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QUATRE-VINGTS ANS DE GÉOPOLITIQUE AU BRÉSIL : DE LA

GÉOGRAPHIE MILITAIRE À UNE PENSÉE STRATÉGIQUE


NATIONALE
Wanderley Messias da Costa, Hervé Théry

La Découverte | « Hérodote »

2012/3 n° 146-147 | pages 253 à 276


ISSN 0338-487X
ISBN 9782707174512
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Wanderley Messias da Costa, Hervé Théry« Quatre-vingts ans de géopolitique au


Brésil : de la géographie militaire à une pensée stratégique nationale », Hérodote
2012/3 (n° 146-147), p. 253-276.
DOI 10.3917/her.146.0253
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Quatre-vingts ans de géopolitique au Brésil :
de la géographie militaire
à une pensée stratégique nationale

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Wanderley Messias da Costa 1 et Hervé Théry 2
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Évoquer la géopolitique brésilienne fait immanquablement penser – dans les


milieux intéressés par le thème – aux généraux de l’époque de la dictature militaire
(1964-1985) qui, de fait, se sont beaucoup appuyés sur des arguments géopolitiques
pour justifier leurs politiques internes et externes. Sans nier l’usage très idéologique
fait de la géopolitique lors de cette période, on doit néanmoins la mettre en pers-
pective – les militaires ont quitté le pouvoir il y a maintenant près de trente ans – et
prendre en compte les mutations du Brésil, devenu aujourd’hui un des grands « pays
émergents », pour voir à la fois comment a évolué la pensée géopolitique brésilienne
et comment le changement de statut du pays se reflète – ou non – dans la vision que
les Brésiliens ont du monde qui les entoure et de la place qu’ils y occupent.
On analysera donc en premier lieu la nouvelle géopolitique brésilienne, qui
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s’est progressivement « civilisée », au sens premier du terme, c’est-à-dire à mesure


qu’elle passait des mains des militaires à celles des civils, en portant une attention
particulière à deux ensembles stratégiques pour le Brésil, l’Amérique du Sud et
l’Amazonie. À cette lumière et en fonction de la nouvelle situation du Brésil dans
la division internationale du travail, on pourra alors tenter de mesurer les flux de
relations qui en émanent, ou y mènent (en analysant ses liaisons aériennes et son
commerce extérieur), de façon à tenter de comprendre comment le monde est vu
du Brésil et quelle est aujourd’hui sa place dans le monde.

1. Professeur à l’université de São Paulo (USP).


2. Directeur de recherche au CNRS-Creda, professeur invité à l’université de São Paulo
(USP).

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HÉRODOTE

Une nouvelle géopolitique brésilienne

L’évolution de la pensée géopolitique brésilienne et de son influence directe


ou indirecte sur les questions que nous appelons stratégiques pour le dévelop-
pement du Brésil depuis les premières décennies du siècle dernier (souveraineté
nationale, intégrité et cohésion territoriales, intégration des populations indigènes,
indépendance énergétique) peut se résumer en trois principales caractéristiques.
Tout d’abord, comme cela avait déjà été noté dans l’étude de Costa (1991), la
géopolitique au Brésil a été durant soixante ans – de 1920 à 1980 – une activité

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presque exclusivement réservée aux milieux militaires de l’appareil d’État. Elle
reflétait alors dans une large mesure l’hégémonie de la pensée autoritaire et poli-
tique de l’État et inspirait les politiques d’organisation interne du territoire, les
politiques territoriales (occupation de l’Amazonie, répartition de la population,
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réduction des déséquilibres et des tensions entre régions) et la projection extérieure


de la puissance nationale (satellisation des pays voisins les plus faibles, rivalité
avec les plus puissants, notamment l’Argentine).
Deuxièmement, comme cela s’est produit en Allemagne sous les nazis et dans
certains pays d’Amérique du Sud, en particulier au Brésil, au Chili et en Argentine,
la géopolitique était accaparée par l’armée 3. Cette appropriation était facilitée
par le fait qu’il s’agissait de formuler une pensée et de définir les moyens qui
seraient appliqués à des politiques publiques dans des contextes où ses protago-
nistes étaient plus souvent en même temps penseurs, décideurs et exécutants de ces
politiques. La géopolitique était donc instrumentale, pragmatique et systématique-
ment appliquée, soit grâce à l’influence dominante de l’armée dans les politiques
publiques, soit par les régimes militaires qui ont dominé presque tous les pays de
la région pendant les années 1960 et 1970.
Ces régimes autoritaires, outre une forte centralisation du pouvoir politique
national en général, ont également soumis à la pensée et à l’action des forces

Hérodote, n° 146-147, La Découverte, 3e trimestre 2012.


armées l’essentiel de la politique publique, en particulier son versant territorial.
Outre les programmes régionaux de planification et d’infrastructures de trans-
ports, par exemple, ils ont également pris en main les programmes de colonisation
des régions éloignées comme l’Amazonie, la Patagonie et le désert d’Atacama.
Ils ont exercé également une forte influence sur la politique étrangère de leurs
pays respectifs, comme les revendications de souveraineté sur l’Antarctique, en

3. On notera toutefois que l’armée brésilienne avait contribué à lutter contre l’Allemagne
nazie pendant la Seconde Guerre mondiale, sur le front italien. Avant le coup d’État de 1964
ses interventions dans la vie politique s’étaient plutôt faites à gauche, comme le mouvement des
tenentes (lieutenants), dans les années 1920, et le capitaine Lamarca a été un des leaders de la
lutte armée contre la dictature militaire, jusqu’à sa mort, les armes à la main, en 1971.

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QUATRE-VINGTS ANS DE GÉOPOLITIQUE AU BRÉSIL

Argentine et au Chili, et les actions conjointes visant à la répression transfronta-


lière des mouvements de résistance à ces régimes. De même, les caractéristiques
franchement militaires du programme nucléaire brésilien dans les années 1970,
et l’attaque soudaine des Malouines par les troupes argentines en 1982 sont
illustratifs de l’hégémonie de la géopolitique militaire dans la région au cours de
cette période.
L’application prolongée de cette approche géopolitique pragmatique à un pays
de dimensions continentales comme le Brésil a permis à l’État, au cours de ces
soixante années, d’inspirer et de diriger la planification stratégique visant à la

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reconfiguration du territoire. En d’autres termes, l’occupation effective des régions
frontalières, les politiques « d’intégration nationale », les programmes de coloni-
sation, l’occupation de l’Amazonie, la construction de Brasilia, la planification
urbaine et régionale, la répartition des investissements dans les infrastructures de
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transport et d’énergie. Bref, il s’agissait là d’une mise en œuvre autoritaire des


concepts et pratiques de la géopolitique classique inspirée de Ratzel et Mackinder,
et qui peuvent être résumés comme une forme radicale du principe de cohérence
territoriale, par une occupation aussi homogène que possible de l’espace national
et son quadrillage par des voies de communication connectant toutes ses parties
à une capitale judicieusement localisée.
Les analystes qui ont examiné l’évolution de la géopolitique brésilienne
concordent pour dire que l’auteur qui reflète le mieux la combinaison de la pensée
et de la pratique de ce que nous pourrions appeler la phase d’hégémonie mili-
taire est Mario Travassos, un officier qui, en 1931, a publié l’ouvrage devenu la
principale référence pour la réflexion géopolitique brésilienne classique, Projeção
Continental do Brasil. Avec lui se dessine pour la première fois la stratégie qui
a été appliquée les décennies suivantes dans les politiques brésiliennes pour
l’Amérique du Sud. Sur cette même trajectoire doit être mise en évidence l’impor-
tance de deux autres militaires, tous deux inspirés par Travassos, les généraux
Hérodote, n° 146-147, La Découverte, 3e trimestre 2012.

