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Spirale
Arts • Lettres • Sciences humaines

Essai

La ville et ses spectres


Istanbul, souvenirs d’une ville d’Orhan Pamuk. Traduit du turc
par Jean-François Pérouse, Savas Demirel et Valérie Gay-Aksoy,
Gallimard, 2007 [2003], 450 p.
Sherry Simon

Numéro 228, septembre–octobre 2009


Spirale 30 ans

URI : https://id.erudit.org/iderudit/1943ac

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Éditeur(s)
Spirale magazine culturel inc.

ISSN
0225-9044 (imprimé)
1923-3213 (numérique)

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Citer cet article


Simon, S. (2009). La ville et ses spectres / Istanbul, souvenirs d’une ville d’Orhan
Pamuk. Traduit du turc par Jean-François Pérouse, Savas Demirel et Valérie
Gay-Aksoy, Gallimard, 2007 [2003], 450 p. Spirale, (228), 61–63.

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ESSAI

La ville et ses spectres


ISTANBUL, SOUVENIRS D'UNE VILLE d'Orhan Pamuk
Traduit du turc par Jean-François Pérouse, Savas Demirel et Valérie Gay-Aksoy, Gallimard, 2007 [2003], 450 p.

C omme tous les livres qui


transforment notre percep-
tion d'une ville, Istanbul,
souvenirs d'une ville d'Orhan
O Pamuk est une invention singulière,
Dès le premier chapitre de ce livre
fait de fragments — de courts
textes de cinq à dix pages, chacun
traitant d'un thème précis — , le
ton est donné. Dans ce texte inti-
que « l'enterrement » ne peut être
qu'illusoire. Le triomphe du natio-
nalisme turc sur un passé impérial
répudié passe dans les années
1920 par une série de mesures
Cependant, et c'est ici le génie par-
ticulier de Pamuk, il fait de cette
notion de mélancolie une interpré-
tation hybride — définissant une
sensibilité sui generis. C'est dans
X la création d'un nouveau genre. En tulé « Un autre Orhan », Pamuk incroyablement draconiennes — la confrontation de la mélancolie
Ul décernant le prix Nobel à Pamuk en explique que dans l'appartement changement de l'alphabet, épura- benjaminienne et du hUziln turc
> 2006, le jury a tout particulière- de sa tante, où il trouvait parfois tion de la langue, réglementation qu'il trouve le sentiment qui définit
ce refuge lors des brouilles entre son du code vestimentaire. Ces mesures son expérience de la ville.
oc ment exprimé son admiration pour
UJ Istanbul, soulignant que cette ex- père et sa mère, il y avait sur le mur sont accompagnées du transfert
ploration de « l'âme mélancolique » l'image d'un enfant, qui ressem- massif de populations entre la Dans un des plus longs chapitres du
L. d'Istanbul cohabite ici avec une ex- blait vaguement au petit Orhan; sa Grèce et la Turquie en 1924, lors de livre, Pamuk explique la place cen-
ro ploration de la confrontation et de tante pensait faire plaisir au garçon l'entente nommée « Échange de trale du hùzundans la tradition isla-
l'interpénétration des cultures. en lui disant que l'image le repré- population », mais qui était en réa- mique, et surtout sa variante soufie
Moins radical que YUlysse de sentait. Mais cette blague gentille lité une déportation massive des qui donne au « regret » religieux
Joyce ou Manhattan Transfer de est devenue une menace dans la deux côtés. L'entreprise d'homogé- (l'impossibilité d'être assez près de
dos Passos, plus conventionnel sur tête du petit, qui imaginait un autre néisation du peuple turc et de puri- Dieu) une connotation d'honneur.
le plan stylistique, Istanbul est tout Orhan quelque part, un double qui fication nationale s'est poursuivie C'est ce sens positif qu'il associe à
de même expérimental à sa façon, menait sa vie ailleurs, et de ce fait, au moyen d'autres mesures « demi la souffrance spirituelle et qui
une sorte de laboratoire d'idées l'existence d'une autre réalité se officielles », comme la fomentation devient, dans le cas des habitants
visant à capter les qualités spéci- déroulant en parallèle au monde d'émeutes en 1955 contre les Grecs d'Istanbul, le sentiment noir de
