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Le stigmate de « Marocaine » à Dubaï

Les résistances des migrantes à l’épreuve de l’intersectionnalité


Chadia Arab, Nasima Moujoud
Dans Migrations Société 2018/3 (N° 173), pages 99 à 114
Éditions Centre d'Information et d'Etudes sur les Migrations Internationales
ISSN 0995-7367
DOI 10.3917/migra.173.0099
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Le stigmate de « Marocaine » à Dubaï 99

Le stigmate de « Marocaine » à Dubaï


Les résistances des migrantes à l’épreuve de
l’intersectionnalité
Chadia ARAB *
Nasima MOUJOUD **

À Dubaï, les Marocaines et les Marocains sont généralement insérés


dans divers secteurs professionnels, qu’ils soient valorisés (ingénierie,
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art, journalisme, enseignement, transport aérien, artisanat, sécurité,
communication, commerce, vente, etc.) ou non (accueil, coiffure, esthé-
tique, hôtellerie, restauration). Toutefois, alors qu’ils sont quantitative-
ment peu visibles dans cet État de Dubaï, en comparaison d’autres
migrants comme les Indiens ou les Philippins, les Marocains sont l’objet
d’un stigmate, visant notamment les femmes. La migration marocaine est
en effet fortement féminisée à Dubaï comme dans d’autres espaces des
1
pays du Golfe . Nous avons constaté une certaine visibilité des formes de
mobilité sociale de Marocaines peu qualifiées à Dubaï. Ces femmes
investissent l’entreprenariat ou le travail à travers des statuts relative-
ment reconnus. Par comparaison avec leurs concitoyennes issues de
milieux similaires rencontrées dans d’autres espaces migratoires, le
ménage, la garde d’enfants ou les soins aux personnes âgées ne consti-
tuent pas l’essentiel de leurs emplois2 . Or, alors même que la sexualité

* Géographe, chargée de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS),


laboratoire Espaces et société (ESO), Université d’Angers.
** Maîtresse de conférences en anthropologie, membre du Laboratoire de recherche
historique Rhône-Alpes (LARHA).
1. En 2012, les chiffres tirés par Abdelfattah Ezzine des listes des inscrits auprès des consu-
lats marocains indiquent qu’au Bahreïn 72,18 % sont des femmes ; à Oman elles sont
65,5 % ; au Koweït elles sont 60,17 % ; en Arabie Saoudite seulement 42,4 % ; aux Émirats
arabes unis, elles représentent 60,2 % à Abu Dhabi, elles sont 57 % ; à Dubaï, elles repré-
sentent 64 % des 7 878 inscrits. Le nombre d’inscrits auprès des consulats marocains est
toutefois à relativiser, car ils apparaissent être très inférieurs aux estimations de nos inter-
locuteurs (journalistes, membres d’institutions marocaines à Dubaï tel qu’un représentant
du Conseil pour la communauté marocaine à l’étranger, etc.) pour lesquels au moins
40 000 Marocains seraient présents à Dubaï, dont une partie circule avec un passeport
européen ou américain. Toutefois, ils révèlent la forte féminisation des migrations maro-
caines dans les pays du Golfe. Voir EZZINE, Abdelfattah, “Les Marocains des pays arabes”,
in : BERRIANE, Mohamed (sous la direction de), Marocains de l’extérieur 2013, Rabat : Fon-
dation Hassan II pour les Marocains résidant à l’étranger, 2013, pp. 503-602.
2. Par exemple, Nasima Moujoud constate que parmi les Marocaines peu qualifiées parties
elles aussi « seules » du Maroc en France, les services ménagers constituent l’essentiel de
leurs activités. Voir MOUJOUD, Nasima, “Les sans-papiers et le service domestique en
France. Femmes et non-droit dans le travail”, Recherches féministes, vol. 31, n° 1, 2018, pp.
275-291. Chadia Arab, dans ces travaux sur les saisonnières marocaines en Espagne, mon-
tre à travers l’un des parcours d’une des femmes restée en Espagne, qu’elle devient do-
mestique dans des familles espagnoles où le père et la mère sont vieillissants. Voir ARAB,
Chadia, Dames de fraises, doigts de fée. Les invisibles de la migration saisonnière maro-
caine en Espagne, Casablanca : Éd. En toutes lettres, 2018, 187 p.

Migrations Société
100 Dossier : Aux frontières des sexualités, du genre et des migrations

n’était pas centrale dans nos premières préoccupations scientifiques,


qui se focalisaient sur le travail des migrantes, les préjugés sur ce registre
se sont très rapidement imposés à nous au fur et à mesure de notre
entrée sur le terrain d’enquête. Nous avons ainsi compris que la figure de
la « Marocaine » est assimilée au stigmate de « putain » qui se réfère à la
sexualité sans être associé à la (seule) prostitution proprement dite3 .
La référence à la sexualité réelle ou supposée de ces femmes lui at-
tribue des significations tarifées ou « libres » qui la transforme en un
stigmate connu par l’ensemble des Marocains, Français, Pakistanais,
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Égyptiens, Émiratis, Saoudiens, etc. rencontrés à Dubaï. Ce stigmate
incarne une figure stéréotypée de la « Marocaine » qui est survisibilisée
dans la presse, sur les réseaux Internet et jusque dans les discours et
les choix politiques, aux Émirats arabes unis comme dans d’autres pays
du Golfe. Parmi les principaux moments récents de sa réactivation, la
« campagne anti-Marocaines » — « voleuses de maris nationaux » —,
que des Saoudiennes ont menée en 20164 , les mobilisations autour
d’une série koweitienne sur « les Marocaines » suscitant la colère de
Marocains sur les réseaux sociaux et qui a été suivie d’excuses officiel-
les présentées par le ministre koweitien des Affaires étrangères. Nous
pouvons également citer l’intervention du Premier ministre marocain
contre les mesures prises par les autorités saoudiennes pour limiter
l’âge minimum des Marocaines souhaitant effectuer un voyage religieux
en Arabie Saoudite, sous prétexte de « prévenir la prostitution »5 . La
presse marocaine participe elle aussi à construire le préjugé de la
prostitution des Marocaines dans les pays du Golfe 6 . À quoi sert ce
préjugé, qu’on qualifie ici de stigmate de « putain », rattaché à la

