Vous êtes sur la page 1sur 20

RECENSIONS

S.E.R. | « Études »

2003/11 Tome 399 | pages 557 à 575


ISSN 0014-1941
DOI 10.3917/etu.995.0557
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-etudes-2003-11-page-557.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour S.E.R..


© S.E.R.. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)

© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Littérature l’amour prend ici la forme du regret de ce
qui aurait pu être. La narration est entre-
mêlée à celle des derniers moments de la
vie de l’extraordinaire personnage de
Yukio MISHIMA femme libre que fut la cantatrice Tamaki
Miura (1884-1946). Le jeune écrivain, qui
Une matinée d’amour pur assista à son dernier récital, décrit son
Nouvelles choisies et traduites du japonais adieu à la scène (et à la vie) dans un pas-
par Ryôji Nakamura et René de Ceccaty. sage d’une saisissante beauté. L’ultime
Gallimard, 2003, 238 pages, 19 €. nouvelle, qui donne son titre au recueil,
révèle, quant à elle, une formidable maî-
La fascination qu’exerce Yukio trise de l’ambiguïté : pour renouer avec la
Mishima (1925-1970) n’a jamais cessé pureté initiale de son amour, un couple
depuis son suicide, en 1970. Les sept nou- déclinant utilise de jeunes gens à leur
velles qui composent ce livre ont été insu. Ce récit vient clore un ouvrage
publiées entre 1946 et 1965. De la pre- essentiel pour saisir ce que Marguerite
mière, écrite alors qu’il avait une ving- Yourcenar nommait la « montée exté-
taine d’années, jusqu’à la dernière, on est nuante » de Mishima vers sa fin.
immédiatement touché par la cruauté et
l’ambivalence des sentiments. Si l’on y Michèle Levaux
retrouve la nostalgie de Mishima pour la
culture ancestrale de son pays, de même
que son goût pour le rêve et la musique,
ces textes se distinguent par leur lueur SHAN SA
tragique. Toutes les nouvelles ont été
choisies en fonction d’un thème récurrent Impératrice
chez l’écrivain : celui des émois et des Albin Michel, 2003, 440 pages, 22 €.
détours de l’amour, de ses tourments
© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)

12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)


comme de ses cruautés. Ecrite au sortir de Indéniablement, Impératrice sera l’évé-
l’adolescence, Une histoire sur un promon- nement de la rentrée littéraire ; davantage
toire ouvre le recueil. Mishima sait rendre, à cause de l’imbroglio éditorial – et média-
dans une très belle langue, l’exaltation tisé – qui l’a accompagné, qu’en raison de
d’un enfant qui découvre simultanément, son originalité ou de l’écriture si sédui-
dans un somptueux paysage estival de sante des romans précédents. A travers la
bord de mer, la violence et la douleur de voix d’une femme qui a vécu au VII e siècle
l’amour, lorsque son élan se brise net sur en Chine, le roman retrace le destin excep-
le double suicide d’amants dont il a été le tionnel de cette jeune fille du peuple deve-
complice involontaire. La boucle est bou- nue impératrice dans un pays et une
clée aussi pour cette vieille femme riche et époque où les femmes n’ont d’existence
son gigolo qui s’inventent de petits jeux, qu’à l’intérieur d’un lieu clos : la maison,
un peu médiocres, pour enrayer le travail le couvent ou le gynécée impérial. Tout
du temps, au cours de Un voyage ennuyeux. d’abord servante, puis concubine parmi
L’amour trouble d’un tout jeune homme trois mille autres, enfin épouse de l’empe-
pour deux femmes qu’il surimpose dans reur, elle gouverne à sa place en secret,
son esprit, la mystérieuse fusion de puis officiellement, avant de se faire
deux êtres dans l’univers d’un cirque, la sacrer impératrice à la mort de son mari.
arnets d’ letvdes

cruauté qui atteint son paroxysme dans Roman initiatique s’il en est, Impératrice
La Lionne, chef-d’œuvre d’intensité, où dresse le portrait d’une femme ambi-
É Les | Téléchargé

Mishima revisite le mythe de Médée sous tieuse, déterminée à gagner ou conserver


les dehors de la retenue nippone, sont les le pouvoir au point de sacrifier ses fils ou
autres facettes de cette exploration des ses amants. Soucieuse de son pays autant
méandres psychologiques de l’amour. Une que de sa destinée, elle règne avant
C

nouvelle est particulièrement attachante, l’heure en despote éclairé et entraîne la


© S.E.R.

Le Papillon. Elle résonne de l’écho mélan- Chine vers l’apogée de sa civilisation.


colique de l’écoulement du temps, et Tout est habilement ficelé : l’ascension
de la jeune roturière – prénommée chambre, de ces soirées où « quelque
Lumière –, les intrigues de cour, la réalité chose gagnait en épaisseur, et dans les
féminine qui déjoue savamment la domi- moments silencieux plus encore ». Une his-
nation masculine, les personnages secon- toire d’amour qui refuse de dire son nom,
daires si discrets et monolithiques qui où la sexualité est quasiment absente,
exacerbent la complexité de l’héroïne... pour laisser place à des mots qui peu à peu
Mais on ne retrouve pas la force de Porte se déchargeront de l’aridité de leurs envi-
de la paix céleste ou de La Joueuse de go. La ronnements apparemment incompatibles.
volonté d’efficacité a recouvert toute la Ils sont séparés par les événements poli-
richesse poétique qui caractérisait Shan tiques, conjugaux. Ce long voyage d’appri-
sa, et nous sommes en face d’un ouvrage voisement de leurs mots respectifs laisse
historique qui nous engage dans une his- supposer que le voyage parallèle effectué
toire certes intéressante, mais qui res- en fin de roman les réunira à nouveau
semble à ce que nous avons déjà souvent – pour un autre parcours, aussi plein
lu... Dernière curiosité : Lumière fut de poésie humaine.
oubliée par l’Histoire, qu’en sera-t-il
d’Impératrice ? Marie-Noëlle Campana

Marie-Noëlle Campana

Gil JOUANARD
Un nomade casanier
Claire ETCHERELLI
Phébus, 2003, 318 pages, 20 €.
Un temps déraisonnable
Ed. du Félin, 2003, 286 pages, 20 €. Dès sa plus tendre enfance, Gil
Jouanard a pratiqué l’art raffiné, grave et
Beau roman. Une histoire à deux voix, léger du regard. Regard porté d’abord sur
© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)

© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)


dans un temps que Claire Etcherelli quali- les insectes qui ont émerveillé le petit gar-
fie de « déraisonnable » car débutant après çon avant d’être élargi au monde, offert à
le séisme de mai 68, et qu’elle prolonge lui et pour lui. C’est à la faveur d’une auto-
jusqu’en 1989. Le bouleversement a eu biographie, menée à la cadence d’un roman
lieu dans les usines et dans les âmes, picaresque, que ce regard enveloppe
celles des ouvriers, des militants et des aujourd’hui non plus un lieu géographique
grands patrons. En voici un qui raconte mais l’espace de la propre vie de l’écrivain.
sa rencontre avec OrisStella, étrange Et il y avait là de quoi regarder ! Les per-
employée de maison qui s’empêtre dans le sonnages qui ont entouré l’auteur – notam-
service, mais lit les journaux économiques ment sa mère, qui, impérieuse, débordante
et sait parler des espoirs politiques de et excentrique, n’est pas sans rappeler
« la base », qui constitue sa famille. Il la celle d’Albert Cohen... – sont autant de
retrouve parfois dans sa chambre et sujets de roman que les péripéties impro-
entame un dialogue perlé, usant d’un bables de leur existence. Mais Jouanard
« vocabulaire retenu en ce qui concerne sait aussi, grâce à une science consommée
l’émotionnel », cherchant chaque soir à de la périphrase et de l’analogie, ainsi qu’à
pénétrer ce silence, à le maîtriser pour un esprit de synthèse jamais départi
comprendre, elle, lui, la vie – autre que sa d’humour, donner sens et vie aux moindres
vie de « voyageur égaré » qui consiste « à épisodes de son itinéraire personnel. Il
tenir bon » face aux revendications de son devient ainsi ce promeneur gourmand et
usine et aux exigences de son milieu. La amoureux, heureux toujours mais jamais
voix d’OrisStella orchestre la seconde « satisfait », qui fait halte pour contempler
partie de ce roman, dit leurs rencontres et les pérégrinations de son existence et
leur histoire au travers de son histoire à saisir comment chacune d’entre elles a
elle, où se mêlent les drames familiaux, la pu constituer un pas initiatique de plus
politique et la passion des livres. A son vers « l’être-là » qui le constitue aujour-
tour, elle fait le récit des soirées dans sa d’hui. Mais, ne nous méprenons pas : à
l’exemple, paraît-il, du regard de Follain, parallèle de leur collège « pas très au cou-
celui de Jouanard n’est jamais longue- rant du monde » (La guerre froide ?... « Il
ment appuyé ; rapidement, il décolle « en doit faire très froid à Berlin »... !), parlent
direction des rivages situés en revers théâtre, musique, journalisme et s’acti-
des mondes visibles ». Remontant à la vent... pour devenir adultes. Tous ont
source, à la source des sources, il ramène l’amour pour préoccupation essentielle.
l’auteur jusque dans la conscience primi- Tous rêvent, projettent, prédisent... jus-
tive du premier homme qui, réalisant tout qu’au jour où le sort vient les frapper. Le
à coup l’informulable énigme qui se tient sort ? Non. Ce sont les hommes eux-
derrière tout ce qu’il voit... cherche, pour mêmes, si prompts à la compromission, si
tenter de la désigner, « le début du com- facilement médiocres, qui inventent et
mencement d’une vague espèce de son qui réinventent, à chaque époque, jalousie,
en rendrait compte ». « On appelle cela, dit haine des classes et racisme. C’est pour-
l’écrivain, un mot. » Un de ces mots qui quoi la désillusion (« A quoi ça sert ? »)
fondent l’œuvre de Gil Jouanard. n’est pas loin. D’autant que, comme peu-
vent l’être les récits, les vies sont parfois
Ariane Vuillard brutalement rompues. Jonathan Coe le
sait. Mais il sait aussi qu’« il y a des
vies qui valent des mondes, des moments
si chargés d’émotion, si débordants qu’ils
Jonathan COE en deviennent intemporels », et que
ces moments, il faut les « dilater, les
Bienvenue au club faire durer toujours ». La lecture de
Gallimard, 2003, 530 pages, 19,50 €. Bienvenue au club fait encore mieux : elle
leur donne vie.
« Est-ce qu’un récit sert à quelque
chose ? Je me le demande. Je me demande Ariane Vuillard
si tout le vécu peut vraiment être réduit et
© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)