fiques de cette « peau » que peut qu'il connaissait. Cette entrée en et les Arméniens qui vivaient tou- toute une collectivité face à la
devenir une ville que l'on n'a guère matière propose une image forte de jours à Istanbul, avec comme résul- déchéance de leur ville. Mais le
quittée au cours de son existence. tout ce qui suivra : l'exploration du tat le départ de ces populations. La sens du regret, de l'humilité collec-
Contrairement aux modernistes dédoublement non seulement de la ville est donc peuplée de plusieurs tive, s'accompagne du bonheur
qu'il connaît bien, Pamuk n'a que subjectivité de l'écrivain, mais spectres — disparus au cours d'un fugitif d'apprécier les fragments
faire des privilèges créatifs de aussi de la subjectivité d'une ville siècle agité. d'un passé magnifique enfoui et
l'exil. Dans la cinquantaine avan- dont la réalité manifeste n'est partiellement visible. Voilà,
cée, il habite toujours l'apparte- qu'une facette. Tout comme le petit explique Pamuk, ce qui fait la spé-
ment où il est né, dans l'immeuble Pamuk, la ville d'Istanbul est han- Une ville en noir et blanc cificité d'Istanbul — la puissante
appartenant à sa famille étendue tée par les ombres d'autres exis- Istanbul porte essentiellement sur et omniprésente réalité d'un
et qui figure dans certaines de ses tences. Et ce dédoublement est à la l'histoire récente de la ville, en ce empire disparu, d'une ville qui vit
oeuvres de fiction. Istanbul se fois mystérieux et troublant. xxe siècle si mouvementé, et plus constamment dans la conscience
donne donc comme le portrait précisément sur les années d'en- de l'« après ». Ce sentiment devient
d'une ville écrite « de l'intérieur », à La sensation de vivre dans une ville fance de Pamuk — représentées donc un élément unificateur, une
partir de la perspective de la mé- qui n'est que partiellement visible dans une bonne moitié du livre par sorte de Schadenfreude partagé. Il
moire, et exploite volontiers la s'explique dans le cas de l'Istanbul les photos d'Ara Guler, photo- n'est pas du tout question chez
dérive vers l'autoportrait. Mais de Pamuk par certains facteurs his- graphe iconique qui a documenté la Pamuk de vouloir retrouver un
pour Pamuk, savant lecteur imbibé toriques singuliers. Pamuk grandit ville depuis les années 1950. passé glorieux. Ce passé est inat-
des grandes œuvres des traditions dans les années 1960 dans une L'abondance d'images, dans le teignable, inintéressant. Beaucoup
orientales et occidentales, l'oppo- ville qui tombe en ruine. Les magni- blanc et le noir tant aimé par plus poignant pour le citadin est de
sition entre Intérieur et Extérieur, fiques palais en bois des pachas Pamuk pour mettre en relief le multiplier les moments d'appréhen-
Occident et Orient, semble plutôt ottomans sont laissés à l'abandon caractère spectral de sa ville, sion fugace des traces du passé,
primaire. C'est ainsi que, comme et prennent feu régulièrement. Le contribue à accentuer l'idée de la traces qui rappellent la double vie
dans toutes ses œuvres de fiction spectacle de ces incendies ponctue ville-ruine. « Ruine » est un mot clé d'une ville spectrale. Plus profita-
(dont le plus connu, Mon nom est l'adolescence de Pamuk et semble pour Pamuk, lui qui cite Benjamin, ble pour l'écrivain est de cultiver ce
rouge, a paru chez Gallimard en symboliser l'enterrement définitif et qui crée dans la droite ligne ben- sens de la distance et du mystère
2001) ce portrait d'une ville sur- de l'empire ottoman. Mais dans un jaminienne un rapport étroit entre et de composer des listes d'objets
chargée d'histoire s'élabore à partir pays où le rapport au passé est les ruines de la ville et le sentiment et de moments susceptibles de pro-
des paradoxes du double. extrêmement difficile, il est évident de mélancolie qui la caractérise. voquer ce sentiment (Pamuk adore

