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L’humanisme et la question

du langage
Sartre lecteur de Brice Parain

Hiroaki Seki

Résumé : Cet article examine un dialogue important mais peu étudié


entre Sartre et le philosophe du langage Brice Parain. Les deux écrivains
constatent un mal du langage, issu de la Grande Guerre de 1914-18
et de ses traumatismes que les mots proférés par les survivants sont
incapables de prendre en charge. Dans ce monde « inhumain », où
trouver un remède ? Pour Parain et Sartre le retour à n’importe quel
humanisme implique une réflexion sur le langage. A travers sa lecture
de Parain et ce qu’il propose, Sartre repense les bases de sa propre
conception du langage d’une manière qui lui permet de développer
son propre humanisme et les principes de la littérature engagée. Mais
la dimension religieuse de l’argumentation de Parain, écartée par
Sartre, laisse-t-elle des traces sur la conception sartrienne de l’auteur ?
Mots-clés: Brice Parain, humanisme, Jean-Paul Sartre, Jean Paulhan,
littérature engagée, philosophie du langage

L a Nausée est un roman inhumaniste : Antoine Roquentin montre


une indifférence quasi totale à l’égard de l’humanisme, sans pour
autant se définir comme anti-humaniste : « […] je ne commettrai pas
la sottise de me dire “anti-humaniste”. Je ne suis pas humaniste, voilà
tout »1. Cette attitude aurait pu frapper les lecteurs de L’existentialisme
est un humanisme, où l’auteur, sept ans plus tard, affirme cette fois,
contre les objections formulées par ses adversaires, que sa pensée ne
peut être qu’humaniste. S’agit-il d’une tension inextricable dans la
pensée sartrienne, au sens où Jacques Derrida écrivait que « Sartre est

© UKSS and NASS Sartre Studies International Volume 26, Issue 2, 2020: 22–39
doi:10.3167/ssi.2020.260203 ISSN 1357-1559 (Print) • ISSN 1558-5476 (Online)
L’humanisme et la question du langage

tantôt ce Roquentin-là, tantôt sa cible la plus identifiable »2? D’autres


ont cru trouver la raison de ce changement dans les exigences
historiques : l’expérience de la guerre, la résistance, ainsi que le
conflit idéologique de l’Est-Ouest auraient conduit Sartre à adopter
une nouvelle attitude plus conforme à son temps. L’enjeu théorique
serait toutefois plus complexe, et il semble, malgré certains efforts
d’exégèse, que son intérêt ne soit pas encore épuisé. Voilà pourquoi
le présent article propose de reprendre ce problème, en liant cette
question de l’humanisme à celle du langage chez Sartre.
Car l’humanisme sartrien va toujours de pair avec l’intérêt qu’il
porte à la question du langage, rapport que nous allons préciser par une
lecture de l’article que Sartre publie en 1944, « Aller et retour »3. Cet
article qu’on connaît mal aujourd’hui4 est un rare dialogue (un « long
dialogue amical », dit l’auteur) qu’il entretient avec un philosophe du
langage, Brice Parain, et dont l’enjeu réside précisément dans le statut
de l’humain dans la théorie du langage, son être-dans-le-langage. Après
avoir reconstitué le contexte et l’enjeu de ce débat qui rapprochent et
séparent les deux auteurs, nous allons d’abord voir en quel sens la
démarche de Parain, et plus largement celles des écrivains de l’entre-
deux-guerres, peuvent annoncer le retour de Sartre à l’humanisme.
Nous examinerons ensuite la façon dont Sartre reprend le dialogue
avec Parain dans Qu’est-ce que la littérature ? en infléchissant la pensée
paranienne pour la rendre plus conforme à sa nouvelle conception de
la littérature engagée. Enfin nous verrons qu’une affinité profonde
entre les deux écrivains laisse une empreinte particulière et ambiguë
sur l’évolution de l’humanisme sartrien.

Le « mal du langage » des écrivains de


l’entre-deux-guerres

La première objection à écarter ici consiste à croire que Sartre ne


semble pas, généralement parlant, très soucieux de la question du
langage ; n’écrivait-il pas, par exemple, dans une lettre adressée à
Simone de Beauvoir, datant du début de 1944, c’est-à-dire à peine
après la rédaction de l’article en question : « […] j’ai fini l’article
Parain et me suis remis au roman [Les Chemins de la liberté] avec
délices. J’en ai déjà écrit quinze pages vous en trouverez cinquante à
votre retour, c’est tellement plus amusant que de parler du langage »5.
Cette remarque laisse pleinement entendre que Sartre préfère être un
praticien plutôt qu’un théoricien du langage. Cependant, l’intérêt
porté par Sartre à la question du langage doit être examiné en rapport
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Hiroaki Seki

avec une attention renouvelée chez ses contemporains pour le statut


du langage, comme en témoignent les quatre articles parus en 1943-
1944 dans les Cahiers du Sud, qui sont consacrés à des écrivains
contemporains : Camus, Blanchot, Bataille, et Parain.
Au-delà des différents aspects que revêtent ces articles et que nous
ne pouvons examiner ici, un constat historique nous saute d’emblée
aux yeux : ces écrivains font face, après l’expérimentation littéraire
des années vingt, au « retour à l’humain » des années trente. Maurice
Blanchot, par exemple, « commence d’écrire dans une époque de
désillusion : après la grande fête métaphysique de l’après-guerre qui
s’est terminée par un désastre, la nouvelle génération d’écrivains et
d’artistes, par orgueil, par humilité, par esprit de sérieux, a opéré en
grande pompe un retour à l’humain »6. Cette opposition entre les
années vingt et les années trente, que commente longuement le début
de l’« Aller et retour », fournit en effet le véritable contexte que nous
voudrions approfondir.
Que s’est-il passé dans ces deux décennies ? En premier lieu, la
Grande Guerre et ses traumatismes ont dévasté toute une génération
et provoqué la crise sans précédent de l’Humanité dont le langage a
également pâti. Personne ne voulant ni ne pouvant témoigner du choc
qu’il a subi au front, tout se passe, comme l’écrit Carine Trevisan,
« comme si la violence inouïe et sidérante de cette guerre excluait
toute maîtrise symbolique »7. Il en résulte une méfiance profonde
envers le langage, que les écrivains des années vingt, mobilisés aussi en
masse, essaient d’intérioriser et de généraliser au niveau métaphysique.
Aux yeux de Sartre, c’est le surréalisme qui représente le mieux cette
tendance, caractérisée par lui comme « une tentative pour détruire les
mots avec les mots […] » (234).
Le meilleur observateur de ce courant est sans doute Jean Paulhan.
Mobilisé lui aussi pendant la guerre, il voit surgir dans l’après-guerre
un malaise dans la langue, « [c]omme si chaque homme se trouvait
mystérieusement atteint d’un mal du langage »8. Son ouvrage paru en
1941, Les Fleurs de Tarbes, a ainsi introduit la notion d’une « terreur
dans les lettres » pour expliquer ce mal devenu haine du langage si
largement répandu dans les années vingt, tout en remontant à ses origines
romantiques et modernes. Sartre, qui évoque sans cesse le nom de
Paulhan9, trouve que les écrivains qu’il étudie ont ce trait du terrorisme
en commun : « un holocauste des mots » (Bataille), « l’écrivain doit
parler pour ne rien dire » (Blanchot), la « hantise du silence » (Camus),
et « la tentation de l’inhumain » (Parain)… Tout cela témoigne, suivant
l’expression de Sartre, de la révolte « contre la condition humaine et en
particulier contre le langage qui l’exprime » (234).
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L’humanisme et la question du langage

