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Jean-Claude Daumas
2006/3 no 91 | pages 57 à 76
ISSN 0294-1759
ISBN 2724630327
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Consommation de masse
et grande distribution
Une révolution permanente (1957-2005)
Jean-Claude Daumas
L’irruption dans le paysage des villes fran- mais d’en étudier le développement sous l’angle
çaises des grandes surfaces de distribution de ses rapports avec la dynamique de la
s’est accompagnée, depuis un demi-siècle, consommation en cherchant à comprendre
de bouleversements des méthodes de vente comment, dans leurs configurations successives,
et des modes de consommation. Cet article les grandes surfaces sont le résultat d’un proces-
explore les raisons d’un succès. Il montre sus d’innovation commerciale complexe qui,
également sa fragilité : au début du 21e siè- entre contraintes et opportunités, s’efforce
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concurrencée par des formats qui y répondent Toutefois, de nombreux commerçants ont
avec plus d’efficacité. Naturellement, cette évo- formé des groupements d’achats en commun
lution soulève une question essentielle : bien (Codec, Una, Unico, Leclerc) afin d’obtenir de
adaptée à la croissance d’une consommation de meilleures conditions auprès des grossistes. De
masse indifférenciée dont elle a favorisé l’épa- leur côté, ceux-ci ont créé des chaînes volontai-
nouissement, la formule de l’hypermarché est- res (Spar, Végé, Luga) où ils s’associent aux
elle capable de s’adapter aux évolutions démo- détaillants afin de réduire leurs frais d’exploita-
graphiques, sociales et culturelles de ce début du tion et les aider à vendre plus. Mais, au total,
21e siècle, ou bien les difficultés qu’elle rencon- avec près du quart des établissements du com-
tre aujourd’hui témoignent-elles d’une usure merce alimentaire, le commerce indépendant
irrémédiable ? associé représente seulement 6 % du marché en
1960.
Naissance de la distribution de masse
Trente Glorieuses et modèle américain
Des structures commerciales sclérosées Progrès de l’urbanisation, salarisation crois-
En 1950, à la veille de la révolution commer- sante, développement du travail des femmes,
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duction en série d’objets de consommation vient lation pour les nombreux pèlerins de la distribu-
buter sur l’organisation de la distribution où on tion, dont 2 347 Français entre 1957 et 1965. Con-
continue de « vendre au compte-gouttes 1 ». vaincu que distribution de masse et production de
« L’écoulement des produits dans le cadre d’une masse sont indispensables l’une à l’autre, il expli-
économie fordienne fondée sur l’articulation de que les avantages de la grande surface, du libre-
la production de masse et de la consommation service et du discount, en martelant des formules
de masse 2 » appelle une révolution commerciale chocs (« no parking, no business », « des îlots de
qui a pour but de vendre en masse en réduisant pertes dans un océan de profits », « empilez haut
les frais de commercialisation. et vendez bas ») qui restent gravées dans les
C’est dans ce contexte que les enseignements esprits. Tous en reviennent persuadés que
américains sur les méthodes modernes de vente se « l’oracle de Dayton » dessine les voies de l’ave-
diffusent en France. Grâce aux missions de pro- nir5.
ductivité envoyées aux États-Unis à la faveur du Parallèlement, toute une presse spécialisée
plan Marshall, la France n’ignore plus rien de son se donne pour objectif d’aider les commerçants
retard en matière d’organisation du commerce. français à digérer les leçons américaines. Créée
Dans le rapport qu’elle publie en 1951, la mission en 1958, la revue Libre-Service Actualités s’inté-
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teurs s’habituent à ces formes de distribution, ces que ses concurrents. Afin d’afficher des prix de
critiques perdent beaucoup de leur pertinence. vente comparables à ceux des grossistes, il se
Au demeurant, selon Libre-Service Actualités, le fournit directement chez les industriels, traque
libre-service et le supermarché répondent aux les frais généraux, propose un choix restreint de
attentes des nouveaux consommateurs qui, plus produits de large consommation à rotation
urbains, pressés et se contentant d’articles de qua- rapide et vend avec une marge très faible. Le
lité standard, sont d’abord soucieux de bas prix1. mouvement s’étend peu à peu hors de Bretagne
et Leclerc concède son enseigne à des commer-
Des innovations partielles çants qui s’engagent à respecter ses méthodes
Dès la fin des années 1940, les innovations se de vente.
