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© Centre d'Information et d'Etudes sur les Migrations Internationales | Téléchargé le 09/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.205.81.201)
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ÉDITORIAL
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« C’est dans la perspective de cette Union méditerranéenne
qu’il nous faut concevoir l’immigration choisie, c’est-à-dire
décidée ensemble, organisée ensemble, maîtrisée ensemble ».
Nicolas Sarkozy, discours de Toulon, le 7 février
2007.
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rence entre ses “penchants sudistes” et ses ambitions néo-impériales.
Pour les uns, Nicolas Sarkozy serait le promoteur d’un “nouveau
tiers-mondisme” davantage réaliste et pragmatique ; pour les autres,
l’apôtre d’un néocolonialisme du XXIe siècle qui instrumentaliserait
la question méditerranéenne à des fins de pouvoir personnel. En
somme, les premiers se limitent volontiers aux passages aux accents
néo-gaulliens, voire braudéliens, du discours sarkozyen sur la Médi-
terranée comme “mer ouverte”, les seconds à sa vision étriquée de
l’histoire (la critique de la repentance) et à sa conception restrictive
des mobilités humaines (l’immigration choisie à l’échelle méditerra-
néenne). Pourtant, dans le discours fondateur de Toulon, il existe
bien une véritable cohérence entre ces deux registres, qui ne sauraient
être interprétés comme l’expression d’un “double discours” ou d’une
schizophrénie présidentielle et qui scellent leur unité dans un dialo-
gisme sécuritaire à portée culturaliste. Nicolas Sarkozy croit fermement
en l’existence objective des “civilisations” et au danger éminent d’un
clash, et il veut y opposer un dialogue réaliste et “civilisateur” dans
lequel la partie nord de la Méditerranée viendrait soutenir sa partie
Sud, afin qu’elle ne replonge pas dans la barbarie et l’obscuran-
tisme. Le président de la République se présente ainsi comme un
“Huntington à visage humain”2, partant du même postulat idéolo-
gique que le célèbre politologue américain (la théorie du clash des
civilisations), mais pour mieux le retourner à des fins pacifiques.
En ce sens, Nicolas Sarkozy se sent investi d’une mission historique,
celle de poursuivre l’œuvre civilisatrice de nos glorieux ancêtres :
« Notre grand tort est d’avoir longtemps, trop longtemps, tourné le dos à la
Méditerranée […]. Il faut dire les choses comme elles sont : en tournant
2. Nous pensons ici aux théories développées dans HUNTINGTON, Samuel, Le choc des civili-
sations, Paris : Éd. Odile Jacob, 2000, 545 p.
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L a France se devrait donc de renouer avec son destin impérial,
montrant la voie à l’Europe, afin de rallumer les “Lumières”
dans un monde méditerranéen de plus en plus confronté aux pulsions
destructrices et mortifères. Et la République française pourrait
d’autant mieux assumer cette mission qu’elle partage avec les peuples
de la rive Sud une histoire commune. À ce niveau, la conception des
relations internationales véhiculée par le président de la République
prend corps dans sa vision de l’Histoire, où la colonisation est moins
perçue comme projet d’aliénation et de domination de l’Autre que
comme œuvre de civilisation. Civiliser les “barbares” de la rive
sud de la Méditerranée est certes une mission du passé mais qui
garde tout son sens dans le temps présent : « Cessons de noircir le passé.
L’Occident longtemps pécha par arrogance et par ignorance. Beaucoup de
crimes et d’injustices furent commis. Mais la plupart de ceux qui partirent
vers le Sud n’étaient ni des monstres ni des exploiteurs. Beaucoup mirent
leur énergie à construire des routes, des ponts, des écoles, des hôpitaux.
Beaucoup s’épuisèrent à cultiver un bout de terre ingrat que nul avant eux
n’avait cultivé. Beaucoup ne partirent que pour soigner, pour enseigner.
On peut désapprouver la colonisation avec les valeurs qui sont les nôtres
aujourd’hui. Mais on doit respecter les hommes et les femmes de bonne
volonté qui ont pensé de bonne foi œuvrer utilement pour un idéal de
civilisation auquel ils croyaient. Il faut respecter ces milliers d’hommes et
de femmes qui toute leur vie se sont donné du mal pour gagner par eux-
mêmes de quoi élever leurs enfants sans jamais exploiter personne et qui
ont tout perdu parce qu’on les a chassés d’une terre où ils avaient acquis
par leur travail le droit de vivre en paix, une terre qu’ils aimaient, parmi
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une population à laquelle les unissait un lien fraternel »4. Ici, l’Histoire
revisitée par le président de la République vaut aussi projet d’avenir,
la bravoure des “petits colons français” devant servir d’exemple aux
générations futures.