Sartre dit de cette révolte que c’est une « tentative de l’inhumain »


(218). Or il est tentant de constater qu’il était lui-même l’un de ces
révoltés qui est toutefois arrivé en retard : à propos des années vingt, il
note : « on avait de grandes ambitions inhumaines, on voulait atteindre,
en l’homme et hors de l’homme, la nature sans les hommes, on entrait
à pas de loup dans le jardin pour le surprendre et le voir enfin comme
il était quand il n’y avait personne pour le voir » (217). Le parallélisme
est frappant entre cette citation et le passage ci-dessous, tiré de son
journal de guerre :
Pour moi j’ai poussé la furie du secret – contre Barrès – dans La Nausée
jusqu’à vouloir saisir les sourires secrets des choses vues absolument sans
les hommes. Roquentin, devant le jardin public, était comme moi-même
devant une ruelle napolitaine : les choses lui faisaient des signes, il fallait
déchiffrer10.

La Nausée, roman rédigé depuis le début des années trente et


publié en 1938, représente, selon sa propre logique, la « tentation
de l’inhumain » des années vingt. Faut-il en conclure que Sartre
était terroriste au sens paulhanien du terme ? Il serait imprudent de
prétendre aboutir à une telle conclusion à partir de ce seul constat,
mais retenons seulement que le jeune Sartre avait « balancé entre
la terreur et la rhétorique. »11 Désormais, tout se passe comme s’il
voulait récupérer ce retard important en précipitant ses pas dans le
sens de l’humain, tout en constatant la fin désastreuse des tentatives
des années vingt. Pour celle-ci, Sartre fournit une autre explication :
« Nous sommes arrivés à la limite de la condition humaine, à ce point
de tension où l’homme cherche à se voir comme s’il était un témoin
inhumain de lui-même. La génération montante enregistra, à partir de
1930, l’échec de cette tentative » (236).
Vient donc le tournant où s’esquisse un retour à l’humain.
Pourquoi un tel retour collectif ? Sartre ne s’y arrête pas longtemps,
comme si cela allait logiquement de soi, mais divers éléments extra-
littéraires, à part le schisme du mouvement surréaliste – victime de son
rapport orageux avec le communisme – peuvent en rendre compte. En
1929-1933, l’influence de la crise économique, la crise de la politique
française ainsi que la montée des fascismes italien et allemand ont
constitué, selon les historiens, les « années tournantes »12 de l’entre-
deux-guerres. Parmi les écrivains qui ont lutté pour s’adapter à ce
changement, le grand mérite de Brice Parain est signalé et salué par
Sartre : « Il a connu et vécu la tentation de l’inhumain et il retourne
lentement et gauchement vers les hommes » (218). Voilà le sens du
titre de l’article (« Aller et retour ») choisi pour désigner l’aventure
paranienne. Et on comprend mieux maintenant l’intérêt sartrien pour
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Hiroaki Seki

la question du langage : ce retour à l’humain, c’est exactement ce


qu’il veut effectuer lui-même. Et pour les deux auteurs, l’enjeu reste
le statut du langage.

Brice Parain, un homme de parole13

Brice Parain est une figure importante mais souvent oubliée de


l’histoire intellectuelle française. Né en 1897, il vit dans un petit
village de Seine-et-Marne, le troisième fils d’un instituteur – il n’est
pas, comme le suggère Sartre, d’origine paysanne, quoiqu’il aimât
s’identifier à la figure du paysan.14 Lorsque la Grande Guerre a éclaté
en 1914, il a été mobilisé de 1916 à 1918, expérience qui marquera
pour toujours l’évolution de sa pensée. Devenu normalien en 1919
puis agrégé de philosophie en 1922, il est parti ensuite pour Moscou
en 1925, inaugurant la période « bolchévique » de son itinéraire qui
durera jusqu’au début des années trente. Il adhère au PCF en 1929
et le quitte en 1933. Écrivain, il publie Essai sur la misère humaine
(1934), Retour à la France (1936) et sa thèse de doctorat et ouvrage
principal, Recherches sur la nature et les fonctions du langage (1942).
Relevons enfin que sa relation avec Sartre remonte à 1934, et quand
La Nausée fut acceptée en 1937, il a joué un rôle considérable en tant
que secrétaire littéraire de Gaston Gallimard.15
La première partie de l’article de Sartre s’intéresse à l’intuition
originelle de Parain, la révélation de « l’inexactitude du langage »16,
c’est-à-dire l’incapacité du langage à représenter exactement les
objets, car il y a un abîme profond entre les mots et les pensées, entre
les mots et les choses. Dès son premier texte rédigé en 1922, Parain
écrivait que « les signes établissent entre nous une communication
qui n’en est pas une, réglant les relations sociales à la façon d’une
manette qui branle. »17 Cette intuition que Sartre associe aux origines
campagnardes de Parain18, ne peut être que renforcée par l’avènement
de la guerre de 1914 qui « nous a conduits dans la méfiance du langage
[…] »19, comme c’était exactement le cas chez d’autres jeunes gens
de son âge20. Cette inexactitude du langage, qu’il approfondira dans
l’Essai sur la misère humaine, ne devrait pas pour autant être confondue
avec la thèse saussurienne de l’arbitraire du signe : si le linguiste, écrit
Sartre, analyse le langage « avec l’impartialité inhumaine », Parain, lui,
« a mal aux mots et il veut guérir » (219).
Cette volonté que nous pouvons caractériser comme « existentielle »
de guérir du mal du langage domine en effet toute l’écriture de Parain :
jamais il ne restera au stade de la Terreur destructrice de toute parole.
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L’humanisme et la question du langage

