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à la compréhension de l’écrit
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du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses
et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation
ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses
ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4).
Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contre-
façon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du code de la propriété intellectuelle.
Du langage oral
à la compréhension de l’écrit
Comité éditorial :
Xavier Dumay (université Catholique de Louvain-La-Neuve)
Céline Darnon (université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand)
Dominique Lafontaine (université de Liège)
Lire et comprendre
Il vous est sans doute arrivé, lors d’une promenade ou d’un parcours
automobile, de passer devant un panneau publicitaire auquel vous n’avez
pas prêté attention, soit parce que vous étiez occupés à suivre le flux de la
circulation, soit parce que vous étiez absorbé par une discussion avec votre
passager ; et il vous est aussi probablement arrivé de vous apercevoir, quelques
centaines de mètres plus loin, que vous avez retenu quelques mots, voire la
totalité du message inscrit sur le panneau. Que s’est-il passé ? La perception
visuelle de l’inscription graphique a été analysée en une chaîne de caractères
signifiante sans que vous en ayez conscience. Pour un lecteur expert en effet,
l’identification d’un mot écrit est un réflexe (Sprenger-Charolles, Colé et 13
Serniclaes, 2006). Les mécanismes cognitifs qui permettent cette identifi-
cation sont si entraînés qu’ils sont devenus des automatismes, autrement
dit des mécanismes qui s’exercent hors du champ de notre attention et qui
sont mis en œuvre chaque fois que nous percevons un mot écrit sans que
nous ayons à faire d’effort conscient. De nombreuses recherches ont permis
de caractériser cette activité de lecture experte. L’identification d’un mot
écrit est tout d’abord très rapide et automatique : un lecteur adulte identifie
quatre à cinq mots par seconde ; cette reconnaissance est irrépressible et ne
suscite pas les ressources attentionnelles du lecteur, comme l’illustre l’exemple
ci-dessus. Du fait de ce haut niveau d’intégration cognitive, le contexte dans
lequel un mot est lu a très peu d’incidence sur son identification ; un lecteur
entraîné identifie avec la même aisance un mot isolé et un mot écrit dans
un texte. Contrairement donc à une idée très répandue, les lecteurs experts
ont très peu recours au contexte et ce sont, au contraire, les plus faibles et/
ou les plus jeunes lecteurs qui s’appuient sur le contexte pour identifier un
mot (West et Stanovich, 1978 ; Perfetti, Goldman et Hogaboam, 1979 ;
Perfetti et Roth, 1981 ; voir aussi Sprenger-Charolles, Colé et Serniclaes,
2006 ; Sprenger-Charolles et Colé, 2013). De plus, si la mise en place de ces
automatismes demande généralement plusieurs années, on observe que, dès
le CE2, le contexte intervient moins dans l’identification des mots pour les
DU LANGAGE ORAL À LA COMPRÉHENSION DE L ’ ÉCRIT
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– une voie sublexicale (ou voie indirecte ou graphophonologique) qui permet
de reconstruire la forme sonore du mot à partir de l’analyse des corres-
pondances graphophonologiques. Cette voie permet de lire les mots rares
ou inconnus pour lesquels aucune représentation lexicale n’existe. Ainsi,
à moins d’être chimiste ou professionnel de la santé, le mot « butylacety-
laminopropionate » ressemble à une suite de caractères peu signifiante que
nous parvenons cependant à déchiffrer pour obtenir une forme sonore
prononçable. Seule, cependant, cette voie n’est pas suffisante pour permettre
une lecture précise. Elle conduit à des prononciations erronées des mots
irréguliers tels que « second » ou « femme » qui seront régularisés en / skõ/
e
et /fεm/ et l’assemblage graphophonologique produit aussi le même code
sonore /ƒã/ pour les deux homonymes « chant » et « champs » de sorte que
ces deux mots deviennent sémantiquement non discernables ;
– une voie lexicale (encore appelée voie directe ou orthographique) qui
permet d’accéder directement au code orthographique du mot stocké
dans le lexique mental et de là au code sémantique, autrement dit à sa
signification. Cette voie permet de lire correctement les mots irréguliers et
permet de ne pas confondre les homonymes. Elle ne nous est en revanche
d’aucun secours pour aborder la lecture des mots inconnus.
Les récents travaux d’imagerie cérébrale sont très compatibles avec cette
conception. La méta-analyse réalisée par Jobard et ses collaborateurs (2003)
Lire, comprendre et apprendre
montre qu’à partir de l’analyse visuelle des mots dans la région occipitale
gauche, la région temporo-occipitale ventrale, spécialisée dans le traitement
de la forme visuelle des mots est activée. À partir de là, deux voies céré-
brales sont discernables : la première, ventrale, correspond aux structures
impliquées dans la voie lexicale et la seconde, dorsale, correspond à l’accès
aux représentations phonologiques, autrement dit à la voie sublexicale. La
figure 1.1 illustre ce parallélisme, observé entre les hypothèses issues de la
psychologie cognitive et les résultats de l’observation de l’activité cérébrale
au cours de la lecture.
Mot Mot
L’existence de ces deux voies ne signifie pas pour autant que le lecteur utilise
l’une ou l’autre de manière indépendante ; les données actuelles montrent
plutôt que les deux voies fonctionnent en parallèle et sont massivement
interconnectées sur le plan cérébral (Dehaene, 2007). En fait, l’identification
des mots écrits nécessite l’activation de trois types d’informations essentielles :
le code orthographique qui spécifie la séquence exacte des lettres composant
un mot, le code phonologique qui spécifie la succession des phonèmes et
le code sémantique qui caractérise la signification des mots. Au cours de la
lecture experte, l’activation de ces codes est extrêmement rapide (de l’ordre
de quelques dizaines de millisecondes) et Ferrand et Grainger (1993) ont
montré que le code orthographique est le premier à être activé, suivi par le
DU LANGAGE ORAL À LA COMPRÉHENSION DE L ’ ÉCRIT
…/…
DU LANGAGE ORAL À LA COMPRÉHENSION DE L ’ ÉCRIT
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Laissons de côté les aspects lexicaux et syntaxiques pour nous centrer sur la
gestion de la cohérence et la construction d’une représentation de la situation
décrite. La première phrase établit une situation (ou cadre) : une partie de
chasse et un moment précis de celle-ci, la pause « déjeuner ». Certains éléments
de cette phrase ne sont cependant pas directement interprétables. En effet,
trois unités référentielles sont énoncées : l’élision de la référence devant le
participe passé « partis », et les deux pronoms, « ils » et « leurs ». Ces trois
unités manifestent une référence à des entités – ici des personnages – déjà
connus, tout au moins du narrateur et que le lecteur va devoir identifier. À
ce moment de la lecture, nous pouvons seulement établir que les trois unités
renvoient au même groupe de personnes, qui elles, restent inconnues. La
seconde phrase rapporte les paroles de l’un des personnages ; nous pouvons
alors inférer que le groupe des chasseurs est au moins composé d’un père et
de son enfant, ce qui contribue à asseoir la cohérence locale en autorisant
une mise en relation des deux énoncés. Dans cette même phrase, le père
exprime par une métaphore sa conception du genre humain ; là encore,
la signification de ces paroles n’est pas directement accessible, en quoi le
printemps représente-t-il la féminité et l’automne, la virilité ? L’appel à nos
connaissances générales sur le monde est ici nécessaire ; si la relation entre
la féminité et le printemps peut être assez facilement comprise via l’idée de 29
naissance qui leur est explicitement associée, le triptyque « automne, homme,
chasse » est beaucoup moins évident ; les mâles auraient-ils pour vocation
de tuer ce que les femelles mettent au monde ? Mais on peut aussi, en liant
chasse et nourriture, supposer que le rôle des hommes est de chasser pour
nourrir leur famille. Ce sont là des inférences possibles, mais non certaines,
que l’on peut effectuer en se fondant sur nos connaissances relatives à la
chasse d’une part et aux attributs généralement et culturellement associés à
la virilité d’autre part. Certains porteront aussi un jugement sur la person-
nalité du père, le campant dans un rôle traditionaliste et machiste. Enfin, la
troisième phrase nous apprend que la scène de chasse appartient au passé.
Le modèle de situation intégré et l’interprétation globalement cohérente
qui résulte de la lecture de ces trois phrases n’est donc pas une simple scène
de chasse mais une scène dans laquelle « Ernie », qui n’a probablement plus
16 ans, se souvient d’une partie de chasse et des paroles de son père.
Au-delà de la nécessaire maîtrise du code linguistique, ce premier exemple
montre clairement que la compréhension d’un texte implique une analyse
qui va bien au-delà de ce qui est strictement énoncé et mobilise des
connaissances encyclopédiques variées. En d’autres termes, l’activité de
compréhension consiste souvent à interpréter l’implicite et fait toujours
appel à notre mémoire.
DU LANGAGE ORAL À LA COMPRÉHENSION DE L ’ ÉCRIT
…/…
Lire, comprendre et apprendre
Dans ce texte, le vieil homme, qui n’est pas un lecteur expert, lit à haute
voix et à plusieurs reprises la même phrase afin de former une représen-
tation purement langagière (ou de surface) suffisamment fluide pour en
permettre l’analyse sémantique. Il peut alors contrôler ce qu’il a ou n’a pas
compris et mettre en œuvre un ensemble de régulations et d’inférences
afin de s’approprier les informations qu’il a lues et construire un modèle
de situation intégré à ses connaissances. Il s’interroge ainsi sur le sens des
mots qui lui sont inconnus et en déduit la signification probable à partir des
informations contextuelles et de sa propre expérience du monde (gondole et
baiser ardent). Il infère également les intentions de l’auteur (désignation des
rôles et caractères des personnages) et est attentif aux émotions que suscite
en lui ce texte (reconnaissance envers l’auteur, sympathies et antipathies
envers les personnages, amusement du mode de vie imaginé des Vénitiens). 31
Il constate enfin sa frustration face à l’incapacité dans laquelle il se trouve
de se représenter à quoi ressemble la ville de Venise, étrangère à son expé-
rience, et pour laquelle trop peu d’informations sont données dans le texte.
Cet extrait montre à quel point la construction d’un modèle de situation
dépend des connaissances du lecteur mais il montre aussi comment l’attitude
active et réflexive au cours de la lecture permet de pallier dans une certaine
mesure un défaut de connaissances et d’en acquérir de nouvelles – plus ou
moins élaborées selon la difficulté et la distance à combler entre ce que le
lecteur sait et ce qui est dit. Ici, par exemple, le vieil homme a enrichi son
vocabulaire du mot « gondole » qu’il décide d’utiliser pour baptiser sa pirogue.
Ces deux exemples permettent de souligner les caractéristiques principales
de la compréhension des textes, largement inspirées de la modélisation
élaborée entre 1978 et 1983 par Van Dijk et Kintsch ; ce modèle a très
fortement influencé les recherches ultérieures et reste à l’heure actuelle une
référence au sens où les concepts forgés lors de son élaboration sont deve-
nus des points d’ancrage pour la description de la compréhension, comme
pour les modélisations ultérieures (pour des présentations en français de ce
modèle, voir Bianco, 2010 ; Blanc et Brouillet, 2003 ; Denhière, 1984 ; Fayol
et Gaonac’h, 2003). Quelles en sont donc les principales caractéristiques ?
Tout d’abord, la compréhension d’un texte est une activité séquentielle et
DU LANGAGE ORAL À LA COMPRÉHENSION DE L ’ ÉCRIT
le texte ci-dessus)). Lorsque ces conditions ne sont pas réunies, les inconsis-
tances sont également détectées mais plus tard dans la phrase. Ces résultats
montrent que les lecteurs suivent les références énoncées et cherchent à
établir leur cohérence. Ils montrent en outre que l’attribution des références
dépend d’un ensemble de paramètres dont la combinaison peut rendre le
processus plus ou moins aisé.
Par ailleurs et sous certaines conditions contextuelles, l’explicitation du
référent n’est pas toujours nécessaire à l’interprétation d’une expression
anaphorique, l’antécédent pouvant être facilement inféré à partir du contexte.
Les trois exemples suivants illustrent ce phénomène ainsi que la règle 3 du
tableau 1.1.
Considérons les trois paragraphes suivants :
1. « Élisabeth ne se serait pas baignée si sa sœur n’avait pas été au bord du
bassin. Mais dès qu’elle perdit pied, elle commença à paniquer et agita les
mains avec affolement. Au bout de quelques secondes, le maître-nageur
sauta dans le bassin » (Garrod et Sanford, 1999).
2. « J’ai besoin d’une assiette. Où les ranges-tu ? » (Gernsbacher, 1991).
3. « Prenez des œufs, cassez-les dans un récipient, assaisonnez-les et battez-
37
les vigoureusement. Versez l’omelette dans une poêle… »
Dans aucun de ces énoncés, nous n’éprouvons de difficulté à comprendre les
expressions définies « le maître-nageur ; l’omelette » pas plus que le pronom
objet « les », du second exemple, alors que les référents de ces termes ne sont
pas exprimés. Les situations décrites permettent d’activer en mémoire les
concepts qui leur sont associés. Lorsque leur activation est suffisamment
élevée (elle dépasse un certain seuil), ces concepts peuvent être insérés dans le
modèle de situation et sont disponibles pour l’intégration des informations
textuelles entrantes (règle 3).
