt au suicide. Le suspense de
Cosmétique de l'ennemi gravite autour de la relation qui unit les deux personnages :
on se demande d'abord qui est l'importun, puis quel est son lien avec l'importuné, et
enfin s'il est vrai que tous deux ne sont en fait qu'une seule et même personne.
Comme dans Hygiène de l'assassin et Péplum, les personnages de Cosmétique de
l'ennemi sont contraints au dialogue, à la fois par le lieu, le moment et la situation,
mais aussi par l'Autre, un importun qui, à force d'acharnement verbal, pousse sa
victime au meurtre. Car le duel verbal du roman dialogué doit connaître un
vainqueur.
25
Lors d'une entrevue, Nothomb précise ce qu'est, pour elle, l'ennemi intérieur : « Enfant, je
n'avais pas vraiment d'ennemi intérieur... l'ennemi intérieur qui est en fait la culpabilité »
(« Interview with Amélie Nothomb », Susan Bainbrigge et Jeanette den Toonder (éd.), op. cit.,
p. 188).
32
sans réserve26 ». Mais tout n'est pas noir ou blanc : selon que les interlocuteurs sont
en accord ou non sur un certain nombre d'observations (critères) et de normes
(valeurs), on obtient quatre types de dialogue27 :
26
Gilbert Dispaux, La logique au quotidien. Une analyse dialogique des mécanismes de
l'argumentation, Paris, Minuit (Arguments), 1984, p. 51.
27
Voir Gilbert Dispaux, op. cit., p. 55 à 61.
28
Sylvie Durrer, « Le dialogue romanesque : essai de typologie », Pratiques, n° 65, mars 1990, p.
44.
33
Le schéma d'interaction polémique est directement tendu vers l'action. « [II] est
assez fréquent dans le roman, car il présente un indéniable attrait dramatique : il
29
Sylvie Durrer, Le dialogue dans le roman, op. cit., p. 97.
30
Ibid., p. 87.
34
donne lieu à une crise qui constitue, ne l'oublions pas, le principal moteur du roman.
La polémique nourrit l'intrigue31 », soutient Durrer.
Le schéma d'interaction didactique, enfin, s'actualise principalement sous la
forme d'interrogatoire, d'interrogation, d'enquête et d'entrevue. Initialement, les
interlocuteurs ne sont pas dans une position discursive égale, puisque l'un possède
des connaissances ou des informations que l'autre veut acquérir ; l'enchaînement
d'actes de langage dominant est donc du type question-réponse, où un interlocuteur
se spécialise dans les questions, l'autre dans les réponses. Si tout se passe bien,
l'inégalité initiale est comblée à la fin du dialogue. C'est, par exemple, le schéma du
roman policier et, à peu de choses près, celui de L'Inquisitoire de Pinget. À peu de
choses près, parce que l'inégalité initiale n'est pas comblée à la fin de ce dialogue qui
se solde par l'épuisement de l'interrogé. On retrouve le même motif dans les quatre
premières entrevues d'Hygiène de l'assassin : les enchaînements de questions et de
réponses y sont privilégiés ; Tach possède les connaissances que les journalistes
tentent d'acquérir ; le premier se spécialise donc dans les réponses, les seconds dans
les questions ; l'inégalité initiale n'est toutefois pas comblée, puisque les journalistes
quittent Tach malades et troublés par la conversation. L'issue de ces échanges les
tire plutôt vers le schéma d'interaction polémique. En fait, les romans dialogues de
Nothomb combinent les différents types d'interaction : par exemple, bien que Péplum
s'identifie davantage au schéma d'interaction dialectique, il comporte plusieurs
épisodes didactiques, notamment l'arrivée de A.N. en 2580, alors qu'elle questionne
Celsius pour savoir qui il est, où elle est, etc. De manière générale, au fil du récit,
A.N. questionne Celsius sur les modalités de sa transplantation et sur le vingt-sixième
siècle. L'atmosphère conflictuelle du dialogue le fait cependant basculer dans le
modèle polémique. Mais à la toute fin, A.N. et Celsius cherchent une solution pour
mettre fin à ce conflit et parviennent à un consensus, conformément au schéma
dialectique. Les épisodes ne sont pas simplement alternés ; ils sont comme
superposés, puisqu'une même séquence combine les caractéristiques de différents
types d'interaction. On a d'ailleurs du mal à segmenter les romans dialogues de
Nothomb en séquences dialogales ou en épisodes32 et à déterminer quel type
31
ibid., p. 59.
32
Jean-Michel Adam propose, dans son ouvrage Les textes : types et prototypes (Paris, Nathan,
1997 - voir le chapitre 6 sur le prototype de la séquence dialogale), d'étudier l'organisation
séquentielle du prototype dialogal afin d'en révéler le noyau dur. Il distingue les séquences
phatiques d'ouverture et de clôture, et les séquences transactionnelles constituant le corps de
35
l'interaction. Sylvie Durrer, pour sa part, nomme « épisode » l'unité dialogale. Celui-ci se définit par
la permanence des interlocuteurs, l'unité thématique et la cohérence pragmatique. Comme Adam,
elle distingue deux types d'épisodes, respectivement appelés phatiques et transactionnels. Les
épisodes didactiques, polémiques et dialectiques sont en fait trois types d'épisodes transactionnels.
Durrer souligne toutefois le point suivant : « [...] tandis que certains épisodes peuvent être
clairement attribués à un type, d'autres posent plus de problèmes et semblent hésiter entre deux
types. Ainsi, une discussion obéit-elle à un schéma dominant dialectique même si elle contient ici
et là des moments ou des traits polémiques. Le modèle proposé ici devrait permettre non pas une
résolution de ces tensions, mais une meilleure saisie » (« Des dialogues aux dimensions
d'épisodes », Le dialogue dans le roman, op. cit., p. 97).
CHAPITRE DEUX
Parole de narrateur et parole de personnages
Nous avons vu que les romans dialogues d'Amélie Nothomb présentent certaines
particularités sur le plan romanesque. L'intrigue, qui évolue d'après une succession
de paroles plutôt que d'événements, prend la forme d'un duel verbal, d'autant plus
que les personnages sont contraints à la parole par des situations propices au
dialogue, mais également par l'Autre, dans une joute parfois à mort entre importun
et importuné. Par conséquent, deux réseaux thématiques se développent : celui de
l'action gravite surtout autour du meurtre et de l'issue du dialogue ; celui de la
digression tend le ressort de l'intrigue et participe à la construction des personnages,
voire d'une certaine vision du monde. Enfin, un savant mélange de schémas
d'interaction fait sans cesse fluctuer la tonalité des romans dialogues et permet aux
dialogues de remplir certaines fonctions habituellement dévolues à la narration. Voilà
qui est vite dit : la parole des personnages est certes plus complexe, et si elle peut se
permettre de prendre certaines responsabilités dans le roman dialogué, c'est qu'elle a
su, au cours du dernier siècle, s'émanciper de la narration. Cette dernière demeure
bien sûr un élément clé dans les romans dialogues de Nothomb, mais il semble que
les rôles soient renversés : la parole du narrateur est désormais complémentaire de
celle des personnages qui, elle, prend en charge le récit. Ce deuxième chapitre
propose donc d'étudier la possibilité d'une fonction narrative fluctuante, absorbée
tantôt par la narration, tantôt par le dialogue, puis d'analyser le rôle de la parole du
narrateur dans les romans à l'étude. Nous nous attarderons ensuite sur les fonctions
du dialogue romanesque afin de montrer que celui-ci est à même de remplacer un
narrateur occulté par un discours direct envahissant, comme c'est le cas dans les
romans dialogues d'Amélie Nothomb.
37
1. Parole de narrateur : occultation et renversement des rôles
1.1 En réaction contre la présence envahissante du narrateur
Jusqu'au XIXe siècle « [l]e romancier ne craint [...] pas d'imposer la présence
perpétuelle d'un narrateur qui multiplie les intrusions dans une espèce de
conversation familière avec le lecteur. Au milieu du siècle se produit une réaction
contre la présence envahissante du narrateur1 ». Flaubert propose alors, avec
Madame Bovary, une sorte d' « omniscience neutre », où le narrateur n'apparaît
jamais en tant que tel, par opposition à la traditionnelle « omniscience éditoriale »,
où il intervient sous une forme explicite. Quelques décennies plus tard, Henry James
déplace l'enjeu théorique vers le point de vue et propose de raconter l'histoire à la
troisième personne, mais comme si elle était exclusivement perçue et interprétée par
la conscience d'un personnage2. Plus récemment, les romanciers behavioristes se
sont limités à enregistrer un décor, des personnages, leurs gestes et leurs paroles,
sans entrer dans leur for intérieur. Nathalie Sarraute juge que ce procédé met
l'essence du roman en péril ; elle rêve plutôt d'une « technique qui parviendrait à
plonger le lecteur dans le flot de ces drames souterrains que Proust n'a eu le temps
que de survoler et dont il n'a observé et reproduit que les grandes lignes » :
[...] une technique qui donnerait au lecteur l'illusion de refaire lui-même ces actions avec
une conscience plus lucide, avec plus d'ordre, de netteté et de force qu'il ne peut le faire
dans la vie, sans qu'elles perdent cette part d'indétermination, cette opacité et ce mystère
qu'ont toujours ses actions pour celui qui les vit.
Le dialogue, qui ne serait pas autre chose que l'aboutissement ou parfois une des
phases de ces drames, se délivrerait alors tout naturellement des conventions et des
contraintes que rendaient indispensables les méthodes du roman traditionnel. C'est
insensiblement, par un changement de rythme ou de forme, qui épouserait en l'accentuant
sa propre sensation, que le lecteur reconnaîtrait que l'action est passée du dedans au-
dehors.
Le dialogue, tout vibrant et gonflé par ces mouvements qui le propulsent et le sous-
tendent, serait, quelle que soit sa banalité apparente, aussi révélateur que le dialogue de
théâtre 3 .
Car « ce dialogue qui tend de plus en plus à prendre dans le roman la place que
l'action abandonne, s'accommode mal des formes que lui impose le roman
traditionnel4 » : alinéas, tirets, deux-points, guillemets et discours attributif rompent
la continuité des mouvements souterrains. Aussi les romanciers modernes tentent-ils
de camoufler, voire de supprimer le narrateur, « en effaçant les dernières marques
1
Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino, Homo fabulator. Théorie et analyse du récit, Montréal/
Paris, Leméac/Actes sud, 2003, p. 120.
2
Ibid., p. 120-121.
3
Nathalie Sarraute, op. cit., p. 116-117.
4
Ibid., p. 104.
38
de l'instance narrative et en donnant d'emblée la parole au personnage5 », pour
reprendre une fois de plus les mots de Genette. Le rêve de Sarraute se concrétise
sous la forme d'un « style direct libre » caractérisé par la suppression de toute
marque graphique ainsi que de tout discours attributif, et qu'on retrouve notamment
chez Aragon6. Dans d'autres cas, la narration évolue jusqu'à devenir un récit neutre,
objectif, sur le mode dramatique : un récit caméra (hétérodiégétique, à focalisation
externe). Dans ce cas extrême, le personnage est lui aussi anéanti, selon Molino - il
perd sa substance au sacrifice de son intériorité et devient « un corps et une voix
sans conscience7 ».
Le narrateur occulté, qui donc raconte le récit ? Le dialogue est-il en mesure
de remplir les fonctions habituellement dévolues à l'instance narrative ? Selon
Vivienne G. Mylne, « le dialogue peut remplir toutes les fonctions principales d'un
narrateur, soit explicitement, soit d'une manière implicite ou indirecte8 ». Gillian
Lane-Mercier partage cet avis : « Rien n'empêche, en effet, une fonction narrative
donnée, cardinale ou autre, de s'actualiser au sein d'une réplique de personnage
plutôt que sur le plan de la diégèse [...]9 ». Ces points de vue rejoignent la conception
de la fonction narrative que développe Kate Hamburger dans La logique des genres
littéraires. Selon elle, il n'y a pas de différence entre la substance narrative et la
substance du dialogue, puisque la fonction narrative se donne comme fluctuante et
peut, dès lors, s'absorber tant dans le discours du personnage que dans celui du
narrateur :
Tout en produisant les personnages et leur univers, la narration joue à cache-cache avec
eux, tantôt de près, tantôt de loin ; tantôt se fondant tout entière en eux, tantôt prenant
ses distances, mais sans les perdre de vue. Et c'est pourquoi elle peut sans rupture,
s'oubliant alors complètement, se distribuer alternativement sur chacun d'eux. Plus encore
que dans le discours indirect libre, c'est ce qui se produit dans le dialogue et le vrai
monologue10.
Le discours des personnages peut donc assumer d'autres rôles que la narration
proprement dite. Genette distribue ces fonctions selon les divers aspects du récit (au
sens large) auxquels elles se rapportent11. On illustrera cette distribution à l'aide du
tableau suivant :
5
Gérard Genette, Figures III, op. cit., p. 193.
6
Voir Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino, op. cit., p. 205-207.
7
Ibid.i p. 169. L'Étranger d'Albert Camus en serait un exemple. Nous reviendrons sur l'hypothèse
de la dissolution du personnage.
8
Vivienne G. Mylne, op. cit., p. 69.
9
Gillian Lane-Mercier, La parole romanesque, Ottawa, PUO/Klincksieck (Semiosis), 1989, p. 211.
10
Kâte Hamburger, Logique des genres littéraires, Paris, Seuil (Poétique), 1986, p. 156.
11
Voir Gérard Genette, op. cit., p. 261-265.
39
Lorsque les personnages prennent la parole sans la tutelle (ou sous la tutelle
extrêmement discrète) d'un narrateur, le dialogue a, de fait, plus de responsabilités
et tend davantage vers le dialogue de théâtre : plus qu'un simple procédé rhétorique,
sémiotique et poétique, le dialogue doit alors assumer l'exposition, la caractérisation
et l'action, sans quoi le récit ne serait pas un récit. Autrement dit, il doit se charger
de raconter l'histoire. Chez Nothomb, toutefois, cette narration dialoguée s'inscrit
tout de même dans un cadre narratif traditionnel ; « [...] toute appréhension de la
parole romanesque ne saurait se placer en dehors d'une approche d'ensemble,
capable de démasquer les relations de complémentarité, structurales et
fonctionnelles, reliant le dialogal au narratif et au descriptif12 », précise Gillian Lane-
Mercier.
