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2022 16:15
Spirale
Arts • Lettres • Sciences humaines
Essai
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1943ac
Éditeur(s)
Spirale magazine culturel inc.
ISSN
0225-9044 (imprimé)
1923-3213 (numérique)
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les listes, qui dans sa fiction sur Flaubert, Pamuk mentionne en
comme dans ses essais peuvent passant qu'il avait comme projet
couvrir de longues pages). d'écrire un livre sur un Occidental
civilisé et un Oriental barbare qui
La réinterprétation de la notion de s'échangent leur identité — projet
mélancolie est typique de la qu'il a finalement réalisé dans son
démarche de Pamuk en ce qui a roman Le château blanc paru en
trait aux questions du rapport entre 1996 chez Gallimard.)
le regard occidental et oriental.
Dans un livre sur Istanbul, il est Du côté turc, Pamuk présente qua-
impossible de passer à côté de tre personnages fascinants — qua-
cette confrontation de traditions — tre écrivains-journalistes qui ont
autant en ce qui a trait aux donné voix à la ville au cours des
sphères littéraires et philosophiques années 1950, quatre mélancoliques
qu'aux questions cartographiques qui sont morts dans la solitude.
(Istanbul à cheval entre l'Europe et L'accent est surtout mis sur l'his-
l'Asie géographique mais aussi sur toire de Resat Ekrem Koçu qui est
le point peut-être d'entrer dans la racontée en détail, lui qui a façonné
sphère commerciale et politique de une encyclopédie de la ville,
l'Europe). Pamuk lui-même est issu publiant au cours de sa vie des fas-
de la bourgeoisie occidentalisée cicules ressemblant, selon Pamuk,
d'Istanbul et y a fréquenté une à des « cabinets de curiosités ». Les
école américaine. Pour lui, donc, en contradictions du personnage de
relation intime avec la littérature Koçu sont très éclairantes sur les
européenne, la question d'un possibilités et les contraintes de
regard « natif », « oriental » sur la son époque. Pamuk explique bien
ville pose déjà un problème com- que des auteurs comme Koçu et
plexe. Et c'est pourquoi la liste des Tampinar dépeignent une ville
auteurs qu'il convoque comme turque vidée de sa population mul-
sources d'information et d'inspira- tiethnique. Mais les auteurs turcs
tion sur Istanbul est disparate. Pour ayant posé un regard panoramique
les représentations graphiques de sur leur ville sont plutôt rares —
la ville, il adore les gravures de par contraste avec l'abondante lit-
l'Allemand Melling, qui a passé térature produite par des voyageurs
dix-huit ans à Istanbul. Les qua- et des étrangers. C'est donc cette
rante-huit gravures publiées en brèche entre le regard étranger et
1819 montrent la ville au sommet le regard autochtone que Pamuk a
de sa gloire, et ce que Pamuk choisi de colmater.
admire par-dessus tout, c'est la
précision du regard, sans l'intrusion
d'émotions excessives. De Nerval, Le livre noir
Gautier et Flaubert, il apprécie le
Qu'il y ait parfois certaines ressem-
regard curieux. C'est Gautier sur-
blances entre Istanbul et le roman
tout qui lui inspire un vocabulaire
que Pamuk a écrit en 1994, Le livre
pour décrire la mélancolie des
noir, n'est pas une coïncidence. Le
ruines (les murs fissurés, les mai-
livre noir est une œuvre totalement
sons qui croulent, les cimetières) et
baroque, postmoderne à souhait
qui l'impressionne par sa plume
(Borges et Joyce ne sont pas loin),
vive et rapide de feuilletoniste.
où s'entrecroisent des chroniques
Comme Pamuk, Gautier avait rêvé
journalistiques ayant souvent la ville
de devenir peintre, et il était par
d'Istanbul pour thème et la course
ailleurs un critique d'art fort appré-
effrénée dans la ville d'un homme à
cié. Le romancier Tampinar sera
la recherche de sa femme disparue.
inspiré par ses descriptions du ciel
Le livre no/rconstituait déjà une ten-
d'Istanbul. (Dans le court chapitre
tative de trouver un nouveau lan-
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Josée Pedneault, Tropismes. 2006
Impression à jet d'encre, 101 x 152 cm. Collection Prêts d'œuvres d'art du Musée national des beaux-arts du Québec.
