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Bulletin de l'Association

Guillaume Budé

Œdipe au Japon : mythe et métaphore dans Kafka sur le rivage de


Haruki Murakami
Alain Billault

Citer ce document / Cite this document :

Billault Alain. Œdipe au Japon : mythe et métaphore dans Kafka sur le rivage de Haruki Murakami. In: Bulletin de l'Association
Guillaume Budé, n°1,2011. pp. 225-242;

doi : 10.3406/bude.2011.6776

http://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_2011_num_1_1_6776

Document généré le 18/03/2016


ŒDIPE AU JAPON :
MYTHE ET METAPHORE
DANS KAFKA SUR LE RIVAGE
DE HARUKI MURAKAMI 1

Parce que son père lui a prédit qu'un jour il deviendrait


parricide et qu'il coucherait avec sa mère et avec sa sœur, un
adolescent de quinze ans, Kafka Tamura s'enfuit de son domi¬
cile familial de Tokyo. Il gagne une ville de province, Taka-
matsu, sur l'île de Shikoku, dans le sud-ouest du pays, où il
séjourne à l'hôtel avant de trouver refuge dans la bibliothèque
de la fondation Komura créée par une famille fortunée et spé¬
cialisée dans les classiques japonais. Le bibliothécaire, Oshima,
et la directrice, Mademoiselle Saeki, lui accordent leur protec¬
tion. Alors que la police le recherche, Oshima lui offre même à
deux reprises l'asile dans une maison isolée loin de la ville, aux
abords d'une grande forêt. Lorsque Kafka Tamura revient pour
la seconde fois à Takamatsu, il quitte la bibliothèque et repart
pour Tokyo après que l'intrigue où il se trouvait impliqué s'est
dénouée grâce à un autre personnage, Nakata, qu'il ne rencon¬
trera jamais. Voilà comment on pourrait résumer à grands traits
Kafka sur le rivage, le roman publié à Tokyo en 2003 par
Haruki Murakami, écrivain japonais né en 1949 et dont les
œuvres de fiction connaissent depuis des années un succès
croissant au Japon et dans le reste du monde. D'après un tel
résumé, on voit que ce roman présente une nouvelle version du
mythe d'Oedipe. Or ce mythe a connu bien d'autres versions
avant comme après les tragédies de Sophocle Oedipe Roi et
Oedipe à Colone qui l'ont installé au premier plan dans la
littérature occidentale 2. Mais cet avatar ne ressemble pas aux
autres. En effet, si Murakami reprend certains éléments du
mythe d'Œdipe, il les situe d'abord dans une perspective sym¬
bolique et les entoure d'autres références à la Grèce antique.

l'Université
àrecherche
rizzi,
y2.
1.prendre
Il
Une
Voir
mito
«première
J. Sens,
laJouanna,
de
diparole.
Edipo.
Paris-Sorbonne
texte
version
Sophocle
et histoire
Immagini
de cette
, Paris,
dans
».e raconti
Je
étude
le2007,
remercie
cadre
a dalla
été
p. 156-159.
des
présentée
Olivier
Grecia
conférences
Soutet
M.
aleoggi,
Bettini
4 novembre
dede
Torino,
m'avoir
etl'équipe
G. Guido-
2010
2004.
invité
deà
226 ALAIN BILLAULT

Ensuite, il les inscrit dans une configuration dramatique origi¬


nale et bien plus vaste que celle du seul mythe d'Oedipe. Dans
cette configuration, le contenu dramatique du mythe compte
moins que sa relation avec le récit. Cette relation est éclairée en
particulier par un recours singulier au concept de métaphore.
Ce lien entre mythe et métaphore révèle la nature du roman où
Murakami s'est bien inspiré du mythe d'Œdipe, mais ne s'est
pas borné à l'adapter.
Murakami raconte une histoire qui se situe et se développe
par rapport à d'autres histoires préexistantes. Le titre de son
roman et les deux symboles qu'il contient suffisent à l'indiquer.
Kafka est le surnom que le héros s'est choisi. Mais en japonais,
kafuka n'est ni un nom propre, ni un prénom. C'est le nom de
Franz Kafka, écrivain tchèque de langue allemande dont Kafka
Tamura a apprécié, en particulier, La colonie pénitentiaire ,
comme il l'explique à Oshima :
« Plutôt que d'expliquer au lecteur ce qu'est la condition
humaine, Kafka décrit simplement le mécanisme de cette
machine complexe ... De cette manière, il parvient à évoquer
mieux que quiconque l'existence que nous menons. » 3

Kafka Tamura précise plus loin qu'en tchèque, Kafka veut


dire corbeau. C'est pourquoi, dès la première page du roman, il
est accompagné dans sa fugue par son double, « le garçon
nommé Corbeau » qu'il est seul à entendre et qui le conseille,
l'encourage et l'admoneste lorsque sa détermination faiblit.
Mais cette présence ne fait pas oublier la référence à Franz
Kafka et la conversation avec Oshima suggère que, comme le
romancier tchèque a fait comprendre la condition humaine en
la décrivant, Kafka Tamura la représente à son tour en racon¬
tant sa propre histoire, puisqu'il en est le narrateur principal,
mais non le seul. Le choix que le jeune homme a fait de son
surnom a donc un sens symbolique.
A ce symbole s'ajoute celui de la situation du personnage sur
le rivage. Elle est mise en valeur par le titre japonais du roman,
umibe no Kafuka , littéralement « Kafka du rivage », qui
exprime une détermination. C'est Kafka Tamura en un lieu et à
un moment de sa vie. C'est le moment de l'adolescence, une

Atlan,
dans
références
3. la
Haruki
Paris,
collection
l'abréviation
Murakami,
Belfond,
10/18,
2006.
K.Kafka
« Domaine
Je me
sur réfère
le étranger
rivage
à l'édition
, traduit
», en 2007
deducette
japonais
et j'utilise
traduction
par pour
Corinne
parue
ces
ŒDIPE AU JAPON 227

période à laquelle Murakami fait une grande place dans ses


romans 4. Dans Καβία sur le rivage , le titre va s'avérer être
aussi celui d'une chanson qui joue un grand rôle dans l'intrigue.
Mais il symbolise d'abord la situation du héros sur le point de
s'embarquer pour la grande aventure de l'existence, une aven¬
ture obscure et dangereuse. Il fait ainsi de lui le semblable
d'Ulysse qui regarde les flots depuis le rivage de l'île où le
retient la nymphe Calypso et d'où il va s'embarquer pour tenter
de rentrer à Ithaque. Par les deux symboles contenus dans le
titre de son roman, Murakami nous avertit donc que l'histoire
de Kafka Tamura sera tumultueuse et périlleuse et qu'elle cons¬
tituera
de la condition
une traversée
humaine.
où l'on pourra trouver une représentation