Les textes étaient suivis d’une phrase mentionnant l’état émotionnel de Paul.
Ce dernier était soit compatible avec l’émotion induite par le texte, soit non
compatible. Pour le texte précédent, les phrases cibles étaient :
1. « En entendant le nom de son frère, Paul fut très fier » (émotion compa-
tible) ou ;
2. « En entendant le nom de son frère, Paul se sentit coupable » (émotion
non compatible).
Lire, comprendre et apprendre
Les résultats de ces expériences montrent que les individus lisent plus rapi-
dement la phrase 1 que la phrase 2 et qu’ils sont aussi plus rapides dans une
tâche de dénomination pour prononcer le mot « fier » plutôt que « coupable »,
lorsque les deux mots sont présentés seuls à la place des phrases cibles. Ces
résultats illustrent l’application de la règle 2 du tableau 1.1, proposant
qu’une configuration d’événements cohérents en mémoire de travail conduit
à la création d’une structure globale à laquelle sont ajoutées les inférences
effectuées à partir de nos connaissances générales (ici le sentiment de fierté
de Paul). En outre, la réplication de ces résultats dans des situations de
double tâche suggère que l’activation de ces connaissances est automatique
et permet d’attribuer des émotions aux personnages, même si celles-ci ne
sont pas explicitement mentionnées.
cognitif et qu’elle est, de ce fait, régie par les mêmes mécanismes élémen-
taires que l’ensemble des autres activités. Ces mécanismes – analogues des
lois d’activation des corps cellulaires neuronaux et de la diffusion de l’influx
nerveux dans le système cérébral – reposent sur les principes de l’activation
et de sa diffusion dans un système cognitif, conçu comme un réseau d’unités
interconnectées, formelles et abstraites, et formant en première approximation
un réseau sémantique. La compréhension des textes est donc prise en charge
par des processus d’activation et d’inhibition qui exploitent les propriétés
associatives de la mémoire. La représentation du texte émerge de la mise
en œuvre de ces mécanismes élémentaires qui suffisent normalement à la
compréhension. Kintsch (1998) considère que la compréhension des textes
est plus comparable à la perception qu’à la résolution de problème. C’est
seulement lorsque les mécanismes élémentaires conduisent à une impasse
(la compréhension échoue) qu’une activité de résolution de problème – ou
stratégique – peut être nécessaire. Schématiquement, les mots lus activent
les concepts correspondants en mémoire et par résonnance les connaissances
d’arrière-plan qui leur sont associées ; chaque fois qu’un concept est activé, une
relation est établie entre celui-ci et les autres concepts activés en même temps
que lui, quelle que soit l’origine de cette co-activation : co-occurrence dans
40 le texte, concepts traités lors du cycle précédent, réactivation d’informations
provenant de la représentation épisodique ou des connaissances d’arrière-plan.
La signification du texte émerge donc et se transforme progressivement au
fur et à mesure du traitement des énoncés, en fonction de l’évolution des
niveaux d’activation et d’inhibition des concepts. À l’inverse des conceptions
stratégiques, les modèles inspirés du connexionnisme donnent une image
d’une activité de compréhension entièrement automatique et autonome,
régie par des mécanismes ascendants, associatifs et passifs. Kintsch (1998) les
qualifie de processus idiots (« dumb processes »). À titre d’exemple, la figure 1.3
représente la construction d’un paysage sémantique (ou landscape) à partir de
quelques règles simples d’activation et d’inhibition (Van den Broek, Risden,
Fletcher et Thurlow, 1996). On remarquera que l’activation de chacun des
concepts fluctue à chaque cycle de traitement, en fonction des conditions
contextuelles et des règles d’activation qui y sont associées. La représentation
(ou paysage) qui en résulte contient des concepts très actifs tout au long de
l’analyse alors que d’autres sont activés de manière transitoire, distinguant
ainsi les informations saillantes et essentielles de celles qui le sont moins et
dont l’oubli ne nuit pas à la cohérence de la représentation de la situation.
Lire, comprendre et apprendre
Admettons ensuite les règles d’activation suivantes proposées par Van den
Broek, Risden, Fletcher et Thurlow (1996). On obtient alors le paysage
ci-dessous.
Zwaan, Stanfield et Yaxley (2002) ont demandé à des adultes de dire aussi
vite que possible si l’objet représenté sur une image avait été mentionné
dans une phrase entendue juste avant. Les images représentaient l’objet sous
deux conditions : dans la première, la forme de l’objet était conforme à la
forme impliquée dans l’énoncé et dans la seconde, elle n’était pas conforme.
Par exemple, la phrase « le soldat a vu un aigle dans le ciel » implique que
l’aigle est en vol et qu’il a donc les ailes déployées alors que la phrase « le
soldat a vu un aigle dans son nid » induit la représentation d’un aigle les
ailes repliées. Après l’audition de l’une de ces phrases, on présentait soit
l’image d’un aigle en vol, soit l’image d’un aigle au repos. Les auteurs ont
observé que les individus décident beaucoup plus vite de la pertinence du
dessin si celui-ci respecte la forme de l’objet impliqué dans l’énoncé (aigle
en vol pour la première phrase et aigle au repos pour la seconde phrase). Ce
résultat confirme qu’en interprétant les énoncés, les individus n’activent pas
seulement des concepts génériques abstraits ; ils se représentent aussi la forme
des objets telle qu’elle est expérimentée dans les situations réelles. En d’autres
termes, la représentation de la situation décrite par un discours implique
une simulation « fondée sur l’expérience » et ancrée dans nos perceptions.
Glenberg et ses collaborateurs (2008) rapportent quant à eux quelques 47
résultats qui montrent l’implication des systèmes moteurs dans la compré-
hension d’énoncés désignant des actions concrètes telles que « Max te tend
le cahier » ou « Tu tends le cahier à Max ». L’action décrite dans ces phrases
suppose un mouvement dont la direction est soit centrifuge, soit centripète
par rapport à l’individu. Lors d’une tâche de jugement grammatical, les
participants devaient donner leur réponse en appuyant sur un bouton qui
nécessitait de déplacer la main vers soi ou au contraire à l’éloigner de soi ;
les latences de réponse sont plus courtes si le mouvement à réaliser avec la
main est orienté de la même manière que le mouvement à comprendre et
elles augmentent au contraire lorsque les deux mouvements ont des sens
opposés. On observe par ailleurs les mêmes résultats lorsque les actions décrites
sont abstraites et impliquent non plus des transferts d’objets concrets mais
des transferts d’information comme dans « Lise te raconte une histoire » ou
« tu racontes une histoire à Lise ». Ces résultats montrent selon Glenberg
(2008) que ce sont les mêmes systèmes moteurs qui sont sollicités dans la
compréhension des verbes d’action et dans l’exécution motrice effective de
l’action. Cette hypothèse est tout à fait compatible avec d’autres données
utilisant les techniques d’imagerie cérébrale qui montrent que les aires
motrices et prémotrices activées lors de la réalisation effective d’une action
le sont aussi lors de la compréhension d’énoncés les décrivant. Ainsi, par
DU LANGAGE ORAL À LA COMPRÉHENSION DE L ’ ÉCRIT
qu’une mise à jour du modèle de situation est nécessaire. Les données IRMf
ont été analysées par des régressions linéaires hiérarchiques, afin d’estimer
la variation nette de l’activité cérébrale en fonction des changements de
situation dénotés dans les énoncés. Le tableau 1.3b résume les régions
dont les changements d’activité sont les plus significatifs en fonction des
changements situationnels exprimés dans les énoncés. Sans entrer dans les
détails, de nombreuses régions cérébrales, souvent bilatérales, sont impli-
quées dans la gestion des changements situationnels survenant dans une
histoire. Certaines régions semblent impliquées dans la compréhension de
changements spécifiques et celles-ci recouvrent largement les régions activées
lorsque les individus effectuent ou font l’expérience concrète des mêmes
situations dans la vie courante. Par exemple, les énoncés d’interaction avec
des objets activent les aires sensorielles et prémotrices. Il est intéressant de
noter également que toutes les régions répondant à un changement dans
la chaîne causale répondent aussi aux autres changements situationnels, ce
qui peut probablement être compris comme une indication du caractère
primordial, et non spécifique à un type particulier de changement, des rela-
tions causales dans la structuration des narrations. Il est enfin remarquable
de noter que lorsque des changements multiples manifestent la nécessité de
54 mettre à jour le modèle de situation, les régions cérébrales spécifiquement
convoquées sont celles dont la fonction traditionnelle renvoie au contrôle
et à la planification de l’activité d’une part et à la mémorisation d’autre
part. En définitive, les résultats de cette recherche montrent clairement
que les activations cérébrales enregistrées lors de la lecture sont analogues
à celles qui sont observées lors de la réalisation effective des activités ; les
propriétés perceptives, motrices et conceptuelles des entités discursives sont
convoquées lors de la lecture, tout comme les dimensions qui renvoient à la
gestion des buts. Conformément aux idées développées par Barsalou (1999),
les lecteurs construisent « des simulations des situations lors de la lecture
d’un texte et ce processus de simulation est similaire à celui du rappel de
situations antérieurement vécues ou à l’imagination de situation nouvelles »
(Speer et al., 2009, p. 997). Ce processus observé lors de la compréhension
des histoires pourrait même être considéré, selon Speer et ses collaborateurs,
comme un principe fondamental de la fonction cognitive que les mécanismes
neuronaux ancrent dans l’expérience du monde.
Lire, comprendre et apprendre
A. Codage.
Signalons pour terminer que l’on sait encore moins de choses à l’heure actuelle
de l’évolution des structures cérébrales qui accompagne le développement de
la compréhension des textes. Deux séries de recherches permettent de penser
que deux changements neurofonctionnels majeurs surviennent au cours du
développement : une spécialisation et une latéralisation gauche progressi-
vement plus marquée, accompagnée du développement de l’intervention
des structures corticales liées au contrôle de l’activité et à la construction
de la cohérence des modèles de situations d’une part et le renforcement
de la connectivité entre les différentes aires d’autre part (Berl et al., 2010 ;
Karunanayaka, Holland, Schmithorst et al., 2007, Schmithorst, Holland
DU LANGAGE ORAL À LA COMPRÉHENSION DE L ’ ÉCRIT
Conclusion
Les recherches discutées dans ce chapitre attestent que la compréhension
experte des textes n’est que partiellement localisée dans le texte lui-même.
Elle résulte toujours d’une interaction entre ce qui est dit et la manière
dont l’individu y réagit. La construction d’une représentation cohérente et
unifiée de la situation décrite (modèle de situation) est réalisée de manière
progressive et dynamique au fur et à mesure de la saisie du texte. Elle sollicite
dans un temps bref et souvent simultanément des mécanismes nombreux
et de natures différentes, relevant d’automatismes cognitifs pour certains et
d’une activité délibérée ou métacognitive pour d’autres. Les récents résul-
tats obtenus dans le champ de la cognition incarnée et des neurosciences
confirment bien les analyses psychologiques et les modèles de la compré-
hension de textes qui en sont issus. Cette activité complexe s’appuie bien
entendu sur le traitement formel du code linguistique mais ne peut pas
être réduite à ce dernier. Le langage, comme sa compréhension, doivent
être envisagés comme des fonctions générales de la cognition humaine. En
cela, les tensions épistémologiques évoquées au paragraphe « Le langage
et sa compréhension dans les sciences cognitives » et le statut ambigu des
recherches sur la compréhension au sein des sciences cognitives à leur
Lire, comprendre et apprendre
début, trouvent ici leur justification. Cette activité complexe ne peut être
réduite au fonctionnement d’un module défini – ni même d’un ensemble
de modules – mais doit être comprise comme découlant de l’orchestration
fine de systèmes en interaction. Ces résultats donnent donc partiellement
raison aux analyses de Fodor (1983) tout en assurant incontestablement un
statut scientifique aux études relatives à la compréhension des textes. Les
travaux d’imagerie cérébrale révèlent à quel point l’activité de compréhen-
sion est imbriquée dans le fonctionnement cognitif général. Par exemple,
le rôle crucial joué par les connaissances antérieures et la mémoire trouve
dans les données d’imagerie une forme d’objectivation en ce que celles-ci
montrent que différentes structures cérébrales sont activées en fonction
du type de connaissance sollicitée. La compréhension langage et des textes
résulte donc de l’interaction d’un ensemble de structures cérébrales et de
fonctions cognitives qui forment ensemble, le « réseau langagier étendu ».
Rappelons que ces caractéristiques de la compréhension du langage et des
textes font de cette activité une activité supramodale, autrement dit indé-
pendante de la modalité de saisie de l’information. Comprendre à l’écrit
mobilise essentiellement les mêmes mécanismes que ceux qui sont mis en
œuvre lors de la compréhension d’un discours oral ou d’une scène imagée,
comme l’ont montré les travaux issus de différents champs théoriques. Seules
les procédures d’identification des mots impliquent des processus spécifiques
au média. Du point de vue du développement et des apprentissages, cette
caractéristique permet d’envisager une continuité forte entre le développe-
ment du langage oral et sa maîtrise progressive pendant l’enfance et celui
de la compréhension des textes écrits. Le chapitre suivant est consacré à la
discussion des recherches qui ont examiné et décrit les relations primordiales
qu’entretiennent l’oral et l’écrit au cours du développement. Elles permet-
tront de situer le rôle fondateur du développement précoce du langage oral
dans l’apprentissage de la lecture, dans ces deux dimensions de maîtrise du
code écrit et d’accès à la compréhension de ce qui est lu.
