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CONSOMMATION DE MASSE ET GRANDE DISTRIBUTION

Une révolution permanente (1957-2005)

Jean-Claude Daumas

Presses de Sciences Po | « Vingtième Siècle. Revue d'histoire »

2006/3 no 91 | pages 57 à 76
ISSN 0294-1759
ISBN 2724630327
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Consommation de masse
et grande distribution
Une révolution permanente (1957-2005)
Jean-Claude Daumas

L’irruption dans le paysage des villes fran- mais d’en étudier le développement sous l’angle
çaises des grandes surfaces de distribution de ses rapports avec la dynamique de la
s’est accompagnée, depuis un demi-siècle, consommation en cherchant à comprendre
de bouleversements des méthodes de vente comment, dans leurs configurations successives,
et des modes de consommation. Cet article les grandes surfaces sont le résultat d’un proces-
explore les raisons d’un succès. Il montre sus d’innovation commerciale complexe qui,
également sa fragilité : au début du 21e siè- entre contraintes et opportunités, s’efforce
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cle, les grandes enseignes peinent à combler d’apporter une réponse adaptée et cohérente aux
les nouvelles attentes des consommateurs. transformations des comportements des con-
sommateurs, voire de les anticiper. L’analyse
Grâce à la création des grandes surfaces alimen- privilégie l’hypermarché, parce qu’il combine en
taires (le supermarché en 1957 et, surtout, l’hy- une formule révolutionnaire toutes les innova-
permarché en 1963) la France est entrée dans tions commerciales de la période, constitue le fer
l’ère de la distribution de masse qui a mis à la dis- de lance de l’expansion des distributeurs français
position d’un nombre croissant de Français des tant sur leur marché national que dans le reste du
objets de consommation de plus en plus nom- monde, et occupe une place prépondérante dans
breux et diversifiés – ces « choses » dont parlait le paysage commercial français.
Georges Perec en 1965. La grande distribution, L’histoire de la grande distribution est scan-
entendue ici dans le sens restreint de commerce dée par trois phases aux caractéristiques bien
alimentaire en grandes surfaces à prix discount, a distinctes 1 : une phase pionnière qui, au
connu depuis le début des années 1960 d’inces- moment où la consommation de masse prend
santes transformations qui en ont bouleversé les son essor, voit se cristalliser le modèle de
formes d’organisation, les rapports à la clientèle, l’hypermarché comme aboutissement de la
les assortiments et les prix. Cette révolution per- révolution commerciale des Trente Glorieuses ;
manente, dont l’objectif est la conquête de nou- une phase d’élargissement des bases de la crois-
velles parts de marché afin d’améliorer la profita- sance extensive qui s’affirme lorsque la crois-
bilité des enseignes, trouve son ressort le plus sance de la consommation se ralentit ; et, enfin,
puissant dans la nécessaire adaptation de la dis- une phase d’adaptation aux exigences contradic-
tribution aux mutations de son environnement – toires d’une clientèle demandeuse à la fois d’un
l’évolution de la consommation d’abord, mais meilleur service commercial et de prix bas, alors
aussi les contraintes réglementaires, la concur- même que la grande distribution généraliste est
rence entre enseignes et formats et les rapports
avec les fournisseurs.
Il ne s’agit pas d’embrasser ici de manière (1) Cédric Ducrocq, La Nouvelle Distribution, Paris, Dunod,
exhaustive l’histoire de la grande distribution, 2002, p. 31.

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concurrencée par des formats qui y répondent Toutefois, de nombreux commerçants ont
avec plus d’efficacité. Naturellement, cette évo- formé des groupements d’achats en commun
lution soulève une question essentielle : bien (Codec, Una, Unico, Leclerc) afin d’obtenir de
adaptée à la croissance d’une consommation de meilleures conditions auprès des grossistes. De
masse indifférenciée dont elle a favorisé l’épa- leur côté, ceux-ci ont créé des chaînes volontai-
nouissement, la formule de l’hypermarché est- res (Spar, Végé, Luga) où ils s’associent aux
elle capable de s’adapter aux évolutions démo- détaillants afin de réduire leurs frais d’exploita-
graphiques, sociales et culturelles de ce début du tion et les aider à vendre plus. Mais, au total,
21e siècle, ou bien les difficultés qu’elle rencon- avec près du quart des établissements du com-
tre aujourd’hui témoignent-elles d’une usure merce alimentaire, le commerce indépendant
irrémédiable ? associé représente seulement 6 % du marché en
1960.
Naissance de la distribution de masse
Trente Glorieuses et modèle américain
Des structures commerciales sclérosées Progrès de l’urbanisation, salarisation crois-
En 1950, à la veille de la révolution commer- sante, développement du travail des femmes,
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ciale, l’appareil de distribution est figé dans des élévation du revenu national réel moyen par
structures très traditionnelles 1. On compte alors tête, doublement du budget annuel moyen du
795 827 commerces, dont 375 850 dans la seule consommateur entre 1950 et 1968, recul des
alimentation, l’écrasante majorité n’employant dépenses d’alimentation, progression de l’équi-
aucun salarié. De surcroît, les circuits commer- pement des ménages en réfrigérateurs et auto-
ciaux sont trop longs avec, en 1960, un intermé- mobiles, autant de mutations des modes de vie
diaire pour six détaillants. Les techniques de des Français pendant les Trente Glorieuses ;
vente sont très archaïques et l’épicier, souvent elles sont à l’origine de l’émergence d’une
âgé, en blouse, le crayon sur l’oreille, n’offrant « norme de consommation » favorable au
qu’un assortiment restreint, symbolise bien le développement de la consommation de masse,
non-renouvellement d’un petit commerce, dont dont témoigne l’évolution de l’indice des prix
la règle d’or est de vendre peu mais cher. de l’Insee qui passe de 34 articles en 1946 à 295
Il existe certes des formes de commerce en 1970 2.
concentré – grands magasins, magasins popu- La reconstruction achevée, le mouvement de
laires (Monoprix, Prisunic), magasins à succur- modernisation engage l’industrie dans la pro-
sales multiples (Casino, Docks de France), coo- duction de masse, qui multiplie les produits mis
pératives de consommation – qui pour certaines à la disposition des consommateurs 3. Or, la pro-
connaissent un nouveau départ au cours de la
décennie, mais leur part dans le chiffre d’affai-
res du commerce demeure limitée : 11,19 % en (2) Jean-Hervé Lorenzi, Olivier Pastré et Joëlle Toledano,
1960. Le petit commerce indépendant domine La Crise du XXe siècle, Paris, Economica, 1980, p. 108 ; Jean-
Pierre Rioux, « L’évolution de la consommation », in Puissance
donc très largement. et faiblesses de la France industrielle XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil,
1997, p. 255-275 ; Jean Fourastié, Les Trente Glorieuses, Paris,
Fayard, 1979, p. 139-174 ; Kristin Ross, Aller plus vite, laver plus
blanc. La culture française au tournant des années soixante, Paris,
Abbeville, 1997.
(1) Claude Quin, Physionomie et perspectives d’évolution de (3) Jacques Marseille, « L’ère des industries de consomma-
l’appareil commercial français (1950-1970), Paris, Gauthier- tion », in Maurice Lévy-Leboyer (dir.), Histoire de l’industrie
Villars, 1964, p. 37-40 et 71. française, Paris, Larousse, 1996, p. 364-367.

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duction en série d’objets de consommation vient lation pour les nombreux pèlerins de la distribu-
buter sur l’organisation de la distribution où on tion, dont 2 347 Français entre 1957 et 1965. Con-
continue de « vendre au compte-gouttes 1 ». vaincu que distribution de masse et production de
« L’écoulement des produits dans le cadre d’une masse sont indispensables l’une à l’autre, il expli-
économie fordienne fondée sur l’articulation de que les avantages de la grande surface, du libre-
la production de masse et de la consommation service et du discount, en martelant des formules
de masse 2 » appelle une révolution commerciale chocs (« no parking, no business », « des îlots de
qui a pour but de vendre en masse en réduisant pertes dans un océan de profits », « empilez haut
les frais de commercialisation. et vendez bas ») qui restent gravées dans les
C’est dans ce contexte que les enseignements esprits. Tous en reviennent persuadés que
américains sur les méthodes modernes de vente se « l’oracle de Dayton » dessine les voies de l’ave-
diffusent en France. Grâce aux missions de pro- nir5.
ductivité envoyées aux États-Unis à la faveur du Parallèlement, toute une presse spécialisée
plan Marshall, la France n’ignore plus rien de son se donne pour objectif d’aider les commerçants
retard en matière d’organisation du commerce. français à digérer les leçons américaines. Créée
Dans le rapport qu’elle publie en 1951, la mission en 1958, la revue Libre-Service Actualités s’inté-
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chargée d’étudier « les structures et les techniques resse à la distribution alimentaire aux États-
commerciales américaines » fait une large place Unis et aux transformations en cours dans le
au supermarché, au libre-service et aux méthodes commerce français. En 1961, la Revue de l’épicerie
de vente modernes. Plutôt qu’une « subversion en gros devient Techniques marchandes modernes.
brutale » qui lui semble irréalisable, elle préconise En 1962, Points de vente s’affirme comme « le
une modernisation progressive par l’amélioration journal du commerce intelligent ». La presse
des méthodes de vente et l’adoption du libre- économique publie également de grandes
service3. Dans la foulée, de nombreuses manifes- enquêtes sur le sujet comme celle de la revue
tations s’attachent à promouvoir la vente en libre- L’Entreprise qui étudie en 1961 les mutations de
service et le supermarché4. Mais ce sont surtout la distribution et souligne les progrès de l’orga-
les séminaires sur « les méthodes marchandes nisation et de la concentration 6.
modernes » organisés à Dayton à partir de 1957 Nombreux sont pourtant ceux qui continuent
par la National Cash Register Compagny de penser que le libre-service et le supermarché
(NCRC), premier fabricant mondial de caisses ne correspondent pas en France à « de véritables
enregistreuses, qui ont le plus profondément besoins », que leurs adeptes « sacrifient à une
influencé les professionnels de la distribution. Les mode qui vient des États-Unis » et que la psycho-
cours de Bernardo Trujillo ont eu valeur de révé- logie de la femme française, la faiblesse du pou-
voir d’achat et l’insuffisance de l’équipement des
ménages en automobiles et réfrigérateurs font
(1) Préface d’Alfred Sauvy à Eugène Thil, Combat pour la dis- obstacle à leur diffusion. Néanmoins, à mesure
tribution, Paris, Arthaud, 1964, p. 8. que la France se modernise et que les consomma-
(2) Philippe Moati, L’Avenir de la grande distribution en
Europe, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 12.
(3) Commerce américain et productivité. Rapport de la mission
sur les structures et les techniques commerciales américaines, Paris, (5) Eugène Thil, Les Inventeurs du commerce moderne, Paris,
PUF, 1951, p. 10 et 289. Arthaud, 1966, p. 123-134.
(4) Rosa K. Walker, « Tout sous un même toit » : le discours sur (6) Jean-Marc Villermet, « Histoire des grandes surfaces,
l’avènement du supermarché et du libre-service en France, 1958- méthodes américaines, entrepreneurs européens », Entreprises
1963, mémoire de master, programme de l’université de et Histoire, 4,1993, p. 78-79 ; Hervé Paturle, Marcel Fournier
Columbia à Paris, 2002, p. 16 et 39. l’hyperman, Paris, La Martinière, 2005, p. 202-203.

