Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
La Fonction Sociale de La RUMEUR - Patrick Scharnitzky (2007) (Définition, Contenu, Contexte Social, Contrôle, Croyances, Cohésion Du Groupe)
La Fonction Sociale de La RUMEUR - Patrick Scharnitzky (2007) (Définition, Contenu, Contexte Social, Contrôle, Croyances, Cohésion Du Groupe)
Patrick Scharnitzky
Dans Migrations Société 2007/1 (N° 109), pages 35 à 48
Éditions Centre d'Information et d'Etudes sur les Migrations Internationales
ISSN 0995-7367
DOI 10.3917/migra.109.0035
© Centre d'Information et d'Etudes sur les Migrations Internationales | Téléchargé le 13/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.9)
© Centre d'Information et d'Etudes sur les Migrations Internationales | Téléchargé le 13/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.9)
Distribution électronique Cairn.info pour Centre d'Information et d'Etudes sur les Migrations Internationales.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
La fonction sociale de la rumeur 35
LA FONCTION SOCIALE DE LA
RUMEUR
Patrick SCHARNITZKY*
© Centre d'Information et d'Etudes sur les Migrations Internationales | Téléchargé le 13/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.9)
par le mode du bouche à oreille ou de façon indirecte, via un média
informationnel (télévision, presse écrite…). Elle fait partie intégrante
de notre quotidien et concerne chacun d’entre nous, alors même que
nous prétendons aisément ne lui accorder aucun crédit et encore moins
participer à sa transmission. Qu’elle amuse, intrigue, angoisse ou énerve,
la rumeur est omniprésente. Par exemple, le fait de saisir le mot
“rumeur” dans n’importe quel moteur de recherche sur internet donne
lieu à près de 1,5 million de pages. Elle semble donc inhérente à
l’existence de toutes les formes de communication et d’organisation
sociale.
Mais en même temps, la rumeur est nuisible. Elle détruit des répu-
tations et des carrières, colporte la terreur et donne une vision tout à
fait erronée du monde social. Comment concevoir et comprendre
alors un tel paradoxe ? Comment les êtres humains peuvent-ils se
confondre dans une pratique qui les menace ? Pour répondre à cette
question il faut distinguer deux éléments : d’une part, il s’agit de décrire
le contenu classique de ces rumeurs et la particularité des contextes
sociaux dans lesquels les rumeurs émergent ; d’autre part, il est néces-
saire d’entrevoir l’hypothèse selon laquelle la rumeur remplit une
fonction sociale. Si elle est envisagée du point de vue de son “utilité”,
on comprend mieux son existence et sa robustesse. Mais quelle est
cette utilité ?
Migrations Société
36 Dossier : Migrations, quand les préjugés s’en mêlent
© Centre d'Information et d'Etudes sur les Migrations Internationales | Téléchargé le 13/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.9)
Ces rumeurs peuvent concerner les objets du quotidien comme les
timbres-tatouages pour les enfants imbibés au LSD3 ou les fours à micro-
ondes “tueurs” au moment où leur commercialisation a débuté4. Mais
le meilleur exemple reste la rumeur dite d’Orléans. Selon cette légende,
les cabines d’essayage de certains magasins de lingerie de la ville
d’Orléans, tenus par des commerçants juifs, étaient en réalité des
pièges dans lesquels des clientes sont tombées. Coincées dans ces
cabines, elles étaient enlevées pour devenir les victimes d’un réseau
de traite des blanches. Cette rumeur jamais démentie compte tenu de
son énormité s’est développée pendant plus de 20 ans et s’est propagée
à des dizaines d’autres villes de France. Dans cette rumeur on retrouve
tous les éléments classiques : la peur, le mystère et des éléments évi-
dents d’antisémitisme et de racisme5.
Ces rumeurs peuvent aussi concerner des personnes en vue dont la
célébrité génère toutes sortes de fantasmes. Le plus souvent ces rumeurs
sont également dramatiques ou colportent des informations calom-
nieuses. On y retrouve pêle-mêle des morts accidentelles, des meurtres
cachés, des maladies subites, des affaires d’adultère ou encore des
pratiques déviantes (pratiques sexuelles, alcoolisme, toxicomanie…).