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sol face à ces hordes de “nouveaux barbares” venus du sud de la
Méditerranée, qui, par leurs us et coutumes, menacent les principes
fondamentaux de notre civilisation française et européenne : « Je
souhaite qu’on ne puisse pas vivre en France sans respecter sa culture et
ses valeurs. Je souhaite qu’on ne puisse pas s’installer durablement en
France sans se donner la peine d’écrire et de parler le français. Et à ceux
qui veulent soumettre leur femme, à ceux qui veulent pratiquer la poly-
gamie, l’excision ou le mariage forcé, à ceux qui veulent imposer à leurs
sœurs la loi des grands frères, à ceux qui ne veulent pas que leur femme
s’habille comme elle le souhaite je dis qu’ils ne sont pas les bienvenus sur
le territoire de la République française. À ceux qui haïssent la France et
son histoire, à ceux qui n’éprouvent envers elle que de la rancœur et du
mépris, je dis aussi qu’ils ne sont pas les bienvenus »5.
On comprend dès lors que les différents registres du discours
fondateur de Toulon ne sauraient être analysés séparément, par-
ticipant d’une même matrice idéologique : l’espace méditerranéen
conçu à la fois comme affirmation et redéploiement du génie euro-
péen qui, dans le discours sarkozyen, se réduit bien souvent au génie
français, les autres pays européens étant considérés comme moins
aptes à exercer la mission de civilisation. L’échec du processus de
Barcelone6 — trop timoré et trop arrimé au flanc nord de l’Union
européenne, selon Henri Guaino, le conseiller du président — en
est la preuve vivante : « La Méditerranée s’est toujours efforcée de re-
trouver son unité perdue depuis la fin de l’Empire romain, par la conversion
religieuse, la guerre, la conquête. Toutes ces voies ont échoué. La grande
4. Ibidem.
5. Ibidem.
6. Échec que nient les autres membres de l’Union européenne, qui voient dans ce “processus”
une étape décisive vers une nouvelle forme de coopération avec les pays de la rive sud de la
Méditerranée.
leçon de l’histoire est que cette aspiration profonde à l’unité ne pourra être
satisfaite par une domination d’une partie de la Méditerranée sur une
autre. Avec Barcelone, l’Europe a marqué son intérêt pour le Sud mais
elle a échoué à refonder sur d’autres bases le dialogue entre l’Occident et
le monde du sud de la Méditerranée. Car ce dialogue était extrêmement
déséquilibré. Il consistait, pour l’Europe, à offrir son aide, à formaliser des
rapports de prestataires à clients. On reproduisait le rapport entre le Nord et
le Sud, les dominants et les dominés... »7.
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C e “nouveau tiers-mondisme” libéralo-conservateur du
XXIe siècle, largement inspiré par le conseiller du président,
cache mal pourtant un certain réalisme sécuritaire, l’esprit conquérant
reprenant très vite le dessus sur la volonté réelle de renverser le
rapport de domination. Le désir de promouvoir des “coopérations
concrètes” voudrait marquer un souhait à peine voilé d’évacuer les
questions politiques : « Une autre erreur, ajoute Henri Guaino, a été de
vouloir conditionner la coopération avec la Méditerranée à la résolution des
questions politiques. Comme celles-ci étaient insolubles a priori, on n’a pas
pu avancer sur les questions concrètes. Or, la paix, la démocratie, les droits
de l’homme sont l’aboutissement d’un processus de coopération et non la
condition de sa mise en chantier. C’est en avançant sur des coopérations
concrètes, de plus en plus étroites, que l’on peut créer des liens de solidarité
entre les peuples »8.
En résumé, la future Union pour la Méditerranée — initialement
Union méditerranéenne dans sa version sarkozyenne — se devra
d’éviter les questions qui fâchent au profit d’une approche purement
pragmatique des relations entre les deux rives : discrétion sur les
questions d’immigration, des droits de l’homme et de la démocratie
et approche édulcorée du problème israélo-palestinien. De ce fait,
les inspirateurs français de l’UPM se retrouvent prisonniers dans
leurs propres contradictions : construire un nouvel espace politique
méditerranéen plus ou moins autonome tout en cherchant à dépo-
litiser les problèmes fondamentaux qui touchent les populations.
En effet, le “rêve civilisateur” des éminences grises du sarkozysme
7. GUAINO, Henri, “Faut-il croire à l’Union pour la Méditerranée ?”, débat avec Pascal Boniface,
propos recueillis par Alain Barluet, Le Figaro du 28-3-2008.