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teurs s’habituent à ces formes de distribution, ces que ses concurrents. Afin d’afficher des prix de
critiques perdent beaucoup de leur pertinence. vente comparables à ceux des grossistes, il se
Au demeurant, selon Libre-Service Actualités, le fournit directement chez les industriels, traque
libre-service et le supermarché répondent aux les frais généraux, propose un choix restreint de
attentes des nouveaux consommateurs qui, plus produits de large consommation à rotation
urbains, pressés et se contentant d’articles de qua- rapide et vend avec une marge très faible. Le
lité standard, sont d’abord soucieux de bas prix1. mouvement s’étend peu à peu hors de Bretagne
et Leclerc concède son enseigne à des commer-
Des innovations partielles çants qui s’engagent à respecter ses méthodes
Dès la fin des années 1940, les innovations se de vente.
multiplient, mais leur diffusion bute sur les Enfin, dernière innovation : le supermarché,
habitudes de la clientèle et le scepticisme des né aux États-Unis en 1930. C’est un magasin en
commerçants. Selon Antoine Guichard libre-service proposant sur une superficie de
(Casino), « il y a eu beaucoup de tâtonnements 400 à 2500 mètres carrés un assortiment com-
et d’essais pas toujours probants 2 ». plet de produits alimentaires. Le premier ouvre
Le libre-service nous vient d’Amérique, où ses portes à Paris en 1957, mais la diffusion de ce
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les dirigeants des sociétés succursalistes (Gou- format est lente : en 1961, on n’en compte
let-Turpin, Casino…) l’ont découvert au prin- encore que 108 4 .
temps 1947. Le premier est né à Paris en 1948 à Les réserves des consommateurs expliquent
l’initiative de Goulet-Turpin. La recette est en partie la lenteur de diffusion de ces innova-
simple : libre choix des articles sans interven- tions. Certes, les clients du supermarché appré-
tion d’un vendeur, produits préemballés, cient les prix intéressants, le fait d’avoir tous les
paniers mis à la disposition du client, affichage produits alimentaires sous la main, la propreté
très apparent des prix et caisse à la sortie. La du magasin et la rapidité des courses, mais il
réduction des frais de personnel et d’aménage- leur faut se familiariser avec le préemballage des
ment du magasin permet aux commerçants de produits et le maniement des chariots. Beau-
baisser les prix et d’accroître les ventes. La per- coup déplorent l’attente aux caisses, l’absence
cée de la formule demeure néanmoins limitée : de chaleur humaine et le stress inhérent au
en 1959, seuls 1663 magasins fonctionnent en libre-service 5. Par ailleurs, les distributeurs se
libre-service 3. heurtent aux industriels qui refusent de les
Quant au discount, Édouard Leclerc en livrer lorsque, comme Leclerc, ils ne respectent
adopte les méthodes dans le « centre distribu- pas les prix imposés. C’est ce qui conduit les
teur » qu’il ouvre en 1949 à Landerneau où, pouvoirs publics à modifier la réglementation
dans un environnement sommaire (des cartons dans le but de faire baisser les prix. En juin 1953,
empilés jusqu’au plafond dans une pièce de le gouvernement Laniel prend un décret qui
16 mètres carrés), il vend 25 ou 30 % moins cher interdit les prix imposés, le refus de vente et les
pratiques discriminatoires. Le Conseil d’État

(1) Libre-Service Actualités (LSA), 19 janvier 1959, 5 janvier


1959 et 8 décembre 1958. (4) LSA, 8 novembre 1985 ; Claude Quin, op. cit., p. 194-
(2) Claude Sordet, Les Grandes Voix du commerce, Paris, 198 ; Jean-Marc Villermé, Naissance…, op. cit., p. 75-76 ;
Liaisons sociales, 1997, p. 246. Eugène Thil, Combat…, op. cit., p. 134 ; Frédéric Carluer-Los-
(3) Jean-Marc Villermet, Naissance de l’hypermarché, Paris, souarn et Olivier Dauvers, La Saga du commerce français, Ren-
Armand Colin, 1991, p. 74-75 ; Maurice Roy, Les Commerçants nes, Dauvers, 2004, p. 97-98.
entre la révolte et la modernisation, Paris, Seuil, 1971, p. 43. (5) LSA, 7 juin 1960 et 21 février 1963.

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l’ayant annulé, le gouvernement de Gaulle en avoir fait le pèlerinage de Dayton, dont ils
rétablit immédiatement les dispositions en juin reviennent convaincus qu’il faut voir grand et
1958. En assurant la présence des produits des « faire comme les Américains », qu’ils conçoi-
grandes marques industrielles sur les linéaires vent le projet d’un magasin de 2500 mètres car-
des discounters et en leur donnant la liberté de rés de surface de vente doté d’un parking de
fixer leur marge, la réglementation a incontes- quatre cent cinquante places.
tablement créé des conditions favorables au L’ouverture a lieu le samedi 15 juin 1963 dans
développement des grandes surfaces 1. une atmosphère d’euphorie. Le succès dépasse
Au total, la diffusion des méthodes modernes encore une fois les prévisions : en une seule
de vente a progressé, mais la France reste bien en journée, cinq mille deux cents clients ont
deçà des autres pays européens. En 1963, on ne dépensé en moyenne vingt-huit francs, soit
comptait encore que 63 magasins en libre- trois fois plus que dans un supermarché
service par million d’habitants, contre 173 en classique ! Clients et journalistes sont impres-
Grande-Bretagne et 558 en République fédérale sionnés par la démesure apparente de cette
d’Allemagne, et 207 supermarchés en 1962 usine à vendre : quinze mètres de rayon bou-
quand on en recensait prés de 500 en RFA et 730 cherie, dix mètres pour la crèmerie, douze cais-
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en Grande-Bretagne 2. Les ouvertures se multi- ses enregistreuses, un snack au cœur du maga-
plient néanmoins. À la fin de l’année 1963, on sin, près de vingt mille articles… Surtout, ils
compte 323 supermarchés et on en prévoit 160 découvrent un endroit magique où « la repré-
nouveaux en 1964 : « Les supermarchés français sentation qui s’y donne avec la participation
quittent l’ère expérimentale pour aborder celle active de la clientèle est celle de l’abondance 5 ».
de l’expansion 3. » À l’ouverture, ce supermarché plus grand
que les autres n’a pas de nom. Pour ses fonda-
L’invention de l’hypermarché teurs, c’est un « grand magasin en libre-
L’invention de l’hypermarché est l’œuvre d’un service ». Il faut attendre 1968 pour que la revue
trio de commerçants savoyards, Marcel Four- Libre-Service Actualités invente le mot d’hyper-
nier et les frères Jacques et Denis Defforey, qui marché et en donne la définition : « Grande
se sont associés en 1959 pour créer un super- unité de vente au détail présentant un très large
marché à Annecy. Ouvert en 1960 à l’enseigne assortiment en alimentation et marchandises
Carrefour, son succès est spectaculaire : le chif- générales ; surface de vente supérieure à 2500
fre d’affaires (3,3 millions de francs) est deux mètres carrés ; vente généralisée en libre-ser-
fois supérieur à ce qui était attendu ! Aussi déci- vice et paiement en une seule opération à des
dent-ils d’édifier à Sainte-Geneviève-des-Bois, caisses de sortie ; parking de grandes dimen-
à vingt-cinq kilomètres de Paris, un très grand sions mis à la disposition de la clientèle 6. »
supermarché où la clientèle trouvera « tout Devant l’ampleur du succès, les associés déci-
sous un même toit », à la fois des produits ali- dent de construire de nouveaux hypermarchés :
mentaires et non alimentaires 4 . C’est après

(4) Christian Lermie, Carrefour ou l’invention de l’hypermar-


ché, Paris, Vuibert, 2003, p. 21-47 ; Jean-Marc Villermet, Nais-
(1) Christiane et Yves Tinard, La Grande Distribution sance…, op. cit., p. 122-134 ; Hervé Paturle, op. cit., p. 261-271;
française : bouc émissaire ou prédateur ?, Paris, Litec, 2003, p. 90- Eugène Thil, Combat…, op. cit., p. 191.
93 ; Eugène Thil, Combat…, op. cit., p. 31-38. (5) « La révolution commerciale », L’Express, 16 décembre
(2) Philippe Moati, op. cit., p. 42. 1968.
(3) LSA, 9 janvier 1964. (6) LSA, 20 octobre 1968.