multiplient, mais leur diffusion bute sur les Enfin, dernière innovation : le supermarché,
habitudes de la clientèle et le scepticisme des né aux États-Unis en 1930. C’est un magasin en
commerçants. Selon Antoine Guichard libre-service proposant sur une superficie de
(Casino), « il y a eu beaucoup de tâtonnements 400 à 2500 mètres carrés un assortiment com-
et d’essais pas toujours probants 2 ». plet de produits alimentaires. Le premier ouvre
Le libre-service nous vient d’Amérique, où ses portes à Paris en 1957, mais la diffusion de ce
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l’ayant annulé, le gouvernement de Gaulle en avoir fait le pèlerinage de Dayton, dont ils
rétablit immédiatement les dispositions en juin reviennent convaincus qu’il faut voir grand et
1958. En assurant la présence des produits des « faire comme les Américains », qu’ils conçoi-
grandes marques industrielles sur les linéaires vent le projet d’un magasin de 2500 mètres car-
des discounters et en leur donnant la liberté de rés de surface de vente doté d’un parking de
fixer leur marge, la réglementation a incontes- quatre cent cinquante places.
tablement créé des conditions favorables au L’ouverture a lieu le samedi 15 juin 1963 dans
développement des grandes surfaces 1. une atmosphère d’euphorie. Le succès dépasse
Au total, la diffusion des méthodes modernes encore une fois les prévisions : en une seule
de vente a progressé, mais la France reste bien en journée, cinq mille deux cents clients ont
deçà des autres pays européens. En 1963, on ne dépensé en moyenne vingt-huit francs, soit
comptait encore que 63 magasins en libre- trois fois plus que dans un supermarché
service par million d’habitants, contre 173 en classique ! Clients et journalistes sont impres-
Grande-Bretagne et 558 en République fédérale sionnés par la démesure apparente de cette
d’Allemagne, et 207 supermarchés en 1962 usine à vendre : quinze mètres de rayon bou-
quand on en recensait prés de 500 en RFA et 730 cherie, dix mètres pour la crèmerie, douze cais-
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en 1964 à Villeurbanne, où le magasin est une nier, par ceux qui sont au contact direct du
réplique du précédent, et surtout en 1966 à client. D’où une large décentralisation des déci-
Vénissieux, où ils investissent douze millions de sions. En l’absence de département marketing,
francs pour construire un magasin géant : 9 500 le chef de rayon (quatre ou cinq par magasin) est
mètres carrés de surface de vente, deux mille pla- chargé de s’occuper de tous les aspects de la
ces de parking, cinquante caisses enregistreuses relation marchande : composition des assorti-
et deux mille cinq cents Caddies. Avec un chiffre ments, aménagement du point de vente, mise
d’affaires de quatre-vingt-dix millions de francs en place des produits et définition de la politi-
la première année et de cent cinquante-trois mil- que tarifaire et promotionnelle. Son action est
lions de francs en 1968, ce magasin devient vite la essentiellement tournée vers la rentabilité de
« vache à lait » du groupe. l’assortiment : il s’agit de proposer des produits
Selon Marcel Fournier, « la réussite de Car- susceptibles de contribuer à l’accroissement des
refour provient à 80 % de l’influence de Ber- ventes. En outre, les indicateurs de perfor-
nardo Trujillo et à 20 % de celle d’Édouard mance (relatifs aux ventes et à la marge) lui per-
Leclerc 1 ». L’influence de Trujillo a été déter- mettent de connaître davantage « les compor-
minante, mais les fondateurs de Carrefour n’en tements des rayons dans le magasin et des
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Par ailleurs, la formule initiale (un magasin- surfaces, la France a emprunté une voie origi-
entrepôt isolé) s’est assouplie pour répondre nale par rapport à d’autres pays européens,
aux besoins nouveaux de diversité et de service l’Allemagne ou les Pays-Bas par exemple, qui
qu’ont fait naître la standardisation et la massi- ont privilégié des formats plus réduits 2.