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les listes, qui dans sa fiction sur Flaubert, Pamuk mentionne en
comme dans ses essais peuvent passant qu'il avait comme projet
couvrir de longues pages). d'écrire un livre sur un Occidental
civilisé et un Oriental barbare qui
La réinterprétation de la notion de s'échangent leur identité — projet
mélancolie est typique de la qu'il a finalement réalisé dans son
démarche de Pamuk en ce qui a roman Le château blanc paru en
trait aux questions du rapport entre 1996 chez Gallimard.)
le regard occidental et oriental.
Dans un livre sur Istanbul, il est Du côté turc, Pamuk présente qua-
impossible de passer à côté de tre personnages fascinants — qua-
cette confrontation de traditions — tre écrivains-journalistes qui ont
autant en ce qui a trait aux donné voix à la ville au cours des
sphères littéraires et philosophiques années 1950, quatre mélancoliques
qu'aux questions cartographiques qui sont morts dans la solitude.
(Istanbul à cheval entre l'Europe et L'accent est surtout mis sur l'his-
l'Asie géographique mais aussi sur toire de Resat Ekrem Koçu qui est
le point peut-être d'entrer dans la racontée en détail, lui qui a façonné
sphère commerciale et politique de une encyclopédie de la ville,
l'Europe). Pamuk lui-même est issu publiant au cours de sa vie des fas-
de la bourgeoisie occidentalisée cicules ressemblant, selon Pamuk,
d'Istanbul et y a fréquenté une à des « cabinets de curiosités ». Les
école américaine. Pour lui, donc, en contradictions du personnage de
relation intime avec la littérature Koçu sont très éclairantes sur les
européenne, la question d'un possibilités et les contraintes de
regard « natif », « oriental » sur la son époque. Pamuk explique bien
ville pose déjà un problème com- que des auteurs comme Koçu et
plexe. Et c'est pourquoi la liste des Tampinar dépeignent une ville
auteurs qu'il convoque comme turque vidée de sa population mul-
sources d'information et d'inspira- tiethnique. Mais les auteurs turcs
tion sur Istanbul est disparate. Pour ayant posé un regard panoramique
les représentations graphiques de sur leur ville sont plutôt rares —
la ville, il adore les gravures de par contraste avec l'abondante lit-
l'Allemand Melling, qui a passé térature produite par des voyageurs
dix-huit ans à Istanbul. Les qua- et des étrangers. C'est donc cette
rante-huit gravures publiées en brèche entre le regard étranger et
1819 montrent la ville au sommet le regard autochtone que Pamuk a
de sa gloire, et ce que Pamuk choisi de colmater.
admire par-dessus tout, c'est la
précision du regard, sans l'intrusion
d'émotions excessives. De Nerval, Le livre noir
Gautier et Flaubert, il apprécie le
Qu'il y ait parfois certaines ressem-
regard curieux. C'est Gautier sur-
blances entre Istanbul et le roman
tout qui lui inspire un vocabulaire
que Pamuk a écrit en 1994, Le livre
pour décrire la mélancolie des
noir, n'est pas une coïncidence. Le
ruines (les murs fissurés, les mai-
livre noir est une œuvre totalement
sons qui croulent, les cimetières) et
baroque, postmoderne à souhait
qui l'impressionne par sa plume
(Borges et Joyce ne sont pas loin),
vive et rapide de feuilletoniste.
où s'entrecroisent des chroniques
Comme Pamuk, Gautier avait rêvé
journalistiques ayant souvent la ville
de devenir peintre, et il était par
d'Istanbul pour thème et la course
ailleurs un critique d'art fort appré-
effrénée dans la ville d'un homme à
cié. Le romancier Tampinar sera
la recherche de sa femme disparue.
inspiré par ses descriptions du ciel
Le livre no/rconstituait déjà une ten-
d'Istanbul. (Dans le court chapitre
tative de trouver un nouveau lan-

Isabelle Hayeur, Ascendance, 2007


Épreuve numérique couleur, 317 x 100 cm. Collection de l'artiste.
Avec l'aimable autorisation de Pierre-François Ouellette art
contemporain, Montréal.