12
Gillian Lane-Mercier, op. cit., p. 209.
40
après ce second dialogue, elle reprend la parole, c'est pour attester de la véracité de
son récit :
Celsius avait raison : je n'ai pu faire autrement que d'écrire un livre sur lui.
Ce ne fut pas facile. Il a fallu que je retranscrive, de mémoire, notre long échange. Lors
des passages scientifiques, je m'en suis tirée avec des approximations.
Quand j'ai eu fini de rédiger ce manuscrit, je l'ai apporté à mon éditeur. J'ai précisé qu'il
s'agissait d'une histoire vraie.
Personne n'a daigné me croire, (p. 152-153)
Humilié, Angust donna son passeport. Les flics le lurent avec attention puis le lui
rendirent en disant :
- C'est bon pour une fois. Mais ne vous moquez plus de nous.
- Et lui, vous ne le contrôlez pas ? insista Jérôme.
- Vous avez de la chance qu'on ne doive pas passer d'alcooltest pour prendre l'avion.
Les policiers s'en allèrent, laissant Angust stupéfait et furieux. Tout le monde le
dévisageait comme s'il était fou. Le Hollandais se mit à rire.
- Eh bien, tu as compris ? demanda Texel.
- De quel droit me tutoyez-vous ? On n'a pas gardé les cochons ensemble.
Textor hurla de rire. Les gens se pressaient autour d'eux pour regarder et écouter.
Angust explosa. Il se leva et se mit à crier à l'adresse des spectateurs :
- Vous avez fini ? Je casse la figure au prochain qui nous observe.
Il dut être convaincant car les badauds s'en allèrent. Ceux qui étaient assis à proximité
s'écartèrent. Plus personne n'osa les approcher, (p. 94-95)
À la toute fin, le narrateur sort carrément du dialogue pour fournir un autre éclairage
sur la scène :
Le 24 mars 1999, les passagers du vol qui attendaient le départ du vol pour Barcelone
assistèrent à un spectacle sans nom. Comme l'avion en était à sa troisième heure de retard
inexpliqué, l'un des voyageurs quitta son siège et vint se fracasser le crâne à plusieurs
reprises sur l'un des murs du hall. Il était animé d'une violence si extraordinaire que
personne n'osa s'interposer. Il continua jusqu'à ce que mort s'ensuivît.
Les témoins de ce suicide inqualifiable précisèrent un détail. Chaque fois que l'homme
venait se taper la tête contre la paroi, il ponctuait son geste d'un hurlement. Et ce qu'il
criait, c'était :
- Libre ! Libre ! Libre ! (p. 123)
13
Ce renversement des rôles est tout à fait possible, selon Gillian Lane-Mercier : « Bien que les
taux de narrativité qu'une unité dialogale peut véhiculer fluctuent selon des variantes spécifiques,
en corrélation avec son emplacement au sein du système général de l'œuvre, son sujet énonciateur
et son contenu sémantique, entre autres, toujours est-il que fonctionnellement le dialogue et le
diégétique entretiennent, outre des relations syntagmatiques de complémentarité et d'intégration,
des rapports paradigmatiques d'interchangeabilité, Voire de réversibilité [...] » (op. cit., p. 212-
213).
42
En effet, le narrateur étant, selon la plus simple expression, celui qui raconte
l'histoire, il n'est rien de moins que « l'instance supérieure16 », la voix qui actualise et
prend en charge le récit ; Genette parle d'ailleurs de « patronage narratif17 ». Comme
nous le soulignions au début du premier chapitre, le dialogue des romans
traditionnels est donc presque toujours soumis à la narration. « Les conversations
sont rarement "importées" d'un seul tenant dans le récit », précise Durrer, « mais
subissent des transformations pour être à mieux de servir le dessein narratif18 ». Au
contraire du dialogue de théâtre « qui se passe de tuteurs19 », le dialogue
romanesque « n'a pas le premier rang dans le roman ; il dépend de la narration, il
est régi, piloté par elle », souligne Mitterand. « Et, du strict point de vue de l'équilibre
quantitatif des énoncés, chacun sait qu'un excès de dialogues nuit à la coulée
narrative, arrête et fragmente l'action, éparpille l'attention du lecteur : le dialogue est
toujours un exercice risqué pour le romancier, compte tenu des impatiences du
lecteur20. » Mais le dialogue romanesque présente aussi certaines libertés par rapport
au dialogue de théâtre : « il n'a pas besoin de présenter les personnages, de
rapporter le passé - tout cela est fait généralement par le récit - il peut rester allusif,
il peut travailler à l'économie [...]21. » Cette « économie » n'est toutefois pas toujours
14
En revanche, Gillian Lane-Mercier rappelle qu'« [...] aucun dialogue romanesque ne saurait être
considéré en tant qu'excroissance structurale, en tant que superfluité fonctionnelle face à une
diégèse appelée à charrier le poids entier de l'histoire » {op. cit., p. 207).
15
Francis Berthelot, Parole et dialogue dans le roman, Paris, Nathan, 2001, p. 1.
16
Gérard Genette, op. cit., p. 194.
17
Ibid., p. 193.
18
Sylvie Durrer, « Le dialogue romanesque : essai de typologie », art. cit., p. 40.
19
Nathalie Sarraute, op. cit., p. 116.
20
Henri Mitterand, op. cit., p. 142.
21
Ibid.
43
vue d'un bon œil, notamment par Maurice Blanchot qui trouve le risque assez peu
téméraire :
Dans les romans, la part dite dialoguée est l'expression de la paresse et de la routine : les
personnages parlent pour mettre des blancs dans une page, et par imitation de la vie où il
n'y a pas de récit, mais des conversations ; il faut donc de temps en temps dans les livres
donner la parole aux gens ; le contact direct est économie et un repos (pour l'auteur plus
encore que pour le lecteur)22.
Bref, le dialogue, dans le roman traditionnel, ne serait qu'un artifice (risqué selon
certains, trop facile pour d'autres) mis à la disposition de l'instance supérieure du
récit, c'est-à-dire le narrateur. Si ce dernier y a recours, toutefois, c'est qu'il présente
certains avantages. En retraçant l'historique du roman dialogué, nous avons vu que
c'est à partir du XIXe siècle que le roman est envahi par la parole. Le dialogue est
alors essentiellement un procédé rhétorique (assurance de vraisemblance),
sémiotique (instance d'assomption - le personnage prend en charge une situation) et
poétique (qui permet divers effets de variation - de la vitesse narrative, du point de
vue et de la distance narrative) au service de la narration23.
Durrer, à la suite de Malraux, lui reconnaît davantage de fonctionnalités. Selon
elle, l'ensemble des dialogues, dans les romans traditionnels, a d'abord une fonction
d'animation. Exercice risqué s'il en est, « l'alternance du discours du narrateur et des
dialogues de personnages, la prééminence des scènes sur les descriptions et la
rapidité du style24 » séduisent les romanciers dès 1830. Le dialogue peut aussi
remplir une fonction d'exposition semblable au dialogue de théâtre : il a alors pour
but de « faire connaître aux lecteurs une situation, un événement, ses circonstances
ainsi que les principaux personnages impliqués25 » - il n'y est toutefois pas obligé,
comme le soulignait Mitterand. Il peut également remplir une fonction de
caractérisation, c'est-à-dire qu'il laisse transparaître le caractère, les sentiments, les
mobiles et les objectifs d'un ou de plusieurs personnages. Enfin, le dialogue
romanesque est, bien souvent, directement orienté vers Vaction ; tous s'entendent
pour dire qu'il nourrit l'intrigue (Durrer), qu'il intervient directement dans l'évolution
de la tension dramatique (Berthelot), qu'il exhibe les nœuds dramatiques (Mitterand).
Certains dialogues, toutefois, ne constituent qu'une transition vers la description d'un
personnage, ou permettent simplement d'introduire un nouveau tableau.
22
Maurice Blanchot, « La douleur du dialogue », Le livre à venir, Paris, Gallimard (NRF), 1971, p.
225.
23
Henri Mitterand, op. cit., p. 150.
24
Sylvie Durrer, Le dialogue dans le roman, op. cit., p. 116.
25
Ibid., p. 117.
44
26
En fait, la description est un type de discours (Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino) ou une
unité de composition textuelle (Jean-Michel A d a m ) au m ê m e titre q u e la narration e t le dialogue.
Toutefois, dans le récit, elle ne constitue pas u n e unité a u t o n o m e , puisqu'elle doit nécessairement
être prise en charge soit par la narration, soit par le dialogue, c o m m e nous le verrons.
27
Jean-Michel Adam résume les critiques virulentes dont la description a fait l'objet à l'époque
moderne, de Marmontel à Céline. Selon lui, « le dénigrement quasi unanime de la description
s'explique en fait, si l'on examine la tradition rhétorique et stylistique, par différents reproches : la
description est une définition imparfaite, elle ne parvient jamais à rendre précisément le réel, elle
ne repose sur aucun ordre et, enfin, elle est l'occasion, pour les écrivains eux-mêmes, de dévider
stéréotypes et lieux communs » (La description, Paris, PUF (Que sais-je ? n° 2783), 1993, p. 6).
28
Jean Molino e t Raphaël Lafhail-Molino, op. cit., p. 2 9 5 - 2 9 6 . Le passage cité e s t tiré de Paul
Bourget, Essai de psychologie contemporaine, Paris, Gallimard (Tel), 1993, p. 359.
45
reconnaîtra une expérience fréquente29 ». De la « crise du roman » au « procès » de
celui-ci, on constate en effet trois modifications dans les techniques de la
description : un éclatement de la description (on préfère quelques détails marquants
à une analyse précise et détaillée), une réduction de l'importance de la description et
de ses ambitions, et enfin une intégration de la description dans le point de vue du
personnage30 ; car « la description, comme le récit, a un énonciateur et se trouve
soumise aux contraintes de point de vue », rappelle Molino. « Les deux grandes
possibilités de focalisation sont d'un côté la prise en charge par le narrateur et, de
l'autre, l'attribution à un personnage, qui permet d'intégrer plus étroitement la
description au récit [...]31 . » Dans les romans dialogues d'Amélie Nothomb, ces
descriptions sont non seulement intégrées dans le point de vue, mais également dans
la parole des personnages, qui laissent échapper çà et là quelques informations
spatiotemporelles et qui révèlent, peu à peu, des indices qui nous permettent de
brosser leur portrait sommaire.
Péplum est le roman de Nothomb qui contient le moins de passages narratifs.
D'abord, la parole des personnages se charge d'évoquer le cadre dans lequel prend
place l'échange. Le premier dialogue ne comporte aucune information sur le lieu et le
temps, si ce n'est que l'un des interlocuteurs doit être opéré le lendemain - ou plutôt
l'une : « Je dois être opérée d'urgence », dit-elle. Un indice semblable révèle que son
interlocuteur est un homme : « Vous êtes encourageant », lui dit-elle. Enfin, lorsque
l'homme propose à la femme de téléphoner à l'éditeur de celle-ci, le lecteur en déduit
qu'elle est écrivaine (p. 9). Les premières répliques du second dialogue, très
didactiques, en construisent le cadre : elles révèlent le lieu, le moment et la raison de
l'échange. L'action se déroule chez l'un des interlocuteurs, qui habite une basilique, le
27 mai 2580 ; l'opération de la narratrice aurait eu lieu 585 années plus tôt, soit le 8
mai 1995. La femme aurait été « arrachée à son époque » parce qu'elle a soupçonné
la vérité au sujet de Pompéi (p. 13-15). On apprend, en outre, que l'homme s'appelle
29
Ibid., p. 298.
30
É t o n n a m m e n t , le N o u v e a u R o m a n accorde u n e place privilégiée à la d e s c r i p t i o n . Mais alors que
les écrivains réalistes et naturalistes prétendaient à l'objectivité scientifique dans leurs descriptions,
les néoromanciers, avec Alain Robbe-Grillet en tête, visent plutôt une subjectivité totale : « C'est
Dieu seul qui peut prétendre être objectif. Tandis que dans nos livres, au contraire, c'est un homme
qui voit, qui sent, qui imagine, un homme situé dans l'espace et dans le temps, conditionné par ses
passions, un homme comme vous et moi. Et le livre ne rapporte rien d'autre que son expérience,
limitée, incertaine » (Alain Robbe-Grillet cité par Jean-Michel Adam, op. cit., p. 60 - Pour un
nouveau roman, Gallimard [Idées/Gallimard n° 45], 1963, p. 149).
31
Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino, op. cit., p. 288-289.
46
Celsius (le nom - ou plutôt les initiales - de l'écrivaine sera dévoilé une trentaine de
pages plus loin), et que la femme est nue :
- [...] Puis-je vous demander de m'apporter des vêtements ? Je suis toute nue, pour le
cas où vous ne l'auriez pas remarqué, (p. 16)
Elle sera, finalement, vêtue d'un péplum et l'on apprendra que Celsius porte un
hologramme :
- Un péplum ?
- C'est cela ou rien.
- Le péplum est revenu à la mode, en 2580 ?
- Non. C'est un costume de théâtre.
- Pourquoi ne m'apportez-vous pas un vêtement ordinaire ?
- Vous voyez ma tenue ?
- Ce n'est pas mal. C'est même élégant.
- C'est un hologramme.
- Vous êtes vêtu d'un hologramme ?
- Nous le sommes tous aujourd'hui.
- Mais alors, vous êtes nu ?
- Quelle importance, puisque vous ne le voyez pas ? Nous avons dû supprimer les
vêtements. Ils coûtaient trop cher à l'entretien, ils s'usaient. Un hologramme suffit pour une
vie entière, (p. 19)
- Non : ce sont les injections de safran qui soignent les maladies mentales. Il faut en
faire un précipité dissous avec du tartre...
- Et un peu de crème fraîche ?
- La crème fraîche tirée du lait des baleines est infâme. On fabrique aujourd'hui des
saint-honoré sans crème fraîche.