La tentation en a été pourtant grande, surtout quand il a été très


proche de la doctrine soviétique qui, par sa conception pragmatique
du langage, a réduit celui-ci à la simple fonction de formuler le mot
d’ordre : c’est, écrit Sartre, « le mot du chef, de la classe dominante »
(231). Pour Parain, qui n’a pas été tellement tenté par le surréalisme,
le communisme a été ainsi une voie seulement ouverte pour la
destruction des mots. Pourtant, le rêve de l’action pure et immédiate
promis par le communisme ne peut y parvenir, comme en témoigne
son livre désabusé, Retour à la France, dont le titre, voisin du Retour
de l’U.R.S.S. d’André Gide paru la même année, a ceci de particulier
qu’il signifie également le retour à la puissance du langage : « Langage
et patrie sont ainsi deux puissances médiatrices de notre pensée et
celle-ci ne peut que les reconnaître »21.
L’aventure spirituelle de Parain, marquée profondément par
l’Histoire, qui va de la tentation de l’inhumain au retour à l’humain,
représente ainsi le mouvement dynamique de sa génération. Il convient
ici, avant d’entrer dans l’analyse sartrienne de ce retour, de s’arrêter
un instant sur cette notion de génération. Sartre et Parain, quoiqu’ils
soient presque contemporains – le premier étant né en 1905 et le
second en 1897 –, appartiennent à des générations différentes, la
Grande Guerre séparant l’un de l’autre. C’est d’ailleurs le sujet même
de la lettre de Sartre adressée à Parain, datant du 20 février 1940 :
Sartre y évoque une conversation avec Parain au cours de laquelle
celui-ci l’a considéré « comme un représentant de la génération de
1930 faisant le procès de celle de 1914 »22. Sartre n’est pas d’accord,
disant que c’est plutôt Parain lui-même qui fait le procès de sa propre
génération à la place de Sartre. Plus significatif encore, à ses yeux,
Parain confond trop hâtivement l’individu avec la génération, tandis
que pour lui, l’individu est certes de sa génération, mais il ne faut pas
dire qu’il est sa génération : « Autrement dit la génération est une
situation, comme la classe ou la nation et non pas une disposition »23.
Et Sartre d’ajouter que ce qu’il trouve toutefois profondément
attachant et sympathique chez Parain, c’est « cette susceptibilité de
génération qui s’est élevée jusqu’à une Weltanschauung »24. Ce bref
échange constitue la base de l’article en 1944 : en reprenant la notion
de génération chère à Parain et en l’appliquant à lui-même, Sartre fait
de son article un véritable dialogue entre deux générations, et essaie
par là même de mesurer ce que sa propre génération doit dans sa
réflexion sur l’humain à celle de Parain.

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Hiroaki Seki

Dialogue entre Sartre et Parain : critique et éloge

Dans la seconde partie de son article, Sartre discerne dans l’analyse


paranienne du langage deux aspects primordiaux de son argument :
métaphysique et moral. Et le jugement de Sartre est double : il critique
la métaphysique de Parain tout en louant sa morale.
Du côté métaphysique, Parain entend effectuer son retour à
l’humain en réhabilitant le « pouvoir des mots ». Après le discrédit
totalement jeté sur le langage, il s’agit à présent de lui rendre son
propre pouvoir. Mais qu’est-ce que cela signifie, au juste ?
Toutes les œuvres de Parain s’organisent autour de ce pouvoir –
magique25 – des mots qu’il formule de diverses façons : « une puissance
éducatrice »26, « des puissances médiatrices »27 ou « un pouvoir des
mots »28. Par là il désigne communément la capacité du langage à
relier des hommes déchirés. Déchirés, les hommes le sont, parce
que « l’après-guerre, comme elle a été une époque sans unité, une
époque sans vérité, a été une époque de polémiques »29. Et dans ces
polémiques, les mots, eux-mêmes déchirés par leur usage idéologique,
tendent à perdre leur crédibilité30. Sartre observe lucidement ce
phénomène : « C’est le langage aux mots malades, où “Paix” signifie
agression, où “Liberté” veut dire oppression et “Socialisme”, régime
d’inégalité sociale » (221). Face à cette divergence d’idées et au chaos
de l’espace discursif qu’elle suscite, Parain veut que le langage, et
non les hommes, joue un rôle réconciliateur entre ces derniers. Ainsi
souhaite-t-il aux mots une fonction religieuse au sens étymologique
que l’on prête à ce terme, à savoir celle de relier des hommes. La
connotation religieuse ne doit pas nous étonner : Parain suppose, au-
delà du langage, l’existence de Dieu qui vient lui conférer ce pouvoir,
et souhaite « les hommes en attente d’une nouvelle religion, qui serait
une nouvelle alliance entre leur parole et eux. »31 Ainsi, le pouvoir des
mots (béni par Dieu) est pour lui la clé de la renaissance des hommes.
Dieu se trouvant par-delà le langage, autrement dit dans le domaine
du silence, que Sartre appelle « l’ultra-silence » (253), Parain va
jusqu’à écrire que « le langage n’est qu’un moyen pour nous attirer
vers son contraire, qui est le silence et qui est Dieu »32. Or, cet aspect
métaphysique, à n’en point douter, répugne à Sartre, et cela pour
trois raisons théoriques. Tout d’abord, Parain n’a pas vu qu’il y a une
synthèse d’identification – à la manière kantienne du « je pense doit
pouvoir accompagner toutes mes représentations » – qui précède
toute l’expérience du langage. Ensuite, le cogito, du moins dans son
être irréfléchi, n’est pas un fait de grammaire, comme l’affirme une
« lamentable analyse » de Nietzsche, mais il faut au contraire en
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L’humanisme et la question du langage