Golbery (Geopolítica do Brasil, 1952) et Meira Mattos, Brasil, geopolítica e


destino [1975].
Le point commun entre ces trois « généraux géopoliticiens » est l’idée que le
Brésil doit par tous les moyens à sa disposition chercher à étendre son influence
sur les pays voisins d’Amérique du Sud, en fonction de ce qu’ils croyaient être une
forme de suprématie du pays dans la région. Il s’agissait d’une double stratégie
déjà esquissée par Travassos. D’une part, le resserrement des relations écono-
miques et politiques principalement avec l’Uruguay, le Paraguay, la Bolivie et
le Pérou, afin de contrer l’influence argentine, qui était alors clairement le rival
géopolitique du Brésil. D’autre part, la promotion de l’« intégration territoriale »
entre les deux grands bassins fluviaux du Brésil (l’Amazone et la Plata) et les
façades de l’Atlantique et du Pacifique. Pour cela, comme Golbery l’expose, il était
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HÉRODOTE

CARTE 1. – VISIONS GÉOPOLITIQUES DES POLITIQUES RÉGIONALES

Régions géopolitiques des militaires


d'après Golbery do Couto e Silva

Île
amazonienne
Péninsule
du Nordeste

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Routes
Chemin de fer
Péninsule du Voie navigable
Noyau
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Centre-ouest
central

Péninsule
du Sud

Régions réservées

© HT 2012 - Revue Hérodote N° 146

Hérodote, n° 146-147, La Découverte, 3e trimestre 2012.


Zone de frontière
Amazônia legal
Polygone de la sécheresse

La conception géopolitique d’une nécessaire articulation des différentes parties du pays par les axes de
transport trouve son pendant dans les zones de planification mises en place sous le régime militaire.
L’enjeu – la satellisation de toute l’Amazonie, au-delà des frontières du Brésil – et le moyen de l’obtenir
– la construction de routes transamazoniennes – sont annoncés dès la couverture du livre.

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QUATRE-VINGTS ANS DE GÉOPOLITIQUE AU BRÉSIL

nécessaire d’occuper et de peupler les zones frontalières, de promouvoir l’occupa-


tion du plateau central du pays (amorcée par le projet de création de Brasilia) et,
à partir de là, d’intégrer l’Amazonie et de peupler les frontières du Nord. Enfin,
comme le préconisait Meira Mattos, de rechercher la coopération avec d’autres
pays amazoniens et de promouvoir ce qu’il appelait la « Pan-Amazonie », une idée
qui serait réalisée plus tard par la création du traité de Coopération amazonienne.
Un point supplémentaire à noter est que le général Travassos est encore considéré
comme un des inspirateurs de l’armée brésilienne, que Golbery a été l’un des créa-
teurs de l’École supérieure de guerre, l’un des architectes du coup d’État militaire

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de 1964 et le créateur et le premier directeur du SNI (Service national d’informa-
tion), l’organe principal de la politique du régime militaire. Meira Mattos, quant
à lui, est considéré comme l’un des plus éminents intellectuels militaires du pays
et a enseigné durant des décennies à l’École du commandement de l’état-major
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de l’armée.
Le développement de la géopolitique a donc eu lieu, au Brésil, comme dans
les pays de ce qu’on appelait alors le tiers monde, en dehors du milieu universi-
taire et intellectuel, et nous devons reconnaître que ce processus d’aliénation de
la géographie et des autres sciences n’était pas uniquement dû à l’action délibérée
des milieux militaires. La communauté des géographes brésiliens, comme beau-
coup de ses collègues européens et nord-américains, a préféré se maintenir à une
« distance prudente » de la géopolitique et de ce qu’elle considérait comme les
déviations éthiques, morales et scientifiques de cette discipline, en raison de ses
aventures et mésaventures au cours de la Seconde Guerre mondiale. Il s’agissait,
en fait, d’un comportement typique d’exclusion mutuelle, et la rupture de ce para-
digme ne s’est produite que dans les années 1980 et a reflété les changements
profonds qui s’étaient produits dans diverses sphères de la vie nationale.
Tout d’abord, l’accélération des processus de transformation du pays, en par-
ticulier l’industrialisation, l’urbanisation et la modernisation en général, qui ont
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connu leur rythme maximum dans les années 1960 et 1970. Dans le même temps,
de profonds changements ont eu lieu dans la dynamique des populations, la struc-
ture sociale, et en particulier dans le processus de démocratisation du pays, qui
s’est intensifiée avec la loi d’amnistie pour les prisonniers politiques, exilés et
déchus de leurs droits en 1969, le droit à l’organisation libre des partis, les élec-
tions directes pour les gouverneurs en 1982, le Congrès constitutionnel en 1988 et
la première élection directe à la présidence en 1989.
C’est dans ce nouveau contexte qu’apparurent dans les universités les premiers
groupes d’intellectuels qui se consacrèrent à l’étude de la géopolitique comme une
pensée explicitement civile, non autoritaire et relativement autonome de l’État.
De bons exemples de cette période de transition sont les œuvres de Miyamoto
[1981], Becker [1982], Vessentini [1986], Mello [1987] et Costa [1988]. La plus
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HÉRODOTE

emblématique des études de cette période, courte et intense, de la production


académique où fleurit une nouvelle géopolitique est le texte de Becker intitulé
A Geografia e o resgate da Geopolítica (« La géographie et le sauvetage de la
géopolitique »), en 1988. Elle y explique la rupture entre la pensée ancienne et
la nouvelle dans ce domaine et indique les pistes pour une réflexion théorique qui
implique non seulement l’expansion et la diversification de l’objet et des sujets
d’étude, mais surtout des approches théoriques qui permettent de réconcilier la
géopolitique avec les pratiques de la géographie humaine contemporaine et des
sciences politiques.