fication de la consommation et que la très
grande surface est alors incapable de satisfaire. Élargir les bases de la croissance
Aussi, dès la fin des années 1960, l’hypermarché extensive
s’entoure de galeries marchandes de plus en Le milieu des années 1970 marque une pre-
plus étoffées et tend à remplacer le grand maga- mière rupture dans le développement des gran-
sin dans son rôle de locomotive des centres des surfaces alimentaires qui sont confrontées
commerciaux. Si Mammouth a joué un rôle de au ralentissement de la croissance de la
pionnier (1967), Carrefour et Euromarché consommation, au bouleversement du cadre
prennent le relais à partir de 1973. Dès lors, la réglementaire et au développement de grandes
tendance devient irrésistible : la plupart des surfaces spécialisées.
hypermarchés sont associés à des centres com-
merciaux où on trouve également des grandes Un environnement plus difficile
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nombre de détaillants spécialisés est tombé de rie des agglomérations où, faute de pouvoir
129 880 en 1962 à 107 120 en 1968, puis à 80 740 ouvrir des hypermarchés, on a agrandi les
en 1975), la croissance des grandes surfaces ali- supermarchés ou aménagé des « lotissements
mentaires a suscité chez les petits commerçants commerciaux ».
des réactions de rejet, parfois violentes, qui ont Les grandes surfaces alimentaires se sont
conduit le gouvernement à chercher à contrôler développées sans rencontrer véritablement de
et discipliner la création de nouvelles surfaces concurrence jusqu’au milieu des années 1970,
commerciales. C’est l’objectif de la loi Royer car le petit commerce n’avait guère les moyens
votée en 1973, qui attribue à des commissions de résister à l’extension de leur champ
départementales d’urbanisme commercial d’action 4 . La situation change dans les années
(CDUC) le pouvoir d’accorder ou de refuser le suivantes : d’une part, les grandes surfaces ali-
permis de construire pour des surfaces de vente mentaires étant de plus en plus nombreuses,
supérieures à 1500 mètres carrés (ou 1 000 leurs zones de chalandise commencent à se
mètres carrés dans les villes de moins de qua- chevaucher ; d’autre part, à l’instar de Leclerc,
rante mille habitants). Si elles n’ont pas bloqué de nombreux supermarchés (Intermarché,
l’expansion des grandes surfaces, les CDUC Super U, Champion) adoptent une politique
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1990), et a opposé grande distribution alimen- tions de diversification sont coûteuses et les
taire (la part du non alimentaire dans ses ventes synergies le plus souvent insuffisantes. La plupart
n’étant pas connue) et grandes surfaces spéciali- des groupes ont donc cédé leurs actifs au cours
sées qui progressent plus rapidement (de 1% à des années 1990. Seuls les Mulliez persistent dans
7,1%)1. Ces dernières ont vu leur chiffre d’affai- cette stratégie avec une formule originale et
res s’accroître de manière spectaculaire : 54 % efficace3 : ils créent de véritables zones commer-
pour Conforama, 81% pour la Fnac, 121% pour ciales à la périphérie des villes (Gérard Mulliez
Leroy Merlin, 134 % pour Ikea 2. C’est qu’elles parle de « campus Auchan ») dont la force
ne manquent pas d’atouts : positionnement de d’attraction dépend du nombre et de la diversité
spécialiste, universalité de l’offre, bon rapport des enseignes accueillies autour d’un magasin
qualité/prix, service après-vente, etc. Leur déve- Auchan et de la complémentarité entre l’hyper-
loppement contraint les grandes surfaces généra- marché et les grandes surfaces spécialisées.