maintenir la primauté. Enfin s’impose le problème de l’Autre : dans


l’œuvre de Parain, l’Autre n’est jamais assez présent, ce qui a pu le
conduire à se tromper dans son analyse, parce qu’en raison de cette
absence on peut se demander si ce qui lui paraissait comme le pouvoir
magique des mots n’était pas, en réalité, simplement un reflet de l’Autre,
en tant que transcendance véritable. « Qui est premier ? L’Autre ou le
langage » ?, demande Sartre (259). Il faut que ce soit l’Autre, si l’on
veut échapper au solipsisme, répond-il catégoriquement33.
Il est évident que la critique sartrienne s’appuie ici sur les analyses
ontologiques de L’Être et le Néant où il est question de l’être-pour-
soi et de l’être-pour-autrui : « Le langage n’est pas, écrit-il, un
phénomène surajouté à l’être-pour-autrui : il est originellement l’être-
pour-autrui »34. Ce serait donc « l’erreur à ne pas commettre » que
de croire qu’ « il y avait comme un ordre vivant des mots, des lois
dynamiques du langage, une vie impersonnelle du logos », car cela
reviendrait à faire du langage « une langue qui se parle toute seule. »35 La
question du langage doit donc être traitée dans le cadre de l’ontologie
phénoménologique et à partir du cogito dont les préceptes excluent
les explications métaphysiques. En bref, « il n’y a pas de problème
métaphysique du langage » (264).
Cependant, cet aspect métaphysique n’est pas le dernier mot de
Parain, et Sartre de nuancer sa critique : « Peut-être les principes
théoriques de son œuvre nous paraissent-ils un peu anciens, mais, par
sa morale, il s’apparente aux plus jeunes d’entre nous » (265).
En effet, les mots (et Dieu) ne sont pas détenteurs d’un pouvoir
absolu et transcendant, car cela risquerait d’enfermer l’homme dans
une passivité totale. Le statut que leur accorde Parain s’avère plus
modeste : ils sont « comme un état civil impersonnel à remplir avec ma
vie, mon travail, mon sang » (248). C’est-à-dire : les mots ayant des
significations ouvertes (au sens bergsonien du terme), nous portons
la responsabilité de leur donner un sens concret. Par exemple, quand
je déclare mon amour à quelqu’un, ce n’est pas parce que l’amour
préexiste avant moi: par cet aveu même je m’engage à l’aimer. Ainsi,
Parain compte sur chacun pour employer les mots, proprement et
sincèrement, et ainsi réserve à l’individu son rôle dans le monde : c’est
par nos engagements que les mots deviennent des promesses. Quant
au rôle de Dieu, il est, dans ces conditions « l’auteur et [le] garant du
langage » (251). Auteur, parce que Dieu en est le fondement ultime.
Garant, ce Dieu apparaît plutôt comme une fonction nécessaire,
introduisant dans les mots « une certaine stabilité conservée au sein de
leur mobilité même » (252). Cela a pour conséquence de rassurer les
hommes : menacés par l’extérieur et l’intérieur – l’absurdité du monde
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Hiroaki Seki

et l’arbitraire de nos libertés –, ils pourront enfin retrouver l’équilibre


en se fiant au langage.
Cette morale de l’engagement ne peut que plaire à Sartre. Pour
Parain, l’homme est d’abord « situé » dans le langage, il est-dans-le-
langage : cela signifie que l’homme ne peut échapper au langage, mais
doit l’assumer voire le choisir. Il est donc responsable devant les mots,
a fortiori devant le monde qu’ils désignent, et Sartre d’écrire : « […]
puisque parler, c’est s’engager, le sens de cette morale est manifeste »
(249). Liberté, situation, responsabilité, engagement… le parallélisme
entre la morale de Parain et celle de Sartre est si évident que, quand
le premier écrit que « j’éprouve que je suis responsable du monde
que je n’ai pas créé »,36 on pourrait se demander si cette formule
n’était pas écrite par le second. Peu importe que Parain complète
cette phrase par « Bon gré mal gré, promu au rang de collaborateur
de Dieu », Sartre supprime sans grande peine cet aspect religieux :
« Sans doute nous laisse-t-il [Parain] entrevoir une sorte de sanction
divine : mais son Dieu est si loin qu’il ne gêne pas » (265). La stratégie
sartrienne de lecture, que nous nous efforçons ici de mettre au jour,
nous semble maintenant claire : elle consiste à s’approprier la morale
de Parain, tout en critiquant sa métaphysique et la connotation
religieuse qu’elle entraîne. Et elle vise, à travers tout cela, à construire
une morale absolument humaine, celle, évidemment, que Sartre est
en train de forger.
Bien qu’à ce stade sa conception du langage ne nous frappe pas
par sa nouveauté, qu’elle reprenne essentiellement celle de L’Être et
le Néant, Sartre ne cesse de s’entretenir avec Parain et il rend plus
explicite sa dette à son égard. Dans Qu’est-ce que la littérature ?,
par exemple, deux traits essentiels de ce manifeste de la littérature
engagée font référence directe au philosophe du langage. D’abord,
Sartre définit la parole comme action – Parler, c’est agir – au sens où
la nomination est un acte primordial par lequel on fait découvrir le
monde et par là le mène à l’existence. Or il écrit à ce propos que « les
mots, comme dit Brice Parain, sont des “pistolets chargés”. S’il parle,
il tire »37. Malgré nos enquêtes, nous n’avons pu trouver nulle part
la source de cette citation. On serait alors tenté de croire que cette
phrase a été inventée par Sartre et non par Parain, mais le contenu peut
globalement correspondre à la pensée de celui-ci, car la réconciliation
de la parole et de l’action est chez lui un souhait quasi religieux, et
il en a longtemps rêvé : « Nous sommes responsables de nos signes,
qui sont notre œuvre. Nous poursuivons l’identité du monde et du
langage, l’identité de nous et de notre signification »38. Toutefois,
en y introduisant un accent militant avec le mot de « pistolets »,
– 30 –
L’humanisme et la question du langage