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Dans le même temps, nous devons mentionner le fort impact, dans le monde
universitaire brésilien, de l’effervescence intellectuelle française, causée par
les idées d’Yves Lacoste et de son équipe de l’université de Vincennes, et plus
particulièrement parmi ceux qui s’intéressent à la relation entre la géographie,
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l’idéologie et la politique. La publication de son brûlot La géographie, ça sert,


d’abord, à faire la guerre [1976] et du premier numéro de la revue Hérodote,
en 1976, a représenté une étape importante non seulement pour l’évolution de la
géopolitique, mais aussi et plus généralement pour celle de la géographie au Brésil.
L’influence française dans ce renouveau de la géopolitique brésilienne peut
également être portée au crédit du travail de Raffestin (1980), qui, en appliquant
les idées de Foucault, offre la première analyse critique complète de la géopo-
litique classique née avec Ratzel et montre également que le pouvoir politique
et son organisation territoriale ne se produisent pas uniquement dans l’orbite de
l’État. Cette innovation théorique et méthodologique peut également être trouvée
dans les contributions de Béatrice Giblin [1986] quand elle attire l’attention sur les
régions politiques et géopolitiques.
À partir du milieu des années 1980, cet environnement marqué par une combi-
naison de modernisation et de démocratisation du pays dans son ensemble, et
en particulier des institutions, a grandement favorisé l’émergence de centres de

Hérodote, n° 146-147, La Découverte, 3e trimestre 2012.


recherche et de débat sur des questions directement ou indirectement géopoli-
tiques et stratégiques. Ces centres, qui aux États-Unis sont appelés think-tanks,
sont essentiellement des centres consacrés à la pensée stratégique qui, en général,
réunissent des décideurs à la fois militaires et civils, des intellectuels, des univer-
sitaires et des représentants de la société civile en général. Dans le même temps
se sont multipliés les troisièmes cycles en géographie et sciences politiques dans
le domaine des relations internationales. En conséquence est apparue une forte
activité de recherche et de réflexion sur la géopolitique dans pratiquement tous les
domaines qui touchent directement ou indirectement aux thèmes de la stratégie, du
développement et de la politique internationale.
Il ne fait aucun doute que, parmi les changements institutionnels de cette
période, le plus remarquable est celui qui s’est produit au cœur de la pensée et de
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QUATRE-VINGTS ANS DE GÉOPOLITIQUE AU BRÉSIL

la gestion politico-militaro-stratégique de l’État, avec la suppression des minis-


tères militaires (ministères de l’Armée, de la Marine et de l’Armée de l’Air) au
début des années 2000 et la création du ministère de la Défense, et qui a eu un fort
impact sur l’équilibre du pouvoir politique au niveau national, changement analysé
par l’excellente étude de Oliveira [2005]. Comme les événements ultérieurs l’ont
pleinement démontré, ce changement dans la configuration institutionnelle des
questions de sécurité et de défense nationales ne peut pas être réduit à une simple
réorganisation bureaucratique. Elle exprime en fait une nouvelle façon de conce-
voir, formuler et mettre en œuvre la stratégie nationale dans ce domaine et a donc

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profondément influencé le cours de la géopolitique au Brésil.
En outre, ce qui est arrivé au Brésil reflète une tendance générale dans la
région, liée au passage du pouvoir politique des régimes militaires à des gouver-
nements démocratiques. Au milieu des années 2000, tous les pays d’Amérique du
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Sud avaient établi leurs ministères de la Défense et, par conséquent, entièrement
subordonné la sécurité nationale et la défense au pouvoir civil. Au Brésil, cela a
signifié une large ouverture de ces questions dans les milieux universitaires et, en
particulier, leur participation de plus en plus active aux think-tanks auxquels nous
nous référions.
L’expérience qui a le mieux symbolisé ce changement a été le processus d’éla-
boration de la politique de défense nationale, adoptée en 2005. Pour la première
fois ont participé à ce genre d’activité des intellectuels de divers horizons et orien-
tations idéologiques et politiques, des militaires et des diplomates, ces derniers
jouant un rôle de plus en plus important dans la formulation des politiques rela-
tives à la défense nationale et aux stratégies de projection externe. Une autre
nouveauté dans ce scénario est l’interaction entre les centres de réflexion mili-
taires et les universitaires, ce qui s’est traduit par le nombre croissant d’officiers
inscrits dans les cycles supérieurs des universités et, d’autre part, dans l’intérêt
croissant de l’université pour ces questions. Sans doute la meilleure illustration
Hérodote, n° 146-147, La Découverte, 3e trimestre 2012.

de cette tendance est-elle la création et le succès rapide de l’ABED (Association


brésilienne d’études de la défense), lieu représentatif de ces « temps nouveaux »
où les questions de sécurité et de défense suscitent davantage d’intérêt dans la
société civile.
En conséquence de ce nouveau cadre institutionnel et intellectuel, la géopo-
litique qui se développe dans le pays a considérablement élargi la portée et
l’approche de ses réflexions. Prenons par exemple deux objets d’étude chers aux
spécialistes traditionnels de la région, l’Amérique du Sud et l’Amazonie.

259
HÉRODOTE

L’Amérique du Sud et l’Amazonie

Le choix de la coopération

Pour les penseurs militaires de l’époque du régime militaire (1964-1985),


l’Amérique du Sud était une région destinée à être absorbée par le débordement
naturel de l’influence du Brésil. Depuis les années 1980 cependant, et en par-
ticulier au cours des quinze dernières années, les concepts et les politiques du
Brésil à l’égard de l’Amérique du Sud sont passés d’un cadre stratégique claire-

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ment axé sur l’exercice de l’hégémonie et la concurrence avec les pays voisins
(en particulier l’Argentine) à un autre fondé sur les concepts et les pratiques de la
coopération régionale. En bref, un changement profond qui exprime le passage de
situations de conflits potentiels et de rivalités à la situation actuelle dans laquelle
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prédomine un franc processus d’intégration dans les domaines de l’économie, de


la politique, des infrastructures, de la sécurité et de la défense.
Cette tendance progressive à approfondir l’intégration sud-américaine
a commencé dans les années 1980 avec les traités bilatéraux entre le Brésil et
l’Argentine, qui ont mené à la création du Mercosud dans la décennie suivante.
Sous le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso (1995-2002), l’édifice
régional a été consolidé, dans le domaine économique, par la croissance du
commerce régional et, dans le champ politique, par le rejet de la proposition des
États-Unis de créer la ZLEA (Zone de libre-échange des Amériques). Sous le
gouvernement Lula (2003-2010) ce processus s’est accéléré en raison principa-
lement des efforts du Brésil et de l’Argentine pour institutionnaliser et élargir le
processus d’intégration, dont les plus importants ont été l’entrée du Venezuela (qui
a fait que le Mercosud articule pour la première fois le continent des pays de la
Plata à ceux du bassin de l’Amazone), la création de l’Unasur (Union des nations
sud-américaines, 2008) et le Conseil de défense sud-américain (2008). En outre,

Hérodote, n° 146-147, La Découverte, 3e trimestre 2012.


lors de cette dernière période, le gouvernement brésilien a massivement investi
dans un processus d’intégration économique fondée sur l’échange d’investisse-
ments directs dans divers secteurs industriels et d’infrastructure, et plus récemment
des services spécialisés. Avec cela, l’intégration sud-américaine dépasse de loin les
objectifs initiaux qui ont inspiré la création d’un bloc de commerce régional et ce
processus a inspiré de nombreuses études ces dernières années.
Une des œuvres les plus emblématiques de ce processus de changement dans
la région, et qui a exprimé la symbiose croissante entre les cercles militaires et
civils autour des questions stratégiques et géopolitiques, est le livre organisé par
Oliveira [2008], intitulé Segurança e Defesa na América do Sul : da competição
a cooperação (« Sécurité et défense en Amérique du Sud : de la concurrence à
la coopération »). Sur un plan plus strictement géopolitique, certaines études ont
260
QUATRE-VINGTS ANS DE GÉOPOLITIQUE AU BRÉSIL