- Ben voyons ! (p. 87)
Pour l'écrivaine séquestrée, il est impossible d'obtenir une preuve valable (une
promenade à l'extérieur, par exemple) qu'elle est bel et bien en 2580 et qu'il ne
s'agit pas d'un canular ; elle ne dispose que de la parole de Celsius. Pour les mêmes
raisons, il est également impossible pour le lecteur d'obtenir une telle preuve, ou de
se figurer avec exactitude le cadre plus large de l'échange, c'est-à-dire le vingt-
sixième siècle. Voilà qui sert bien la romancière, qui esquive ainsi une description
précise du futur, et qui laisse plutôt au lecteur le loisir d'imaginer l'avenir à partir de
quelques détails évocateurs. Les détails parsemés çà et là permettent néanmoins une
description, aussi éclatée soit-elle, du cadre spatiotemporel immédiat, et fournissent
suffisamment d'indices pour qu'on parvienne à reconstituer le cadre plus large de
l'intrigue et à brosser le portrait des interlocuteurs.
La parole des personnages se charge également d'évoquer le cadre d'Hygiène
de l'assassin. C'est toutefois la narration qui met en place, dans la situation initiale,
les premiers éléments du récit : on y apprend que « [l]a nouvelle du décès imminent
était tombée le 10 janvier. Ce fut le 14 que le premier journaliste put rencontrer
l'écrivain » (p. 10). Les dialogues suivants nous indiquent que les cinq entrevues se
succèdent à raison d'une par jour, du 14 au 18 janvier, et qu'elles ont lieu pendant la
guerre du Golfe, soit en 1991. Le narrateur précise que Tach est obèse, qu'il habite
au rez-de-chaussée d'un immeuble modeste et qu'il trône, dans son fauteuil roulant,
au milieu du salon ; mais ce sont les dialogues qui nous renseignent le plus sur
l'aspect physique du prix Nobel :
- Pardon, Monsieur Tach, pourrais-je allumer une lumière ? Je ne distingue pas votre
visage.
- Il est dix heures du matin, monsieur, je n'allume pas la lumière à cette heure-là. Du
reste, vous me verrez bien assez tôt, dès que vos yeux se seront habitués à l'obscurité.
Profitez donc du répit qui vous est octroyé et contentez-vous de ma voix, c'est ce que j'ai de
plus beau.
- Il est vrai que vous avez une très belle voix.
- Oui. (p. 10)
- Or, votre peau est très belle, blanche, nette, on devine qu'elle est douce au toucher.
- Un teint d'eunuque, cher monsieur. Il y a quelque chose de grotesque à avoir une
telle peau sur le visage, en particulier sur un visage joufflu et imberbe : en fait, ma tête
ressemble à une belle paire de fesses, lisses et molles. C'est une tête qui prête plus à rire
qu'à vomir ; parfois j'aurais préféré prêter à vomir. C'est plus tonique, (p. 18)
Tach n'est pas décrit à travers le point de vue de son interlocuteur, mais plutôt à
travers son propre point de vue : la description est doublement intégrée, puisqu'elle
passe à la fois par le regard et par la voix du personnage qui s'autodécrit. Le
discours des journalistes vient confirmer cette autodescription. Plus : il la renforce,
puisqu'une fois hors du dialogue, avec du recul, ils sont en mesure de brosser un
portrait global de l'homme et, plus largement, de la scène32 :
- [...] Un vrai viscère, ce type ! Lisse comme un foie, gonflé comme son estomac doit
l'être ! Perfide comme une rate, amer comme une vésicule biliaire. Par son simple regard, je
sentais qu'il me digérait, qu'il me dissolvait dans les sucs de son métabolisme totalitaire !
- Allons, tu en rajoutes !
- Au contraire, je ne trouverai jamais d'expression assez forte. Si vous aviez vu sa
colère finale ! Je n'ai jamais vu colère si effrayante : à la fois subite et maîtrisée. De la part
de ce gros tas, je me serais attendu à des rougeurs, des boursouflures, des difficultés à
respirer, des transpirations haineuses. Pas du tout, la fulgurance de cette rage n'avait
d'égale que sa frigidité. La voix avec laquelle il m'a ordonné de sortir ! Dans mes fantasmes,
c'est ainsi que parlaient les empereurs chinois quand ils commandaient une décollation
immédiate, (p. 24)
Les journalistes, quant à eux, ne sont pas décrits - sans doute parce qu'ils ne servent
que de faire-valoir au personnage de Tach. Nina, par contre, est décrite à l'aide
d'indices parsemés au fil de l'entrevue, comme A.N. dans Péplum. Si le lecteur peut
déduire, d'emblée, qu'elle est une femme qui travaille pour la presse masculine et
qu'elle n'est pas mariée, il devra patienter quarante-cinq pages avant d'apprendre
son âge (« Trente ans », p. 128) ; cinquante-trois pour connaître son prénom
(« Nina », p. 136). De son apparence physique, il ne saura rien, si ce n'est que Tach
la trouve moche (p. 84) - un point de vue sans doute discutable, venant d'un
misogyne. Pourtant, Hygiène de l'assassin ne fait pas l'économie de la description33 ;
32
Ils ne l'objectivent pas pour autant : si la présentation du personnage par lui-même pose le
problème de la connaissance de soi (Roland Bourneuf et Real Ouellet, op. cit., p. 181), tout discours
descriptif pose celui du double filtrage : « filtrage du regard qui sélectionne et interprète ; du
langage qui classe, ordonne, analyse, évalue, présuppose, infère, explique » (Jean-Michel Adam, Le
récit, Paris, PUF (Que sais-je ? n° 2149), [1999], p. 56).
33
On retrouve le même procédé dans L'Inquisitoire de Pinget. « L'interrogatoire, qui porte en
premier lieu sur la disparition du secrétaire du château, débordera vite hors de cette question pour
s'attacher longuement à mille détails : la vie au château où les patrons de l'interrogé recevaient
leurs nombreux amis, celle des gens du village, Sirancy, de la ville voisine, Agapa ; les pièces du
château sont minutieusement décrites, leur mobilier fait l'objet d'interminables inventaires ; sont
racontés également une noce, une fête au château, une histoire de meurtres et des pans de la vie
de l'ancien domestique » (Nicolas Houde, L'usage de l'interruption dans L'Inquisitoire de Robert
Pinget, Mémoire de maîtrise de l'Université Laval, 2000, p. 3). « Le lecteur paresseux ne peut plus
49
les répliques des personnages en regorgent, au contraire : d'une entrevue à l'autre,
Tach décrit minutieusement sa routine, son alimentation, son hygiène.
Cosmétique de l'ennemi n'est pas construit autrement : le narrateur expose
d'abord le cadre de l'intrigue : le retard de l'avion, la salle d'attente d'un aéroport, un
homme et sa victime, Jérôme Angust. L'importun se décrit petit à petit, dévoilant son
nom, son origine, son enfance. Comme pour les autres personnages (sauf Tach), le
lecteur a peu d'indices pour brosser le portrait physique d'Angust et de Texel. Au
bout d'une soixantaine de pages, le lecteur apprend qu'un meurtre s'est déroulé le 24
mars 1989 (p. 73), dix ans plus tôt (p. 75), ce qui situe l'action en 1999 ; puis, que
l'avion quitte pour Barcelone (p. 88). Toutefois, le dialogue comporte d'assez longs
passages descriptifs : Texel décrit avec précision le cimetière de Montmartre, entre
autres, et situe l'action de ses récits à Paris. Bref, la parole des personnages prend
en charge la description du cadre spatiotemporel et des personnages, mais elle le fait
avec parcimonie : si quelques descriptions sont intégrées aux dialogues, le plus
souvent, le dialogue dissémine des informations ou des indices qui évoquent le strict
nécessaire. L'accent est bien plutôt mis sur l'échange lui-même et l'auteure s'ingénie
à suggérer que ce cadre spatiotemporel contraint les personnages à la joute verbale,
comme on l'a vu. Les descriptions sont donc éclatées et pleinement intégrées à la
parole des personnages qui, « occupés de leurs intérêts et de l'état présent des
choses, doivent en instruire les spectateurs [ou les lecteurs], sans autre intention
apparente que de se dire l'un à l'autre ce qu'ils se diraient s'ils étaient sans
témoins34 », comme dans le poème dramatique.
sauter les descriptions », note Jean-Claude Lieber, « puisque celles-ci envahissent la totalité du
roman » (« Le procès du réalisme », postface à L'Inquisitoire, Paris, Minuit (Double), 1986, p. 494).
34
Marmontel, à propos de l'exposition dans le poème dramatique, cité par Dean Molino et Raphaël
Lafhail-Molino, op. cit., p. 92.
35
Voir Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino, op. cit., p. 169-170.
50
Le personnage du roman dialogué ne serait-il donc qu'une voix sans conscience, sans
intériorité ? Nous avons vu que le dialogue romanesque peut remplir une fonction de
caractérisation, c'est-à-dire qu'il laisse transparaître le caractère, les sentiments, les
mobiles et les objectifs d'un ou de plusieurs personnages. Les personnages des
romans dialogues de Nothomb se dévoilent effectivement par le truchement de leurs
discours, notamment leurs digressions, comme nous l'avons vu à l'étude des thèmes.
La psychologisation dans le roman dialogué se fait alors comme la description : par
éclatement, réduction et intégration, suivant la tendance du roman moderne, comme
le constate Malraux dans son Esquisse d'une psychologie du cinéma :
Le roman semble pourtant conserver sur le film un avantage : la possibilité de passer à
l'intérieur des personnages. Mais, d'une part, le roman moderne semble de moins en moins
analyser ses personnages dans leurs instants de crise ; d'autre part, une psychologie
dramatique - celle de Shakespeare, et, dans une bonne mesure, de Dostoïevski - où les
secrets sont suggérés soit par les actes, soit par les demi-aveux (Smerdiakow,
Stavroguine), n'est peut-être ni moins puissante artistiquement, ni moins révélatrice que
l'analyse40.
Pour Sarraute, les actes sont encore trop « grossiers et violents : ils attirent le
regard41 ». « Mais, à défaut d'actes, nous avons à notre disposition les paroles. Les
paroles possèdent les qualités nécessaires pour capter, protéger et porter au-dehors
36
Ibid., p. 167.
37
Ibid, p. 169.
38
On aurait t o r t de confondre le r o m a n caméra e t le Nouveau r o m a n q u i , t e l que le conçoit Robbe-
Grillet, se borne à décrire la surface d'objets opaques dénués d e t o u t e signification humaine et qui
soutient q u e l'être h u m a i n n'a pas plus d'intériorité que l'objet (voir Jean Molino et Raphaël Lafhail-
Molino, op. cit., p. 1 7 1 ) ; moins critique, le roman caméra e m p i è t e plutôt sur le domaine du
cinéma.
39
Ibid., p. 169.
40
André Malraux, Esquisse d'une psychologie du cinéma, XXX e anniversaire du Festival international
du f i l m , Cannes, MCMLXXVI, [ n . p . ] .
41
Nathalie Sarraute, op. cit., p. 101.
51
ces mouvements souterrains à la fois impatients et craintifs1 ». Les personnages des
romans dialogues, s'ils semblent réduits à leur voix, ne sont pas pour autant
dépourvus d'intériorité. Il n'y a qu'à lire entre les répliques pour reconstituer leurs
mouvements souterrains.
Nous avons vu que le personnage de Tach se construit dans le croisement des
paroles des personnages : dans les premiers dialogues, aux autodescriptions d'un
Tach imbu de lui-même s'ajoutent le discours misanthrope, misogyne et haineux de
Tach et l'interprétation qu'en font les journalistes. Dans la première entrevue, par
exemple, Tach affirme qu'il hait les métaphoriens, mais qu'il a toujours été « un peu
trop mou et gentil » pour leur casser la gueule :
- Gentil, vous ?
- Effroyablement. Je ne connais personne d'aussi gentil que moi. Cette gentillesse est
effroyable car ce n'est jamais par gentillesse que je suis gentil, c'est par lassitude et surtout
par peur de l'exaspération. Je suis prompt à m'exaspérer et je vis très mal ces
exaspérations, alors je les évite comme la peste.
- Vous méprisez la gentillesse ?
- Vous ne comprenez rien à ce que je raconte, (p. 21-22)
1
Ibid., p. 102.
52
Comme pour Nina, l'intériorité des personnages de Péplum jaillit dans leurs
répliques à coup d'indices, indices qui dévoilent peu à peu deux interlocuteurs de
force égale dans une joute qui rappelle davantage la scène de ménage que
l'inquisitoire : tous deux se révèlent cyniques à souhait et se trouvent mutuellement
détestables. Ils se montrent toutefois sous un jour plus sensible lorsqu'il est question
d'amour : A.N. pleure lorsque Celsius lui dit que ceux qu'elle aime sont morts depuis
longtemps ; Celsius, quant à lui, se montre passionné lorsqu'il évoque Pompéi avec
lyrisme : « Comme elle était belle, la ville que j'aimais ! Tellement plus belle qu'à
votre époque, où tant d'archéologues amateurs l'avaient écorchée ! Là, elle
m'apparaissait vierge comme la salamandre sortant des flammes, fraîche comme un
visage lavé à l'eau. [...] » (p. 138-139). Éclatés, intégrés à leur discours, ces indices
n'en révèlent pas moins l'intériorité de personnages complexes, mécontents d'être
contraints à se faire la conversation mais tout de même « humains », ce qui permet
d'espérer une issue moins tragique au dialogue. S'ils se laissent sur une note qui
marque leur conversation d'un cynisme persistant (« Fi. », p. 152), ce cynisme est
néanmoins doublé de simples adieux amicaux qui laissent croire à une entente finale.
À première vue, l'intériorité des personnages de Cosmétique de l'ennemi est
dévoilée de la même manière, c'est-à-dire à l'aide de bribes d'indices intégrées au
discours des personnages : à lire entre les lignes, le lecteur peut déduire que Texel
est résolument importun et sans doute un peu cinglé, et que Angust, les nerfs à vif,
est exaspéré tant par le retard de l'avion que par la conversation de cet importun.
