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LA GOUVERNANCE URBAINE : VERS L'ÉMERGENCE D'UN NOUVEL

INSTRUMENT DES POLITIQUES ?


Bernard Jouve

ERES | « Revue internationale des sciences sociales »

2007/3 n° 193-194 | pages 387 à 402


ISSN 0304-3037
ISBN 9782749213262
Article disponible en ligne à l'adresse :
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sociales-2007-3-page-387.htm
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Pour citer cet article :
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Bernard Jouve, « La gouvernance urbaine : vers l'émergence d'un nouvel instrument
des politiques ? », Revue internationale des sciences sociales 2007/3 (n° 193-194),
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p. 387-402.
DOI 10.3917/riss.193.0387
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La gouvernance urbaine :
vers l’émergence d’un nouvel instrument
des politiques ?

Bernard Jouve

Introduction contre la corruption, démocratisation, libéralisa-


tion des services). Elle peut également avoir pour
Depuis une vingtaine d’années, dans le monde effet de faire prendre en charge le développement
anglophone, puis à l’échelle planétaire, la gou- social et économique et les besoins collectifs par
vernance s’est progressivement imposée comme les groupes sociaux les plus fragilisés, en lieu et
un « bruit de fond » (buzz word) qui sert à dési- place des administrations nationales et locales.
gner et formaliser un certain nombre de transfor- Dans le monde de l’entreprise, la gouvernance

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mations majeures. Ce terme est en effet utilisé s’est développée sur fond de scandales financiers
pour marquer certaines ruptures dans la nature (cf. EnRon) au sein de grands groupes accusés
des relations internationales, d’avoir mis en place des pra-
consécutives à la chute du Bernard Jouve est décédé en 2009. Il tiques gestionnaires tendant
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bloc soviétique, et pour était titulaire de la Chaire unESCo à déplacer le centre de gra-
remettre en question une « Politiques urbaines et citoyenneté » à vité décisionnel des action-
l’université de Lyon. Ses thèmes de
tendance à l’unipolarité sou- recherche portent notamment sur l’ana- naires vers les dirigeants
haitée par les États-unis. lyse des politiques urbaines, y compris exécutifs de ces entreprises.
Gouvernance rime alors dans une perspective comparative inter- Gouvernance rime dans ce
nationale, et sur la transformation des
avec nécessité de revenir à états modernes et les nouvelles formes cas avec transparence dans
l’esprit ayant présidé à la de régulation. la gestion interne, retour à
création de l’organisation Il a publié en 2005 Metropolitan certaines règles éthiques et
Democracies. State Transformations
des nations-unies. Dans le and Urban Policies in Canada, France rééquilibrage des pouvoirs
domaine de l’aide aux pays and Great-Britain, Ashgate, Aldershot entre ces deux pôles. Dans le
en développement, la gou- et “From Government to urban Gover- domaine de l’administration
nance in Western Europe: A Critical
vernance, telle qu’elle est Perspective”, Public Administration publique, la gouvernance est
utilisée par les grands bail- and Development, 25, 2, p. 285-294. déclinée pour mettre en
leurs internationaux que sont avant une nécessaire réforme
notamment la Banque mon- de l’État visant à rationaliser
diale et le Fonds monétaire International, résume son fonctionnement, à mettre en place de nou-
une nouvelle approche de l’aide à destination de velles formes de partenariat avec le secteur privé,
ces États en responsabilisant davantage la société de nouveaux outils de management public repo-
civile et en minorant le poids des administrations sant notamment sur des indicateurs de perfor-
nationales dans la gestion des prêts et la mise en mance des services (Stoker, 1998) et sur une
œuvre des programmes internationaux de déve- culture du résultat généralement appuyée sur une
loppement. Cette responsabilisation de la société batterie d’indicateurs statistiques.
civile qui se traduit par son empowerment, son Les politiques urbaines n’ont pas échappé à
contrôle sur les décisions et les ressources, s’ac- cette dynamique qui conduit à travers l’utilisa-
compagne de réformes institutionnelles (lutte tion d’un même terme à désigner des objets et

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des réalités sociales et politiques extrêmement Il ne s’agit pas ici de dénier l’importance de
différentes. Dans le domaine des études urbaines, la gouvernance urbaine en tant que, tantôt pro-
il désigne un processus par le biais duquel se met gramme de recherche, tantôt notion dans le
en place progressivement un rééquilibrage dans champ des sciences sociales. Ses principales
l’exercice du pouvoir urbain, a priori, au détri- avancées heuristiques et analytiques ont été de
ment des États et des institutions urbaines (élus et déplacer la focale dans l’analyse du pouvoir
technocraties locales) et au profit des acteurs urbain du fonctionnement per se des institutions
issus de la société civile. Par pouvoir urbain, on urbaines démocratiquement élues, censées pro-
entend ici la capacité de différentes catégories duire et mettre en œuvre avec les États des poli-
d’acteurs aux statuts divers à structurer l’agenda tiques urbaines, vers l’analyse des modes
des politiques urbaines, à peser sur l’allocation d’articulation entre ces institutions, les adminis-
des ressources publiques en fonction de leurs trations d’État et la société civile. Si cette percep-
logiques et de leurs intérêts et à influer sur le tive de recherche est présente dès les années 1980
contenu de choix collectifs en matière de planifi- aux États-unis, elle est par contre beaucoup plus
cation et de gestion urbaine dans divers secteurs récente en Europe de l’ouest où elle a permis de
(logement, transport, équipements collectifs, s’affranchir d’une compréhension du pouvoir
environnement, développement économique). urbain uniquement centrée sur l’asymétrie des
Si l’on dresse un état des lieux de la littéra- relations entre les États et les villes (Goldsmith,
ture académique sur la question, deux lectures 1990 ; Page et Goldsmith, 1987). Elle a aussi
s’opposent : une vision qui, empruntant à max contribué à renouveler un certain nombre d’inter-

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Weber dans le cas européen, voit ce processus rogations sur les formes de légitimité dans l’ana-
comme porteur d’une dynamique émancipatrice lyse du pouvoir urbain, en mettant l’accent sur
des villes et des sociétés locales vis-à-vis de la l’importance croissante de la légitimité fonction-
tutelle des États – c’est le cas notamment en nelle des institutions locales démocratiquement
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Europe de l’ouest (Le Galès, 2002) – et une élues, appréhendées à travers leur capacité à pro-
vision plus critique, issue du néo-marxisme, qui duire des politiques urbaines dans un univers
lie ce même processus à l’érosion de l’État key- politico-administratif et économique polyar-
nésien, de l’État-providence et à son remplace- chique, au détriment relatif de la légitimité repré-
ment progressif par l’imposition de l’idéologie sentative issue de l’élection au suffrage universel
néolibérale (Brenner et Theodore, 2003). Ces dont bénéficient les élus. Enfin, dans la structura-
deux approches, qui ne partagent pas les mêmes tion internationale du champ des études urbaines
corpus disciplinaires et qui expliquent en grande (entendue au sens anglo-saxon), elle a conduit à
partie la difficulté à stabiliser le contenu du une multiplication des protocoles de recherche
terme, ont cependant en commun de partager un comparatistes internationaux, décloisonnant par
même constat : les États modernes se transfor- la même des traditions universitaires nationales,
ment et le rôle que jouent les politiques urbaines permettant d’éviter les limites intrinsèques liées à
dans cette transformation est essentiel. Cet la production de monographies ne permettant pas
article montre en quoi le « succès » de la gou- de monter en généralités (DiGaetano et Strom,
vernance urbaine s’explique par la rencontre de 2003 ; Kantor et Savitch, 2005).
trois histoires issues d’univers sociaux, institu- Sans minorer ces avancées scientifiques, ce
tionnels et politiques différents : celle des texte vise davantage à montrer comment la gou-
sciences sociales analysant les transformations vernance s’est peu à peu imposée dans le discours
de l’État-providence, celle des grands orga- et les pratiques des décideurs politiques interve-
nismes internationaux en charge des politiques nant dans le champ des politiques urbaines, au
de développement, notamment dans les grandes point d’en faire un nouvel instrument d’action
villes du « Sud », et celle des institutions publique (Le Galès et Lascoumes, 2005) actuelle-
urbaines des pays « développés », notamment ment en émergence qui répond à une triple logique
en Europe de l’ouest. cognitive, normative et instrumentale : fournir un
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Fleet Street, Londres, Royaume-uni, en 1900. La Collection.
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diagnostic sur la « crise de gouvernabilité » des La transformation des États