CARTE 3. – AMAZONIE, AMAZONIE BLEUE ET AMÉRIQUE DU SUD

VENEZUELA GUYANA
SURINAM
Guyane (Fr)
COLOMBIE

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ÉQUATEUR
e
Amazon
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PÉROU BRÉSIL

BOLIVIE

PARAGUAY

CHILI

Présence de pétrole
prouvée
URUGUAY
ARGENTINE
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© HT 2012 - Revue Hérodote N° 146

Mercosud Amazonie
Amazoni
Pays membres Bassin de l’Amazone
B Amazônia legal
Pays associés Amazonie bleue
Amazoni
Zone économique exclusive (ZEE)
Bases des États-Unis Plateforme continentale hors ZEE
Actuelles
Supprimée
Pre-sal
Bassins pétroliers 1 000 km
En projet

261
HÉRODOTE

également tenté d’exprimer le thème de l’intégration régionale, dont deux ont été
publiées en France : « Les politiques territoriales brésiliennes dans le contexte de
l’intégration sud-américaine » [Costa, 2002] et « O Brasil e a América do Sul :
cenários e os desafios da integração » (« Le Brésil et l’Amérique du Sud : scéna-
rios et défis de l’intégration ») [Costa, 2008]. À souligner, également, le livre
Intégrations en Amérique du Sud, dirigé par Girault [2010] à partir d’un séminaire
organisé par lui, dans le cadre du Programme Arcus, à l’Instituto des Altos Estudos
de l’USP (université de São Paulo), dont les articles sont consacrés spécifiquement
à ce sujet, notamment un article de Costa et Théry [2010] dans lequel les auteurs

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examinent le processus récent de l’intégration régionale et identifient ce que sont,
pour eux, les forces de convergence et de divergence dans ce scénario. Dans le
premier cas, ce sont les politiques efficaces d’intégration économique, politique
et stratégique, déjà mentionnées, qui se sont exprimées de façon concrète dans
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l’approfondissement de la coopération bilatérale et multilatérale dans tous les


domaines de relations de voisinage. En témoignent, par exemple, la prolifération
des expériences de coopération transfrontalière, y compris celles qui mènent à
une coopération dans le domaine de l’urbanisme, ou les emblématiques projets
d’infrastructures de connexion entre pays sud-américains, par l’implantation ou la
réfection de routes, de voies ferrées, d’oléoducs et de gazoducs.
D’autres études ont examiné ces changements récents dans de nombreux
domaines, telles que celles de Guimarães [2008], Rückert [2008] et Saint-Pierre
[2009], notamment les conséquences de l’approfondissement des arrangements
institutionnels multilatéraux existants et la façon dont la région cherche à s’orga-
niser pour faire face aux nouveaux défis du système international. Dans le domaine
de la politique régionale en Amérique du Sud a été mis en évidence le rôle de
l’Unasur et le rôle joué par le Brésil et l’Argentine dans le processus de résolu-
tion du conflit entre la Colombie et l’Équateur (et en partie le Venezuela) causé
par l’attaque par l’armée colombienne du camp des FARC en Équateur. Peut

Hérodote, n° 146-147, La Découverte, 3e trimestre 2012.


également être mentionné le comportement diplomatique et non belligérant du
gouvernement brésilien au cours de l’épisode de la nationalisation des installa-
tions de la Petrobras en Bolivie. On notera enfin l’engagement clair du Brésil et
de l’Argentine afin de minimiser les tensions entre la Colombie et le Venezuela
causées par la militarisation en Colombie au long de la dernière décennie, récem-
ment aggravée par le renforcement de l’appareil logistique de l’armée américaine
sur son territoire. L’action de l’Unasur, combinée avec la nouvelle position de
l’actuel gouvernement colombien (qui, au contraire de son prédécesseur, est
clairement multilatéraliste, c’est-à-dire engagé dans les systèmes régionaux de
coopération et disposé à maintenir le dialogue avec ses voisins, en particulier
le gouvernement du Venezuela), a contribué à une réduction significative des
tensions dans la politique régionale. D’autre part, les études indiquent que, malgré
262
QUATRE-VINGTS ANS DE GÉOPOLITIQUE AU BRÉSIL

tous ces efforts de nature franchement coopérative, persistent encore de nombreux


exemples de l’action des forces divergentes et des rivalités régionales. C’est le
cas, entre autres, des conflits frontaliers aggravés par les trafics de tous ordres,
le trafic de drogue en particulier. Des contentieux fiscaux ou douaniers ont mené à
la mise en place d’obstacles au commerce de certains produits, et d’autres conflits
ont découlé de l’augmentation des flux migratoires, souvent ceux de Brésiliens
qui se sont installés il y a plusieurs décennies au Paraguay et, plus récemment, en
Bolivie, au Pérou, au Venezuela et en Guyane française. Les plus aigus sont actuel-
lement ceux qui sont liés à la présence des petits producteurs de grain au Paraguay

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(les « brasiguaios ») et des grands producteurs de soja dans la région orientale de
la Bolivie (région de Santa Cruz).
Il y a, toutefois, un consensus parmi les experts sur le fait que le facteur de
risque le plus important pour l’avenir de l’intégration est l’approfondissement
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des asymétries graves entre les pays de la région. Si, au début de ce processus,
était déjà évidente la disproportion entre les économies, par exemple, du Brésil,
de l’Uruguay et du Paraguay, la croissance du PIB (produit intérieur brut) brésilien
s’est encore accélérée dans la dernière décennie, et la situation du Mercosud est
susceptible de devenir insoutenable si n’est pas adoptée une politique spécifique
visant à promouvoir une plus grande équité dans le développement régional,
comme l’a été la création récente des Fonds structurels, une pratique bien établie
dans l’Union européenne et adoptée ici sous le nom de FOCEM (Fonds de conver-
gence structurelle et de renforcement institutionnel du Mercosud).
Toujours dans le domaine des risques menaçant l’intégration, on doit
mentionner la persistance des facteurs de tensions de nature spécifiquement
militaro-stratégique. À part des cas de faible gravité, comme, par exemple, les
différends de frontière entre le Pérou et l’Équateur, le Venezuela et la Guyane,
le Pérou et le Chili, ou la perte – traumatique pour elle – de l’accès à la mer
de la Bolivie, ce qui peut être considéré comme une situation à haut risque est
Hérodote, n° 146-147, La Découverte, 3e trimestre 2012.

la présence et l’expansion récente des systèmes militaires des États-Unis sur le


territoire colombien, engagés sous prétexte de soutenir ce pays dans sa lutte contre
le trafic de drogue (« plan Colombie »), mais qui représentent en fait une tête de
pont de la superpuissance dans la région. Il est notoire que les nouvelles bases
militaires américaines abritent des avions capables de voler sur plus de six mille
kilomètres, ce qui signifie clairement que le théâtre des opérations militaires
possibles ne se limite pas aux zones dominées par le trafic de drogue colombien et
les FARC. C’est donc le principal « point chaud » de l’Amérique du Sud, la plus
grave situation de frottement stratégique et géopolitique, et le thème prioritaire des
organismes multilatéraux et de consultation mutuelle dans la région.