Chapitre 2
L’acquisition du langage
et l’apprentissage de l’écrit :
un processus continu ?
à celles des lecteurs de leur âge (voir par exemple Hulme et Snowling,
2011). La majorité de ces faibles lecteurs tardifs ne peut pas être repérée
par les mesures classiques d’acquisition de la lecture au cours des premières
années de l’école primaire, du fait que ces mesures évaluent de manière
prépondérante les habiletés de décodage (Keenan et al., 2008 ; Keenan,
Olson et Betjmann, 2009). Comme le notent Catts et ses collaborateurs
(2005), la plupart des faibles lecteurs tardifs de leur échantillon (repérés en
CM1) n’était pas classée comme des lecteurs faibles en CE1. Cependant,
et c’est le troisième résultat saillant, lorsque l’on distingue au niveau de
la quatrième les faibles compreneurs des faibles décodeurs (enfants qui,
contrairement aux précédents ont des capacités de compréhension moyenne
mais des difficultés d’identification des mots), on observe que les faibles
décodeurs avaient déjà des performances déficitaires dans les épreuves de
traitement phonologique et des performances comparables aux normo-
lecteurs en compréhension orale ; à l’inverse, les faibles compreneurs avaient
des performances plus faibles aux épreuves de compréhension orale et des
performances normales dans les traitements phonologiques ; les mesures
précoces de développement du langage se révèlent donc très prédictives
des performances ultérieures en lecture et en compréhension (Catts et al.,
66
2005). De plus, les différences précoces ne s’atténuent pas avec le temps,
comme l’illustre la figure 2.2. On y observe que les faibles compreneurs
de CM1 se caractérisaient par des difficultés de compréhension orale en
grande section qui persistent et ont même tendance à s’accentuer en CE1
et CM1 (Catts et al., 2006).
La relation entre le développement du langage oral dans son ensemble
et l’acquisition de la lecture et sa maîtrise est donc très étroite. La
figure 2.2 indique aussi que le développement des habiletés sémantiques
et syntaxiques est très fortement corrélé à la compréhension en lecture.
Avant d’examiner plus en détail cette relation, il convient de se pencher
sur les conditions qui favorisent ou entravent très précocement le déve-
loppement du langage.
L’acquisition du langage et l’apprentissage de l’écrit : un processus continu ?
socioéconomique des familles. C’est pour les élèves issus des familles les
moins favorisées que la prévalence de l’environnement partagé est la plus
forte. On peut certainement interpréter ces résultats en considérant que
lorsque le milieu d’origine propose des conditions optimales d’apprentissage,
les contraintes génétiques deviennent prépondérantes pour expliquer les
différences de performances entre les individus. C’est probablement une
explication similaire qui permet de comprendre l’inversion de la prévalence
observée pour les deux types de facteurs entre la fin de l’école maternelle
et le cours préparatoire, de même que les résultats d’autres travaux qui
indiquent que les facteurs génétiques restent significatifs pour expliquer
les performances en lecture plus tard dans la scolarité alors que l’influence
de l’environnement partagé tend à diminuer et à devenir non significative
dans certaines recherches (Harlaar et al., 2010 ; Olson et al., 2014).
Le deuxième résultat important des recherches de génétique comportemen-
tale a été de mettre en évidence que le facteur génétique a toujours un poids
substantiel et relativement stable dans le temps, ce qu’illustrent les données
rapportées par Petrill et ses collaborateurs (2007) obtenues par le suivi de
350 paires de jumeaux américains pendant deux années. La première année,
les enfants étaient âgés en moyenne de 6 ans (de 4 ; 9 ans à 7 ; 9 ans) et 69
étaient scolarisés en grande section de maternelle ou au cours préparatoire.
La deuxième année, les enfants étaient âgés de 7 ans en moyenne (de 6 ans
à 8 ; 8 ans) et suivaient un CP ou un CE1. Les auteurs ont cherché à esti-
mer, sur cette période qui correspond à l’apprentissage formel de la lecture,
quelle était la stabilité – ou au contraire l’instabilité – des facteurs génétiques
et environnementaux dans l’explication des performances de langage oral
et de lecture. Les résultats présentés dans le tableau 2.1 montrent la part
de variance expliquée par les facteurs génétiques et environnementaux
en fonction des habiletés langagières et de lecture évaluées, leur degré de
recouvrement et leur spécificité.
DU LANGAGE ORAL À LA COMPRÉHENSION DE L ’ ÉCRIT
Variance
Variance totale Variance
additionnelle
expliquée partagée avec
expliquée
au temps 2 le temps 1
au temps 2
Environnement partagé
sexe des enfants, l’influence du milieu social ne diminue pas avec le temps.
On observe nettement qu’à 24 mois, les enfants issus de milieux défavorisés
ont un langage moins riche et diversifié que les enfants de milieux favorisés.
À 48 mois, les écarts ne s’estompent pas mais ils ont, au contraire, tendance
à s’amplifier. Selon les auteurs, les productions observées à quatre ans chez
les enfants issus de familles défavorisées correspondent à la performance
moyenne des enfants favorisés âgés de 27 à 33 mois. Ces résultats confir-
ment ce qui a été exposé jusque-là, en particulier la difficulté de combler les
retards de langage acquis dans les premières années de la vie, quelle qu’en
soit l’étiologie, en dehors d’une intervention spécifique.
Le programme ABECEDARIAN
Deux des programmes évoqués ci-dessus (Chicago Child-Parents Centers et
High Scope/Perry Preschool Projet) étaient destinés à des enfants de trois et
quatre ans. Le programme Abecedarian mérite une attention toute particulière
car dans ce projet, la prise en charge des enfants avec leur famille a débuté
dès l’âge de quatre mois et s’est poursuivie dans les cinq années suivantes.
Débuté en 1972, le projet a permis de suivre quatre cohortes successives
de 28 enfants issus de classes sociales très défavorisées et de proposer à la
moitié des familles (choisies aléatoirement) un programme éducatif intensif
de cinq années à partir du quatrième mois de leur enfant jusqu’à son entrée
à l’école américaine à cinq ans. Au total, 111 enfants ont été impliqués dans
ce programme. L’action éducative se déroulait dans les maisons de l’enfance
(child care centers) où les enfants étaient reçus huit heures par jour, cinq jours
par semaine et 50 semaines par an. Destiné à favoriser le développement
cognitif général comme le développement social des enfants, le programme
consistait tout d’abord à créer un environnement propice aux apprentis-
sages. Des adultes spécialement formés étaient chargés de s’occuper d’un
L’acquisition du langage et l’apprentissage de l’écrit : un processus continu ?
110110
105 105 96 96
témoin
témoin témoin témoin
105 expérimental 94 94
105 expérimental 100 100 expérimental
expérimental
92 92
100
100 95 95 90 90
9595 90 90 88 88
90 86 86
90 85 85
84 84
85 80
85 80 82 82
80 75
80 75 80 80
3 6 9 12 15 18 21 8 12
3 6 9 12 15 18 21 8 12 14 14 16 16 20 20 8 812 14
12
!"!"1 $"
2
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105 96
témoin
94
100 expérimental
92
95
90
90 88
85 78 86
84 témoin
80
82 expérimental
75 80
8 12 14 16 20 8 12 14 16 20
$" #"
3
80
L’acquisition du langage et l’apprentissage de l’écrit : un processus continu ?
familiers. Même si on peut considérer qu’à cet âge, les enfants réagissent à la
forme lexicale du mot plutôt qu’à sa signification, cette observation montre
néanmoins que la compréhension du langage démarre très tôt, bien avant
la fin de la première année comme cela est généralement admis. Ces formes
familières seraient par ailleurs utilisées par les bébés comme des indices de
segmentation de la parole (Bortfeld et al., 2005). Enfin, si une meilleure
capacité d’analyse phonétique précoce est un prédicteur du développement
lexical, le développement du vocabulaire renforce en retour la précision
de la spécification phonologique des mots. En effet, l’augmentation de la
taille du lexique pousse l’enfant à se centrer sur les unités phonologiques
qui permettent de distinguer les mots les uns des autres, « tien, rien, mien,
lien, bien » par exemple (Swingley et Aslin 2007).
Les réponses aux trois autres questions sont liées et on dispose aujourd’hui
de données qui apportent des arguments convergents et consensuels donnant
une assise empirique forte au modèle simple de la lecture mais pointent
aussi vers d’importantes questions non résolues. Le consensus s’établit
sur deux points majeurs. Le premier met l’accent sur le rôle fondateur du
développement des habiletés liées à l’analyse du code oral dans l’acquisition
du code écrit. Il renvoie à des hypothèses largement développées dans les
84
modèles d’apprentissage de la lecture soulignant l’importance des habiletés
phonologiques et métaphonologiques (Castles et Colheart, 2004 ; Ecalle et
Magan, 2002 ; Dickinson et al., 2003, Goswami et Bryant, 1990 ; ONL.,
1998 ; Sprenger-Charolles et Colé, 2013). Le second point de convergence
insiste sur le fait que les habiletés de langage oral, telles que le développe-
ment précoce des connaissances sémantiques (vocabulaire et connaissances
générales), la maîtrise de la syntaxe, des habiletés discursives et les compé-
tences communicatives influencent directement la compréhension en lecture
lorsque la question du code devient moins prégnante, autrement dit, lorsque
les enfants passent d’une lecture-décodage à une lecture pour comprendre
et acquérir des connaissances (De Jong, Van der Leij, 2002 ; Muter et al.,
2004 ; Storch et Whitehurst, 2002 ; Vellutino, Tumner, Jacard et Chen,
2007). Les questions non résolues concernent précisément la contribution
possible des habiletés de langage oral dans l’acquisition de la lecture elle-
même et leur intervention dans les performances de compréhension dès le
début de l’apprentissage de la lecture.
L’acquisition du langage et l’apprentissage de l’écrit : un processus continu ?
Les mesures utilisées sont aussi souvent différentes d’une recherche à l’autre.
En dépit de ces difficultés méthodologiques, les recherches montrent une
continuité très forte dans le développement du langage oral de quatre ans
jusqu’à la fin de l’école primaire (Catts et al., 1999-2006). Elles ont aussi
mis en évidence que les habiletés orales, mesurées à quatre ou cinq ans
prédisent les performances de compréhension en lecture, indépendamment
des capacités de décodage et des performances cognitives générales (mémoire
de travail, niveau intellectuel). Leurs valeurs prédictives s’accentuent en
outre à mesure que les enfants grandissent et que les difficultés liées au
décodage sont surmontées (De Jong, Van der Leij, 2002 ; Elwer, Keenan
et al., 2013 ; Kendeou, Van den Broek et al., 2009 ; Muter, Hulme et al.,
2004 ; NICHD, 2005 ; Storch et Whitehurst, 2002 ; Vellutino et al., 2007).
En résumé, les résultats des études longitudinales montrent que toutes les
habiletés développées précocement à l’oral sont sollicitées dans l’acquisition
de la lecture, bien qu’à des moments différents en fonction des mécanismes
au centre de l’apprentissage scolaire (construction des mécanismes d’identi-
fication des mots ou compréhension en lecture). Cette convergence entre le
langage oral et l’apprentissage de l’écrit est illustrée sous forme de graphique
à la figure 2.5 ; celle-ci donne une image du consensus actuel : à partir des
89
habiletés langagières construites avant trois ans, les deux grands domaines
du langage se différencient et deviennent relativement indépendants. À
partir de cinq ans, les habiletés d’analyse de la structure sonore de la langue
et les premières connaissances alphabétiques sont des précurseurs directs
et essentiels de l’acquisition de la lecture. Les habiletés précoces de langage
oral quant à elles, prédisent le développement de ces mêmes habiletés tout
au long de l’enfance et représentent également un déterminant majeur de
la compréhension en lecture. Enfin, les habiletés de lecture (décodage et
identification des mots) et les habiletés de langage oral déterminent ensemble
mais indépendamment la compréhension en lecture, le poids de chacune des
deux dimensions évoluant au fil du temps. Le décodage et l’identification des
mots ont généralement un pouvoir explicatif plus fort sur les performances
de compréhension en lecture au CP mais la relation s’inverse à partir du
cycle 3 de l’école primaire. Les habiletés fondamentales du langage acquises
au cours de la petite enfance contribuent donc ensemble à la construction
de la compétence du lecteur expert qui sait déchiffrer ce qui est écrit et qui
comprend ce qu’il a déchiffré.
DU LANGAGE ORAL À LA COMPRÉHENSION DE L ’ ÉCRIT
Questions en débat
Au-delà des convergences, de nombreuses questions non résolues entre-
tiennent les interrogations et les débats. Les enjeux actuels concernent le
degré de spécification du modèle simple et notamment de sa capacité à rendre
90
compte de la compréhension en lecture, le rôle joué par le langage oral au
tout début de l’apprentissage de la lecture et bien entendu, la description
du développement de la compréhension orale qui doit permettre de donner
une vue intégrée de la manière dont se construisent, s’individualisent et
interagissent les habiletés et dimensions qui la constituent.