Cette histoire rejoint celle d'Œdipe, mais Murakami n'ins¬


talle pas immédiatement cette coïncidence au centre de son
récit. Il la fait précéder d'allusions à d'autres histoires et à
d'autres références grecques antiques qui constituent la trame
où elle va prendre place. Il commence par une référence à la
tragédie grecque : lorsque Kafka quitte la maison familiale, il
emporte une
enfance. Comme
photo
elle
de est
sa sœur
tournée
qu'il
de n'a
côté,
plusune
revue
moitié
depuis
de son

visage est dans l'ombre, tandis que l'autre sourit, ce qui, note
Kafka, "lui donne l'air d'exprimer deux sentiments opposés,
comme sur ces masques de tragédie grecque qui ornent certains
livres de classe. Ombre et lumière. Espoir et désespoir. Rire et
tristesse" 5. Cette photo préfigure les expériences que Kafka va
traverser. Il va éprouver lui-même ces sentiments opposés pen¬
dant sa fugue placée sous le signe de la solitude. Oshima le
comprend dès le début. C'est pourquoi il évoque devant Kafka
le mythe qu'Aristophane raconte dans le Banquet de Platon 6
pour expliquer l'origine de l'amour : depuis que Zeus a coupé
homme/
en deux femme
les êtres
ou femme/
qui étaient
femme,à chacun
l'originecourt
homme/homme,
à la recherche

de sa moitié perdue. Et Oshima conclut : "En fait, je voulais


dire que c'est difficile pour un être humain de vivre seul" 7 .
Dans la solitude de Kafka, Oshima devine une quête contradic¬
toire : le jeune homme lui semble à la fois chercher quelque
chose et tout faire pour l'éviter. Il lui donne un avis :

4.
6.
5. 189c2-193e2
Voirp. par
K, 11 exemple Danse, danse, danse et Chronique de l'oiseau à ressort.

7. K, p. 53.
228 ALAIN BILLAULT

" Peut-être que ce que tu cherches ne viendra pas sous la forme


à laquelle tu t'attends.
- Comme
On diraitdans
une "espèce
Cassandre
de prédiction.
".
- " Cassandre " ?
- Une tragédie grecque. " 8

Et Oshima raconte à Kafka l'histoire de Cassandre avant de


lui recommander la lecture des tragédies grecques en souli¬
gnant le rôle du "Koros" qu'il lui explique ainsi :
— " Les membres du Koros se tiennent à l'arrière de la scène et
expliquent la situation ou les sentiments profonds des person¬
nages de la pièce. Parfois ils essaient même de les aider. C'est
très pratique. Il m'arrive de me dire que j'aimerais bien avoir un
chœur derrière moi, moi aussi. " 9

Dans cette référence aux tragédies grecques, l'humour se


mêle au sérieux. En comparant sa prédiction à celles de Cassan¬
dre qu'on ne croyait jamais, Oshima en désamorce, dans une
certaine mesure, la gravité puisqu'il laisse entendre que Kafka
pourrait n'en tenir aucun compte. En avouant qu'il aimerait
bien parfois avoir à ses côtés un chœur qui l'éclairé et qui l'aide,
il suggère la confusion et les difficultés de sa propre vie. Avec le
même humour, il cite Y Electre de Sophocle 10 lorsque deux
militantes féministes visitent la bibliothèque où il travaille et
dont l'organisation leur paraît présenter des signes de sexisme
machiste. Il s'exclame : " Quelle femme ayant un cœur, et
subissant un tourment semblable au mien, n'agirait pas comme
moi ? " Il explique aux militantes l'origine de la citation, mais il
ne leur révèle pas le secret qui en fait tout le sel et qu'il dit peu
après à Kafka : il est une sorte d'hermaphrodite dont le sexe
n'est pas bien déterminé. Aussi peut-il reprendre à son compte
les paroles qu'Electre adresse au chœur, même si les malheurs
de cette héroïne n'ont rien de commun avec le désagrément que
lui causent les deux visiteuses. Oshima n'est pas un personnage
de tragédie, mais un lecteur des tragiques et des philosophes
grecs qui se réfère à eux pour commenter sa propre situation et
surtout celle de Kafka. Ce dernier a gardé le souvenir des
masques du théâtre grec et a le sentiment de ne pas diriger sa

8.
9.
10. if,
K,Electre,
p. 209.
210.257-258.
ŒDIPE AU JAPON 229

vie. Oshima lui révèle que ce sentiment est le sujet de nombreu¬


ses tragédies grecques dont il résume ainsi le propos :

Ce ne sont pas les humains qui choisissent leur destin, mais le


destin qui choisit les humains. Voilà la vision du monde essen¬
tielle de la tragédie grecque. Et la tragédie-d'après Aristote-
prend sa source, ironiquement, non pas dans les défauts, mais
dans les vertus des personnages. Tu comprends ce que je veux
dire ? Ce ne sont pas leurs défauts, mais leurs vertus qui entraî¬
nent les humains vers les plus grandes tragédies. Oedipe Roi de
Sophocle en est un remarquable exemple. Ce ne sont pas sa
paresse ou sa stupidité qui le mènent à la catastrophe mais son
courageinévitable.
ironie et son honnêteté.
" 11 Il naît de ce genre de situation une