263
HÉRODOTE

L’Amazonie : « vulnérabilité » stratégique nationale

Prenant également la politique de défense nationale brésilienne (PDN) comme


référence, il est intéressant de noter quelles sont les deux priorités stratégiques
pour le pays. La première est l’Amérique du Sud et le rôle du Brésil dans le
processus d’intégration régionale. La deuxième priorité est l’Amazonie, décrite
comme la plus grande « vulnérabilité » stratégique nationale. Cette région a été l’un
des principaux objets de préoccupation et de recherche au cours des quatre-vingts
ans de réflexion géopolitique brésilienne et, de fait, avec plus de cinq millions

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de kilomètres carrés, le bassin-versant le plus important dans le monde, recélant
une des plus grandes biodiversités tropicales de la planète, et plus de huit mille
kilomètres de frontières, elle mériterait d´être considérée comme stratégique par
n’importe quel État de la communauté internationale.
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À l’apogée du régime militaire, la géopolitique dans cette région s’était maté-


rialisée essentiellement par le Plan d’intégration nationale de 1971 qui portait,
en particulier, sur les investissements dans des infrastructures de circulation, de
production d’énergie et de télécommunications, ainsi que sur la création de « pôles
de développement », fondés sur l’industrie, l’agro-industrie et des programmes de
colonisation dirigée. Cette stratégie d’occupation, principalement destinée à la
défense de la souveraineté nationale, qui cristallisait les visions de l’ancienne
géopolitique militaire, a été vivement critiquée par la nouvelle géopolitique
qui s’est développée dans le pays à partir des années 1980. Tel est le cas avec
l’ouvrage de Becker « Géopolitique de l’Amazonie » [1982], qui énonce clairement
les tensions entre, d’une part, les impératifs de la défense de la souveraineté natio-
nale par l’occupation et l’intégration à tout prix, et, de l’autre, les conséquences
de ce modèle de planification territoriale autoritaire et centralisé, parmi lesquels
on peut citer les conflits fonciers liés à l’expansion agricole, l’expropriation et la
violence exercées à l’encontre des populations traditionnelles, en particulier les

Hérodote, n° 146-147, La Découverte, 3e trimestre 2012.


communautés autochtones, et les dommages à l’environnement, notamment la
déforestation accélérée.
Ce qu’on pourrait appeler une seconde phase d’études de l’Amazonie dans
une perspective géopolitique a été largement inspirée par la formidable influence
du débat international sur l’avenir de la région, en termes de durabilité de
l’environnement, au cours de la conférence de Rio en 1992, et ses effets sur la
production académique et les politiques territoriales, et plus particulièrement de
l’environnement. Il faut également mentionner le programme de zonage écologico-
économique de l’Amazonie, qui a engendré des recherches approfondies sur les
aspects physiques, biotiques et socioéconomiques de la région, en plus de soutenir
les politiques visant à l’aménagement du territoire et de l’environnement dans les
neuf États amazoniens. D’autres études ont cherché à explorer la transversalité
264
QUATRE-VINGTS ANS DE GÉOPOLITIQUE AU BRÉSIL

des questions environnementales dans les politiques pour le territoire amazonien,


pour démontrer que c’est un chemin ardu mais aussi le plus approprié pour aborder
ce domaine dans la perspective qui inspire la nouvelle géopolitique brésilienne.
Le travail qui exprime le mieux cette tendance est celui de Neli Aparecida de
Mello-Théry, Território e gestão ambiental na Amazônia (« Territoire et gestion
de l’environnement en Amazonie ») [2011].
Toujours dans cette perspective, on peut citer l’initiative du Centre de
gestion pour les études stratégiques (un think-tank dans l’orbite du gouver-
nement), qui approfondit les études engagées dans le Plan pour une Amazonie

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durable, dont est né le livre Um projeto para a Amazônia do século XXI (« Un
projet pour l’Amazonie du XXIe siècle »), qui vise à résumer ce que serait un projet
de développement durable pour la région, gouverné par les principes de la
protection et l’amélioration des droits sociaux, culturels et environnementaux.
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Il s’agit d’un effort conceptuel et analytique qui cherche à maintenir l’impératif


de la souveraineté brésilienne sur ce territoire tout en intégrant les défis de sa
gestion décentralisée, participative et fondée sur la coopération internationale
[CGEE, 2009].
Enfin, il convient de noter que ces dernières années ont vu la consolidation
d’un nouveau sujet géopolitique, la côte, les eaux brésiliennes territoriales et
l’Atlantique Sud. Il s’agit d’un nouveau thème stratégique pour le pays, déve-
loppé depuis le milieu des années 1990 avec l’application des principes définis
par la convention des Nations unies sur les droits de la mer, qui a permis au pays
de définir une zone économique exclusive de 200 milles. Dans le même temps,
l’expansion de l’exploration pétrolière en mer a permis la découverte de gisements
de pétrole sous la couche de sel (dit petróleo pré-sal), dont certains sont situés dans
les limites des eaux brésiliennes. Ainsi, le pays s’ouvre à un nouveau défi straté-
gique qui concerne maintenant le potentiel d’influence au-delà de la ZEE, l’espace
élargi du plateau continental (parfois appelé l’« Amazonie bleue ») et l’Atlantique
Hérodote, n° 146-147, La Découverte, 3e trimestre 2012.

Sud. Les textes les plus récents sur le sujet sont, par exemple, Prospectiva, estraté-
gias e cenários globais – visões do Atlântico Sul, Africa lusófona, América do Sul
e Amazônia (« Potentiels, stratégies et scénarios globaux – visions de l’Atlantique
Sud, de l’Afrique lusophone, de l’Amérique du Sud et de l’Amazonie ») [IPEA,
2011], qui souligne que le défi est précisément la capacité du pays, dans les années
à venir, à combiner habilement deux politiques. D’une part, une action spécifique-
ment militaro-stratégique, visant à défendre la souveraineté étendue de ce pays et
l’expansion de l’influence du pays dans cette région. D’autre part, avancer dans
l’Atlantique Sud pour resserrer les liens de coopération avec les pays riverains,
sud-américains et africains, sur la base des principes qui inspirent sa politique
étrangère dans son ensemble. En d’autres termes, être guidé par la défense de la
paix et le maintien de cette partie de l’Atlantique comme zone dénucléarisée,
265
HÉRODOTE

la franche coopération internationale et la défense et la protection de l’intégrité des


ressources naturelles marines.
Enfin, les experts attirent l’attention sur le fait que l’expansion des zones sous
sa souveraineté et l’élargissement des zones d’influence du pays, en particulier
vers les eaux profondes de l’océan, représentent un environnement stratégique
nouveau et difficile, et que par conséquent le pays devrait s’apprêter à faire de
lourds investissements dans la modernisation à court et moyen terme de ses
forces armées, en particulier le rééquipement de la marine. D’où l’importance du
programme de modernisation de la flotte brésilienne, et en particulier l’Accord

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stratégique entre le Brésil et la France, en 2008, qui comprend la construction de
cinq nouveaux sous-marins, dont un à propulsion nucléaire, qui devrait être lancé
en 2020.
Face à ces nouveaux défis, nés de la nouvelle position du Brésil dans la divi-
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sion internationale du travail et de la puissance, comment évolue l’image que les


Brésiliens se font du monde et de la place qu’ils y occupent ?