Lorsqu'il devient clair que Texel n'est autre que l'ennemi intérieur de Angust, la
question de l'intériorité prend un autre sens : Texel n'est plus un importun persistant,
mais bien un révélateur de l'inconscient de Angust. Dès lors, le personnage de Angust
gagne en profondeur : ce dialogue avec lui-même donne au lecteur un accès direct à
l'intériorité de ce personnage à l'apparence banale, mais torturé par des pulsions et
un passé peu reluisants, en fin de compte : « Je suis toi, reprit Textor. Je suis cette
partie de toi que tu ne connais pas mais qui te connaît trop bien. Je suis la partie de
toi que tu t'efforces d'ignorer » (p. 97). Cet ennemi intérieur a en outre le pouvoir de
sous-titrer les dialogues mentaux : « Ta version [du meurtre] est silencieuse »,
explique Texel, « la mienne sous-titre ce mutisme du dialogue mental que Textor
Texel a eu avec Isabelle » (p. 113). Le personnage de Angust, assez plat à première
vue (« un petit homme d'affaires comme il y en a tant », juge Texel, p. 102), devient
un criminel « minable, pathétique, grotesque » (p. 101) lorsqu'il est doublé de sa
partie diabolique : s'il se défend bien de n'avoir pas violé sa femme, Texel se charge
53
de lui rappeler qu'il en a seulement eu très envie : « Je suis la partie de toi qui ne se
refuse rien. Je t'ai offert ce rêve. Aucune loi n'interdit les fantasmes » (p. 99). Ainsi,
le fait de donner la parole à son ennemi intérieur et d'en faire un interlocuteur à
première vue réel permet la construction d'un personnage double : plat et importuné,
d'une part ; profond et tourmenté par ses pulsions, d'autre part. On aurait donc tort
d'affirmer que les personnages des romans dialogues sont des voix sans conscience ;
au contraire, il semble que le dialogue laisse clairement transparaître le caractère, les
sentiments, les mobiles des personnages grâce à l'intégration d'indices éclatés et
parfois contradictoires, ce qui leur ajoute encore un peu de complexité.
Cette tactique aurait donc pour but de brouiller le lecteur trop prompt à attribuer les
propos du narrateur à l'auteur : « Confusion peut-être légitime dans le cas d'un récit
historique ou d'une autobiographie réelle », convient Genette, « mais non lorsqu'il
2
Gérard Genette, op. cit., p. 263-264,
54
s'agit d'un récit de fiction, où le narrateur est lui-même un rôle fictif, fût-il assumé
par l'auteur [,..]3 ». Selon Durrer, cette délégation (notamment lors des épisodes
dialectiques) préserve également l'objectivité de l'instance narrative, comme on l'a
vu au chapitre précédent, puisque celle-ci se contente alors du rôle de metteur en
scène ou d'arbitre.
Dans les romans dialogues de Nothomb, cependant, l'instance narrative se fait
plutôt discrète et ne revêt pas souvent le chandail zébré. Le rôle de l'arbitre est
plutôt tenu par certains personnages : les journalistes (lorsqu'ils se rencontrent au
café d'en face pour discuter de la dernière entrevue) dans Hygiène de l'assassin et les
passagers4 dans Cosmétique de l'ennemi agissent en effet comme des
commentateurs privilégiés de l'action puisqu'ils y posent un regard extérieur. Dans
Péplum, toutefois, les interlocuteurs se renvoient la balle en huis clos ; on remarque
cependant qu'ils se font mutuellement l'arbitre de leurs propos grâce à ce que
Nothomb « diagnostique comme une " écriture paranoïaque ", c'est-à-dire une
écriture en partie double » :
J'écris en tension entre deux pôles, un pôle romantique qui est plein d'archétypes classiques
(l'éternel féminin, la pure jeune fille), et l'autre pôle étant le pôle grinçant, le pôle ironique,
qui coexiste simultanément au pôle romantique, et qui dit: « mais enfin, mais tu ne vois pas
que tout ceci est ridicule ? Est-ce que tu crois à toutes ses énormités ? Enfin, c'est
grotesque ! » Et ils n'arrêtent pas de se contester l'un l'autre, mais sans s'annuler pour
autant, d'où en effet des phrases qui sont parfois tiraillées5.
Ces deux pôles qui se contestent sans relâche et qui permettent d'exprimer toujours
une chose et son contraire, de tenir des propos absolument répugnants ou des
critiques parfois acerbes puis de les réfuter ou de les ridiculiser, on ne les retrouve
pas seulement dans Péplum, incarnés en A.N. et Celsius5, mais également chez
Angust et Texel (deux pôles d'un même personnage), chez Tach et Nina7 et, surtout,
chez un prix Nobel qui cherche à provoquer les journalistes :
3
Ibid., p. 226.
4
Les passagers qui attendent le départ du vol pour Barcelone, aux côtés d'Angust, ne prennent pas
la parole ; toutefois, si celui qui raconte est un narrateur omniscient, ceux qui perçoivent sont
parfois les passagers, notamment dans l'épilogue et dans cette scène que nous avons déjà citée, où
Angust interpelle deux policiers sous le regard perplexe de badauds.
5
Nothomb est citée par Susan Bainbrigge et Jeanette den Toonder (éd.), op. cit., p. 188.
6
Rappelons seulement cet extrait que nous citions plus tôt, où Celsius décrit les grands
événements des derniers siècles, constamment interrompu par les commentaires sarcastiques de
A.N.
7
Dans la même entrevue, Nothomb donne comme exemple de cette « sorte de monologue
intérieur » un passage d'Hygiène de l'assassin : « [...] quand il y a Prétextât et Nina, vers la fin
quand Prétextât raconte l'assassinat de Léopoldine, il devient complètement élégiaque, lyrique, il
devient encore plus lyrique que tous ceux dont il s'est moqué. Nina est en face de lui et à chaque
fois elle le rabaisse à la portion congrue, en disant "mais voyons c'est ridicule ce que vous
racontez !" Et elle a raison : c'est ridicule. Mais en même temps, je comprends Prétextât d'y croire,
55
- Prenons la situation comme elle était avant : la femme est inférieure à l'homme, ça
coule de source - 11 suffit de voir comment elle est laide. Dans le passé, aucune mauvaise
foi : on ne lui cachait pas son infériorité et on la traitait comme telle. Aujourd'hui, c'est
dégueulasse : la femme est toujours inférieure à l'homme - elle est toujours aussi laide - ,
mais on lui raconte qu'elle est son égale. Comme elle est stupide, elle le croit, bien sûr. Or,
on la traite toujours comme une inférieure : les salaires n'en sont qu'un indice mineur. Les
autres indices sont bien plus graves : les femmes sont toujours à la traîne dans tous les
domaines, à commencer celui de la séduction - ce qui n'a rien d'étonnant, vu leur laideur,
leur peu d'esprit et surtout leur hargne dégoûtante qui affleure à la moindre occasion.
Admirez donc la mauvaise foi du système : faire croire à une esclave laide, bête, méchante
et sans charme, qu'elle part avec les mêmes chances que son seigneur, alors qu'elle n'en a
pas le quart. Moi, je trouve ça infect. Si j'étais une femme, je serais écoeurée.
- Vous concevez, j'espère, qu'on puisse ne pas être d'accord avec vous.
- « Concevoir » n'est pas le verbe qui convient. Je ne le conçois pas, je m'en offusque.
Au nom de quelle mauvaise foi parviendrez-vous à me contredire ?
- Au nom de mes goûts, d'abord. 3e ne trouve pas les femmes laides, (p. 61-62)
Les prises de position sont donc critiquées ou relativisées dès qu'elles sont
énoncées ; la neutralité est ainsi préservée intacte, dans un jeu d'intersubjectivité
que la forme dialogale supporte avec brio. En fait, le discours est d'autant plus
multiple qu'un même personnage tient parfois un discours paradoxal : Tach, dans
l'extrait précédent, s'attaque aux femmes et les plaint, critique le féminisme et le
sexisme tout à la fois. Il devient difficile pour le lecteur - et pour les autres
personnages, comme les journalistes qui, on l'a vu, crient d'un même souffle au
génie et au tyran - de rejeter en bloc un tel discours où les points de vue se
contestent sans s'annuler.
Cette écriture paranoïaque permet également à l'auteure d'utiliser
impunément certains personnages comme porte-parole de ses propres idées : « Les
paroles des personnages, disposant à divers degrés d'indépendance littéraire et
sémantique et d'une perspective propre, sont des paroles d'autrui dans un langage
étranger, et peuvent également réfracter les intentions de l'auteur, lui servant,
jusqu'à un certain point, de second langage8 », disait Bakhtine. Celle qui se met
aisément en scène dans plusieurs de ses romans dits autobiographiques comme Le
Sabotage amoureux, Stupeur et tremblements et Métaphysique des tubes reconnaît
que beaucoup de ses personnages lui ressemblent. À l'inverse de ces romanciers de
l'entre-deux-guerres qui multiplient les déclarations sur l'autonomie du personnage
parce que quand on crée, on est tout à fait en rapport avec ce pôle créateur plein d'archétypes et
qui est en effet tout à fait ridicule, mais peut-être également aux origines de la vie » (Susan
Bainbrigge et Jeanette den Toonder (éd.), op. cit., p. 190).
8
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard (Bibliothèque des idées), 1978,
p. 136.
56
par rapport à son créateur9, elle n'hésite pas à revendiquer les idées exprimées par
ses personnages, particulièrement celles de Tach :
- Dans quelle mesure partagez-vous les idées de Prétextât Tach, personnage central de
l'Hygiène de l'Assassin ?
- Je suis totalement d'accord avec lui. Il porte la moindre de mes idées à son comble, la
pureté, par exemple, ce qui le rend monstrueux. Mais il est plus courageux que moi. 3e ne
partage pas son avis quand il dit du mal des Nègres et des Irakiens, évidemment, mais ses
idées sur Sartre ou Céline sont les miennes. Ce qu'il pense des femmes, je le pense aussi,
même si j'en suis une.
- Et ce qu'il pense des jeunes ?
- Oui, j'ai écrit ce livre à 23 ans et les jeunes que j'avais rencontrés à l'U.L.B.
notamment me paraissaient très intolérants. Pour être bien claire, Tach, c'est moi. Je suis
déguisée en mon contraire, un vieux bonhomme obèse, très célèbre et mourant, pour dire
tout ce que je pensais10.
Alors que certains auteurs craignent qu'on leur attribue les pensées de leur narrateur
et préfèrent confier aux personnages la fonction idéologique, Nothomb se sert du
roman dialogué pour exprimer les paradoxes qui la hantent, pour rendre le dialogue
intérieur qui la tenaille11. Cependant, du fait que ce dialogue est paranoïaque et
contradictoire, il reste difficile de saisir une vision ou une idéologie dominante. De
plus, la relation dialectique s'épuise rapidement dans ses romans dialogues, au profit
d'échanges polémiques corsés où la parole n'est plus le simple véhicule d'idées
aussitôt contestées, mais l'arme des meurtres les plus insidieux :
[...] Nothomb's overriding purpose is less to explore philosophical concepts than to generate
entertaining and intellectual impressive confrontations. Arm wrestling often seems to be
more important than any arrivai at the « truth » of a proposition ; power games, humiliating
the opponent and the imposition of will seem to be what really matter12.
9
Roland Bourneuf et Real Ouellet, op. cit., p. 172.
10
Propos recueillis par Madeleine Tombeur, Gilles et Laurent, Le Logographe, 3 avril 1998,
http://univers.mylene-farmer.com/nothomb/loqoqraphe.htm.
11
« II y a en moi certainement une jeune fille romantique, mais complètement désuète et tarte à la
crème - Madame Bovary etc. - et en même temps un diable grinçant qui dit "mais enfin ! Regarde
un peu ce que tu fais, quoi ! Tu sais très bien que tout ceci c'est des histoires, et ne te moque pas
de ton public, tout ceci est ridicule !" » (citée par Susan Bainbrigge et Jeanette den Toonder [éd.],
op. cit., p. 190).
12
Shirley Ann Jordan, « Amélie Nothomb's combative dialogues : érudition, wit and weaponry »,
Susan Bainbrigge et Jeanette den Toonder (éd.), op. cit., p. 95.
13
Anne Ubersfeld, op. cit., p. 263.
57
importune dans Cosmétique de l'ennemi tournent rapidement au duel verbal. Aussi le
type d'interaction privilégié dans ces romans est-il l'échange polémique ou éristique,
ces scènes où « les interlocuteurs ont des vues, des sentiments, ou des passions qui
se combattent14 ». Cette forme de dialogue est effectivement recherchée quand on
veut produire des effets dramatiques :
La polémique est un catalyseur d'action, qui participe souvent d'enchaînements narratifs
codés. Un conflit est souvent préparé, motivé par une polémique. Ainsi, les combats entre
Ulysse et le mendiant Iros dans L'Odyssée, entre Énée et Achille dans L'Iliade, entre Énée et
Turnus dans L'Enéide font tous suite à une querelle plus ou moins violente. Dans Les Trois
Mousquetaires, Alexandre Dumas a opté pour une dynamique comparable. En résumé, la
bataille ou le duel met au jour l'une des dimensions essentielles de la polémique, à savoir le
désir de meurtre, dont la réduction de l'autre au silence n'est que la variante socialement
admissible15.
Dans les romans dialogues de Nothomb, la polémique n'est pas seulement à l'origine
d'un conflit susceptible de se résoudre par le meurtre ; elle est ce conflit où la parole
est une arme redoutable.
L'étude des personnages a permis de montrer que l'acharnement verbal vient
à bout de Nina, de Celsius et d'Angust. La parole revêt effectivement un immense
pouvoir dans les romans de Nothomb, pouvoir parfois paradoxal : elle est à la fois à
l'origine de la séquestration de A.N. et sa planche de salut. Elle aurait également pu,
selon Texel, sauver Angust : « II n'y a qu'une seule façon légale de me faire taire :
c'est de me parler. N'oubliez pas. Cela pourrait vous sauver » (p. 38). Enfin, le
discours de Tach étourdit Nina au point de lui faire croire qu'elle a remporté le duel ;
pourtant, l'écrivain l'emporte sur toute la ligne, puisque c'est à sa demande que Nina
l'étrangle - « incident » qui s'avère être un excellent coup de marketing pour l'oeuvre
de Tach qui, dix ans plus tard, est un classique. La parole demeure donc, d'abord et
avant tout, une arme contre laquelle on ne peut pas grand-chose. Texel rappelle que
s'en prendre à l'ouïe est parfaitement légal et aisé, puisque l'oreille est vulnérable :
[...] c'est celui des sens qui présente le moins de défenses. Pour se protéger, l'œil a la
paupière. Contre une odeur, il suffit de se pincer le nez, geste qui n'a rien de douloureux,
même à long terme. Contre le toucher, il y a la loi : vous pouvez appeler la police si l'on
14
Marmontël, op. cit., p. 381. Marmontel distingue, par rapport au dialogue, quatre formes de
scènes : « Dans la première, les interlocuteurs s'abandonnent aux mouvements de leur âme, sans
autres motifs que de l'épancher [...]. Dans la seconde, les interlocuteurs ont un dessein commun
qu'ils concertent ensemble, ou des secrets intéressants qu'ils se communiquent [...]. La troisième
est celle où l'un des interlocuteurs a un projet qu'il veut inspirer à l'autre [...]. Dans la quatrième,
les interlocuteurs ont des vues, des sentiments, ou des passions qui se combattent, et c'est la
forme la plus favorable au théâtre. [•••] L'extrême difficulté de ces belles scènes, vient de ce qu'elles
supposent à la fois un sujet très-important, des caractères bien contrastés, des sentiments qui se
combattent, des intérêts qui se balancent, et assez de ressources dans le poëte pour que l'âme des
spectateurs soit tour à tour entraînée vers l'un et l'autre parti, par l'éloquence des répliques. »
15
Jean-Michel Adam et Sylvie Durrer, « Conversation et dialogue », Dictionnaire des genres et
notions littéraires, Encyclopaedia Universalis, Paris, Albin Michel, 2001, p. 169.