La question de la spécification du modèle simple consiste à se demander s’il
est suffisant, à lui seul pour rendre compte de la compréhension en lecture
et de son apprentissage (Cutting et Scarborough, 2012 ; Kirby et Savage,
2008). Sans remettre en cause les fondements du modèle, quelques recherches
indiquent que son niveau actuel de spécification est encore insuffisant. Par
exemple, Tilstra et al., (2009) ont administré à des enfants de fin d’école
primaire et de collège (10 ans (CM1), 13 ans (cinquième) et 15 ans (troi-
sième), environ 90 enfants à chaque âge) une série d’épreuves afin d’estimer la
contribution d’un ensemble de variables à l’explication des performances de
compréhension en lecture aux âges considérés. En plus de la compréhension
orale et des capacités de décodage, les auteurs ont évalué l’efficience verbale
(capacité à définir oralement des mots) et la fluidité de lecture en contexte,
définie comme la capacité à lire à haute voix au rythme de la conversation et
avec la prosodie appropriée un texte continu. Leurs résultats, reproduits à la
figure 2.6 montrent tout d’abord que le modèle simple est plus explicatif des
performances des élèves de CM1 qu’il ne l’est des performances des élèves
L’acquisition du langage et l’apprentissage de l’écrit : un processus continu ?
être due au fait qu’avec l’âge, les relations entre la compréhension orale et
écrite deviennent plus fortement réciproques, l’écrit offrant progressive-
ment de plus nombreuses occasions de progression par la réflexion qu’est
susceptible de susciter l’augmentation de la complexité linguistique et celle
des contenus textuels (De Jong, Van der Leij, 2002 ; Diakidoy et al., 2005 ;
Tilstra et al. 2009). Notons enfin que les valeurs prédictives des différentes
habiletés dépendent aussi des outils de mesure utilisés. Par exemple, chez
des adolescents dyslexiques de 13 à 16 ans, le poids explicatif de la compré-
hension orale est plus fort que l’efficience verbale lorsque l’identification
est estimée par le décodage (lecture de pseudo-mots et de mots réguliers
rares) ; la relation est inversée lorsque la composante « identification » est
estimée par la capacité à identifier correctement des mots dans un texte
continu (Savage, 2006). Ces phénomènes suggèrent évidemment que bien
que la compréhension orale et l’efficience verbale puissent être caractérisées
comme des dimensions distinctes, elles n’en partagent pas moins quelques
fondements communs, dont le poids pourrait bien se révéler plus ou moins
important selon le niveau des lecteurs.
La deuxième question actuellement sensible s’adresse au rôle joué par le
langage oral au tout début de l’apprentissage de la lecture. En effet, si
92
personne ne conteste le rôle de la conscience phonologique et des habi-
letés associées, l’hypothèse phonologique (ou du « tout » phonologique)
s’accommode assez mal avec un nombre croissant de résultats qui attestent
de l’intervention d’autres habiletés langagières dans la construction des
mécanismes d’identification des mots dès le début de l’apprentissage de la
lecture (Scarborough, 2005). Les données disponibles sont encore souvent
contradictoires mais quelques faits empiriques résistants méritent que l’on
y prête attention.
Tout d’abord, si la conscience phonologique est une habileté facilitatrice et
représente une condition nécessaire à l’apprentissage de la lecture, on sait
qu’elle n’en est pas une condition suffisante. En effet, les deux habiletés
s’influencent mutuellement et si un certain niveau de conscience phono-
logique préalable à l’apprentissage est un facteur favorisant, les progrès
dans le décodage renforcent en retour les habiletés phonologiques (Ehri,
1989 ; Lecocq, 1992 ; Morais, 1994 ; Morais, Alegria et Content, 1987).
De plus, de nombreuses recherches interlangues ont montré que le poids
de la conscience phonologique dans l’apprentissage de la lecture dépend de
la régularité du système orthographique. La relation est plus forte et s’étend
sur une période plus longue lorsque les enfants apprennent à lire dans un
système alphabétique irrégulier (comme l’anglais ou le français) plutôt que
L’acquisition du langage et l’apprentissage de l’écrit : un processus continu ?
98 Conclusion
Les résultats accumulés depuis 30 ans apportent des réponses convergentes
à la question des relations qu’entretiennent le développement précoce du
langage oral et l’apprentissage de la lecture à l’entrée à l’école primaire, tout
en pointant des zones d’ombre encore importantes.
On peut aujourd’hui accorder un niveau de confiance élevé à l’idée majeure
du modèle simple de la lecture ; ce sont les capacités de décodage et d’identi-
fication directe des mots qui expliquent la plus grande part de la performance
en lecture et en compréhension au début de l’apprentissage formel et les
habiletés de compréhension acquièrent un poids de plus en plus important
à mesure que l’apprentissage progresse.
On peut également apporter une réponse positive, bien qu’encore partielle, à
la question de savoir si l’on peut repérer des habiletés langagières précoces qui
représentent des précurseurs directs ou indirects des performances ultérieures
en lecture en fonction du niveau d’apprentissage des élèves, autrement dit,
aux différents moments de la scolarité. Les résultats actuellement disponibles
indiquent très clairement que les habiletés liées à l’analyse de la structure
sonore de la langue sont des précurseurs directs de l’acquisition de la lecture
dans sa dimension décodage, le développement du langage oral intervenant
dans l’acquisition de la lecture experte, c’est-à-dire dans l’intégration des
L’acquisition du langage et l’apprentissage de l’écrit : un processus continu ?
Le développement de la compréhension :
le rôle des connaissances
Le vocabulaire et la compréhension
sont pas – tous les adultes ont des performances comparables en termes de
réponses exactes mais les bons compreneurs sont systématiquement plus
rapides dans leurs décisions. De plus, les réponses éléctro-encéphalogra-
phiques (EEG) obtenues pour deux types d’associations sémantiques,
une association par catégorie (chien/tigre) et une association double par
catégorie et par co-occurrence (chien/chat), montrent que l’onde de néga-
tivité N400, dont l’amplitude est traditionnellement interprétée comme
une fonction de la difficulté du traitement et de l’intégration sémantique
est d’intensité légèrement plus faible chez les bons compreneurs. De plus,
l’amplitude diminue pour les paires associées par co-occurrence chez
les bons compreneurs seulement. Les bons compreneurs se distinguent
donc des plus faibles par des représentations lexicales mieux intégrées
et l’intégration des relations de co-occurrence entre les concepts semble
distinguer plus fortement les deux catégories de lecteurs adultes (Landi
et Perfetti, 2007).
2. Les bons compreneurs sont moins sensibles aux effets d’homonymie que les
compreneurs faibles. Ils jugent plus rapidement l’association sémantique
existant entre deux mots et font moins d’erreurs en présence d’homonymes.
Par exemple, si vous devez décider si « reine et chamois » ou si « gène et
104
ennui » sont des mots appartenant à la même catégorie sémantique, et
si vous êtes un faible compreneur, vous accepterez plus souvent que les
mots de chacune de ces paires sont des associés sémantiques.
3. Les bons compreneurs apprennent plus rapidement et plus précisé-
ment la signification de mots rares et la représentation orthographique
qu’ils en forment est plus stable. En effet, ils confondent moins que les
compreneurs faibles une forme orthographique déviante avec la forme
orthographique véritable de mots rares qu’ils viennent d’apprendre (par
exemple, « périptère » écrit « péruptère » ou « périptaire »).
4. Enfin, l’intégration au cours de la lecture de la signification d’un mot à
la représentation textuelle en construction diffère en fonction du niveau
de compréhension des lecteurs. Par exemple, Perfetti, Yang et Schmal-
hofer (2008) ont réalisé une expérience au cours de laquelle l’activité
electro-encéphalographique de bons et de moins bons compreneurs a
été enregistrée alors qu’ils lisaient des énoncés tels que ceux traduits
dans le tableau 3.1. Chacun de ces énoncés représente une gradation de
la difficulté à intégrer un mot (« hôpital » dans l’exemple) au texte. La
condition explicite représente la situation la plus simple, le mot cible
ayant été énoncé dans la phrase précédente ; la mise en relation des deux
énoncés, autrement dit ici, le traitement de la coréférence peut se faire
Le développement de la compréhension : le rôle des connaissances
Condition Enoncé
Explicite Le bébé d’Alain était très malade. Alain mit son bébé dans la voiture et se
précipita à l’hôpital. Il y avait déjà une longue file d’attente à l’hôpital.
Paraphrase Le bébé d’Alain était très malade. Alain mit son bébé dans la voiture et se
précipita aux urgences. Il y avait déjà une longue file d’attente à l’hôpital.
Inférence Le bébé d’Alain était très malade. Alain mit son bébé dans la voiture et
démarra précipitamment. Il y avait déjà une longue file d’attente à l’hôpital.
105
Témoin Alain se précipita à son travail dès que sa femme se sentit moins malade.
L’hôpital où elle se rendit finalement était bondé.
mémoire). Pour les moins bons compreneurs, l’allure générale des potentiels
évoqués est comparable à celle des bons compreneurs mais on note deux
différences importantes : d’une part, les traitements sémantiques sont plus
lents (l’onde N400 apparaît environ 50 millisecondes après) ; d’autre part,
les conditions expérimentales se distinguent moins fortement : l’amplitude
de l’onde N400 n’est pas réduite pour les deux conditions d’explicitation
et de paraphrase par rapport à la condition témoin et l’effet est plus tardif
dans la condition inférence.
L’ensemble de ces résultats conduit très certainement à la conclusion que
l’intégration de la signification des mots lus au modèle de situation est
effectuée en temps réel par les lecteurs adultes et succède immédiatement
à l’identification du mot. Ils montrent aussi que les processus lexicaux qui
conduisent à l’extraction du sens d’un mot en contexte sont plus lents et
moins efficaces chez les adultes faibles compreneurs. Sans aucun doute,
l’hypothèse de la qualité des représentations lexicales est compatible avec ces
résultats ; la précision formelle à l’origine de la stabilité des représentations
lexicales et la richesse des significations associées favorisent l’identification
des mots et leur intégration rapide au modèle de situation. Ce processus
est en outre récurrent au cours de la lecture, chaque mot étant rapidement
106 intégré au modèle de situation qui est ainsi mis à jour en continu.
Tâches sémantiques :
Jugement de synonymie : « ces mots ont-ils le même sens ? »
bateau/navire ; calme/tranquille ; livre/laine ?
Fluence sémantique : dire autant de mots associés à une catégorie que possible en
60 secondes : Animal ? vêtement ? …
Tâches phonologiques :
Jugement de rimes : « ces mots riment-ils ? »
bateau/drapeau ; tranquille/facile ; chapeau/lunettes ?
Fluence phonologique : dire autant de mots rimant avec le mot donné que possible en
60 secondes : rose ? ballon ? …
Résultats Faibles compreneurs Bons compreneurs
Synonymes
Nombre moyen d’erreurs 1.42 (1.36) 0.65 (0.77)
Temps moyen de réponse (ms) 939.94 (460.93) 682.36 (212.87)
Fluence sémantique
Nombre moyen de mots produits 28.19 (7.5) 42.25 (7.14)
Rimes
Nombre moyen d’erreurs 0.26 (0.61) 0.39 (0.61)
Temps moyen de réponse (ms) 629.9 (278.5) 583.9 (219.6)
Fluence phonologique
Nombre moyen de mots produits 27.19 (8.83) 28.25 (9.14)
DU LANGAGE ORAL À LA COMPRÉHENSION DE L ’ ÉCRIT
Variance
expliquée ∆R² β
(R²)
CP
Conscience phonologique .454 .454*** .171
Décodage .658 .204*** .372**
Mots irréguliers .712 .054*** .326**
Compréhension orale .737 .025* .123
Vocabulaire (étendue) .748 .011 .170
Vocabulaire (profondeur) .750 .002 -.062
Sixième
Conscience phonologique .176 .176*** .343***
Décodage .215 .039 .077
Mots irréguliers .341 .126** .099
Compréhension orale .399 .058* .045
Vocabulaire (étendue) .552 .153*** .487***
Vocabulaire (profondeur) .561 .009 .127
Tableau 3.4 : Exemple d’un texte utilisé pour inférer le sens d’un mot
à partir du contexte (Cain et al., 2004).
Introduction Lucie se préparait à sortir son chien Ben dans le parc. Il fallait
d’abord qu’elle trouve la « wut » de Ben.*
Contexte donnant les Son père lui suggéra de prendre un ballon de football mais cela
informations permet- n’allait pas. Leur ballon était beaucoup trop gros pour Ben. De plus,
tant de dériver le sens il était abimé et ne rebondissait plus.
Texte interférent (placé Elle chercha dans toute la maison, même dans la cuisine. Elle
au niveau de *, dans la trouva toutes sortes de choses : son bandeau pour les cheveux
condition « éloignée » perdu depuis un mois, un livre à rendre à la bibliothèque et même
les lunettes de sa grand-mère !
Question « À ton avis, que signifie “wut ?” La question est posée deux fois :
à la fin de la première phrase et à la fin du texte.