Le monde vu du Brésil

La vision que le Brésil a du Monde n’est pas encore bien définie. Même
l’opinion plus informée n’est pas très consciente des changements massifs de la
position du pays dans le panorama mondial. Loin de considérer le pays comme
une puissance mondiale – ce qu’il est probablement en voie de devenir – ou au
moins comme une puissance émergente – ce qu’il est déjà largement –, elle a
encore souvent le complexo do vira-lata 4, le « complexe du corniaud », une
expression inventée par l’écrivain et dramaturge brésilien Nelson Rodrigues, qui
se référait initialement au traumatisme subi par les Brésiliens en 1950, lorsque
l’équipe du Brésil a été battue par l’équipe uruguayenne en finale de la Coupe du

Hérodote, n° 146-147, La Découverte, 3e trimestre 2012.


monde, au Maracanã. Comment cette image peut-elle évoluer ? Il sera intéressant
de l’observer dans les années à venir, à mesure que s’affirme la nouvelle position
du pays.
Encore faut-il s’intéresser au reste du monde. Or le Brésil est un pays essen-
tiellement autocentré, l’immense majorité des Brésiliens s’intéressent peu au
reste du monde, à ce qui se passe là fora (au-dehors). On peut le comprendre si
l’on pense que la plupart d’entre eux n’ont jamais voyagé à l’étranger et que les
habitants des deux principaux foyers de peuplement du pays vivent soit à près de

4. Le vira-lata est un chien de race indéfinie qui se nourrit souvent en renversant les pou-
belles, virando lattas.

266
QUATRE-VINGTS ANS DE GÉOPOLITIQUE AU BRÉSIL

2 000 kilomètres de la frontière la plus proche (pour les grandes villes du Sudeste
comme São Paulo et Rio de Janeiro), soit à plus de 4 000 kilomètres (pour celles
du Nordeste, Recife ou Fortaleza). La presse ne les y aide guère, elle parle peu de
l’étranger et ne compare que très rarement le Brésil à d’autres pays, sauf pour dire
qu’il est le plus grand ou le meilleur, ou parfois le plus nul au monde (complexo do
vira-lata...). On peut croire à une plus grande ouverture quand on constate que les
mêmes médias donnent régulièrement les résultats des championnats de football
des principaux pays européens, mais on se rend vite compte qu’il ne s’agit que des

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équipes où opèrent des joueurs ou des entraîneurs brésiliens...
Cela ne signifie pas que le Brésil ne soit pas concerné par la mondialisation,
il l’est au contraire profondément – à vrai dire, il l’est depuis l’arrivée des cara-
velles portugaises – par son commerce extérieur, par sa dette, par son intégration
culturelle. Cela ne signifie pas non plus que sa diplomatie ne soit pas active, ni que
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son expansion n’ait pas de conséquences sur ses voisins, dont certains reparlent
parfois de l’« impérialisme brésilien », comme du temps de la dictature militaire,
sans que cela les empêche de consommer ses produits, d’y venir en vacances ou
d’y faire des études. Pour jauger objectivement la place du Brésil dans le monde,
nous avons choisi deux domaines, les flux aériens et le commerce international,
flux de personnes et de marchandises qui révèlent les orientations de ses relations
privilégiées avec certains pays.

Flux aériens

Quatre compagnies brésiliennes ont des réseaux internationaux, dont le dessin


souligne les régions du monde avec lesquelles le Brésil entretient les échanges
les plus denses. Toutes privilégient nettement trois directions, les pays voisins
d’Amérique du Sud, l’Europe et les États-Unis. En des temps plus fastes, la Varig
Hérodote, n° 146-147, La Découverte, 3e trimestre 2012.

avait des lignes vers le Japon, via la Californie, et vers Bangkok, via l’Afrique du
Sud, vers l’Angola et le Nigeria, mais ces temps de gloire sont désormais révolus
et le pragmatisme a amené les compagnies brésiliennes à se concentrer sur les
lignes les plus rentables.
Heureusement, bon nombre de compagnies étrangères desservent le Brésil,
issues des pays avec lesquels il entretient des relations anciennes (voisins sud-
américains, États-Unis, Japon et Europe), mais aussi de ceux avec lesquels ses
échanges se sont plus récemment développés, notamment la Chine, les Émirats
arabes unis et la Turquie. Celle-ci dessert au passage le Sénégal, ce qui atténue un
peu le vide africain, les liaisons avec ce continent censé tenir une place clé dans la
diplomatie brésilienne se résumant à une ligne vers l’Angola et une vers l’Afrique
du Sud, l’une et l’autre tenues par des compagnies étrangères.
267
HÉRODOTE

Commerce extérieur

Le commerce extérieur du Brésil montre bien les orientations de ses échanges,


leurs évolutions récentes et la place du pays dans le monde d’aujourd’hui. Les
partenaires principaux sont les voisins du Mercosud (principalement l’Argentine),
les États-Unis, l’Europe, et de plus en plus la Chine, dont le poids était très limité
il y a dix ans. Elle a aujourd’hui largement dépassé le Japon comme principal
partenaire asiatique, grâce à ses achats massifs de minerai de fer, de soja, de
viande et de sucre, en échange d’une foule de produits manufacturés, des plus

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banals (textiles de bas de gamme) aux plus sophistiqués (électroménager et
informatique).
Le solde est néanmoins positif pour le Brésil, comme il l’est avec la Russie,
plusieurs pays du Moyen-Orient (le Brésil ayant acquis son autosuffisance en
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pétrole en 2006) et avec ses voisins d’Amérique du Sud, à l’exception de la


Bolivie à qui il achète du gaz sans pouvoir lui vendre beaucoup en échange, en
raison de sa faible population et, plus encore, de son faible pouvoir d’achat. En
revanche, les soldes sont négatifs avec les États-Unis et l’Europe, qui vendent
au Brésil des produits à haute valeur unitaire et lui achètent principalement
des minerais et des denrées agricoles, à la notable exception des avions de
l’Embraer.
Le Brésil a donc une position très spécifique dans la division internationale
du travail. Pour la fabrication des produits technologiques, il a un solde positif
avec des pays moins développés que lui en Amérique du Sud, en Afrique et au
Moyen-Orient, et des soldes négatifs avec les grandes puissances économiques.
Cela signifie qu’il occupe une position intermédiaire entre les pays développés du
« centre » (auxquels il achète des produits manufacturés, ainsi que des services,
qui n’apparaissent pas ici, et vend des produits primaires), et les pays plus « péri-
phériques » que lui (voisins sud-américains, producteurs de pétrole d’Afrique et