58
vous touche contre votre gré. La personne humaine ne comporte qu'un seul point faible :
l'oreille, (p. 35)
La parole est aussi une arme sournoise, sans merci pour les plus sensibles. Sarraute
le souligne.avec justesse dans Conversation et sous-conversation :
[La] réputation de gratuité, de légèreté, d'inconséquence [des paroles] - ne sont-elles pas
l'instrument par excellence des passe-temps frivoles et des jeux - les protège des soupçons
et des examens minutieux : nous nous contentons en général à leur égard d'un contrôle en
pure forme ; elles sont soumises à une réglementation assez lâche ; elles entraînent
rarement de graves sanctions.
Aussi, pourvu qu'elles présentent une apparence à peu près anodine et banale, elles
peuvent être et elles sont souvent en effet, sans que personne y trouve à redire, sans que
la victime elle-même ose clairement se l'avouer, l'arme quotidienne, insidieuse et très
efficace, d'innombrables petits crimes.
Car rien n'égale la vitesse avec laquelle elles touchent l'interlocuteur au moment où il
est le moins sur ses gardes, ne lui donnant souvent qu'une sensation de brûlure, la
précision avec laquelle elles vont tout droit en lui aux points les plus secrets et les plus
vulnérables, se logent dans les replis les plus profonds, sans qu'il ait le désir ni le moyen ni
le temps de riposter. Mais déposées en lui, elles enflent, elles explosent, elles provoquent
autour d'elles des ondes et des remous qui, à leur tour, montent, affleurent et se déploient
au-dehors en paroles. Par ce jeu d'actions et de réactions qu'elles permettent, elles
constituent pour le romancier le plus précieux des instruments16.
Toutefois, il arrive parfois que ces ondes et ces remous se déploient en actes plutôt
qu'en paroles : c'est le cas chez Nina et chez Angust qui réduisent leur interlocuteur
au silence en posant un geste extrême. A.N., quant à elle, tente de raisonner son
interlocuteur en arguant que, s'il la renvoie en 1995, il n'y aura pas de cadavre
encombrant :
- Il vous sera très facile de trouver un prétexte à mon départ : vous direz que j'avais
une maladie contagieuse.
- Vous avez certainement une maladie contagieuse ! Plus je parle avec vous, plus
j'approche de la crise de nerfs.
- Il est grand temps.
- Dites-moi, il y a une chose que j'aimerais savoir. Est-ce que vous le faites exprès ?
- Quoi donc ?
- D'être aussi énervante ?
- Quand je veux irriter quelqu'un, je parviens toujours à mes fins.
- C'est une arme redoutable.
- Et contre laquelle le progrès ne peut rien. (p. 145-146)
Plus que ses arguments, ce sont donc ses « techniques d'acharnement verbal et de
supplices nerveux » (p. 146) qui libèrent A.N. - du moins en partie : Celsius admet
qu'il la relâche parce qu'il souhaite qu'elle lui consacre un livre et espère ainsi passer
à « l'éternité » (c'est-à-dire à la postérité et à l'antériorité, p. 148).
Le dénouement heureux de Péplum est toutefois une exception ; jusqu'à la fin,
A.N. et Celsius s'affrontent, s'insultent, se battent même (Celsius gifle A.N.). Dans
16
Nathalie Sarraute, op. cit., p. 103-104. Tach tient un discours semblable sur « ces petites
phrases immondes qui font tellement plus de mal qu'un direct dans la mâchoire » et qui sont, selon
lui, l'arme de prédilection des femmes (p. 61).
59
Hygiène de l'assassin et dans Cosmétique de l'ennemi aussi, les scènes où les
personnages sont d'accord se font rares : le conflit est perpétuel, les idées
s'entrechoquent sans cesse dans ce que Durrer qualifie de dialogue d'action : « Le
dialogue d'action a un objectif essentiellement dramatique. Il est là pour faire
avancer l'action en instituant un projet, voire une tension17 ». Or, lorsque le dialogue
s'étend sur tout le roman, il devient le véritable moteur d'une intrigue axée, chez
Nothomb, sur le meurtre, la joute verbale elle-même et l'issue du dialogue, comme
on l'a vu à l'étude des thèmes. Néanmoins, si ces polémiques nourrissent l'intrigue,
elles ne la font toutefois pas progresser, au contraire. On a bien souvent l'impression
que l'action piétine, que la situation entre les personnages s'envenime en vain. Les
épisodes dialectiques, comme celui qui a lieu à la fin de Péplum, sont davantage en
mesure de faire avancer les choses, puisque dans ce type d'échange, les personnages
tentent d'en venir à une entente pour que la situation soit modifiée, sans quoi le
dialogue se termine en queue de poisson, dans l'exaspération et le meurtre. Les
épisodes didactiques, quant à eux, sans faire progresser l'action en tant que telle,
font néanmoins progresser le savoir - celui des personnages et, par conséquent, celui
du lecteur. Et c'est plutôt sur l'acquisition de ce savoir que repose l'intrigue des
romans dialogues de Nothomb : les journalistes et Nina interrogent Tach sans relâche
(les premiers, pour connaître les détails de son existence, la seconde, pour connaître
ceux de son meurtre) ; Tach, à la fin, cherche à connaître les liens qui l'unissent à
son inquisitrice et les motivations de celle-ci18. Angust, pour sa part, se questionne
d'abord sur les motivations de l'importun qui l'entretient ; lorsqu'il apprend que cet
interlocuteur n'est nul autre que son ennemi intérieur assassin, il est à prêt à tout
pour savoir s'il est réellement le meurtrier de sa femme. Enfin, le savoir est
également à la base de la conversation entre A.N. et Celsius : A.N. veut d'abord
savoir où, comment, pourquoi ; elle questionne ensuite son ravisseur sur le futur, sa
transplantation en 2580, etc. ; Celsius, enfin, est condamné à faire la conversation à
l'écrivaine sous prétexte qu'elle pourrait leur apporter, au Tyran et à lui, « des
renseignements intéressants » (p. 57) sur son époque. L'action est donc axée
principalement sur un savoir dédoublé, puisque le lecteur est lui aussi en quête de ce
17
Sylvie Durrer, Le dialogue dans le roman, op. cit., p. 118.
18
C'est d'ailleurs grâce au savoir qu'elle possède préalablement que Nina acquiert davantage de
pouvoir sur Tach que les autres journalistes. Elle souligne d'entrée de jeu qu'elle est là en toute
connaissance de cause : elle a écouté toutes les autres bandes, elle a discuté avec Gravelin qui lui a
raconté combien Tach s'était réjoui à l'idée d'être interviewé et, surtout, elle a lu toute l'œuvre de
Tach : « "Vous avez devant vous l'un des rares humains à avoir lu vos vingt-deux romans sans en
avoir sauté une ligne." L'obèse resta sans voix pendant quarante secondes » (p. 93).
60
savoir ; le dialogue se charge alors soit de faire progresser l'action grâce à une
dynamique de type question-réponse, soit de la faire piétiner, lorsque les
personnages se dérobent à la question ou s'engagent dans une polémique où les
répliques de type assertion-contre-assertion, si elles n'apportent pas de
19
renseignements précieux , font tout de même augmenter la tension dramatique qui
se résout, deux fois sur trois, par le meurtre d'un des interlocuteurs.
19
Ces échanges polémiques nous renseignent tout de même énormément sur la nature des
personnages et sur les relations qu'ils entretiennent : « Par sa manière d'être et d'agir face à
l'autre, chaque figure romanesque nous renseigne tout autant sur cet autre que sur lui. Tout
comportement est une réponse donnée à l'image projetée par autrui. Mais c'est surtout le dialogue
qui permettra de donner d'un personnage non seulement une connaissance directe, car la parole
comme le geste est une réponse à l'image projetée vers autrui. [...] le dialogue romanesque
efficace, outre qu'il avive, diminue ou révèle la sympathie ou le conflit plus ou moins latent entre
les personnages, permet à ceux-ci d'exprimer, bon gré mal gré, ce qu'aucune autre technique
romanesque ne permettrait de révéler ou de faire deviner » (Roland Bourneuf et Real Ouellet, op.
cit., p. 194-195).
20
Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino, op. cit., p. 317. Sur le récit oral et la narration
conversationnelle, voir Marty Laforest (dir.), Autour de la narration. Les abords du récit
conversationnel, Nuit Blanche Éditeur (Langue et pratiques discursives), Québec, 1996.
61
peine. Les dialogues sont donc truffés d'une multitude de récits plus ou moins longs
qui transforment constamment les personnages en... narrateurs. Car dès que le
personnage raconte, il n'est ni plus ni moins qu'un narrateur, à tout le moins pour le
temps de son récit21. Nous voilà devant « une structure interne enchâssée qui opère
le "transfert", ou plutôt une démultiplication des attributions narratoriales, en
permettant à tout acteur de devenir lui-même narrateur au deuxième degré22 ». Le
rythme du dialogue s'en trouve affecté d'une manière particulière : les sommaires,
ainsi intégrés aux scènes, instaurent une certaine rupture dans le tempo de la
conversation.
D'une manière plus globale, enfin, la parole des personnages est-elle l'instance
productrice du récit ? Selon Vivienne G. Mylne, le dialogue remplit la fonction
narrative de manière explicite lorsque « l'auteur organise le récit de telle façon que
les événements soient racontés au moyen du dialogue23 ». D'abord, rappelons que
les événements, dans le roman dialogué, ce sont en fait les paroles des personnages
elles-mêmes. Toutefois, on a vu que ces paroles se passent de tuteur ou presque, et
l'on serait tenté d'affirmer qu'elles se racontent quasi toutes seules : en effet, la
parole du narrateur, dans les romans dialogues d'Amélie Nothomb, est minimale au
point de sembler céder la place à celle des personnages qui, dès lors, se charge de la
description, de la psychologisation, de la fonction idéologique, de la dramatisation et,
en fin de compte, de la narration - narration de récits et du récit. L'instance narrative
est donc télescopée, dès lors que des personnages, dont le but n'est pourtant pas de
faire la narration, agissent comme des instances narratives.
Les romans dialogues de Nothomb s'inscrivent ainsi dans l'une des tendances
du roman moderne : la narration y est occultée et semble subordonnée aux
dialogues ; les descriptions y sont éclatées, réduites et intégrées dans le point de vue
et la voix de personnages à première vue sans substance, mais dont l'intériorité est
dévoilée par le croisement des paroles des personnages ou encore par la dualité du
monologue. Cette dualité, on la retrouve aussi dans l'écriture paranoïaque de
Nothomb, d'abord, qui dénote un souci de neutralité mais surtout un jeu
d'intersubjectivité ; ensuite, chez Nothomb elle-même, qui se cache derrière des
21
« L'infinie variété des récits repose sur un fondement commun : la représentation verbale des
actions humaines par un narrateur» (Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino, op. cit., p. 315 ; je
souligne). Précisons que ces récits emboîtés peuvent remplir différentes fonctions : explicative,
thématique, distractive, prédictive, obstructive ou dramatique.
22
Gillian Lane-Mercier, op. cit., p. 254.
23
Vivienne G. Mylne, op. cit., p. 69.
62
personnages porte-paroles. La polémique l'emporte toutefois sur le discours d'idées
dans ces romans où le dialogue, plus qu'un choix formel, s'avère être le moteur d'une
intrigue axée non pas sur l'action, mais sur l'acquisition d'un savoir qui passe
nécessairement par la conversation. On constate donc que la parole du personnage,
dans les romans dialogues d'Amélie Nothomb, se fait narratrice, qu'elle raconte
l'histoire (avec l'aide d'un narrateur traditionnel) en plus de raconter des histoires.
CHAPITRE TROIS
Enjeux narratifs et génériques
1
Gérard Genette, Figures III, op. cit., p. 192. Sur les trois états du discours prononcé ou intérieur,
voir p. 191-193.
2
Flaubert, cité par Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino, op. cit., p. 225. Durrer, à la suite de
Murât, insiste également sur la double logique du dialogue, conversationnelle et narrative (voir Le
dialogue dans le roman, op. cit., p. 7 et « Le dialogue romanesque, essai de typologie », art. cit.,
p. 38 et 40).
3
Gérard Genette, Nouveau discours du récit, Paris, Seuil (Poétique), 1983, p. 34.
4
« [...] le style direct est finalement le plus truqué puisqu'il cache la création fictive sous une
apparence de reproduction véritable » (Martine Maisani-Léonard, citée par Gillian Lane-Mercier, op.
cit., p. 247).
65
5
Dean Molino et Raphaël Lafhail-Molino, op. cit., p. 199.
6
Ibid., p. 257.
7
Ibid., p. 258.
66
8
Gillian Lane-Mercier, op. cit., p. 238-239. Genette note également que « la coïncidence rigoureuse
de l'histoire et de la narration élimine toute espèce d'interférence et de jeu temporel » (Figures III,
op. cit., p. 230).
9
Henri Mitterand, op. cit., p. 151-152.
10
Andrée Mercier et Laura Niculae, « Le sujet sans voix. Narration omnisciente et récit
contemporain », dans Huglo, Marie-Pascale et Rocheville, Sarah (dir.), Raconter ? Les enjeux de la
67
Dans les romans dialogues de Nothomb, les voix discourantes semblent en effet
l'emporter sur la voix narrante, à l'instar de certains récits contemporains dont « les
modalités de narration se caractérisent par une pluralité d'énonciateurs ou par le
clivage d'un "je" jamais définitivement constitué11 ». Aussi le récit se construit-il
parfois dans la confrontation, parfois dans la collaboration. Or l'instance qui voit et
celle qui parle fonctionnent, dans le roman dialogué, de manière synchrone. Cette
voix composite exprime donc un point de vue fragmenté, ce qui présente certains
avantages, mais également certains inconvénients pour le lecteur.
