Kobelinsky 2012

DES CORPS EN ATTENTE.
LE QUOTIDIEN DES DEMANDEURS

D'ASILE
Carolina Kobelinsky
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Neuchâtel - - 130.125.41.166 - 27/03/2018 12h24. © C.N.R.S. Editions
C.N.R.S. Editions | « Corps »
2012/1 N° 10 | pages 183 à 192

ISSN 1954-1228
ISBN 9782271073976
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https://www.cairn.info/revue-corps-2012-1-page-183.htm
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Pour citer cet article :

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Carolina Kobelinsky, « Des corps en attente. Le Quotidien des demandeurs d'asile »,
Corps 2012/1 (N° 10), p. 183-192.
DOI 10.3917/corp1.010.0183
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Des corps en attente.
Le Quotidien des demandeurs d’asile
Carolina KOBELINSKY
Les centres d’accueil pour deman- gration et de l’intégration, sont gérés par
deurs d’asile (CADA) ont vu le jour en différentes associations ou entreprises
1991, deux mois après une circulaire qui emploient des intervenants (anima-
qui institue à l’encontre des candidats teurs, éducateurs, assistants sociaux,
au statut de réfugié l’« opposabilité de juristes, psychologues, personnels admi-
la situation de l’emploi »1. Avec la fer- nistratifs) afin de s’occuper du suivi
meture de facto du marché du travail, de demandeurs d’asile. Tout comme le
les demandeurs d’asile deviennent une statut de réfugié, les CADA constituent
exception à la figure de l’immigré comme une ressource rare à laquelle la plupart
force de travail, réduit à son corps, que des demandeurs d’asile n’ont pas accès.
décrit Abdelmalek Sayad (1999), comme Malgré l’augmentation progressive du
le sont également les étrangers régula- nombre de places, les CADA n’arrivent
risés en raison de leur maladie (Fassin, toujours pas à accueillir la totalité des
2001). Contraints à l’inactivité, la vie des requérants2.
hommes et des femmes demandeurs L’article s’appuie sur une enquête
d’asile est marquée par l’attente. Pour ethnographique, conduite au cours de
ceux que l’État prend en charge dans 26 mois, fondée principalement sur
ces structures dédiées à l’hébergement l’observation du quotidien dans des
et à l’accompagnement pendant la pro- CADA en région parisienne, qui offrent
cédure d’asile, la dilatation du temps un hébergement collectif, un suivi sani-
s’articule à une rétraction de l’espace. taire, une aide juridique et un accom-
Mise en attente et mise à l’écart ont des pagnement social des personnes qui y
effets concrets sur le corps de ces étran- sont accueillies3. Sans prétendre qu’il
gers au statut juridique précaire qui se existe une seule et unique expérience
trouvent dans un présent marqué par de l’attente, ni que tous les demandeurs
l’ambiguïté de leur situation, dans ces d’asile entretiennent le même rapport au
centres qui oscillent entre l’assistance corps, je présenterai de façon schéma-
et le contrôle. Les CADA, financés et tique les différentes séquences de l’expé-
pilotés par l’Office français de l’immi- rience temporelle et leur inscription sur
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le corps des demandeurs d’asile rencon- de la maîtrise du temps, au moins du

trés. Ainsi, les cinq sections de l’article développement d’une nouvelle tempo-
renvoient aux différentes étapes du par- ralité qui permet la réappropriation du
cours des exilés depuis leur départ du corps. Comme j’essaierai de le montrer,
pays et leur arrivée en France, en passant les « variations corporelles » (Darmon,
par la prise en charge en CADA, l’ins- 2006) qui interviennent tout au long de
tallation dans un provisoire qui dure, la l’attente cristallisent l’opposition entre
découverte de l’inaction et de leur inu- assistance et contrôle, caractéristique du
tilité, jusqu’à la reprise en main, sinon dispositif d’accueil.
Des corps qui bougent sous la contrainte