Hérodote, n° 146-147, La Découverte, 3e trimestre 2012.


du Moyen-Orient), auxquels il vend des biens manufacturés et achète des produits
primaires, ce qui reflète sa position intermédiaire entre « Sud » et « Nord ».
Cette position s’est également révélée dans les actions qu’il a menées à l’OMC,
l’Organisation mondiale du commerce, l’une contre la protection accordée par
les États-Unis à leurs producteurs de coton, l’autre contre la protection accordée
par l’Union européenne à ses producteurs de sucre, et les a gagnées toutes les
deux (le responsable du dossier voulait aussi attaquer le Japon sur sa protection
du marché national du riz, et regrette encore aujourd’hui d’en avoir été dissuadé
par son chef). Tout n’est pas réglé, les États-Unis traînent les pieds, temporisent,
même face à la menace de représailles sur leurs produits sensibles, mais dans les
deux cas le Brésil espère gagner des parts de marché, ses avantages comparatifs lui
permettant de produire plus et moins cher que ses concurrents.
268
QUATRE-VINGTS ANS DE GÉOPOLITIQUE AU BRÉSIL

Dans les négociations avec les Chinois, les Brésiliens ont eu moins de succès.
La Chine a fait comprendre clairement au Brésil que, pour eux, il est avant tout une
source de matières premières, notamment de soja et de fer, mais qu’elle souhaite
acheter l’un sous forme de minerai et l’autre de graines brutes, et non laisser le
Brésil y incorporer de la valeur ajoutée en lui vendant des profilés d’acier ou de
la viande de volailles et de porc. Malgré des ouvertures timides lors du premier
voyage de la présidente Dilma Rousseff en Chine, en avril 2011 – comme l’autori-
sation donnée à quelques abattoirs brésiliens d’exporter de la viande de porc vers

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la Chine –, le bras de fer avec l’empire du Milieu continue.
Ce retour au statut quasi colonial de producteur de denrées brutes et d’acheteur
de produits manufacturés est le danger que redoutent certains, et qui porte même
un nom, la comoditização, le risque de voir le Brésil ramené quelques siècles
en arrière, au statut de producteur de commodities, les matières premières dont
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d’autres pays assureraient la transformation. C’est évidemment inacceptable pour


un pays qui est déjà bien engagé sur la voie du développement industriel et dont
l’économie repose déjà principalement sur les services. Et cela pèse naturellement
sur la vision que le Brésil a du monde.

Quelle place dans le monde ?

Les relations avec les voisins sud-américains ont déjà été analysées ci-dessus.
L’Afrique (et plus largement l’espace lusophone) et les autres grands pays émer-
gents (dits BRIC, pour Brésil, Russie, Inde et Chine) ont été l’objet des soins du
gouvernement Luíz Inácio Lula da Silva tout au long de ses deux mandats (2003-
2006 et 2007-2010). Lula a fait dix voyages en Afrique, dans 25 des 53 pays du
continent, durant ces huit ans. Par exemple, en octobre 2007, lors de son septième
voyage, il était accompagné d’entrepreneurs des secteurs de l’énergie, du bâtiment,
Hérodote, n° 146-147, La Découverte, 3e trimestre 2012.

de l’industrie aéronautique et des finances, et a fait étape au Burkina Faso, en


République du Congo, en Afrique du Sud et en Angola. L’ordre du jour incluait la
signature d’accords bilatéraux et multilatéraux et la participation au IIe sommet du
Forum de dialogue Inde-Brésil-Afrique du Sud (IBAS). C’était cohérent avec sa
politique d’ouverture au Sud, et avec la volonté de reprendre l’héritage du Portugal
en Angola, au Mozambique et en Guinée-Bissau. Les résultats de tous ces voyages
ont pourtant été décevants et des voix discordantes ont fait remarquer qu’à trop
vouloir se placer en Afrique – dont le PIB ne représente que 1 % de celui de la
planète – le Brésil perdait des parts de marché dans les pays qui comptent pour lui,
en Amérique du Nord, en Europe et en Asie.
La Chine est aujourd’hui le point de mire du Brésil, chaque trimestre les obser-
vateurs comparent la progression du PIB national à celui de ce pays, et l’opinion
269
HÉRODOTE

craint que le Brésil ne prenne du retard : la principale manchette de la Folha de


S. Paulo du 26 août 2011, qui portait sur la croissance du PIB pour 2011, était
immédiatement suivie de la phrase suivante : « Si la projection du gouvernement
est confirmée, le Brésil va croître moins que d’autres pays comme la Chine et
l’Inde, mais à un rythme plus rapide que celle des pays avancés, comme les
États-Unis. » Son économie souffre de la concurrence chinoise dans de nombreux
secteurs, comme le textile, qui a déjà perdu plus de 250 000 emplois dans les
dix dernières années.
Les espoirs des premières années du gouvernement Lula, qui était revenu de

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son premier voyage en Chine ravi des perspectives de collaboration, ont donc été
déçus, comme l’ont été avant lui ceux de tant de chefs d´État dans les mêmes
circonstances. Son élection, en janvier 2003, avait marqué un tournant dans les
grandes orientations de la diplomatie brésilienne ; dès 2003, le discours était
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devenu nettement tiers-mondiste, notamment sous l’impulsion du numéro deux


du ministère des Relations extérieures, Samuel Pinheiro Guimarães Neto, et des
initiatives avaient été prises pour tourner la diplomatie brésilienne vers les pays du
Sud, et pour jouer la carte des pays émergents.
Le Brésil peut en effet jouer sur les deux tableaux, et tente en permanence de
le faire, en mettant l’accent tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre. Il tente de maximiser
ses avantages, notamment de grand producteur de produits agricoles et de biocar-
burants, de minimiser ses fragilités, principalement sa dépendance technologique
et financière, et d’animer des dynamiques de recomposition des positions par
rapport aux autres pays, pays plus développés d’un côté, pays pauvres de l’autre,
en jouant de sa situation intermédiaire.
Un épisode montre bien l’ambiguïté de sa situation, la nationalisation des
hydrocarbures en Bolivie, que l’opinion publique brésilienne a mal vécue. Le
principal exploitant était la Petrobras, et la quasi-confiscation de ses raffineries
a été ressentie comme une atteinte au prestige, voire à la souveraineté du pays.

Hérodote, n° 146-147, La Découverte, 3e trimestre 2012.


Le gouvernement du Parti des travailleurs (PT) et l’opinion éclairée ont été stupé-
faits de se retrouver dans le rôle de puissance impérialiste, accusée de piller les
ressources naturelles d’un pays pauvre, alors qu’il se pensait encore comme une
victime de ce même jeu face aux pays développés du Nord.
Du coup la réaction a été embarrassée, le gouvernement a d’abord donné raison
à la Bolivie, jusqu’à ce que les considérations économiques reprennent le dessus.
La démission du ministre bolivien des Hydrocarbures (suite au désaveu, par la
Présidence, de sa décision de faire de la Petrobras un simple opérateur de ses
deux raffineries en Bolivie) a fait suite à la seule réaction ferme du Brésil, mais
dans l’ensemble la réaction a été molle. Tout donne à penser que ce n’est que la
face visible d’une négociation discrète et qui devrait finir par un accord sur un prix
intermédiaire entre l’ancien prix, très bas, et celui que demande la Bolivie, bien
270
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Hérodote, n° 146-147, La Découverte, 3e trimestre 2012.