Oshima se réfère à Oedipe Roi alors que Kafka vient de lire


teur
dans Koichi
un journal
Tamura.
la nouvelle
Cette référence
de l'assassinat
intervient
de sonaupère,
termele sculp¬
d'une

série de références à la Grèce antique et à ses tragédies qui ont


préparé sa venue. Elle apparaît au moment où l'histoire de
Kafka commence vraiment à ressembler à celle d'Oedipe.
Murakami ne suggère pas cette ressemblance, il la souligne. Il
présente ainsi son roman comme une continuation du mythe
grec en même temps qu'il attire l'attention sur l'originalité du
traitement qu'il lui réserve.
D'abord, il en ignore l'aspect politique auquel Sophocle
accorde une grande place. Dans Oedipe Roi, Œdipe est un
monarque qui règne sur Thèbes accablée par une épidémie, qui
a tué sans le savoir son prédécesseur et qui interprète l'attitude
de Créon et de Tirésias à son égard comme le signe d'un com¬
plot visant à le renverser 12. Dans Oedipe à Colone, il est un roi
déchu, mais dont Créon et Polynice sollicitent le concours pour
garder ou pour conquérir le pouvoir à Thèbes. Kafka Tamura
n'est pas un roi fils de roi et son histoire n'a rien de dynastique.
On y retrouve, en revanche, les éléments principaux de la tragé¬
die personnelle d'Œdipe : la prédiction, l'inceste et le parricide.
Dans Œdipe Roi , la prédiction apparaît en deux temps, vers
la fin de la première moitié de la pièce. Jocaste, l'épouse
d'Œdipe,
ancien mari,
lui révèle
le roi qu'un
Laïos :oracle
s'il avait
avaitun
étéfils,
renducelui-ci
à Delphes
le tuerait.
à son

Aussi, lorsqu'il eut un fils, Laïos l'abandonna-t-il aussitôt dans

11. Œdipe
12. K, p. 271-272.
Roi, 345-677.
230 ALAIN BILLAULT

la montagne 13. Peu après, Œdipe révèle à son tour à Jocaste


qu'il avait aussi consulté l'oracle de Delphes parce qu'il se
demandait, à la suite de certaines rumeurs, s'il était bien
comme il le croyait le fils de Polybe, roi de Corinthe. L'oracle lui
avait répondu qu'il coucherait avec sa mère, qu'il engendrerait
ainsi une descendance monstrueuse et qu'il tuerait son père.
Aussi prit-il la fuite pour essayer de mettre cette prédiction en
échec 14. Kafka prend lui aussi la fuite à cause d'une prédiction
analogue et dont il révèle le contenu à Oshima dans le deuxième
tiers du roman. Mais il y fait allusion dès le début du récit
comme à une menace qui pèse sur lui :

« La prédiction,
étendue d'eau noire.
constamment présente, telle une mytérieuse

D'ordinaire, elle se dissimule quelque part dans un lieu


inconnu. Mais quand le moment vient, elle s'avance sans bruit,
et vient glacer chaque cellule de ton corps, et toi tu te noies,
pantelant, dans cette eau qui monte implacablement (...) Dans
l'immensité du monde, tu ne vois nulle part d'espace pour toi -
un espace minuscule te suffirait, pourtant. Tu cherches une
voix, mais ne rencontres qu'un profond silence. A l'inverse,
quand tu réclames le silence, c'est la voix de la prédiction qui se
fait entendre sans fin. Et, de temps en temps, cette voix prophé¬
tique appuie
cerveau. » 15 sur un bouton secret dissimulé au fond de ton

La prédiction provoque et accompagne le désarroi de Kafka


Tamura. Elle fait de lui un jeune homme perdu et, en même
temps, elle est le seul signe qui lui reste pour se guider dans
l'existence, de même qu'Œdipe a vécu, depuis son départ de
Corinthe, en fonction de l'oracle qu'il avait reçu à Delphes.
L'analogie entre les deux histoires s'impose comme une évi¬
dence. Lorsque Kafka révèle la prédiction à Oshima, ce dernier
la rapproche aussitôt de celle qu'avait reçue Œdipe. Mais il y a
des différences entre elles. D'abord, ce n'est pas un oracle, c'est
le père de Kafka qui lui a prédit cet avenir sinistre. Cette
prédiction
de la volonté
ne de
relève
Koishi
donc
Tamura
pas d'un
et de
destin
ses relations
anonyme.avec
Elleson
résulte
fils.

Celui-ci suppose que son père a voulu se venger sur lui du


départ de sa femme et de sa fille, alors que Kafka avait quatre

13. K,
14.
15. Œdipe
p. 16.Roi, 711-833.
711-722.
ŒDIPE AU JAPON 231

ans. De toute manière, selon Kafka, son père le considérait


comme un objet, à l'égal de ses sculptures. Alors que, chez
Sophocle, la prédiction relève de la fatalité, chez Murakami elle
s'inscrit dans les relations conflictuelles du héros avec son père.
D'autre part, elle est unique chez Murakami, alors qu'elle est
double chez Sophocle. En outre, son contenu est différent chez
les deux auteurs. Le parricide et l'inceste sont prédits à Œdipe
comme à Kafka, mais ce dernier s'entend annoncer un double
inceste : il couchera avec sa mère et avec sa sœur. Comme il le
fait remarquer à Oshima, « il y a un bonus. 16 ». Enfin, ce double
inceste annoncé s'inscrit lui aussi dans le roman familial de
Kafka. Celui-ci a été abandonné par sa mère qui est partie avec
sa sœur alors qu'il était très jeune. La prédiction de l'inceste
intervient donc pour Kafka dans une situation d'absence et de
perte, deux thèmes importants pour Murakami comme on le
voit dans d'autres romans, mais qu'on ne trouve pas dans l'his¬
toire d'Œdipe. Si Murakami s'inspire bien de cette histoire et
ne veut pas que le lecteur l'ignore, il l'utilise à sa manière et la
modifie en profondeur. La prédiction faite à Kafka est analogue
à celle que reçoit Œdipe, mais elle est aussi très différente. Il en
va de même pour la réalisation de l'inceste qui leur a été prédit.
Dans Œdipe Roi , l'inceste est déjà advenu lorsqu'Œdipe
commence son enquête qui lui permettra de le découvrir. Chez
Murakami, il est une virtualité pour Kafka. Elle concerne
d'abord Sakura, une jeune coiffeuse dont Kafka fait la connais¬
sance dans le car qui le conduit à Takamatsu. Elle lui dit qu'elle
a un frère qu'elle n'a pas vu depuis longtemps et, peu après,
tandis qu'elle dort, Kafka se demande si elle ne pourrait pas
être sa sœur. Il sait qu'elle ne ressemble pas à la photo qu'il a
emportée et qu'elle ne porte pas le même nom que sa sœur,
mais il se dit qu'une photo peut ne pas être ressemblante et
qu'on peut changer de nom 17. Plus tard, lorsqu'il se retrouve
en pleine nuit, sans savoir comment, dans le jardin d'un sanc¬
tuaire Shinto, elle le recueille chez elle. Elle a des complaisances
pour lui, mais elle ne se donne pas à lui. Elle lui demande quel
âge aurait sa sœur et lui confie ensuite qu'elle aurait bien aimé
être sa sœur. Il lui répond qu'il aurait bien aimé aussi 18. Bien¬
tôt, il quitte son domicile. Il ne la reverra plus, il lui téléphonera