villes via l’analyse des politiques urbaines, décrire modernes et la gouvernance
la « réalité sociale et politique » des nouvelles (urbaine)
conditions de la production de la ville et fournir
des solutions considérées comme légitimes pour La diffusion à l’échelle internationale de la gou-
l’action. Cet article voudrait donc contribuer, à sa vernance (urbaine) a été alimentée par un grand
mesure, à cette tentative de déconstruction histo- nombre de travaux produits par les sciences
rique d’un concept qui pose indiscutablement la sociales s’intéressant à la transformation des États
question de la nature du pouvoir urbain et de la modernes à partir des années 1970-1980. Ces tra-
transformation des formes de légitimité. Dit autre- vaux insistent pour la plupart sur un constat : il ne
ment, il s’agit d’appréhender la gouvernance à la faut pas surestimer la capacité des institutions
fois au niveau discursif et de pratiques concrètes, publiques (nationales et locales) à pouvoir pro-
dont l’objectif est de transformer l’exercice du duire et gérer seules les politiques (urbaines). Pour
pouvoir urbain conçu ici dans un triptyque asso- ce faire, il convient d’ouvrir le système décisionnel
ciant autorités publiques élues, État et société urbain à la société civile. L’histoire du développe-
civile. Au-delà du constat de la diffusion de la gou- ment de la gouvernance, en tant qu’instrument
vernance urbaine, il convient de s’interroger sur sa d’action publique, peut ainsi se comprendre
portée réelle en termes de transformations du pou- comme une importation dans le champ de l’action
voir urbain. S’agit-il d’une rhétorique incantatoire publique d’une série de diagnostics et d’analyses
ou d’un réel instrument qui tend à uniformiser les élaborées par les sciences sociales s’intéressant à
politiques urbaines ? À l’inverse, n’observe-t-on la transformation des États contemporains. Il
pas de très fortes différences nationales et locales s’agit donc d’une adaptation, d’une instrumenta-
qui en limitent la portée performative ? lisation au profit du marché considèrent certains
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(Kazancigil, 1998), de travaux scientifiques dans cadre de mise en place progressive de l’État-pro-
une perspective normative qui fait de la vidence et de politiques keynésiennes y avaient
recherche de la coordination entre institutions répondu par une logique conjoncturelle, en aug-
publiques et privées, et cela à différents niveaux mentant leur capacité d’intervention, notamment
de gouvernement, l’alpha et l’oméga des poli- budgétaire (offe, 1985). La crise économique des
tiques publiques contemporaines. À une vision années 1970 allait remettre en question cette
hiérarchique du pouvoir urbain, centrée sur les logique. Face, notamment, à des contraintes bud-
institutions publiques locales et l’État, succède gétaires plus importantes et à l’épuisement des
une perspective négociée, partenariale, contrac- politiques keynésiennes, l’appareil d’État se trou-
tuelle, au sein de réseaux de politiques publiques vait en situation de « surcharge ». C’est donc sa
non hiérarchiques. légitimité fonctionnelle, sa capacité à résoudre les
Il n’est certainement pas possible de revenir problèmes économiques et sociaux par le biais de
ici sur les très nombreux travaux ayant montré politiques publiques adaptées, qui était remise en
comment la sphère du politique s’est progressive- question. Dans les années 1980, sur fond de
ment construite dans le cadre d’une homologie « révolution néolibérale » aux États-unis et en
parfaite avec l’État, unique détenteur de la souve- Grande-Bretagne, cette thématique de la « crise »
raineté (nootens, 2004), qui en Europe phagocy- disparaît, un temps, de l’agenda. Le recours à des
tera progressivement les autres construits recettes libérales reposant sur la déréglementation
socio-politiques concurrents (Tilly, 1992). Il ne et la privatisation explique en partie cette évolu-
s’agit d’ailleurs pas du propos de cet article qui tion. Le New Public Management se développe à

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vise plutôt à comprendre comment les travaux sur cette époque, même s’il se décline selon des tem-
la gouvernance (urbaine) s’intègrent dans un poralités et des logiques différentes selon les États
ensemble de critiques adressées à ce modèle. En (Pollitt, Thiel et Homburg, 2007). Il repose sur
effet, l’adjectif urbain accolé au mot gouvernance l’idée qu’il convient à la puissance publique de
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ne représente en fin de compte qu’une déclinai- revenir sur son « cœur de métier », comme le font
son territoriale de dynamiques qui affectent à la même époque les grands groupes industriels
depuis une trentaine d’années les États modernes confrontés à la mondialisation, en externalisant,
(et surtout les démocraties libérales) dont l’ordre soit sous forme de privatisation, soit sous forme
politique a été organisé sur deux grands prin- de décentralisation politique et institutionnelle, les
cipes : l’État-nation, en tant que matrice territo- fonctions considérées comme non « stratégiques »
riale et institutionnelle de la sphère du politique, pour la régulation d’ensemble des sociétés (Ferlie,
et le principe de la représentation, fondée sur 1996). Dans le cas de l’Europe de l’ouest, cette
l’élection, comme modalité essentielle de sélec- dynamique d’externalisation sera complétée par la
tion du personnel politique « légitime », donc en construction européenne qui conduira à transférer
situation hégémonique par rapport à l’ensemble à un nouveau niveau de gouvernement des com-
des acteurs de la société civile. pétences pourtant indissociables de la souverai-
Dès le milieu des années 1970, les premiers neté nationale comme la politique monétaire ou
signes d’essoufflement d’un mode d’organisation une partie importante de la production législative
du politique, qualifié de stato-centré, avaient été par exemple.
identifiés. Crozier, Huntington et Watanuki (Cro- C’est au milieu des années 1990, et plus
zier, 1975, p. 1811) évoquaient alors une « crise encore à la fin de cette même décennie (Calame et
des démocraties » occidentales qui s’exprimait Talmant, 1997 ; Peters et Savoie, 1995) que l’on
essentiellement par l’incapacité des États à faire évoque à nouveau une « crise des démocraties
face à l’ensemble des demandes sociales qui leur modernes » occasionnée par la mondialisation, la
étaient transmises. La période des « Trente Glo- recomposition des États et des transformations
rieuses » avait en effet conduit à une multiplica- socio-politiques majeures. La terminologie change
tion des demandes émanant de la société civile, également. La « crise des démocraties modernes »
adressées aux institutions étatiques, qui dans le se transforme en « crise de gouvernabilité » néces-
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sitant de nouveaux outils de gouvernance (Kooi- – la consolidation de nouveaux territoires d’ac-