12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)


distillé en quelques moments d’excep-
tion... Si toute tentative de tracer un lien Cees NOOTEBOOM
entre eux est vouée à l’échec. » C’est visi-
blement à cette question, posée par le Hôtel nomade
jeune Benjamin, héros principal de son Traduit du néerlandais par Philippe Noble.
sixième livre, que Jonathan Coe tente ici Actes Sud, 2003, 288 pages, 22 €.
d’apporter une réponse. Aussi tous les
moyens sont-ils mis en œuvre : alternance Ce récit de voyage est un recueil de
des personnages, changement des lieux, textes qui sont tous placés sous le signe
allers et retours dans le temps. Les ins- du mouvement, conçu par l’auteur comme
tances de narration varient. Le récit, préa- l’origine même de l’existence. L’éloge du
lablement enchâssé dans un dialogue, se mouvement ne surprend pas dans la prose
met en abyme, s’émaille d’articles de jour- d’un voyageur, mieux encore, d’un homme
nal (intime ou scolaire), d’extraits de qui n’a ses pénates nulle part et promène
lettres ou de papiers intimes. Et le résul- sa plume d’hôtel en hôtel. Mais son amour
tat, maîtrisé de main de maître, écrit dans du mouvement ne se résume pas au seul
une langue savoureuse, est de grande qua- élan du voyage, il résulte d’une fascina-
lité. Voici donc, puisqu’il est convenu tion pour l’évolution et la disparition de
arnets d’ letvdes

qu’un roman – somme toute classique, toute chose, et même des parties de soi-
malgré son foisonnement – s’ancre dans même. Quand Nooteboom écrit de belles
É Les | Téléchargé

l’histoire, la vie de quelques élèves d’un variations sur le thème périlleux du


collège anglais et de leurs parents, à voyage à Venise, ville à la fois magnifiée et
Birmingham, dans les tumultueuses menacée par son double littéraire, il
années 70. Les adultes, syndicalistes ou montre la distance réfléchie de celui
C

cadres à l’usine British Leyland, parlent qui sait poser sur les choses un regard
© S.E.R.

politique et s’activent pour changer la « au présent » non dénué d’humour. Nul


société. Les adolescents, dans l’univers cynisme, nul fatalisme devant le cours
irréversible du temps qui semble arracher dans les médias (la télévision). Magnifique
à Venise ou à l’Orient-Express leur poé- et grave témoignage, non seulement sur
tique image passée : l’auteur, au contraire, le rôle et le fonctionnement des organes
fait l’éloge de la mobilité incessante du d’information massive, assez connu, mais
monde et de l’activité des hommes. Il aussi sur ceux des mentalités (ethnique,
explore les techniques qui peuvent per- éthique) qui ne cessent de peser de tout
mettre à son écriture de mieux dire ce leur poids de traditions non interrogées.
qu’il voit et ce qu’il veut faire voir : pour Cela est dit à la première personne, mais
parler de la vie des habitants des îles cela concerne, aujourd’hui et ici, tous ceux
d’Aran soumis à la rigueur de leur envi- qui doutent et s’interrogent sur le rôle des
ronnement naturel, il se fait cartographe images et des paroles présumées nous
et insère dans son texte son beau poème informer. Leçons à méditer sur les liens de
« Cartographie ». Mais c’est à la photogra- la morale et de la politique, sur l’amour
phie, capable plus qu’un autre art de sai- des chaînes qui persiste, même chez ceux
sir la réalité en mouvement, qu’il consacre qui s’en croient quitte. (Simultanément,
de longs et beaux passages, les plus origi- paraît aux mêmes éditions un roman du
naux : comment saisir, par la photo ou même auteur, Abel et Lise, à lire en contre-
l’écriture, le temps en train de passer ? La point du Journal.)
référence proustienne, jamais absente du
livre, apparaît très nettement dans la troi- Francis Wybrands
sième partie, où il défend son goût exi-
geant de la contemplation, du hasard et de
l’oubli contre ceux qui « s’entêtent à sur-
vivre » dans les capitales. Gisèle de GOUSTINE
Agnès Passot Contes sous la Croix du Sud
Maisonneuve & Larose, 2003,
206 pages, 20 €.
© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)

© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)


Auxence CONTOUT
Vidosav STEVANOVIC Contes et légendes de Guyane
Voleurs de leur propre liberté Maisonneuve & Larose, 2003,
Traduit du serbo-croate par Mauricette Begic 220 pages, 15 €.
et Nicole Dizdarevic. L’Esprit des Péninsules,
2003, 268 pages, 20 €. Avec ces deux ouvrages, l’éditeur
atteint le nombre de douze publications
Après plusieurs décennies de socia- consacrées aux contes. En les regroupant
lisme version titiste, une bonne décennie dans une même collection, alors qu’ils lui
de nationalisme guerrier version Milose- viennent des quatre coins de la planète, il
vic, la Serbie a cru se libérer pour enfin entend manifestement montrer l’universa-
accéder aux bonheurs de la démocratie. lité de ce genre littéraire. Partout, il s’agit
Mais, à la lecture du Journal de la solitude à la fois de la sagesse et de la débrouillar-
(écrit entre décembre 1996 et juillet 1997) dise des animaux (les hommes) obligés de
que donne à méditer Vidosav Stevanovic, se supporter et de vivre ensemble, quoi
force est bien de reconnaître que la liberté qu’il arrive. En rendant compte en même
est difficile. Paradoxalement, celle-ci temps des deux dernières parutions
accorde privautés et licences, facilités aux – l’une nous venant du Mali, l’autre de la
sans scrupules et aux nouveaux convertis. Guyane française –, j’entends plutôt faire
Difficile d’être libre ! Difficile de faire apparaître les différences. Celles-ci ne
usage d’une liberté qui, pour la plupart, viennent pas tant du contenu des contes
surgit comme l’ultime moyen de faire tout – toujours à peu près le même partout –,
ce qui permettra de la supprimer. L’auteur que de la manière dont ils sont traités par
en a fait la cruelle expérience lorsque, de leurs rapporteurs. Gisèle de Goustine fait
retour dans sa ville natale de Kragujevac œuvre littéraire. Une préface élégante de
(la quatrième ville de Serbie), il s’engagea Robert Delavignette, ancien gouverneur de
la France d’Outre-Mer, donne le ton en apparaître autrement. Autres et mêmes,
évoquant la « malicieuse sérénité » des dépaysées et restituées à leur commune
contes. « En ce temps-là..., dit Oumégué, origine. Les choses dans leur « finité » ne
le premier conteur malien, il se passa des peuvent se révéler qu’extatiquement, à
choses étranges : les arbres eux-mêmes un regard libéré des habitudes imposées.
s’étaient vu ordonner de dormir et de se Le « Rien » alors se révèle dans son élé-
dépouiller pendant la saison sèche. » La mentale concrétude, tangible, débordant,
rédactrice écrit dans cette langue appro- ruisselant de lumière, hanté de ténèbres
priée, se faisant le porte-parole de ceux aussi – mais là, « bien » là. L’écriture de
qu’elle a écoutés là-bas. Auxence Contout, Roger Munier est d’une douce simplicité,
lui-même guyanais, emploie une tout souple et précise, concrète, philosophi-
autre écriture. Il donne, le plus souvent, quement rigoureuse, délicatement poé-
une version des contes en langue créole tique, méditative et sobre. « Le Paradis
avant de nous les transmettre en français, n’est peut-être fermé que parce qu’un
dans le style plus plat d’une traduction. monde clos commence à ses portes. Qu’on
L’autre différence entre les deux ouvrages sorte de l’enceinte et ce monde peut rede-
tient au contexte social : une certaine har- venir matière d’extase, départ d’extase... »
monie culturelle dans les contes du Mali, Belle invite !
où l’islam n’a touché que superficielle-
ment le fond populaire ; une étonnante Francis Wybrands
pluralité de références en Guyane, où les
influences africaines, amérindiennes,
chrétiennes, européennes s’entremêlent.
Un exemple : une mère, dont l’enfant est
emmené par un animal monstrueux, uti-
lise un crucifix et un scapulaire obtenus
des jésuites pour le protéger !
Arts
© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)

12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)