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en 1964 à Villeurbanne, où le magasin est une nier, par ceux qui sont au contact direct du
réplique du précédent, et surtout en 1966 à client. D’où une large décentralisation des déci-
Vénissieux, où ils investissent douze millions de sions. En l’absence de département marketing,
francs pour construire un magasin géant : 9 500 le chef de rayon (quatre ou cinq par magasin) est
mètres carrés de surface de vente, deux mille pla- chargé de s’occuper de tous les aspects de la
ces de parking, cinquante caisses enregistreuses relation marchande : composition des assorti-
et deux mille cinq cents Caddies. Avec un chiffre ments, aménagement du point de vente, mise
d’affaires de quatre-vingt-dix millions de francs en place des produits et définition de la politi-
la première année et de cent cinquante-trois mil- que tarifaire et promotionnelle. Son action est
lions de francs en 1968, ce magasin devient vite la essentiellement tournée vers la rentabilité de
« vache à lait » du groupe. l’assortiment : il s’agit de proposer des produits
Selon Marcel Fournier, « la réussite de Car- susceptibles de contribuer à l’accroissement des
refour provient à 80 % de l’influence de Ber- ventes. En outre, les indicateurs de perfor-
nardo Trujillo et à 20 % de celle d’Édouard mance (relatifs aux ventes et à la marge) lui per-
Leclerc 1 ». L’influence de Trujillo a été déter- mettent de connaître davantage « les compor-
minante, mais les fondateurs de Carrefour n’en tements des rayons dans le magasin et des
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ont pas copié servilement les méthodes. D’une produits dans le rayon que le comportement du
part, ils ont rejeté le principe de « l’îlot de perte client » qui, en définitive, est le grand absent 4 .
dans un océan de profits » car, convertis au dis- L’objectif de Carrefour est de vendre en masse
count généralisé sous l’influence de Leclerc, ils des produits standard à un consommateur
sont persuadés que les marges peuvent être indifférencié, plus soucieux de bon marché que
réduites sur tous les produits. D’autre part, ils de service ou de qualité. Il en résulte une com-
ont réuni « sous un même toit » l’alimentaire et plète dépersonnalisation des rapports mar-
le non alimentaire, créant ainsi une formule chands, les employés de l’hypermarché n’ayant
hybride au succès de laquelle Trujillo ne croyait guère, pendant cette période, de tâches de
pas et que l’entreprise américaine Wal-Mart conseil ou de service. Enfin, le marketing du
n’a pas adoptée avant 19852. magasin (présentation des marchandises en
Toute la gestion de Carrefour est tendue masse sur d’immenses rayons qui donne une
vers un seul but : vendre moins cher que le com-
merce traditionnel. Tout y contribue : la légè-
(3) Dominique Bessire, « Grande distribution : l’efficience
reté des structures de direction, la réduction des de la régulation interne », in Jacques Marseille (dir.), La Révolu-
frais de personnel (libre-service, méthodes tion commerciale en France. Du « Bon Marché » à l’hypermarché,
rationnelles de stockage et de manutention), Paris, Le Monde éditions, 1997, p. 165-182 ; Jacques Vigny, Petits
Commerces et grandes surfaces : la concurrence, Grenoble, Presses
l’aménagement dépouillé des magasins, la mas- universitaires de Grenoble, 1978, p. 27-43 ; Emmanuel Cha-
sification des commandes, la rotation accélérée deau, « Entre familles et managers, les grandes firmes de com-
merce de détail en France depuis 1945 », in Jean-Paul Barrière
des stocks (quinze fois par an contre huit chez et Marc de Ferrière (dir.), Aéronautique, marchés, entreprises.
les succursalistes) et une marge réduite (8 % sur Mélanges en mémoire d’Emmanuel Chadeau, Paris, Pagine, 2004,
p. 156-164.
l’épicerie, 13 % sur les produits frais, 20 % sur le (4) Sandrine Barrey, Le Travail marchand dans la grande dis-
non alimentaire) 3. Dans ce système, les déci- tribution alimentaire. La définition des relations marchandes, thèse
de doctorat de sociologie, université de Toulouse-II – Le
sions doivent être prises, selon Marcel Four- Mirail, 2004, p. 148-152 ; entretien avec Marcel Fournier dans
Les Informations industrielles et commerciales, 26 janvier 1968 ;
Christian Lhermie, op. cit., p. 65 sq. ; Grégoire Philonenko et
(1) Marcel Fournier, cité dans Hervé Paturle, op. cit., p. 201. Véronique Guienne, Au carrefour de l’exploitation, Paris, Des-
(2) Hervé Paturle, op. cit., p. 240-241. clée de Brower, 1997, p. 47-74.

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impression d’abondance, grande dimension des À Sainte-Geneviève-des-Bois, Carrefour a


chariots qui incite à acheter beaucoup, fixé les traits les plus généraux de l’hypermarché.
ambiance de fête liée au fond musical, et anima- Cependant, on ne peut guère parler de modèle
tion commerciale) vise essentiellement à créer standard, car chaque enseigne a son histoire et sa
une atmosphère propice aux achats 1. stratégie propres, si bien que Carrefour, Mam-
Cette forme nouvelle de distribution ren- mouth et Euromarché, pour se limiter à ces trois
contre l’adhésion d’un nombre important de exemples, représentent des configurations bien
consommateurs. En témoigne le succès immé- différentes 5. Carrefour offre une image de
diat de chaque nouveau magasin, mais aussi le gigantisme avec des magasins d’une surface
sondage Ifop (Institut français d’opinion publi- moyenne de 9300 mètres carrés quand, en 1980,
que) réalisé en 1970 qui révèle que 75 % des l’hypermarché moyen couvre 5 625 mètres car-
Français sont favorables à l’augmentation du rés. La grande taille va de pair avec une localisa-
nombre de grandes surfaces, parce qu’elles font tion en périphérie d’agglomération, ce qui per-
baisser les prix et permettent de grouper les met un faible coût du foncier et le drainage d’une
achats, et que si 38 % n’y vont jamais ou rare- large clientèle. L’assortiment fait une très
ment c’est d’abord parce que le parc de maga- grande place aux marchandises générales
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sins n’est pas assez dense 2 ! (49,8 % des ventes en 1976) et, pour l’alimen-
taire, est davantage orienté vers l’épicerie que
Expansion et diversification du modèle vers les produits frais. Enfin, Carrefour axe sa
Alors que la très forte augmentation du nombre stratégie commerciale sur la notion de prix bas,
de supermarchés (de 207 en 1962 à 1453 en d’où l’allure minimaliste de ses magasins et des
1969) confirme l’enracinement de ce type de campagnes publicitaires agressives. Avec une
magasin, les dirigeants des grandes sociétés de superficie moyenne de 3 403 mètres carrés, les
distribution, influencés par leurs conseillers magasins Mammouth sont des « hypermarchés
américains, demeurent sceptiques sur les possi- nains ». En raison de leur petite taille et de leur
bilités de développement de l’hypermarché. Ce implantation en zone urbaine, ce sont des éta-
n’est qu’en 1967 que quatre magasins sont blissements de proximité qui privilégient l’ali-
ouverts par des concurrents. C’est le début de mentation (70 % des ventes), en particulier les
l’expansion de la formule : 76 en 1969, 218 en produits frais. Ils présentent un nombre de réfé-
1972 et 337 en 1977. De son côté, Carrefour rences à peine supérieur à celui d’un supermar-
poursuit sa croissance en ouvrant 24 hypermar- ché, dont ils ne se distinguent que par la taille : ce
chés entre 1963 et 1971, dont le plus grand maga- sont en fait de grands supermarchés. Euromar-
sin d’Europe à Vitrolles (22 000 mètres car- ché est caractérisé par la diversité des localisa-
rés) 3. Malgré leur essor, les supermarchés ne tions et des tailles (en moyenne 7 231 mètres car-
représentent en 1970 que 4 % des ventes de rés) et privilégie les produits alimentaires (60 %
détail et les hypermarchés 2,2 % 4 . des ventes). Le service à la clientèle y est plus éla-
boré que dans les autres enseignes et l’assorti-
ment comprend même des produits de qualité
supérieure.
(1) Jean-Marc Villermet, Naissance…, op. cit., p. 140-141 ;
Jacques Vigny, op. cit., p. 68.
(2) Maurice Roy, op. cit., p. 113-114.
(3) Christian Lhermie, op. cit., p. 57.
(4) Nathalie Cloarec, « Formes de vente et conquête des (5) Alain Metton, Le Commerce et la ville en banlieue pari-
marchés : 25 ans d’évolution », Insee-Première, 437, mars 1996. sienne, Courbevoie, A. Metton, 1980, p. 427-437.

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Par ailleurs, la formule initiale (un magasin- surfaces, la France a emprunté une voie origi-
entrepôt isolé) s’est assouplie pour répondre nale par rapport à d’autres pays européens,
aux besoins nouveaux de diversité et de service l’Allemagne ou les Pays-Bas par exemple, qui
qu’ont fait naître la standardisation et la massi- ont privilégié des formats plus réduits 2.
fication de la consommation et que la très
grande surface est alors incapable de satisfaire. Élargir les bases de la croissance
Aussi, dès la fin des années 1960, l’hypermarché extensive
s’entoure de galeries marchandes de plus en Le milieu des années 1970 marque une pre-
plus étoffées et tend à remplacer le grand maga- mière rupture dans le développement des gran-
sin dans son rôle de locomotive des centres des surfaces alimentaires qui sont confrontées
commerciaux. Si Mammouth a joué un rôle de au ralentissement de la croissance de la
pionnier (1967), Carrefour et Euromarché consommation, au bouleversement du cadre
prennent le relais à partir de 1973. Dès lors, la réglementaire et au développement de grandes
tendance devient irrésistible : la plupart des surfaces spécialisées.
hypermarchés sont associés à des centres com-
merciaux où on trouve également des grandes Un environnement plus difficile
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surfaces spécialisées (habillement, meubles, On constate une rupture dans le rythme de
électroménager), des petites boutiques qui croissance de la consommation dont la progres-
assument les risques de la diversité et de la sion est de plus en plus ralentie (4,3 % en 1963-
mode, et diverses formes de restauration. Ces 1973 ; 3,4 % en 1973-1979 ; 1,4 % en 1979-1985).
nouveaux temples de la consommation asso- Elle s’accompagne d’une ample modification
cient achats et loisirs, et c’est sans doute un des de la structure de la consommation des ména-
ressorts essentiels de leur succès 1. ges, qui voit régresser sensiblement la part de
Pendant les Trente Glorieuses, la croissance l’alimentation (de 18 % en 1970 à 13,1% en
de la consommation a rendu à la fois possible et 1990) et de l’habillement (de 8,1 à 5,4 %), mais
viable la modernisation des structures et des aussi des biens d’équipement du foyer (de 7,3 à
techniques du commerce dont l’hypermarché 5,6 %) et, au contraire, progresser la part de la
– qui réunit en une formule absolument révolu- santé, de la culture et des loisirs (de 8,9 à 9,7 %),
tionnaire toutes les innovations antérieures –, des communications (de 0,6 à 1,5 %) et des
constitue la pointe la plus avancée. Inverse- transports (de 10,4 à 12,6 %) 3. Parallèlement,
ment, en mettant à la disposition des consom- les comportements des consommateurs évo-
mateurs des produits de plus en plus nombreux luent vers plus d’individualisme et de différen-
et divers à des prix accessibles, les grandes sur- ciation, mais les transformations ne sont pas
faces alimentaires ont contribué à dynamiser la assez profondes pour qu’on puisse parler de
consommation de masse dont les Français l’apparition d’un « nouveau consommateur 4 ».
découvraient avec bonheur les possibilités infi- En provoquant un net recul du commerce
nies. Il reste qu’en faisant reposer la modernisa- indépendant (dans la seule alimentation, le
tion du commerce de détail sur les très grandes

(2) Cédric Ducrocq, op. cit., p. 8-9.