CARTE 4. – LE MONDE VU DU BRÉSIL

ASIE-PACIFIQUE

AMÉRIQUE DU NORD

EUROPE Russie
OCCIDENTALE Chine

Portugal
Timor
Inde Leste

Cap Vert

BRÉSIL
Angola

Mozambique

Afrique du Sud
Le centre
La périphérie
Le Mercosud
L’Amérique du Sud La triade BRICS La solidarité La lusophonie

© HT 2012 - Revue Hérodote N° 146

271
QUATRE-VINGTS ANS DE GÉOPOLITIQUE AU BRÉSIL

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HÉRODOTE

plus élevé. Le Brésil a besoin du gaz bolivien en attendant la mise en exploitation


du gaz découvert au large de Santos, et la Bolivie a besoin de vendre son gaz,
avant que la production de ce même champ ne fasse tomber à rien la demande
brésilienne. En fait, le Brésil commence seulement à faire l’apprentissage des
côtés négatifs de son nouveau poids continental : renvoyé par les Chinois au rang
de producteur de denrées de base, de préférence à bas prix, il est traité de puis-
sance impérialiste par la Bolivie...
Cette ambivalence est également apparue lors des grandes réunions interna-
tionales où le Brésil se voit et agit comme un des chefs de file des revendications

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des pays du Sud, (G20, G33...). Ce fut notamment le cas à la réunion de l’OMC à
Cancún, en 2003, où il a largement contribué à bloquer les négociations en orga-
nisant la résistance des pays du Sud et à empêcher un accord qui semblait acquis.
Il n’y a malheureusement guère eu de suites, ni lors du naufrage de la négociation
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de Doha, ni dans les autres forums internationaux, ni dans des initiatives sur la
lutte contre la faim, un temps appuyée par Lula et Jacques Chirac. Les pays parte-
naires ont fait remarquer – avec l’exquise politesse des diplomates – que le Brésil
devrait peut-être méditer sur l’échec de son programme Fome zero (« Zéro faim »,
inclus sans gloire et sans bruit dans les programmes d’assistance déjà mentionnés)
avant de donner des leçons au reste du monde...
Dans le même temps, le Brésil revendique, comme grande puissance émer-
gente, un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Il n’a pas obtenu grand
succès de ce côté, ses démarches sont contrariées par les ambitions et les contre-
manœuvres de son voisin argentin, ou encore du Mexique. Il est peu probable qu’il
aboutisse, le Brésil ne peut guère prétendre réussir là où l’Allemagne ou le Japon
ont échoué. Les efforts faits pour placer des Brésiliens à la tête de grands orga-
nismes internationaux ont également échoué, en partie faute de recueillir l’accord
de ses voisins, qui sont aussi ses concurrents. Une exception a été la récente élec-
tion du « père » du programme Fome zero, José Graziano, à la tête de la FAO

Hérodote, n° 146-147, La Découverte, 3e trimestre 2012.


(Food and Agriculture Organization) en juin 2011.
Ces revers dans la diplomatie multilatérale, malgré l’effort consenti en envoyant
des troupes pour maintenir l’ordre en Haïti (et ainsi payer son ticket d’accès au
rang des pays qui comptent dans les relations internationales), illustrent bien la
position ambiguë du Brésil, pays émergent, situé à la fois dans le peloton de tête
des grandes économies mondiales et encore pays sous-développé par bien des
aspects. En fait, le Brésil a acquis un poids spécifique considérable par sa popu-
lation (plus de 190 millions d’habitants), par la puissance de son agro-industrie
et de son appareil industriel, sans équivalent dans l’hémisphère Sud, mais il n’a
pas encore trouvé sa place ni dans la cour des grands, où il pèse peu, ni comme
leader des petits, où les plus pauvres le trouvent trop gros, et où les autres pays
émergents jouent leur propre jeu. Et il reste à penser une géopolitique qui prenne
272
QUATRE-VINGTS ANS DE GÉOPOLITIQUE AU BRÉSIL

en compte cette nouvelle position du Brésil sur l’échiquier international, ce à quoi


s’emploient désormais nombre de chercheurs civils et militaires, notamment ceux
que rassemble l’Association brésilienne des études de défense (ABED).

Conclusion

En guise de conclusion on peut noter avec plaisir que, dans un domaine au


moins, sa supériorité n’est pas contestée, le football, comme en témoignent ses

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cinq victoires à la Coupe du monde, et plus encore ses exportations de joueurs
dans le monde entier. Près d’un millier d’entre eux ont rejoint des clubs de quatre-
vingts pays du monde entier. Le pays qui en a accueilli le plus est le Portugal,
pour des raisons linguistiques évidentes. Mais on en a aussi vu partir au Japon,
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en Corée, et d’autres vers des pays plus exotiques pour des Brésiliens (d’autant
que la plupart des joueurs sont d’origine populaire et bien peu préparés à la vie à
l’étranger) : en Indonésie, au Vietnam, en Chine, en Azerbaïdjan, en Finlande, etc.
On notera qu’entre 2004 et 2008, alors que leur nombre a diminué dans les pays
voisins, en Corée du Sud et au Japon, il a au contraire augmenté particulièrement
vite en Afrique du Sud, dans les pays du Golfe et surtout en Europe orientale, pays
dont le rôle international s’est affirmé dans ces années. Même dans ce domaine
ludique (mais qui est aussi et, de plus en plus, un business), il est clair que la
position du Brésil dans la mondialisation se renforce et l’on peut donc – au-delà
du clin d’œil – utiliser le football comme symbole de cette affirmation : sport
importé de Grande-Bretagne avec les premiers chemins de fer, il a été passable-
ment transformé : le jeu de gentlemen inventé sur les pelouses d’Eton est devenu
un sport de masse qui soulève la ferveur de masses métisses et colorées, et les
Brésiliens, en y incorporant leur sens du rythme et de l’improvisation, ont souvent
dominé les équipes européennes. Non sans retomber parfois dans le désespoir
Hérodote, n° 146-147, La Découverte, 3e trimestre 2012.

quand la seleção nationale perd un match. Décidément, ça n’est pas une mauvaise
métaphore...

273
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CARTE 5. – EXPORTATIONS DE JOUEURS DE FOOTBALL BRÉSILIENS

274
HÉRODOTE

BRÉSIL

Nombre de transferts Variation du nombre de transferts


en 2008 de 2004 à 2008, en %
209 Portugal

58 Allemagne
1 0,86 0 -0,73
15 France
1 Jordanie Source: CBF, Relação de transferências para o exterior - http://www.cbf.com.br/php/transferencias.php, 20/9/9

© HT 2012 - Revue Hérodote N° 146

Hérodote, n° 146-147, La Découverte, 3e trimestre 2012.

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