man, 1993). Ce changement sémantique permet tion collective, notamment les villes au sein
d’insister sur le fait que la « crise » n’est pas seu- desquels des mouvements sociaux avaient,
lement fonctionnelle et ne s’exprime pas unique- dès les années 1970, fait le procès d’une
ment en termes de « surcharge » de l’appareil intégration politique « par le haut » ;
d’État, mais plus fondamentalement dans le cadre – la redéfinition de la citoyenneté, dans sa tra-
d’une double remise en cause, d’une part, des duction libérale et universaliste, par des
conditions mêmes de production des politiques groupes sociaux revendiquant un traitement
publiques et, d’autre part, de la légitimité de la communautaire permettant, selon eux,
puissance publique. Dans les faits, les dynamiques d’ignorer des politiques qui, sous couvert de
alimentant cette double remise en cause se sédi- libéralisme politique, reposent sur la discri-
mentent depuis les années 1960 (Jouve, 2005) : mination des groupes dominés (en fonction
– la remise en question d’un mode d’exercice du du genre, de la langue, des origines eth-
politique reposant sur la domination et l’as- niques, des pratiques religieuses, de l’orien-
piration à davantage de « participation tation sexuelle) ;
citoyenne » ; – enfin, à partir du développement des Cultural
– la remise en cause, d’une part, de la primauté Studies et des études féministes, la critique
des partis politiques en tant qu’instances des démocraties libérales tourne au procès
agrégeant les préférences des individus et, de l’homme politique, blanc, hétérosexuel
d’autre part, des fidélités électorales ; et catholique qui monopolise le système

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– la critique d’un mode d’agrégation des préfé- de représentation et l’appareil d’État à son
rences basé sur la légitimité légale-rationnelle profit.
monopolisée par l’État et ses administra- C’est dans ce contexte général de remise en
tions ; question d’un modèle stato-centré du politique
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– le procès d’une représentation libérale de l’État reposant sur la démocratie représentative, l’ex-
moderne, ouvert en théorie à l’ensemble des pertise scientifique non partagée et une concep-
revendications en provenance de la société tion universaliste de la citoyenneté, que le thème
civile. La critique la plus virulente de cette de la gouvernance urbaine s’est imposé dans le
représentation a été portée par des auteurs registre du savant, puis dans celui du politique :
marxistes liant la crise de l’État aux trans- la ville, saisie dans sa double dimension d’espace
formations du capitalisme ; physique et politique et parce qu’elle concentre
– la confiance même dans le politique et dans sa toujours plus de populations (united nations
capacité à traiter l’ensemble des problèmes Centre for Human Settlements, 2001 ; united
des sociétés modernes et l’émergence d’une nations, 2001), (re-)devient le nouveau territoire
société civile de plus en plus revendicatrice de référence du politique à partir duquel il serait
en termes d’organisation du pouvoir ; possible de repenser le politique en dehors des
– la fragmentation des systèmes décisionnels à la rapports de coercition que privilégie max Weber,
suite de la modification de la structure d’agir sur la crise de gouvernabilité des sociétés
interne des États du fait des réformes décen- modernes et résoudre l’ensemble des probléma-
tralisatrices, des dynamiques fédéralistes ; tiques évoquées ci-dessus. Se développant dans
– l’émergence de nouvelles problématiques une véritable « bulle spéculative », on en arrive,
(environnement, exclusion, intégration…) au début des années 2000, à des définitions de la
ne se prêtant plus à un traitement par des gouvernance qui s’éloignent de plus en plus des
politiques sectorielles mais qui nécessitent sciences sociales et qui empruntent à la cyberné-
une intégration des approches, la recherche tique, comme celle de G. Paquet qui défend l’idée
de synergies entre institutions dont les que la principale innovation de la gouvernance
logiques d’action, les cultures, les tempora- repose sur la capacité d’apprentissage collectif au
lités ne se recoupent pas ; sein de « clans » et en dehors de tout processus de
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domination : « l’une des caractéristiques du clan dans bien des cas, une véritable explosion démo-
est de mettre l’accent sur l’adhésion volontaire graphique. Ainsi, selon le secrétariat des nations-
aux normes. […] Le clan est une constellation unies, « en 2008, le monde parviendra à un point
non hiérarchique d’unités cimentées par une d’inflexion d’une importance majeure, quelle que
vision commune qui travaille à un projet, à une soit sa visibilité immédiate : pour la première fois
structure hologrammatique (c’est-à-dire que de son histoire, plus de la moitié de la population
chaque membre a une perception du projet dans du globe, soit 3,3 milliards d’habitants, vivra en
son entier et de son rôle dans ce dernier) et est milieu urbain. D’ici 2030, ce chiffre devrait avoi-
capable d’apprendre par le dialogue, l’établisse- siner les 5 milliards. Beaucoup des nouveaux
ment de réseaux, la rétro-action et l’auto-organi- citadins seront pauvres et leur avenir, celui des
sation » (Andrew et Cardinal, 2001, p. 25-26). villes des pays en développement et celui de l’hu-
Cette perspective brownienne, fondée sur l’ap- manité entière dépendront dans une grande
prentissage et l’adhésion à des valeurs et des mesure des décisions prises dès aujourd’hui pour
objectifs collectifs ainsi que sur le dépassement gérer cette croissance » (Fonds des nations-
des clivages institutionnels et administratifs, a été unies pour la Population, 2007). De fait, l’un des
intégrée par les grands bailleurs de fonds interna- principaux enseignements démographiques de
tionaux qui se la sont appropriée pour l’appliquer ces trente dernières années réside dans la place
à la gestion des villes. À noter également que prise par les pays en développement dans le fait
dans les pays développés, les élus locaux des urbain et son accélération.
grandes villes et leur technocratie se sont livré à En 1900, Londres était la première ville

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la même démarche : la gouvernance urbaine étant mondiale avec 6,4 millions d’habitants, suivie de
envisagée comme un nouveau cadre de légitima- new York et Paris, avec respectivement 4,2 et 3,9
tion de l’action publique en phase avec les évolu- millions d’habitants. En 2000, c’est mexico qui
tions macro-sociologiques et politiques évoquées occupe la première place avec 31 millions d’ha-
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plus haut. bitants, la deuxième et la troisième place dans


