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Author(s): Young-Rae Ji
Source: L'Esprit Créateur , Winter 2006, Vol. 46, No. 4, Proust en devenir (Winter 2006),
pp. 44-55
Published by: The Johns Hopkins University Press
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Young-Rae Ji
QUANDpréparer
PROUST, à TRENTE-SEPT ANS, commença à rédiger les
quatre ans ; quand celui-là meurt en 1922, celui-ci était en train de
le concours d'entrée à l'École normale supérieure. Quand
La Nausée paraît en 1938, son auteur avait trente-trois ans. Proust et Sartre :
entre ces deux grands écrivains du siècle dernier qui ont connu leur apogée
avec une génération d'intervalle, quel rapport pourrions-nous établir ? Quelle
influence Proust a-t-il pu exercer sur Sartre ? Ou quelle place a-t-il occupée
chez Sartre ?
Proust d'un ton provocant, il n'est pas exact que Sartre ait été toujours si
virulent en face de Proust, même s'il était rarement d'accord avec la psychol
gie proustienne. Au contraire, pendant longtemps, les œuvres de Proust lu
avaient servi de réservoir d'exemples qu'il a utilisés sans la moindre gêne à
l'appui de ce qu'il avançait. C'est-à-dire qu'il s'agissait, au début, d'un
rapport académique, sans aucune intention provocatrice. Quand Sartre, nor
malien, a présenté son diplôme d'études supérieures intitulé « L'Image dans
la vie psychologique : rôle et nature » en 1927, nous trouvons déjà le nom d
Proust dans la bibliographie abondante de cette thèse, à côté de ceux de Ber
son, Binet, Piaget, Ribot et Freud2. Nous pouvons supposer que les person
nages de Proust y ont fourni divers modèles psychologiques, comme on le
voit plus tard dans L'Imaginaire et dans L'Être et le néant. Pendant cett
période qui va de son diplôme d'études supérieures à L'Être et le néan
(1943), période où les références proustiennes sont les plus nombreuses au
sein de son œuvre, Sartre puise dans la Recherche, tantôt pour étayer ses arg
ments3, tantôt pour illustrer l'état psychique qu'il vient d'expliquer4 ou pour
montrer les limites de la psychologie mécanique qui tente d'analyser ce
état5. Et si Sartre voyait dans les personnages proustiens les types de la pensé
archaïque qui doit être dépassée par les nouvelles idées, c'est surtout parce
qu'il a découvert la phénoménologie husserlienne à Berlin en 1933. Sur l
plan philosophico-critique, la position phénoménologique, qui refuse la dis
tinction entre l'extérieur et l'intérieur, ne peut être compatible, par principe
avec la pensée proustienne qui nous est connue, grâce à Contre Sainte-Beuve
comme reposant sur le dualisme entre le moi profond et le moi social : « un
livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos
habitudes, dans la société, dans nos vices »6. Il va sans dire que Sartre ne peut
pas admettre cette position proustienne, et nous pouvons lire, dès les pre
mières pages de L'Etre et le néant, les phrases suivantes :
La pensée moderne a réalisé un progrès considérable en réduisant l'existant à la série des appari
tions qui le manifestent. [...] Les apparitions qui manifestent l'existant ne sont ni intérieures ni
extérieures : elles se valent toutes, elles renvoient toutes à d'autres apparitions et aucune d'elles
n'est privilégiée. [...] Le génie de Proust, ce n'est ni l'œuvre considérée isolément, ni le pouvoir
subjectif de la produire : c'est l'œuvre considérée comme ensemble des manifestations de la per
sonne. C'est pourquoi, enfin, nous pouvons également rejeter le dualisme de l'apparence et de
l'essence. L'apparence ne cache pas l'essence, elle la révèle7.
Pédéraste, Proust a cru pouvoir s'aider de son expérience homosexuelle lorsqu'il a voulu dépein
dre l'amour de Swann pour Odette ; bourgeois, il présente ce sentiment d'un bourgeois riche et
oisif pour une femme entretenue comme le prototype de l'amour. [...] Fidèle aux postulats de
l'esprit d'analyse, il n'imagine même pas qu'il puisse y avoir une dialectique des sentiments,
mais seulement un mécanisme. [...] Nous ne croyons plus à la psychologie intellectualiste de
Proust, et nous la tenons pour néfaste l0.
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parle de ses désirs invertis avec une franchise éblouissante. Sartre est fasciné
par les œuvres de Genet où l'homosexuel s'affirme dans le crime et dans la
destruction de toutes les valeurs bourgeoises. À côté de ce marginal Genet,
Proust n'est qu'un lâche et un écrivain bourgeois irresponsable :
Proust fonde son irresponsabilité sur un déterminisme psychologique qu'il invente et met au point
pour les besoins de la cause ; les analyses proustiennes, même et surtout lorsqu'elles portent sur
des conduites et sur des sentiments sans relation avec son « vice », sont des plaidoyers".
Comme nous l'avons déjà dit, Sartre n'a jamais caché le fait que Proust
soit l'écrivain qui l'ait le plus influencé. Même avant qu'il ait fait remarquer,
dans son film biographique tourné en 1972, l'influence de Proust dans sa
jeunesse12, il affirmait déjà, chaque fois que l'occasion se présentait, l'impor
tance de Proust dans sa vie.