Afin de contrôler les flux et de maî- lequel il est arrivé à l’aéroport de Roissy.
triser les « indésirables », les États Euro- Ils ont été maintenus en zone d’attente
péens mobilisent depuis plusieurs où Adam a déposé une demande d’asile.
décennies des moyens juridiques, maté- À leur sortie, suivant le conseil d’un
riels et policiers toujours plus impor- compatriote, il a appelé le 115 – numéro
tants. Sous une apparente hétérogénéité de téléphone national d’aide aux per-
d’action selon les pays, se déploie un sonnes sans abri. Ils ont dormi dans
ensemble de dispositifs qui visent le différents hôtels parisiens. Un matin,
confinement des étrangers (Kobelinsky en faisant la queue dans une association
& Makaremi, 2008). Les itinéraires des afin d’obtenir une domiciliation postale,
personnes rencontrées en CADA rendent on lui a suggéré de faire une demande
compte d’une succession d’espaces de d’hébergement auprès de la CAFDA5.
relégation à des fins « assistancielles » ou Après quelques semaines, une chambre
sécuritaires, où l’enfermement s’articule dans un CADA leur a été attribuée. J’ai
à chaque fois au mouvement contraint. fait la connaissance d’Adam et son fils à
Adam4 avait envoyé ses enfants chez des leur arrivée en juin 2005.
connaissances et vendu son bétail à un Anna est tunisienne. Elle est mariée
voisin lorsque, suite à des menaces inces- avec Omar, un jeune homme palestinien
santes, il a décidé de fuir dans un village qu’elle a connu dans son pays, lorsqu’il
voisin d’abord, à Kinshasa ensuite. Il fuyait le Moyen Orient. Ils sont arrivés
a traversé la frontière vers l’Angola et à l’aéroport d’Orly en provenance de
après quelques mois il a réussi à se pro- Tunis, en octobre 2002, avec des visas
curer les 7 500 dollars dont il avait besoin de court séjour. Deux semaines plus
pour son voyage en Europe. Lorsque tard, ils sont partis en Suède où ils ont
tout a été prêt, il est revenu à Kinshasa déposé une demande d’asile et ils ont
pour prendre le cadet de ses enfants avec été hébergés dans un appartement,
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Des corps en attente. Le Quotidien des demandeurs d’asile
« bien meublé, grand et très agréable », hôtel pendant six jours, puis deux nuits
non loin du domicile des frères d’Omar, dans la rue. Ils ont appelé le Samu social
reconnus réfugiés quelques mois aupa- et ont passé encore quelques nuits dans
ravant. En mars 2003, Anna et Omar un hôtel avant qu’on leur attribue une
ont reçu un courrier annonçant qu’ils chambre au foyer où je les ai rencon-
devaient rentrer en France en raison trés. Les itinéraires d’Adam et d’Anna
du règlement de Dublin II, qui oblige et Omar rendent visible la circulation
les demandeurs d’asile à déposer leur et l’errance : des déambulations plus
demande dans le pays de leur première ou moins forcées, des creux d’attente,
entrée dans l’Union Européenne. Or, le des traversées de frontières. La zone
retour en France ne s’est pas produit d’attente d’abord, le centre pour deman-
tout de suite. Ils ont dû attendre qua- deurs d’asile ensuite, tous ces espaces
torze mois avant d’atterrir à Roissy. viendront s’inscrire dans un spectre
« J’étais convaincu qu’on nous attendait plus large de situations de mise à l’écart
à l’aéroport pour nous conduire dans un où le corps se trouve à la fois enfermé
appartement et puis finir les démarches et contraint au mouvement. Les trajec-
administratives, mais non… », m’ex- toires brièvement présentées rendent
plique Anna lors d’un entretien. Ils ont compte en effet de l’exercice d’un pou-
erré dans Paris : ils ont dormi dans un voir qui fait bouger des corps.
Des corps soignés