cette hiérarchie revenant à São Paulo (25,8 mil-
La gouvernance urbaine vue lions d’habitants) et Tokyo (24,2 millions d’habi-
par les grands organismes tants). Les métropoles sont donc de plus en plus
internationaux situées dans les « Pays du Sud » caractérisés par
un exode rural non maîtrisé et des processus de
Au cours des années 1990, les grands bailleurs de transitions démographiques non achevés qui
fonds internationaux font le constat de l’échec conduisent, dans certains États, à une augmenta-
avéré des politiques de développement à destina- tion très rapide de la population. Selon la mise à
tion des pays pauvres. non seulement les écarts jour 2001 du World Urbanization Prospects des
en termes de niveaux de développement, de nations unies, on compte 417 métropoles ayant
réduction de la pauvreté, d’accès aux services et entre 500 000 et 1 million d’habitants, ce qui
biens « premiers » (logement, eau potable, scola- représente une population métropolitaine totale
risation…) n’ont pas été résorbés, mais, dans bien de 2,9 milliards d’habitants. Et les projections à
des cas, ils ont même tendance à augmenter, et ce, l’horizon 2015 sont tout aussi impressionnantes,
malgré des programmes particulièrement lourds puisque les nations unies prévoient qu’à cette
financièrement. Le constat est également dressé période le monde aura 507 métropoles de ce type
d’un manque d’intérêt souvent patent de la part rassemblant 3,5 milliards d’habitants (united
des gouvernements et des administrations natio- nations Secretariat, 2001). Si les questions tou-
nales de ces pays pour traiter ce qui devient pro- chant au gouvernement des villes sont devenues
gressivement un enjeu majeur : le développement si importantes, c’est parce qu’en premier lieu
incontrôlé de l’urbanisation. Les problèmes de elles s’inscrivent dans cette réalité démogra-
pauvreté tendent effectivement à se concentrer phique qui conduit à une hyperconcentration de
dans les grands centres urbains qui connaissent, la population dans les grandes villes. À tel point
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que l’on est en mesure de se demander si, à terme, comprise aujourd’hui comme réunissant la res-
les problèmes politiques des sociétés contempo- ponsabilité redditionnelle des instances gouver-
raines ne se résumeront pas, de fait, à des pro- nementales et l’engagement civique. Elle fait
blèmes urbains (exclusion, environnement, généralement référence aux processus par les-
développement économique, logement, infra- quels les administrations urbaines locales, en par-
structures…) ou ayant pour cadre physique les tenariat avec d’autres organismes publics et
villes (santé, éducation, sécurité…). Face à cette différents segments de la société civile, répondent
dynamique structurelle, les pouvoirs publics aux besoins sociaux de manière efficace, partici-
locaux sont placés en première ligne et sont pative et transparente et sont tenues responsables
confrontés, surtout dans les pays en développe- de leurs actions » (Fonds des nations-unies pour
ment, à des difficultés très importantes, notam- la Population, 2007). Dans des pays aux trajec-
ment du fait de ressources économiques, fiscales toires historiques très différentes et où la
et politiques, limitées. construction de l’État répond à des temporalités
C’est dans ce contexte qu’a émergé la gou- également différentes, des cultures politiques
vernance urbaine envisagée par les grands orga- propres, il s’agit dans bien des cas, notamment en
nismes internationaux comme la méthode de Afrique en Asie du Sud-est, d’initier une nouvelle
gestion urbaine la plus adaptée à la situation dynamique des relations entre les institutions
actuelle et en regard des objectifs du millénaire publiques (urbaines) et la société civile, ou, plus
pour le Développement (nations unies, 2007 ; exactement, d’œuvrer à la constitution d’une
oCDE, 2001). Ainsi, pour l’oCDE : « le terme société civile, de corps intermédiaires capables de

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d’“administration publique” ne convient plus constituer à la fois des partenaires et des contre-
pour décrire les modes d’organisation et d’admi- pouvoirs dans des régimes politiques considérés
nistration des villes et de leurs habitants. Dans un comme insuffisamment pluralistes, parfois dicta-
monde où la participation des entreprises et de la toriaux. Le projet politique de « modernisation »
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société civile est de plus en plus la norme, le des sociétés des pays en développement accom-
terme de “gouvernance” définit mieux les proces- pagne la logique managériale que porte la gou-
sus par lesquels les citoyens règlent collective- vernance urbaine.
ment leurs problèmes et répondent aux besoins de L’inefficacité des politiques antérieures dans
la société, en faisant appel au concours de le domaine est essentiellement envisagée, par les
l’“administration” publique » (oCDE, 2007). bailleurs internationaux, comme le résultat de
Pour ces organismes, le principal défi que méthodes de management inadaptées à la nature
doivent résoudre les institutions urbaines démo- des enjeux, au manque d’efficience des adminis-
cratiquement élues est d’ordre à la fois fonction- trations nationales et locales en charge de la ges-
nel et politique : il s’agit de répondre plus tion urbaine, quand ce n’est pas à la corruption
efficacement que par le passé au contrôle du endémique des systèmes politiques et administra-
développement urbain (et ses avatars en termes tifs des pays en développement (Banque mon-
de pauvreté et d’empreinte écologique) tout en diale, 2006).
mettant en place de nouveaux mécanismes de Parce que les villes des pays en développe-
médiation avec la société civile afin, à la fois, ment concentrent toujours plus de populations et
d’adopter des démarches inclusives dans les poli- de problèmes liés à la pauvreté, elles deviennent
tiques urbaines et d’accroître leur degré d’impu- « naturellement » des territoires d’expérimenta-
tabilité : « Comment les villes peuvent-elles tion de cette nouvelle doctrine que sert à résumer
éviter les calamités et tirer parti de leurs possibi- la gouvernance urbaine : il s’agit avant tout de
lités de manière optimale ? Les espoirs de trouver mettre les élus politiques et les cadres adminis-
des réponses à cette double question se fondent tratifs locaux en première ligne, à côté des acteurs
de plus en plus sur l’amélioration de la gouver- issus de la société civile et du secteur privé. Parce
nance urbaine : la gouvernance urbaine, précé- que la gouvernance, telle que formalisée par un
demment synonyme de gestion urbaine, est certain segment des sciences sociales, permet de
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394 Bernard Jouve

penser un nouvel ordre politique décentré par des subprimes, des nouveaux modes de consom-
rapport aux institutions publiques, elle se décline mation alimentaire dans les pays en pleine crois-
parfaitement dans les villes en développement. Il sance économique comme la Chine ou l’Inde et
convient avant tout de remettre au centre des dis- de la hausse continue du pétrole. Selon une note
positifs et des procédures la société civile et ses du Bureau de la coordination des affaires huma-
« représentants ». En lieu et place de politiques nitaires, l’onu devra « répondre aux besoins de
d’aide de type top-down, dans lesquelles les nouveaux groupes de population » essentielle-
populations sont des assujettis des politiques ment urbains alors que jusqu’à présent les pro-
urbaines, il faut valoriser les formules permettant blèmes de malnutrition affectaient surtout les
la coopération entre les principaux acteurs zones rurales de pays en développement (Le
urbains, et en particulier permettre aux commu- Monde, 13-14 avril 2008, p. 4). Parmi les pays les
nautés locales de contrôler les décisions et les plus touchés, le Pakistan où 1/3 des 56 millions
ressources. Cet empowerment des communautés de citadins vit en situation « d’insécurité alimen-
locales, quels que soient ses objets (scolarisation, taire », le Burundi, la Centrafrique, le Bangla-
logement, accès aux services premiers, dévelop- desh, le Sri Lanka, la Bolivie, et Haïti qui a connu
pement économique), devient ainsi un volet très récemment de véritables « émeutes de la
essentiel des politiques urbaines des bailleurs de faim » dans les villes. ne disposant pas d’une
fonds internationaux, en lieu et place des grands expertise et d’une connaissance précise des
projets administrés par la puissance publique. mécanismes d’entraide et de « débrouille » liés à
on voit ainsi se multiplier les projets et ini- cette problématique en milieu urbain, on peut