Le développement de la compréhension : le rôle des connaissances
langage. Les mêmes auteurs concluent aussi que les données actuelles
permettent d’affirmer que les explications exclusivement modularistes des
traitements syntaxiques ne sont pas correctes et que nous nous appuyons,
dès l’initialisation du traitement, sur des données multiples provenant de
sources différentes (lexicales, sémantiques, pragmatiques, etc.). Pour autant,
les recherches montrent aussi que des connaissances abstraites relatives à
la structure syntaxique jouent un rôle spécifique dans la compréhension
et la production des phrases. Les auteurs concluent que la syntaxe n’est
donc pas réductible à un ensemble de contraintes corrélées telles que la
fréquence des constructions syntaxiques ou des fonctions syntaxiques des
mots (« ferme » est plus fréquemment employé comme une forme verbale
que comme un substantif), la plausibilité sémantique « /l dosje parkury/
e
(le dossier parcouru…) » induit une analyse syntaxique différente de celle
qui sera privilégiée par l’expression « /l polisje parkury…/ (le policier
e
parcourut…) » ou le contexte discursif (la phrase « la petite brise la glace »
répond à une structure syntaxique et à une signification différente en fonc-
tion du contexte dans lequel elle est énoncée). En effet, on a pu mettre en
évidence, chez les adultes, des effets d’amorçage syntaxique indépendants
des traitements sémantiques en enregistrant les mouvements oculaires
(Thothathiri et Snedeker, 2008) et l’activité électro-encéphalographique 119
(Ledoux, Traxler et Swaab, 2007) d’individus engagés dans l’interprétation
d’une phrase. Ces effets d’amorçage sont par ailleurs très comparables à
ceux qui sont observés chez les jeunes enfants, comme nous allons le voir
maintenant.
Le même débat parcourt depuis plusieurs décennies les recherches sur le
développement (Kail et Fayol, 2000 ; Karmiloff et Karmiloff-Smith, 2003).
On assiste toujours à des controverses entre les tenants de l’approche
syntaxique, modulaire et innée de l’acquisition du langage (Lidz, Waxman
et Freedman, 2003 ; Lidz et Gleitman, 2004) et les tenants d’une explication
constructiviste, ancrée dans l’expérience et l’usage (Bybee, 1995 ; Kuhl et
al., 2008b, Langacker, 1987 ; Tomasello, 2003b). L’une des conséquences
de ce débat a été de susciter de très nombreuses recherches centrées sur
le développement syntaxique précoce (de un à trois ans) mais un relatif
désintérêt pour le développement plus tardif et l’étude des relations entre ce
développement et l’apprentissage formel de la langue écrite. Les recherches
récentes dans le domaine du développement précoce apportent toutefois
des résultats qui mettent l’accent sur le caractère hautement interactif du
système langagier et qui méritent d’être illustrés rapidement. En utilisant des
techniques de recueil de données comportementales, mais aussi neuropsy-
chologiques, ils indiquent tout à la fois que les enfants répondent très jeunes
DU LANGAGE ORAL À LA COMPRÉHENSION DE L ’ ÉCRIT
Ceci indique que cet effet d’amorçage n’est pas lié à une représentation
grammaticale spécifique au verbe mais probablement à une représentation
syntaxique plus abstraite.
Le second exemple provient d’une recherche de Silva-Pereyra, Rivera-Gaxiola
et Khul (2005) qui montrent que dès trois ans, les enfants sont sensibles aux
anomalies morphosyntaxiques et qu’ils les traitent différemment des anoma-
lies sémantiques insérées dans des phrases. En effet, on observe des réponses
EEG de nature et de distribution distinctes selon le type d’anomalie, de
même qu’un changement développemental très net entre trois et quatre ans.
Plus précisément, Silva-Pereyra et ses collaborateurs ont enregistré l’activité
électro-encéphalographique de 16 enfants de 3 ans et de 19 enfants de 4 ans
pendant qu’ils écoutaient trois types de phrases : des phrases grammaticale-
ment et sémantiquement correctes « Léo a regardé le film », des phrases qui
contenaient une anomalie morphosyntaxique « Léo a regarda le film » et des
phrases qui contenaient une anomalie sémantique « Léo a soufflé le film ». Les
données EEG montrent que les anomalies morphosyntaxiques provoquent
deux changements caractéristiques dans la réponse EEG : une onde positive
dans l’intervalle 400-600 millisecondes (P400) après l’audition de l’ano-
malie et une seconde dans l’intervalle 600-1 000 millisecondes (P800). La
122 première onde est plus forte chez les enfants de quatre ans et est enregistrée
dans les régions frontales. La seconde est distribuée sur l’ensemble du scalp
chez les enfants de trois ans mais devient cantonnée aux régions antérieures
à quatre ans. Les anomalies sémantiques, quant à elles, provoquent des ondes
négatives comparables aux deux âges considérés. La première est l’observation
d’une onde antérieure classique (N400) plus forte à droite. La seconde est
également une onde négative (N600) plus forte dans les régions droites à
trois ans et répartie sur l’ensemble du scalp à quatre ans. Ces données élec-
tro-encephalographiques indiquent très clairement que les enfants analysent
très tôt les caractéristiques grammaticales des énoncés qu’ils entendent et
que ces traitements peuvent être distingués des traitements sémantiques. En
comparant ces résultats à ce que l’on sait des corrélats neurophysiologiques
des traitements syntaxiques et sémantiques chez l’adulte, Silva-Perreyra et
al., (2005) observent que deux caractéristiques essentielles distinguent les
jeunes enfants des adultes : des pics d’activation comparables (P600 et N400
notamment) mais d’amplitude différente et différés dans le temps chez les
enfants jeunes et des réponses moins localisées chez les enfants. Ces différences
peuvent probablement être attribuées à une moindre différenciation et une
moindre intégration des traitements chez les enfants.
Le développement syntaxique et morphosyntaxique est donc une compétence
langagière dont on situe généralement l’émergence au cours de la seconde
Le développement de la compréhension : le rôle des connaissances
apportent des données intéressantes, compatibles à ce que l’on sait des corrélats
neuronaux du traitement syntaxique chez l’adulte. Ils montrent tout d’abord
que l’activation des réseaux neuronaux change de manière dynamique en
fonction de la difficulté des énoncés. L’augmentation de la longueur des
phrases est associée à une augmentation bilatérale de l’activité des régions
temporales alors que l’augmentation de la complexité syntaxique provoque
une augmentation de l’activité cérébrale dans plusieurs régions : la jonction
pariéto-temporale gauche et le gyrus temporal supérieur droit. De plus,
l’activation temporale gauche augmente plus fortement lorsque les phrases
sont complexes chez les enfants ayant un meilleur niveau de langage oral. Ces
résultats montrent que lorsque le matériel linguistique devient plus complexe,
les deux hémisphères sont convoqués pour son interprétation comme cela
a été souvent observé chez l’adulte (voir chapitre 1). Enfin, les différences
interindividuelles dans les performances aux tests standardisés de langage oral
sont associées à l’observation de différences dans l’activité cérébrale. Tout
d’abord, l’activation des régions frontales augmente aussi avec la difficulté
des phrases à traiter et cette augmentation est plus forte chez les enfants qui
obtiennent les meilleurs scores ; les enfants les plus compétents activent des
fonctions cérébrales de plus haut niveau lorsque la difficulté de l’exercice
124 augmente. Par ailleurs, les enfants les plus jeunes et les plus faibles ont tendance
à montrer des activations bilatérales plus fortes lorsque les phrases sont plus
complexes. Ce dernier résultat vient confirmer des observations antérieures
montrant que la latéralisation et la spécialisation des fonctions langagières
évoluent avec l’âge et le développement du langage oral (Holland, Vannest
et al., 2007 ; Simos et al., 2002 ; Shaywitz et Shaywitz, 2008).
En définitive et bien que de nombreuses recherches aient été consacrées à
la morphosyntaxe et à son acquisition, on dispose encore de très peu de
données qui permettraient de décrire précisément les relations entre les
compétences morphosyntaxiques et le développement de la compréhension
des textes, à l’oral comme en lecture. De nouvelles recherches sont donc
particulièrement nécessaires dans ce domaine, afin de mieux comprendre
ce développement, le degré d’autonomie de la syntaxe et de la morphologie
dans les traitements phrastiques et textuels et la manière dont les différents
indices sont pris en considération par les enfants en fonction de leur âge
et de leur expertise (Fayol, 2014). Mentionnons que des résultats récents
indiquent que les connaissances morphologiques contribuent significa-
tivement à la compréhension des textes à la fois de façon indirecte via la
lecture des mots et les capacités de compréhension de phrases à l’oral mais
également de façon directe chez des enfants de neuf à onze ans (Colé et al.,
2013 ; Deacon et al., 2014).
Le développement de la compréhension : le rôle des connaissances
Les narrations
Les textes répondent selon leur genre à des logiques spécifiques d’organisation
de l’information. Les narrations représentent incontestablement la forme
126 textuelle qui a été la plus étudiée par diverses disciplines (de la psychologie
à l’intelligence artificielle en passant par la linguistique et l’anthropologie) ;
ces recherches ont abouti à la formulation d’un ensemble de principes qui
caractérisent la structure canonique d’une histoire (ou schéma de récit). Une
synthèse de ces travaux réalisée par Fayol (1985) montre que les histoires
répondent à une structure schématique abstraite qui hiérarchise et ordonne
l’ensemble des éléments composant un récit. Au-delà des conceptualisations
particulières (Mandler et Johnson, 1977 ; Stein et Glenn, 1979), toute histoire
est construite autour d’un cadre qui établit l’environnement spatio-temporel
et les principaux protagonistes du récit, suivi d’un ensemble d’événements
ou épisodes qui composent ensemble la « trame événementielle » de l’histoire.
Cette trame organise la succession des événements conduisant à la résolution
d’un problème ou d’un but, comme l’illustre le tableau 3.5, inspiré de la
structure proposée par Stein et Glenn en 1979.
Le développement de la compréhension : le rôle des connaissances
Cadre Il était une fois, un petit hérisson, Gaston, qui n’avait pas sommeil.
Premier épisode
Événement déclencheur Toute sa famille dormait depuis des mois
Réponse interne et il en avait assez.
Tentative Il se faufila à travers les branches et les feuilles mortes
Conséquence directe et soudain il fut dehors.
Réaction Que c’était étrange ! Tout était blanc !
Deuxième épisode
Événement déclencheur Gaston regarda autour de lui : personne !
Réponse interne Bien sûr, ils étaient tous endormis là-dessous.
Plan interne Gaston décida de réveiller son amie la marmotte.
Tentative Il alla frapper à sa porte. Un bâillement lui répondit : Qui est là ?
C’est moi, Gaston. Tu veux jouer avec moi ?
Conséquence directe Ah non ! Je veux dormir ! Reviens au printemps.
Réaction Gaston déçu, trottina jusque chez le loir.
La plage
Version canonique :
Un jour à la plage, une fille nommée Jenny construisait un château de sable pendant que
son amie Suzanne jouait avec un frisbee. Soudain, une grosse vague s’aplatit sur le bord du
château de Jenny. Jenny pensa que son château allait être détruit et voulu le sauver. Vite,
elle ramassa plus de sable et renforça le mur. Puis, elle creusa un fossé devant le château.
La vague suivante remplit le fossé mais n’atteint pas le château. Bientôt, la marée descendit
et le château fut sauvé. Pendant ce temps, une gros chien noir avait attrapé le frisbee de
Suzanne et commençait à le mordiller. Suzanne avait peur du chien mais elle voulait récu-
pérer son frisbee. Elle prit un sandwich dans son sac et le tendit au chien. Celui-ci lâcha
le frisbee et se sauva avec le sandwich. Suzanne n’avait plus de déjeuner mais elle était
heureuse d’avoir récupéré son frisbee.
Version enchâssée :
Un jour à la plage, une fille nommée Jenny construisait un château de sable pendant que
son amie Suzanne jouait avec un frisbee. Soudain, une grosse vague s’aplatit sur le bord 129
du château de Jenny. Pendant ce temps, une gros chien noir avait attrapé le frisbee de
Suzanne et commençait à le mordiller. Jenny pensa que son château allait être détruit et
voulu le sauver. Suzanne avait peur du chien mais elle voulait récupérer son frisbee. Vite,
Jenny ramassa plus de sable et renforça le mur. Puis, elle creusa un fossé devant le château.
Suzanne prit un sandwich dans son sac et le tendit au chien. La vague suivante remplit le
fossé mais n’atteint pas le château. Le chien lâcha le frisbee et se sauva avec le sandwich.
Bientôt, la marée descendit et le château fut sauvé. Suzanne n’avait plus de déjeuner mais
elle était heureuse d’avoir récupéré son frisbee.
L’analyse des rappels recueillis 24 heures après l’écoute des histoires montre
que les enfants, comme les adultes, ont tendance à réorganiser les informa-
tions de la version enchâssée de sorte à restituer la structure canonique. Plus
intéressant encore, cette tendance à la réorganisation est plus prononcée chez
les enfants les plus jeunes, ce qui démontre la forte dépendance des plus
petits aux structures conceptuelles leur permettant d’organiser l’informa-
tion qu’ils perçoivent. Un dernier résultat illustrera encore ce phénomène :
Denhière et Le Ny (1980) ont demandé à des enfants de 8 et 11 ans et à
des adultes de sélectionner dans une histoire les huit informations les plus
importantes. Ils ont ensuite demandé à d’autres enfants de 7, 8 et 11 ans
de fournir un rappel des mêmes histoires. Les auteurs ont observé que les
jugements d’importance sont déterminés par la position hiérarchique des
informations dans le récit à partir de 11 ans seulement. En effet, seuls les
DU LANGAGE ORAL À LA COMPRÉHENSION DE L ’ ÉCRIT
que, etc. », par exemple, « Deux physiciens anglais ont marqué l’histoire
de l’énergie : James WATT (1736-1819) et James JOULE (1818-1889).