C’est dans ces parcours marqués par moi] on va être tranquilles un peu…, j’en
l’errance et la circulation contrainte que peux plus, ici je dors un peu tranquille,
vient s’insérer un moment de halte. L’ar- après tout ce qu’on a bougé… Là on se
rivée en CADA fournira aux demandeurs repose un peu. » Treize mois s’étaient
d’asile les conditions matérielles mini- écoulés entre le départ de leur maison
males mais nécessaires pour garantir la et leur arrivée au CADA. La plupart des
survie et permettre de reprendre souffle : résidents éprouve, tout comme Adam,
manger, dormir, soigner son corps. un sentiment de « soulagement » en arri-
Adam exultait le jour de la signature vant en CADA : leurs besoins minimums
du contrat de séjour au CADA. Avec y sont garantis (un lieu où dormir, un
l’arrivée au foyer s’ouvrait pour lui pécule pour manger) ; ils peuvent béné-
une période de recomposition. Comme ficier d’un accompagnement social ; les
il l’explique lui-même : « Ici, c’est bien, enfants peuvent aller à l’école ; ils ont
c’est un bon accueil, cela nous permet un accompagnement juridique qui leur
de vivre, c’est déjà ça, et c’est bien, je permet d’augmenter leurs chances d’ob-
suis comme soulagé, tu vois, [mon fils et tenir le statut de réfugié et ainsi d’obtenir
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une carte de séjour. En d’autres termes, Mais l’accompagnement social au foyer a

ils sont guidés dans les méandres d’une également permis à Edona de commencer
bureaucratie qu’ils méconnaissent et ce un traitement médical pour essayer de
moment de « tranquillité » s’avère être réparer une énorme cicatrice qu’elle avait
un temps et un espace de recomposition au milieu du visage et dont elle n’a jamais
de soi. Pour Edona, jeune demandeuse voulu parler explicitement. Œil déformé,
d’origine albanaise, l’arrivée au foyer joue gonflée, elle portait toujours ses che-
était synonyme d’un toit et de la possi- veux foncés tombant sur le visage pour
bilité d’apprendre le fonctionnement cacher cette blessure. Blessure qui incar-
de l’administration française. Edona, nait, selon ses termes, tout ce pourquoi
comme la plupart de mes interlocuteurs, elle et son mari avaient fui leur pays.
insiste sur l’importance d’avoir le soutien Edona construit ainsi son corps en preuve
technique et moral des professionnels du du bien-fondé de leur demande d’asile.
centre, qui « savent quoi faire » et le lui Deux mois après son arrivée au foyer, elle
apprennent. Le « savoir spécialisé », pour s’est fait opérer une première fois, deux
reprendre les termes de Weber (1995) à autres chirurgies ont suivi, permettant
propos de l’instrument de supériorité de à Edona, sinon de guérir, au moins, de
la bureaucratie rationnelle, sur la rédac- réparer son corps blessé. Hébergement,
tion ou plutôt la construction du récit à aide financière, soutien technique, tra-
présenter à l’administration, est constam- vail sur le corps, c’est donc tout cela que
ment mis en avant par les résidents et mes interlocuteurs signifient lorsqu’ils
contribue au soulagement ressenti en parlent de « soulagement », sentiment qui
arrivant au CADA. Tous sont conscients permet de comprendre cette espèce de
de la « chance » qu’ils ont « d’avoir des captivité bienveillante qu’implique la vie
spécialistes des dossiers » à leurs côtés. en CADA.
Des corps confinés

Si dans un premier temps la pause les zones d’attente aux frontières, où sont
imposée par la procédure d’asile et présentes les forces de l’ordre, les CADA
l’entrée dans le dispositif d’accueil peuvent tout de même être considérés
conduisent à un travail de soin et de comme des espaces de confinement.
recomposition du corps, dans un deu- À la dépendance économique s’ajoute
xième temps, le CADA induit l’expé- le contrôle des activités quotidiennes
rience d’une relégation. Certainement des demandeurs d’asile. Bien que leurs
plus douces que les institutions fermées portes restent ouvertes et qu’il y ait une
de détention des étrangers telles que les certaine liberté de circulation, selon le
centres de rétention administrative ou règlement intérieur des CADA que les
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résidents doivent signer à leur arrivée à l’école ou dans un internat, mais on