Sartre semble vouloir rapprocher la pensée paranienne de sa propre


conception de la littérature.
Ensuite, Sartre affirme, en évoquant la crise du langage qui marque
la littérature de l’entre-deux-guerres, que « la fonction d’un écrivain
est d’appeler un chat un chat. Si les mots sont malades, c’est à nous
de les guérir »39. Nous avons déjà repéré que cette volonté de guérir
du mal du langage est aussi celle de Parain : ce n’est pas seulement
en malade, mais aussi « en médecin » qu’il se penche sur les mots
malades (221). Cette fois Parain est convoqué deux fois, d’abord pour
diagnostiquer ce mal moderne du langage40, ensuite pour montrer
la nécessité d’en guérir : « Si l’on ne se met pas à déplorer comme
Brice Parain l’inadéquation du langage à la réalité, on se fait complice
de l’ennemi, c’est-à-dire de la propagande. Notre premier devoir
d’écrivain est donc de rétablir le langage dans sa dignité »41. Là encore
Sartre ne trahit pas la pensée paranienne mais l’infléchit pour qu’elle
devienne plus conforme à la vision de l’auteur et pour qu’elle serve
d’arme contre la propagande. Ces deux occurences montrent bien
qu’il continue de suivre, dans Qu’est-ce que la littérature ?, la voie
ouverte par Parain, tout en substituant un fondement politique et
militant à celui de la religion.

Affinité intime : la peur de se perdre

Or, il existe une affinité plus profonde entre Parain et Sartre, celle qui
risque de mettre en danger la séparation que ce dernier veut établir
entre métaphysique et morale. Il faut recommencer : Parain postule
l’existence de Dieu comme étant nécessaire pour sauver l’homme du
désespoir, car sinon tout sombrerait dans l’absurde. Comme nous
l’avons vu, la raison pour laquelle il en a tant besoin trouve son origine
profonde dans la méfiance que le dysfonctionnement représentatif du
langage lui inspire. Privé de ce fondement de l’intelligibilité, toute
la réalité tendrait à perdre sa stabilité, et c’est cette déstabilisation
du monde qui fait tellement peur à Parain. Il s’agit ici de la preuve
dite morale, qui « conclut à l’existence de Dieu du grand besoin que
nous en avons » (251-252). Sartre voit clairement cette angoisse
paranienne devant la fluidité du langage : « Il y a des tremblements de
mots, plus dangereux que des tremblements de terre. Nous voilà donc
rejetés dans un mobilisme universel […] Contre ce péril, il n’y a qu’un
secours : Dieu » (251). Or, si cette méfiance du langage est, nous
l’avons dit, un phénomène générationnel qui résulte de la guerre de
1914, le remède métaphysique de Parain ne peut pas être facilement
– 31 –
Hiroaki Seki

laissé dans l’ombre, mais doit être repensé à tout prix. N’écrivait-
il pas : « L’homme est un animal qui cherche à s’assurer contre ses
faiblesses » 42 ?
Au fond, c’est sur cette misère de l’homme pascalienne43 que
Parain nous incite à réfléchir depuis son Essai sur la misère humaine.
Réflexion écartée par Sartre ? Non : quoiqu’il puisse exclure de sa
philosophie tout recours à Dieu, Sartre n’évite pas cette question
de la faiblesse humaine, et même la reprend comme sienne. Nous
voudrions le montrer, en partant de ce long passage qui exige une
analyse intertextuelle :
Rien n’est plus éloigné de lui [Parain] que le grand dépouillement à quoi
ses camarades de 1925 l’ont invité. Surréalistes, gidiens, communistes
l’entouraient alors et lui murmuraient : « Lâche prise ! ». Lâcher prise,
s’abandonner, abandonner tous les ordres, toutes les coordonnées, se
trouver enfin seul et nu, étranger à soi-même, comme Philoctète lorsqu’il
a donné son arc, comme Dimitri Karamazov en prison […] Mais Parain ne
lâche pas prise, il se cramponne au contraire, il se ligote au mât. Chacun
connaît cette résistance profonde qui se révèle soudain lorsqu’il est
question de se perdre. […] Parain ne s’est pas perdu. Il n’a pas voulu vivre
sans borne. Les champs ont des bornes, les bornes jalonnent les routes
nationales et départementales. Pourquoi se serait-il perdu (240-241, nous
soulignons) ?

Il s’agit ici de souligner la singularité et non la représentativité de


Parain par rapport à ses contemporains de 1925, représentés aux yeux
de Sartre par le slogan « Lâche prise! » On se rappellera qu’en 1924
André Breton écrivait un texte intitulé « Lâchez tout » auquel Sartre
fait allusion ici44. Lâchez tout, partez sur les routes… Breton nous
invitait ainsi à nous perdre, et comme le note Sartre ailleurs : « Ce
goût de se perdre est rigoureusement daté ; qu’on se rappelle les
mille expériences des jeunes gens de 1925 : les toxiques, l’érotisme,
et toutes ces vies jouées à pile ou face par haine du projet »45. Tandis
que ce goût fait partie intégrante de la tentation de l’inhumain que
nous avons vue comme la caractéristique des années vingt, l’absence
chez Parain de ce goût le sépare de ces jeunes gens de 1925 tout en
préparant son retour à l’humain.
Deux figures que Sartre emploie ici pour concrétiser cette peur de se
perdre méritent d’être approfondies, car elles appartiennent au lexique
intime de Sartre et nous révèlent ainsi que la peur de la perdition,
signe de la faiblesse humaine, n’est pas étrangère à la pensée sartrienne.
D’abord, « il [Parain] se ligote au mât. » Il s’agit bien entendu d’une
allusion à la mythologie grecque : face à la tentation des sirènes qui
veulent qu’il se noie, Ulysse tente de résister à leur pouvoir magique en
se faisant ligoter au mât de son navire. De même, Parain essaie de ne
– 32 –
L’humanisme et la question du langage