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tiatives en ce sens, s’adressant directement aux faire l’hypothèse, qu’à côté de la mise en place de
populations les plus marginalisées et « s’atta- mesures au niveau national, comme la reconver-
quant » parfois aux rapports de genre et donc aux sion des terres agricoles utilisées pour produire
relations au sein de la sphère privée. on pourrait des biocarburants, le déblocage de fonds néces-
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citer en exemple les initiatives de la Banque saires à l’achat de matériels agricoles, le recours
mondiale, qui accorde une importance cruciale à de la part des agences de l’onu, de la Banque
l’empowerment de la société civile dans les mondiale ou du FmI, à l’empowerment des popu-
domaines de la santé, d’approvisionnement en lations urbaines les plus affectées fera partie des
eau potable, de financement des micro-entre- réponses que ces organisations mettront de
prises, notamment par le biais du micro-crédit, de l’avant.
l’assainissement et de l’enseignement primaire. Pour la Banque mondiale, le recours à la
Ces projets sont financés par le Fonds d’action gouvernance dans ces pays est d’autant plus justi-
sociale ou dans le cadre de projets comme le fiée que l’État-nation représente, dans bien des
Community Empowerment Project, du Urban cas, un construit socio-politique qui a été plaqué
Poverty Project de la Banque mondiale, du trop rapidement sur des systèmes traditionnels ; ce
Capacity Building for Decentralized Service placage expliquant en grande partie l’échec des
Delivery Project et s’appliquent soit à des pays en politiques de développement antérieures pensées
particulier, soit à des ensembles régionaux dans un cadre de référence qui correspond à celui
(Afrique sub-saharienne). Tous ces programmes, des États développés. Aussi, dans un guide métho-
actuellement en cours, ont été lancés au début des dologique, la Banque mondiale établit le diagnos-
années 2000. À titre d’exemple, l’un des sujets tic suivant : « l’intérêt principal des études de cas
d’actualité concerne les problèmes de malnutri- et des Dialogues des Parties Prenantes est de mon-
tion en milieu urbain apparus au cours de la der- trer et de discuter le rôle évolutif que les structures
nière année, en raison de l’envolée des prix des traditionnelles jouent dans la gouvernance locale
denrées alimentaires à l’échelle internationale à dans des pays en développement et dans les pays
la suite, notamment, de la réorientation des fonds en transition à différentes étapes du niveau de
spéculatifs vers les matières premières, du fait de l’échelle de l’intégration/décentralisation ou à un
la crise financière internationale générée par celle degré substantif de responsabilités ou d’autono-
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La gouvernance urbaine : vers l’émergence d’un nouvel instrument des politiques ? 395

mie des administrations locales, dans lesquelles la Le pouvoir urbain et ses avatars
grande partie de la population se reconnaît comme dans les pays développés
partie intégrante d’un système traditionnel/indi-
gène » (Banque mondiale, 2004, p. 1). Dans les années 1980-1990, la nature du pouvoir
S’il ne s’agit pas ici de réifier les précé- urbain, longtemps centrée sur le couple État/auto-
dentes politiques d’aide au développement, force rités locales démocratiquement élues, s’est forte-
est néanmoins de constater que les logiques à ment transformé dans les pays développés,
l’œuvre ont profondément évolué à partir des essentiellement en Europe, tant dans les discours
années 1990. Les bailleurs de fonds internatio- que dans les pratiques. Les recours au partenariat
naux ont dorénavant adopté, conjointement à des public/privé, au milieu associatif, à l’implication
politiques de régulation macro-économiques, des croissante au sein de structures de participation
politiques bottom-up, reposant sur la mobilisation de la société civile… sont autant de signes qui
de tous les groupes sociaux, en particulier les plus tendent à attester d’un décentrage de l’ordre poli-
marginalisés, parfois soutenus par des organisa- tique par rapport aux institutions urbaines démo-
tions non gouvernementales et des acteurs privés, cratiquement élues et une ouverture de la scène
en souhaitant en faire de nouveaux « parte- décisionnelle à de nouveaux acteurs. En Europe
naires ». de l’ouest, sur fond de politiques de décentralisa-
La portée réelle de la gouvernance urbaine tion et d’européanisation, de transferts de compé-
dans les pays en développement est cependant tence vers les villes, de réformes du système

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minorée par l’existence de cultures et systèmes électoral, avec, dans certains cas, l’élection des
politiques traditionnels et, surtout, mais on com- maires au suffrage universel direct (comme en
prend facilement l’atonie des grands organismes Italie), les élus urbains ont eu à gérer un nombre
internationaux sur ce thème, par la nature des croissant de politiques publiques.
L’exemple est en quelque sorte venu des
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régimes politiques existants. Si ces organismes


États-unis et de la Grande-Bretagne, pour des
ont compris que les « chemins » du développe-
raisons différentes. Aux États-unis, l’implication
ment sont en grande partie une question de « sen-
très forte de la société civile et des acteurs privés
tiers de dépendance » (Hall et Taylor, 1997) dont
dans les politiques constituent à la fois un trait
il est difficile de s’extraire, les régimes politiques
culturel du pays (cf. l’importance historique de la
nationaux, qui laissent plus ou moins de
démocratie participative et de la structuration de
« marges » de manœuvre aux acteurs de la société
la société civile sous une forme associative et
civile dans les villes sont une contrainte indépas- communautaire) et une variable structurelle : les
sable dans la transformation des modes de lea- relations intergouvernementales entre les villes et
dership politique locaux, dans la tentative de l’État fédéral sont si tenues depuis les années
rééquilibrer les relations entre administrations 1970 que les maires urbains ne peuvent compter,
nationales/locales, élus locaux et société civile. comme en Europe, que sur les transferts budgé-
Aussi, ce nouvel instrument de gouvernement taires et les subventions étatiques pour accompa-
qu’est la gouvernance urbaine se décline-t-il de gner leurs politiques. Ils doivent composer avec
manière très différenciée selon les contextes l’appui financier des acteurs privés pour les éla-
nationaux et locaux. Sans qu’il ne soit possible ici borer et les mettre en œuvre (Savitch, 1999). En
de présenter dans le détail un état des lieux Grande-Bretagne, l’élection de margaret That-
exhaustif, qui nécessiterait d’ailleurs un pro- cher en 1979 a marqué une césure radicale dans
gramme de recherche à part entière, il donne lieu, la conception des politiques urbaines avec la mise
selon les cas, tantôt à un renforcement des ins- en place d’un ensemble de procédures nationales
tances de domination politique (en premier lieu obligeant les élus urbains à établir des pro-
l’État et le parti politique dominant), tantôt à des grammes de développement économique et de
tentatives de construction, voire d’émancipation, régénération urbaine impliquant des acteurs
des acteurs de la société civile. privés (Imrie et Thomas, 1999). À partir de la
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396 Bernard Jouve

nomination de John major comme Premier Espagne, en Italie, et en Grande-Bretagne


ministre, et plus encore avec l’élection de Tony (maury, 2006), sur le retour sur le marché du tra-
Blair, l’accent a davantage porté sur la mobilisa- vail de populations marginalisées et, dans des
tion d’autres groupes sociaux, notamment les villes comme montréal (Lévesque, 2005) ou Ber-
minorités issues de l’immigration. malgré ces lin (mayer, 2008), sur le développement écono-
différences, il est indéniable qu’il existe une forte mique communautaire.
convergence, entre les différents pays dévelop- Si les maires urbains ont donc vu leurs
pés, dans le cadre opératoire servant à produire champs de compétence et leurs portefeuilles
des politiques urbaines : les exemples états-unien d’activités nettement augmenter, une première
et britannique étant souvent perçus comme des analyse laisse à penser que ce renforcement de
modèles à décliner ou imiter. leur pouvoir et de leur capacité d’action a été par-
Actuellement, il n’est guère de villes qui tagé avec les acteurs de la société civile et les
n’ait fait de la recherche de la « bonne gouver- acteurs privés. mieux encore, la gouvernance
nance urbaine » un impératif décliné sous forme urbaine s’est progressivement imposée dans le
de procédures de planification stratégique ou discours politique, à tel point qu’elle est devenue
d’institutions regroupant les « représentants » de synonyme de modernité dans la gestion urbaine :
la société civile (Salet, Thornley et Kreukels, peu maires de grandes villes de pays développés
2003). Par rapport à la période précédente, carac- émettent des réserves ou des critiques à l’en-
térisée par l’importance de démarches planifica- contre de ce nouvel instrument d’action publique
trice menées par des experts et des technocrates (Pasquier, Simoulin et Weisbein, 2007). Tous s’en