3. Nous reprenons ici l’expression utilisée par Gail Pheterson selon laquelle le stigmate de
« putain » dont les femmes sont l’objet n’est pas seulement associé à la prostitution pro-
prement dite, mais aussi à la migration individuelle et à la transgression des normes sexuel-
les, migratoires, sociales, etc. dominantes. La prostitution est donc un « prisme » qui ren-
voie aux divers aspects de l’oppression des migrantes. Voir PHETERSON, Gail, Le Prisme de
la prostitution, Paris : Éd. L’Harmattan, 2001, 216 p.
4. Une campagne anti-Marocaines a été réalisée de manière agressive dans les réseaux
sociaux : https://www.h24info.ma/maroc/societe/campagnes-anti-marocaines-en-arabie
-saoudite-le-hashtag-de-trop/.
5. AKALAY, Aicha ; MRABET, Ayla, “Les Marocaines vues par les Arabes” [En ligne], Telquel.ma,
17 avril 2012, http://telquel.ma/2012/04/17/enquete-les-marocaines-vues-par-les-arabes_438_2321.
Alors que la question de la limite d’âge ciblant spécifiquement les Marocaines dans le cadre
de l’obtention d’un visa de tourisme aux Émirats arabes unis est évoquée par la majorité
des Marocains rencontrés à Dubaï, nous n’avons toutefois pas pu identifier un texte officiel
la mentionnant. Voir aussi l’article du site internet yabiladi sur la série saoudienne « Share
Chat », qui désigne le Maroc comme un pays de destination du tourisme sexuel :
https://www.yabiladi.com/articles/details/65674/arabie-saoudite-serie-tourisme-sexuel.html.
6. Voir par exemple les rencontres portant sur la thématique « médias et migrations »
organisées par le Conseil de la communauté marocaine à l’étranger en février 2011, dont un
compte-rendu est consultable sur le site : http://lavieeco.com/news/societe/regard-de-
journalistes-mre-sur-le-maroc-et-ses-medias-18795.html.

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Le stigmate de « Marocaine » à Dubaï 101

« Marocaine » ? Pèse-t-il sur toutes les Marocaines ou bien est-il lié à la


transgression des frontières sociales et géographiques par des femmes
« peu privilégiées »7 ? Que nous disent les principales cibles de ce
stigmate sur ses effets et sur les outils de résistance des migrantes
dans un contexte juridique de « non-intégration des migrants »8 ?
L’objectif de cet article est de prendre comme point de départ sur-
tout des expériences de femmes peu privilégiées, parties « seules » du
Maroc, pour saisir les raisons et les effets du stigmate utilisant la sexuali-
té, tout en mettant en évidence la diversité des parcours de ces migran-
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tes et l’importance de leurs luttes et de leur mobilité sociale à Dubaï.
L’article se base sur quatre enquêtes de terrain réalisées avec des per-
sonnes avantagées ou non, exerçant un métier valorisé ou non, âgées de
22 à 45 ans. Nos entretiens ont eu lieu à Dubaï, au Maroc et en France
dans des espaces privés (domiciles), des espaces publics ou sur Internet.
La première enquête menée à Dubaï a été réalisée en 2008 par l’une
d’entre nous, Chadia Arab, auprès de Marocaines et de Françaises
descendantes de l’immigration maghrébine, en étant accueillie par une
famille marocaine composée de Samira (une de nos principales informa-
trices), son mari (syrien) de l’époque, son frère et sa tante, ainsi que de
ses deux enfants, issus d’une précédente union avec un Émirati. Puis en
2015, 2016 et 2018, nous avons effectué trois enquêtes à Dubaï d’une
quinzaine de jours9 chacune, afin d’analyser les parcours de Marocaines
et de Marocains, ainsi que de Françaises et de Français d’origine maro-
caine, sous le prisme du travail et de la circulation migratoire. Certaines
de ces personnes nous ont d’ailleurs accordé des entretiens supplémen-
taires lors de séjours ultérieurs au Maroc ou en France. Nous avons
également questionné les représentations et la perception des Marocai-
nes sur Internet, en réalisant des entretiens avec des représentants
d’institutions et de structures marocaines (autorités consulaires, mem-
bres du Comité des Marocains, du Conseil de la communauté marocaine
à l’étranger, administrateurs de listes Facebook, etc.), des représentants

7. Nous empruntons cette expression à Jules Falquet qui l’utilise pour désigner les personnes
dominées du point de vue du sexe, de la « race » et de la classe sociale : FALQUET, Jules,
De gré ou de force. Les femmes dans la mondialisation, Paris : Éd. La dispute, 2008, 213 p.
Cette expression signifie ici l’absence de ressources financières, sociales (diplômes, mé-
tiers reconnus, etc.) et migratoires (conditions de visas, par exemple) en lien avec
l’appartenance à des milieux défavorisés d’un pays du Sud.
8. Cette expression est tirée de : BEAUGRAND, Claire, “Politiques de non-intégration des
migrants dans les monarchies du Golfe : discuter les raisons de leur pérennité” [En ligne],
Transcontinentales, n° 8-9, 2010, https://journals.openedition.org/transcontinentales/793.
9. Chadia Arab et Nasima Moujoud ont réalisé ces trois enquêtes à Dubaï dans le cadre de
deux programmes de recherche : GEDI (« Genre et discriminations »), financé par la région
des Pays de la Loire, et JSEX (« Jeunesses et sexualités »), financé par l’Université d’Angers.
La première enquête, réalisée par Chadia Arab, a été financée par son ancien laboratoire
de recherche, Migrinter (unité mixte de recherche 7301), de l’Université de Poitiers.