(1) Ibid., p. 474-497 ; Jean-Luc Koehl, Les Centres commer- (3) L’État de la France. Édition 2005-2006, Paris, La Décou-
ciaux, Paris, PUF, 1990, p. 17-36 ; Alexis Peron et Paul Camous, verte, 2005, p. 85.
Canaux de distribution et consommations en Europe, Paris, ICC/ (4) Philippe L’Hardy et Alain Trognon, « Le mythe du nou-
Economica, 1989, p. 12. veau consommateur », Économie et Statistiques, 123, 1980, p. 13-21.

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nombre de détaillants spécialisés est tombé de rie des agglomérations où, faute de pouvoir
129 880 en 1962 à 107 120 en 1968, puis à 80 740 ouvrir des hypermarchés, on a agrandi les
en 1975), la croissance des grandes surfaces ali- supermarchés ou aménagé des « lotissements
mentaires a suscité chez les petits commerçants commerciaux ».
des réactions de rejet, parfois violentes, qui ont Les grandes surfaces alimentaires se sont
conduit le gouvernement à chercher à contrôler développées sans rencontrer véritablement de
et discipliner la création de nouvelles surfaces concurrence jusqu’au milieu des années 1970,
commerciales. C’est l’objectif de la loi Royer car le petit commerce n’avait guère les moyens
votée en 1973, qui attribue à des commissions de résister à l’extension de leur champ
départementales d’urbanisme commercial d’action 4 . La situation change dans les années
(CDUC) le pouvoir d’accorder ou de refuser le suivantes : d’une part, les grandes surfaces ali-
permis de construire pour des surfaces de vente mentaires étant de plus en plus nombreuses,
supérieures à 1500 mètres carrés (ou 1 000 leurs zones de chalandise commencent à se
mètres carrés dans les villes de moins de qua- chevaucher ; d’autre part, à l’instar de Leclerc,
rante mille habitants). Si elles n’ont pas bloqué de nombreux supermarchés (Intermarché,
l’expansion des grandes surfaces, les CDUC Super U, Champion) adoptent une politique
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l’ont incontestablement ralentie, en opposant commerciale agressive centrée sur des prix bas
un refus à 59 % des projets entre 1974 et 1992, qui accentue la concurrence entre supermar-
avec un rejet quasi systématique des surfaces les chés et hypermarchés ; enfin, la rivalité est vive
plus importantes 1. En conséquence, le taux de entre les grandes surfaces spécialisées, en pro-
croissance annuel des surfaces d’hypermarchés, gression rapide, et les rayons non alimentaires
qui avait commencé à ralentir dès 1972, s’est des grandes surfaces généralistes.
effondré (163 % en 1964-1969 ; 36,7 % en 1969- De toutes ces évolutions, la poussée des gran-
1974 ; 8,1% en 1974-1979 et 5,5 % en 1979- des surfaces spécialisées a sans doute, dans
1984) 2. En rendant plus difficile l’accès aux l’immédiat, les conséquences les plus sérieuses.
emplacements les plus attractifs, la loi Royer a Ce type de magasin n’est pas une nouveauté :
modifié les conditions de la « course aux Boulanger a été créé en 1954, Darty en 1957, Cas-
ouvertures » mais ne l’a pas fait cesser, car l’effi- torama et Leroy Merlin en 1966. En revanche, est
cacité et la rentabilité d’une enseigne dépen- inédite l’extension de la formule à d’autres mar-
dent de la taille de son réseau de points de vente. chés que le meuble et l’électroménager : chaussu-
Aussi la loi a eu une double conséquence : elle a res, habillement, parfumerie, livres, produits cul-
encouragé la corruption en favorisant le finan- turels haute technologie, jouets, décoration,
cement occulte des partis politiques (Michel- bricolage, jardinage, sports… Dans tous ces sec-
Édouard Leclerc a décrit cette situation d’une teurs, la conquête de parts de marché s’est faite au
jolie formule : « On monnaie une autorisation détriment du petit commerce qui y était encore
contre un financement. On paie d’avance, largement dominant (sa part dans les ventes de
comme rue Saint-Denis 3. ») ; elle a encouragé détail a régressé de 30,5 % à 24,1% entre 1970 et
la massification des implantations à la périphé-

(3) Jean Bothorel et Philippe Sassier, La Grande Distribution.


(1) Christiane et Yves Tinard, op. cit., p. 211. Enquête sur la corruption à la française, Paris, Bourin, 2005,
(2) Philippe Huguet, L’Évolution de 1964 à 1984 des grandes p. 45-57.
surfaces alimentaires, Paris, Institut d’aménagement et d’urba- (4) Cédric Ducrocq, Concurrence et stratégies dans la distribu-
nisme de la région Île-de-France (Iaurif), 1984. tion, Paris, Vuibert, 1991, p. 119-120.

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1990), et a opposé grande distribution alimen- tions de diversification sont coûteuses et les
taire (la part du non alimentaire dans ses ventes synergies le plus souvent insuffisantes. La plupart
n’étant pas connue) et grandes surfaces spéciali- des groupes ont donc cédé leurs actifs au cours
sées qui progressent plus rapidement (de 1% à des années 1990. Seuls les Mulliez persistent dans
7,1%)1. Ces dernières ont vu leur chiffre d’affai- cette stratégie avec une formule originale et
res s’accroître de manière spectaculaire : 54 % efficace3 : ils créent de véritables zones commer-
pour Conforama, 81% pour la Fnac, 121% pour ciales à la périphérie des villes (Gérard Mulliez
Leroy Merlin, 134 % pour Ikea 2. C’est qu’elles parle de « campus Auchan ») dont la force
ne manquent pas d’atouts : positionnement de d’attraction dépend du nombre et de la diversité
spécialiste, universalité de l’offre, bon rapport des enseignes accueillies autour d’un magasin
qualité/prix, service après-vente, etc. Leur déve- Auchan et de la complémentarité entre l’hyper-
loppement contraint les grandes surfaces généra- marché et les grandes surfaces spécialisées.
listes à adapter leur offre à la concurrence en Parallèlement, au milieu des années 1980, les
renonçant aux produits sur lesquels elles ne sont distributeurs partent à la conquête de secteurs
plus compétitives (meubles, literie, luminaires) inexplorés. Ils partagent le constat de Michel-
afin de se consacrer à ceux pour lesquels elles peu- Édouard Leclerc : « Nous ne pouvons plus can-
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vent offrir des prix avantageux (électroménager, tonner notre combat dans le seul domaine agro-
hi-fi, jeux vidéo ou micro-ordinateurs). alimentaire car il n’y a plus, pour nous, dans ce
Face à l’évolution de son environnement secteur, la possibilité de réaliser d’importants
économique, la grande distribution a mis en gains de productivité. […] Il faut donc élargir
œuvre une nouvelle stratégie qui s’organise notre champ d’action par nécessité 4 . » La liste
autour de trois axes : diversification hors de est longue des produits que Leclerc, bientôt
l’alimentaire, création de marques de distribu- imité par les autres enseignes, distribue dans ses
teur et internationalisation. magasins : essence, livres, parapharmacie,
bijoux…
La diversification dans le non alimentaire Le gouvernement ayant libéré le prix de
La diversification a pris deux formes : des inves- l’essence en 1985, la concurrence fait rage entre
tissements dans les grandes surfaces spécialisées les distributeurs qui, globalement, accaparent
parce qu’elles représentent un énorme poten- plus du tiers du marché des carburants (les
tiel de croissance et le développement de rayons écarts de prix de 0,50 franc par litre ne sont pas
non alimentaires. rares). Dans le secteur du livre, la partie est plus
Les grands groupes ont multiplié les investis- complexe. Dès 1974, la Fnac vend les livres
sements dans les grandes surfaces spécialisées : 20 % au-dessous du prix conseillé par les édi-
les Mulliez créent une véritable galaxie autour teurs. Celui-ci ayant été supprimé en 1979, les
d’Auchan ; Euromarché décline les enseignes distributeurs obtiennent auprès des éditeurs
(Bricomarché, Vêtimarché, Logimarché) ; et des conditions d’achat avantageuses et cassent
Carrefour préfère les prises de participation
ciblées (Castorama, But, Concorde). Ces opéra-
(3) Frédéric Carluer-Lossouarn et Olivier Dauvers, op. cit.,
p. 121-122 ; René Péron, La Fin des vitrines. Des temples de la
consommation aux usines à vendre, Cachan, ENS, 1993, p. 111-
(1) Nathalie Cloarec, op. cit. 127 ; Philippe Moati, op. cit., p. 122-123 ; René Abatte, Trajectoi-
(2) Ministère des Entreprises et de l’Économie nationale, La res d’exception. À la découverte des plus grandes entreprises françai-
Grande Distribution en France. 1993, Paris, Direction du com- ses, Paris, Village mondial, 2002, p. 50.
merce, 1994. (4) Action commerciale, novembre 1985.