Enfin, et c’est ce qui nous intéresse particulièrement ici, les rumeurs
peuvent concerner des groupes de personnes. Là encore, elles se
composent de croyances négatives, proportionnelles au degré d’anxiété
© Centre d'Information et d'Etudes sur les Migrations Internationales | Téléchargé le 13/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.9)
des étrangers qui remplissent toutes les conditions propices à l’émer-
gence de ces rumeurs : les étrangers sont par définition moins nombreux
la plupart du temps, ils ont un pouvoir socioéconomique et politique
faible, ils sont “visibles” au sens où on peut les identifier facilement et
ils sont “différents”.
6. Cf. JACQUART, Cécile ; HAAS, Valérie, “La rumeur comme modalité de la pensée sociale”, in :
HAAS, Valérie (sous la direction de), Les savoirs au quotidien, transmissions, appropriations,
représentations, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2006, pp. 51-70.
Migrations Société
38 Dossier : Migrations, quand les préjugés s’en mêlent
© Centre d'Information et d'Etudes sur les Migrations Internationales | Téléchargé le 13/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.9)
démultiplie le nombre et l’intensité des rumeurs qui émergent.
les deux versions s’opposent sans que la crédibilité des uns prenne le
pas sur celle des autres.
Enfin, le démenti a un effet parfois pire que le fait d’être simplement
inefficace. En effet, on peut voir apparaître un “effet boomerang”.
C’est le cas quand c’est le démenti lui-même qui déclenche ou accroît
la portée de la rumeur. Une étude réalisée auprès des lycéens sur la
toxicité des timbres-tatouages a montré que près de 21 % des jeunes
interrogés qui ne croyaient pas à la rumeur avant la lecture du
démenti en ont été convaincus par le contenu même du démenti !
© Centre d'Information et d'Etudes sur les Migrations Internationales | Téléchargé le 13/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.9)
© Centre d'Information et d'Etudes sur les Migrations Internationales | Téléchargé le 13/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.9)
La construction de la réalité sociale par les rumeurs
Avant d’aborder la question de la fonction sociale des rumeurs, il
convient d’expliquer comment celles-ci peuvent transformer la réalité
sociale par un jeu de déformations de l’information qui est transmise.
Cette explication est cruciale car elle permet de comprendre son uti-
lité sociale.
Il est clair que la rumeur, à mesure qu’elle se transmet, transforme
de façon non fortuite l’information qu’elle véhicule. Certains éléments
informationnels sont oubliés, transformés, exagérés, et tout cela respecte
des règles strictes et logiques. L’analyse de cette transformation a
été formidablement mise en lumière par une très célèbre étude de
Gordon Allport et Leo Postman en 1947. Ces chercheurs ne s’intéressent
pas au contenu des rumeurs mais à leur mode de transmission. Ainsi,
au lieu d’interroger des sujets sur les rumeurs qu’ils connaissent, ils dé-
cident d’opter pour une méthode plus expérimentale grâce à la-
quelle ils vont étudier, in vivo, comment une simple information se
propage et se déforme7.
Ces deux chercheurs américains constatent pendant la Seconde
Guerre mondiale la quantité et l’intensité des rumeurs véhiculées aux
États-Unis, surtout après la défaite de Pearl Harbor en 1941. Les
rumeurs furent tellement nombreuses et déformées qu’elles obligèrent
le président Roosevelt à lire un démenti radiodiffusé le 23 février
1942.
7. Cf. ALLPORT, Gordon ; POSTMAN, Leo, “Les bases psychologiques des rumeurs”, in : LÉVY,
André (sous la direction de), Psychologie sociale, textes fondamentaux, Paris : Éd. Dunod,
1965, pp. 170-185.
Migrations Société
40 Dossier : Migrations, quand les préjugés s’en mêlent
© Centre d'Information et d'Etudes sur les Migrations Internationales | Téléchargé le 13/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.9)
produire exactement les conditions dans lesquelles les rumeurs se trans-
mettent dans la vie quotidienne. Les chercheurs veulent juste observer,
en direct, comment une simple information évolue par le jeu des récits
multiples de bouche à oreille.