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de l’Institut français de Dubaï et des hommes d’autres nationalités


(Égyptiens, Yéménites, Syriens, Camerounais, Saoudiens, Émiratis, etc.)
qui sont des partenaires, amis ou collègues de Marocaines rencontrées à
Dubaï. En dehors des entretiens formels (près d’une cinquantaine), nous
avons consacré une large place aux entretiens informels et à
l’observation participante, au travers de journées et de soirées passées
auprès de jeunes femmes et de jeunes hommes, dans des malls, des
cafés, des cabarets et des boîtes de nuit, dans des salons de coiffure et
d’esthétique, dans des restaurants marocains, ou encore auprès de
familles sur nos trois terrains d’enquête.
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Il s’agira donc ici de comprendre les enjeux de ce stigmate dans une
perspective intersectionnelle10 , prenant en compte la diversité des
« Marocaines » et des « Marocains » à Dubaï en fonction de leur sexe,
de leur classe sociale et de leur nationalité, sans séparer ces trois
registres et en privilégiant le point de vue des principales cibles du
stigmate : les jeunes femmes provenant de milieux populaires et parties
« seules » (sans mari ni père) du Maroc.
Nous nous intéresserons dans un premier temps au contexte des
migrations marocaines à Dubaï, pour ensuite mieux appréhender les
représentations du « Maroc » dans l’espace public dubaïote. Nous
analyserons dans un deuxième temps « la Marocaine » en tant que
figure ambiguë qui révèle les contradictions liées au stigmate de « pu-
tain ». Enfin, nous étudierons les effets différenciés du stigmate de la
« Marocaine » en fonction du sexe, des catégories socioprofessionnel-
les et de la nationalité des Marocaines et des Marocains rencontrés.

Les « Marocaines » et les « Marocains » à Dubaï : une


visibilité stéréotypée
Dubaï « comme un aéroport » : richesse, transit et précarité
L’Émirat de Dubaï est l’un des endroits parmi les plus prospères et
les plus cosmopolites de la planète. Alors que les Émirats arabes unis
comptaient en 2010, près de 5 millions d’habitants dont 70 %
d’étrangers11 , cette proportion s’élevait à 92 % pour l’État de Dubaï12 .

10. L'intersectionnalité est un registre de pensée et d’action qui invite à étudier les formes de
domination dans les liens qui se nouent entre elles, en partant du constat que le sexe, la
classe sociale et la « race » ou encore la sexualité ne peuvent pas être entièrement expli-
qués s'ils sont étudiés séparément les uns des autres. Voir CRENSHAW, Kimberlé Williams,
“Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l'identité et violences contre
les femmes de couleur”, Cahiers du genre, vol. 39, n° 2, 2005, pp. 51-82.
11. PISON, Gilles, “Le nombre et la part des immigrés dans la population : comparaisons
internationales”, Population & sociétés, n° 472, 2010, pp. 1-4.

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Le stigmate de « Marocaine » à Dubaï 103

En 2018, sur une population totale de 9,5 millions d’habitants aux


Émirats arabes unis, seuls 11,47 % d’entre eux possèdent la nationalité
émiratie. Les étrangers proviennent principalement d’Inde, du Pakis-
tan, du Bangladesh, d’Iran et du Moyen-Orient13 . Dubaï accueille entre
autres des ouvriers, des artisans, des employés, des cadres supérieurs,
des investisseurs, des banquiers et des ingénieurs. C’est aussi une
« plaque tournante du commerce »14 et une destination importante sur
le plan du tourisme. Par ailleurs, le pays est également connu au
Moyen-Orient comme étant un espace de transactions sexuelles15 .
Dubaï est donc un État divers et contrasté, il n’est ni un paradis pour
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les riches, ni un lieu majeur d’exploitation. Néanmoins, la majorité des
personnes interrogées affirment que « la vie y est chère » et qu’il est
« difficile d’y prendre racine », précisant ainsi les difficultés à vivre
convenablement sans disposer d’importantes ressources financières et
de « faire lien » dans ce lieu « pensé pour être de passage », « comme
un aéroport », pour reprendre la formule d’une autorité consulaire
marocaine à Dubaï.
En effet, la gratuité des infrastructures publiques (écoles et hôpitaux)
est réservée aux nationaux et les conditions pour la naturalisation sont
très limitatives, y compris pour les enfants nés sur le sol émirati dont le
père n’est pas émirati. Les cadres supérieurs, malgré la satisfaction de
leur insertion professionnelle, envisagent leur installation sur place
comme éphémère. Si le quotidien des migrants travaillant dans les
secteurs peu valorisés est plus difficile, ils partagent la précarité du
séjour avec les cadres supérieurs gagnant des salaires élevés, bien que le
logement et les bas salaires constituent leurs principales préoccupations.
Par ailleurs, la précarité du séjour est fortement ressentie chez les
différents Marocains (à part pour certaines femmes, dont nous aborde-
rons la spécificité plus loin). C’est ce dont témoigne Nourredine, cadre
supérieur marocain installé à Dubaï depuis 16 ans : « Vous pouvez être
né aux Émirats ou avoir une ancienneté de séjour de vingt ans, mais
être égal en droit à celui qui arrive et qui, lui non plus, n’a pas la natio-
nalité émiratie ! ». L’imbrication entre sentiment de « chez soi », droits
juridiques, séjour et droits sociaux se pose pour les différents travail-
leurs qui bénéficient de contrats de travail d’un an ou deux, ou qui ont
créé des entreprises en partenariat avec un national. Ils se soucient de

12. MAHDAVI, Pardis, Gridlock: Labor, Migration, and Human Trafficking in Dubai, Standford:
Stanford University Press, 2011, 251 p.
13. Source : https://www.populationdata.net/pays/emirats-arabes-unis/.
14. DIALLO, Aissatou, “Yakaar, Dakar-Dubai-Guangzhou : trajectoire des commerçantes de
Dakar”, Revue tiers monde, n° 217, 2014, pp. 97-112 (voir p. 105).
15. MAHDAVI, Pardis, Gridlock: Labor, Migration, and Human Trafficking in Dubai, op.cit.