avec le contrat de séjour, les demandeurs est des adultes ! (...) On nous donne une
d’asile doivent informer le personnel chambre où dormir, on nous donne de
du foyer de toute absence de plus d’un quoi manger, oui, mais (...) ils te tendent
jour et demander leur autorisation s’ils une main et avec l’autre ils t’arrachent
veulent s’absenter plusieurs jours. Aussi, une autre chose. » Le terme « prison-
leurs activités sont-elles réglées, leurs niers ambulants » qu’elle a employé rend
chambres inspectées et leur courrier sur- compte de son impression d’être à la fois
veillé. captive et assistée. À cela vient se greffer
Toutes ces pratiques de contrôle sont l’expérience d’un retour forcé à l’en-
perçues par les demandeurs d’asile ren- fance, que Simone met en mots à partir
contrés comme affectant leur autonomie. des phrases telles que « ici on est comme
Les propos de Simone, demandeuse à l’école » ou « c’est une régression ». En
d’asile camerounaise, illustrent bien effet, beaucoup de mes interlocuteurs
ce sentiment : « Ici on est des prison- m’ont fait part de l’infantilisation dont
niers ambulants. Personne ne peut vous ils font l’expérience dans le sens où ils
dire qu’il est content ici, on est comme ont le sentiment que l’institution leur
à l’école, c’est frustrant. Tout ce que je impose des limites, qu’ils ont perdu leur
veux, c’est récupérer mon autonomie capacité de décision et leur autonomie
(...) C’est une régression, tu es comme vis-à-vis des travailleurs sociaux6.
Des corps inutiles