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(locaux et/ou nationaux), la période actuelle est revendiquent au nom d’un « impératif délibéra-
davantage marquée par la recherche du partena- tif » qui s’imposent à eux et qui est le fruit d’une
riat public/privé, notamment dans les grands pro- recomposition générale des relations entre la
jets urbains hautement capitalistique, de la sphère politique et la société civile (Blondiaux et
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concertation avec la société civile, par son impli- Cardon, 2006). A priori, on serait donc enclins à
cation dans les choix collectifs. À titre considérer que la nature du pouvoir urbain dans
d’exemple, on pourrait citer des opérations d’im- les pays développés, principalement en Europe de
portance majeure comme Bagnoli Futura à l’ouest, s’est démocratisée et pluralisée grâce à la
naples, qui a en charge le renouvellement urbain mise en place de nouvelles procédures de concer-
d’une zone importante du centre-ville, l’Établis- tation multi-partenariales reposant sur la notion
sement Public Euroméditerranée à marseille, le de « projet urbain » élaboré collectivement (Cha-
Wirtschaftsförderung Region Stuttgart GmbH – las, 2004). Cette perspective résiste cependant
WRS à Stuttgart, le Greater Zurich Area Standort- imparfaitement à l’épreuve des faits.
marketing à Zurich, et les Business Initiative Dis- Les métropoles européennes ont certes été le
tricts dans les villes britanniques (Jouve et théâtre de la création de formes plus souples,
Lefèvre, 2004). Parallèlement à ces projets moins institutionnelles, de structures rassemblant
majeurs, on a également vu se multiplier des élus et forces économiques et sociales dans le but
actions plus ponctuelles, conduites par des asso- de réfléchir, d’élaborer et de mettre en œuvre des
ciations locales qui agissent dans le domaine de politiques de développement en réponse à la crise
la régénération urbaine de quartiers en crise dans économique et sociale. Dans des villes comme
certaines grandes métropoles, et qui empruntent Stuttgart, Londres, Florence, Turin, Barcelone,
clairement aux registres d’action et aux cadres Bilbao, Dublin, ainsi que dans la plupart des
opératoires des mouvements communautaires métropoles françaises, des structures de réflexion
aux États-unis. Ces initiatives, qui ne sont guère associant élus locaux et société civile ont été
éloignées dans leur philosophie générale des mises en place. Ces structures sont très disparates
démarches d’empowerment menées dans les en ce qui concerne leur composition, leurs res-
métropoles en développement, portent en général sources, leurs pouvoirs, leurs statuts et leurs orga-
sur l’accès au logement social, notamment en nisations. Elles portent des noms divers : conseils
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La gouvernance urbaine : vers l’émergence d’un nouvel instrument des politiques ? 397

de développement en France, forums à Londres ou 1995), c’est-à-dire la propension d’un ensemble


à Stuttgart, associations à Turin ou Barcelone. d’acteurs et d’institutions, occupant un territoire
Elles sont indissociables du lancement de grands donné, à établir des mécanismes de coordination
projets urbains visant à inscrire les métropoles formels et informels, à mutualiser ainsi res-
ouest-européennes dans le concert de la compéti- sources et légitimités, devient dès lors un facteur
tion interurbaine à l’échelle internationale en vue de production et de compétitivité pour les terri-
de capter capitaux, entreprises et classes moyennes toires, aux mêmes titres que les coûts de main
supérieures (Kim et Short, 2008). Elles sont d’œuvre, de transport, de matières premières pour
aujourd’hui présentées comme des innovations les entreprises. L’union européenne, à travers sa
organisationnelles permettant de répondre aux politique régionale à destination des régions en
évolutions des problèmes urbains devenus plus crise, et grâce à ses fonds structurels, ou encore
complexes et nécessitant des réponses spécifiques dans le cadre de programmes dédiés aux quartiers
à chaque métropole, c’est-à-dire prenant en urbains en difficulté comme urban, a largement
compte les particularités de chacune d’entre elles. œuvré à la diffusion de la gouvernance comme
Les dynamiques institutionnelles produites nouvel instrument de pilotage et de l’action
par la plupart des États ouest-européens sur les publique. L’organisation de coopération et de
métropoles, au cours des années 1980-1990, sont développement économiques, avec la multiplica-
bien différentes de celles de la période précédente. tion de ses Diagnostics territoriaux qui visent à
En effet, alors qu’au cours des années 1960 et évaluer la compétitivité des villes, a également
1970, ces mêmes États avaient vu dans la réduc- œuvré en ce sens, même si elle ne dispose pas de

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tion des inégalités régionales de développement, ressources budgétaires comparables et doit se
l’un des principaux problèmes à résoudre, la situa- cantonner à la diffusion d’un discours généraliste
tion change radicalement à partir des années sur les « mérites » de la « bonne gouvernance ».
1980 : les inégalités de développement entre les une analyse comparée de cette dynamique à
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villes et les régions ne sont plus conçues comme l’échelle ouest-européenne ne saurait cependant
une contradiction interne au capitalisme nuisant à faire l’impasse sur l’asymétrie des ressources et
sa reproduction mais une des conditions annon- des positions entre les acteurs locaux. Le virage
çant l’avènement d’un nouveau régime d’accumu- vers la gouvernance urbaine, contrairement à ce
lation qualifié de postfordiste (Brenner, 2004). que postule une certaine littérature désincarnée et
Alors que les politiques menées par les États-pro- asociologique sur la question, a profité à certains
vidence avaient conduit à une « taylorisation de acteurs, au détriment d’autres. Sous couvert de
l’espace » (Veltz, 1996) à travers des politiques mobilisation de la société civile, c’est à une entre-
uniformes sur l’ensemble du territoire, la période prise de légitimation des acteurs économiques et
actuelle est davantage marquée par la recherche de consécration des élus et des technostructures
de solutions adaptées aux « effets localités » de dans le jeu politique local que cette démarche a
chaque territoire, principalement des villes. abouti. Dans les faits, la logique du projet collectif
En termes de dynamiques institutionnelles, bénéficie largement, au monde de l’entreprise en
cette césure est notable car l’État ne formate plus lui donnant la possibilité d’accéder plus directe-
l’ensemble de « son » territoire à partir d’une ment encore que par le passé à la sphère politique
même logique institutionnelle mais donne davan- et à la décision publique. En soi, l’intégration des
tage la capacité aux acteurs urbains à s’organiser, acteurs économiques aux politiques urbaines n’a
à bâtir eux-mêmes leur propre cadre d’interaction rien de très nouveau. Dès les années 1970, les ana-
en mettant en place des structures de gouver- lystes marxistes avaient largement analysé cette
nance, généralement ad hoc par rapport aux insti- situation conduisant, dans les années 1990, à jeter
tutions publiques démocratiquement élues, un regard très désabusé sur la démocratie urbaine
associant acteurs publics et représentants de la (Harding, 1996). Cette analyse a été confirmée
société civile. Ce que certains auteurs appellent depuis, mettant à jour un mode d’exercice du pou-
l’« épaisseur institutionnelle » (Amin et Thrift, voir urbain, a priori, décentré par rapport aux élus
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398 Bernard Jouve