pas succomber aux sollicitations de ses contemporains et surtout de ne


pas lâcher prise, se perdre. Précisons : ce n’est pas par faiblesse qu’on
cède au chant des sirènes, comme nous le feraient croire certaines
interprétations du mythe (voir, par exemple, celle d’Adorno et de
Horkheimer) ; au contraire, c’est ce ne-pouvoir-céder-à-la-tentation
qui est signe de faiblesse. Autrement dit, on est faible quand on n’est
pas assez courageux pour se jeter à l’aventure. Les personnages de
Gide et de Dostoïevski peuvent être bien forts, car ils sont prêts à
tout abandonner, mais Parain ne l’est pas, puisqu’il ne peut ni ne veut
se perdre. Ayant peur devant le monde et son destin erratique, il
demeure ligoté au mât, voilà sa faiblesse. Or ce motif de l’Odyssée n’est
pas étranger à Sartre : dans les Carnets de la drôle de guerre, évoquant
encore les noms de Gide et de Dostoïevski, il écrit : « Je pense de
plus en plus que, pour atteindre l’authenticité, il faut que quelque
chose craque. C’est en somme la leçon que Gide a tirée de Dostoïevski
[…]. Mais je me suis préservé contre les craquements. Je suis ligoté
à mon désir d’écrire »46. Ce désir d’écrire, qu’analyse fort bien Andy
Leak en lui réservant le mot de « scriptomanie »47, est si fortement
enraciné chez Sartre que, malgré ses intentions constamment répétées
de changer, il n’arrivera jamais à s’en défaire. Ainsi, Sartre et Parain,
ces deux hommes ligotés, partagent la même faiblesse.
Ensuite, « il [Parain] n’a pas voulu vivre sans borne. » On l’a vu,
Sartre croit à tort que Parain est fils de paysan. Or, dans le monde rural,
il est hors de question de se perdre, parce qu’il y a des bornes partout
dans les champs et celles-ci orientent les pas des paysans. Ce milieu
paysan où il est né (selon Sartre) ne cesse de suivre la disposition de
Parain, même lorsqu’il a été déraciné en arrivant à Paris ; il continue sa
vie durant à chercher la borne, et c’est ainsi que « lorsque enfin il lui
faut se définir et se fixer, ce n’est pas vers la terre qu’il se retournera,
mais vers la langue » (242). Or, Sartre emploie le même mot dans La
Nausée, où Anny identifie Roquentin à une borne : « Tu es une borne,
une borne au bord d’une route. Tu expliques imperturbablement et
tu expliqueras toute ta vie que Melun est à vingt-sept kilomètres et
Montargis à quarante-deux. Voilà pourquoi j’ai tant besoin de toi »48.
Et Anny de poursuivre :
Oui, je suis contente que tu sois resté le même. Si on t’avait déplacé,
repeint, enfoncé sur le bord d’une autre route, je n’aurais plus rien de fixe
pour m’orienter. Tu m’es indispensable : moi je change ; toi, il est entendu
que tu restes immuable et je mesure mes changements par rapport à toi49.
Anny a besoin que Roquentin existe, parce qu’il est une borne, et
qu’elle peut avec lui avoir le sentiment d’être orientée. Ce besoin
« existentiel » se limite-t-il au personnage fictif ? Certes non : encore
– 33 –
Hiroaki Seki

dans les Carnets, Sartre considère que sa vocation d’écrivain consiste


justement à donner au lecteur une espèce de borne : « Je n’ai pas eu
la Nausée, je ne suis pas authentique, je suis arrêté au seuil des terres
promises. Mais du moins je les indique et les autres pourront y aller. Je
suis un indicateur, c’est mon rôle »50. De même que Roquentin jouait
le rôle de la borne pour Anny, Sartre joue ici celui de l’indicateur afin
que le lecteur puisse avoir un sens à suivre. Écrire, pour Sartre, c’est,
entre autre choses, donner au monde quelque chose de fixe.
On pourrait conclure de ce qui précède que Sartre se reconnaît bien
dans la faiblesse paranienne. On pourrait aussi croire que, lorsqu’il écrit
que « chacun connaît cette résistance profonde qui se révèle soudain
lorsqu’il est question de se perdre », dans ce chacun il y a aussi et peut-
être avant tout Sartre. Toutefois, la solution qu’il apporte à cette peur
de se perdre diffère radicalement de celle de Parain : ce n’est pas par
la foi en Dieu que Sartre se protège de la faiblesse humaine, mais par
la foi en l’écriture.
Rappelons qu’il est ligoté à son « désir d’écrire ». Même si les deux
auteurs font face à la même instabilité du monde, péril du « mobilisme
universel », l’un veut s’accrocher à la langue dite naturelle et à
Dieu se cachant derrière elle, tandis que pour l’autre c’est la langue
littéraire qui l’en protège : « Je vois bien qu’il y a là, écrit Sartre dans
les Carnets, une assurance fort agaçante pour les autres […] parce
qu’elle vient malgré tout de ce que je laisse quelque chose d’intact
en moi, par saloperie »51. C’est en ce point que Sartre se distingue
le plus nettement de Parain. Chez lui, la liaison entre l’humanisme
et la question du langage doit être examinée par l’intermédiaire de
la littérature. Pourtant, cette distinction nous semble aussi fragile
que dangereuse : certes, Sartre peut aisément critiquer la dimension
religieuse de la notion paranienne du langage, puisque, dans la langue
littéraire pour laquelle il plaide, il n’y a pas de Dieu ; c’est l’écrivain
qui garantit le sens des mots écrits. C’est aussi pourquoi Sartre, tout
en critiquant la métaphysique de Parain, réussit à reprendre la morale
de ce dernier et à effectuer son retour à l’humain. Cela dit, la sinistre
ressemblance qui s’étend jusqu’à l’affinité intime laisse soupçonner
que l’héritage paranien ne détermine pas aussi la manière dont
Sartre perçoit le métier d’écrivain qu’il définit, dans Qu’est-ce que la
littérature ?, par une figure qui n’est pas loin de celle de la borne, à
savoir les jalons : « Sans doute l’auteur le [le lecteur] guide ; mais il ne
fait que le guider ; les jalons qu’il a posés sont séparés par du vide, il
faut les rejoindre, il faut aller au-delà d’eux. En un mot, la lecture est
création dirigée »52. Il paraît évident que l’auteur, qui guide comme
les jalons, aura sur le lecteur un effet rassurant, comme le Dieu de
– 34 –
L’humanisme et la question du langage

Parain, et Sartre de préciser plus tard : « Le lecteur […] progresse


dans la sécurité. Aussi loin qu’il puisse aller, l’auteur est allé plus loin
que lui »53. Voilà comment l’on se sent délivré de l’inquiétude dans
laquelle le philosophe nous avait enfermés dans l’Existentialisme est un
humanisme. Cette construction verbale nommée la littérature lui sert
ainsi de refuge où peut se reposer son humanisme cruellement athée.
Reste-t-elle « quelque chose d’intact » dans la philosophie sartrienne
ultérieure ? L’humanisme sartrien peut-il en finir avec la question du
langage et celle de la littérature ? La réponse restera en suspens pour
nous, qui n’avons qu’esquissé avec Parain le premier moment de la
liaison entre l’humanisme sartrien et la question du langage.