Eric de Rosny Pierre GUILLOT
Dictionnaire des organistes français
des XIX e et XX e siècles
Roger MUNIER Mardaga (Sprimont, Belgique), coll. Musique-
Musicologie, 2003, 560 pages, 55 €.
L’Extase nue
Gallimard, 2003, 150 pages, 14,90 €. Comme le sujet dont il traite, cet
ouvrage est un monument, un monde
Les livres de Roger Munier – et celui- quasi autosuffisant. En organiste arché-
ci, dernier paru, peut-être plus encore que typique, Pierre Guillot (aidé de collabora-
les autres – se lisent comme autant de teurs et des organistes eux-mêmes, qu’il
délicates méditations, puissamment ins- cite et remercie scrupuleusement) ras-
truites mais libres. Liberté conquise dans semble, articule et donne à comprendre
le retrait sur un monde qui n’offre que une multitude d’informations. Elles vont
simulacres et oublis. Il y a un espace de de faits particuliers et d’éléments biogra-
l’intérieur, secret et cependant très réel, phiques aux tendances générales de l’évo-
que seule l’attention particulière que per- lution de la liturgie ou de la musique
arnets d’ letvdes

met l’écriture peut ouvrir. Il y a « une (dans leur aspect pratique ou « doctri-
autre dimension des choses », inapparente nal »). Voici donc un outil de référence.
É Les | Téléchargé

aux affairés contraints de s’occuper des Par ses notices en premier lieu, si nom-
apparences, que le regard libre peut breuses et diverses, où se côtoient les
atteindre. Un autre monde est là, tout stars de l’instrument (Dupré, Marchal,
proche à qui sait dépasser les horizons Cochereau...) et les organistes du terrain
C

illusoires du quotidien. Absence, retrait, paroissial (celui que chaque lecteur, sans
© S.E.R.

vide, mélancolie, confins... autant de le savoir, aura connu dans son enfance et
zones d’ombre où les choses peuvent sa jeunesse pratiquantes : pour moi,
Josette Delaruelle) ; mais aussi par les élé- cuivre des escaliers, les pipes de la vitrine
ments de la synthèse que ces « modestes » de l’antiquaire, les balcons haussmanniens
articles, classés alphabétiquement, édi- soutenus par des atlantes musculeux ou
fient. P. Guillot, tout aussi modestement, des caryatides torrides, les fauteuils
les évoque d’ailleurs dans ses pages intro- métalliques vert bouteille du jardin public,
ductives. En effet, se dessinent, sur deux la plaque bleu bleuet des rues, le menu
siècles, une représentation de l’orgue tarabiscoté du restaurant, la vendeuse des
(instrument et symbole) dans la vie musi- bonbons coquelicots qu’elle sert avec une
cale et liturgique (et, partant, une place de petite pelle ronde en métal usé (geste
la musique dans la liturgie) ; un portrait de méticuleux de la pesée), la BD d’occasion
l’organiste (sa formation, son recrute- et le boulier de la brocante. Ainsi va la ville
ment, sa situation économique et sociale) ; à hauteur de regard, fragile comme la carte
une histoire de la musique d’orgue jouée postale désinvolte que l’on crayonne avant
– qu’elle soit composée, improvisée, le Guignol de quatre heures. Ainsi va le
transcrite, retrouvée et éditée. Peut-être texte qui donne sens à trois fois rien, à des
l’ouvrage appelle-t-il quelques légères bouts de regard sur des futilités qui, du
réserves, mais c’est l’auteur lui-même qui fond de l’habitude, appelées par le texte et
nous incite à les émettre. Une première l’image, font signe. L’auteur, connu pour
concerne la forme : on regrette une son minimalisme narratif, bascule ici
présentation plus « systématique » des presque dans le poème.
sources utilisées, que l’on devine pourtant
nombreuses et rigoureuses : annuaires Pierre Mayol
professionnels, archives des établisse-
ments d’enseignement (écoles de musique
et séminaires), des lieux de culte, presse
et revues, etc. Une seconde concerne le La Charte du Mandé
fond : on aurait désiré que l’auteur, qui et autres traditions du Mali. Traduit
n’hésite pas à s’engager vigoureusement par Youssouf Tata Cissé et Jean-Louis
© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)

© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)


sur l’esthétique de la transcription – tant Sagot-Duvauroux. Calligraphies
pratiquée par les organistes depuis la de Aboubakar Fofana. Albin Michel,
seconde moitié du XIX e siècle –, le fît 2003, 10,90 €.
aussi plus ouvertement sur « l’idéologie »,
religieuse et « politique », qui entoure Albin Michel publie une collection
l’instrument et son répertoire. Cependant, consacrée à l’art de la « belle écriture »,
en refermant une première fois l’ouvrage, encore intitulée « les carnets du calli-
on sait déjà que l’on y reviendra souvent, graphe ». Ce sont de petits livres qui ne
pour y trouver réponse à une question font pas cent pages, où la calligraphie est
de détail ou y ancrer une réflexion sur privilégiée. Ainsi sont illustrés des écrits
la musique. d’origines diverses. Qu’on en juge à partir
Elizabeth Giuliani de titres pris au hasard : Poésie chinoise, de
François Cheng ; Le Cantique des créatures,
de François d’Assise ; Le Dieu des hiron-
delles, poèmes de Victor Hugo. La Charte
Philippe DELERM du Mandé est un texte malien d’un souve-
rain du XIII e siècle, Soundjata Keïta, qui
Paris l’instant établit avec ses notables les règles de vie
Photographies de Martine Delerm. dans un empire où l’esclavage mine la vie
Fayard, 2002, 156 pages, 16 €. sociale. Une sorte de charte des Droits
de l’Homme avant la lettre. On doit à
Pochoir : peindre avec un tampon Aboubakar Fofana de belles enluminures,
imbibé. Ce livre est écrit au pochoir, par où domine la couleur ocre qui est celle des
touches aquarellées en regard de photo- murs d’habitation au Mali. Un plaisir pour
graphies d’un Paris qu’on ne croyait plus les yeux !
voir : la serpillière du caniveau retenant le
bouillon des eaux claires, le cadenas en Eric de Rosny
Sciences d’un ouvrage qui s’inscrit dans une série
d’autres publications d’un historien
réputé de la période en question. Le
contraste est saisissant entre l’attitude du
Claude GUDIN Père Mersenne, contemporain de Galilée,
cherchant à appuyer l’expression de sa foi
Une histoire naturelle de la séduction sur la nouvelle science, et celle du croyant
Seuil, coll. Science ouverte, 2003, Ampère, qui, dans la France de la Restau-
204 pages, 16 €. ration, sépare radicalement les deux
domaines. Dans l’apologétique roman-
Si vous désirez vous instruire et en tique, la quête de Dieu ne passe plus par
même temps vous distraire, lisez ce livre ; la science, mais par le cœur. Une grande
il s’agit bien de savoir scientifique, mais érudition, servie par un exposé clair, tra-
raconté avec beaucoup d’humour. Il y a verse les principales figures – surtout
près de deux milliards d’années, les mono- continentales – de l’époque. Travail d’his-
cellulaires ont « inventé » la sexualité, et torien, ce livre donne à réfléchir à celui
depuis, l’évolution a fait naître des végé- qui s’interroge sur l’expression de la foi
taux, puis des animaux qui se reprodui- chrétienne dans le monde de la culture
sent par la fusion des gamètes mâles et scientifique moderne.
femelles. Cette rencontre suppose, la plu-
part du temps, l’union sexuelle des indivi- François Euvé
dus de sexe opposé, ce qui n’est pas tou-
jours facile. Les plantes à fleurs
« séduisent » des insectes, qui transpor-
tent le pollen pour les féconder. Chez les
animaux, le mâle doit « séduire » la
femelle ; et, pour ce faire, tous les moyens
Histoire
sont bons : les odeurs, les couleurs, les
© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)

12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)


chants, la danse... L’auteur décrit com- Thierry DUTOUR
ment la Nature joue avec ces divers élé-
ments pour assurer la reproduction des La Ville médiévale
vivants. Les vingt dernières pages du Odile Jacob, 2003, 316 pages, 25 €.
livre, plus techniques, donnent les for-
mules chimiques des substances citées « L’évolution sociale qui conduit, au
dans le livre, leurs réactions pour former Moyen-Age, à la croissance des villes
des matières odorantes ou colorantes. Le existantes, à la prolifération incessante de
style, résolument humoristique, rend villes nouvelles, à la création d’un monde
attrayante la lecture d’une page impor- urbain nouveau, est le sujet de ce livre... »
tante de la biologie. S’inscrivant dans une perspective déjà
bien dégagée, T. Dutour invite à prendre
Jean-Marie Moretti certaines distances par rapport aux ana-
lyses de M. Bloch sur la « société féodale »
qui, pionnières en leur temps, étaient
Louis CHÂTELLIER cependant très tournées vers les cam-
pagnes. Bien encadrée par deux ensem-
Les Espaces infinis bles épistémologiques où sont convoqués
arnets d’ letvdes

et le silence de Dieu médiévaux et contemporains, la réflexion


Science et religion, XVI e-XIX e siècles. de l’auteur progresse à grands pas. Après
É Les | Téléchargé

Aubier, 2003, 268 pages, 22 €. avoir expliqué que le temps des villes
épiscopales (IX e siècle) doit être claire-
Il est bien connu que la manière de ment distingué, et montré combien l’urba-
vivre et de pratiquer le christianisme a été nisation de l’Europe au X e siècle fut
C

profondément affectée par l’instauration importante, il prend en compte une plus


© S.E.R.