et aux technocraties locales mais, dans les faits, La recherche du partenariat avec les acteurs
s’exerçant à la fois sur un mode réticulaire et for- privés a également eu pour conséquence de modi-
tement élitiste (Pinson, 2006). Quant aux initia- fier le registre de légitimité dominant et à contri-
tives portées par certains segments de la société buer à dépolitiser la problématique des politiques
civile, généralement des associations, et s’adres- de compétitivité des villes. En effet, jusqu’aux
sant aux populations marginalisées dans les quar- années 1980, c’est la légitimité issue de l’élection
tiers en crise, elles courent le risque d’une qui constituait le principal registre ; cette légiti-
instrumentalisation de la part des institutions mité étant d’autant plus forte en cas d’élection au
publiques urbaines et des États qui les conçoivent suffrage universel direct. L’autre registre domi-
très souvent comme des acteurs supplétifs en nant reposait sur la défense des intérêts locaux
charge de la résolution de problèmes sociaux et face aux interventions des États : les grands
économiques aigus dans des quartiers en crise que maires agissant en tant que courtiers du dévelop-
les institutions publiques ne savent plus gérer et pement urbain en captant des ressources budgé-
qui sont tributaires des transferts budgétaires taires étatiques, tout en tentant de limiter une trop
publics (Eick, mayer et Sambale, 2003). grande emprise des États sur les scènes politiques
Pour un large pan de la littérature acadé- urbaines. À partir des années 1980-1990, c’est la
mique, notamment relayée par des revues anglo- capacité des maires à produire des politiques
phones comme Antipode ou encore International urbaines confortant la compétitivité des métro-
Journal of Urban and Regional Research, dans le poles qui est désormais au centre du processus de
cas des villes ouest-européennes, sous couvert de légitimation. L’élection est certes un moment

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gouvernance urbaine, l’une des principales inno- important de la vie politique locale, mais elle se
vations des années 1990 a été d’institutionnaliser combine avec une légitimité fonctionnelle direc-
le « partenariat » avec les acteurs privés, de le tement issue de la structuration, par les maires,
rendre visible dans l’espace politique local et d’arènes décisionnelles ad hoc intégrant les
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même de le présenter comme un objectif ultime à acteurs privés en vue de produire des politiques
atteindre, comme un élément positif en soi pour qui ont pour objectif d’insérer les métropoles
l’ensemble des habitants. C’est ce que l’on peut dans les flux économiques globaux. De fait, s’il y
observer notamment à Lille, à Lyon (France), à a une ouverture de la scène décisionnelle aux
naples, à Turin, à Florence (Italie) où les struc- acteurs de la société civile, la gouvernance
tures de participation avec la société civile font la urbaine tend à responsabiliser, en premier lieu,
part belle aux chefs d’entreprise dont certains les les groupes sociaux qui disposent de ressources,
président (Jouve et Lefèvre, 2005). Il n’y a pas notamment financières, dans l’élaboration et la
d’exemple où ces structures en charge de générer mise en œuvre de politiques urbaines. Les
des démarches collectives à l’échelle urbaine groupes sociaux ne disposant « que » de res-
soient dirigées par un militant écologiste, un res- sources électorales voient leur poids minorer.
ponsable syndical ou associatif à la tête d’une Par rapport à cette lecture du pouvoir urbain,
agence faisant la promotion de la diversité cultu- quels que soient les contextes institutionnels,
relle et du dialogue interculturel, ou encore d’un politiques, culturels, économiques, très influen-
acteur central dans la lutte contre la pauvreté et cée par un certain héritage marxiste, il convient
l’exclusion. La participation des acteurs privés a de prendre certaine précaution. Elle tend en effet
des effets directs sur les choix politiques et les à surestimer l’influence de variables « exo-
stratégies élaborées par les institutions publiques. gènes » aux villes, principalement les effets de la
Elle contribue grandement à structurer l’agenda globalisation et de l’agenda néolibéral. S’il est
politique de ces institutions en filtrant les pro- vrai que, comme dans les villes du « Sud », ces
blèmes, en orientant les programmes publics en contraintes existent bien, elles ne surdéterminent
fonction de leurs intérêts, en limitant toute pas la configuration du pouvoir urbain et le poids
démarche publique qui pourrait être contraignante relatif des différents acteurs et institutions y par-
pour leurs activités. ticipant. En l’occurrence, le degré de dépendance
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La gouvernance urbaine : vers l’émergence d’un nouvel instrument des politiques ? 399

des élus urbains face aux acteurs économiques termes de gouvernance urbaine ont présenté
varie d’une ville à une autre en fonction de la l’avantage de renouveler les analyses sur le pou-
nature des relations entre les villes et les niveaux voir urbain qui étaient jusque-là marquées par
de gouvernement supérieurs qui peuvent, par le deux grandes écoles de pensée : d’une part, la
biais de politiques et de transferts budgétaires, sociologie des organisations qui mettaient l’accent
augmenter les sources de financement dispo- sur l’importance des relations intergouvernemen-
nibles. La trajectoire économique des villes, plus tales et, en premier lieu, la plus ou moins forte
ou moins favorable, constitue également une autonomie des acteurs urbains (quels que soient
variable importante dans la capacité de négocia- leurs statuts juridiques) par rapport aux institutions
tion des maires, ainsi que le degré d’organisation étatiques et, d’autre part, les approches néo-
des mouvements sociaux et le type de culture marxistes qui, à l’inverse, appréhendaient le pou-
politique, matérialiste ou post-matérialiste, qui voir urbain et les politiques urbaines comme la
prévaut au sein des sociétés civiles urbaines simple résultante de logiques et de rapports de
(Savitch et Kantor, 2002). De même, les années force dépassant de très loin les capacités d’in-
1990 et le début des années 2000 ont vu l’émer- flexion et d’action des institutions urbaines.
gence, dans bon nombre de villes, aussi bien en En peu de temps, cette notion s’est en effet
Amérique du nord qu’en Europe de l’ouest, de diffusée dans bon nombre de cercles décision-
mouvements sociaux urbains, utilisant des nels, tant au niveau international, national que
registres d’action plus ou moins radicaux, et lut- local. L’un des premiers intérêts de la gouver-
tant contre le virage néolibéral (Hamel, Lustiger- nance urbaine est de saisir ce processus d’impor-