Lorsqu’on visite régulièrement les cou- mari on se lève tard, on se couche vers
loirs, la cuisine, les chambres des rési- minuit. On regarde la télé. On se lève, je
dents, on a souvent l’impression qu’« il fais le ménage, je prépare à manger. On
ne se passe rien », que le rythme est parle, on se bagarre, on regarde la télé ou
monotone et uniforme, que la télévision on écoute la radio. Je vais à l’hôpital ou
est un élément central dans la vie quoti- je reste ici à lire en français, on m’a prêté
dienne, que l’ennui s’installe. Dans les quelques livres. Je ne fais rien, on a trop de
propos des demandeurs d’asile sur leur temps ici… on tourne en rond. » À partir
présent, on retrouve l’idée d’un temps de l’ethnographie du quotidien des rési-
« mort », « arrêté », qu’il faut « remplir ». dents, on peut constater que ne rien faire
Cette chosification du temps montre que implique diverses activités menées dans
le présent est perçu comme « bloqué », l’environnement domestique. Le quoti-
non vécu. C’est ce que me confie Edona dien d’Edona n’était pas très différent de
lors d’un entretien : « Je ne fais rien ici, celui d’Anna, sa voisine, qui passait beau-
parce qu’il n’y a rien à faire. Avec mon coup de temps enfermée dans sa chambre
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depuis qu’on lui avait confirmé qu’elle ne veulent organiser des animations pour
pouvait pas reprendre ses études de lettres les enfants, ça me paraît une bonne idée,
parce que son statut juridique précaire ne mais on ne peut pas me demander que
le lui permettait pas. Au cours d’un entre- j’aille aux bois de Vincennes me pro-
tien, Anna m’explique que reprendre les mener avec les assistants sociaux, pour
études constituait pour elle « l’espoir de quoi faire ? » Cet avis rend compte de
revenir un peu à une vie normale. Ici tu l’association qui est faite par Luvaki,
manges, tu dors, tu manges, tu dors. On comme par beaucoup de demandeurs
ne fait rien, je ne peux plus vivre comme d’asile, entre les activités d’animation
ça, j’ai perdu sept kilos… Je ne suis pas et l’infantilisation dont ils font l’objet.
bien… rien à faire, toujours là, ce n’est pas D’autres résidents ne voient tout sim-
une vie ça ». Son corps se dégradait, elle plement aucun intérêt à se promener
avait beaucoup maigri, ne se maquillait avec des gens qu’ils ne connaissent
plus et ne s’habillait que de pyjamas et pas et avec lesquels ils peuvent à peine
pantoufles. L’attente s’imprimait sur son communiquer. Pour ceux qui y parti-
corps. Plutôt que d’être sans emploi du cipent, il s’agit fondamentalement de la
temps, ce qui pourrait ne pas être perçu possibilité d’occuper le corps, de meu-
de manière négative, le problème d’Anna bler le temps et de penser à autre chose
et des demandeurs d’asile rencontrés était que l’attente et les souffrances liées à
d’être privé de toute maîtrise du présent. l’exil. Les sorties donnent l’opportu-
Afin de contrer l’immobilisme, les nité de prendre soin de son apparence
équipes sociales des CADA mettent en et marquent parfois pour certains rési-
place des activités d’animation. Sor- dents leur appartenance nationale ou
ties aux musées, spectacles, ateliers de communautaire par l’utilisation d’ha-
cuisine, de marionnettes, de couture, bits traditionnels. Le soin apporté à
toutes ces activités sont pensées par leur aspect témoigne d’une volonté de
les intervenants avec lesquels j’ai dis- ne pas uniquement se présenter comme
cuté comme une partie de leur travail demandeurs d’asile, mais de donner à
permettant de contribuer à ce qu’ils voir dans l’espace public une facette
appellent « la gestion de l’attente »7. Or, qu’ils estiment sans doute plus valori-
le taux de participation aux activités sante d’eux-mêmes. Mais, comme l’ex-
récréatives est assez faible. Pour cer- prime Klara, demandeuse d’asile russe,
tains résidents, les activités ne font que ces activités ne servent que de « panse-
contribuer au confinement, à la sensa- ment », car « le vrai problème c’est qu’[ils
tion d’oppression et de dépendance. doivent] rester les bras croisés ». L’inaction
Lorsque j’ai demandé à Luvaki, résident imposée, ainsi que le sentiment d’inuti-
congolais au CADA depuis un an, s’il lité qui en découle, s’inscrit sur les corps
participait à des activités organisées par des demandeurs d’asile. À la dégrada-
l’équipe sociale, il s’est presque énervé : tion physique s’ajoutent parfois des
« Ces activités c’est n’importe quoi ! S’ils troubles psychologiques liés à l’inac-
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tivité. S’il est vrai que la dégradation devenir l’objet dont ils mettent en scène
physique était vécue douloureusement la dégradation – parfois avec des bles-
pour beaucoup de mes interlocuteurs, sures visibles et importantes –, trans-
certains pouvaient s’en détacher, l’ob- formant le pathos en ressource leur
jectiver et en faire une ressource. Car permettant d’obtenir de petites aides
le corps, qui constitue un support de supplémentaires de la part des interve-
la présentation de soi (Goffman, 1987), nants sociaux touchés par l’exposition
peut pour certains demandeurs d’asile, de la souffrance8.
contrairement à la pratique d’Edona,
Des corps en mouvement