James Watt a permis par ses travaux l’amélioration de la machine à vapeur
mais James Joule a montré que la chaleur est une forme d’énergie ». La
structure causale, comme son nom l’indique, présente les relations de cause
à effet entre différentes informations ou idées ; un exemple simple de ce
type de structure est représenté par les notices techniques ou procédurales,
par exemple, « pour prendre une bonne photo… » et les marqueurs asso-
ciés sont essentiellement des connecteurs de causalité « parce que, donc,
pour, en conséquence, pourquoi, etc. ». Enfin, la structure « problème/
solution » est la structure type de l’exposé scientifique et s’accompagne
souvent en surface d’expressions telles que « la question est, il est nécessaire
de, l’énigme est…, la réponse est… ».
132
niveau de lecture jouent un rôle important : les enfants plus âgés et/ou
meilleurs lecteurs comprennent mieux les textes documentaires que les
enfants plus jeunes et/ou faibles lecteurs (Williams et al., 2005). Le type
de structure entre aussi en jeu ; les enfants de fin d’école primaire et de
début de collège semblent comprendre plus aisément les textes énumératifs
que les structures « comparaison/contraste » (Englert et Thomas, 1987),
qui elles-mêmes semblent mieux maîtrisées que les structures causales
(Richgels et al., 1987).
Les textes documentaires ne se distinguent pas seulement par les contenus
et la structure de l’argumentation. Leur composition lexicale et morphosyn-
taxique est également différente. En analysant automatiquement un vaste
corpus couvrant les catégories de textes que sont susceptibles de rencontrer
les élèves aux différents niveaux de leur scolarité (de la deuxième année de
primaire à la seconde), McNamara, Graesser et Louwerse (2012) ont observé
que les narrations contiennent plus de mots familiers que les textes docu-
mentaires ; en contrepartie, leur syntaxe est plus complexe et les marques
de cohésion référentielle (présence de pronoms, expressions répétées, etc.)
sont moins fréquentes. Par ailleurs, les caractéristiques linguistiques des
textes documentaires varient selon qu’il s’agit de textes scientifiques ou de 133
textes de sciences sociales (histoire, géographie, etc.), les textes scientifiques
répondant le plus fortement aux distinctions faites ci-dessus. Les connec-
teurs exprimés sont aussi plus nombreux dans les narrations que dans les
documentaires et leur nature est différente ; on trouve plus de connecteurs
temporels et additifs (aussi, de plus, etc.) dans les narrations et plus de
connecteurs de causalité et d’argumentation dans les textes scientifiques,
les caractéristiques des textes de sciences sociales se situant à mi-chemin.
Enfin, les propriétés lexicales et morphosyntaxiques varient en fonction
de la difficulté des textes, la difficulté du vocabulaire et l’explicitation des
relations de cohésion augmentant avec la difficulté du texte.
Il va donc sans dire qu’en fonction des textes proposés, les différentes habiletés
de la compréhension risquent d’être sollicitées à des degrés divers et qu’un
même individu pourra atteindre des niveaux de compréhension différents
en fonction des textes qu’il doit traiter, même si chacun d’eux correspond
à son niveau scolaire et/ou de lecture (Best, Floyd, et McNamara, 2008 ;
Eason, Goldberg et al., 2012).
Comme pour les narrations, un enseignement spécifiquement centré sur la
reconnaissance des structures typiques des textes documentaires est donc
certainement nécessaire (voir chapitre 5). Pour l’instant, mentionnons
DU LANGAGE ORAL À LA COMPRÉHENSION DE L ’ ÉCRIT
avait montré que deux organisations différentes du même contenu avait une
incidence sur la quantité d’informations retenues par des étudiants ayant ou
non des connaissances préalables sur le thème traité. Le texte source utilisé
était un texte de psychologie présentant deux types de thérapies dont on
décrivait les différents aspects (fondements théoriques, nature des affections
psychopathologiques, principes de traitement…). Deux versions du même
texte avaient été écrites : la première version était organisée par « objet », ce
qui signifie que les aspects de la première approche thérapeutique étaient
entièrement exposés avant de passer à l’exposition de la seconde approche.
La seconde version était organisée par « aspect » : l’exposé des deux approches
thérapeutiques était croisé, les aspects de chacune d’elles étant envisagés en
parallèle (autrement dit, le texte exposait d’abord les fondements théoriques
de chaque thérapie, puis la nature des affections psychopathologiques sensibles
à chacune d’elle et ainsi de suite…). Schnotz (1984) a ainsi pu montrer
que l’effet de la structure du texte sur la quantité d’information retenue est
modulé par l’expertise des étudiants. Ceux qui disposaient au préalable de
bonnes connaissances en psychologie ont appris plus d’informations après
la lecture du texte organisé par aspect et ont retenu très peu de choses après
la lecture du texte organisé par objet. Les résultats étaient inversés pour les
participants qui avaient très peu de connaissances préalables.
137
Des résultats comparables ont été obtenus par McNamara et ses collabo-
rateurs (1996) avec des collégiens âgés de 10 à 15 ans. En s’inspirant du
modèle de construction-intégration de Kintsch (1988, 1998), les auteurs
ont manipulé la cohérence locale et globale d’un texte ayant pour thème « la
fonction cardiaque » et extrait d’une encyclopédie adaptée aux enfants de
cette tranche d’âge. Quatre versions ont ainsi été créées : la première version
est entièrement cohérente sur le plan local et global (version LG). Dans cette
version, la cohérence de la microstructure et la macrostructure du texte était
maximisée en signalant en surface les relations à établir entre les différentes
informations. La cohérence locale était renforcée en effectuant quatre types
de révisions :
1. Explicitation des relations de référence (ou anaphores) en remplaçant un
pronom ambigu par une expression définie (remplacement de « il » par
« le cœur » par exemple) ;
2. Ajout d’explications permettant de mettre en relation des concepts non
familiers avec des concepts familiers (« cette affection succède générale-
ment à une angine causée par une bactérie, le streptocoque. On appelle
souvent cette angine, angine streptococcique ») ;
3. En ajoutant des connecteurs spécifiant les relations entre les phrases ou
les idées (cependant, parce que, etc.) ;
DU LANGAGE ORAL À LA COMPRÉHENSION DE L ’ ÉCRIT
Version « lg »
Le cœur est l’organe qui travaille le plus. On a besoin d’une fourniture régulière de sang à
chaque instant de chaque jour. Tout désordre qui interrompt la fourniture du sang est une
menace pour la vie. Les maladies cardiaques sont très fréquentes. Elles tuent chaque année
139
plus de personnes que toute autre maladie.
Une maladie congénitale est une maladie avec laquelle une personne naît.
Conclusion
Les recherches présentées dans ce chapitre ont fermement établi le rôle
fondamental que jouent les connaissances stockées en mémoire dans la
compréhension des textes. Nos connaissances du langage et du monde,
quand elles sont approfondies, permettent parfois de pallier des difficultés
de lecture et de compréhension, à tel point qu’on a pu considérer qu’elles
sont la source essentielle de l’explication des différences existant entre les
bons et les moins bons compreneurs. Les recherches indiquent cependant
aussi que les connaissances, qu’il s’agisse du vocabulaire ou des connais-
sances générales sur le monde, entretiennent des relations réciproques plutôt
qu’unidirectionnelles avec la compréhension (Verhoeven et al., 2011 ; Nation,
2009). Elles montrent que les connaissances à elles seules ne suffisent pas à
expliquer toutes les différences interindividuelles – rappelons par exemple,
que s’il est nécessaire de connaître la signification de la plupart des mots qui
composent un texte pour le comprendre, un bon niveau de vocabulaire ne
garantit pas à lui seul la compréhension (Cain et al., 2004b). De la même
manière, si des connaissances expertes favorisent la compréhension, il n’est
pas nécessaire d’être expert pour aborder un texte et construire une repré-
sentation suffisamment bonne des informations lues. L’expertise se construit
aussi par le biais de la lecture. Enfin, des données récentes indiquent que si
des différences liées au vocabulaire distinguent les faibles compreneurs des
compreneurs moyens au niveau du collège, ce sont des stratégies de lecture de
plus haut niveau qui distinguent les moyens des excellents compreneurs (Li
et Kirby, 2014). C’est à l’examen du développement des mécanismes propres
au traitement du discours continu que le prochain chapitre est consacré.
Chapitre 4
Le développement de la compréhension :
la construction de la cohérence
QI verbal
.15
De nombreux autres travaux ont depuis confirmé ces résultats mais ont aussi
montré que les enfants sont bien plus tôt sensibles à la nécessité de faire
des inférences et qu’ils sont capables de réaliser celles qui sont nécessaires
à l’intégration des informations ; le degré auquel ils les font dépend d’un
ensemble de paramètres : leur âge, le type d’inférence sollicité, leur capacité
de compréhension, leurs connaissances et leurs capacités cognitives générales,
la mémoire de travail et l’attention en particulier. En somme, les habiletés
de compréhension des enfants sont remarquablement similaires et pour-
tant systématiquement différentes de celles des adultes et cela dès deux ou
trois ans. C’est ce que soulignent Van den Broek et ses collaborateurs (2005)
en affirmant que les très jeunes enfants « font des inférences et construisent
des réseaux représentationnels des événements dont ils font l’expérience.
Ils utilisent ces réseaux pour se rappeler ou répondre à des questions. Ces
réseaux sont cependant moins développés que ceux des enfants plus vieux
ou que ceux des adultes. Ils contiennent moins de relations et en particulier
moins de relations abstraites, distales ou intégrant plusieurs événements. À
mesure que les capacités de traitement, les connaissances et les habiletés de
compréhension se développent, les réseaux représentationnels s’enrichissent
et incorporent des relations, à la fois plus nombreuses et plus riches » (Van
146 den Broek et al., 2005, p. 118). Autrement dit, les très jeunes enfants sont
capables de réaliser des inférences pour comprendre le discours oral, en
particulier celles qui sont nécessaires à la cohérence, mais ils semblent le
faire moins systématiquement et moins spontanément que les enfants plus
vieux et les adultes.
Texte
1. La semaine dernière, Yann s’est cassé la jambe en tombant de son skate.
2. Son ami Paul l’a invité chez lui pour le week-end.
3. Le premier jour il pleuvait et les garçons ont regardé des films.
4. Le lendemain, il faisait beau et Paul eut envie d’aller nager au lac.
5. Les garçons adoraient plonger.
Choix multiple :
A. Yann a plongé le premier et s’est beaucoup amusé à nager.
B. Yann a joué dans le sable et a regardé Paul plonger.
C. Les garçons ont décidé de rentrer tôt pour terminer leurs devoirs.
Images
Consistante Consistante Non consistante
150
Que nous apprennent ces résultats sur les facteurs qui influencent les
inférences et leur développement ? Pour effectuer l’inférence de relais
nécessaire à l’établissement d’un modèle de situation cohérent, les enfants
devaient être capables de mettre en relation les informations données dans
Le développement de la compréhension : la construction de la cohérence
la première phrase (Yann s’est cassé une jambe) avec l’une des phrases-test
survenant après la lecture de quatre phrases interférentes. Choisir la réponse
pertinente (Yann a joué dans le sable et a regardé Paul nager) suppose d’avoir
maintenu active en mémoire de travail les informations lues au début du
texte. Il s’agit donc pour les enfants de sélectionner et de maintenir actives
les informations importantes ou centrales et d’inhiber ou supprimer les
informations interférentes qui pourraient gêner l’établissement de relation
causale (Gernsbacher, 1990). De toute évidence, une illustration appro-
priée aide à la focalisation de ces informations alors qu’une illustration
inappropriée contribue à focaliser et maintenir actives des informations non
pertinentes – voire à focaliser un modèle de situation concurrent – que les
plus jeunes enfants ne parviennent pas à inhiber. À côté des mécanismes
d’activation des connaissances, il semble donc que le développement des
mécanismes d’inhibition représente un paramètre essentiel de la capacité à
effectuer des inférences adaptées. Ces mécanismes permettent d’éviter que
la mémoire de travail ne soit surchargée par des informations superflues au
moment d’effectuer les inférences nécessaires, une surcharge ayant pour
conséquence de réduire l’accès aux éléments d’informations nécessaires.
La focalisation des informations en mémoire de travail dépend donc de ce
double jeu permanent de l’activation et de l’inhibition des connaissances qui 151
garantit la construction, mais aussi la mise à jour des modèles de situation
au fur et à mesure de la lecture.