16. K, p.
17.
18. p. 121,
33,
275.
43.
123.
232 ALAIN BILLAULT

et ne la possédera qu'en rêve 19 . Il ne commet donc pas l'inceste


avec elle. Dans leur relation, l'inceste reste une possibilité
évoquée par Kafka à la suite d'un manque. Comme il a perdu
sa sœur, il voudrait la retrouver. A l'hôtel où il séjourne
d'abord, la réceptionniste est gentille avec lui et il se dit qu'elle
aussi pourrait être sa sœur 20. L'inceste apparaît donc chez
Murakami comme une supposition erratique, et lorsque Kafka
possède Sakura en rêve, c'est son double, le garçon nommé
Corbeau, qui déclare que cette supposition devient réalité. On
retrouve
avec Mlle Saeki.
la supposition et le rêve dans les relations de Kafka

Il la voit pour la première fois lorsqu'elle lui fait visiter la


bibliothèque Komura avec deux autres touristes. Elle lui fait
grande impression et il se dit qu'il serait bien qu'elle soit sa
mère. Il est conscient du caractère aléatoire de sa supposition et
de son origine, la disparition de sa mère de qui il ne connaît
même pas le nom et qu'il cherche à retrouver chez les femmes
qu'il rencontre. Mais cette hypothèse accompagne la passion
qu'il éprouve pour Mlle Saeki. Cette passion vient après une

vingt-cinq
autre,
Ils
lorsque
miste
pour
souvenirs
chambre
vivaient
travailler
pendant
celle
leoù

jeune
ans
que
ensemble
vivait
Kafka
d'absence,
une
àMlle
homme
la le
grève
bibliothèque
Saeki
vient
un
filsamour
a Mlle
d'étudiants
Komura
vouait
péri Saeki
prendre
assassiné
absolu
au
Komura,
et
place.
fils
est
àoùet
Tokyo.
de
revenue
par
parfait
Mlle
Illa
unun
séjourne
famille
Saeki
lieu
Ensuite,
groupe
àqui
Takamatsu
chargé
avenait
Komura.
dans
pris
extré¬
après
fin
de
la
le

retrouver. C'est dans cette chambre aussi qu'elle a composé et


mis en musique un poème devenu une chanson à succès qu'elle
a elle-même enregistrée. Cette chanson, un vieux disque que
Kafka écoute en boucle, s'intitule Kafka sur le rivage. Dans la
chambre,
au bord deillay mer
a encore
et uneun
silhouette
tableau qui
dans
représente
le fond. Au
uncentre
adolescent
de ce

réseau de correspondances énigmatiques, Kafka compare sa


situation à celle d'Œdipe devant les énigmes du sphinx 21. Sur
cette situation vient se greffer son amour pour Mlle Saeki.
Cet amour passe du rêve à la réalité. Dans sa chambre, Kafka
voit chaque nuit le fantôme de Mlle Saeki jeune qui revient à
l'endroit où elle a aimé le jeune Komura et il est attiré par elle.

19. Χ,ρ.312.
20.
21. if, p. 79.
K, 502-505.
ŒDIPE AU JAPON 233

Ensuite, il voit Mlle Saeki elle-même qui vient s'unir à lui.

En parallèle
Mlle Saeki et Kafka
à cetteserelation
développent
onirique,
au cours
les rapports
de conversations
réels entre

ils échangent des confidences sur leur passé et des réflexions sur
leur vie. Kafka suppose qu'elle aurait pu le mettre au monde,
commencer à l'élever puis l'abandonner pendant les vingt-cinq
ans qu'elle a passés loin de Takamatsu. Oshima reconnaît qu'on
ne peut exclure cette hypothèse. Elle prend une consistence
supplémentaire lorsque Mlle Saeki révèle à Kafka qu'elle a

publié
frappés
cette
Mlle
lorsqu'il
de coucher
Saeki
expérience
un
par
luisi
livre
avec
la
parle
elle
foudre
elle,

ade
dans
euelle
son
elle
des
etsaqu'il
al'éconduit.
hypothèse
enfants,
jeunesse.
interviewé
se souvient
elle
tout
Mais
Ensuite
des
refuse
enque
lorsqu'il
gens
luielle
de
avouant
sonqui
lui
lui
père
répondre
demande
avaient
rend
son
a connu
visite
désir
été
et
à

dans sa chambre, l'emmène sur le rivage tout proche où a eu


lieu la scène représentée sur le tableau et revient dans sa cham¬
bre pour coucher avec lui. Elle recommence le lendemain. Le
rêve de Kafka est donc devenu réalité, mais est-ce une réalité
incestueuse ? Mlle Saeki précise bien à Kafka que l'hypothèse

royaume
rebrousse
selon
partage
rend
Oshima,
disparus
continuation
disparu.
dit
donné
qu'il
visite
laquelle
pas.
autrefois
Lorsque
une
des
connaît
pendant
chemin
àPourtant,
forêt
de
morts
Kafka
elle
ladéjà
Kafka
et
et
vie
la
serait
où et
dans
retourne
deuxième
lui
vivent
des
elle
la
du lui
sa
réponse.
êtres
demande
lademande
passé,
mère
confirme
encore
forêt
vivre
etguerre
un
lui
des
proche
Elle
dans
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lieu
pardon.
appartient
si
choses
après
mondiale
elle
avoue
soldats

ledu
sa
est
monde
Murakami
qui
Elle
mort,
refuge
qu'elle
sa
japonais
et
semblent
mère,
et
qu'elle
des
exige
lorsqu'elle
qui
prêté
l'a
vivants.
situe
elle
portés
est
aban¬
ne
avoir
qu'il
par
lui
le
la