Migrations Société
104 Dossier : Aux frontières des sexualités, du genre et des migrations

leur avenir (droit au séjour, retraite, droits pour leurs enfants, etc.) et
disent qu’à Dubaï « il faut être jeune » et « prêt à partir » en cas d’arrêt
du contrat du travail (conditionnant le séjour) ou de meilleure offre
professionnelle dans un autre pays. Comme le confirme Nourredine,
l’accès à certains droits sociaux et politiques dépend directement de la
nationalité : « Les Marocains qui ont un passeport européen sont consi-
dérés comme des Européens ». Il existe en effet des « avantages struc-
turels » à être un « Occidental » sur le marché du travail local16 . Ces
avantages liés à la nationalité favorisent les ressortissants des pays du
Nord ainsi que celles et ceux qui viennent des pays du Golfe persique,
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comme le disent souvent les Marocaines qui nous intéressent dans le
cadre de notre enquête, à savoir les principales « victimes » du stig-
mate. Ces femmes sont en quête d’avantages statutaires pour à la fois
circuler et prendre racine à Dubaï, malgré l’aspect éphémère assimilé
au séjour des immigrés aux Émirats arabes unis.

Le Maroc à Dubaï, divers et visible par les femmes


Le Maroc est en général assez présent dans la vie quotidienne à Du-
baï, que ce soit dans les différentes formes d’art (le plâtre, par exem-
ple), les décors, les noms de boulevards ou de restaurants (« Casablan-
ca », « Rabat », « Marrakech », etc.), les musiques, l’offre de produits
alimentaires, culinaires ou manufacturiers. Certaines formes de visibili-
té traduisent les impacts valorisés des circulations des femmes maro-
caines dont certaines ont réussi à devenir entrepreneures dans les
domaines de la restauration, des habits, de l’art (chant, musique, etc.)
et du journalisme. Ainsi, alors q’au Maroc l’habit marocain « tradition-
nel » féminin est surtout commercialisé par des hommes, il est au
contraire valorisé par des femmes marocaines à Dubaï, qui l’exposent à
la télévision émiratie et qui le commercialisent dans les rues dubaïotes
ou sur Internet. Cet habit marocain est source de « fierté nationale »,
comme le dit Nora, âgée de 26 ans, fille d’une immigrée marocaine à
Dubaï et dont le père, séparé de sa mère, vit toujours au Maroc. Nora a
d’ailleurs encouragé l’une de ses amies émiraties à imposer l’habit
marocain à toutes les invitées lors de son mariage, où le repas et les
chants étaient marocains.

16. LE RENARD, Amélie, “‘Ici, il y a les Français français et les Français avec origines’ : reconfi-
gurations raciales autour d’expériences de Dubaï”, Tracés. Revue de sciences humaines,
n° 30, 2016, pp. 55-78.

Vol. 30, n° 173 juillet – septembre 2018


Le stigmate de « Marocaine » à Dubaï 105

Ainsi, contrairement aux images stéréotypées17 contenues dans la


figure de la « Marocaine » et diffusées dans la presse émiratie, nous
constatons une valorisation des objets culturels marocains des/par les
femmes, ainsi que la promotion sociale de certaines d’entre elles qui
investissent au Maroc et dans divers domaines professionnels à Dubaï
(hôtellerie, immobilier, restauration, coiffure et esthétique, commer-
ces, etc.).
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Centres de beauté dits « marocains », restaurants dirigés par des Marocaines à Dubaï.
Photographies prises par Chadia Arab et Nasima Moujoud, janvier 2016, Dubaï

Le terrain émirati apporte donc des nuances par rapport aux repré-
sentations médiatiques, institutionnelles, etc., marocaines ou émiraties
se limitant aux abus et à la victimisation des migrantes. Ces femmes sont
des pionnières de chaînes migratoires et d’entreprenariat « marocain » à
Dubaï, où des figures de patronnes marocaines sont sollicitées par les
institutions marocaines aux Émirats arabes unis (lors de réceptions au
Consulat, lors de salons de l’investissement au Maroc, etc.). Les histoires
de « réussite » et la diversité des parcours des migrantes sont
« connues » parmi les Marocains vivant à Dubaï et évoquées également

17. Les stéréotypes dont nous traitons ici sont essentiellement liés au stigmate de « putain »
déjà évoqué dans cet article. Ce stigmate inclut la prostitution réelle ou supposée ainsi que
l’usage de pratiques déviantes (comme la sorcellerie) et la transgression des normes re-
connues (mobilité « seule », mariage en dehors des frontières nationales, sexualité hors
mariage, etc.).

Migrations Société
106 Dossier : Aux frontières des sexualités, du genre et des migrations

par les hommes non marocains rencontrés par le biais de nos informatri-
ces. Par exemple, Akdam, employé yéménite dans la police dubaïote et
époux de Zineb, une Marocaine arrivée avec une vingtaine de diplômés
dans le cadre d’un recrutement dans son école marocaine pour travailler
dans la compagnie aérienne émiratie, nous dit : « Il existe trois types
de Marocaines : 1) celles qui viennent dans le cadre du travail et font tout
pour gagner leur vie légalement ; 2) celles qui viennent pour travailler,
mais qui se prostituent car elles ne trouvent pas d’autre moyen pour s’en
sortir ; 3) celles qui ont été abusées, qui avaient eu un visa de deux mois
et, sur place, soit on les oblige à se prostituer, soit elles sont obligées de
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se prostituer pour rembourser la dette18 et avoir un contrat leur permet-
tant d’accéder au droit au séjour ».
Toutefois, la figure de la « Marocaine » domine les discours sonores
sur les Marocaines et les Marocains à Dubaï. Elle possède par ailleurs
une version marocaine qui se fonde sur la double référence à la prosti-
tution des Marocaines dans les pays du Golfe et au type de tourisme
pratiqué par des hommes provenant de ces pays au Maroc.

La « Marocaine », une figure « sexuelle » ambiguë


Une « marque de fabrique » au service du commerce
Les Marocaines rencontrées à Dubaï sont diverses, même si elles
sont initialement venues, pour l’essentiel, en dehors du cadre familial.
Or, la figure de la « Marocaine » est à la fois figée et élargie à
l’ensemble des femmes pouvant être assimilées au Maroc. Des femmes
se disent marocaines ou sont désignées par cette nationalité alors
qu’elles ne sont pas marocaines. Ainsi, Karim, un commerçant d’un
quartier dit marocain, nous explique que « “Marocaine” est un terme
utilisé par différentes femmes qui n’ont pas forcément la nationalité
marocaine, comme des Tunisiennes ou des Libanaises […]. Ce quartier
[là où nous nous trouvons pour réaliser l’entretien et où Karim possède
un commerce] est dit marocain alors que beaucoup de femmes qui
travaillent dans les salons de massage ne le sont pas en réalité ! ». La
« Marocaine » est-elle une « marque de fabrique », comme nous l’ont
inspiré de nombreux entretiens réalisés à Dubaï auprès de profession-
nels de l’hôtellerie ?