Cohésion et cohérence
L’élaboration d’un modèle de situation cohérent dépend aussi de la présence
d’unités linguistiques spécifiques – les marques de cohésion – et de la capa-
cité des lecteurs à en tenir compte. La cohésion (ou cohérence locale) d’un
texte donne une mesure de son organisation sémantique interne (Riegel et
al., 1994 ; Graesser et McNamara, 2011). Les déterminants, les pronoms,
les connecteurs et la ponctuation composent cet ensemble d’unités qui
indiquent en surface les relations existant entre différentes parties d’un
énoncé ou entre différents énoncés. Les déterminants et les pronoms, et plus
généralement les expressions anaphoriques, ont une fonction référentielle
et assurent la continuité thématique dans l’enchaînement des énoncés. Les
connecteurs et les marques de ponctuation signent quant à eux la progression
thématique (Bianco, 2003 ; Fayol et al., 2000). En somme, les marques de
cohésion représentent des instructions indiquant au lecteur que des relations
sont à établir entre les énoncés ; elles peuvent donc faciliter la compréhen-
sion – et notamment la réalisation des inférences – à condition que leur
fonctionnement et leur signification soient maîtrisés. L’acquisition de ces
DU LANGAGE ORAL À LA COMPRÉHENSION DE L ’ ÉCRIT
unités linguistiques par les enfants a été plus étudiée en production qu’en
compréhension mais quel que soit le domaine, les données suggèrent qu’il
en va de cet aspect du langage comme des autres aspects évoqués précé-
demment. On observe une émergence précoce de l’utilisation de ces unités
mais un développement progressif qui n’aboutit à une maîtrise complète
qu’à l’adolescence pour certaines.
sont mieux compris et plus tôt que les pronoms objets (Bianco, 1996 ; Ehrlich
et Rémond, 1997 ; Lima et Bianco, 1999 ; Zeisiger et al., 2010). Une série
de résultats obtenus par notre équipe illustrent ces caractéristiques. Nous
avons demandé à des enfants de CE2 (âge moyen 8 ; 9 ans) et de CM2 (âge
moyen 10 ; 9 ans) de choisir le référent d’un pronom après la lecture de courts
paragraphes permettant d’examiner la gestion des indices morphologiques,
de la thématisation du référent (personnage mentionné en premier ou en
second) et des informations sémantiques dans l’attribution d’une référence à
un pronom sujet de troisième personne ou à des pronoms objets, le pronom
« lui » en particulier. Des exemples de paragraphes et les résultats correspon-
dants sont donnés au tableau 4.3.
CE2 CM2
Paragraphes
Il lui Il lui
Gérard appelle Jérôme
au téléphone. Il lui laisse 74 25 89 23
un message sur son répondeur.
On observe que même dans les cas les plus simples où un indice morpho-
logique est présent (4.3 A), les élèves de CE2 font encore des erreurs
d’attribution si le pronom sujet réfère au premier personnage mentionné ;
l’introduction d’une ambiguïté morphologique provoque une augmentation
des erreurs aux deux niveaux scolaires même lorsque des informations séman-
tiques autorisent une interprétation non équivoque (4.3 B). La tendance
des plus jeunes à attribuer la référence au dernier personnage mentionné
(effet de récence) est tout particulièrement nette quand les énoncés sont
sous-déterminés (4.3 C) ; la dernière partie du tableau (4.3 D) illustre les
difficultés qu’éprouvent les enfants jusqu’au terme de l’école primaire pour
interpréter explicitement les autres pronoms, le pronom « lui » en particulier.
156 Enfin, la distance qui sépare le pronom et son antécédent affecte aussi l’attri-
bution de la référence. L’augmentation de la distance physique diminue
la saillance de l’antécédent, du simple fait de l’augmentation du nombre
d’informations intercalées, mais aussi parfois en raison des changements de
cadre spatio-temporels que ces informations peuvent induire, rendant du
même coup l’emploi du pronom plus ou moins licite, comme dans l’exemple
suivant : « Les élèves de CE2 sont allés à la piscine. Ils s’entraînent à faire
des longueurs en brasse coulée. Soudain le téléphone sonne et le maître-
nageur va répondre. 15 minutes plus tard, il n’est pas encore revenu. Ils
en profitent pour jouer ». Les anaphores pronominales (ils dans l’exemple)
sont alors plus difficiles à comprendre et cela d’autant plus que les enfants
ont de faibles capacités de mémoire de travail. En utilisant des paragraphes
comparables à ceux présentés au tableau 4.3, mais en manipulant la distance
séparant le pronom et son antécédent (Au début des vacances, Isabelle a prêté
sa raquette à Vincent pour toute la durée de l’été. Il voulait apprendre à
jouer au tennis, l’expression en gras étant ou non exprimée en fonction des
conditions expérimentales), Seigneuric et Mergherbi (2008) ont observé que
des enfants de CM1 identifient moins bien le référent lorsque la distance
entre ce dernier et le pronom augmente ; de plus, ceux qui ont une faible
capacité de mémoire de travail répondent plus lentement que les enfants
à forte capacité.
Le développement de la compréhension : la construction de la cohérence
causalité (80 % à dix ans et 78 % à huit ans). Même si les enfants font plus
d’erreurs, leurs performances sont globalement élevées dans cette situation
où la charge de traitement est minimale (compréhension d’une phrase sans
contrainte de temps pour effectuer les choix). Ils maîtrisent donc assez tôt et
assez bien la signification de ces connecteurs élémentaires, ce que confirme
une autre expérience dans laquelle la vitesse de lecture a été mesurée. Les
enregistrements montrent que dès huit ans, les enfants sont sensibles à la
présence des connecteurs et que ceux-ci facilitent la saisie des informations.
En contrastant une condition dans laquelle un connecteur indique en surface
la présence d’une relation sémantique, temporelle, causale ou adversative (par
exemple, Amélie a toujours aimé les chiens. Elle voulait en avoir un mais ses
parents ne le lui permirent pas. Leur maison était trop petite pour en accueillir
un) à une condition dans laquelle le connecteur est absent (Amélie a toujours
aimé les chiens. Elle voulait en avoir un ; ses parents ne le lui permirent pas.
Leur maison était trop petite pour en accueillir un), on observe qu’à huit ans
comme à dix ans, les enfants lisent plus rapidement la seconde phrase si le
connecteur est présent.
En définitive, les recherches concernant l’influence des marques de cohésion
et leur acquisition apportent des résultats très convergents, montrant une
158 émergence précoce de la connaissance de ces marques mais une connaissance
complète et explicite de leur rôle et de leurs significations relativement tardive,
puisqu’encore à dix ans, les performances des enfants ne sont pas identiques
à celles des adultes. L’examen du comportement d’enfants de cinq, sept et
dix ans confrontés à une anomalie d’introduction (expression définie ou
pronom) ou de reprise de référence (expression indéfinie) finira d’illustrer ce
phénomène. Hickmann et Schneider (1993) ont demandé à des enfants de
rappeler des énoncés entendus et dans une autre condition, de les répéter mot
à mot. Les auteures ont observé que les enfants corrigent spontanément les
introductions anormales dès cinq ans mais c’est seulement à partir de sept ans
qu’on observe 100 % de corrections. De la même manière, la proportion de
corrections des reprises inadaptées augmente régulièrement jusqu’à dix ans.
Lorsqu’on s’intéresse ensuite au repérage circonstancié des anomalies, on
observe que seuls les enfants de dix ans sont capables de justifier pourquoi
certaines anomalies d’introduction sont incorrectes. De plus, ces repérages
circonstanciés sont majoritaires seulement si l’introduction de référence est
très déviante (utilisation d’un pronom). Leur proportion chute de 40 %
lorsque les introductions sont des expressions définies. Enfin, les anomalies
de reprises restent difficiles à repérer et justifier pour les enfants de dix ans ;
très peu d’enfants de cet âge sont d’ailleurs capables d’un repérage, même
implicite, de ces anomalies.
Le développement de la compréhension : la construction de la cohérence
La RR est « le processus par lequel l’information implicite dans l’esprit, devient une
connaissance explicite pour l’esprit, d’abord à l’intérieur d’un domaine puis parfois entre
les domaines ».
La redescription des représentations est un processus à trois phases :
Une situation exemple : le/un : distinction du défini et de l’indéfini.
Le mot « un » désigne en français à la fois un indéfini et un numérique.
Situation : Deux salles de jeux, l’une appartenant à une fille, l’autre à un garçon.
Fille Garçon
– 3 voitures – 1 voiture
– 1 livre – 1 crayon
– 1 balle – 3 balles
de rappel ; toute image non reconnue ou toute propriété non rappelée était
réapprise jusqu’à ce que chacun se souvienne parfaitement de l’ensemble
des 20 propriétés). De plus, la rapidité des rappels était enregistrée, donnant
non seulement une mesure de la disponibilité de la base de connaissance
mais aussi une mesure de son accessibilité. À l’issue de l’apprentissage,
les 20 propriétés représentent donc une base de connaissance nouvelle et
équivalente pour chaque enfant, quel que soit son âge. Une histoire était
ensuite racontée ; elle décrivait les aventures de deux enfants vivant sur GAN
et était composée de dix épisodes qui étaient lus un par un, par exemple :
« Le temps devenait si froid que Dack et Tane sortirent leurs manteaux en
fourrure d’ours de leurs sacs et les enfilèrent. En un instant, le chemin devint
tout gelé et très glissant. Dack et Tane tombaient sans arrêt ; ils aperçurent
deux tortues, juste devant eux. “J’aimerais être une tortue”, soupira Dack.
Tane tomba à la renverse sur son sac à dos, écrasant toutes les mûres qu’elle
avait cueillies dans la journée… ». Après l’audition de chaque épisode, des
questions littérales (Qu’est-il arrivé quand Tane est tombée ?) des questions
suscitant une inférence causale (Que souhaite Dack ?) ou élaborative (Quelle
est la couleur du manteau de Dack et Tane ?) étaient posées. Les questions
inférentielles étaient formulées de telle sorte que seules des connaissances
relatives aux propriétés du monde « GAN » devaient être utilisées pour y 163
répondre. Les résultats de cette recherche confirment encore que quel que
soit leur âge, les enfants font plus d’inférence de cohérence que d’inférence
d’élaboration, cette tendance augmentant avec l’âge ; seuls les plus âgés font
des inférences causales de manière systématique. Les plus jeunes sont moins
habiles et donnent moins souvent une réponse inférentielle (par exemple, à
la question « Que souhaite Dack ? », ils répondent plus souvent littéralement
« être une tortue », plutôt que « avoir des patins à glace » ou « être une tortue
parce qu’elles ont des patins à glace »). De plus, en changeant la formulation
de la question pour mettre directement l’accent sur la causalité (« Pourquoi
Dack souhaite-t-il être une tortue ? »), le nombre de réponses inférentielles
augmente mais la différence liée à l’âge demeure.
La recherche de Barnes et ses collaborateurs (1996) conduit à la même
conclusion que celle de Cain et al., (2004b) présentée au chapitre précé-
dent : les connaissances dont nous disposons sont une condition facilitatrice,
voire nécessaire à la réalisation d’une inférence mais elles n’en sont pas
une condition suffisante. Encore faut-il que les individus accèdent à cette
connaissance et sachent effectuer les opérations indispensables à sa mise
en relation avec les informations textuelles. L’accessibilité, autrement dit
la vitesse avec laquelle les enfants récupèrent les connaissances en mémoire
semble effectivement très tôt liée au mécanisme inférentiel, comme le
DU LANGAGE ORAL À LA COMPRÉHENSION DE L ’ ÉCRIT
164
(Le rapport de chances accessibilité/inférence (odds ratio) traduit la probabilité d’effectuer une
inférence lorsque la connaissance correspondante est facilement accessible, rapporté à la proba-
bilité d’effectuer la même inférence lorsque la connaissance est plus difficilement accessible ; un
rapport supérieur à 1 indique que le premier cas est le plus probable).
La phrase cible, « les gorilles dorment… » est placée soit à la troisième ligne (condition
adjacente), soit à la fin du paragraphe (condition éloignée).
Questions :
Ce passage est sensé, il n’y a rien à changer.
Ce passage n’est pas sensé, quelque chose doit être changé.
Souligne ce qui doit être changé.
Score moyen de détection (sur un maximum de 6)
adjacent éloigné
bons compreneurs 5.2 5
compreneurs faibles 4.3 3.2 167
gestion des difficultés pendant le temps réel de la lecture, entre les enfants
bons et faibles lecteurs d’une part (Connor, Radach et al., 2015), et entre les
enfants et les adultes d’autre part. Par exemple, en manipulant deux types de
difficultés – une incohérence réelle « le garçon utilisa un piano pour jouer
le mot difficile qu’il ne comprenait pas », et une information thématique-
ment peu plausible « le garçon utilisa une feuille de route pour trouver le
mot difficile qu’il ne comprenait pas » – Joseph et ses collaborateurs (2008)
ont montré que les durées de fixation sur la région cible « le mot difficile »
augmentent fortement en présence d’une incohérence par rapport aux
temps de fixation observés dans une condition contrôle (« le garçon utilisa
un dictionnaire pour trouver le mot difficile qu’il ne comprenait pas »),
chez les enfants comme chez les adultes. En revanche, et contrairement aux
adultes, les phrases contenant une information thématiquement peu plau-
sible ne produisent pas d’effet immédiat sur le comportement oculomoteur
des enfants mais induisent des ralentissements de la lecture plus tardifs et
moins focalisés. Les enfants semblent donc avoir plus de difficultés à repérer
et intégrer immédiatement ce type de problèmes à leur représentation de
la situation. Ces différences entre enfants et adultes paraissent robustes car
elles ont aussi été mises en évidence en observant le comportement oculo-
168 moteur au cours de la lecture d’histoires dans lesquelles aucune anomalie
n’est insérée. Ainsi, Bohn-Gettler et ses collaborateurs (2011) ont observé
que les enfants de 12 ans fixent plus longtemps les énoncés qui expriment
un changement situationnel seulement si celui-ci implique une causalité
alors que des adultes modulent leur vitesse de lecture à chaque changement
situationnel, qu’il s’agisse d’une causalité de changements spatiaux, temporels
ou encore de focalisation des personnages.
qu’ils relisent lors des retours en arrière est moins ciblée. Ainsi, alors que
les meilleurs lecteurs relisent des segments d’informations spécifiques, les
plus faibles relisent des paragraphes entiers et souvent des informations non
pertinentes pour interpréter le segment de texte qui a provoqué le retour en
arrière. Ce dernier résultat montre à l’évidence que les plus faibles compre-
neurs maîtrisent moins bien les opérations qui permettent de contrôler ou
guider l’intégration des informations pendant la lecture.