Elle lui offre le tableau de la chambre et le prie de se souvenir


d'elle. Mais ce dénouement est-il bien réel ? Sa sérénité baigne
tout entière
antérieurs de dans
Kafka.
une
Au clarté
momentirréelle
mêmequi
où elle
est celle
semble
des
accéder
rêves

au statut de réalité, la nature incestueuse de l'amour de Kafka


pour Mlle Saeki garde donc l'apparence d'une virtualité. Alors

que yeux,
tueux
Roi
les
régnent
la
quid'Œdipe
découverte
conduit
entre
l'aveu
les
constitue
lade
incontestable
personnages
reine
MlleJocaste
leSaeki
dénouement
du
une
ààsemariage
Kafka
suicider
harmonie
paroxystique
intervient
etetdes
et
le roi
enfants
uneàalors
&
se Œdipe
paix
crever
inces¬
que
qui
234 ALAIN BILLAULT

semblent surnaturelles. Murakami installe donc l'inceste dans


un de ces arrière-mondes qu'il aime à mettre en scène dans ses
romans 22. Il lui assigne un séjour ontologique mystérieux et
qui ressemble un peu à celui qu'il attribue au parricide.
L'assassinat du sculpteur Koichi Tamura est un événement
bien réel. Kafka en lit la nouvelle dans un journal. Mais l'a-t-il
commis ? Alors qu'il séjourne à Takamatsu depuis huit jours, il
se retrouve sans savoir comment, en pleine nuit, allongé dans le
jardin d'un sanctuaire Shinto. Il a mal à une épaule, il est
maculé de boue et son tee-shirt porte une large tâche de sang. Il
appelle alors Sakura qui le recueille. Il commence à se deman¬
der s'il a commis un crime et cette idée se précise lorsqu'il
apprend la mort de son père. Elle ne le quittera plus. Pourtant,
son père a été tué à Tokyo alors qu'il se trouvait lui-même à
Takamatsu, très loin de Tokyo. Mais Kafka ne se souvient pas
de ce qu'il a fait cette nuit-là, et il a des doutes. Ils sont nourris
aussi bien par la prédiction de son père que par la haine qu'il lui
vouait. Lorsqu'il apprend sa mort, il avoue à Oshima :
« Je regrette surtout qu'il ne soit pas mort plus tôt. » 23

Le soupçon de parricide que Kafka nourrit envers lui-même


s'enracine donc dans le conflit qui l'opposait à son père. Alors
qu' Œdipe tue son père sans le connaître, Kafka ne connaît que
trop le sien qu'il a peut-être tué. Après l'assassinat, la police le
recherche comme témoin. L'adolescent fugueur se cache et
s'interroge. Il ne peut mener lui-même l'enquête sur le meurtre
de son père. Cette enquête est le moteur de l'intrigue dans
Œdipe Roi. Murakami la remplace par un dédoublement. Tout
en laissant Kafka dans le doute, il met en scène le meurtre de
son père commis par un autre personnage.
Ce personnage est un vieil homme nommé Nakata. C'est un
handicapé mental qui vit pauvrement. Il touche une maigre
pension pour son handicap. Les gens de Nakano, son quartier
à Tokyo, lui donnent un peu d'argent et de nourriture parce
qu'il s'occupe de leurs chats. Il faut dire qu'il a le pouvoir
de parler avec les chats, comme on le découvre lorsqu'il est
chargé de retrouver une chatte qui a disparu. Il interroge les
chats du quartier, mais c'est un chien noir qui vient le chercher

22. Voir
23. K, p.par
270exemple La fin des temps.
ŒDIPE AU JAPON 235

pour le conduire à l'appartement de son maître que Murakami


décrit ainsi :

« Un homme de haute taille avec un chapeau haut de forme en


soie se tenait devant Nakata... Il portait une redingote rouge
ajustée, sur un gilet noir, et il était chaussé de grandes bottes de
cuir noir. Son pantalon était blanc comme la neige et incroyable¬
ment moulant. ..Il tenait de la main gauche une fine badine noire
au pommeau doré. » 24

Cet homme est donc l'incarnation de l'icône publicitaire de


la marque de whisky Johnnie Walker mais Nakata, qui ne boit
pas d'alcool, ne le reconnaît pas. L'homme se présente lui-
même : il s'appelle Johnnie Walken et déclare qu'il a usurpé

l'apparence
son activité àdu
Nakata
personnage
: il enlève
de la
lespublicité.
chats et les
Il tue
explique
afin deensuite
réunir

leurs âmes pour fabriquer une grand flûte dont le son lui per¬
mettra de réunir plus d'âmes avec lesquelles il fabriquera une
flûte plus grande encore. Il espère ainsi pouvoir construire un
jour une flûte qui aura la taille de l'univers. Il a enlevé la chatte
que cherche Nakata à qui il propose de la lui rendre pourvu que
ce dernier, en échange, le tue. Nakata repousse cette idée avec
horreur, mais lorsque Johnnie Walken immole sous ses yeux
plusieurs chats dont il dévore le cœur, Nakata le tue à coups de
couteau. Il se retrouve ensuite sur un terrain vague. Il garde le
souvenir de ce meurtre et se sent coupable. Il se dénonce dans
un commissariat où on ne le croit pas. Mais tout indique qu'il a
bien réalisé le souhait de Kafka. Il a commis le parricide à sa
place. La responsabilité de Kafka dans ce parricide résulte de
son souhait. Oshima a noté dans un livre sur le procès d'Adolf
Eichmann que lit Kafka une phrase de Yeats : « In dreams
begin responsibilities », « c'est dans les rêves que commencent
les responsabilités ». Kafka est responsable de la mort de son
père parce qu'il en a rêvé. Nakata l'a réalisée à sa place. Il ne le
rencontrera
la sienne. pas, mais sa trajectoire a des points communs avec

Comme Kafka, Nakata a eu une enfance sinistrée. Son handi¬


cap mental est une séquelle irréversible d'une mystérieuse
perte de connaissance qu'il a subie avec quinze de ses camara¬
des pendant la guerre, lors d'une promenade en montagne.
Devenu idiot, comme il le répète souvent lui-même, il a suscité

24. K, p. 169
236 ALAIN BILLAULT

le désespoir de sa mère et la colère de son père qui le battait.