18. L’une des jeunes femmes rencontrées en 2016, Manal, fait partie de cette troisième
catégorie. En effet, elle est venue avec un visa de « fenana » (artiste), acheté auprès d’un
intermédiaire marocain. Mais une fois à Dubaï, elle s’est retrouvée happée par un réseau
de prostitution. La maquerelle était elle-même marocaine. Manal s’était vu confisquer son
passeport, ainsi que d’autres jeunes femmes marocaines. Par la suite, elle a réussi à
s’échapper, et tente désormais de régulariser sa situation par un mariage local.

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Le stigmate de « Marocaine » à Dubaï 107

Lors de manifestations qualifiées de « marocaines », comme des


« soirées marocaines » organisées par divers hôtels dubaïotes, nous
constatons que cette identification est adoptée quand bien même la
présence de Marocaines et de Marocains est minime (tout comme les
musiques marocaines), en dehors parfois de la simple nationalité du ou
de la propriétaire. Dans le cadre de ces espaces, la « Marocaine » est
utilisée à des fins commerciales, cette figure sert à attirer une certaine
clientèle en insinuant une référence à la fête, à la séduction et éven-
tuellement à la sexualité « libre » ou tarifée, comme le précise Fadil, un
Égyptien directeur d’un hôtel quatre étoiles qui abrite une boîte de
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nuit : « Le mot marocain attire l’argent. Quand tu dis “soirée maro-
caine”, les gens viennent, ils se disent qu’il y a des banat [littéralement
« des filles »] ». La « Marocaine » favorise donc la marchandisation de
services et de produits commerciaux (vente de billets pour assister à
des soirées, des concerts, etc.). Elle est entretenue par le commerce et
se diffuse par ce biais, ce qui la rend célèbre et entraîne son imposition
à différentes femmes non marocaines, puisque, par exemple, des
Françaises peuvent également être identifiées comme « Marocaines » à
Dubaï. Alors que des jeunes Franco-Marocaines rencontrées s’estiment
plus à l’aise aux Émirats arabes unis qu’en France, parce qu’elles disent
échapper à certaines discriminations et aux questions récurrentes sur
leurs éventuelles pratiques religieuses, et s’y sentent plus valorisées
que dans le milieu professionnel français, leur séjour à Dubaï pose la
question du lien entre nationalité et « race ». Elles peuvent en effet
subir l’exclusion, surtout en ce qui concerne le logement (dans des
résidences occupées par des « expatriés ») sous l’effet du stigmate de
« Marocaine ». Ce stigmate divise les femmes entre elles, tout en
s’appuyant sur des représentations sexuées véhiculées sur soi (par les
Marocaines et les Marocains, au Maroc, etc.) et par les autres (médias,
femmes et hommes originaires des pays du Golfe, etc.).

La « bonne épouse », la « mauvaise étrangère » et le « touriste


sexuel saoudien »
La figure de la « Marocaine » se fonde sur des significations stigma-
tisantes de la sexualité « libre » ou « tarifée ». Toutefois, ses catégories
sont nombreuses et révèlent à la fois l’attrait et le rejet qui imbriquent
la sexualité, le genre, la classe sociale et la nationalité. Elles se tradui-
sent différemment en fonction des acteurs et de l’espace émirati ou
marocain.
À Dubaï, la « Marocaine » procède par généralisation sur les prati-
ques sexuelles, matrimoniales, domestiques, etc. réelles ou supposées
des Marocaines dans leur ensemble. Ces pratiques sont représentées

Migrations Société
108 Dossier : Aux frontières des sexualités, du genre et des migrations

comme « positives », incluant la beauté, la « bonne épouse » et la


« bonne femme au foyer » susceptible de transmettre du plaisir et des
« bonnes » manières « féminines », ou négatives, renvoyant à la prosti-
tution, qui est prohibée par les lois locales, la sorcellerie (contre les
nationaux) et le « vol de maris », pratiques devant « normalement »
être « réservées » aux femmes de même nationalité. La « Marocaine »
est ainsi une figure à la fois valorisée et supposée dangereuse. Son
ambiguïté est entretenue par divers acteurs, parmi lesquels des Maro-
cains qui suscitent parfois des polémiques sur les réseaux sociaux19 ,
des hommes originaires des pays du Golfe (journalistes, touristes au
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Maroc, etc.) qui diffusent sur Internet les soi-disant « qualités » des
« Marocaines », et des Marocaines qui mettent en avant leurs suppo-
sées « qualités » conformes aux « attentes » des hommes émiratis.
Plus globalement, il existe une forme d’érotisation et d’exotisation
des Marocaines. Leïla, une étudiante marocaine à Dubaï mariée à un
Libanais, insiste sur le fait que les femmes émiraties de son université
ont cherché à gagner son amitié pour acquérir des connaissances sur la
féminité et le savoir-faire marocain. Une autre interlocutrice suppose
que « pour les Émiratis, ça a de la valeur de se marier avec une Maro-
caine ». En outre, la figure de la « Marocaine » est construite comme
une menace pour les frontières nationales, que des étrangères (maro-
caines) transgressent pour des raisons matrimoniales, en se mariant à
des nationaux, et pas seulement pour des raisons migratoires ou de
prostitution.
Au Maroc, le stigmate sur les Marocaines véhicule, surtout dans les
médias, des stéréotypes sur les « mauvaises émigrées » marocaines qui
se prostituent à Dubaï, ainsi que des préjugés représentant les Moyen-
Orientaux comme des touristes sexuels au Maroc. Les migrantes maro-
caines dans les pays du Golfe et les hommes originaires de ces pays
sont deux groupes représentés par la référence à la sexualité tarifée
depuis la fin des années 1970. De ce fait, l’image de la prostitution
intervient davantage au Maroc qu’à Dubaï, comme le disent certaines
interlocutrices qui héritent de stéréotypes sur les hommes originaires
des pays du Golfe en visite au Maroc. Ces derniers sont identifiés à
travers, entre autres, la référence à l’expression « les Saoudiens »,
utilisée indépendamment de la nationalité des « Golfiens » pour resti-
tuer l’idée d’un touriste en quête de prostituées ou de jeunes Marocai-

19. Par exemple, l’entretien avec l’actrice marocaine Wiam Dahmani, qui habite aux Émirats
arabes unis, a suscité de nombreuses réactions sur les réseaux sociaux, celle-ci ayant dé-
claré à un média marocain : « La femme marocaine sait être l’amie de son mari […]. Elle se
préoccupe de son hygiène et sa propreté plus que la femme khalijie ». Source :
https://fr.directe.ma/31232/videos-wiam-dahmani-provoque-la-colere-des-khalijis-
apres-ses-declarations.