de la science moderne. Prendre la mesure longue durée (VIII e-XIV e siècles). On


de ce profond changement est le but découvre alors combien le développement
urbain fut lié à l’expansion agraire et com- (israélienne) des mutations et des contro-
ment il donna naissance à une nouvelle verses de l’époque moderne. »
organisation très mobile des relations
sociales. Il s’ensuivit une diversification Philippe Lécrivain
des élites, une promotion de valeurs origi-
nales, et bientôt une multiplication d’ins-
titutions nouvelles. Le principal intérêt de
ce livre, fort bien documenté, est d’aider à Françoise WAQUET
sortir de cette idée reçue, et souvent
encore véhiculée, qui fait du Moyen-Age Parler comme un livre
une période obscure et immobile. L’oralité et le savoir (XVI e-XX e siècles).
Albin Michel, 2003, 428 pages, 25 €.
Philippe Lécrivain
Pendant longtemps, ce fut un lieu com-
mun que de prétendre que la modernité est
née, entre autres raisons, de la victoire de
Oudi EL YADA et Jacques LE BRUN (éd.) l’écriture sur l’oralité. Dans cet essai très
suggestif, F. Waquet tente de dépasser ce
Conflits politiques, simplisme, par trop réducteur, pour se
controverses religieuses demander si la civilisation de l’imprimé,
Essais d’histoire européenne dans ses plus hautes sphères, ne serait
aux XVI e et XVIII e siècles. Ed. de l’Ecole pas aussi une civilisation orale, « tradui-
des Hautes Etudes en Sciences Sociales, sant par ses pratiques mêmes une
2002, 284 pages. confiance majeure dans la force cognitive
de l’oralité ». Pour répondre à cette ques-
De combien de conflits politiques et de tion, elle montre, tout d’abord, comment
controverses religieuses est traversée les pratiques et les formes de la communi-
l’époque moderne ? On ne sait. Ce qui est cation savante entre le XVI e siècle et le XX e
© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)

© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)


certain, c’est que nombre d’entre eux ont constituent un authentique « univers de
laissé de profondes marques et dessiné langage ». Elle explique, ensuite, qu’il ne
bien des frontières. Blessées et séparées, saurait être question de considérer cette
des écoles, des nations et des confessions « oralité » comme une survivance du passé ;
se sont opposées et s’opposent encore. il s’agit, au contraire, d’une parole aussi
Ces divisions ont suscité aussi des « désirs réglée que l’écrit et dont le modèle est à
de paix », redonné une nouvelle vigueur chercher dans les dialogues des philo-
à l’idée de patrie et, plus tard, de sophes antiques. Faisant un dernier pas,
« République des lettres ». Malgré les dif- elle précise que seule « la marche des
férences et les affrontements, une unifica- choses » et la pratique peuvent pleinement
tion est donc en marche, où l’histoire, qui rendre compte de la valeur cognitive dont
ne cesse d’être relecture, joue un grand l’oralité a été investie. Mais, redisons-le
rôle. Il arrive aussi que, au nom d’inter- avec autant de force que l’auteur elle-
prétations divergentes, les groupes reli- même, rappeler l’importance de l’oralité
gieux se déchirent à leur tour et que leurs ne doit pas conduire à une quelconque
luttes viennent briser l’apparente unani- dévalorisation du livre. Comme l’écrivait
mité. Ainsi, les augustiniens s’opposent M. de Certeau : « Loin d’être chassée de
aux anti-augustiniens et, plus furieuse- nos sociétés d’écritures et de chiffres
ment encore, les jansénistes aux anti- comme un mode de relations archaïques,
jansénistes. De nouvelles lignes de indigne de notre progrès, l’oralité y revient
fracture se font jour qui, au XVIII e siècle, avec une grande évidence [...]. L’oralité est
deviendront de ruineuses déchirures. partout, parce que la conversation s’insi-
Dans un ensemble de contributions fort nue partout, organise la famille comme la
intéressant, il est bien difficile de choisir. rue, le travail dans l’entreprise comme la
Que l’on nous permette cependant de recherche dans les laboratoires. »
signaler la remarquable postface des deux
éditeurs : « Myriam Yardeni, historienne Philippe Lécrivain
Emmanuel de WARESQUIEL liers de plus jeunes qui s’étaient organi-
sés en opposition (oppositsionery) au sein
Talleyrand du PC d’Union soviétique en 1923. Ils
Le prince immobile. Fayard, 2003, furent exilés, déportés, moururent le plus
804 pages, 30 €. souvent dans les prisons et les camps. Ils
défendaient, dit Pierre Broué, « l’idée
La longue vie de Talleyrand (1754- lumineuse d’un communisme fraternel
1838) a été marquée, depuis l’adoles- contre la brutalité et l’inculture stali-
cence, par l’implication dans de multiples niennes ». Pierre Broué tient passionné-
affaires financières et amoureuses dont ment, et très justement, à ce qu’on ne
une analyse renouvelée est présentée ici. confonde pas – contrairement à une cer-
Analyse menée de façon soigneuse, met- taine littérature, aujourd’hui – « bour-
tant à profit les nombreux travaux histo- reaux et victimes ». Ce livre est une
riques antérieurs, mais portant toujours addition considérable à l’œuvre de toute
un jugement personnel qui fera autorité. une vie consacrée à tant d’aspects de la
Ces affaires sont étroitement entrelacées, révolution communiste, surtout de la
d’ailleurs, avec les attitudes et entre- résistance à Staline.
prises touchant à la vie politique en
France et en Europe. Dans cet ordre Jean-Yves Calvez
d’engagement, l’ancien évêque d’Autun
sait déployer, selon l’analyse de
Waresquiel, une réelle puissance de rai-
sonnement et d’argumentation oralement, Alain BLUM et Martine MESPOULET
mais aussi dans les contributions écrites.
Habileté pour s’introduire dans le jeu des L’Anarchie bureaucratique
forces, mais aussi profondeur et ténacité Statistique et pouvoir sous Staline.
(cf. p. 462) – ce que la présente biographie La Découverte, 2003, 372 pages, 29 €.
nous fait admirer en offrant souvent des
© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)

12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)


citations d’un grand intérêt. Une éton- On a fort simplifié la réalité totalitaire.
nante documentation est mise en œuvre, Voici une étude montrant, avec une extra-
mais toujours, selon une expression de ordinaire richesse d’informations, com-
l’auteur lui-même, avec « le tour de main ment les hommes, les individus, leurs des-
de l’écrivain » (p. 796). On regrettera tins (ceux des grands directeurs de la
peut-être que la figure de Chateaubriand Statistique en l’occurrence), les groupes
soit présentée de façon peu aimable. sociaux également, ont joué dans le « sta-
J’ai été étonné, par ailleurs, de lire : linisme ». On nous rappelle au passage
« Grégoire, qui a voté la mort de ces événements majeurs que furent les
Louis XVI » (p. 454). La réalisation édito- conflits entre Staline et les statisticiens
riale est remarquable, rehaussée par une quant à l’appréciation du chiffre de la
illustration abondante, en partie inédite, population soviétique. Staline voulut
dans une reproduction de qualité. Au occulter les effets de la collectivisation
total, une fort belle réussite. agraire et de la famine de 1933. Les sta-
tisticiens n’en pouvaient mais. On en vint,
Pierre Vallin en 1935, au recensement, mais tout se
termina par la décision prise en 1937 de
l’annuler... et une gigantesque purge... Il y
arnets d’ letvdes

eut de la « résistance » et de la « collabo-


ration ». L’impression est d’ailleurs que le
É

Pierre BROUÉ
Les | Téléchargé

projet bolchevique, présenté comme un


Communistes contre Staline projet social – projet de transformation
Massacre d’une génération. Fayard, 2003, sociale –, devient, avec Staline, un simple
440 pages, 23 €. projet de « gouvernement » : de « gouver-
C

nement des gouvernants ». « Il est difficile


© S.E.R.

Quelle génération ? Ce n’est plus celle de parler d’Etat stalinien ; le terme de


des vieux-bolcheviks, c’est celle de mil- gouvernement stalinien paraît préfé-
rable » ! En même temps, l’entreprise ne « de référence ». Impossible de résumer en
réussit pas tellement. Il échoue « à casser quelques lignes un ouvrage aussi impor-
complètement les liens de connaissance, tant. Lisez-le pour découvrir, par exemple,
de reconnaissance et de solidarité entre dans l’article de Géraldi Leroy, la place
individus ou groupes qui font obstacle à tenue par « l’Arménie dans l’œuvre et la
l’établissement d’un pouvoir total sur la pensée de Charles Péguy » ; ou l’article
société ». On commence en vérité à écrire d’Agnès Vahramian, grand reporter à
l’histoire, dans sa complexité, par delà les France 2, intitulé « De l’affaire Dreyfus au
schématismes. mouvement arménophile. Pierre Quillard
et Pro Armenia » ; ou l’entretien avec Atom
Jean-Yves Calvez Egoyan sur le film Ararat, etc. Ce numéro
historique, au double sens du terme, de la
Revue d’histoire de la Shoah, toutes les
bibliothèques de France devraient se le
procurer sans tarder, afin de contribuer à
Le Génocide des Arméniens hâter le jour de la reconnaissance officielle
et la Shoah par la Turquie d’un génocide doublement
Revue d’histoire de la Shoah, 2003, 636 pages. scandaleux en soi, mais aussi à cause du
déni de réalité insupportable opposé aux
La Revue d’histoire de la Shoah, dont survivants de la catastrophe avec une si
le rédacteur en chef est Georges stupide obstination.
Bensoussan, vient de faire paraître un
numéro double de 636 pages sous le titre : Samuel Sahagian
« Ailleurs, hier, autrement. Connaissance
et reconnaissance du génocide des
Arméniens ». C’est un dossier exhaustif
qui, par la multiplicité des points de vue
comme par la richesse des analyses pro-
Sciences sociales
© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)

© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)


posées (plus de vingt auteurs, spécia-
listes, historiens), constitue à la fois une
somme et un ouvrage de référence pour
les chercheurs. Les responsables princi- Dalila KERCHOUCHE
paux de cette entreprise éditoriale
(Georges Bensoussan, Claire Mouradian, Mon père, ce harki
Yves Ternon) ont eu le souci de ne rien Seuil, 2003, 260 pages, 19 €.
laisser dans l’ombre. Les Arméniens
seront particulièrement sensibles à ce Stéphan GLADIEU, Dalila KERCHOUCHE
geste de reconnaissance du génocide de
1915 par leurs frères juifs, au moment où Destins de harkis
la Turquie (pays allié par ailleurs à Israël) Aux racines d’un exil. Editions Autrement,
continue de nier ce génocide. Yves Ternon, 2003, 144 pages, 22,95 €.
le grand spécialiste de cette histoire si
souvent oubliée ou niée, rappelle dans son Ces deux ouvrages complémentaires
introduction que « les historiens de la constituent une excellente contribution à
Shoah furent longtemps hostiles à toute l’élaboration d’une histoire véritable des
démarche comparatiste », et salue cette harkis, jusqu’à présent occultée tant du
nouveauté de « penser la Shoah en compa- côté français que du côté algérien.
raison avec un événement de même Quarante ans après la fin de la guerre
nature ». Autre « nouveauté » : Annette d’Algérie, une fille de harki, née et élevée
Becker, dans son étude sur « l’extermina- en France, devenue journaliste à
tion des Arméniens, entre dénonciations... L’Express, publie le récit de l’aventureuse
et oubli », souligne la responsabilité écra- recherche qu’elle a entreprise pour lever le
sante (déjà...) des Allemands (alliés des voile qui pesait sur son destin et se récon-
Turcs durant la grande guerre) dans ce qui cilier avec son père. Pour cela, elle a refait
devait devenir pour Hitler un génocide pas à pas tout le circuit éprouvant par-
couru par sa famille dans les camps suc- avoir « ni l’humeur ni le sexe ». Cependant,
cessifs où l’administration française par- les questions posées alors reviennent
quait les harkis. « Qui lira ces pages, écrit avec force dans ces mêmes institutions : le
Jacques Duquesne dans la préface du livre rapport des étudiants et des enseignants à
Mon père, ce harki, sera attendri parfois, la transmission et à la réception des
plus souvent stupéfait, horrifié. Ce que richesses culturelles et spirituelles de
raconte, ce que décrit Dalila Kerchouche, l’Europe, l’interrogation sur une interdis-
est l’histoire cruelle d’un véritable aban- ciplinarité éloignée des modes, mais
don, né du mépris, né, il faut le dire, du curieuse d’une création collective sou-
racisme... Le mot honte s’impose. » Oui, cieuse d’approcher le mystère humain,
honte, des deux côtés de la Méditerranée, l’exigence d’une alliance de la réflexion et
pour ces pages atroces de l’histoire de l’action qui se déploie en de belles
franco-algérienne qu’il est temps de regar- pages sur l’université et l’entreprise. Car,
der en face et de regretter officiellement, ce qui traverse de part en part ces textes,
de part et d’autre, en s’efforçant d’en c’est bien la quête de sens qui est en jeu
réparer les conséquences. – Le livre au travers même du savoir, non pas au
Destins de harkis, qui rassemble textes terme comme son couronnement, mais
et photos, donne directement la parole dans son labeur et dans sa puissance à
aux femmes (épouses, filles et petites- consolider le lien social. Dès lors, c’est à
filles de harkis) qui n’avaient jamais eu une véritable anthropologie politique de
la possibilité de s’exprimer et qui racon- la connaissance et de l’enseignement
tent sans arrière-pensée le calvaire de qu’ouvrent ces réflexions, sans mécon-
leur vie quotidienne, apportant une illus- naître sa mise en œuvre dans une concep-
tration saisissante au témoignage de tion des études et du métier de professeur.
Dalila Kerchouche. Il faut lire ensemble A l’heure où les enseignants et la société
les deux ouvrages. s’interrogent et où l’éclatement du savoir
et la dissolution du sens font vaciller
André Legouy les études supérieures, ces méditations
© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)

12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)


pourraient être salutaires. La longue post-
face de Etienne Broglin, ainsi que les
témoignages de ses collègues apportent
Alphonse DUPRONT sur ce versant de l’œuvre de A. Dupront
une lumière décisive. A noter, enfin,
La Chaîne vive une très exhaustive bibliographie des tra-
L’Université, école d’humanité. Textes réunis vaux publiés.
par Etienne Broglin. Presses de l’Université
de Paris-Sorbonne, 2003, 194 pages, 23 €. Patrick Goujon

Ce court ouvrage réunit les textes


d’allocutions, de conférences inédites ou
d’articles repris à des revues peu acces- Hélène MERLIN-KAJMAN
sibles. L’auteur de la fabuleuse fresque
sur le Mythe de croisade, parue à titre post- La Langue est-elle fasciste ?
hume en 1997, fut aussi le premier prési- Langue, pouvoir, enseignement.
dent de l’université de la Sorbonne des Seuil, coll. La Couleur des idées, 2003,
années 1970, un pionnier de l’Institut uni- 412 pages, 24 €.
arnets d’ letvdes

versitaire européen de Florence, et le


directeur du Centre d’Anthropologie reli- Le titre rappelle la thèse, ou le coup de
É Les | Téléchargé

gieuse européenne de la naissante Ecole force, de R. Barthes dans sa Leçon.


des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Considérer que la langue est fasciste
L’intérêt pour aujourd’hui des prises de relève de l’amalgame en matière de lin-
position de cet homme d’érudition, guistique et conduit pratiquement à la
C

d’enseignement et de politique est grand. situation dans l’enseignement du français


© S.E.R.

Ne lui prêtons pas les vertus de que beaucoup d’autres ouvrages ont déjà
Cassandre. Il reconnaissait lui-même n’en dénoncée, mais sans toujours l’analyser
avec une sérénité égale à l’acuité dont Jean-Pierre DOZON
fait montre H. Merlin-Kajman. L’auteur
n’entre pas pour autant dans un procès Frères et sujets
facile avec les maîtres de la génération La France et l’Afrique en perspective.
des professeurs de littérature française à Flammarion, 2003, 350 pages, 20 €.
laquelle elle appartient. Si Barthes et
Foucault, principalement, sont critiqués Anthropologue, l’auteur se fait ici his-
ici, c’est pour réévaluer leurs thèses et torien : une nécessaire alliance des disci-
pousser à une prise de conscience de ce plines pour tenter de rendre compte de
qui lie les conceptions de la langue – et l’étrange nature des relations franco-
particulièrement le statut des contraintes africaines. Que cette relation soit singu-
syntaxiques – à l’éducation. Probléma- lière, cela se voit par comparaison avec
tique vaine ? Tout cela n’est-il qu’une les autres puissances coloniales : aucune
énième défense et illustration de la langue d’entre elles n’a gardé de tels liens
française, une apologie pour les puristes, avec son ancien empire. L’étonnant est que
dont on sait bien que, finalement, sous le l’octroi des indépendances (1960) ait
masque des règles de grammaire, c’est davantage renforcé que distendu l’inter-
leur propre pouvoir qui s’impose ? C’est dépendance de la France et de ses
pour déjouer la légende de notre modernité anciennes possessions. Jean-Pierre Dozon
que l’auteur s’attaque à lire l’autre n’explique pas vraiment ce paradoxe, pas
légende, celle du classicisme, concernant plus qu’on ne peut donner les raisons d’un
la langue et à en éprouver la validité his- attachement entre deux personnes. Il
torique. A partir de ce premier objectif montre qu’il en a toujours été ainsi depuis
d’une histoire de la fixation classique de que des Français ont pris contact avec le
la langue française, un second se précise : Continent. Depuis la fondation de Saint-
que signifie, pour l’éducation et pour la Louis au Sénégal (1650) jusqu’à l’hom-
société, le refus des normes linguistiques mage rendu par l’Etat français à
ou, a contrario, son retour dans le discours Houphouët-Boigny – ce superintendant de la
© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)

© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)