Faire l’expérience du confinement et Guinée » en allant notamment au café
de l’inaction peut entraîner un sentiment internet qui se trouvait à quelques mètres
de résignation qui accentue la dégrada- du CADA. Peu de temps après, il a com-
tion physique et morale. Elle peut aussi, mencé à fréquenter des compatriotes
au contraire, comme j’ai pu l’observer au qui partageaient avec lui « l’indignation
cours de mon enquête, induire un senti- et la colère par rapport à la situation du
ment de révolte qui conduit, au moins pays ». Il a établi des contacts et repris
partiellement, à une reprise en main du non pas son activité politique d’autre-
corps. fois – en tout cas, il ne m’a jamais dit cela
Après six ou sept mois pendant les- dans ces termes – mais une forme d’en-
quels il « n’allai[t] pas bien du tout », gagement qui donnait sens à son quoti-
Makan s’est dit qu’il était temps de « voir dien (et probablement aussi à son vécu).
les choses autrement », de prendre du « Ça me fait du bien de sortir un peu, voir
recul par rapport à ce qu’il avait vécu du monde, discuter, m’activer un peu…
au pays. Il commence à fréquenter les je me retrouve », me confiait Makan au
cafés internet et à « s’activer » au bout cours d’une conversation informelle. Il
d’un an d’attente au CADA. À la « folie » passait de moins en moins de temps au
en Guinée (menaces, arrestations, tor- foyer, il élargissait son réseau social et
tures) succède le dérèglement spatial et d’autres occupations venaient s’ajouter
temporel en arrivant à Paris. Et après à son quotidien. On peut penser que
une hospitalisation de quelques jours, il « s’activer un peu » implique, d’une part,
arrive au foyer, qui lui offre un répit et sortir du foyer, rencontrer d’autres gens,
« un refuge » d’où il sort rarement. Après se remettre en contact avec la réalité
quelque temps dans ce qu’il appelle politique de son pays ; et d’autre part, se
« plus ou moins l’isolement », Makan a détacher de la temporalité de l’attente.
repris contact avec « ce qui se passe en Au travers de ces activités, Makan a
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remis son corps en mouvement, il l’a fait Travailler « au noir » ou s’engager dans
bouger. Il ne s’agissait plus d’un corps une activité politique atténuent l’expé-
qu’on assistait, qu’on encadrait, qu’on rience d’être réduit à un corps inutile et
contrôlait ou qu’on surveillait, il prenait confiné. Augmenter l’entrée d’argent est
désormais la maîtrise de son corps. sans aucun doute un motif pour se faire
Dix mois après son arrivée au CADA, employer dans la construction, la manu-
Edona a décidé de commencer à tra- tention ou le secteur gastronomique.
vailler comme femme de ménage. Elle Se sentir « moins dépendant » est aussi
n’aimait pas faire cela mais elle ne vou- un moteur important, selon mes inter-
lait plus rester dans sa chambre. S’oc- locuteurs, de même que la nécessité de
cuper des tâches domestiques impliquait « s’activer ». Ces activités permettent de

pour Edona un déclassement social par rencontrer des personnes à l’extérieur
rapport à son statut en Albanie, où elle du CADA, contribuent à se sentir utile,
travaillait en tant que secrétaire d’un récupérant un sentiment positif de soi.
service social de l’État. Pour Klara, ins- Elles créent aussi des obligations et des
titutrice en Russie, le déclassement est occupations. Ce faisant, le travail et l’ac-
encore plus douloureux dès lors qu’elle tivité politique, parmi d’autres pratiques,
s’est retrouvée à faire le ménage chez une aménagent l’entrée dans une nouvelle
dame qui aurait pu être une collègue : « Je temporalité cadrée par des contraintes
fais le ménage chez une institutrice fran- spécifiques permettant le passage du
çaise, une collègue, c’est triste, mais c’est corps inutile – confiné, fatigué, délaissé
bien pour l’argent et parce que je fais – au corps utile – dont l’apparence est
quelque chose sinon je me prends trop soignée, propre, qui bouge non pas sous
la tête, rester entre quatre murs ce n’est la contrainte mais pour la contourner,
pas bien. » Bien que renvoyés constam- éventuellement, la subvertir. Sans être
ment à leur confinement temporel, les des manifestations collectives, ces pra-
demandeurs d’asile peuvent développer tiques interrogent à la fois les formes de
des pratiques pour esquiver, toujours subjectivation des acteurs et les usages
de manière relative, la mise en attente. du corps dans les actions politiques.
Les transformations du corps dans l’attente