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les prix des ouvrages faciles, à rotation rapide et (frais d’emballage et de publicité) imposée par
rémunérateurs. Afin de protéger les petits la commercialisation de marques nationales, ils
libraires, Jack Lang instaure en 1981un prix uni- se présentent comme des produits génériques,
que et limite les rabais à 5 %. Mais la loi Lang réduits à leur seule valeur d’usage et vendus au
n’a pas empêché Leclerc de devenir le deuxième prix le plus bas. Carrefour réaffirme ainsi sa
libraire de France, derrière la Fnac : avec des vocation de discounteur. Conçue par l’équipe
assortiments de huit mille à quinze mille titres, de Jacques Seguela, la campagne de publicité
ses hypermarchés sont bien loin de se limiter est axée sur le thème de la liberté de choix du
aux best-sellers et le rayon livre y est géré par un consommateur affranchi de la soumission aux
professionnel. marques, liberté que symbolise la mouette qui
L’offensive sur la parapharmacie débute en orne les emballages.
1984, lorsque Leclerc ouvre dans plusieurs Le succès de l’opération est énorme et cer-
magasins des rayons spécialisés, où il vend 20 % tains produits prennent rapidement une place
moins cher des cosmétiques jusqu’alors vendus dominante dans leur famille : 69 % des ventes
exclusivement en pharmacie. Carrefour, Cora de liquide vaisselle, 54 % des déjeuners choco-
et Mammouth l’imitent rapidement. Sous la latés, 48 % de la confiture. Aussi les imitations
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pression des pharmaciens, les laboratoires refu- ne tardent pas : « produits blancs » chez Conti-
sent de livrer la grande distribution qui est con- nent, « orange » chez Euromarché ou « grande
trainte de s’approvisionner par des circuits confiance » chez Casino. Cependant, « la révo-
parallèles. Les distributeurs s’attaquent alors à lution s’est arrêtée en route », écrit Thil : faute
la vitamine C, à l’eau oxygénée et au lait mater- d’être assez nombreux et de se différencier suf-
nisé. En 1988, le gouvernement leur donne fisamment des autres produits « drapeaux », les
raison : ils peuvent désormais vendre librement produits libres ne représentent en 1982 que 5 %
de la parapharmacie. Après les produits, c’est le des ventes de Carrefour qui décide de les arrêter
tour des services (épargne, assurance, voyages) en 1984, pour les remplacer par des produits au
mais la rentabilité est souvent plus longue à nom de l’enseigne, afin de restaurer ses mar-
venir 1. ges 2.

Les produits libres L’internationalisation


Le 1er avril 1976, le lancement par Carrefour des En raison des perspectives de croissance limi-
« produits libres » a pour objectif de dynamiser tées par le ralentissement de la consommation et
les ventes de produits alimentaires, grâce à une des contraintes réglementaires, Carrefour se
baisse du prix obtenue par la réduction des frais développe à l’étranger où il procède essentielle-
de commercialisation. Il s’agit de produits de ment par croissance interne, et crée des filiales
première nécessité, d’entrée de gamme, sans dans lesquelles il détient une participation majo-
marque, au conditionnement sommaire et au ritaire lui donnant le contrôle opérationnel. Les
prix inférieur d’au moins 20 % aux produits de premières tentatives d’implantation – Grande-
marque équivalents. Dépouillés de la survaleur Bretagne (1969), Belgique (1970), Suisse (1970)

(1) Laurence Chavanne, Le Phénomène Leclerc, Paris, Plon, (2) Toute l’opération est racontée par Eugène Thil et
1986, p. 154-190 ; Dominique Sicot et Alexandre Vatimbella, Claude Barroux, Un pavé dans la marque, Paris, Flammarion,
La Distribution, Paris, Syros, 1990, p. 72-76 ; Frédéric Carluer- 1983. Voir aussi Philippe Breton, Les Marques de distributeurs,
Lossouarn et Olivier Dauvers, op. cit., p. 141-150. Paris, Dunod, 2004.

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et Italie (1972) – se soldent par des échecs cui- ne suffit pas à enrayer la progression des gran-
sants, mais il s’agit davantage d’opportunités des surfaces spécialisées ; en revanche, la réus-
plus ou moins habilement exploitées que de la site à l’étranger est incontestable.
mise en œuvre d’une véritable stratégie 1. Le vrai
début de la politique d’internationalisation de Entre concurrence par les prix
Carrefour date seulement de 1973 avec l’installa- et différenciation
tion en Espagne, bientôt suivie par le Brésil Au cours des années 1990, l’individualisation
(1975), l’Argentine (1982) et Taïwan (1989). Par- croissante de la consommation sur fond de satu-
tout, le succès est spectaculaire. Imitant Carre- ration progressive des besoins de base, le durcis-
four, les autres groupes (Promodès, Auchan, sement de la législation sur l’ouverture de nou-
Euromarché, Docks de France) multiplient les veaux magasins et l’accentuation de la
implantations à l’étranger. Toutes les enseignes concurrence entre leurs différents formats boule-
françaises ayant échoué à s’établir sur les mar- versent profondément les conditions du dévelop-
chés américain et allemand, elles privilégient les pement de la grande distribution. Globalement,
pays où la consommation est encore peu déve- les enseignes associent poursuite de la croissance
loppée, la concurrence moindre et la réglemen- extensive par accroissement du parc de magasins
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tation peu contraignante. Le nombre d’hyper- et tentatives d’évolution de la formule habituelle
marchés installés à l’étranger passe de 52 en 1981 de l’hypermarché. Il s’agit de mieux adapter ce
à 109 en 1989 2. Carrefour adapte avec succès la dernier aux attentes nouvelles de la clientèle, en
formule de l’hypermarché aux marchés locaux : combinant (diversement) « lutte contre la vie
au Brésil, il marie produits locaux et produits chère » et différenciation qualitative.
d’inspiration française fabriqués sur place 3. La
nouveauté de la formule et la faiblesse de la con- Consommation de masse personnalisée et recherche
currence permettent aux filiales étrangères des prix bas
d’être rapidement très rentables : en 1983, elles Le ralentissement de la consommation, la forte
représentent 41% du résultat pour seulement diminution de la part du budget des ménages
17 % des ventes 4 ! absorbée par le commerce de détail, la perte de
À la fin des années 1980, la poursuite du vitesse des dépenses traditionnelles et la satura-
développement de la grande distribution ali- tion du marché des biens durables dessinent
mentaire sur une base extensive donne des l’arrière-plan des changements que l’on observe
résultats mitigés : certes, le parc de grandes sur- dans les comportements des ménages. D’une
faces poursuit son expansion (le nombre de part, ceux-ci deviennent de plus en plus insta-
supermarchés s’éleve de 1833 en 1970 à 6 757 en bles, car l’arbitrage entre épargne et consomma-
1990 et celui d’hypermarchés de 218 en 1972 à tion obéit à des déterminants (inflation, chô-
767 en 1990), mais la première vague de marque mage, revenu…) dont l’action est si complexe et
de distributeur se solde finalement par un échec variable qu’elle rend difficile l’élaboration d’un
relatif, et la diversification, malgré son succès, « modèle de consommation » robuste. D’autre
part, la demande croissante de qualité et de
variété des produits est à l’origine d’un change-
(1) Sylvain Courage, La Vérité sur Carrefour, Paris, Assou-
ment dans la nature de la consommation de
line, 1999, p. 115-116. masse, amenant certains auteurs à parler de
(2) Philippe Moati, op. cit., p. 126. « consommation de masse personnalisée ». En
(3) Sylvain Courage, op. cit., p. 118-120.
(4) René Abatte, op. cit., p. 165. outre, moins centrée sur la famille, la consom-

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mation se différencie de plus en plus en segments durci la législation. En 1993, la loi Sapin
hétérogènes (célibataires, familles éclatées, jeu- réforme le dispositif mis en place par la loi
nes, personnes âgées, etc.). Ces évolutions justi- Royer et le gouvernement gèle provisoirement
fient le passage d’un marketing quantitatif fondé les autorisations d’ouverture. En 1996, la loi
sur des critères sociodémographiques à un mar- Raffarin, qui s’accompagne également d’un gel
keting plus qualitatif s’appuyant sur l’étude des des ouvertures, abaisse à 300 mètres carrés le
styles de vie et autorisant une segmentation plus seuil à partir duquel une demande d’autorisa-
fine des marchés. En s’amplifiant, ces évolutions tion est obligatoire. L’évolution de la législa-
qui se sont amorcées au milieu des années 1970 tion se traduit par une nette diminution du
ont bouleversé la structure de la consommation nombre d’ouvertures 2. Si bien que le parc de
et contraint la grande distribution à s’adapter. grandes surfaces généralistes s’accroît seule-
L’aspiration à une consommation plus qualita- ment de 479 unités entre 1995 et 2000, contre
tive et personnalisée n’est pas contradictoire 620 entre 1990 et 1995 et 1119 entre 1985 et
avec la recherche des prix les plus bas sur les pro- 1990.
duits de consommation courante. Au contraire, Soumis à de nouvelles contraintes, les distri-
dans un contexte de faible progression du pou- buteurs ont cherché des solutions nouvelles
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voir d’achat, elle n’est réalisable pour le plus sans hésiter à remettre en cause, plus ou moins
grand nombre qu’à la condition de comprimer profondément, le modèle qui avait assuré leur
les dépenses de base, notamment d’alimentation, succès. C’est Carrefour qui est allé le plus loin
afin de faire face simultanément à des dépenses dans cette voie, en associant course à la taille,
croissantes de logement, téléphonie, santé et centralisation du management, approche glo-
transport, ainsi qu’à l’apparition des nouveaux bale des marchés et marketing qualitatif. Le
produits technologiques 1. changement est si profond qu’un observateur
Inquiets devant la poussée continue de la n’a pas hésité à parler de « refonte culturelle »
grande distribution, qui est accusée de tuer le et de « manipulation génétique » 3.
petit commerce, d’asphyxier les fournisseurs et
de détruire des emplois, les pouvoirs publics ont La poursuite de la croissance extensive
Pour maintenir leur croissance, les grands
groupes français ont été conduits à poursuivre
(1) Élisabeth Rignols, « La consommation des ménages l’augmentation du nombre de points de vente, à
depuis 40 ans. Perte de vitesse des dépenses traditionnelles »,
Insee-Première, 832, février 2002 ; Marie-Claire Marchesi et
multiplier les opérations de croissance externe
Sandrine Rol, « La consommation des ménages : rupture du – ce qui les a transformés en groupes multifor-
rythme de croissance et instabilité de comportement », in mats –, et à accélérer leur internationalisation.
Christian de Boissieu (dir.), Les Mutations de l’économie française,
Paris, Economica, 1997, p. 55-84 ; Philippe Moati, op. cit., p. 73- Malgré la saturation du marché national et une
77 et 84-89 ; Pierre Valette-Florence, « Les démarches de sty- réglementation paralysante, les distributeurs ont
les de vie : concepts, champs d’investigation et problèmes
actuels », Recherche et applications en marketing, 1(1), 1986, p. 93- prolongé leur stratégie de création de nouveaux
109, et 1 (2), 1986, p. 41-58 ; Alain Erhenberg, L’Individu incer- magasins, afin d’accroître leurs parts de marché.
tain, Paris, Hachette Littératures, 1995 ; Robert Rochefort, La
Société des consommateurs, Paris, Odile Jacob, 1995 ; id., Le Con-
Entre 1990 et 2000, le nombre d’hypermarchés
sommateur entrepreneur, Paris, Odile Jacob, 1997 ; id., « Les est passé de 767 à 1132 et le nombre de supermar-
nouveaux objets du désir. La nouvelle consommation », in
Enjeux-Les Échos, Sous la crise, la croissance. Les mutations écono-
miques et sociales de la France depuis 1973, Paris, PUF, 1999, p. 85-
92 ; Peter Corrigan, The Sociology of Consumption, Londres, (2) Le Commerce en 2001, Paris, Insee, « Synthèses, 69 »,
Sage Publications, 1997 ; Paola Parmiggiani, Consumo e identità 2002, p. 50-54.
nella società contemporanea, Milan, Franco Angeli, 1997. (3) Cédric Ducrocq, La Nouvelle Distribution, op. cit., p. 11-12.