D'une part, le lecteur du roman dialogué perçoit par plusieurs personnages
(focalisation interne variable) : dans Hygiène de l'assassin, par exemple, Tach, les
journalistes et Nina sont tour à tour foyers de perception, ce qui « démultiplie la
vision et relativise l'interprétation des faits12 », mais brouille les pistes à la fois,
d'autant plus que le narrateur ne vient pas prendre parti pour l'un des points de vue,
ni interpréter la scène comme ce peut être le cas en narration omnisciente où
plusieurs points de vue peuvent être livrés. « La situation s'éclaire sur ses multiples
facettes. Elle n'en est pas pour autant plus aisément saisissable et interprétable, si
les voix qui la commentent se désaccordent ou se contredisent13 », comme dans le
premier roman de Nothomb, par exemple. Il revient donc au lecteur, ultime témoin
de toutes les conversations, de mettre en relation des points de vue contradictoires,
autrement dit d'interpréter différentes subjectivités pour saisir l'essence des
personnages et comprendre les enjeux de l'intrigue :
Du lecteur, sont sollicitées des compétences cognitives et memorielles exacerbées. Il doit
reconstituer une totalité fragmentée par l'interprétation des tours de paroles, il doit
reconstruire les identités des locuteurs en fonction des enchaînements sémantiques,
thématiques, illocutoires, en fonction d'un idiolecte, d'un sociolecte, d'une isotopie
discursive14.
D'autre part, le lecteur ne sait que rarement ce que les personnages savent ou
pensent : il ne sait que ce qu'ils disent. Il a alors plutôt l'impression d'un récit
objectif, à focalisation externe, puisqu'il n'a accès qu'à la parole des personnages, ce
qui le limite dans son savoir, comme on l'a vu à l'étude de la fonction dramatique du
voix narrative dans le récit contemporain, Paris, L'Harmattan, 2004, p. 101-102. Les citations sont
tirées de Christian Boix, « Les outils d'analyse de la voix narrative », dans Marc Marti / Centre de
narratologie appliquée (dir.), Espace et voix narrative, Nice, Université de Nice/Sophia/Antipolis,
« Cahiers de narratologie, n° 9 », 1999, p. 159-160.
11
Ibid., p. 99.
12
Henri Mitterand, op. cit., p. 151.
13
Ibid.
14
Marie-Hélène Boblet, op. cit., p. 65.
68
15
Gillian Lane-Mercier, op. cit., p. 254.
16
« Du point de vue qualitatif, un personnage parle de lui et des autres. D'autres tiennent un
discours sur lui. Il est donc possible de jouer au jeu des portraits, mais en ne se faisant guère
d'illusions, car tous les personnages mentent, ou plus exactement ont un discours sur le monde et
sur les autres qui n'est pas objectif » (Jean-Pierre Ryngaert, Introduction à l'analyse du théâtre,
Paris, Bordas, 1993, p. 121).
17
En fait, les discours sont effectivement commentés, non par le narrateur, mais par les autres
personnages (fonction idéologique) ; de la même manière, bien que le narrateur s'abstienne de
plonger dans l'intériorité des personnages, le lecteur y a tout de même accès puisque la parole des
personnages remplit la fonction de psychologisation.
18
Marie-Hélène Boblet considère d'ailleurs le roman dialogué comme « le roman de
l'intersubjectivité » (op. cit., p. 17).
19
Yves Reuter, L'analyse du récit, Paris, Nathan/HER, 2000, p. 61.
20
Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino, op. cit., p. 269.
69
ceux-ci comportent des passages narratifs : l'opération de A.N., par exemple, est
résumée. Les entrevues avec Tach, quant à elles, se succèdent à raison d'une par
jour, alors que le roman se lit d'une traite.
Par ailleurs, le style direct éclipse la variation de la vitesse narrative qu'on
retrouve dans un roman traditionnel où alternent les scènes et les sommaires :
Le récit classique s'organise le plus souvent selon un rythme qui oppose et fait se succéder
scène détaillée et sommaire plus ou moins synthétique ; cette alternance est en relation
directe avec la tension du récit : les scènes correspondent aux moments les plus
dramatiques du récit, tandis que les sommaires servent soit à donner, dans les retours en
arrière, le récit d'événements nécessaires à la compréhension de l'intrigue, soit à assurer la
transition entre deux scènes21.
Dans les romans dialogues de Nothomb, on retrouve bien entendu une majorité de
scènes, mais ces scènes, comme on l'a vu, sont entrecoupées de sommaires (par
exemple la narration, dans Péplum, du réveil de A.N. à l'hôpital et de son retour en
1995) et contiennent des sommaires (récits emboîtés dans Hygiène de l'assassin,
Cosmétique de l'ennemi et Péplum). Les sommaires contenus dans les dialogues
introduisent d'abord une sorte de jeu temporel, puisqu'ils font alterner narration
simultanée et narration ultérieure, présent et passé22, comme dans toute
conversation qui, comme on l'a vu, comprend des descriptions, des mouvements
intérieurs, des commentaires, des actions et des récits, et qui, par conséquent,
exploite tous les temps et tous les modes grammaticaux. Surtout, en incorporant des
sommaires, le dialogue permet certaines « déformations temporelles » :
[...] si le temps du récit s'allie traditionnellement à la « scène », où le temps du récit se
rapproche le plus, par convention, de celui de l'histoire, il n'en demeure pas moins qu'il
s'ouvre tantôt à certaines déformations temporelles qui le font participer tantôt de l'ordre
du descriptif (défini par une expansion temporelle et des dérivations paradigmatiques),
tantôt de l'ordre du narratif (défini par une condensation des réseaux temporels
« réels ») 23 .
Les sommaires produisent en effet une rupture dans le rythme ou la tension des
dialogues : on obtient alors l'effet inverse du roman traditionnel, où le style direct,
signalé par des marques typographiques, vient généralement rompre la continuité du
récit.
Au milieu du XIXe siècle, la présence du dialogue dans le roman pose déjà le
problème de l'unité de ton ; Flaubert choisit alors de « diminuer la place du style
21
Ibid., p. 270.
22
Certains sommaires contenus dans les dialogues sont tout de même au présent, comme le récit
que Nina fait de l'enfance de Tach (p. 104 à 111) : « Les années passent et elles se passent bien,
trop bien. Léopoldine et vous n'avez jamais connu autre chose que cette vie-là, et pourtant vous
êtes conscients de son anormalité et de votre excès de chance. » (p. 108).
23
Gillian Lane-Mercier, op. cit., p. 227.
70
direct au profit de tout ce qu'il appelle "l'indirect", c'est-à-dire de tout ce qui n'est pas
direct, du style indirect au discours narrativisé24 ». Le style indirect libre apparaît en
effet comme une technique de fusion entre récit et parole représentée, comme une
stratégie contre « ces grands alinéas, ces tirets par lesquels on a coutume de séparer
brutalement le dialogue de ce qui précède25 ». Molino note d'ailleurs que « les récits
contemporains abandonnent en tout ou en partie les conventions typographiques qui
marquent le style direct26 ». Et si l'on adoptait la stratégie inverse ? L'on obtiendrait,
tout simplement, l'effet inverse. Si Nothomb maintient les tirets, c'est pour faire
l'économie de discours attributifs qui viendraient rompre la continuité des dialogues.
Car dans ses romans dialogues, c'est au contraire la narration qui interrompt le flot
des paroles ou qui ralentit l'alternance des répliques. Il y a donc variation de la
vitesse narrative, mais inversée par rapport au roman traditionnel. Enfin, faire
l'économie du discours attributif peut également être vu comme une tentative de
s'affranchir du joug diégétique :
Alors même que le narrateur s'efface pour céder la place à d'autres voix, alors même qu'il
abandonne ses privilèges, il se sent forcé de manifester son autorité. [...] La formule
attributive - réflexe inconditionnel de lisibilité - est comme la marque d'une faiblesse
fondamentale du récit : quelle que soit la diversité des voix mises en œuvre, c'est toujours
finalement (fatalement!) la même voix qui narre27.
Nous soulignions, dans le chapitre précédent, que les rôles, dans les romans
dialogues d'Amélie Nothomb, étaient renversés : la narration y est complémentaire
de la parole des personnages qui, elle, prend en charge le récit. En privilégiant le
style direct, les romans dialogues de Nothomb brouillent les habitudes du lecteur de
roman traditionnel. En effet, lorsque le mode dramatique éclipse le cadre narratif,
que la parole des personnages occulte celle du narrateur, le lecteur « oublie » que le
discours est en fait rapporté de manière classique (narration ultérieure, au passé) par
un narrateur et, par conséquent, produit par la romancière (récit fictif) ; il ne tient
pas compte de la distance narrative mais se concentre plutôt sur la voix composite
des personnages qui présente un point de vue fragmenté, dans un jeu
d'intersubjectivité qui crée l'illusion d'une certaine objectivité ; il a l'impression que
temps de l'histoire et temps de la fiction sont égaux ; enfin, il se laisse bercer par le
24
Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino, op. cit., p. 227.
25
Nathalie Sarraute, op. cit., p. 105.
26
Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino, op. cit., p. 207.
27
Gérard Prince, « Le discours attributif et le récit », Poétique, n° 35, 1978, p. 313. L'économie du
discours attributif ne fait toutefois pas l'unanimité : Flaubert, par exemple, trouvait « très canaille
de faire du dialogue en remplaçant les il dit, il répondit par des barres » (lettre à Louise Colet citée
par Gérard Prince, op. cit., p. 305).
71
rythme du dialogue, rythme qui lui semble constant mais qui est parfois interrompu
par le récit (la narration) ou les récits (emboîtés). Bref, le lecteur du roman dialogué
tend à oublier qu'il se trouve en présence d'un récit :
Les dominantes et leur hiérarchie se sont inversées à l'intérieur d'une forme combinée et
hybride qui consacre la parole mimée. Car ce genre de roman sans récit n'est que discours
direct : toute parole est directement énoncée, renonciation est réservée aux personnages.
Il ne laisse entendre aucun narrateur, seuls les personnages s'expriment, sans verbe
d'introduction, ni discours attributif, ni présentation des locuteurs. Tout au plus relève-t-on
des indications de ton, de lieu, d'espace qui s'apparentent à des didascalies [...]28.
Il n'est donc pas étonnant que l'analyse des romans dialogues d'Amélie Nothomb
nous entraîne constamment sur le domaine du théâtre. Mais cette dérive générique
est-elle synonyme de dissolution ou de renouvellement du genre ?
2. Dérive générique
Le roman dialogué serait donc un roman sans récit, non parce qu'il ne raconte
rien, mais parce qu'il fait l'économie du discours narratif ce qui, de l'avis de certains,
tend à lui enlever sa substance29 et à le « déromaniser » :
Le roman dialogué est [...] une forme caractérisée par une série de soustractions :
l'élimination de tout élément diégétique, de toute trace de récit assumé par un narrateur,
de tout commentaire du-dit narrateur à l'égard de la fiction ou des personnages. C'est un
roman « déromanisé », limité au dialogue, d'où s'est effacé tout ce qui n'est pas discours,
d'où s'est absenté le narrateur30.
28
Marie-Hélène Boblet, op. cit., p. 65. Je souligne.
29
C'est l'avis de Sarraute, qui soutient qu'en insistant sur la mimésis plutôt que sur la diégésis, le
roman perd son essence : « Les romanciers behavioristes, qui se servent abondamment de
dialogues sertis de brèves indications ou de discrets commentaires, poussent dangereusement le
roman sur le domaine du théâtre, où il ne peut se trouver qu'en état d'infériorité. Et, renonçant aux
moyens dont seul le roman dispose, ils renoncent à ce qui fait de lui un art à part, pour ne pas dire
un art tout court » (Nathalie Sarraute, op. cit., p. 112).
30
Marie-Hélène Boblet, op. cit., p. 80.
72
montrer. En revanche, elle peut souligner combien le genre lui-même réfléchit à la fois à sa
forme et à sa fonction31.
En effet, le roman résiste chez Nothomb, ne serait-ce qu'en s'affichant comme tel
(chacun des romans dialogues à l'étude porte l'inscription générique « ROMAN »32).
Cependant, en optant pour une narration dialoguée, le genre lui-même réfléchit
effectivement à sa forme et à sa fonction, et il souligne sa capacité, voire sa
propension à tout dire et, surtout, à le dire de toutes les manières, quitte à
emprunter la manière et la matière des autres genres. Car en adoptant un mode
dramatique pour raconter, le roman dialogué glisse nécessairement vers le domaine
du théâtre ; en mettant en scène une relation dialectique, il touche au genre dialogal.
Le roman dialogué apparaît dès lors comme une forme hybride :
Le roman dialogué occupe ce lieu transfrontalier entre le roman auquel il appartient de l'avis
de ses auteurs, et le théâtre vers lequel il tend. Il se situe au confluent de deux genres,
épique et dramatique, mais aussi de deux traditions, poétique et philosophique. Pour avoir
maille à partir avec des idées ou des idéaux, il hérite des traits du dialogue classique. Parce
qu'il raconte une histoire, celle de la conversation ou celle que constitue l'échange en soi, il
a des accointances avec le roman. Mais les personnages n'ont d'existence que par la
parole33.
Les romans dialogues d'Amélie Nothomb rassemblent les traits de ces trois genres
(roman, théâtre, dialogue) pour créer une forme qui se distingue pourtant de chacun
d'eux, à la manière de ces textes contemporains inclassables qui multiplient les
interactions discursives, génériques ou artistiques34.
sont possibles, selon qu'on accorde plus d'importance à l'une ou l'autre des
composantes de ce genre mixte, selon qu'on le conçoit comme une œuvre
philosophique qui, par son caractère mimétique, appartient aux genres poétiques, ou
comme une oeuvre littéraire qui, constituée d'une série d'échanges, nous ramène
immanquablement aux dialogues platoniciens. C'est cette dernière option que retient
Marie-Hélène Boblet dans son ouvrage Le roman dialogué après 195035. Considérés
comme l'ancêtre du roman dialogué, les dialogues de Platon prennent la forme d'un
enchaînement de questions et de réponses grâce auquel les interlocuteurs (maître us
disciple), poussés par la raison, parviennent ensemble à dépasser le stade de
l'opinion et à trouver le vrai. Si les dialogues platoniciens semblent aujourd'hui
quelque peu artificiels (« la vérité du logos est monologique36 », rappelle Boblet) et
que la relation dialectique s'expose davantage comme cadre esthétique que comme
un processus nécessaire et autonome, la confrontation de la catégorie du
philosophique avec celle du poétique demeure, quant à elle, toujours pertinente.