Après le meurtre de Johnnie Walken, il se réveille dans un pré
comme Kafka s'était réveillé dans le jardin d'un sanctuaire,
sans savoir ce qu'il fait là. Comme lui, il quitte Tokyo où il vivait
dans le même quartier que lui et, sans qu'il sache pourquoi, son
voyage le conduit aussi jusqu'à Takamatsu, dans la bibliothè¬
que Komura. Mais il a des pouvoirs que Kafka ne possède pas.
Non seulement il sait parler avec les chats mais, pendant son
voyage, il annonce des prodiges qui ne tardent pas à se pro¬
duire : une pluie de poissons dans une rue commerçante de
Nakano et une pluie de sangsues qui disperse, sur une aire
d'autoroute, une bande de voyous qui rouaient de coups un
jeune homme. Nakata se trouve en phase avec le cours des
choses dont il est un acteur consentant, alors que Kafka le
subit. Le parallélisme entre les deux personnages a donc des
limites, mais il élargit le territoire du récit. On y reconnaît
encore d'autres éléments de l'histoire d'Œdipe. Si, en tuant
Johnnie Walken, Nakata est devenu une sorte d'Œdipe de rem¬
placement, son errance jusqu'à Takamatsu rappelle celle du roi
aveugle et déchu jusqu'à Colone. Lorsqu'Œdipe y arrive, dans
Œdipe à Colone , il sait aussitôt qu'il a fini son voyage 25. Arrivé
«devant
C'est là.
la » bibliothèque
26 Alors commence
Komura,
le dénouement
Nakata dit du
simplement
roman, un:
dénouement qui montre que si Murakami s'est bien inspiré du
mythe d'Œdipe pour écrire l'histoire de Kafka, ce mythe n'est
lui-même qu'un élément d'une intrigue plus vaste qu'il contri¬
bue à éclairer, en particulier quand on l'envisage sous l'angle de
la métaphore.

Au cœur de l'intrigue de Kafka sur le rivage se trouve une


énigme formulée dans le refrain de la chanson que Mlle Saeki a
enregistrée :
« Kafka est au bord de la mer
assis sur un transat.
Il pense au pendule qui met le monde en mouvement.
Quand le cercle du cœur se referme,
l'ombre du sphinx immobile se transforme en couteau
qui transperce les rêves.
Les doigts de la jeune noyée
Cherchent la pierre de l'entrée

25. K,
26. Œdipe
p. 498.
à Colone , 84-110.
ŒDIPE AU JAPON 237

Elle soulève le bord de sa robe d'azur


Et regarde Kafka sur le rivage. » 27

Ces paroles trouvent peu à peu leur traduction dans les évé¬
nements et les situations du récit : Kafka est venu prendre sur le
rivage la place du fils Komura auprès de Mlle Saeki, le couteau

renvoie
Saeki
amour
thèque
avec
place.
qu'il
retrouvé
aken
son
nir
Nakata
reconnu
chambre.
découvre
couché
amour
et
àelle
la
aIl
revenue,
qu'elle
avec
Komura,
pour
au
place
prise
lui
en
avec
sans
qu'il
Ilde
Mlle
meurtre
Kafka.
révèle
lui
qu'il
d'un
ce
jeunesse,
savoir
dans
aSaeki
est
la
obéira.
après
garçon
racontée
Nakata
qu'il
silhouette
venu
garçon
le
L'énigme
de
le
comment,
brûle
morte
la
Johnnie
jardin
Peu
apour
aupour
s'entretient
ouvert
mort
de
terme
dans
au
après
dans
figurant
quinze
est
revivre
remettre
bord
du
Walken,
de
et
la
un
résolue
d'une
le
son
qu'il
pierre
sanctuaire
son
manuscrit
d'un
ans.
départ
avec
ceau
bureau.
vie
qu'elle
acertaines
amour,
lorsque,
la
Elle
de
fond
Mlle
fleuve.

habitée
jeune
de
l'entrée,
tuer
lui
Saeki.

du
Nakata,
avait
qu'elle
C'est
vivre
répond
C'est
noyée
dans
choses
Kafka
Johnnie
tableau
par
connu
Il
une
une
un
la
le
qu'elle
convient
confie
Oshima
est
qu'elle
biblio¬
souve¬
àautre
pierre
s'était
de
mort
Wal¬
avec
leur
Mlle
la

naturelle, mais on pense à celle Jocaste, la mère épouse


d'Œdipe. Cette analogie et l'écart qu'elle contient illustre la
situation du mythe d'Œdipe par rapport au roman de Mura¬
kami. Il figure dans la trame de son intrigue, il est une référence
qui permet de l'interpréter, mais il ne suffit pas pour l'expli¬
quer dans sa totalité. Cette présence distincte de l'histoire qui
semble par moment l'imiter et à laquelle elle offre un sens
partiel, le mythe d'Oedipe la partage avec d'autres mythes qui
apparaissent dans Kafka sur le rivage.
Ce sont des mythes incarnés. Le premier est Johnnie Walken.
Après l'avoir décrit, Murakami souligne que sa physionomie
ne présente aucun trait distinctif et ajoute : « Il serait sans
doute impossible à reconnaître s'il portait d'autres vête¬
ments. » 28 C'est donc son apparence qui lui donne son identité,
une identité qu'il a usurpée comme il l'avoue à Nakata. Il est
une image porteuse d'un sens préexistant et dont il s'est
emparé. Il incarne une force qui va, une force satanique ir¬
résistible. La nature maléfique du père de Kafka s'incarne

27. K, p. 309-310.
28. 169.
238 ALAIN BILLAULT

momentanément dans ce personnage qui exhibe son goût pour


la puissance et sa pulsion de mort. C'est sous cette forme que
périt Koishi Tamura. Mais d'autres incarnations sont plus ras¬
surantes.