« politique » d’un Jean-Marie Le Pen ? L’on francophonie – lors de ses funérailles à
cessera alors de s’étonner de voir Yamoussoukro (1994), pour prendre des
Vaugelas côtoyer Antelme. L’auteur exemples heureux, ces relations ont eu un
cherche à définir un ethos politique de la caractère particulier. Cela tient à l’entre-
langue en réconciliant signifiant et signi- mêlement du besoin et du désir de l’autre,
fié. La force de l’ouvrage, outre sa docu- des thèmes que l’auteur emploie comme
mentation sur l’état de l’enseignement du un double fil conducteur de son analyse
français et sur l’histoire du classicisme, historique, le premier terme ayant plus de
réside dans l’argumentation de sa thèse à place et de poids que le second. Cette his-
laquelle peuvent se rallier ceux que le toire oscille, sans vraiment choisir, entre
souci politique de l’éducation anime. « Ce l’assimilation et l’affiliation. L’auteur
n’est pas [la question] du système de la retient même le mot d’affamiliation, un
langue ni de la crise du français : ces ques- néologisme qui suggère des rapports de
tions n’ont plus d’intérêt, d’actualité. famille dans la Françafrique. Il montre bien,
C’est celle de la subjectivation dans et à ce propos, l’impact sur les opinions
par le langage » (p. 259), fonction qui publiques de la participation des troupes
se trouve dans le sujet parlant lui-même, africaines, côté français, durant les deux
au carrefour de la poussée innovante grandes guerres. Mais le titre du livre
de la langue, que défendait précisément corrige le terme en rappelant que les
le purisme, et de la force conservatrice de Africains ont toujours été des sujets et le
la norme grammaticale. Echapper à cette demeurent, quoique appelés frères, en poli-
tension – ce qu’insidieusement cherche à tique. L’ouvrage se termine par un chapitre
produire l’enseignement actuel – c’est intitulé Désir de France, pour mettre en
fuir le lieu d’où émerge le pouvoir (ou la valeur des catégories de Français et
grâce) de parler. d’Africains qui ont tempéré ce que la
pression des besoins économiques avait
Patrick Goujon d’impitoyable. Ce sont les francs-maçons,
les communistes et ce qu’il appelle les éloignée tant du lourd esprit des physio-
« métropolitains », ces Africains fascinés crates français que de la subtilité morale
par la France. On peut s’étonner – mais écossaise d’où naquit l’économie clas-
l’Université française nous y a habitués – sique. Au XVIII e siècle, l’application des
du voile pudique et laïque jeté sur l’action mathématiques à l’économie est un fait
tempérante de l’Eglise catholique, pour- quasi exclusivement latin, hors l’Espagne
tant conduite autrefois par des Français, et l’Autriche ; ce qui permet à l’auteur de
une action poursuivie par des Africains faire jouer un rôle culturel central aux
influents comme, par exemple, Houphouët- courants jansénistes. Tous les person-
Boigny, Senghor, souvent cités, qui ne nages de cet ouvrage sont rassemblés
cachaient pas leur appartenance chré- dans le tableau un peu nostalgique d’un
tienne et, de façon significative, par les siècle assez naïf pour imaginer réconcilier,
présidents des Conférences nationales qui contre la scolastique, les sciences de
furent tous des évêques. l’homme et les sciences naturelles, mais
déjà assez mûr pour associer les sciences
Eric de Rosny et la politique.

Etienne Perrot

Marco BIANCHINI
Bonheur public
Fareed ZAKARIA
et méthode géométrique
Enquête sur les économistes italiens L’Avenir de la liberté
(1711-1803). Traduction de Pierre Crépel, La démocratie illibérale aux Etats-Unis
revue par Gisèle Sandri. et dans le monde.
INED, 2002, 190 pages, 20 €. Odile Jacob, 2003, 340 pages, 24,50 €.
© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)

12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)


Paru en Italie depuis vingt ans, voici La démocratie « illibérale », c’est assu-
un véritable ouvrage universitaire, dans la rément ce que d’autres ne manqueraient
grande tradition agréable à lire. Certes, pas d’appeler la démocratie « libérale »,
tout l’appareillage d’érudition est là ; mais courante aujourd’hui, chacun de ceux qui
tellement maîtrisé, que l’honnête lecteur y le peuvent tirant toutes choses à son
cultive aisément sa propre réflexion. Qui avantage propre une fois disparus : règle-
en France connaît Ceva, Galiani, Vasco, ments, garde-fous, nombre d’autorités
Canciani, Boscovitch et les autres adeptes condamnées justement par la démocratie
d’un courant qui emprunte au jansénisme (par combien de référendums aux Etats-
savant, au catholicisme éclairé et aux dis- Unis ?). Ce que l’auteur a en vue, c’est la
ciples de Galilée ? Ce furent pourtant les disparition de toute espèce d’aristocratie,
premiers qui, religieux barnabites, orato- et la venue, en échange, des populismes et
riens, scolopes, servites, franciscains, des démagogies. Et l’avenir l’inquiète
parfois également francs-maçons liés à la (Quel avenir pour la liberté vraie ? Quel
Royal Society de Londres, grands sei- avenir pour le respect des personnes, des
gneurs ou bourgeois fréquentant l’Acade- groupes plus faibles, des minorités ?).
mia dei pugni et d’autres sociétés savantes C’est bien l’esprit de Montesquieu qui
à la fois universitaires et pratiques, un l’anime – et semblablement l’esprit whig
arnets d’ letvdes

siècle avant Cournot, formalisèrent la anglais. Dans le présent, l’auteur parcourt


science économique en la coulant dans les la Russie, mal repartie, puis le monde de
É Les | Téléchargé

mathématiques et les statistiques. Le l’Islam, où la démocratie au sens courant


paradigme hydraulique jouait alors le pre- favorise en réalité les jeunes, plus culti-
mier rôle, servi par une représentation de vés, mécontents, prompts aux recours
la monnaie conçue comme ce qu’elle est, fondamentalistes. Les chapitres 5 et 6,
C

un gage et non pas un objet. Ces écono- consacrés aux Etats-Unis, seront sans
© S.E.R.

mistes colorèrent les Lumières euro- doute les plus intéressants pour le lecteur
péennes d’une pointe de finesse assez français ; là, l’information est de première
main. Aux Etats-Unis, tout ce qu’il y avait une vie, est à la fois redonné et changé. On
de corps intermédiaires et d’élites, jus- aura compris que Kierkegaard traite ici,
qu’aux partis, a disparu ; règne, au avec d’autres mots, le grand thème de
contraire, le lobbying, qui profite de la Crainte et tremblement, essai qui parut le
démocratie pour s’assurer toute espèce de même jour que La Répétition. Réjouissons-
privilèges et de subventions fiscales. Un nous de cette nouvelle traduction, même si
paquet de subventions plus ou moins bien l’on peut regretter une introduction au
ficelé, cela fait un budget ! Est-ce trop trait un peu rapide, et un appareil critique
sévère ? Le temps est venu, en tout cas, réduit. Venant après les traductions
d’une réflexion fondamentale sur la démo- magnifiques de Tisseau et de Viallaneix,
cratie même et ses conditions, afin qu’elle certains choix lexicaux auraient gagné à
favorise la liberté, celle de tous. être précisés.

Jean-Yves Calvez Philippe Chevallier

Emmanuel da SILVA (dir.)


Philosophie Lectures de Michel Foucault
Vol. 2 : Foucault et la philosophie. ENS éd.,
2003, 138 pages, 14 €.

Søren KIERKEGAARD Pierre-François MOREAU (dir.)


La Répétition Lectures de Michel Foucault
Traduit du danois par Jacques Privat. Payot Vol. 3 : Sur les Dits et Ecrits. ENS éd., 2003,
et Rivages, 2003, 198 pages, 8,40 €. 104 pages, 14 €.
© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)

© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)


La petite bibliothèque « Rivages » pro- Successivement, la publication des Dits
pose depuis quelques années, dans de et Ecrits et celle des Cours au Collège de
nouvelles traductions, des textes brefs France ont relancé en France l’étude de
mais décisifs de l’étrange théologien l’œuvre de Michel Foucault. Il était temps !
mélancolique. Après Crainte et tremble- La liste des articles consacrés à travers le
ment, voici aujourd’hui la fameuse monde au philosophe français aurait pu,
Répétition. Publié en 1843, au seuil d’une certaines années, faire passer Foucault
période particulièrement productive pour pour un penseur américain, italien ou
le jeune Kierkegaard, et au sortir d’un même japonais... Merci donc à Emmanuel
drame amoureux qui décida du reste de sa da Silva et Pierre-François Moreau d’avoir
vie, l’ouvrage a gardé toute sa fraîcheur et rassemblé les communications de plu-
tout son secret. On ouvre ce petit livre sieurs journées d’étude. On notera, dans le
comme un écrin délicat : tout y finement volume 2, les questions importantes
ciselé, l’intrigue comme les digressions posées par Béatrice Han au concept si dif-
philosophiques, les sentiments comme les ficile d’a priori historique. Si la réponse
concepts. Que raconte donc cette curieuse n’est pas évidente, le dossier rassemblé
fiction ? Les mésaventures d’un jeune est exhaustif. Du volume 3, plus homo-
homme malheureux en amour et de son gène, concentré autour des Dits et Ecrits,
aîné, psychologue épris des jeunes tout serait à recommander : du rapport
hommes malheureux. Tous deux cher- ambigu entre politique et éthique souligné
chent le diamant dans l’écrin : la répéti- par J.-F. Pradeau, aux incursions de
tion, c’est-à-dire un certain rapport au Foucault dans le champ littéraire analy-
temps qui ne soit ni l’espoir ni le souvenir, sées par P. Sabot. Citons également la
mais « le sérieux même de l’existence », question essentielle du rapport de
rencontre heureuse de l’ancien et du nou- Foucault à son œuvre, posée avec malice
veau, mouvement par lequel tout, dans par F. Gros en guise de conclusion. Plus
troublante encore, l’hypothèse selon lité de ce livre est de lier cette guérison
laquelle les trois axes du pouvoir, du des blessures à la foi en la parole de Jésus.
savoir et de l’éthique apparaîtraient dès On ne peut assumer ces cinq affects que
l’étude de 1961 sur l’Anthropologie de parce qu’on les partage avec le Dieu des
Kant. Il faudrait y regarder de près, mais Béatitudes, qui est ici longuement cité. Se
le rapprochement établi par A. Marino est regarder tel que Jésus nous regarde est
suggestif et ouvre à des lectures (relec- thérapeutique. Ainsi ce livre est exacte-
tures ?) passionnantes. ment dans la ligne de la déclaration du
concile Vatican II : « Que, dans la pasto-
Philippe Chevallier rale, on ait une connaissance suffisante
non seulement des principes de la théolo-
gie, mais aussi des découvertes scienti-
fiques profanes, notamment de la
Dennis LINN et Matthew LINN psychologie et de la sociologie, et qu’on en
fasse usage : de la sorte, les fidèles à leur
La Guérison des souvenirs tour seront amenés à une plus grande
DDB, 2003, 266 pages, 19 €. pureté et maturité dans leur vie de foi »
(Gaudium et Spes, 26). Le savoir psychique
Ce livre est la traduction d’un texte permet une nouvelle expérience de la foi
paru en 1978 aux Etats-Unis. Les deux évangélique.
auteurs, de même nom, sont à la fois
jésuites et psychothérapeutes, aumôniers Philippe Julien
d’hôpital et thérapeutes dans une clinique
psychiatrique. Ils posent la question sui-
vante : comment guérir de blessures psy-
chiques provoquées par des paroles Janine ALTOUNIAN
inoubliables de critiques énoncées par
autrui contre soi-même ? Les deux auteurs L’Ecriture de Freud
© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)