Le protocole de l’expérience est simple. Il s’apparente à un jeu
de colonie de vacances. On fait rentrer dans une pièce un participant
auquel on montre une image en lui lisant un texte qui décrit en détail
la scène représentée. On donne beaucoup de précisions afin d’être
certain que le sujet n’est pas en mesure d’en retenir l’intégralité. Puis
on range l’image et on fait rentrer un deuxième participant dans la
pièce. On demande alors au premier de raconter au deuxième la
scène qu’on lui a montrée et dont on lui a lu la description. Le récit
achevé, on fait rentrer un troisième participant auprès duquel le
deuxième devra s’acquitter de la même tâche, et ainsi de suite jusqu’à
un septième participant. Les chercheurs enregistrent chaque récit et
analysent mot à mot ce qui est retenu, oublié ou déformé. Les résultats
sont spectaculaires :
— la réduction : ils notent que l’information est très rapidement réduite.
Au bout du troisième récit, seulement 35 % des détails décrits subsistent.
Le dernier participant fait un récit dans lequel on ne retrouve que
20 % des éléments du récit original. La capacité de mémoire à court
terme étant limitée, il est impossible de se souvenir de tous les détails
d’une information. Certains sont donc progressivement oubliés pour
aboutir à une information minimale qui finira par ne plus bouger tant
elle est réduite et donc simple à retenir. C’est ce que Michel-Louis
Rouquette appelle « la phase d’invariance »8. Il est alors intéressant
d’analyser les éléments du discours qui sont retenus et ceux qui sont
oubliés ;
8. Cf. ROUQUETTE, Michel-Louis, Les rumeurs, Paris : Presses universitaires de France, 1985, 157 p.
© Centre d'Information et d'Etudes sur les Migrations Internationales | Téléchargé le 13/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.9)
cessus d’assimilation. Si la réduction et l’accentuation concernent direc-
tement les failles quantitatives de la mémoire, l’assimilation est un
processus par lequel certaines informations sont transformées pour
devenir conformes aux attentes ou aux croyances initiales des sujets.
On assimile une information nouvelle aux sentiments et intérêts de ceux
qui véhiculent la rumeur. C’est à cette étape que les préjugés jouent
un rôle important en ce qui concerne les groupes sociaux. Les préjugés
sont des croyances a priori dont nous disposons à propos des groupes
sociaux auxquels nous n’appartenons pas. Ainsi, les préjugés vont jouer
un rôle de guide dans l’interprétation des informations véhiculées par
la rumeur. Si un élément du récit est compliqué ou ambigu, il sera
assimilé au préjugé préexistant dans les représentations des personnes.
Le meilleur exemple concerne l’image la plus connue et la plus
significative qui a été testée lors de cette étude (voir illustration page
suivante). Cette image représente une rame du métro new-yorkais
dans laquelle cinq passagers sont assis. Deux personnages face à
face se tiennent debout devant eux. Le premier est un Afro-Américain,
il porte un costume, une cravate et un chapeau. Le second, un Américain
blanc, est plus petit que l’autre et parle au Noir en le montrant du
doigt avec la main droite, tandis qu’il tient un rasoir dans la main
gauche. On ne sait pas ce que le Blanc dit et on ne comprend pas
bien pourquoi il tient un rasoir dans la main, mais cette mise en scène
ambiguë est volontaire de la part des chercheurs.
Dans le récit des participants, qui sont tous des Américains blancs,
l’image est souvent assimilée à leurs préjugés envers les Noirs. Voici
par exemple un septième récit typique : « Ceci est un wagon de
métro de New York qui se dirige vers Portland Street. Il y a une femme
juive et un Noir qui tient un rasoir dans sa main. La femme a un bébé
ou un chien sur les genoux. Le train va jusqu’à Deyer Street, et rien de
particulier ne se produit ».
Migrations Société
42 Dossier : Migrations, quand les préjugés s’en mêlent
© Centre d'Information et d'Etudes sur les Migrations Internationales | Téléchargé le 13/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.9)
© Centre d'Information et d'Etudes sur les Migrations Internationales | Téléchargé le 13/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.9)
Outre le fait qu’il est considérablement réduit, deux éléments sont
importants dans ce récit. Dans l’histoire initiale, il n’est pas mentionné
la religion des personnages assis ; or les participants ont jugé qu’une
femme était juive, probablement d’après sa tenue vestimentaire et
son apparence physique. Mais, surtout, il apparaît dans la plupart des
groupes soumis à cette étude que le rasoir a tout bonnement changé
de main ! Dans l’histoire originale il était dans la main gauche du
Blanc, et le voilà maintenant dans celle du Noir, tout simplement
parce que selon les préjugés des années 40 (et probablement dans
une moindre mesure aujourd’hui) les Afro-Américains sont violents et
agressifs, ce qui rend tout à fait logique le fait que ce soit le Noir qui
tienne le rasoir. Ce qui est intéressant dans cette histoire, c’est qu’il est
peu probable que les sujets fassent le choix volontaire et maîtrisé de
faire changer de main le rasoir. C’est tout à fait inconsciemment que
leurs préjugés viennent interférer avec leur mémoire pour rendre la
réalité conforme à leurs opinions a priori.