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Thaler et mayer, 2000). Agissant dans les champs tation dans le champ du politique d’un ensemble
du logement, de la protection de l’environne- d’analyses posées en premier lieu par les sciences
ment, de la planification urbaine, de l’accès aux sociales relatives à la « crise de gouvernabilité »
biens de consommation collective, tout en déve- des sociétés modernes. S’ouvre ainsi un vaste
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loppant une rhétorique du changement intégrant à programme de recherche pour les sciences
la fois justice sociale et renouveau de la démo- sociales sur les processus et les acteurs qui ont
cratie participative au niveau local, ils ont, dans rendu possible cette importation, ses multiples
bien des cas, obligé les institutions publiques traductions qui, a priori, tendent à faire de la gou-
urbaines à intégrer leurs revendications dans le vernance urbaine un nouvel instrument d’action
contenu même de leurs politiques. S’intégrant publique appliqué à l’ensemble des villes, quels
dans l’ensemble des mouvements altermondia- que soient leur niveau de développement, leur
listes et prenant la ville et les politiques urbaines trajectoire économique, la nature des relations
comme des espaces de luttes collectives, tout en intergouvernementale, les cultures politiques
renouvelant les registres d’action des mouve- nationales et locales, et le degré d’organisation
ments protestataires des années 1970, à travers des sociétés civiles.
notamment la mise en réseau à l’échelle interna- Cet article a développé l’idée selon laquelle
tionale des initiatives locales, ils ont contribué à la gouvernance urbaine sert à désigner, certes, un
œuvrer contre une déclinaison par trop radicale cadre d’analyse théorique, mais surtout un nou-
de l’agenda néolibéral (Lin et mele, 2005). veau cadre cognitif et instrumental ayant pour
objectif de transformer les politiques urbaines
Conclusion aussi bien dans les pays développés qu’en déve-
loppement, même si les dynamiques et les pro-
Depuis une vingtaine d’années, la gouvernance cessus socio-politiques auxquelles elles renvoient
urbaine s’est diffusée dans les discours scienti- sont très différents. nourrie par un certain
fique, politique et médiatique. À tel point qu’il est nombre de travaux portant sur la transformation
désormais de plus en plus délicat de déterminer des États contemporains qui diagnostiquent la
son statut épistémologique précis. néanmoins, perte de centralité des institutions publiques qui
d’un point de vue heuristique, les travaux en s’avèreraient incapables d’élaborer et de mettre
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en œuvre, seules, des politiques urbaines, la gou- lieu à de multiples déclinaisons en fonction de la
vernance urbaine, envisagée comme un nouvel trajectoire historique des États, de leur histoire, et
instrument d’action publique, insiste sur la néces- de leur consolidation plus ou moins achevée.
sité de recourir à de nouveaux types de partena- C’est en cela que l’on ne saurait concevoir la
riats, plus souples, moins hiérarchiques et gouvernance urbaine comme un instrument de
dirigistes, avec des acteurs de la société civile. gouvernement au même titre que l’étaient la ratio-
Générant des réseaux de politiques publiques qui nalisation des choix dudgétaires, les modèles de
ne sont plus centrés sur une institution publique trafic dans le domaine de la planification des infra-
dominante, la gouvernance urbaine met donc au structures de déplacement urbain, plus récemment
défi les institutions urbaines démocratiquement les méthodes de gestion du nouveau management
élues d’inventer de nouvelles méthodes et de nou- public, ou, dit autrement, tous les savoirs experts,
veaux cadres opératoires pour conduire les poli- généralement quantitatifs, mobilisés pour borner et
tiques urbaines, quels que soient les secteurs encadrer les marges de manœuvre des acteurs
d’intervention retenus (logement, développement urbains (qu’ils soient issus des institutions
économique, services urbains, planification straté- publiques démocratiquement élues, des institu-
gique…). Si la gouvernance urbaine a une cohé- tions d’État, du « tiers secteur », ou des acteurs
rence, en tant que programme d’action, il faut la économiques et des mouvements sociaux). Si la
chercher dans cette rhétorique du changement gouvernance urbaine n’a pas (encore) ce statut
politique et dans le postulat qu’il existe une sorte d’instrument de gouvernement, c’est en grande
de one best way en matière de pilotage de l’action partie parce que l’administration de la preuve, dans

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publique urbaine. le sens le plus scientifique du terme, de son effica-
Comme toute rhétorique visant le change- cité reste largement à démontrer, et qu’en dehors
ment, elle est indispensable, notamment parce d’un discours très généraliste sur les « mérites »
qu’elle fournit un cadre idéologique qui a pour pré- intrinsèques de la participation de la société civile
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tention de dominer toute innovation. Pourtant, à l’élaboration des choix collectifs en matière de
comme on a pu le montrer dans cet article, entre pilotage et de gestion de l’action publique urbaine
rhétorique et changements réels dans les politiques – discours très souvent incantatoire contre lequel il
urbaines et la nature du pouvoir urbain, il y a sou- est difficile de s’opposer tant il est emprunt d’un
vent un fossé difficile à combler. En cela, la gou- universalisme évident –, ses « vertus » et ses
vernance urbaine n’est pas (encore) un nouvel impacts réels sur les solutions les plus efficaces et
instrument d’action publique qui se déclinerait les plus efficientes face aux problèmes de société
indistinctement selon les contextes juridiques, éco- les plus criants (exclusion sociale, malnutrition,
nomiques, politiques, et culturels, nationaux et scolarisation, environnement, accès aux biens et
locaux. Elle se nourrit, plus ou moins implicite- services premiers, développement économique…)
ment, d’une lecture des thèses de Francis n’ont jamais été démontrés empiriquement. on
Fukuyama concernant la Fin de l’Histoire sur la pourra toujours objecter que le « miracle » de la
convergence supposée des systèmes politiques, Troisième Italie et de ses Districts industriels dans
économiques et culturels et de la « victoire » de la les années 1980, ou encore la prospérité du Bade-
démocratie libérale sur les régimes autoritaires Wurtemberg, du Comté d’orange en Californie, de
d’obédience marxiste. Elle représente un nouvel Bangalore en Inde, reposent en grande partie sur
avatar des théories développementalistes particu- les principes essentiels mis en avant par les tenants
lièrement utilisées dans les pays en développement de la gouvernance urbaine : réciprocité des
et que l’on retrouve désormais dans les villes des échanges entre acteurs locaux, mécanismes de
pays développés. S’il est évident que les démocra- solidarité, et absence de domination d’une institu-
ties populaires sont en voie de disparition, elles ne tion publique. C’est oublier un peu vite que ces
représentent pas la seule forme existante d’autori- quelques exemples sont le fruit d’évolutions de
tarisme politique. De même, la démocratie libérale systèmes sociaux qui ont pris plusieurs décennies,
n’existe pas en tant que régime unique mais donne voire des siècles (Putnam 1993), à se construire et
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La gouvernance urbaine : vers l’émergence d’un nouvel instrument des politiques ? 401

qui ne sont apparus comme « efficaces » du point nismes internationaux, des ministères ou autres
de vue de leur flexibilité et de leur capacité d’inno- agences nationales, mais qu’elle est avant tout le
vation économiques qu’à la suite de transforma- résultat contingent, et donc non transposable dans
tions majeures du capitalisme et du fordisme dans le temps et l’espace, de dynamiques socio-poli-
les années 1970. C’est finalement oublier trop vite tiques nationales et locales qui ne peuvent en aucun
que la gouvernance urbaine ne se décrète pas par le cas être formalisées dans un quelconque instrument
biais de politiques publiques portées par des orga- de gouvernement généralisable en tant que tel.

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