Au CADA la dimension corporelle pas d’un pouvoir qui s’approprie la vie
de la contrainte n’acquiert pas l’impor- humaine dans sa dimension biologique.
tance qu’elle peut avoir dans des espaces L’entrée par le corps permet toutefois ici
d’enfermement où le corps est privé de de voir l’ambiguïté du dispositif étudié
liberté, sous contrôle et éventuellement qui oscille constamment entre l’assis-
soumis par la force. Au foyer, il ne s’agit tance et le contrôle. Cette tension appa-
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raît tout au long des transformations évolué au gré des aléas de sa situation
physiques dans l’attente. Si le début du administrative. Elle rentrait au CADA
séjour constitue un moment de répit où il après une journée à faire des démarches
y a un véritable travail sur le corps, pour pour s’inscrire à une formation. « Je sens
soigner les blessures, le recomposer après que je me reprends en main, je respire de
une période de circulation contrainte, le nouveau, je vois le soleil par la fenêtre et
CADA exerce assez vite une forme de ça me donne envie de sortir, de redevenir
contrôle et de surveillance perçue par les moi-même ».
demandeurs d’asile en termes de perte Les demandeurs d’asile accueillis
d’autonomie. Avec l’entrée dans un pro- au sein du dispositif font certainement
visoire qui dure, où l’ennui et l’inactivité l’expérience de l’attente d’une façon bien
s’installent, ce corps infantilisé devient moins linéaire et plus complexe que je
aussi un corps fatigué, dégradé. Afin de n’ai pu le décrire. La périodisation éla-
l’entretenir, de le distraire – peut-être borée ici permet toutefois de rendre
aussi de l’encadrer – le foyer propose des compte, à travers des variations corpo-
activités d’animation. La résignation ou relles, de l’ambigüité d’un dispositif qui
la révolte induisent chez certains deman- offre à la fois les moyens d’entamer un
deurs d’asile le contournement des effets processus de recomposition de soi et un
lourds de l’institution et une reprise en cadre de vie qui entraîne la dépendance
main du corps qui sort de l’espace cloîtré et la relégation. Le corps des deman-
du foyer et s’insère, par le biais du tra- deurs d’asile vient ainsi illustrer la schi-
vail ou de l’engagement militant, dans zophrénie d’un dispositif, mais aussi,
une nouvelle temporalité qui vient en plus largement, de la politique de l’asile
quelque sorte estomper l’attente. La marquée par des binômes antagoniques :
réappropriation du corps devient pos- assistance/ contrôle ; compassion/ sus-
sible dès lors qu’on récupère la maîtrise picion ; respect des accords internatio-
du temps. Après plus de deux ans, Anna naux en matière des droits de l’homme/
et Omar ont réussi à obtenir le statut maîtrise des étrangers jugés indésirables.
de réfugié. Lorsque j’ai croisé Anna, un
après-midi deux mois après la fin de la
Notes
procédure, elle avait visiblement repris
du poids, elle portait des talons et était 1. La circulaire du 26/09/91 stipule que si, à
joliment maquillée. Il y avait clairement l’occasion d’une offre d’emploi, aucun candidat
un travail sur son apparence qui me fai- de l’UE ne se présente, un demandeur d’asile peut
y prétendre avec succès. Elle exige par ailleurs que
sait penser aux photos qu’elle m’avait ce dernier soit entré régulièrement sur le territoire.
montrées de l’époque où elle venait Actuellement, dans le cadre de la transposition de
d’arriver en Suède. Espace d’inscription la directive européenne dite accueil, le requérant
peut solliciter une autorisation provisoire de tra-
de dispositions féminines, son corps
vail si l’Office français de protection des réfugiés
devenait également un support de sub- et des apatrides n’a pas statué sur sa requête au
jectivation. Longtemps délaissé, il avait bout d’un an ou s’il attend la convocation de la
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Cour nationale du droit d’asile. Dans ce cas, la 8. Le corps blessé, qui apparaît au travers des
personne est soumise aux règles de droit commun certificats médicaux attestant des séquelles tant
applicables aux travailleurs étrangers ; l’accès au physiques que psychiques de la violence souf-
marché de l’emploi étant prioritairement réservé ferte au pays, a acquis par ailleurs dans les der-
aux nationaux et aux étrangers en situation régu- nières décennies une grande importance dans les
lière, il ne sera autorisé à occuper un poste que si, procédures d’asile pour se voir attribuer le statut
dans la branche d’activité et la zone géographique de réfugié (D’Halluin, 2006).
considérées, le nombre de demandes d’emploi
n’est pas supérieur au nombre des offres. L’obten-
tion de cette autorisation est de fait exceptionnelle. Bibliographie
Je n’ai jamais rencontré un demandeur d’asile en
CADA qui ait demandé une autorisation de la
sorte. Ainsi, dans la pratique, cela ne change en Darmon M. 2006, « Variations corporelles.
rien à l’impossibilité de travailler légalement L’anorexie au prisme des sociologies du