Un autre exemple intéressant et aussi très révélateur : dans quelques
récits on ne retrouve pas « un individu noir » face à un Blanc, mais
« un groupe de plusieurs Noirs » face au passager blanc. Là encore,
cette assimilation vient du fait que dans l’histoire on dit que le Noir
est plus grand. Cette information de différence de taille reste en
mémoire mais de façon imprécise, et c’est là que le préjugé intervient,
selon lequel les Noirs « vivent dans les banlieues » et qu’ils « fonctionnent
souvent en bande ». La différence de taille entre les deux protago-
Vol. 19, n° 109 janvier – février 2007
La fonction sociale de la rumeur 43
© Centre d'Information et d'Etudes sur les Migrations Internationales | Téléchargé le 13/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.9)
l’expérience d’Allport et Postman à des fins pédagogiques. Nous avons
actualisé l’expérience, en présentant une photographie mettant en
scène quelques jeunes debout derrière une barrière « qui a été mise
là par la police ».
Migrations Société
44 Dossier : Migrations, quand les préjugés s’en mêlent
© Centre d'Information et d'Etudes sur les Migrations Internationales | Téléchargé le 13/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.9)
peuvent alors être envisagées comme des outils de rationalisation
des préjugés et d’une certaine vision partagée et consensuelle de la
société. C’est sa fonction sociale première.
timant toutes les formes d’exclusion dont les groupes stigmatisés sont
les victimes.
© Centre d'Information et d'Etudes sur les Migrations Internationales | Téléchargé le 13/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.9)
car il donne un sentiment rassurant de partage des connaissances. Ce
partage culturel et émotionnel renforce l’idée de ressemblance et donc
de cohésion.
Connaître la rumeur en cours est un moyen d’identification au groupe
et de partage, au même titre que peuvent l’être des rituels, des codes
langagiers ou vestimentaires. Le groupe se construit une identité dans la
rumeur de deux façons : d’une part, il se construit en interne par un jeu
de ressemblances multiples ; d’autre part, il se construit en opposition
avec ce qui est différent, c’est-à-dire avec les autres groupes, culturels
par exemple. Nous sommes identiques et ils sont différents. Cette ligne
d’opposition symbolique permet un renforcement de l’identité au sein
des groupes et confirme le fantasme de la différence et de l’incom-
préhension réciproque. Là encore, on trouve un socle propice à la confir-
mation des préjugés et au développement des discriminations. Plus un
groupe se perçoit de façon cohésive, plus il se construit en opposition
aux autres groupes et plus il induit du conflit et de la discrimination.
C’est le principe même de toutes les formes de communautarisme dé-
fensif ou offensif qui construisent des barrières hermétiques entre les
groupes.
• Expliquer l’inexplicable
Expliquer l’inexplicable est la troisième fonction sociale de la rumeur.
Si la pensée rationnelle, telle qu’elle est incarnée par la science, rejette
toutes les formes de croyances, il n’en est pas de même pour la psy-
chologie humaine. L’être humain est avant tout animé par un besoin
d’équilibre affectif qui dépasse très largement son besoin d’exactitude
dans l’interprétation de la réalité sociale. L’équilibre affectif est un
besoin fondamental qui permet de construire un rempart contre les
événements anxiogènes qui menacent les individus plus ou moins
Migrations Société
46 Dossier : Migrations, quand les préjugés s’en mêlent
© Centre d'Information et d'Etudes sur les Migrations Internationales | Téléchargé le 13/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.9)
à l’aléatoire. Le hasard est un concept impossible à envisager en tant
que tel quand il est en jeu dans des événements nous concernant.