12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)


parlent peu de cas cliniques entendus, PUF, coll. Bibliothèque de psychanalyse,
mais ils témoignent à la première per- 2003, 216 pages, 20 €.
sonne de leur propre expérience de cette
guérison. Celle-ci s’est faite en cinq Janine Altounian, germaniste, membre
étapes, selon les nominations de la psy- de l’équipe de traduction des œuvres com-
chiatre Elizabeth Kübler-Ross. Tout plètes de Freud (OCF), livre ici ses
d’abord, est à dépasser le refus d’admet- réflexions sur l’écriture de Freud. Elle ne
tre qu’on a été blessé en cherchant à tout prétend en aucune façon imposer une
prix des approbations et des compensa- théorie de la traduction, mais faire parta-
tions. Puis, ne plus le refuser, c’est pou- ger ce que son expérience lui a appris,
voir passer à une autre guérison : celle de face à ceux qui ignorent ou veulent igno-
la colère, en cessant de la réprimer par rer que l’altérité d’une pensée se mani-
une maîtrise obsessionnelle de soi. On feste d’abord dans la langue. Toute
peut alors dépasser la position de mar- traduction invite à un exil. « La traduc-
chandage, c’est-à-dire du donnant- tion » dit-elle, est un « acte de transmis-
donnant : « Je te pardonne de m’avoir sion » qui « témoigne du plaisir de la
blessé, à condition que... » C’est alors réception » (p. 34), transmission éminem-
aborder l’étape de la dépression et en sor- ment risquée de ce que le traducteur a
arnets d’ letvdes

tir en reconnaissant qu’elle est l’effet entendu d’un Père, le père de la psycha-
d’une culpabilité venant d’un « J’aurais nalyse. C’est en effet l’une des originalités
É Les | Téléchargé

dû » que l’on s’impose. Arrive enfin la der- de ce livre. L’auteur s’intéresse explicite-
nière étape, qui est celle de la guérison ment à la « langue du père ». Cette
par acceptation de ce que l’on est devant réflexion va se déployer sur plusieurs cha-
les autres, en prenant le risque d’être cri- pitres. La plasticité de la langue alle-
C

tiqué ; c’est cela même l’ouverture aux mande se prêtait particulièrement bien à
© S.E.R.

autres. Mais, à quelle condition ces inté- la découverte et à la théorisation de la


grations sont-elles possibles ? L’origina- psychanalyse, dit-elle. Cela ne simplifie
pas pour autant la tâche du traducteur de la méditation des mythes ancestraux, tels
Freud, qui doit à chaque instant choisir ceux du serpent. Dans des cérémonies, les
entre deux alternatives : privilégier le sens Hopis dansent en tenant entre les dents de
ou, au contraire, le système associatif et venimeux cobras qu’ils lâchent hors du vil-
les assonances, tout en restant le plus lage vers les points cardinaux. Maîtriser le
proche possible du texte. L’auteur ne serpent, c’est maîtriser la pluie, vitale
prend pas parti à ce sujet, toute à son dans l’Arizona. Jeté sur du sable décoré, le
souci de montrer les innombrables diffi- cobra en colère intercède alors pour le
cultés de traduction que cela implique. On maïs. Comme les reptiles de Dionysos à
peut cependant lui faire remarquer que la Asclépios, de l’enfer au caducée pacifique,
traduction française peut produire une le serpent Hopi est ambivalent : danger de
autre chaîne signifiante aussi riche que mort (morsure), symbole de soin (pluie).
l’originale. La seconde partie du livre Le mythe primordial est « l’étalon inté-
s’attache à montrer l’importance de l’uti- rieur », la référence, des esthétiques
lisation de certains signifiants, chez un savantes. Celles-ci l’ornent, le décorent, le
même auteur ou en comparant des détournent, mais elles ne peuvent pulvéri-
auteurs différents : Luther et Freud, mal- ser sa structure ambiguë native. Warburg
gré l’éloignement dans le temps, ou les a compris la continuité entre les grands
signifiants das Weib et die Frau chez Freud récits anonymes des mythes fondateurs et
lui-même, selon qu’il théorise ou qu’il l’élaboration singulière des œuvres. Il a
écrit à Lou Andréas Salomé ! Ce livre, montré leur sens antique, symbolique et
technique autant que réflexif, mais très cosmologique, celui-là même présent au
lisible, est une invitation à penser notre cœur des mythes. Bien plus que ce qu’il en
rapport au langage et aux mots. dit, « l’atroce convulsion d’une grenouille
décapitée », sa conférence est un texte
Françoise Baldé mythique qui découvre que le feu du génie
jaillit d’abord, comme le maïs, de l’éclair
convulsif du serpent « faiseur de pluie ».
© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)

© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)


WARBURG Pierre Mayol

Le Rituel du serpent
Art et anthropologie. Introduction de
J. L. Koerner ; illustrations. Macula, 2003,
200 pages, 23 €. [Voir, dans le même livre,
les extraits du journal de A. W., et les textes
de F. Saxl et B. C. Guidi.]
Questions
Warburg (1866-1929), fils d’une
religieuses
famille de banquiers (rompant avec elle, il
s’écartera des prescriptions juives), fut
historien d’art de la Renaissance. Il Adrian SCHENKER o.p.
séjourna en Amérique où, féru d’exotisme,
il rencontra des Indiens (1896) et rap- Douceur de Dieu
porta photos, dessins et notes. Atteint de et violence des hommes
psychose, il fut interné en 1923 dans la Le quatrième chant du Serviteur de Dieu
clinique de Ludwig Binswanger, ami de et le Nouveau Testament. Traduit de l’allemand
Freud. Là, comme une thérapie, il pro- par Philippe Hugo et Brigitte Riga, o.p.
nonça une conférence (dans l’assistance, Lumen Vitae, Bruxelles, 2002.
il y avait Nijinsky et B. Pappenheim, la
légendaire Anna O. de Freud...) sur l’épi- Par rapport aux accusations portées
sode indien, oublié depuis vingt-sept ans : contre les religions, et spécialement les
c’est Le Rituel du serpent... Ce retour du monothéismes, dans le rôle qu’elles joue-
refoulé draine avec lui la critique de raient dans la violence contemporaine
« l’histoire esthétisante de l’art » et prône comme tout au long de l’histoire, l’ouvrage
du P. A. Schenker vient en urgence pour la première relève du descriptif, qui a
apporter sa contribution à leur réfutation. été étudié par des auteurs tels que
La lecture qu’il propose du quatrième Mgr Hippolyte Simon, évêque de
chant du Serviteur du livre d’Isaïe, Clermont, et d’autres, s’appuyant sur
appuyée sur une exégèse impeccable et l’histoire, avec les dépouillements sans
claire, est sans doute l’une des meilleures précédent que connaît l’Eglise. Jean Rigal
voies pour cette réfutation. La mysté- souligne que la communication doit être
rieuse figure du « Serviteur » évoquée par prise en compte au travers de ces réalités.
le prophète, soumise à la violence sans La deuxième partie est davantage analy-
qu’elle réagisse par une autre violence, tique, faisant appel à des critères de dis-
crée par son attitude même une voie de cernement centrés sur la notion de
salut. A partir de là, l’auteur reprend à communion. La transition avec la troi-
frais nouveaux le lien entre cette figure, sième partie se fait logiquement avec la
sa « réalisation » dans le Christ et sa pas- question des ministères, et notamment de
sion. De lecture aisée, cet ouvrage est l’appel aux nouveaux ministères (il faut
important dans le contexte actuel de soup- oser créer du neuf, avoir « l’audace
çon, mais aussi de violences et de haines, d’appeler », affirme Jean Rigal). Créer,
en même temps qu’il offre une excellente mais, là aussi, en veillant à l’articulation
leçon de lecture de 1’Ecriture et d’authen- des charismes et des responsabilités au
tique théologie. On ne saurait trop le sein du corps ecclésial. Jean Rigal pré-
recommander. sente des pistes à explorer (concernant le
ministère de la Parole, le sacrement du
Pierre Gibert baptême, la célébration du mariage, la
pénitence), en reconnaissant que les hypo-
thèses qu’il propose peuvent prêter à dis-
cussion. La dernière partie essaie de tirer
Jean RIGAL des réflexions globales sur la nature et les
lois de toute institution. Cet ouvrage,
© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)

12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)