Pour arriver jusqu'à Takamatsu, Nakata reçoit l'aide de


Hoshino, un jeune chauffeur routier. Avec sa queue de cheval,
son anneau à l'oreille et sa casquette à l'effigie des Chunichi
Dragons, la grande équipe de base-bail de Nagoya, ce person¬
nage haut en couleur conduit dans son camion le vieil homme
jusqu'à sa destination qu'il découvre en même temps que lui
car, si Nakata est guidé par une intuition mystérieuse, il ne sait
jamais à l'avance où il doit aller ni ce qu'il doit faire. Une nuit,
dans une ruelle de Takamatsu, Hoshino est appelé par un petit
homme chenu, barbu, portant des lunettes et habillé comme un
planteur du Sud des Etats-Unis. Il reconnaît le colonel Sanders,
l'icône publicitaire de la chaîne de restaurants Kentucky Fried
Chicken, et n'en croit pas ses yeux. L'homme lui affirme
d'abord qu'il est bien le colonel Sanders, qu'il peut lui procurer
une fille et qu'il lui dira tout sur la pierre de l'entrée qu'Oshino
cherche avec Nakata sans avoir idée de ce qu'elle peut bien être.
La fille est une étudiante en philosophie qui, entre deux étrein¬
tes, cite Matière et mémoire de Bergson et Y Esthétique de
Hegel. Ces citations imprévues apparaissent comme des îlots de
signification à la dérive qui rencontrent un moment l'intrigue
sur leur route. Leur statut est analogue à celui du mythe incarné
de Sanders qui croise le chemin d'Hoshino. C'est une incarna¬
tion momentanée analogue à celle de Johnnie Walken, mais
bienfaisante. En effet, le personnage révèle bientôt à Hoshino
qu'il n'est pas le colonel Sanders, mais un objet métaphysique
et conceptuel qui a pris son apparence. Il lui a fourni une fille
pour qu'Hoshino accepte ensuite de l'aider à emporter du jar¬
din d'un sanctuaire
dénouement de l'histoire.
la pierre
Le faux
quicolonel
doit jouer
Sanders
un incarne
rôle dans
donc
le

un mythe métaphysique, celui du sens qui circule dans l'uni¬


vers pour yà Hoshino
lui-même mettre, autant
: que possible, de l'ordre. Il l'explique

« Je supervise,
rôle. Je vérifie les
je m'assure
corrélations
que entre
toute les
chose
différents
remplisse
mondes
bien afin
son
que tout se déroule correctement. Je m'arrange pour que la
conséquence vienne après la cause. Que les significations ne se
mélangent pas. Que le passé arrive avant le présent. Et le futur
après le présent. Enfin, ce n'est pas gênant qu'il y ait un peu de
ŒDIPE AU JAPON 239

confusion là-dedans, parce que le monde n'est pas parfait,


sache-le, mon petit Hoshino. » 29

Une telle mission sied bien à un colonel. Elle consiste à


organiser et à superviser les choses. C'est une œuvre de sens.
Pour expliquer à Hoshino pourquoi il joue les entremetteurs
dans une ruelle de Takamatsu, le faux Sanders parle du gau¬
chissement du monde où son activité prend place. Elle donne
une signification au voyage de Nakata et Hoshino vers un but
qu'ils ignoraient jusque-là. Le sens apparaît donc dans le récit
par sa mise en relation avec une réalité préexistante et qui lui est
extérieure, le mythe du sens incarné par le faux Sanders. Cette
mise en relation prend dans ce cas la forme de la mise en scène
d'un personnage. Mais dans d'autres cas, elle revêt celle d'un

discours
Comme sur
Oshima
la métaphore.
demande à Kafka s'il s'est identifié au héros
d'un roman de Sôseki, Le Mineur , Kafka répond par la néga¬
tive. Oshima réplique alors :

« Mais inconsciemment.
vivre...
faire, les
On gens
ne peut
ont besoin
pas Comme
faire
de autrement.
s'accrocher
disait Goethe,
à quelque
Même latoi,
création
chose
tu dois
pour
tout
le

entière est une métaphore. » 30

Oshima énonce une théorie de la lecture comme relation


entre la vie du lecteur et la vie d'un personnage racontée dans
un livre. C'est une relation existentielle qui permet au lecteur
de mener une vie non dépourvue de sens. Oshima donne à cette
relation le nom de métaphore en citant une phrase de Goethe
dans la dernière tirade du Second Faust prononcée par le Cho¬
rus Mysticus : « Ailes vergangliche ist nur ein Gleichnis ». Il la
modifie légèrement en traduisant par « la création tout entière »
les mots qui signifient « tout ce qui est périssable » et en ne
traduisant pas « nur », « seulement ». Mais il n'en altère pas le
sens : pour Goethe, tout ce qui vit et meurt entretient un rap¬
port métaphorique avec autre chose que soi et participe ainsi à
un autre sens que le sien. Goethe donne une acception élargie
au mot métaphore. Dans son acception classique, ce mot dési¬
gne une figure de rhétorique qui appartient à la sphère verbale.

29. Κ
30. K,, p. 386.
143.
240 ALAIN BILLAULT

Aristote la définit ainsi dans la Poétique 31 : « la métaphore est


le transport à une chose d'un nom qui en désigne une autre. ».
Chez Goethe, la métaphore, devient une réalité cosmique pro¬
ductrice de sens. Oshima la reconnaît d'abord dans l'expérience
de la lecture. Mais il passe ensuite à une application existentielle
plus large de la métaphore qu'il énonce devant Kafka :
« Je me répète mais, dans la vie, tout est métaphorique. Per¬
sonne ne tue réellement son père, personne ne couche réelle¬
ment avec sa mère, n'est-ce pas ? Nous intégrons l'ironie de la
vie grâce à un instrument appelé métaphore. Et c'est comme
cela que
fonds. » 32 nous grandissons, que nous devenons plus pro¬