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chés de 6 757 à 7 491. Ce développement conduit Croix, près de Lille, en 1988. La recette est
à un enchevêtrement des zones de chalandise et à simple : entrepôt de moins de 1000 mètres car-
une concurrence accrue entre magasins. L’aug- rés, produits présentés dans des cartons ou sur
mentation de la densité commerciale permet à des palettes, suppression de tout service au
chaque ménage de faire ses courses dans un nom- client (paiement par carte de crédit, sacs en sor-
bre croissant de grandes surfaces alimentaires : tie de caisses), assortiment restreint (moins de
en 1998, si 15 % des ménages ne vont jamais dans six cents références) et prix inférieurs de 20 à
une grande surface et 29 % en fréquentent une 30 % à ceux des grandes surfaces traditionnel-
seule, en revanche, 36 % font leurs courses dans les. Le succès de la formule a incité les groupes
deux et 20 % dans trois et plus. La microrégion français à créer leurs propres enseignes (Leader
du Comminges illustre cette situation jusqu’à la Price, Le Mutant, GDM, Europa Discount) au
caricature : entre 1979 et 1999, le nombre de risque inévitable de concurrencer les grandes
grandes surfaces y est passé de sept à dix-huit et, surfaces traditionnelles. Depuis 1992, plus d’un
dans certains villages, la population en fréquente supermarché sur deux qui ouvre en France est
plus ou moins assidûment jusqu’à cinq1 ! La un magasin de hard discount. Aussi la progres-
grande distribution est donc de plus en plus con- sion en est impressionnante : de 112 en 1989 à
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frontée à une clientèle mobile et instable qu’il lui 3 889 en 2005, la moitié appartenant à des grou-
faut fidéliser. Cette exigence est d’autant plus pes allemands. Estampillés « magasins des
forte que les grandes surfaces alimentaires, dont pauvres » à leurs débuts, ils attirent un nombre
le concept est de plus en plus critiqué (faible croissant de ménages (66 % en 2004 contre
proximité, peu de différenciation, offre trop 56 % en 2000) car, dans un contexte de faible
large…), sont menacées par des formats qui déve- progression du pouvoir d’achat, ils ont su
loppent une approche plus individualisée du accompagner les consommateurs amenés à
consommateur : les magasins de hard discount réduire leurs dépenses d’alimentation en cher-
qui proposent des produits à bas prix et les chant les prix les plus bas. De surcroît, situés
moyennes surfaces de centre-ville qui, à l’instar dans les centres-villes ou les quartiers d’habitat
de Monoprix, assument un positionnement plus collectif, ils bénéficient des avantages de la
qualitatif, sans parler bien sûr des grandes surfa- proximité. En conséquence, leur part dans la
ces spécialisées dont le chiffre d’affaires continue consommation des ménages est passée de 3,5 %
à progresser plus rapidement2. en 1993 à 13,3 % en 2005. Face à cette expansion
Même si le hard discount n’était pas totale- irrésistible, les hypermarchés ont retravaillé
ment inconnu en France (Ed l’Épicier a été créé leurs gammes de premiers prix (Eco+ chez
par Carrefour en 1979), ce sont les enseignes Leclerc, Pouce chez Auchan, ou Produits N° 1
allemandes qui en ont impulsé le développe- chez Carrefour, dont les prix sont inférieurs de
ment, Aldi ouvrant son premier magasin à 7 % à ceux du hard discount), multiplié les cam-
pagnes de promotion, et même décidé en 2005
une baisse généralisée des prix 3. Certaines
(1) Michaël Pouzenc, Grande Distribution alimentaire et
recomposition des territoires. Étude de stratégies d’acteurs dans les
enseignes sont prêtes à aller plus loin encore
zones rurales de Midi-Pyrénées, thèse de doctorat de géographie,
université de Toulouse-II – Le Mirail, 1999, p. 384-389.
(2) Le Commerce en 2001, op. cit., p. 34 et 46. Taux de crois-
sance des grandes surfaces alimentaires : 3,4 % en 1997 ; 3,3 % (3) Frédéric Carluer-Lossouarn et Olivier Dauvers, op. cit.,
en 1998 ; 4,3 % en 1999 ; 2,6 % en 2000 ; 1,3 % en 2001 ; pour p. 193-206 ; LSA, 7 octobre 2004 et 15 janvier 2004 ; Les
les grandes surfaces spécialisées aux mêmes dates : 6,1 % ; Échos, La Grande Distribution européenne, Paris, Les Échos-
13 % ; 9,6 % ; 12,1% et 6,8 %. Études, 2003, p. 73-74.

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CONSOMMATION DE MASSE ET GRANDE DISTRIBUTION

pour reconquérir le terrain perdu. Casino a d’être achevée comme le suggèrent la poursuite
décidé de baisser fortement les prix de ses mar- de la politique d’acquisitions (Primistères par
ques de distributeurs et de ses produits pre- Cora en 2000) et les rumeurs persistantes de
miers prix, tout en testant simultanément qua- rapprochement entre Auchan et Casino.
tre formules de magasins économiques 1. De son Les grands groupes ont parallèlement accé-
côté, Auchan a expérimenté en 2005, dans cinq léré leur implantation à l’étranger où le nombre
hypermarchés implantés dans des quartiers d’hypermarchés est passé de 109 en 1989 à 647 en
populaires, une formule de « self discount » où 1999, si bien que l’international représente une
les produits alimentaires sont vendus sans part croissante de leur chiffre d’affaires : de
emballages, afin que le client achète juste ce 40,5 % en 1997 à 50,8 % en 2004 chez Carre-
dont il a besoin 2. Cette stratégie semble donner four, de 19,5 % à 37,6 % chez Auchan… Les stra-
ses premiers résultats puisque les ventes du hard tégies de croissance à l’étranger ne sont pas
discount ont baissé de 1,2 % en 2005 (contre uniformes : Casino rattrape son retard en consa-
seulement 0,5 % pour l’ensemble de la grande crant à l’international plus de 50 % de sa capacité
distribution) alors qu’elles avaient progressé de de financement, si bien qu’en 2000 il exploite 133
6 à 7 % au cours des trois dernières années. hypermarchés hors de France (contre 1 seul en
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Faut-il y voir les premiers signes d’un phéno- 1997) ; Auchan accélère son expansion en
mène de saturation 3 ? mariant croissance interne (Europe de l’Est,
Fusions et acquisitions ont également per- Amérique latine, Asie), croissance externe (Por-
mis aux distributeurs d’entretenir leur crois- tugal, Espagne) et partenariat (Italie) ; Carre-
sance en gagnant de nouvelles parts de marché four, qui depuis 1995, a plus de magasins à
et en s’appuyant sur des formats de magasins l’étranger qu’en France, renforce sa position de
différents et complémentaires. Si les opérations leader en ouvrant chaque année quatre à cinq
de concentration ont d’abord concerné des magasins, contre un ou deux pendant la décennie
entreprises d’envergure locale ou régionale, précédente. De plus, la plupart des groupes ont
avec la prise de contrôle d’Euromarché par renoncé au saupoudrage pour concentrer leurs
Carrefour en 1992, elles changent d’échelle investissements sur les pays offrant les meilleures
pour toucher désormais des groupes nationaux perspectives de retour sur investissement. Car-
(prise de contrôle de Mammouth et Atac par refour s’est ainsi retiré du Mexique et du Japon,
Auchan en 1992, de Docks de France par tout en se renforçant en Grèce et en Pologne.
Auchan en 1996, de Franprix par Casino en C’est pour accélérer le transfert des savoir-faire
1997, des Comptoirs modernes par Carrefour vers les nouveaux magasins implantés dans les
en 1998). La fusion de Carrefour et Promodès pays émergents, favoriser les synergies entre
en 1999 couronne le processus en donnant nais- pays et assurer le contrôle sur des filiales de plus
sance au deuxième groupe mondial de distribu- en plus nombreuses que les enseignes ont adopté
tion. Ensemble, les cinq premiers groupes de une approche de plus en plus globale des mar-
distribution généraliste représentent 80,7 % chés. Si, à l’exception de Leclerc, elles ont toutes
des ventes en 2000 contre 55,7 % en 19924 . La standardisé méthodes et outils, seuls Intermar-
course à la concentration est toutefois bien loin

(4) Marie-Laure Allain et Claire Chambolle, Économie de la


(1) LSA, 25 mars et 15 décembre 2005. distribution, Paris, La Découverte, 2003, p. 43-49 ; Philippe
(2) Capital, avril 2005. Moati, op. cit., p. 134-137 et 241; Frédéric Carluer-Lossouarn et
(3) Le Monde, 15 avril 2006. Olivier Dauvers, op. cit., p. 207-217.