Conclusion

À l’issue de notre enquête il ne nous semble plus raisonnable de penser


que l’inhumanisme sartrien s’est mué tout seul, au lendemain de la
Seconde Guerre mondiale, en humanisme existentialiste, mais qu’il
s’est construit au terme du long dialogue avec les gens de la génération
précédente qui ont vécu la guerre de 1914 à l’instar de Brice Parain.
Pour Sartre et Parain, la question du langage a joué un rôle essentiel dans
la construction de l’humanisme (leur « retour à l’humain »), mais d’une
manière très différente. À travers leur dialogue, Sartre a voulu exorciser
le fantôme de Dieu présent dans la théorie du langage de son aîné pour
la rendre conforme à sa propre théorie, mais on peut se demander si la
figure de l’écrivain qu’il présente dans Qu’est-ce que la littérature ? n’est
pas tout de même hanté par l’ombre de cette figure divine. Sartre réussit
certes son « retour à l’humain », mais la route continue.
Cette conclusion provisoire, pourtant, nous met mal à l’aise. Ce que
nous découvrons dans l’après-guerre, après un bref moment d’espoir
en vue de la construction d’un nouveau monde, n’est-ce pas plutôt un
« retour à l’inhumain » ? La réalité de la guerre, en particulier celle
d’Auschwitz, une fois révélée à tout le monde, devient l’occasion de
mettre radicalement en cause le statut de l’humain. En même temps,
l’existentialisme et l’engagement sartriens tendent à perdre leur statut
privilégié, rapidement considérés comme les piliers d’une philosophie
« humaine, trop humaine ». Doit-on alors trouver de l’ironie dans le
fait que l’entre-deux-guerres évolue de la « tentation de l’inhumain »
au « retour à l’humain » alors que l’on passe, après la Libération, de
la « tentation de l’humain » au « retour à l’inhumain » ? Nous ne
pouvons pas répondre à cette question, qui devra être revue dans une
perspective beaucoup plus large. Mais cette alternative de l’humain
– 35 –
Hiroaki Seki

et de l’inhumain, n’est-elle pas, en fin de compte, celle qui structure


notre Histoire dans laquelle se meut toute la réflexion humaine et a
fortiori la question du langage ?

Hiroaki Seki is a Ph. D. candidate at the University of Tokyo and at the


University of Paris (Sorbonne). He is currently writing a dissertation
on the notion of “Promised Land” in Sartre’s work. His other research
interests include the history of French literature. He is the author of
several articles on Sartre, most recently, in collaboration with Nariaki
Kobayashi: « The Discovery of the Other in Post-war Japan: Two
Sartreans on Kyoto School and Zainichi Koreans » in Alfred Betchard
and Juliane Werner (eds.), Sartre and the International Impact of
Existentialism (London: Palgrave Macmillan, 2020), 285-307.

Abstract: In this paper we examine the dialogue between Sartre


and one of his contemporaries, the philosopher of language, Brice
Parain. First, after clarifying what is common and different in their
backgrounds, we will see that Sartre and Parain share a common belief
that language itself has taken ill, as a result of the First World War,
an illness for which both feel a need to find a remedy. Secondly, we
will show how Sartre’s reading of Parain allowed him to construct
a theory of language that is consistent with his own humanism and
the principles of committed literature. Finally, we will examine the
influence of the religious dimension of Parain’s argument on Sartre’s
theory of authorship.
Keywords: Brice Parain, humanism, Jean-Paul Sartre, Jean Paulhan,
philosophy of language, literature of commitment

– 36 –
L’humanisme et la question du langage

Notes

1. Jean-Paul Sartre, La Nausée, in Œuvres romanesques (Paris : Gallimard, Bibliothèque


de la Pléiade, 1981), 140.
2. Voir J. Derrida, « “Il courait mort” : salut, salut. Notes pour un courrier aux Temps
Modernes », Les Temps Modernes, 629, Janvier 2005, 184. Dans le même sens,
Juliette Simont constate que « Roquentin, ainsi, semblait avoir prévu et dénoncé
par avance un certain devenir de Sartre », Jean-Paul Sartre. Un demi-siècle de
liberté (Bruxelles : De Boeck, 1998), 111. Voir aussi Id., « Sartre’s Critique of
Humanism », in French Existentialism. Consciousness, Ethics, and Relations with
Others, ed. James Gilles (Amsterdam, Atlanta, GA, 1999), 125-138.
3. Texte reproduit dans Situations, I. Nous nous référons à la nouvelle édition (Paris :
Gallimard, 2010). Toutes les citations de cet article seront désormais indiquées
dans le texte.
4. À noter toutefois que Raoul Moati consacre à cet article un chapitre de son ouvrage
récemment paru, Sartre et le mystère en pleine lumière (Paris : Les Éditions du Cerf,
2018), 319-354. Voir aussi Vincent Descombes, Les Institutions du sens (Paris :
Minuit, 1996), 267-280.
5. Sartre, Lettres au Castor et à quelques autres, tome II : 1940-1963 (Paris : Gallimard,
1983), 319.
6. Sartre, « Amidanab ou du fantastique considéré comme un langage », Situations,
I, 150.
7. Carine Trevisan, Les Fables du deuil. La Grande Guerre : mort et écriture, Paris,
PUF, 2001, 152.
8. Jean Paulhan, Les Fleurs de Tarbes ou La Terreur dans les Lettres (Paris :
Gallimard, 2006), 36. Notons que ce mal du langage est également celui de Jules
Renard, écrivain de la Fin de siècle qui se trouve « à l’origine de la littérature
contemporaine. » Voir Sartre, « L’homme ligoté. Notes sur le Journal de Jules
Renard », Situations, I, 341.
9. Voir les pages 138, 163, 176, 234 de Situations I.
10. Sartre, Carnets de la drôle de guerre (journal du 21 décembre 1939), in Les Mots
et autres écrits autobiographiques (Paris: Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
2010), 430.
11. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ? (Paris : Gallimard, 1985), 211.
12. Voir Maurice Rieuneau, Guerre et révolution dans le roman français de 1919 à
1939 (Paris : Klincksieck, 1974), en particulier 2e partie intitulée « Les années
tournantes, de l’après-guerre à l’avant-guerre (1929-1933) ». Sartre reprend cette
expression d’« années tournantes » de Daniel-Rops, l’un des représentants des
« non-conformistes » (voir la page 219 de l’« Aller et retour »). Cf. Jean-Louis
Loubet Del Bayle, Les non-conformistes des années 30 (Paris : Éditions du Seuil,
2001).
13. Nous empruntons ici le titre de l’ouvrage collectif qui lui est consacré et qui nous
a beaucoup appris sur son parcours. Marianne Besseyre (dir.), Brice Parain, Un
homme de parole (Paris : Gallimard/BnF, 2005). La première partie (Études) de ce
volume contient beaucoup de références à Sartre, mais qui sous-estiment, à notre
sens, l’importance du rapport entre Sartre et Parain. Le présent article cherche à
rectifier cette perspective.
14. Il écrira dans son récit autobiographique : « J’ai, ou plutôt j’avais, en moi,
beaucoup de ce qu’il faut pour être un paysan. » Brice Parain, De fil en aiguille
(Paris : Gallimard, 1960), 80.