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Le stigmate de « Marocaine » à Dubaï 109

nes. Ainsi, Nora retire son habit émirati (la abaya) — qu’elle préfère à
d’autres tenues — lors de ses séjours à Casablanca pour éviter d’être
interpellée dans la rue en tant que « femme de Saoudien ». Dès lors, la
force transnationale du stigmate de « Marocaine » à Dubaï amène des
femmes à s’en distinguer au Maroc ou à « faire la Marocaine » aux
Émirats.

« Être marocaine is a job ! »


« L’objectif que partagent toutes les femmes ayant des pratiques
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déviantes à Dubaï est de soutenir leur famille », nous dit Sarah (Maro-
caine, 36 ans, mariée avec un Iranien et mère d’un enfant laissé au
Maroc), qui évoque ainsi les raisons du départ du Maroc, que certaines
femmes assimilent à une quête de ressources économiques, de justice
et de liberté de circulation, dans la rue et entre les États. Les transferts
d’argent pour financer la scolarité, le logement, la santé, etc. de pro-
ches comptent pour de nombreuses migrantes et de nombreux mi-
grants rencontrés, dont la famille a des besoins économiques. Toute-
fois, cette question se pose particulièrement pour les principales cibles
du stigmate, qui sont des femmes amenées à se mobiliser pour soute-
nir leur famille et éviter — ou rechercher — l’assimilation entre leur
migration et la prostitution dans les deux sociétés, de départ et
d’arrivée, alors qu’aucune femme interrogée ne se dit prostituée. Le
stigmate amène ces femmes à être inventives dans les divers espaces
qu’elles traversent. Certaines « jouent à la Marocaine » pour mieux
vivre à Dubaï, tandis qu’au Maroc, il s’agit parfois d’afficher une
« bonne conduite » (sexuelle, vestimentaire, relationnelle, etc.), indé-
pendamment des pratiques réelles et des relations avec les proches,
qui sont toujours centrales pour les femmes rencontrées.
« Faire la Marocaine » consiste ainsi à adopter des comportements
assimilés à la figure de la « femme (sexuellement) libre » ou de la
« bonne épouse » telle que représentée sur le marché sexuel ou ma-
trimonial. Il s’agit pour certaines femmes de se conformer aux stéréo-
types « positifs » (ou « négatifs », en fonction des interactions) assimi-
lés à leur nationalité en mobilisant un ensemble de savoirs pour tracer
leur voie sur un marché concurrentiel et inégalitaire qui exclut les
femmes en marge des normes féminines (âge, beauté, santé, savoirs,
etc.) reconnues. C’est ce que précise Kawtar20 , mère de deux enfants
en bas âge, lors d’une conversation avec trois femmes dans un salon de

20. Nous avons rencontré Kawtar dans un salon de coiffure, en janvier 2016. Kawtar, la
trentaine, de nationalité marocaine, a eu une expérience migratoire en Turquie. Lors de
notre rencontre, elle vendait des vêtements à la mode qu’elle va chercher en Turquie et
qu’elle vend à Dubaï, notamment à des femmes marocaines.

Migrations Société
110 Dossier : Aux frontières des sexualités, du genre et des migrations

coiffure à Dubaï : « Ici, il faut être jeune, belle, souriante et drôle. Il faut
travailler son apparence. Si tu perds ces avantages, t’es foutue. Il
importe aussi de maîtriser les différentes langues et variantes de
l’arabe. C’est par cette maîtrise linguistique, et par leurs compétences
culinaires, que les Marocaines parviennent à tracer leur chemin avec
les hommes des autres pays ! Les unes se marient, alors que les autres
se prostituent en attendant un mari ! ».
« Faire la Marocaine » est donc une mise en scène réfléchie dans un
espace où « être marocaine is a job », pour reprendre l’expression de
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Kenza. Cette cadre supérieure binationale, marocaine et états-
unienne, recrutée à Dubaï il y a neuf ans après avoir travaillé une di-
zaine d’années à Boston, ne se sent pas visée par le stigmate. « Faire la
Marocaine » constitue un véritable travail où des femmes (et des hom-
mes) mobilisent un ensemble de savoirs et de pratiques d’adaptation.
Ce travail apparaît fortement dans les situations de sexualité tarifée.
Ainsi, alors que nous avions passé la journée avec Taha, 26 ans, et son
amie Manal, 24 ans21 , avec lesquels nous avions partagé différents
moments (repas, entretiens, balades, etc.), nous avons été étonnées du
changement de ton à l’arrivée d’un « ami » émirati de Manal : celle-ci a
investi un langage différent (ton, gestuel, propos sur la sexualité et les
besoins de la famille, rires plus forts, partage de cigarettes, etc.), que
Taha, qui pratique lui aussi la sexualité tarifée à Dubaï en tant que
« professionnel », a fortement alimenté en amenant des sujets nou-
veaux, tout en modifiant lui aussi l’ensemble de ses attitudes corporel-
les et linguistiques, ainsi que son accent marocain.
Aussi, nos interlocutrices développent un véritable travail relation-
nel qui permet à certaines femmes d’accéder à différentes formes de
sociabilités avec diverses personnes. Elles se lient d’amour, d’amitié ou
se marier avec des Émiratis, alors que l’entrée en contact avec ces
derniers est représentée comme une difficulté par d’autres Marocains
et d’autres résidents étrangers, comme le précise Amélie le Renard qui
a travaillé sur les Français aisés, pour qui le manque de contact avec les
Émiratis est « vu comme une forme d’échec de l’expérience de
“l’expatriation” »22 . Ce travail des femmes concernées par le stigmate
de « Marocaine » est au centre des ressources qu’elles mobilisent pour
« réussir » leur expérience dubaïote.