listes à adapter leur offre à la concurrence en Parallèlement, au milieu des années 1980, les
renonçant aux produits sur lesquels elles ne sont distributeurs partent à la conquête de secteurs
plus compétitives (meubles, literie, luminaires) inexplorés. Ils partagent le constat de Michel-
afin de se consacrer à ceux pour lesquels elles peu- Édouard Leclerc : « Nous ne pouvons plus can-
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les prix des ouvrages faciles, à rotation rapide et (frais d’emballage et de publicité) imposée par
rémunérateurs. Afin de protéger les petits la commercialisation de marques nationales, ils
libraires, Jack Lang instaure en 1981un prix uni- se présentent comme des produits génériques,
que et limite les rabais à 5 %. Mais la loi Lang réduits à leur seule valeur d’usage et vendus au
n’a pas empêché Leclerc de devenir le deuxième prix le plus bas. Carrefour réaffirme ainsi sa
libraire de France, derrière la Fnac : avec des vocation de discounteur. Conçue par l’équipe
assortiments de huit mille à quinze mille titres, de Jacques Seguela, la campagne de publicité
ses hypermarchés sont bien loin de se limiter est axée sur le thème de la liberté de choix du
aux best-sellers et le rayon livre y est géré par un consommateur affranchi de la soumission aux
professionnel. marques, liberté que symbolise la mouette qui
L’offensive sur la parapharmacie débute en orne les emballages.
1984, lorsque Leclerc ouvre dans plusieurs Le succès de l’opération est énorme et cer-
magasins des rayons spécialisés, où il vend 20 % tains produits prennent rapidement une place
moins cher des cosmétiques jusqu’alors vendus dominante dans leur famille : 69 % des ventes
exclusivement en pharmacie. Carrefour, Cora de liquide vaisselle, 54 % des déjeuners choco-
et Mammouth l’imitent rapidement. Sous la latés, 48 % de la confiture. Aussi les imitations
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(1) Laurence Chavanne, Le Phénomène Leclerc, Paris, Plon, (2) Toute l’opération est racontée par Eugène Thil et
1986, p. 154-190 ; Dominique Sicot et Alexandre Vatimbella, Claude Barroux, Un pavé dans la marque, Paris, Flammarion,
La Distribution, Paris, Syros, 1990, p. 72-76 ; Frédéric Carluer- 1983. Voir aussi Philippe Breton, Les Marques de distributeurs,
Lossouarn et Olivier Dauvers, op. cit., p. 141-150. Paris, Dunod, 2004.
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et Italie (1972) – se soldent par des échecs cui- ne suffit pas à enrayer la progression des gran-
sants, mais il s’agit davantage d’opportunités des surfaces spécialisées ; en revanche, la réus-
plus ou moins habilement exploitées que de la site à l’étranger est incontestable.
mise en œuvre d’une véritable stratégie 1. Le vrai
début de la politique d’internationalisation de Entre concurrence par les prix
Carrefour date seulement de 1973 avec l’installa- et différenciation
tion en Espagne, bientôt suivie par le Brésil Au cours des années 1990, l’individualisation
(1975), l’Argentine (1982) et Taïwan (1989). Par- croissante de la consommation sur fond de satu-
tout, le succès est spectaculaire. Imitant Carre- ration progressive des besoins de base, le durcis-
four, les autres groupes (Promodès, Auchan, sement de la législation sur l’ouverture de nou-
Euromarché, Docks de France) multiplient les veaux magasins et l’accentuation de la
implantations à l’étranger. Toutes les enseignes concurrence entre leurs différents formats boule-
françaises ayant échoué à s’établir sur les mar- versent profondément les conditions du dévelop-
chés américain et allemand, elles privilégient les pement de la grande distribution. Globalement,
pays où la consommation est encore peu déve- les enseignes associent poursuite de la croissance
loppée, la concurrence moindre et la réglemen- extensive par accroissement du parc de magasins
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mation se différencie de plus en plus en segments durci la législation. En 1993, la loi Sapin
hétérogènes (célibataires, familles éclatées, jeu- réforme le dispositif mis en place par la loi
nes, personnes âgées, etc.). Ces évolutions justi- Royer et le gouvernement gèle provisoirement
fient le passage d’un marketing quantitatif fondé les autorisations d’ouverture. En 1996, la loi
sur des critères sociodémographiques à un mar- Raffarin, qui s’accompagne également d’un gel
keting plus qualitatif s’appuyant sur l’étude des des ouvertures, abaisse à 300 mètres carrés le
styles de vie et autorisant une segmentation plus seuil à partir duquel une demande d’autorisa-
fine des marchés. En s’amplifiant, ces évolutions tion est obligatoire. L’évolution de la législa-
qui se sont amorcées au milieu des années 1970 tion se traduit par une nette diminution du
ont bouleversé la structure de la consommation nombre d’ouvertures 2. Si bien que le parc de
et contraint la grande distribution à s’adapter. grandes surfaces généralistes s’accroît seule-
L’aspiration à une consommation plus qualita- ment de 479 unités entre 1995 et 2000, contre
tive et personnalisée n’est pas contradictoire 620 entre 1990 et 1995 et 1119 entre 1985 et
avec la recherche des prix les plus bas sur les pro- 1990.