— Tout cela explique que je suis venu tard à la littérature moderne [...]. Quand je retrouvai Paul
Nizan et mes autres camarades d'Henri-IV à Paris, en 1920, je constatai qu'ils avaient pris sur
moi une avance considérable. Alors qu'ils en étaient à Gide, à Giraudoux, moi, je me bourrais
encore de Claude Farrère et d'Anatole France. Je me méfiais des auteurs « dans le mouvement »
et je ne voulais pas me laisser prendre malgré moi.
— Et quel fut le premier de ceux-ci qui vous « prit » ?
— Proust. Et ce fut, je crois bien, parce qu'on découvrait alors les personnages d'À la recherche
du temps perdu comme des êtres vivants, au fur et à mesure que sortaient les volumes.
— Et Gide ?
— Il n'a eu sur moi aucune influence. Les Nourritures m'agacèrent. [...] Valéry, rationaliste
comme nous, m'atteignit bien davantage. Et Alain, indirectement15.
Je n'aime pas seulement Marcel Proust comme un grand auteur, je l'aime encore comme un tonique,
un excitant. Il insère en moi sa méthode, l'ayant lu je pense tout le jour comme lui. Je suis indul
gent à ses fautes, je les aime. Lorsque je rencontre une phrase où manque le verbe, ou une
puérilité, je l'aime autant que les grandes beautés de l'œuvre, comme on aime sur le cou de son
amie un poil follet ou un grain de beauté. Ce que j'aime aussi en lui c'est la teinte générale de son
œuvre : mer calme au soleil d'un matin de mars, teinte qui se perd dans So[dome] et Go[morrhe]
III et la tragique Prisonnière. Ayant lu chacun d'eux à de longs intervalles de distance, le dernier
que je lisais m'a toujours paru le meilleur parce que j'étais toujours stupéfié d'être transporté de la
médiocrité de la vie ou de la littérature, dans son royaume. Et chaque lecture m'était une initiation19.
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Proust non seulement dans ses romans, mais aussi dans ses divers essais. On
a souvent signalé les ressemblances entre La Nausée et la Recherche en com
parant surtout le jazz de Roquentin et la sonate de Vinteuil21. On rapproche
également la fameuse scène de la racine de marronnier dans La Nausée de
celle de la madeleine dans la Recherche22. Ou on trouve une similarité entre
un long passage entièrement éliminé par Sartre dans le manuscrit de Melan
cholia23 et la première scène de Combray24. L'un compare certains passages
de L'Age de raison de Sartre avec La Prisonnière25, alors que l'autre souligne
la ressemblance entre l'enfance décrite dans Les Mots (ou dans L'Enfance
d'un chef) et l'enfance du Narrateur de Proust26.
Dans les essais de Sartre, nous pouvons également déceler l'ombre de
Proust. Quand l'essayiste distingue, par exemple, le travail du poète de celui
du prosateur dans Qu 'est-ce que la littérature ?, il semble évoquer le style de
Proust tantôt en mentionnant « le tintement de la cuiller sur la soucoupe »27
qui se réfère à la fameuse scène du Temps retrouvé où le narrateur éprouve la
félicité au moment du précieux souvenir involontaire28, tantôt en évoquant les
multiples sens du mot « Florence »29, ce qui fait écho aux passages de Du côté
de chez Swann où le narrateur déploie son imagination à partir du nom de la
ville italienne30. Quand Sartre compare le monde du rêve avec celui de la lec
ture d'un roman en disant : « Nous sommes hantées par les aventures des per
sonnages rêvés comme par celles des héros de roman »31, nous nous souvenons
de la définition de l'entreprise romanesque donnée par Proust : « C'est un peu
le même genre d'effort prudent, docile, hardi, nécessaire à quelqu'un qui, dor
mant encore, voudrait examiner son sommeil avec l'intelligence, sans que
cette intervention amenât le réveil »32.
On pourrait multiplier cette sorte de comparaison en fouillant les textes de
ces deux écrivains. Pourtant, nous pensons que l'influence de Proust sur
Sartre est plus profonde que ce qu'on peut déceler dans ces similitudes par
tielles du texte. Il nous semble que Sartre est marqué par Proust de façon plus
générale et plus durable. Surtout quand on lit L'Idiot de la famille, le dernier
ouvrage de Sartre, nous trouvons que son projet littéraire tout entier est assez
similaire à celui de Proust. Plus précisément, nous pouvons rapprocher Sartre
de l'auteur de la Recherche dans son projet autobiographique d'écrire et dans
la découverte de sa vocation d'écrivain qu'il a racontée au travers du cas de
Flaubert. Examinons-le de plus près.
peut-on savoir d'un homme, aujourd'hui ? »33, Sartre a voulu atteindre à une
vérité de l'homme par un cas concret, en l'occurrence, Gustave Flaubert.
Cependant, pour Sartre, cette étude de l'apparence biographique n'est qu'un
aboutissement de son projet autobiographique, qui est la ligne fondamentale
de tous ses écrits.