Oshima prononce ces paroles alors que Kafka s'interroge sur


son rôle dans la mort de son père et sur le cours de sa propre
vie. Oshima lui propose un explication : il n'a pas tué son père,
mais il regrette qu'il ne soit pas mort plus tôt. Il souhaitait donc
sa mort. En ce sens, il y a participé métaphoriquement. Cette
métaphore consiste en une relation entre ses sentiments à
l'égard de son père et la mort de ce dernier. Cette relation unit
ces deux réalités dans son histoire personnelle qui ressemble à
celle d'Œdipe. Le mythe d'Œdipe, en tant qu'histoire préexis¬
tante et bien connue, constitue le réfèrent signifiant de la méta¬
phore existentielle qu'Oshima propose à Kafka pour expliquer
sa vie. Cette métaphore y révèle un sens qui s'y trouvait dissi¬
mulé. En grec, le mot eirôneia, d'où vient ironie, veut dire
« dissimulation ». Aussi Oshima associe-t-il à la métaphore l'iro¬
nie de la vie, une ironie qui l'enrichit d'un sens caché que fait
apparaître la métaphore existentielle. Mais ce type de méta¬
phore, censé apporter la clarté, complique aussi les rapports
entre les personnages.
On le voit bien lorsque Kafka, influencé par les réflexions
d'Oshima, après avoir avoué son désir à Mlle Saeki, lui affirme

vérité,
quequand
Elle
Et les
luielle
métaphores
répond
ill'interroge
déclare
: « Ni
permettent
qu'il
toi
: nia moi
l'impression
de
ne réduire
sommesdelades
se
distance
rapprocher
métaphores.
entre de
eux.
» la
33

1932.
31. 1457b6-7. Je cite la traduction de J. Hardy, Paris, Les Belles Lettres,

32. K, p. 272.
33. K, p. 400.
ŒDIPE AU JAPON 241

« Tu veux dire te rapprocher réellement d'une vérité métaphori¬


que ou te rapprocher métaphoriquement d'une vérité réelle ?
Ou peut-être que les deux sont complémentaires ? » 34

Avec son humour provocant, Mlle Saeki montre qu'elle voit


clair dans les ambiguïtés de la pensée de Kafka. Les métaphores
héros
dont ilaparle
couché
se rapportent
avec sa mère
au sans
mythele d'Œdipe,
savoir. Kafka
une veut
histoire
coucher
où le

avec Mlle Saeki qui pourrait, croit-il, être sa mère. Il considère


leur situation comme une métaphore du mythe d'Œdipe. Mais
pour Mlle Saeki, le rapport de cette métaphore avec la réalité

n'est
s'unir
d'Œdipe,
va
gère
bles.
besoin
qui
mais
Le
bientôt
relie
que
sans
cas
pas
C'est
àqu'il
elle
d'Oshima
les
sa
clair
ou
la
découvrir
que
en
situation
adeux
simplifier.
que,
de
: réalisant
Kafka
le
retrouver
en
démarches
paraît
désir
se
qu'elle
au
peut
rapprochant
ainsi
mythe
sexuel
plus
saavoir
est
la
ne
mère.
simple.
vérité
vraiment
d'Œdipe
sont
de
le d'elle
La
sentiment
Kafka
peut-être
métaphorique
Ilmétaphore
confie
sans
saest
l'explique
mère.
passer
qu'il
àinséparable
pas
Kafka
existentielle
Et
incompati¬
va
peut-être,
àdu
elle
l'acte,
bientôt
: mythe
sug¬
du
il

« - J'aimerais aller en Espagne un jour.


-Pourquoi en Espagne ?
-Pour participer à la guerre d'Espagne.
-Mais elle est finie depuis longtemps.
-Je sais bien. Lorca y a laissé sa peau, Hemingway a survécu.
Mais j'ai tout de même le droit de vouloir aller en Espagne
participer à cette guerre.
-Bien
-Métaphoriquement.
sûr... » 35

Si Oshima se rend en Espagne, il le fera en mettant son


voyage en relation avec le mythe héroïque de la guerre d'Espa¬
gne dont Lorca, le poète assassiné, et Hemingway, le journaliste
intrépide et l'écrivain engagé de Pour qui sonne le glas , sont
d'illustres protagonistes. Cette relation donnera son sens à son
voyage. Elle constituera une métaphore existentielle par
laquelle Oshima participera à la guerre d'Espagne, même si elle
est terminée depuis longtemps. De la même manière, le destin
de Kafka entretient avec le mythe d'Œdipe une relation méta-

34. Ibid.
35. Κ, p. 402.
242 ALAIN BILLAULT

phorique qui éclaire sa signification. Et cette relation fait qu'il y


toire.
participe à sa manière, même s'il s'agit d'une très vieille his¬

Les modalités de cette participation éclairent le statut du


mythe dans le roman. Tout mythe est un récit, et la dimension
narrative du mythe ne disparaît pas dans le roman où les per¬
sonnages revivent, avec des variations, certains aspects du
mythe d'Oedipe. Mais à cette dimension, Murakami en ajoute
une autre. Au moyen de discours répétés qu'il prête à ses per¬
sonnages, il installe le mythe comme une présence tutélaire,
comme une instance de sens qui éclaire les événements et qui
fonde ainsi une herméneutique de l'existence. Pour lui, le
mythe
et de laestconnaissance
bien un récit,demais
la vie
il relève
humaine.
aussi Cette
de l'interprétation
connaissance

advient lorsque le récit est mis en relation avec le mythe et en


reçoit
tiel estun
unesens
forme
La métaphore
éminente deentendue
cette mise
comme
en relation.
rapport existen¬

Le lien entre mythe et métaphore révèle ainsi la nature du


roman de Murakami. Ce roman continue sous des formes nou¬
velles le mythe d'Œdipe et l'associe à l'exploration de l'histoire
qu'il raconte. A l'invention dramatique dans la poursuite du
mythe, il ajoute l'inventivité herméneutique dans son utilisa¬
tion comme référent par le recours à la métaphore. Dans la
Poétique 36, Aristote souligne que le plus important est d'excel¬
ler dans les métaphores, car « c'est la seule chose qu'on ne peut
prendre à autrui, et c'est un indice de dons naturels : car bien
faire les métaphores, c'est bien apercevoir le ressemblances. »
En donnant au mythe une extension métaphorique, Haruki
Murakami illustre bien, à sa manière singulière, dans Kaflia sur
le rivage , le propos d'Aristote. Il fait la démonstration de ses
dons et de sa capacité à apercevoir les ressemblances, non pour
les constater comme des circonstances fortuites ou pour en tirer
une imitation facile, mais pour en faire une source de sens et
d'art.

Alain Billault
Université de Paris-Sorbonne

36. 1459a5-8.

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