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Josée Pedneault, Tropismes. 2006
Impression à jet d'encre, 101 x 152 cm. Collection Prêts d'œuvres d'art du Musée national des beaux-arts du Québec.
Avec l'aimable autorisation de la Galerie Lilian Rodriguez, Montréal.

gage pour représenter la ville, un L'originalité particulière du roman Malgré les émotions que suscite la L'innocence (2008), et promet un
langage aux antipodes des tech- réside dans la séquence de chapi- ville, on a parfois l'impression que deuxième tome de mémoires,
niques réalistes courantes en tres — intercalés au long du Pamuk vit son désordre à distance, ayant cette fois comme armature
Turquie à l'époque. Le rôle de la livre — qui racontent des épi- à partir d'un temps révolu, d'un thématique des réflexions sur l'art
presse et du journal quotidien pour sodes clés de la vie de l'auteur : la espace protégé et d'une sensibi- du roman — et qui approfondira
promouvoir une conscience urbaine vie tumultueuse d'une grande lité très masculine. Une certaine sa propre histoire, depuis la fin de
y occupe une place majeure, ce qui famille bourgeoise dont les diffé- critique turque lui reproche cette l'adolescence jusqu'au début de la
est aussi le cas dans Istanbul où rentes branches partagent les six attitude, ce retrait par rapport à la quarantaine. Sous de nombreux
Pamuk décline sur un mode humo- étages d'un immeuble, les rela- simple vie quotidienne et aux angles, Istanbul rappelle une autre
ristique quelques-unes des leçons tions difficiles entre les parents de luttes politiques. Cependant, oeuvre magistrale où figure avec
de vie urbaine dispensées par les Pamuk, la rivalité avec son frère, la Pamuk n'a pas hésité à prendre prégnance une ville légendaire,
chroniqueurs des années 1950. solitude d'un enfant doué pour la ses distances avec les autorités Histoire d'amour et de ténèbres
L'importance du Bosphore, l'idée de peinture. C'est avec le même nationales en dénonçant le géno- d'Amos Oz. Dans les deux cas, la
la ville comme un palimpseste à la dosage d'implication personnelle cide arménien, ce qui l'a conduit formation d'une conscience d'écri-
fois narratif et littéral (les bas-fonds et de distance analytique que l'au- devant les tribunaux. Son roman vain est analysée sur fond de
de la ville byzantine, le sol desséché teur procède à la description de sa Neige (Gallimard, 2007) a consti- métropole grouillante — pour Oz
du Bosphore) sont autant de thèmes vie familiale et imaginaire aussi tué une intervention directe dans la ville de Jérusalem avant et
récurrents. On peut dire que Istanbul bien que de sa ville. L'étonnante le domaine politique, une explora- après la création de l'État d'Israël.
est une sorte de « distillé » des élé- unité de l'ensemble nous impres- tion méticuleuse du phénomène C'est la métropole elle-même qui
ments fondamentaux du Livre noir. sionne, ainsi que la persistance qu'il nomme \'« islam politique ». s'impose aussi comme personnage
Contrastant avec le style tourbillon- d'une atmosphère mélancolique, C'est dire que Pamuk n'évite pas chez les deux auteurs, leur permet-
nant des autres romans de Pamuk, où la honte et l'émerveillement ne les questions brûlantes qui agitent tant de trouver leur langage, se
la forme d'Istanbul est sobre, l'en- sont jamais très éloignés l'un de son pays; il choisit de leur faire donnant comme extension de ses
chaînement des tableaux se faisant l'autre. face à sa manière. Il a publié sens, devenant — comme le dit
avec une élégance achevée. récemment un nouveau roman, Pamuk — un deuxième corps. C

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