Aristote, sensible au caractère « mixte » du genre, classait d'ailleurs cette imitation
de dialogue parmi les œuvres poétiques. En effet, bien que la structure des dialogues
philosophiques ne soit « ni narrative ni dramatique, mais conceptuelle37 », ceux-ci
n'en sont pas moins une imitation de dialogue, imitation qui impose un certain degré
de mimétisme. Les colloques et les entretiens des orateurs de la Renaissance, les
dialogues mondains du dix-septième siècle et les dialogues philosophiques de Diderot
ont ceci en commun qu'ils cherchent tous à (re)produire le cheminement d'une
pensée dialogique dans le but plus ou moins avoué de convaincre un interlocuteur
double, puisque le sophiste, l'honnête homme ou le philosophe des Lumières
« s'adresse à la fois à son interlocuteur visible et à son public invisible (combien plus
important !) 38 ». De plus, cette imitation s'inscrit, le plus souvent, dans un cadre
narratif : « les dialogues ont en général un minimum de contexte narratif, évoqué au
début et à la fin du texte39 », rappelle Kibédi Varga.
Si, au dix-neuvième siècle, le dialogue comme genre se tarit, la mode de la
parole directe dans le roman, en revanche, s'étend. Dans sa typologie des dialogues,
35
Marie-Hélène Boblet, op. cit., p. 31 à 57.
36
Ibid., p. 34.
37
Suzanne Guellouz, Le dialogue, Paris, PUF ( L i t t é r a t u r e s m o d e r n e s ) , 1 9 9 2 , p. 6 5 .
38
Aron Kibédi Varga, « Le partage de la parole », Littérature, n° 93 (Le partage de la parole),
février 1994, p. 3. La double énonciation est également l'une des particularités du théâtre.
39
Aron Kibédi Varga, « Causer, conter - stratégies du dialogue et du roman », Littérature, n° 93
(Le partage de la parole), février 1994, p. 8.
74
40
Cité par Marie-Hélène Boblet, op. cit., p. 4 1 . Marmontel, « Élémens de littérature », Œuvres
complètes, t o m e I V , l r e partie, Slatkine Reprints, Genève, 1968 (réimpression de l'édition de Paris,
1 8 1 9 - 1 8 2 0 ) , p. 3 7 9 .
41
Marie-Hélène Boblet, op. cit., p. 4 3 .
42
Nous empruntons l'expression à Henri Mitterand, op. cit., p. 145.
43
Vivienne G. Mylne (Le Dialogue dans le roman français de Sorelà Sarraute, op. cit.) conteste
cette paternité que Roger Martin du Gard revendique lui-même dans ses Souvenirs
autobiographiques et littéraires. Elle souligne que Gyp, en 1903, avait déjà publié quelque soixante-
dix ouvrages, dont plusieurs étaient dialogues. Cependant, alors que Gyp adopte la forme dialoguée
« parce que c'est d'une facilité révoltante » (Mylne, p. 180), Martin du Gard a le mérite de proposer
une réflexion théorique et technique sur son art. Il dit avoir « inventé » le roman dialogué parce
qu'il lui permet de combiner son goût pour le théâtre et son admiration pour Tolstoï. Il souhaitait
alors créer cette impression de vie qu'on retrouve au théâtre en faisant disparaître le romancier (ou
plutôt « le narrateur », corrige Mylne) derrière les personnages, et en écrivant des dialogues « d'un
naturel parfait » soutenus par des didascalies. Mylne note toutefois que Jean Barois est « moins
dialogué que la plupart des ouvrages dont il a été question dans ce chapitre [« Romans et contes
dialogues »]. Mis à part les descriptions, les allocutions, les conférences, les lettres et autres
documents divers, il ne reste que 55% du texte, à peu près, qui est fait d'échanges verbaux »
(p. 182-183). Au premier coup d'oeil, nous lui reprocherions surtout son écriture dramatique. Marie-
Hélène Boblet, quant à elle, mesure la force de ce « roman dialogique à thèses » au degré de
mimétisme du dialogue avec la parole authentique, et à la place qu'il accorde à la subjectivité et au
rapport à autrui : « la présence de thèses et le débat auquel elles donnent lieu ne réduisent pas ce
roman à un roman à thèse. Ce que dit le texte compte, mais le mouvement dialogal et dialogique
de la pensée importe plus que les énoncés » (Boblet, p. 52). La nouvelle réalité de « l'espace
75
Abordé de cette manière, le roman dialogué apparaît davantage comme une étape
dans l'évolution du genre romanesque, surtout depuis le dix-neuvième siècle, que
comme un descendant direct du genre dialogal. En retraçant l'évolution du dialogue,
mental d'un sujet ouvert au doute et à l'altérité » sera, selon elle, le terrain d'élection du roman
d'après 1950, « une littérature de l'éventuel, que Sartre avait baptisé déjà "littérature de
situation" » (p. 55).
44
Marie-Hélène Boblet, op. cit., p. 12-13.
45
À la manière de Martin du Gard, Nathalie Sarraute rêve d'un dialogue romanesque semblable au
dialogue de théâtre, « qui se passe de tuteurs, où l'auteur ne fait pas sentir qu'il est là, prêt à
donner un coup de main, ce dialogue qui doit se suffire à lui-même et sur lequel tout repose, est
plus ramassé, plus dense, plus tendu et survolté que le dialogue romanesque : il mobilise
davantage les forces du spectateur » (« Conversation et sous-conversation », L'ère du soupçon, op.
cit., p. 112). Un tel dialogue, délivré des conventions et des contraintes que rendaient
indispensables les méthodes du roman traditionnel, « parviendrait à plonger le lecteur dans le flot
de ces drames souterrains que Proust n'a eu que le temps de survoler et dont il n'a observé et
reproduit que les grandes lignes immobiles [...] » (p. 116-117). Elle aussi passe sous silence les
romans dialogues de Gyp, et celui de Martin du Gard n'est pas non plus mentionné ; elle cite plutôt
Ivy Compton-Burnett, une romancière anglaise, comme instigatrice du genre : « ses livres ont ceci
d'absolument neuf, c'est qu'ils ne sont qu'une longue suite de dialogues » (p. 119).
46
Marie-Hélène Boblet, op. cit., p. 399-402.
76
on constate qu'il tisse, au fil des siècles, des liens de plus en plus serrés avec le
roman et que le narratif, pour sa part, entretient une relation toujours plus ambiguë
avec le dialogal. Les romans dialogues d'Amélie Nothomb s'inscrivent dans la
tradition du genre dialogal en ce sens qu'ils mettent en scène des relations
dialectiques qui débordent parfois des ambitions dramatiques et remplissent une
fonction idéologique, comme on l'a vu au chapitre précédent. Toutefois, le débat
d'idées dans les romans à l'étude est, le plus souvent, stérile. Les personnages
cherchent bien plus à écraser leur adversaire et à remporter le duel verbal qu'à
passer en revue et à épuiser tous les arguments pour et contre une vérité, sans
trancher47, comme c'est le cas dans le dialogue philosophique. La finalité des romans
dialogues de Nothomb est bien plutôt narrative ou dramatique48, puisqu'ils
développent une intrigue qui doit connaître un dénouement, comme dans un roman
ou une pièce de théâtre.
47
« Le dialogue explicite tous les arguments sans imposer la nécessité de trancher : le dénouement
ne se situe pas nécessairement, c o m m e dans les textes monologiques et les textes narratifs, au
niveau de la signification. Ne pas trancher : c'est une question philosophique qui est posée ainsi -
préférer l'ouverture à la clôture - , mais aussi une question morale : entre amis, entre "honnêtes
gens", on ne cherche pas à avoir raison à t o u t prix, à écraser l'adversaire » (Aron Kibédi Varga,
« Causer, conter - stratégies du dialogue et du roman », Littérature, n° 93 (Le partage de la
parole), février 1 9 9 4 , p. 7 ) .
48
Les romans dialogues étudiés par Marie-Hélène Boblet répondent toutefois à une logique plus
près de la philosophie, puisque les personnages y exploitent la relation dialogale afin de parvenir à
une vérité i n t i m e , grâce à un retour à soi qui s'effectue à travers le d é t o u r par a u t r u i . Aussi
soutient-elle que « le dialogue de r o m a n (au sens classique de récit d'une histoire fictive qui inclut
plus de diégèse que d'imitation de paroles) et le dialogue de roman dialogué sont ainsi distincts l'un
de l'autre en vertu de cet effacement de l'histoire racontée et de la narration au profit de la relation
dialogale » (Marie-Hélène Boblet, op. cit., p. 15). Kâte Hamburger, pour sa part, affirme que les
romans dialogues de Diderot, Jacques le Fataliste et le Neveu de Rameau, « n'appartiennent pas à
la catégorie du r o m a n , de la fiction épique. Structurellement semblables aux dialogues
philosophiques - de Platon à Hemsterbhuys - débattant de thèmes divers ou rapportant des
anecdotes, ces dialogues n'ont pas de fonction fictionnelle, ne fabriquent pas des personnages
fictifs » (op. cit., p. 168).
77
"roman"49 ». On constate donc que le dialogue tend vers le roman qui, lui, tend vers
le théâtre. Ceci n'a rien d'étonnant : la frontière entre roman et théâtre est en effet
pour le moins floue. Nous disions, dans l'introduction, que le genre narratif se
distingue du genre dramatique par son mode de l'imitation poétique : « le romancier
se place entre le lecteur et la réalité qu'il veut lui montrer et il l'interprète pour lui,
alors qu'au théâtre le spectateur est placé directement devant les événements qui se
déroulent sur la scène50 ». Kate Hamburger, dans La logique des genres littéraires,
refuse toutefois de « faire de la différence entre les formes de présentation (récit
d'une part et mise en forme dialogique d'autre part) le trait distinctif d'une différence
entre genres51 ». Les arts épiques et dramatiques se rapprochent, selon elle, par leur
caractère fictionnel et appartiennent ainsi tous deux au genre fictionnel ou genre
mimétique. C'est plutôt la fonction narrative qui les distingue :
La place logico-linguistique qu'occupe le drame dans la littérature lui vient pour ainsi dire du
défaut de la fonction narrative, de ce fait de structure qui veut que les personnages se
forment dans les dialogues. C'est de ce fait que découlent les particularités esthétiques du
drame, comme les spécificités de la littérature épique découlent de la fonction narrative ;
c'est ainsi que s'engendre cette possibilité constitutive qu'est pour l'œuvre théâtrale la
possibilité d'être mise en scène52.
« Pour être précis », ajoute Hamburger dans une note, « il faudrait dire que de la
fonction narrative fluctuante, il ne reste, comme moyen de la mise en forme de la
fiction dramatique, que le seul dialogue53 ». La théoricienne des genres est toutefois
bien consciente que cette précision vient en fait effacer la frontière entre les genres,
faisant de la fiction dramatique une forme de la fiction épique qui s'appuie
uniquement sur le dialogue pour mettre en forme sa fiction. Aussi ajoute-t-elle que
« le dialogue dramatique est d'un type structurel et stylistique autre que le dialogue
épique, ne serait-ce que parce que, étant l'unique moyen de mise en forme, il remplit
d'autres fonctions54 ». À la lumière de ces « distinctions », les romans dialogues de
Nothomb apparaissent, à première vue, comme des fictions dramatiques : la mise en
49
Marie-Hélène Boblet, op. cit., p. 13. Le théâtre contemporain, à l'inverse, tend à se narrativiser
et exploite, depuis les dernières décennies, le monologue et le récit. Voir Jean-Pierre Ryngaert, Lire
le théâtre contemporain, Paris, Dunod, 1993 et Chantai Hébert et Irène Perelli-Contos (dir.), La
narrativité contemporaine au Québec v. 2 Le théâtre et ses nouvelles dynamiques narratives,
[Québec], Presses de l'Université Laval, 2004.
50
Roland Bourneuf et Real Ouellet, op. cit., p. 24.
51
Kàte Hamburger, op. cit., p. 170.
52
Ibid., p. 171.
53
Ibid., p. 202 (note 61).
54
Ibid.
78
C'est précisément en ceci qu'il se distingue du théâtre : alors que le texte de théâtre
nécessite une opération supplémentaire, celle de la mise en scène57, le roman
dialogué est écrit pour être lu, bien qu'il exploite le discours narratif par le dialogue58.
55
Les r o m a n s dialogues de N o t h o m b o n t d'ailleurs tous fait l'objet d ' a d a p t a t i o n d r a m a t i q u e :
Cosmétique de l'ennemi a é t é m i s en scène par Janine Godinas, au T h é â t r e de l'Ancre (Charleroi),
en 2 0 0 5 ; Péplum, par Jean-Marc Gallera, au Théâtre du Bourg-Neuf ( A v i g n o n ) , en 2 0 0 2 ; Hygiène
de l'assassin, n o t a m m e n t par Didier L o n g , au Petit Théâtre de Paris, en 1 9 9 8 (la pièce ne m e t en
scène que deux j o u r n a l i s t e s et Nina). Le p r e m i e r r o m a n de N o t h o m b a é g a l e m e n t é t é adapté pour
le cinéma par François Ruggieri en 1 9 9 9 (le film supprime toutefois t o u t e la partie où les quatre
journalistes se f o n t chasser par l'écrivain e t ajoute une enquête policière a u t o u r du m e u r t r e de
Tach) e t pour l'Opéra Royal de Wallonie p a r Daniel Schell, en 1 9 9 5 ( v o i r
w w w . c l i c m u s i c . b e / H y q Fr.htm pour la d i s t r i b u t i o n e t le découpage des scènes). Le Sabotage
amoureux, Métaphysique des tubes et Les Combustibles o n t é g a l e m e n t é t é j o u é s au t h é â t r e .
56
Marie-Hélène Boblet, op. cit., p. 7 5 .