duits de consommation courante. Au contraire, Soumis à de nouvelles contraintes, les distri-
dans un contexte de faible progression du pou- buteurs ont cherché des solutions nouvelles
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chés de 6 757 à 7 491. Ce développement conduit Croix, près de Lille, en 1988. La recette est
à un enchevêtrement des zones de chalandise et à simple : entrepôt de moins de 1000 mètres car-
une concurrence accrue entre magasins. L’aug- rés, produits présentés dans des cartons ou sur
mentation de la densité commerciale permet à des palettes, suppression de tout service au
chaque ménage de faire ses courses dans un nom- client (paiement par carte de crédit, sacs en sor-
bre croissant de grandes surfaces alimentaires : tie de caisses), assortiment restreint (moins de
en 1998, si 15 % des ménages ne vont jamais dans six cents références) et prix inférieurs de 20 à
une grande surface et 29 % en fréquentent une 30 % à ceux des grandes surfaces traditionnel-
seule, en revanche, 36 % font leurs courses dans les. Le succès de la formule a incité les groupes
deux et 20 % dans trois et plus. La microrégion français à créer leurs propres enseignes (Leader
du Comminges illustre cette situation jusqu’à la Price, Le Mutant, GDM, Europa Discount) au
caricature : entre 1979 et 1999, le nombre de risque inévitable de concurrencer les grandes
grandes surfaces y est passé de sept à dix-huit et, surfaces traditionnelles. Depuis 1992, plus d’un
dans certains villages, la population en fréquente supermarché sur deux qui ouvre en France est
plus ou moins assidûment jusqu’à cinq1 ! La un magasin de hard discount. Aussi la progres-
grande distribution est donc de plus en plus con- sion en est impressionnante : de 112 en 1989 à
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pour reconquérir le terrain perdu. Casino a d’être achevée comme le suggèrent la poursuite
décidé de baisser fortement les prix de ses mar- de la politique d’acquisitions (Primistères par
ques de distributeurs et de ses produits pre- Cora en 2000) et les rumeurs persistantes de
miers prix, tout en testant simultanément qua- rapprochement entre Auchan et Casino.
tre formules de magasins économiques 1. De son Les grands groupes ont parallèlement accé-
côté, Auchan a expérimenté en 2005, dans cinq léré leur implantation à l’étranger où le nombre
hypermarchés implantés dans des quartiers d’hypermarchés est passé de 109 en 1989 à 647 en
populaires, une formule de « self discount » où 1999, si bien que l’international représente une
les produits alimentaires sont vendus sans part croissante de leur chiffre d’affaires : de
emballages, afin que le client achète juste ce 40,5 % en 1997 à 50,8 % en 2004 chez Carre-
dont il a besoin 2. Cette stratégie semble donner four, de 19,5 % à 37,6 % chez Auchan… Les stra-
ses premiers résultats puisque les ventes du hard tégies de croissance à l’étranger ne sont pas
discount ont baissé de 1,2 % en 2005 (contre uniformes : Casino rattrape son retard en consa-
seulement 0,5 % pour l’ensemble de la grande crant à l’international plus de 50 % de sa capacité
distribution) alors qu’elles avaient progressé de de financement, si bien qu’en 2000 il exploite 133
6 à 7 % au cours des trois dernières années. hypermarchés hors de France (contre 1 seul en
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ché, Auchan et Carrefour ont mis en place des faire de véritables marques susceptibles de rete-
structures internationales de soutien et d’anima- nir la clientèle. Les campagnes de publicité,
tion, les deux dernières gérant en outre de l’aménagement des magasins, le marketing
manière globale leurs approvisionnements grâce d’ambiance des points de vente, la mise en scène
à des centrales d’achat supranationales. Cette des marchandises, le choix des produits et la poli-
volonté de globalisation rencontre cependant tique de prix ont pour objectif de promouvoir
d’évidentes limites : les synergies à l’achat une image de l’enseigne qui se donne pour origi-
demeurent faibles du fait de l’hétérogénéité des nale et porteuse de valeurs spécifiques 3. C’est
marchés, et l’adaptation de l’offre à la demande ainsi que Leclerc s’est installé dans le rôle à la fois
s’est dégradée dans le domaine alimentaire qui de défenseur des consommateurs face aux mono-
reste étroitement lié aux cultures locales 1. poles et d’enseigne la moins chère.