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Hiroaki Seki

15. Cf. la notice des Œuvres romanesques, 1667.


16. Brice Parain, Essai sur la misère humaine (Paris : Editions Bernard Grasset, 1934),
61.
17. Brice Parain, « Tout s’arrange. A quel prix ? Ou rien ne s’arrange ou la philosophie »,
L’Embarras du choix (Paris : Gallimard, 1946), 13-36. Averti par Parain, Sartre a
pu citer ce texte publié pour la première fois en 1946.
18. Voir aussi son autobiographie : « Mon histoire est celle d’un garçon de la campagne
qui devait, qui voulait apprendre à parler, et qui finalement n’y est jamais arrivé »,
cité dans Brice Parain, Entretiens avec Bernard Pingaud (Paris : Gallimard, 1966),
23.
19. Parain, Essai sur la misère humaine, 56.
20. L. Jenny écrit à ce sujet : « Les propos de Parain, très généralement répandus,
illustrent bien la façon dont le sentiment du mensonge subi s’est transmué durant
l’entre-deux-guerres en une crise de la parole sans précédent. » Laurent Jenny,
« L’innommable et le mensonger, ou “le silence du permissionnaire” », Esprit, no
223, Juillet 1996, 74.
21. Brice Parain, Retour à la France (Paris : Editions Bernard Grasset, 1936), 21.
22. Sartre, Lettres au Castor, 81.
23. Ibid., 82.
24. Ibid.
25. Dans une lettre adressée à Jean Paulhan, datant du 1er août 1938, Sartre donne une
analyse brève mais importante sur l’aspect « magique » des mots. Voir Jean-Paul
Sartre, « Lettre à Jean Paulhan », Situations, I, 377-340. Cette lettre devra être
analysée ailleurs pour mieux comprendre le trio Sartre-Paulhan-Parain.
26. « Ce qu’il y a de certain, et dont témoigne péremptoirement l’existence du
langage, c’est notre besoin d’une puissance éducatrice […]. » Parain, Essai sur la
misère humaine, 161.
27. « Toute l’histoire de l’homme est, au contraire, son effort pour établir, pour
instituer sur soi un système de coordonnées médiateur, pour se remettre entre les
mains de puissances médiatrices […] » Parain, Retour à la France, 31.
28. Voir le dernier chapitre des Recherches intitulé comme tel.
29. Parain, Essai sur la misère humaine, 62.
30. Pour une analyse sociologique de cette déchirure, voir Pierre Zima, L’indifférence
romanesque : Sartre, Moravia, Camus (Paris : Le Sycomore, 1982). « Tant sur le
plan national que sur celui des relations internationales les unités lexicales et les
oppositions sémantiques tendent à perdre leur crédibilité […] » (58)
31. Parain, Essai sur la misère humaine, 249.
32. Parain, Recherches, 234.
33. Je ne présente ici que l’essentiel des critiques sartriennes. Pour une réflexion qui
s’oppose à celles-ci, voir Jacques Message, « La communauté des inconciliables :
entre être et parole », in Brice Parain, Un homme de parole, 137-139.
34. Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique (Paris :
Gallimard, TEL, 2010).
35. Ibid., 561. Sartre se réfère ici à l’Essai sur le logos platonicien de Parain.
36. Parain, Recherches, 239, cité par Sartre qui lui donne « une adhésion sans réserves »
(p. 265)
37. Ibid., 29.
38. Parain, Essai sur la misère humaine, 220.
39. Ibid., 281.
40. Ibid., 279.

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L’humanisme et la question du langage

41. Ibid., 281.


42. Parain, Retour à la France, 70.
43. Il écrit sur Pascal : « La raison de cette misère est dans l’inexactitude du langage :
celui-ci n’est pas une expression adéquate de la réalité, parce qu’il est l’œuvre des
hommes. » Parain, Recherches, 111.
44. André Breton, « Lâchez tout ! », dans Les Pas perdus [1924] (Paris : Gallimard,
L’Imaginaire, 1990), 103-105.
45. Sartre, « Un nouveau mystique », Situations, I, 200.
46. Sartre, Carnets de la drôle de guerre, 307.
47. Andy Leak, « Les enjeux de l’écriture dans les Carnets de la drôle de guerre :
prolégomènes à une théorie de l’engagement », Études sartriennes VIII, 2001,
49-62. « L’homme ligoté » est le titre de l’article consacré à Jules Renard (voir
Situations I).
48. Sartre, La Nausée, 162.
49. Ibid., 169-170.
50. Sartre, Carnets de la drôle de guerre, 343.
51. Ibid., 308.
52. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, 52.
53. Ibid., 60.

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