21. Nous avons rencontré Taha lors d’une soirée dans un cabaret à Dubaï en janvier 2016. Nous
avons sympathisé avec lui, et avons décidé de le revoir. Il vivait en colocation avec Manal,
marocaine également.
22. LE RENARD, Amélie, “‘Ici, il y a les Français français et les Français avec origines’ : reconfi-
gurations raciales autour d’expériences de Dubaï”, art. cité (voir p. 7).

Vol. 30, n° 173 juillet – septembre 2018


Le stigmate de « Marocaine » à Dubaï 111

Le stigmate de « Marocaine », un construit intersec-


tionnel, des résistances adaptées
« Tant qu’on est seule, on est considéré comme une pute » : la lutte
pour la respectabilité
« Ici, pour nous [les Marocaines], l’objectif c’est de se marier. Car
tant qu’on est seule, on est considéré comme une “pute” ! », précise
Samira. Pour qu’une Marocaine s’installe aux Émirats arabes unis de
manière stable, légalement, économiquement, tout en étant respectée,
il lui importe de se marier. Samira est un cas atypique en raison des
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nombreux mariages qu’elle a contractés, mais elle reste représentative
de l’usage de la stratégie matrimoniale et maternelle : se marier et avoir
des enfants émiratis est utile pour prendre racine à Dubaï23 . La « quête
de mariage est la seconde caractéristique partagée par les Marocaines
en situation de déviance aux Émirats », précise Sarah, qui évite
d’utiliser le terme « prostitution », tandis que « le soutien à la famille
est la première caractéristique commune à ces femmes ». Le mariage
est recherché de préférence avec un muwatin, c’est-à-dire un citoyen
émirati, puisque ce dernier bénéficie de privilèges liés à la nationalité
locale et qui se révèlent être favorables à la réussite du projet migratoi-
re24 . En effet, ce sont surtout des femmes mariées à un partenaire
émirati qui ont pu développer des ressources locales leur permettant
de faire venir une partie de leur famille, y compris des frères ou sœurs,
des oncles ou tantes, un enfant laissé au Maroc lors du départ — et qui
est parfois reconnu par son nouveau père émirati —, etc.
Plus globalement, la quête du mariage local (avec un homme émira-
ti, saoudien, yéménite, syrien, indien, iranien, pakistanais, etc.) pour
mieux vivre et échapper au stigmate, distingue les Marocaines entre
elles — en se référant à la sexualité tarifée — et les amène à distinguer
les hommes en fonction de leurs ressources (classe sociale, nationali-
té). Ainsi, les femmes se définissant comme des anciennes migrantes
s’estiment différentes des primo-migrantes qui se prostitueraient à
Dubaï : elles se disent bien adaptées car mariées à des locaux, et se-
raient donc, à ce titre, bien intégrées dans la société locale. Les fem-
mes non mariées à des hommes privilégiés contractent des mariages
avec des étrangers peu favorisés et exercent des activités rémunératri-

23. L’objectif de résider de manière durable dans le pays d’immigration peut être limité dans le
temps. Ainsi, Samira est aujourd’hui installée à Londres après s’être séparée de son mari
émirati. Elle est désormais mariée à un Anglais rencontré à Dubaï, avec qui elle a eu un
troisième enfant (deux étant nés de ses précédentes unions). Il s’agit de son quatrième
mariage.
24. Les muwatnin, c’est-à-dire « les citoyens », est le mot utilisé par nos interlocutrices pour
désigner les Émiratis.

Migrations Société
112 Dossier : Aux frontières des sexualités, du genre et des migrations

ces dans des conditions précaires (restauration, services, prostitution,


etc.), alors que les épouses d’hommes favorisés n’éprouvent pas en
général le besoin d’exercer un travail salarié. Parallèlement, les hom-
mes marocains susceptibles d’être des époux pour ces femmes — car
ils appartiennent à des milieux sociaux similaires — ne figurent pas
parmi les éventuels partenaires dans le cadre du mariage local des
Marocaines à Dubaï. En outre, ces hommes se marient ou envisagent de
le faire au Maroc. Le mariage local est inexistant parmi les hommes
marocains rencontrés, de même qu’il ne se pose pas de manière
centrale pour les femmes marocaines ou françaises qui sont cadres
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supérieures à Dubaï. Ce sont donc surtout les femmes peu avantagées
(par la classe sociale et la nationalité) et victimes des effets du stigmate
de « Marocaine » qui fixent le mariage et l’installation localement à
Dubaï comme objectifs à atteindre. Les savoirs qu’elles mobilisent pour
accomplir ces objectifs sont-ils à l’origine de leur stigmatisation ?

Être marocaine ne suffit pas pour être stigmatisée à Dubaï…


Si le stigmate de « Marocaine » est connu par l’ensemble des Maro-
cains rencontrés à Dubaï, au Maroc et en France, ses effets négatifs
n’apparaissent pas dans tous les entretiens. À l’instar des autres jeunes
hommes employés et peu qualifiés, Aziz et Adil se disent eux aussi
affectés par ce stigmate. Ils reçoivent souvent des injonctions pour
« expliquer ce que font les Marocaines » à des collègues ou à des
hommes étrangers qu’Aziz et Adil rencontrent dans le cadre de leur
travail de serveurs dans un restaurant (dont la propriétaire, qui possède
d’autres commerces dans le même quartier, est une Marocaine mariée
à un Émirati). Ces hommes évoquent la honte de se dire marocain,
alors qu’ils affichent de l’empathie à l’égard de leurs concitoyennes qui
se prostituent à Dubaï et n’assimilent pas du tout prostitution et migra-
tion des femmes. L’empathie exprimée à l’égard des Marocaines qui
utilisent — éventuellement — la sexualité tarifée comme ressource est
également présente chez les cadres supérieurs français ou marocains à
Dubaï qui ont une certaine connaissance des difficultés que subissent
des femmes sous l’effet du stigmate de « Marocaine », sans se dire
personnellement affectés par ce stigmate.
Aucune cadre supérieure marocaine rencontrée n’a formulé une
quelconque volonté de cacher sa nationalité, alors que certaines
Marocaines qui n’ont pas émigré en tant que cadre supérieure, comme
Samira, expliquent qu’« à cause des filles marocaines qui se prosti-
tuent, je ne dis jamais que je suis marocaine. Je dis que je suis libanaise
ou syrienne ». À l’instar des hommes cadres supérieurs, les femmes
hautement qualifiées répondent au stigmate par le sourire, alors que