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ché, Auchan et Carrefour ont mis en place des faire de véritables marques susceptibles de rete-
structures internationales de soutien et d’anima- nir la clientèle. Les campagnes de publicité,
tion, les deux dernières gérant en outre de l’aménagement des magasins, le marketing
manière globale leurs approvisionnements grâce d’ambiance des points de vente, la mise en scène
à des centrales d’achat supranationales. Cette des marchandises, le choix des produits et la poli-
volonté de globalisation rencontre cependant tique de prix ont pour objectif de promouvoir
d’évidentes limites : les synergies à l’achat une image de l’enseigne qui se donne pour origi-
demeurent faibles du fait de l’hétérogénéité des nale et porteuse de valeurs spécifiques 3. C’est
marchés, et l’adaptation de l’offre à la demande ainsi que Leclerc s’est installé dans le rôle à la fois
s’est dégradée dans le domaine alimentaire qui de défenseur des consommateurs face aux mono-
reste étroitement lié aux cultures locales 1. poles et d’enseigne la moins chère.
C’est aussi en redéfinissant leur offre que les
Différenciation et fidélisation du client enseignes se différencient. La composition des
Le ralentissement de la croissance par création de assortiments et les marques de distributeurs
mètres carrés de surface de vente a fait de la fidé- sont les deux piliers de cette politique. Alors
lisation du client une nécessité. L’exigence crois- que les gammes de produits des fabricants
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sante des clients en matière de qualité de service a visent à fidéliser les clients à la marque, les dis-
rendu insuffisante une approche commerciale tributeurs cherchent au contraire à « créer de la
exclusivement centrée sur les prix. De surcroît, en versatilité aux marques et de la fidélité à
précisant les modalités de calcul du prix mini- l’enseigne » en construisant des assortiments
mum que le distributeur est autorisé à pratiquer, cohérents qui, en fonction de la stratégie de
la loi Galland, votée en 1996, a contribué à l’enseigne, agrégent des produits issus de gam-
réduire les écarts de prix entre enseignes sur les mes de fabricants différents 4 . Néanmoins, la
produits de marque nationale et, en conséquence, logique attrape-tout des grandes surfaces et la
affaibli l’efficacité des politiques de différencia- pression des industriels sont à l’origine de la
tion centrées sur les prix2. Sans renoncer pour prolifération des références qui ont été multi-
autant au discount, les grandes surfaces alimen- pliées par 2,4 entre 1985 et 2000 quand la sur-
taires adoptent une stratégie de différenciation face de vente ne l’a été que par 1,6 ! Ceci s’est
plus qualitative, dont l’objectif est de fidéliser la traduit par une perte de lisibilité et un ralentis-
clientèle. S’adressant à la masse indifférenciée des sement de la rotation des stocks. Les distribu-
consommateurs, elles ne peuvent promouvoir un teurs semblent l’avoir compris : Intermarché ne
traitement « personnalisé » du client qu’au prix prévoit-il pas de réduire son offre globale de 15 à
d’une double différenciation : des enseignes
entre elles et entre magasins au sein d’une même
enseigne. (3) Philippe Moati, op. cit., p. 146 ; Sandrine Barrey, op. cit.,
p. 152 et 349 ; id., « Du merchandising des fabricants au mer-
Le « marketing d’enseigne » qu’elles mettent chandising des distributeurs, ou le bricolage collectif d’un dis-
en œuvre vise à singulariser les enseignes pour en positif de gestion du marché », Économies et Sociétés, 25, 2005,
p. 625-648 ; Catherine Grandclément, « Climatiser le marché.
Les contributions des marketings de l’ambiance et de
l’atmosphère », Ethnographiques.org, 2004, http://www.ethno-
(1) European Commission, Buyer Power and its Impact of graphiques.org.
Competition in the Food of the European Union, Luxembourg, (4) Sandrine Barrey, « Singulariser et rassembler : les deux
European Communities, 1999, p. 93-94 ; LSA, 20 octobre registres du travail de collection », communication au colloque
2005 ; René Abatte, op. cit., p. 50, 140 et 165 ; Cédric Ducrocq, « Taille et détail : ce que la distribution fait au marché », Tou-
La Nouvelle Distribution, op. cit., p. 161-166. louse, 17 et 18 novembre 2005 ; id., Le Travail marchand…, op.
(2) Cédric Ducrocq, La Nouvelle Distribution, op. cit., p. 11. cit., p. 20-21, 136 et 349-350.

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CONSOMMATION DE MASSE ET GRANDE DISTRIBUTION

20 % et sa gamme de marques de distributeurs Les marques de distributeurs inaugurent une


de cent soixante à cinquante articles avant la fin logique de labellisation qui est poussée à son
de 2006 ? De son côté, Carrefour a entrepris terme lorsque le distributeur met sur le marché
dès 2004 de spécialiser ses magasins en fonction des produits conçus conjointement avec les
de leur environnement sociologique et com- producteurs selon un cahier des charges exi-
mercial afin de mieux répondre aux attentes de geant. Carrefour est le premier à avoir cherché
ses clients 1. à « sortir de la compétition prix » pour redéfi-
Quant aux marques de distributeurs, leurs nir les produits à partir de caractéristiques qua-
résultats ne sont guère probants. Certes, leur ren- litatives jusque là peu exploitées. Pour la viande,
tabilité est supérieure aux marques nationales et c’est dès avant la crise de la vache folle que Car-
leur part de marché s’établit, en moyenne, à refour a élaboré sa « filière qualité » en élargis-
20,8 % en 2002. Elles n’ont pourtant pas vraiment sant les critères de qualification (race, origine,
réussi à fidéliser les clients. Les marques de distri- conditions d’élevage, règles de maturation,
buteurs de la troisième génération sont transver- couleur…) pour définir les quatre races de
sales ou thématiques, mais en réalité peu différen- bovins vendues dans ses magasins. En rassurant
tes d’une enseigne à l’autre. Elles ne sont pas le consommateur sur la qualité de la viande
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perçues comme de vraies marques. Or, une mar- bovine estampillée « filière qualité », le groupe
que ne réussit à fidéliser le client que lorsqu’elle a prouvé sa capacité à apporter une réponse per-
singularise un type de produit comme ce fut le cas tinente aux attentes du consommateur et a
avec Reflets de France pour les produits de terroir obligé ses principaux concurrents à le suivre sur
(Promodès, Carrefour). Son succès a été conta- le terrain de la différenciation qualitative, avant
gieux et, aujourd’hui, toutes les enseignes propo- d’étendre lui-même cette approche à la plupart
sent une offre terroir 2. Le bio a été victime du des produits frais 4 .
même phénomène d’imitation : après Carrefour
Bio (1997) sont venues Cora Nature Bio, Casino Marketing et approche client
Bio et Bio Village chez Leclerc. Si Reflets de La différenciation passe aussi par un approfon-
France est une des rares vraies réussites françaises dissement du marketing. Parce qu’il repose sur
en matière de marques de distributeurs, elle le une logique de volume et de faible marge,
doit pour beaucoup au processus de définition des l’hypermarché ne peut échapper à la contrainte
produits. Sélectionnés par un « comité de des prix bas mais, sous la pression d’une clien-
marque » qui a pour tâche de garantir l’unité et la tèle plus exigeante, toutes les enseignes ont
cohérence de la marque, les produits doivent res- développé un certain niveau de service 5 :
pecter quatre critères : l’existence d’une attache accueil, disponibilité du personnel, réduction
locale, une tradition attestée, la fabrication par
une PME et des ingrédients issus de la région
d’origine. Ils doivent en outre être capables de (3) Catherine Grandclément, « “Il n’y a que l’étiquette qui
supporter l’épreuve de la dégustation par un change !” Les produits à marque de distributeur ou la qualifica-
tion par les similarités », communication au colloque « Taille
grand chef cuisinier et de la comparaison avec un et détail : ce que la distribution fait au marché », op. cit.
produit de référence choisi par lui3. (4) Jérôme Bourdieu, « Normes et classifications à l’épreuve
de la crise de la vache folle », in Alessandro Stanziani (dir.), La
Qualité des produits en France (XVIIIe-XXe siècles), Paris, Belin,
2003, p. 195-216.
(1) Philippe Breton, op. cit., p. 78-79 ; LSA, 29 septembre (5) Yvan Barel, « Complémentarité et contradictions des
2005, 11 mars 2004 et 15 janvier 2004. formes de contrôle. Le cas de la grande distribution », Revue de
(2) Philippe Breton, op. cit., p. 29. finance, contrôle, stratégie, 4 (2), juin 2001, p. 12.