C’est aussi en redéfinissant leur offre que les
Différenciation et fidélisation du client enseignes se différencient. La composition des
Le ralentissement de la croissance par création de assortiments et les marques de distributeurs
mètres carrés de surface de vente a fait de la fidé- sont les deux piliers de cette politique. Alors
lisation du client une nécessité. L’exigence crois- que les gammes de produits des fabricants
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étranger 1. Mais l’importation d’outils et de apporté les résultats attendus. Au gré de la con-
méthodes conçus pour l’industrie contribue à joncture et de l’évolution des rapports de force
imposer « un marketing de siège, centralisateur, entre enseignes, ils ont alterné les orientations
coupé de la réalité des magasins », ce qui se tra- contradictoires, ce qui a brouillé leur image et
duit par une perte de réactivité et de pertinence nui à l’efficacité de leur positionnement 5.
dans la définition de l’assortiment 2. La nouvelle Quant au groupe Carrefour, il a atteint ses
direction mise en place en février 2005 semble objectifs en termes de taille et de puissance et
l’avoir compris, puisqu’elle a décidé une réorga- consolidé sa position de numéro deux de la dis-
nisation du groupe qui enlève les fonctions de tribution mondiale derrière l’américain Wal-
marketing et de développement à la centrale Mart, mais ses résultats se sont dégradés et
d’achat et redonne plus de pouvoir aux directeurs l’enseigne peine à relancer une dynamique
de magasin 3. commerciale que la mutation stratégique et
organisationnelle des années 1990 a affaiblie :
Un bilan en demi-teinte malgré les campagnes promotionnelles, Carre-
Le bilan d’une décennie d’évolutions mal maî- four n’arrive pas à casser son image d’enseigne
trisées peut se résumer en une phrase : « Une chère et sa politique de fidélisation marque le
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standardisés, la croissance de la grande distri- tes, il reste encore des espaces de croissance,
bution s’est nourrie du cercle vertueux « marge d’abord bien sûr dans les pays émergents, mais
réduite, prix bas, gros volume ». Du milieu des aussi dans l’Hexagone où la course à la concen-
années 1970 jusqu’à la fin de la décennie sui- tration est loin d’être achevée. Mais la grande
vante, c’est la diversification dans le non ali- distribution ne pourra retrouver le chemin
mentaire et l’internationalisation qui ont pris le d’une croissance durable qu’à la condition de
relais sur fond de ralentissement de la consom- redéfinir la place respective des différents for-
mation. Enfin, après 1990, les grandes surfaces mats et, peut-être plus encore, de réinventer le
alimentaires sont entrées dans une phase modèle de l’hypermarché. Ceci suppose qu’elle
d’adaptation à un environnement plus concur- parvienne à concilier logique de taille et spécia-
rentiel et instable, où il leur a fallu répondre à lisation des points de vente, politique de prix et
deux exigences largement contradictoires : une positionnement qualitatif, lisibilité de l’assorti-
demande de produits de consommation cou- ment et étendue des choix du consommateur,
rante à bas prix qui explique le succès du hard marketing d’enseigne et autonomie des maga-
discount et un besoin de qualité, de différencia- sins, transfert des savoir-faire et respect des cul-
tion et de services exprimé par des consomma- tures nationales.
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