L’Eglise en quête d’avenir décapant, qui insiste donc sur le caractère
Réflexions et propositions pour des temps urgent de la situation, s’efforce à la fois
nouveaux. Cerf, coll. Théologies, 2003, d’indiquer des critères d’évaluation et de
276 pages, 25 €. relever des modifications institutionnelles
devenues indispensables, car il est des
Jean Rigal, prêtre du diocèse de Rodez temps où la fidélité à la tradition de
et théologien spécialiste des questions l’Eglise requiert le courage « de ne plus
relatives à l’Eglise, ancien professeur ressasser les choses d’autrefois, mais de
d’ecclésiologie à la Faculté de théologie faire du neuf » (Isaïe 43, 18-19).
de l’Institut catholique de Toulouse, signe
son quinzième ouvrage (que l’auteur qua- Jean-Louis Paumier
lifie lui-même de « testament », mais dont
nous espérons qu’il ne soit pas le der-
nier !). Il n’en demeure pas moins que cet
ouvrage, soulevant des questions et Christian SORREL
thèmes maintes fois étudiés par l’auteur,
prend un caractère d’urgence face aux Libéralisme et modernisme.
défis à relever. Mais pourquoi parler si Mgr Lacroix (1855-1922)
arnets d’ letvdes

souvent, et si longuement, de l’aspect ins- Enquête sur un suspect. Cerf, 2003,


titutionnel ? Parce que le visage de l’insti- 542 pages, 59 €.
É Les | Téléchargé

tution est constitutif, pour une bonne part,


de l’annonce kérygmatique de la Bonne Suspecté de complaisances pour les
Nouvelle. Et Jean Rigal de citer la formule artisans républicains de la Séparation de
simpliste et fausse qui voudrait dissocier l’Eglise et de l’Etat (1905) et de conni-
C

la mission de l’Eglise du visage institu- vences avec les théologiens modernistes


© S.E.R.

tionnel que cette dernière donne à voir. condamnés par Pie X (1907), l’évêque de
L’ouvrage se divise en quatre parties : Moutiers (depuis 1901) donna sa démis-
sion, quittant la Tarentaise (fin 1907) un angle peu habituel dans sa propre dis-
pour un enseignement à l’Ecole Pratique cipline : que penser de la critique selon
des Hautes Etudes. L’historien savoyard laquelle l’Eglise est trop occidentale ?
Christian Sorrel a reconstitué cet itiné- L’Eglise est-elle également asiatique ?
raire, à la fois attiré et étonné par une per- Face à ces questions, le livre rappelle
sonnalité difficile à situer exactement. Est la contribution essentielle de « l’Asie
restituée, dans ce cadre, une large part mineure » aux conciles du premier millé-
(mais des obscurités demeurent) du naire. Il reconnaît certes l’importance
réseau de relations que Lucien Lacroix a croissante du christianisme occidental au
entretenues avec des prêtres et aussi des Moyen-Age, mais montre aussi comment
laïcs (comme le Lyonnais Léon Chaine, le concile de Trente a préservé l’Eglise
son ami et allié le plus proche sans doute) d’une théologie excessivement centrée
engagés de façon publique ou anonyme, sur l’Europe. Il souligne enfin la contribu-
secrète, dans des combats pour l’entente tion des évêques asiatiques au concile
des catholiques dans la France moderne, Vatican II : promesse d’une Eglise qui,
avec les idées républicaines et la culture demain, pourrait être encore plus enraci-
libérale. Le pasteur Paul Sabatier, histo- née dans le continent de l’Asie.
rien de François d’Assise, a dans ce
réseau une place curieuse, affairée ; et, Michel Fédou
inversement, en retrait, l’archevêque
d’Albi, Mgr Mignot. Lacroix n’est certai-
nement pas au niveau des intellectuels
alors en débat, tels Loisy d’un côté, ou Nicolas STANDAERT
Blondel, Laberthonnière d’un autre, ou
encore Mignot, mais il n’est pas sans L’ « Autre » dans la mission
talent, et il est exemplaire dans la mili- Leçons à partir de la Chine. Lessius, Bruxelles
tance – fût-ce sous des formes discutables (diff. Cerf), 2003, 136 pages, 14 €.
dans son cas – pour une vie d’Eglise
© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)

© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)


moins paralysée par des affirmations Voici une étude qui n’est pas de la
autoritaires et des craintes en face du simple sinologie ou missiologie ; c’est plu-
monde moderne. Auteur d’une production tôt le renversement de l’une et de l’autre.
historique étendue (en particulier d’une Dans l’esprit de la réaction des chrétiens
excellente synthèse récente sur l’affaire de Jérusalem après la rencontre de Pierre
des Congrégations religieuses au début du et de Corneille : « Voici, disent ces chré-
XX e siècle), Chistian Sorrel donne ici une tiens, que Dieu a donné aussi aux nations
très belle œuvre, le pendant, en quelque païennes la conversion qui mène à la Vie. »
sorte, du travail que Jean-Marie Mayeur Il ne faut pas apprécier la mission en
consacrait en 1968 à l’abbé Jules Lemire, termes de transplantation ou de transfert,
un compagnon des luttes de Lacroix. la conversion en termes d’adhésion à ce
qui est apporté... le missionnaire « agis-
Pierre Vallin sant », l’autre « réagissant ». « Nous nous
sommes demandé, dit Standaert, brillant
sinologue, jésuite belge, dans quelle
mesure il serait possible d’écrire cette his-
Norman TANNER toire à partir de l’autre devenant l’acteur
principal, le missionnaire étant considéré
Is the Church too Asian ? comme l’antagoniste. » Il nous apparaît,
Reflections on the Ecumenical Councils. poursuit-il, « que le contexte de la fin de la
Dharmaram Publications, Bangalore, 2002, dynastie des Ming était une période
92 pages. ouverte au changement. Les Chinois
étaient en recherche, et ce que les mis-
Une fois n’est pas coutume : il vaut la sionnaires leur apportaient correspondait
peine de signaler ce petit livre en anglais. en partie à cette quête préalable ».
L’auteur, qui est spécialiste de l’histoire Standaert l’évoque dans des domaines
des conciles, aborde en effet celle-ci sous divers : celui des doctrines (ciel /enfer), des
rites (les Chinois avec leurs communautés vaste culture, stimule la réflexion, preuve
de rites effectifs inspirés de leur propre que théologie et passion ne sont pas
culture), ou encore de l’organisation. Et antinomiques.
jusque dans la culture occidentale, les
Chinois, montre-t-il, en rencontrant le François Euvé
christianisme, ont provoqué des muta-
tions. Au XVII e siècle, on ne parlait pas de
« religion(s) » au sens où l’on en parle
aujourd’hui. Ce sont les Chinois qui y ont Claude SALES
obligé, faisant reconnaître un clivage
entre du « religieux » et du... moral, Les Rires de Dieu
« civil », social, fondement de vie humaine Seuil, 2003, 176 pages, 14 €.
complète ordinaire, existant sans religion
ou sans une certaine religion. Au passage, On prête tant à Dieu ! Pourquoi ne pas
Standaert contribue notablement à la lui faire l’aumône d’un peu d’humour ?
clarification de ce qu’est, doit être, Après d’autres, un journaliste et chrétien
l’« inculturation ». d’expérience s’y essaie. Le spectacle
qu’offre notre humanité, croyante ou
Jean-Yves Calvez mécréante, confessante ou non, n’est
certes pas réjouissant tous les jours. Mais
le Dieu de Claude Sales, lui, ne s’en laisse
pas accabler. L’humour du monologue qui
Adolphe GESCHÉ lui est ici prêté est chargé, comme chez
Péguy, d’une grande tendresse pour
Le Sens l’humanité, et d’un grand amour de la vie.
Cerf, 2003, 188 pages, 20 €. Qualités qui, à ses yeux, font le plus
défaut aux hommes en général, et à ceux
Dans cet ouvrage, le septième de la qui prétendent le servir en particulier.
© S.E.R. | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)

12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.147.71.134)


série « Dieu pour penser », le théologien Intolérance, complaisance (nihiliste, en
de Louvain poursuit sa réflexion sur les son fond) dans la dénonciation des
questions essentielles de l’homme. Les « crises », arrogance des clercs : la bêtise
lecteurs familiers de sa méditation retrou- de l’humanité de toujours et d’aujourd’hui
veront quelques-uns de ses grands est déclinée sans jubilation excessive.
thèmes, développés ici pour eux-mêmes : C’est évidemment envers les siens que
la liberté, l’espérance, l’identité (contre Dieu est le plus caustique : « Je croule
l’aliénation), le destin (contre le fata- sous les religions. » « Le Dieu d’amour des
lisme), l’imaginaire. Tout cela est pensé chrétiens paraît avoir l’amour triste. »
en écho, en dialogue, en débat avec la « J’aime le monde et je m’inquiète des reli-
culture contemporaine, littéraire et philo- gions qui culpabilisent et dévalorisent. »
sophique. Ce ne sont pas tant des idées On goûtera particulièrement le dîner au
nouvelles que la reprise insistante de la restaurant intitulé « La révolte d’Eve ». Au
conviction que, loin de brider l’homme, passage, des clichés se ternissent : Voyeur
Dieu lui donne d’être lui-même. L’anthro- suprême, Metteur en scène tyrannique,
pologie est devenue la pierre de touche grand Programmateur de l’histoire... Le
de la théologie. Mais le respect de l’auto- « Tout-Puissant » : « cette formule qui me
nomie du monde (éloge du « paganisme ») déshonore ». Dieu se révèle beaucoup plus
arnets d’ letvdes

ne rend pas impertinente l’idée de Dieu, modeste que ses créatures. Puissent-elles
au contraire : l’excès dont elle témoigne en prendre de la graine !
É Les | Téléchargé

ouvre de nouvelles perspectives. La


grande liberté du propos, nourri d’une Dominique Salin
C
© S.E.R.

Vous aimerez peut-être aussi