Avec l'aimable autorisation de la Galerie Lilian Rodriguez, Montréal.
gage pour représenter la ville, un L'originalité particulière du roman Malgré les émotions que suscite la L'innocence (2008), et promet un
langage aux antipodes des tech- réside dans la séquence de chapi- ville, on a parfois l'impression que deuxième tome de mémoires,
niques réalistes courantes en tres — intercalés au long du Pamuk vit son désordre à distance, ayant cette fois comme armature
Turquie à l'époque. Le rôle de la livre — qui racontent des épi- à partir d'un temps révolu, d'un thématique des réflexions sur l'art
presse et du journal quotidien pour sodes clés de la vie de l'auteur : la espace protégé et d'une sensibi- du roman — et qui approfondira
promouvoir une conscience urbaine vie tumultueuse d'une grande lité très masculine. Une certaine sa propre histoire, depuis la fin de
y occupe une place majeure, ce qui famille bourgeoise dont les diffé- critique turque lui reproche cette l'adolescence jusqu'au début de la
est aussi le cas dans Istanbul où rentes branches partagent les six attitude, ce retrait par rapport à la quarantaine. Sous de nombreux
Pamuk décline sur un mode humo- étages d'un immeuble, les rela- simple vie quotidienne et aux angles, Istanbul rappelle une autre
ristique quelques-unes des leçons tions difficiles entre les parents de luttes politiques. Cependant, oeuvre magistrale où figure avec
de vie urbaine dispensées par les Pamuk, la rivalité avec son frère, la Pamuk n'a pas hésité à prendre prégnance une ville légendaire,
chroniqueurs des années 1950. solitude d'un enfant doué pour la ses distances avec les autorités Histoire d'amour et de ténèbres
L'importance du Bosphore, l'idée de peinture. C'est avec le même nationales en dénonçant le géno- d'Amos Oz. Dans les deux cas, la
la ville comme un palimpseste à la dosage d'implication personnelle cide arménien, ce qui l'a conduit formation d'une conscience d'écri-
fois narratif et littéral (les bas-fonds et de distance analytique que l'au- devant les tribunaux. Son roman vain est analysée sur fond de
de la ville byzantine, le sol desséché teur procède à la description de sa Neige (Gallimard, 2007) a consti- métropole grouillante — pour Oz
du Bosphore) sont autant de thèmes vie familiale et imaginaire aussi tué une intervention directe dans la ville de Jérusalem avant et
récurrents. On peut dire que Istanbul bien que de sa ville. L'étonnante le domaine politique, une explora- après la création de l'État d'Israël.
est une sorte de « distillé » des élé- unité de l'ensemble nous impres- tion méticuleuse du phénomène C'est la métropole elle-même qui
ments fondamentaux du Livre noir. sionne, ainsi que la persistance qu'il nomme \'« islam politique ». s'impose aussi comme personnage
Contrastant avec le style tourbillon- d'une atmosphère mélancolique, C'est dire que Pamuk n'évite pas chez les deux auteurs, leur permet-
nant des autres romans de Pamuk, où la honte et l'émerveillement ne les questions brûlantes qui agitent tant de trouver leur langage, se
la forme d'Istanbul est sobre, l'en- sont jamais très éloignés l'un de son pays; il choisit de leur faire donnant comme extension de ses
chaînement des tableaux se faisant l'autre. face à sa manière. Il a publié sens, devenant — comme le dit
avec une élégance achevée. récemment un nouveau roman, Pamuk — un deuxième corps. C
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