introduite par la circulaire de 1991.
corps », dans Adolescence, 56 : 437- 452.
2. Le dispositif prend en charge, sur une base
contractuelle, des familles de demandeurs d’asile, D‘Halluin E. 2006, « Entre expertise et témoi-
toutes origines confondues, admises par une com- gnage. L’éthique humanitaire à l‘épreuve
mission selon des « critères d’urgence sociale ». des politiques migratoires », dans Vacarme,
Ceux qui ne sont pas acceptés en CADA bénéfi-
cient actuellement d’une allocation temporaire 34 : 112- 117.
d’attente pendant la durée de la procédure d’asile. Fassin D. 2001, « Quand le corps fait loi. La
3. L’enquête a principalement été menée dans raison humanitaire dans les procédures
deux CADA, mais j’ai également fait des observa-
tions dans une structure d’accueil d’urgence pour
de régularisation des étrangers », dans
demandeurs d’asile pendant la trêve hivernale Sciences Sociales et Santé, vol. 19, n° 4 : 5- 34.
(AUDA) et un centre provisoire d’hébergement Goffman E. 1987 [1973], La Mise en scène de la
pour les réfugiés (CPH). Dans tous les cas, j’ai été
vie quotidienne 1. La présentation de soi, Paris,
admise en tant qu’observatrice et présentée comme
telle tant aux équipes sociales qu’aux résidents. Minuit.
4. Afin de garantir l’anonymat de mes interlo- Kobelinsky C. & C. Makaremi (éds.) 2009,
cuteurs, tous les noms sont fictifs. Enfermés dehors. Enquêtes sur le confinement
5. La Coordination de l’accueil des familles
demandeuses d’asile est une plateforme d’accueil des étrangers, Bellecombe-en-Bauges, Cro-
créée en 2000. quant.
6. Bien entendu, pour les professionnels du Sayad A. 1999, La Double absence. Des illu-
CADA, l’exercice du contrôle ne va pas sans poser
un certain nombre de conflits et de dilemmes.
sions de l’émigré aux souffrances de l’immigré,
7. D’après la circulaire de 2008 relative aux Paris, Seuil.
missions des CADA, les activités d’animation Weber M. 1995 [1922], Économie et société,
sont destinées à « pallier l’inactivité des per-
Paris, Pocket.
sonnes hébergées », mais aussi à faciliter « la con-
naissance et la compréhension des règles de la vie
en France ».
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Kobelinsky 2012

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DES CORPS EN ATTENTE.

LE QUOTIDIEN DES DEMANDEURS

2012/1 N° 10 | pages 183 à 192

Pour citer cet article :

Distribution électronique Cairn.info pour C.N.R.S. Editions.

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le corps des demandeurs d’asile rencon- de la maîtrise du temps, au moins du

Des corps qui bougent sous la contrainte

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Des corps soignés

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une carte de séjour. En d’autres termes, Mais l’accompagnement social au foyer a

Des corps confinés

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résidents doivent signer à leur arrivée à l’école ou dans un internat, mais on

Des corps inutiles

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Des corps en mouvement

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cuper des tâches domestiques impliquait « s’activer ». Ces activités permettent de

Les transformations du corps dans l’attente

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