8. Ibidem.
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de la Méditerranée), le président de la République a dû se contenter
du “plus petit”, une version très “technique” et très “froide” de
l’Union méditerranéenne qui n’innove en rien par rapport au pro-
cessus de Barcelone, dont pourtant le président cherchait à tout
prix à s’émanciper. Cette filiation avec Barcelone 1995 est d’ailleurs
réaffirmée explicitement par les signataires de la Déclaration com-
mune du sommet de Paris pour la Méditerranée, comme si Nicolas
Sarkozy avait dû se résigner à n’être qu’un commis administratif
de l’Union européenne et non un bâtisseur d’empire et de civili-
sation : « Les chefs d’État ou de gouvernement soulignent l’importance du
rôle joué depuis 1995 par le processus de Barcelone, qui constitue l’instrument
central des relations euro-méditerranéennes. Ce processus, qui représente un
partenariat englobant trente-neuf gouvernements et plus de 700 millions
de personnes, a offert un cadre propice à une action et un développement
constants. Le processus de Barcelone est la seule enceinte dans laquelle
l’ensemble des partenaires euro-méditerranéens procèdent à des échanges
de vues et participent à un dialogue constructif. Il traduit un engagement
résolu en faveur de la paix, de la démocratie, de la stabilité régionale et de la
sécurité à travers la coopération et l’intégration régionales. Le processus de
Barcelone : une Union pour la Méditerranée vise à tirer parti de ce consensus
pour que soient poursuivies la coopération, les réformes politiques et socio-
économiques et la modernisation, sur la base de l’égalité et du respect mutuel
de la souveraineté de chacun »10.
En bref, le projet méditerranéen se retrouve ramené à des
dossiers techniques et à des politiques publiques transnationales peu
ambitieuses et surtout très consensuelles : la gestion de l’eau, l’énergie
9. HASKI, Pierre, “Sarkozy vend la Méditerranée au rabais aux Européens”, Rue89, 14 mars 2008.
10. Déclaration commune du sommet de Paris pour la Méditerranée, 13 juillet 2008. Voir
www.ue2008.fr/PFUE/lang/fr/accueil/PFUE.../declaration_commune_du_sommet_de_paris_po
ur_la_mediterranee
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dans toute la région par la mise en œuvre de projets qui renforceront le flux
des échanges entre les citoyens de l’ensemble de la région. À cet égard, ils
conviennent que cette initiative comporte une dimension humaine et cultu-
relle. Ils soulignent la volonté de faciliter la circulation légale des personnes.
Ils insistent sur le fait que promouvoir des migrations légales correc-
tement gérées dans l’intérêt de toutes les parties concernées, lutter contre
les migrations clandestines et favoriser les liens entre les migrations et le
développement sont des sujets d’intérêt commun qu’il convient de traiter
selon une approche globale, équilibrée et intégrée »11.
11. Ibidem.
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vue, le “dialogue des cultures” et sa version plus “hard”, le “dialogue
des civilisations”, paraissent fonctionner davantage comme des
vecteurs de brouillage de la lisibilité des situations autoritaires et
inégalitaires, contribuant à une dépolitisation des responsabilités au
profit d’une survalorisation intéressée des facteurs culturels et re-
ligieux, tel un voile posé sur l’autoritarisme et les rapports de domina-
tion Nord-Sud. Comme le relève très justement le politologue
François Burgat, « l’approche et le traitement culturalistes des tensions inter-
nationales,, en général,, et de la violence dite “terroriste”, en particulier,,
recèlent ainsi plusieurs paradoxes. En se coulant dans le moule des appar-
tenances culturelles, ils peuvent contribuer à crédibiliser les différences
culturelles (que les acteurs sont invités à “respecter” plus qu’à relativiser),
qu’ils devraient tout autant aider à dépasser. L’insistance accordée au registre
culturel participe d’un mécanisme d’occultation des causalités politiques
de tensions. Elle cautionne souvent de ce fait une distribution très unilatérale
des responsabilités (les “maladies” de la culture de l’Autre suffisant à
expliquer les difficultés de notre coexistence avec lui) qui retarde d’autant
l’adoption de solutions réalistes »13.
12. Ibidem.
13. BURGAT, François, “Le ‘dialogue des cultures’ : une vraie-fausse réponse à l’autoritarisme”,
in : DABÈNE, Olivier ; GEISSER, Vincent ; MASSARDIER, Gilles, Autoritarismes démocratiques
et démocraties autoritaires au XXIe siècle. Convergences Nord-Sud, Paris : Éd. La Découverte,
2008, pp. 235-236.
14. À ce propos, voir l’excellent ouvrage de PATRIE, Béatrice ; ESPAÑOL, Emmanuel, Méditerranée,
adresse au président de la République Nicolas Sarkozy, Paris : Éd. Sindbad, 2008, 352 p.
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sité exotique et folklorique de l’Union européenne.
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