Dans le jeu par exemple, on voit comment nous construisons toutes
sortes de stratégies nous persuadant que le hasard n’existe pas.
Cela passe par des numéros fétiches, des rituels, des superstitions,
des objets porte-bonheur… Concernant les rumeurs, Véronique Campion-
Vincent explique parfaitement comment la rumeur incarnée selon
certains critères par les fantasmes de complot prend forme sur l’in-
tolérable hasard10. Tout est lié et rien n’arrive jamais par hasard dans
l’esprit des gens.
Face à des choses et à des actes quasiment impossibles à expliquer
— au moins dans leur origine — tels que des épidémies subites, des
attentats, des disparitions, il nous est nécessaire de recréer de la
logique et de l’explicable. Et on voit bien comment la rumeur fait partie
de l’arsenal disponible pour rétablir ce contrôle sur les événements.
Elle apparaît comme un outil explicatif d’une réalité sociale. C’est
dans cette mesure qu’elle rassure, car elle a le mérite de proposer
une explication, si irrationnelle soit-elle. Au début de l’apparition du
virus du sida, on a vu comment toutes sortes de rumeurs ont émergé
face au vide scientifique permettant de l’expliquer de façon rationnelle.
L’absence d’explication est intolérable, au point que les croyances ap-
paraissent là où le savoir scientifique est inefficace ou inaccessible.
• Se valoriser socialement
Enfin, on peut identifier une dernière fonction sociale à l’existence
des rumeurs : la valorisation de soi. L’identité sociale se construit par
9. Cf. DUBOIS, Nicole, La psychologie du contrôle : les croyances internes et externes, Grenoble :
Presses universitaires de Grenoble, 1987, 202 p.
10. Cf. CAMPION-VINCENT, Véronique, La société parano : théories du complot, menaces et
incertitudes, Paris : Éd. Payot, 2005, 233 p.
© Centre d'Information et d'Etudes sur les Migrations Internationales | Téléchargé le 13/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.9)
N’est-il en effet pas frustrant de véhiculer une rumeur déjà connue
par son interlocuteur ? Cette frustration est à la hauteur de la déception
subie en raison de l’impossibilité d’occuper cette place de “prophète”
tout puissant. C’est aussi la raison pour laquelle les démentis ne se
transmettent pas, sauf quand ils permettent eux-mêmes d’occuper
cette place de “prophète”. Quand la rumeur est “démontable” par
une démonstration scientifique simple et accessible, c’est alors le porteur
du démenti qui est valorisé par son sérieux et sa pertinence intellec-
tuelle. Mais dans le cas des rumeurs dont il est impossible de faire la
preuve de leur absurdité, le démenti ne circule pas car il ne procure
aucun pouvoir social à celui qui le transmet.
Conclusion
Les rumeurs font partie des croyances irrationnelles qui mettent en
évidence tout le paradoxe du fonctionnement psychologique des
individus et du cadre social qui structure leurs interactions. Les rumeurs
sont anxiogènes, destructrices, erronées, mais elles remplissent des
fonctions sociales et psychologiques essentielles. Elles permettent de
justifier nos croyances et de nous rassurer ainsi sur la pertinence de
nos opinions ; elles permettent de nous construire socialement dans des
groupes et de nous positionner par rapport à ce qui est différent ; elles
permettent d’exercer un contrôle illusoire sur ce qui est inexplicable,
donc menaçant ; enfin, elles permettent de nous valoriser socialement
et de jouir d’un pouvoir social valorisant. Impossible donc de ne pas
être pessimiste quant au devenir et à la robustesse des rumeurs. Elles
sont universelles et intemporelles, et elles le resteront tant elles rem-
plissent des fonctions sociales et psychologiques vitales pour les individus.
11. Cf. SCHARNITZKY, Patrick, Les pièges de la discrimination : tous acteurs, tous victimes, Paris :
Éd. L’Archipel, 2006, 232 p.
Migrations Société
48 Dossier : Migrations, quand les préjugés s’en mêlent
❏
© Centre d'Information et d'Etudes sur les Migrations Internationales | Téléchargé le 13/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.9)
© Centre d'Information et d'Etudes sur les Migrations Internationales | Téléchargé le 13/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.9)
UN PEU D’HISTOIRE
Le rejet de l’Autre n’est pas nouveau