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JEAN-CLAUDE DAUMAS

de l’attente aux caisses, amélioration de la en développant des opérations de marketing


signalétique, assistance des clients par des ven- direct ciblées sur des catégories spécifiques de
deurs compétents, livraison à domicile, service clients 5.
après-vente, etc. Par ailleurs, à l’exemple de L’adoption de l’approche client entraîne une
Carrefour, plusieurs enseignes ont réaménagé institutionnalisation progressive du marketing.
les rayons non alimentaires en regroupant dans L’évolution de Carrefour est de ce point de vue
des « univers de consommation » des produits emblématique. Jusqu’aux années 1980, le groupe
complémentaires du point de vue fonctionnel conserve une organisation très décentralisée : la
(sports, bijoux, produits culturels, multimédia, gestion des achats, des stocks et des prix est
hygiène-beauté…), créant ainsi un espace spé- confiée au chef de rayon qui suit l’activité de son
cialisé au sein d’un magasin généraliste. Toute- rayon à travers des indicateurs de performance.
fois, la formule ne s’est pas généralisée 1 et ses En conséquence, il se préoccupe surtout d’obte-
résultats sont souvent décevants 2, si bien qu’on nir les prix les plus bas possible de ses fournis-
peut douter qu’elle annonce l’évolution des seurs et connaît mieux le comportement des pro-
grandes surfaces alimentaires vers une fonction duits que des clients. Dans ce système, il n’y a pas
de « multispécialistes » selon Michel-Édouard de place pour un service marketing. Au début des
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Leclerc. Enfin, en convertissant les achats en années 1990, le renforcement de la concurrence
points bonus, les cartes de fidélité – la première conduit à mettre en place une cellule marketing,
est apparue en 1994 dans la chaîne de supermar- avec pour objectif une meilleure adéquation des
chés PG – ont pour objectif de récompenser les assortiments aux attentes des consommateurs et
clients fidèles et d’orienter leurs achats 3. Mais à l’image de l’enseigne, dont la direction veut
l’efficacité de cette politique dépend moins de faire une « vraie » marque. En 1994, la centrale
la complexité du mécanisme (Carrefour) que de d’achat nationale est chargée de sélectionner et
la mobilisation du personnel dans les magasins référencer les produits à diffusion nationale, les
(Système U), si bien que les résultats sont très acheteurs demeurant seulement compétents
inégaux d’une enseigne à l’autre 4 . Depuis, pour la négociation des prix ainsi que les rela-
grâce à l’ECR (Efficient Consumer Response tions avec les fournisseurs régionaux. Enfin, en
ou réponse optimale au consommateur), ces 1999, la centrale d’achat devient responsable de
cartes ont reçu une nouvelle fonction : en croi- l’ensemble de la négociation commerciale et le
sant les informations fournies sur les achats par service marketing de l’implantation des rayons,
le ticket de caisse et sur le client par la carte de le chef de rayon n’ayant plus qu’une tâche d’ani-
fidélité, les distributeurs sont en mesure de mation de la vente. La centralisation provoque la
mobiliser discrètement une masse impression- mort du chef de rayon polyvalent dépossédé de
nante de données sur les comportements des ses attributions au profit, d’un côté, de spécialis-
consommateurs, afin de répondre au mieux à la tes des achats et, de l’autre, de professionnels du
demande en ajustant leurs assortiments, voire marketing recrutés à l’extérieur de l’entreprise et
mobilisant un savoir qui lui était jusqu’alors

(1) Philippe Moati, op. cit., p. 151 et 158-159 ; Sandrine Bar-


rey, Le Travail marchand…, op. cit., p. 136-137 ; Jean Bothorel et
Philippe Sassier, op. cit., p. 223. (5) Sandrine Barrey, « Fidéliser les clients dans le secteur de
(2) Cédric Ducrocq, La Nouvelle Distribution, op. cit., p. 24. la grande distribution : agir entre dispositifs et dispositions »,
(3) Frédéric Carluer-Lossouarn et Olivier Dauvers, op. cit., in Franck Cochoy (dir.), La Captation des publics, Toulouse,
p. 219-223. Presses universitaires du Mirail, 2004, p. 141-142 ; Philippe
(4) Cédric Ducrocq, La Nouvelle Distribution, op. cit., p. 36. Moati, op. cit., p. 198 et 261-262 ; LSA, 29 septembre 2005.

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CONSOMMATION DE MASSE ET GRANDE DISTRIBUTION

étranger 1. Mais l’importation d’outils et de apporté les résultats attendus. Au gré de la con-
méthodes conçus pour l’industrie contribue à joncture et de l’évolution des rapports de force
imposer « un marketing de siège, centralisateur, entre enseignes, ils ont alterné les orientations
coupé de la réalité des magasins », ce qui se tra- contradictoires, ce qui a brouillé leur image et
duit par une perte de réactivité et de pertinence nui à l’efficacité de leur positionnement 5.
dans la définition de l’assortiment 2. La nouvelle Quant au groupe Carrefour, il a atteint ses
direction mise en place en février 2005 semble objectifs en termes de taille et de puissance et
l’avoir compris, puisqu’elle a décidé une réorga- consolidé sa position de numéro deux de la dis-
nisation du groupe qui enlève les fonctions de tribution mondiale derrière l’américain Wal-
marketing et de développement à la centrale Mart, mais ses résultats se sont dégradés et
d’achat et redonne plus de pouvoir aux directeurs l’enseigne peine à relancer une dynamique
de magasin 3. commerciale que la mutation stratégique et
organisationnelle des années 1990 a affaiblie :
Un bilan en demi-teinte malgré les campagnes promotionnelles, Carre-
Le bilan d’une décennie d’évolutions mal maî- four n’arrive pas à casser son image d’enseigne
trisées peut se résumer en une phrase : « Une chère et sa politique de fidélisation marque le
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puissance accrue, mais des performances dégra- pas ; l’empilement des gammes en marques de
dées et des stratégies à réinventer 4 . » distributeurs et en premiers prix affecte la ren-
La grande distribution française a réussi à tabilité globale et rend le linéaire confus ; les
hisser trois groupes (Carrefour, Intermarché, ventes de produits non alimentaires sont en
Auchan) parmi les vingt premiers groupes baisse et leur rentabilité est très faible, voire
mondiaux de distribution mais, pour la pre- nulle ; si les ventes continuent de progresser à
mière fois depuis la création du supermarché en l’international, elles reculent sur le marché
1957, ses ventes ont baissé en 2004 et 2005, et le national où le groupe a perdu un point de part
recul touche d’abord le secteur alimentation sur de marché par an au profit de Leclerc entre
lequel elle a bâti son développement. Cette 1999 et 2003 ; la rentabilité des capitaux enga-
panne de croissance des grandes surfaces ali- gés est tombée de 30 % en 1989 à 10 % en 2000
mentaires contraste avec la progression du hard et le cours en bourse dégringole depuis 1999.
discount (qui semble cependant se ralentir) et Cette situation est évidemment pour beaucoup
des grandes surfaces spécialisées, dont les taux dans la décision des familles fondatrices de
de croissance sont impressionnants. C’est dire nommer un nouveau président-directeur géné-
que la stratégie suivie par les groupes généralis- ral chargé de définir une stratégie cohérente
tes de distribution (course à la taille, association pour relancer la croissance d’une enseigne qui
des prix bas et de la différenciation qualitative, traverse une période de doute 6.
marketing centralisé et globalisé) n’a pas
Tirée dans sa phase pionnière par l’accrois-
sement impétueux de la consommation de biens
(1) Enrico Colla, La Grande Distribution en Europe : évolution
des formules, des stratégies et des structures des entreprises, Paris,
Vuibert, 1997, p. 214 ; Sandrine Barrey, Le Travail marchand…,
op. cit., p. 148-159. (5) LSA, 11 mars 2004, 20 janvier, 4 mai, 29 septembre et
(2) Cédric Ducrocq, La Nouvelle Distribution, op. cit., p. 27- 8 décembre 2005 ; Le Monde, 6 décembre 2005.
29. (6) LSA, 15 janvier 2004, 10 février, 11 mars et 20 octobre
(3) LSA, 20 octobre 2005. 2005 ; Cédric Ducrocq, La Nouvelle Distribution, op. cit., p. 21;
(4) Cédric Ducrocq, La Nouvelle Distribution, op. cit., p. 18. Le Monde, 11 mars 2005.

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MEP_Revue91.fm Page 76 Vendredi, 28. juillet 2006 9:45 09

JEAN-CLAUDE DAUMAS

standardisés, la croissance de la grande distri- tes, il reste encore des espaces de croissance,
bution s’est nourrie du cercle vertueux « marge d’abord bien sûr dans les pays émergents, mais
réduite, prix bas, gros volume ». Du milieu des aussi dans l’Hexagone où la course à la concen-
années 1970 jusqu’à la fin de la décennie sui- tration est loin d’être achevée. Mais la grande
vante, c’est la diversification dans le non ali- distribution ne pourra retrouver le chemin
mentaire et l’internationalisation qui ont pris le d’une croissance durable qu’à la condition de
relais sur fond de ralentissement de la consom- redéfinir la place respective des différents for-
mation. Enfin, après 1990, les grandes surfaces mats et, peut-être plus encore, de réinventer le
alimentaires sont entrées dans une phase modèle de l’hypermarché. Ceci suppose qu’elle
d’adaptation à un environnement plus concur- parvienne à concilier logique de taille et spécia-
rentiel et instable, où il leur a fallu répondre à lisation des points de vente, politique de prix et
deux exigences largement contradictoires : une positionnement qualitatif, lisibilité de l’assorti-
demande de produits de consommation cou- ment et étendue des choix du consommateur,
rante à bas prix qui explique le succès du hard marketing d’enseigne et autonomie des maga-
discount et un besoin de qualité, de différencia- sins, transfert des savoir-faire et respect des cul-
tion et de services exprimé par des consomma- tures nationales.
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teurs de plus en plus individualistes, exigeants et
versatiles. Mais, dès avant la fin de la décennie,
il était clair qu’elles n’y avaient que partielle-
Jean-Claude Daumas, professeur d’histoire économique
ment réussi. Le recul des ventes, des résultats contemporaine à l’université de Franche-Comté, vice-prési-
d’exploitation dégradés, les changements de dent de l’Association française des historiens économistes,
direction de plusieurs enseignes, les réorganisa- membre du comité éditorial de Entreprises et Histoire, est
spécialiste de l’histoire des entreprises (L’Amour du drap. Blin
tions en cours, les hésitations en matière de prix & Blin 1827-1975. Histoire d’une entreprise lainière familiale,
et d’assortiment, la recherche fébrile de nou- Presses universitaires franc-comtoises, 1999) et des terri-
veaux concepts de magasin, tout cela laisse pen- toires productifs (Les Territoires de la laine. Histoire de l’indus-
trie lainière en France au 19e siècle, Presses universitaires du
ser que la grande distribution généraliste tra-
Septentrion, 2004). Ses recherches portent actuellement sur
verse aujourd’hui une crise profonde qui, du l’histoire de la consommation et de la distribution.
reste, n’est pas spécifiquement française. Cer- (jcdaumas@club-internet.fr)

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