57
Alors qu'Anne Ubersfeld affirme q u e « Le t e x t e [ d r a m a t i q u e ] est de l'ordre d e l'indécidable ; c'est
la pratique qui le constitue, construit le sens » (Lire le théâtre I, op. cit., p. 2 2 6 ) , Jean-Pierre
Ryngaert rappelle q u e la représentation « ne v i e n t [...] pas c o m p l é t e r ce qui était incomplet, rendre
intelligible ce qui ne l'était pas. Il s'agit plutôt d'une opération, d'un saut radical dans une
dimension artistique différente, qui éclaire parfois le texte d'un jour nouveau et qui parfois l'ampute
ou le ferme cruellement » (p. 23). Le « théâtre dans un fauteuil » résiste toutefois à notre critère
distinctif, puisqu'il s'agit d' « un théâtre qui ne serait pas destiné à la représentation mais à la
79
Le dialogue, dans le roman dialogué, use de sa force évocatrice pour se suffire à lui-
même ; il tire ainsi parti des ressources romanesques (celles du discours narratif) en
exploitant le dialogue non seulement pour évoquer des lieux, l'allure physique et
l'attitude des personnages, mais également pour nourrir le suspense, se jouer des
genres et mettre en scène des situations paradoxales.
Nous avons vu que les personnages et l'intrigue d'Hygiène de l'assassin se
construisent par le truchement des dialogues. Aussi ces derniers entretiennent-ils la
lecture et qui aurait d'emblée fait son deuil de la scène » (Ryngaert, p. 12). Il renvoie donc à tout
théâtre réputé injouable : cette notion est bien entendu périmée aujourd'hui, alors que toute
écriture peut devenir prétexte au jeu, rendant les frontières entre genre dramatique et genre
narratif encore plus poreuses.
58
Précisons que texte de théâtre et roman dialogué se distinguent également sur le plan spatial :
les personnages d'un texte de théâtre relèvent en effet d'un double espace : l'espace scénique
décrit par les didascalies (une scène, les objets qui s'y trouvent, le type d'éclairage) et le lieu
représenté par cet espace scénique (un aéroport, une chambre, etc.). Ce double espace est absent
du roman dialogué.
59
Henri Mitterand, op. cit., p. 142.
80
Alors que certains écrivains fantastiques déploient des trésors d'ingéniosité pour
rendre leur récit crédible, Nothomb entretient l'hésitation dans Péplum précisément
grâce au dialogue. Limité dans son savoir grâce à une focalisation à la fois interne
variable et externe (le lecteur perçoit par A.N. et par Celsius, mais il n'a accès qu'à
leur parole), le lecteur hésite à endosser les spéculations des personnages qui le
feraient plonger dans le roman d'anticipation et range plutôt Péplum dans la
catégorie des romans fantastiques. L'hésitation est double : la narratrice fabule-t-
elle ? Sommes-nous dans le domaine de la spéculation ou du fantastique ? Le
dialogue jette donc un doute sur le genre du roman en entretenant l'hésitation même
sur laquelle se fonde le fantastique.
La forme dialoguée permet enfin d'exploiter certaines situations qu'il serait
difficile de mettre en scène, comme la rencontre d'un homme avec son ennemi
intérieur que raconte Cosmétique de l'ennemi. Ce roman dialogué démontre en effet
que tout monologue est dialogue et concrétise « la duplicité du discours intérieur »
dont parlent Gérard Genette62 et Nathalie Sarraute :
61
Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1976, p. 165.
62
Voir Gérard Genette, Figures III, op. cit., p. 197.
82
Angust, torturé par son drame souterrain (le meurtre de sa femme), mue son
partenaire imaginaire (lui-même) en partenaire réel (Textor Texel), avec qui il
dialogue. Texel apparaît comme « le catalyseur par excellence, l'excitant grâce
auquel ces mouvements se déclenchent64 [...] ». Ce dialogue, en portant au-dehors
ses mouvements souterrains, mène Angust au suicide. Pour Sarraute, le dialogue est
en effet « la continuation au-dehors des mouvements souterrains65 »,
« l'aboutissement ou parfois une des phases de ces drames65 ». Évitons toutefois de
sombrer dans la psychanalyse. L'essentiel est plutôt de mettre en évidence que,
même dans le monologue, le discours ne fonctionne que par dialogue, puisque se
parler, c'est encore parler à quelqu'un67. Cosmétique de l'ennemi incarne cette
dualité du discours intérieur : le choix de deux locuteurs distincts permet un discours
parfaitement lisible et a en outre l'avantage de maintenir une ambiguïté discursive
formelle conforme à l'ambiguïté thématique du récit68, comme c'est le cas dans
Péplum et dans Hygiène de l'assassin. Tour de force du roman dialogué qui,
contrairement au théâtre, peut se permettre de concrétiser une telle ambiguïté.
63
Nathalie Sarraute, op. cit., p. 9 9 - 1 0 0 .
64
Ibid., p. 1 0 0 .
65
Ibid., p. 104.
66
Ibid., p. 117.
67
Antéchrista (2003) expose lui aussi la dualité du monologue intérieur - ou plutôt de la « querelle
intérieure » : souffrant d'insomnie, la narratrice subit un véritable « t o h u - b o h u mental » où deux
parties d'elle-même a r g u m e n t e n t sur l'innocence de Christa (voir par exemple p. 4 1 à 43 et p. 74 à
76 de l'édition Albin Michel).
68
Voir la brève analyse de La Chute d'Albert Camus q u e propose Gillian Lane-Mercier dans La
parole romanesque, p. 1 2 - 1 3 . Selon Gillian Lane-Mercier, ce m o n o l o g u e déguisé illustre bien « une
" l o i " discursive f o n d a m e n t a l e [...] : à savoir la " l o i " qui présuppose la présence latente d'éléments
monologiques non actualisés lors d ' u n dialogue effectif e t , i n v e r s e m e n t , celle d ' u n dialogisme virtuel
constitutif de tout monologue » (p. 12-13). Cette hybridation structurale permet en effet une
lecture double des indices, tantôt conversationnels, tantôt monologiques, ce qui contribue à
maintenir une ambiguïté formelle, conforme à l'ambiguïté thématique du récit (et à la philosophie
de l'absurde camusien). Cosmétique de l'ennemi semble s'appuyer sur le même paradoxe, bien que
le locuteur virtuel ne soit pas, comme celui de La Chute, muet - loin de là. Le roman dialogué de
Nothomb met plutôt en scène « le dialogisme virtuel constitutif de tout monologue » ; aussi son
intrigue est-elle directement axée sur cette ambiguïté thématique soutenue par une ambiguïté
formelle (dialogue monologique ou monologue dialogique ?).
83
On constate donc que la forme dialoguée s'impose pour ces romans d'Amélie
Nothomb : le roman fantastique, l'entrevue qui se meut en interrogatoire et,
paradoxalement, le monologue s'accommodent bien de la forme dialoguée.
Néanmoins, bien que les romans dialogues de Nothomb conservent des liens avec le
dialogue philosophique et qu'ils tendent vers le théâtre, ils demeurent des romans,
d'abord et avant tout. Car ce sont bel et bien les ressources du genre romanesque
qu'ils exploitent ou subvertissent, à l'instar de ces romans contemporains qui se
jouent des traditions narratives et génériques. Au cours du dernier siècle, le roman
s'est peu à peu laissé envahir par le dialogue, parfois au détriment de la narration et
de l'action. Les techniques de la description ont également connu certaines
modifications majeures, soit un éclatement, une réduction de son importance et de
ses ambitions, et son intégration dans le point de vue du personnage. On a craint que
ce dernier ne perde sa matérialité ou, au contraire, son intériorité. Certains
romanciers n'hésitent pourtant pas à revendiquer les idées de ces êtres sans
substance, jouant ainsi avec les frontières de la fiction. Ils n'hésitent pas non plus à
exploiter toutes les ressources du système linguistique et toutes les possibilités
narratives, au risque de « déromaniser » le roman. Les romans dialogues d'Amélie
Nothomb illustrent bien cette évolution d'un genre qui se nourrit de ses contradictions
- car il s'agit bien d'une évolution. Loin de le dissoudre, le roman dialogué dynamise
le genre romanesque en exploitant de nouvelles façons de mettre en forme la
complexité du monde et des relations humaines69.
69
« La fiction romanesque reste un domaine privilégié pour mettre en forme la complexité du
monde : elle passe par l'éclatement de la temporalité, auparavant massivement linéaire, par la
mise en scène des différentes voix narratives qui filtrent la réalité racontée69 », rappelle Dominique
Rabaté (Le roman français depuis 1900, Paris, PUF (Que sais-je?), 1998, p. 122).
CONCLUSION
Les romans dialogues d'Amélie Nothomb
Les romans dialogues d'Amélie Nothomb ont soulevé, lors de notre lecture, un
certain amusement. Une fois dissipé le plaisir procuré par la lecture rythmée de ces
dialogues à dimension d'épisode, restait l'amusement intellectuel : pouvait-on
vraiment accoler à Hygiène de l'assassin, Péplum et Cosmétique de l'ennemi
l'étiquette de ROMAN ? À première vue, leur histoire ne semblait pourtant pas racontée
par un narrateur, tel que le veut la définition traditionnelle du roman, mais plutôt par
l'ensemble des paroles échangées par les personnages. Tout y était néanmoins : on
parvenait sans mal à comprendre l'intrigue de ces « romans » pleins de
rebondissements malgré tout, à imaginer leur cadre spatiotemporel, leurs
personnages, à retracer les thèmes développés... Ces éléments romanesques
semblaient toutefois intimement liés à la forme dialoguée, laquelle paraissait occulter
le narrateur. Le roman pouvait-il se passer d'un narrateur ? Était-il possible que les
fonctions narratives soient prises en charge plutôt par le dialogue ? Si oui, comment
expliquer une telle fluctuation de la narration? Quelles en étaient les conséquences
sur la voix, le point de vue, le temps ? Pouvait-on toujours parler de romans ? Cet
envahissement de la parole n'assimilait-il pas plutôt les romans de Nothomb au genre
dramatique ? Ces « romans dialogues » entretenaient-ils toujours un lien quelconque
avec leur ancêtre philosophique ? Où se situaient-ils dans la production littéraire
contemporaine ?
Ces questions nous semblaient d'autant plus intéressantes qu'elles
perturbaient la notion même de genre romanesque, qu'elles nous permettaient de
cerner une forme de roman jusqu'ici peu explorée, et d'étudier et de situer l'œuvre
d'une jeune auteure à la fois idolâtrée et boudée par la critique universitaire. Plutôt
que de nous appuyer sur une théorie précise pour approfondir tel aspect des romans
dialogues d'Amélie Nothomb, nous avons préféré nous inspirer de différentes théories
et réflexions littéraires sur le dialogue romanesque, et élargir le spectre de ces
théories en les appliquant au dialogue du roman dialogué afin d'en dévoiler les
particularités et, ainsi, offrir une vue d'ensemble de cette forme hybride telle qu'elle
est exploitée par Nothomb.
85
II fallait, avant toute chose, définir notre objet d'étude : il nous a alors semblé
essentiel de souligner que le roman dialogué est, d'abord et avant tout, un roman qui
se distingue par son procédé narratif et par sa forme dialoguée. Il s'agissait donc de
l'analyser comme tout roman, en mettant l'accent sur les liens que les éléments
romanesques entretiennent avec la forme. L'étude de ces éléments, dans le premier
chapitre, nous a permis de mettre en lumière des intrigues qui prennent la forme de
duels verbaux puisqu'elles renvoient à des situations conversationnelles où se
multiplient les affrontements, et que l'histoire des romans dialogues d'Amélie
Nothomb évolue selon une succession de paroles plutôt que d'événements. Elle nous
a permis, également, de montrer que certains lieux et certains moments fournissent
un meilleur cadre au dialogue et jouent un rôle déterminant dans le roman puisqu'ils
contraignent les personnages à la joute verbale ; la finalité du dialogue, par ailleurs,
oblige ceux-ci à le poursuivre jusqu'au bout - parfois jusqu'à la mort d'un des
protagonistes. L'étude des thèmes a, pour sa part, dévoilé le développement de deux
réseaux thématiques dans les romans dialogues à l'étude : celui de l'action se
développe autour de l'intrigue, soit autour du meurtre et de l'issue de la
conversation ; celui de la digression permet de toucher au décousu de la
conversation, disperse le dialogue en abordant des sujets variés, mais participe
néanmoins à l'intrigue en exposant une vision du monde fragmentée ou en
construisant le portrait des personnages. L'étude de ces derniers, d'ailleurs, a mis en
évidence un type de personnage que l'on retrouve invariablement dans les romans à
l'étude : le couple importun/importuné est effectivement en vedette dans ces romans
qui mettent en scène un duel verbal. Enfin, un survol des types d'échange dans les
romans à l'étude nous a permis d'en identifier trois principaux, soit les échanges
dialectiques, didactiques et polémiques mais, surtout, de montrer que les différents
épisodes alternent et se superposent dans chacun des romans pour faire fluctuer la
tonalité du récit et remplir certaines fonctions. À l'issue de ce premier chapitre, force
est de constater que les éléments romanesques des romans de notre corpus sont
intimement liés à leur forme dialoguée : duel verbal, lieux et moments propices au
dialogue, réseaux thématiques gravitant autour de joute verbale ou rappelant les
divagations de la conversation, personnages qui s'affrontent ou s'importunent par la
parole, exploitation de tous les types d'échange... La forme dialoguée semble toute
indiquée pour accommoder de tels ingrédients romanesques.
86
1
Roland Bourneuf et Real Ouellet nous mettaient en garde contre les étiquettes génériques, et
rappelaient que « L'important n'est pas de faire entrer de force des œuvres dans des cadres
préétablis mais de percevoir des affinités et des constantes, des orientations divergentes, de voir
comment le romancier est parvenu à faire rendre à son œuvre le timbre unique qui la distingue de
toute autre » {op. cit., p. 29).
2
Sylvie Bérard, « Des romans gigognes en expansion vers leur point de fuite : une narrativité
québécoise au féminin ? », in René Audet et Andrée Mercier (dir.), La narrativité contemporaine au
Québec, vol. 1. La littérature et ses enjeux narratifs, Québec, PUL, 2004, p. 45-46.
89
3
Dominique Rabaté, op. cit., p. 4.
4
Ibid.
BIBLIOGRAPHIE
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