Vol. 30, n° 173 juillet – septembre 2018


Le stigmate de « Marocaine » à Dubaï 113

les femmes assimilées à la « Marocaine » et les hommes marocains


moins avantagés se focalisent tous sur ce stigmate et se définissent en
réaction à ses effets, aussi bien dans les relations de travail que dans
les liens de mariage, d’amitié ou de sexualité entre Marocains et avec
les non-Marocains à Dubaï et au Maroc. La classe sociale et la nationali-
té conditionnent la construction du stigmate. Néanmoins, certains de
leurs effets cumulent le sexe dans les deux espaces émirati et maro-
cain. Dès lors, si le retour au Maroc est souvent envisagé par les hom-
mes de catégories peu favorisées et par les femmes et les hommes
cadres supérieurs, il n’est pas forcément mis en avant par les femmes
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peu avantagées qui envisagent l’installation et l’acquisition de droits
locaux comme figurant au centre de leur projet migratoire. Ces fem-
mes développent des capacités d’agir qui leur permettent d’envisager
l’installation en mobilisant des savoirs migratoires qui utilisent, entre
autres, les stéréotypes sur les Marocaines et en se mariant à des hom-
mes riches et avantagés par leur nationalité (émiratie, saoudienne,
britannique, etc.). Les histoires de « réussite » de ces migrantes —
dont les pionnières sont venues dans les années 1980 — influent sur
celles qui « galèrent » à Dubaï. Cela étant, pour ces dernières, ne pas
retourner au Maroc est un moyen d’éviter d’être doublement stigmati-
sées en raison de leur image de « prostituée » et de l’échec de leur
projet de mobilité sociale par la migration. Certaines choisissent par-
fois de rester en situation irrégulière et de précarité en matière de
logement, de travail, de revenus et de séjour, tandis que d’autres
réussissent à accéder à des ressources leur permettant une installation
aux Émirats arabes unis, en tant que mères de nationaux. Ces acquis en
ressources permettent aussi des mobilités sociale et géographique que
les hommes marocains peu avantagés, ainsi que les cadres supérieurs
de nationalité marocaine, ne parviennent pas à réaliser. En effet, la
seule nationalité marocaine ne favorise ni l’installation à Dubaï (sans
contrat de travail légal) ni la libre circulation des cadres supérieurs
désireux de s’inscrire dans/entre d’autres espaces nationaux.

Conclusion
En somme, la construction dans l’espace dubaïote d’une marocani-
té féminine stéréotypée souligne la pression normative pesant sur les
migrantes et les migrants, en particulier lorsqu’il s’agit de femmes peu
privilégiées sur le plan de la classe sociale et de la nationalité. En ciblant
ces femmes, cette pression par le stigmate signifiant une sexualité
déviante agit comme un support de légitimation et de maintien des
frontières (nationales et sociales) et de la dépendance des femmes à
l’égard des hommes avantagés.

Migrations Société
114 Dossier : Aux frontières des sexualités, du genre et des migrations

En effet, les discours dépréciatifs sur la « Marocaine » se produi-


sent à l’encontre des femmes parties « seules », non mariées ou ma-
riées à des « étrangers », et défavorisées, qui du fait justement de leur
statut administratif et matériel, exercent dans des secteurs dévalorisés
(parfois la prostitution) où elles créent des savoirs adaptés pour réussir
leur migration. La signification stigmatisante de leur sexualité réelle ou
supposée agit comme un « fouet »25 qui rend particulière leur situation
parmi les autres migrants dans leur société d’origine. Si cette significa-
tion ne touche pas toutes les Marocaines ou les Françaises d’origine
marocaine, elle ne se limite pas aux femmes, malgré la sexualisation du
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stigmate. La stigmatisation se définit par l’intersectionnalité. Si les
Marocaines dont il s’agit majoritairement à Dubaï n’étaient pas à la fois
femmes, étrangères parties dans des conditions peu reconnues, issues
de familles peu favorisées et occupant des travaux dévalorisés, leur
mobilité ne serait pas stigmatisée et elles ne seraient pas forcément
assimilées à des « prostituées ». Toutefois, ce processus n’empêche
pas de nombreuses femmes d’atteindre les objectifs qu’elles se sont
fixés avant leur départ du Maroc, même si le chemin de la mobilité
sociale se crée par la mobilisation des normes dominantes, notamment
le mariage. Ces femmes franchissent les frontières imposées par les
pays riches (du Golfe et plus largement) aux populations défavorisées
du Sud. Elles investissent l’espace migratoire ainsi que le monde du
travail au sein de cet espace et parviennent à construire des mobilités
sociales, alors que les femmes ont rarement été sollicitées comme
travailleuses étrangères reconnues. Leur stigmatisation est donc liée à
leur transgression des frontières de genre (migration en tant que
femme partie sans père ni mari, adoption du rôle de pionnière de la
chaîne migratoire, résidence sans famille, relations sexuelles hors
mariage, etc.), de classe sociale (acquisition de nouvelles ressources,
etc.) et de nationalité (quête de relations au-delà des frontières natio-
nales, accès à la citoyenneté, etc.). Elle révèle à la fois le contrôle et les
résistances des femmes qui déploient un véritable savoir des « fai-
bles », fait d’adaptations et de stratégies complexes pour vivre leur
migration au mieux, en mobilisant les significations sur leur genre, leur
sexualité et leur nationalité, sans céder sur l’essentiel.

25. PHETHERON, Gail, Le prisme de la prostitution, op. cit. (voir p. 129).

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