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Poulou qui trouvent leur salut dans l'imaginaire, Marcel se sent comme sauv
au moment du précieux souvenir involontaire qui est l'équivalent de l'imaginai
dans la mesure où ce moment privilégié lui permet de vivre « en dehors du
temps » en lui épargnant l'angoisse de la réalité, et plus précisément l'anxié
devant la mort. « Mes inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au
moment où j'avais reconnu inconsciemment le goût de la petite madelein
puisqu'à ce moment-là l'être que j'avais été était un être extratemporel, par
conséquent insoucieux des vicissitudes de l'avenir »39.
Selon Sartre, l'écrivain est celui qui, « contre le réel qui l'écrase », décide
de se faire « le Prince de l'Imaginaire »40. Si l'enfant Sartre se sent sauvé en
fuyant dans le monde imaginaire, c'est parce que Y imaginaire est un mond
sûr : contrairement au réel qui est le monde « toujours nouveau, toujou
imprévisible » où il y a constamment « quelque chose qui nous dépasse
l'imaginaire est le monde où il ne se passe rien d'imprévisible. Dans c
monde irréel qui ne précède jamais notre intention, les actions mêmes que
nous projetons n'ont que les conséquences que nous voulons bien leur
donner : « Si je frappe en image mon ennemi, le sang ne coulera pas ou bien
il coulera juste autant que je le voudrai ». Pour cette raison, l'enfant Sartre,
ainsi que l'enfant Flaubert vu par Sartre, se sentaient rassurés dans ce monde
imaginaire, et tous les deux s'y précipitèrent, pour s'échapper de leur angoiss
existentielle causée par la réalité débordante, en déclarant que « le réel n'est
jamais beau »41. Dans ce monde irréel, ils peuvent justifier leur propre exis
tence en en excluant tous les éléments contingents et en transformant une v
flottant au hasard en vie de sûreté et de constance. Ainsi choisissent-ils de
devenir écrivain.
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parce que, dans ce monde passé, tout est déjà connu, donc digéré et maîtrisé
par l'auteur, et qu'il n'y a rien de d'imprévisible, susceptible de lui causer de
l'inquiétude. Le monde qu'il a constitué en essayant d'extraire la généralité
des moindres épisodes de sa vie passée, c'est un monde utopique et extratem
porel, délivré de tout le poids présent de la réalité. Et le précieux souvenir
involontaire qui permet au narrateur d'entrer dans ce monde constitue le
moment privilégié : « Comme un aviateur qui a jusque-là péniblement roulé
à terre, 'décollant' brusquement, je m'élevais lentement vers les hauteurs
silencieuses du souvenir». Dans « cette fuite loin de notre propre vie », le
narrateur trouve le moyen de résister à la force destructive du Temps et il se
sent comme sauvé en décidant d'écrire sa vie gaspillé : « La vraie vie, la vie
enfin d'couverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue,
c'est la littérature »43. Ainsi Marcel devient-il écrivain.
Dans cette perspective, L'Idiot de la famille est la Recherche du temps
perdu de Sartre. Et nous pourrions même considérer Les Mots de Sartre comme
son Temps retrouvé, si nous le considérons dans l'ensemble de son projet auto
biographique. Les deux écrivains parlent de leur vocation d'écrivain, avec
même passion, avec même amplitude, mais chacun à sa façon. Si Proust avait
écrit son œuvre monumentale en rassemblant toutes les connaissances cul
turelles et philosophiques de son époque, Sartre l'a fait autant en y rassemblant
toutes les méthodes disponibles dans son époque pour réaliser ses trois projets
(auto)biographique, romanesque et philosophique. Michel Contât définit le
projet sartrien entrepris dans L'Idiot de la famille comme « un projet où il serait
à la fois Proust, Marx et Freud, un projet qui serait un grand roman, une
analyse socio-historique, et une psychanalyse existentielle »u.
tsrer, Sartre a toujours Proust à l'esprit tout au long de sa carrière
d'écrivain. Selon le témoignage de son entourage, jusqu'à sa perte de la vue,
en 1973, il lui arrivait très souvent de prendre au hasard un des volumes de la
Recherche et d'en lire des passages, pour le plaisir, avant de se mettre au
travail45. Depuis que Sartre a découvert Proust à l'âge de quinze ans, celui-ci
est devenu l'un des écrivains les plus importants pour lui. Bien que Sartre
n'ait pas fait, pour Proust, ce qu'il fit pour Baudelaire, Genet ou Flaubert,
l'auteur de la Recherche est l'écrivain qui l'a le plus influencé. Cependant, il
serait absurde d'espérer que Sartre ait suivi fidèlement la voie tracée par
Proust. Le temps connaît une progression, les héros de l'époque se succèdent.
En dépassant les maîtres de l'époque précédente, des nouveaux maîtres
émergent dans la génération nouvelle. Dans l'histoire du roman français, si
Proust forme le sommet d'une vaste chaîne littéraire, Sartre lui succède en
formant à son tour un nouveau sommet, selon le terme de Michel Raimond46.
Korea University
Notes
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