L’analyse des verbalisations révèle quant à elle deux sous-groupes de faibles
compreneurs : le premier a tendance à faire plus d’inférences d’élaboration,
autrement dit des inférences construites à partir des connaissances générales,
autant en fait que les meilleurs lecteurs. Cependant, alors que ces inférences
sont réalisées à bon escient par les bons compreneurs, les plus faibles produisent
plus souvent des élaborations non pertinentes par rapport au texte. Le second
sous-groupe de compreneurs faibles est représenté par des enfants qui font
peu d’inférences et se cantonnent à deux types de stratégies : la répétition mot
à mot de l’énoncé qu’ils viennent de lire ou la production de paraphrases.
Cette recherche montre très clairement qu’au-delà d’une caractérisation
quantitative des habiletés de compréhension (à l’issue de la lecture, les faibles
compreneurs ont de moins bons scores de compréhension), des différences
qualitatives existent au sein même de la catégorie des compreneurs faibles ; 171
certains privilégient le recours à leurs connaissances générales, d’autres se
cantonnent strictement à l’analyse intratextuelle et semble-t-il, à l’analyse
locale, en réalisant très peu d’inférences et donc de mises en relation entre les
énoncés. Ces résultats montrent aussi que les procédures de saisie et d’analyse
de l’information sont de même nature quelle que soit l’efficience des enfants
mais que les meilleurs compreneurs se distinguent des plus faibles par une
plus grande efficacité des mécanismes de saisie de l’information, un guidage
plus efficace et un répertoire de stratégies d’interprétation mieux différencié
et surtout, plus flexible.
Notre équipe a récemment étendu ces résultats à des élèves français de 8 à
11 ans (Bianco et Dessus, 2014 ; Bianco et al., 2013 ; Nardy et al., à paraître).
Nous avons pu observer que dès le début du cycle 3 (CE2), les enfants
disposent d’un répertoire étendu de stratégies ; celui-ci se développe tout au
long des trois dernières années de l’école primaire et distingue systématique-
ment les meilleurs compreneurs des plus faibles. Le tableau 4.7 (A) illustre
le protocole d’autoexplication utilisé avec les enfants, fournit des exemples
de verbalisations exprimées par des élèves de chaque niveau scolaire ainsi
que la manière dont celles-ci ont été codées en stratégies selon les quatre
catégories (paraphrases, inférences textuelles, inférences de connaissances
et autoexplications) décrites plus haut (4.7 (B)).
DU LANGAGE ORAL À LA COMPRÉHENSION DE L ’ ÉCRIT
À chaque point indiqué par l’icône, les enfants interrompent leur lecture et disent à
haute voix ce qu’ils ont compris du paragraphe lu.
Ce soir-là, la famille de Matilda dînait comme d’habitude devant la télévision, quand
ils entendirent une voix forte venant du salon dire : « salut, salut, salut ». La mère devint
toute blanche. Elle dit à son mari « il y a quelqu’un dans la maison ». Ils arrêtèrent tous de
manger. Ils étaient tous sur le qui-vive. La voix reprit « salut, salut, salut ». Le frère se mit
à crier « ça recommence ! ». Matilda se leva et alla éteindre la télévision.
La mère, paniquée, dit à son mari : « Henri, des voleurs, ils sont dans le salon, tu devrais y
aller ». Le père, raide sur sa chaise, ne bougea pas. Il n’avait pas envie de jouer au héros.
Sa femme lui dit : « Alors, tu te décides ? Ils doivent être en train de faucher l’argenterie ! »
langage oral des enfants, plus il leur est difficile de redire avec leurs propres
mots ce qu’ils viennent de lire. Il est tout aussi remarquable de constater
que la fréquence des inférences textuelles correctes prédit significativement
mais positivement cette fois, les performances de compréhension. Cet effet
est également médiatisé par les capacités de raisonnement verbal mais la
médiatisation observée est partielle et modérée par l’âge ; autrement dit,
l’effet médiateur de la logique verbale diminue à mesure que les enfants
grandissent. Ces deux résultats confirment l’importance du développement
des capacités de langage oral dans la compréhension en lecture. Mais ils
montrent aussi que les habiletés d’inférences propres au traitement des textes
ne sont pas réductibles aux capacités de langage oral. Leur émergence est sans
aucun doute fortement liée aux capacités orales chez les plus jeunes enfants
mais ces habiletés d’inférences deviennent progressivement des habiletés
autonomes qui influencent directement la compréhension.
En résumé, ces données permettent de préciser quelques caractéristiques du
développement des stratégies pendant les trois dernières années de l’école
primaire. Ce sont principalement les mécanismes liés à la construction
d’une base de texte cohérente qui dominent et se développent : les para-
174 phrases et les inférences textuelles représentent clairement les stratégies
dominantes, la paraphrase étant la stratégie privilégiée par les plus jeunes
et les inférences textuelles devenant plus fréquentes en fin d’école primaire.
L’accent est donc progressivement mis sur la compréhension des relations
interpropositionnelles et sur la construction de la cohérence du modèle de
situation. Par ailleurs, les verbalisations deviennent de plus en plus précises,
ce dont témoigne la diminution progressive et constante des paraphrases
erronées et des verbalisations non pertinentes. Nos résultats mettent aussi
en évidence quelques propriétés différenciatrices des meilleurs et des moins
bons compreneurs entre 8 et 11 ans. Systématiquement les moins bons
compreneurs produisent des verbalisations moins adaptées : ils expriment
toujours plus de paraphrases et d’inférences de connaissances erronées. C’est
donc essentiellement au niveau de l’élaboration des relations de cohérence
locale que se distinguent les meilleurs compreneurs. Ces résultats sont
compatibles avec de nombreux travaux antérieurs (Ehrlich et al., 1999 ; Yuill
et Oakhill, 1991 par exemple) et offrent une image très convergente du
développement des inférences avec celui décrit à la lumière de travaux ayant
utilisé d’autres indicateurs (réponses à des questions après la lecture, épreuves
de mémorisation ou d’enregistrement en temps réel, vitesse de lecture et
mouvements oculomoteurs essentiellement). L’analyse des autoexplications
montre en effet que les verbalisations portant la trace d’inférences textuelles
Le développement de la compréhension : la construction de la cohérence
175
Processus de Compréhension
+ 177
Faibles lecteurs
(Dyslexie) Normo-lecteurs
- !" +
lecture /
Identification des mots
des connaissances que l’on apporte au traitement d’un texte sont des para-
mètres importants. Les individus qui disposent d’un meilleur vocabulaire et
surtout de représentations lexicales de qualité, de connaissances thématiques
ou encyclopédiques approfondies et d’une bonne maîtrise des structures
– syntaxiques et textuelles – comprennent mieux ce qu’ils lisent que les
lecteurs moins outillés dans chacun de ces domaines. Mais les relations entre
connaissances et compréhension ne sont pas univoques. Le développement
des connaissances est tout autant une cause qu’une conséquence de l’enga-
gement du lecteur-compreneur dans l’activité de compréhension. En effet,
nous acquérons une part importante de nos connaissances grâce à la lecture
et si une quantité minimum de connaissances est nécessaire au traitement
des textes, ce paramètre ne peut pas expliquer à lui seul la compréhension
(Cain et Oakhill, 2012 ; Cunningham et Stanovich, 1997 ; Nation, 2009 ;
Stanovich, 1986 ; Verhoeven et al., 2011).
Du côté des mécanismes, les habiletés d’inférence et de guidage (ou contrôle)
apparaissent clairement comme des habiletés propres au traitement des textes
et leur maîtrise distingue de manière quasi constante les meilleurs compre-
neurs des plus faibles, enfants comme adultes. Ces mécanismes constituent
des paramètres déterminants, non réductibles à la disponibilité des bases de
178
connaissances et aux capacités cognitives générales (mémoire de travail et
raisonnement). Plus certainement, les mécanismes de focalisation de l’infor-
mation en mémoire (activation comme inhibition), les capacités à retenir
des informations de surface et à reconnaître les sites textuels sur lesquels
une inférence peut ou doit être établie, les aptitudes à repérer les difficultés
d’intégration et à mettre en œuvre des stratégies compensatoires sont autant
de paramètres qui distinguent les bons des moins bons compreneurs.
À côté de ces habiletés spécifiques, les performances cognitives générales
sont aussi souvent associées aux difficultés de compréhension ; des capacités
générales faibles (mesurées par des épreuves standardisées de niveau intellec-
tuel (QI)) vont très souvent de pair avec des difficultés de compréhension.
Cette relation a été rapportée pour l’intelligence verbale, mais aussi non
verbale et cette dernière association est encore assez mal comprise (Catts et
al., 2005 ; Nation et al., 2002 ; Nation et al., 2004 ; Ricketts, 2011 ; Stothard
et Hulme, 1992, 1996). On sait que les performances intellectuelles mesu-
rées à un âge donné (six ou huit ans par exemple) prédisent les progrès et
les performances en compréhension de textes quelques années plus tard
(Catts et al., 2005 ; Cain et Oakhill, 2006). Mais d’autres recherches ont
aussi montré qu’à âge équivalent, on trouve autant de faibles compreneurs
ayant aussi de faibles performances intellectuelles que de faibles compreneurs
Le développement de la compréhension : la construction de la cohérence
Signalons enfin que ces résultats ont été récemment étendus à la langue
grecque (Kendeou et al., 2012). Il n’existe pas de données comparables pour
les épreuves de compréhension disponibles en français mais celles-ci étant
construites sur les mêmes principes, on peut supposer sans grand risque
qu’elles sont susceptibles de produire des effets comparables. Les résultats
décrits ci-dessus montrent qu’il est essentiel d’élaborer des outils d’évaluation
diagnostique qui prennent en considération la nature multidimensionnelle
Le développement de la compréhension : la construction de la cohérence
Fluence
Fluence .643 mots
Pseudo-mots .589
.136
.117 .234
.108
.062 Fluence
Vocabulaire
.088
.062 .047
.239
Logique .145
verbale .003
.229 Compréhension
.281
.100
Conscience .243
morphologique .163 Anaphores
.077
100
.403
Mémoire .164
.098 .205
de travail .081 .353
.074
Logique Inférences
.070
non verbale connaissances
185
Par ailleurs, le modèle de la figure 4.8 est très explicatif des différences
interindividuelles chez les enfants de cet âge ; il explique en effet 88 % de
la variance observée à l’épreuve de compréhension de textes sur l’ensemble
de l’échantillon ainsi que pour les enfants de CE2 et CM1 ; il explique
encore 82 % de cette même variance au CM2. De plus, et de manière très
intéressante, ce modèle explique mieux les performances et s’ajuste mieux
aux données empiriques qu’un modèle statistique répondant au modèle
simple, ne tenant pas compte des habiletés médiatrices, et autorisant des
relations directes entre chaque habileté externe (lecture et compréhension
orale) et la compréhension des textes (71 % de variance expliquée).
La multidimensionnalité et le caractère intégrateur de l’activité de compré-
hension de textes sont ici une fois encore clairement soulignés ; ils révèlent
aussi la nécessité de tenir compte d’habiletés intermédiaires et spécifiques au
traitement du discours continu, dans la modélisation comme dans l’évalua-
tion de la compréhension. Les trois catégories de prédicteurs directs mis en
évidence dans notre modèle structural représentent incontestablement des
composants indispensables de toute épreuve diagnostique de la compréhension
aux âges considérés. Ces dimensions représentent d’ailleurs les trois premières
DU LANGAGE ORAL À LA COMPRÉHENSION DE L ’ ÉCRIT
Conclusion
De l’ensemble des recherches citées dans ce chapitre ainsi que dans les deux
précédents, il est évident aujourd’hui que les habiletés de compréhension
se développent dès le début de l’acquisition du langage, parallèlement aux
habiletés liées à l’acquisition et à l’analyse du code oral. Le développement
de la compréhension des textes est donc un processus continu ancré dans
le développement précoce du langage oral. La compréhension en lecture
nécessite aussi la construction d’habiletés intégratrices liées au traitement
des textes ; celles-ci prennent appui sur les compétences de l’oral et il n’est
plus possible d’envisager que l’apprentissage de la lecture soit pensé en
étapes, l’enseignement de la compréhension des textes succédant à celui
de la lecture-identification. Il n’est plus possible non plus d’admettre que
comprendre un texte découle naturellement du déchiffrage de ce dernier.
Autrement dit, l’accent doit être porté dès le début du parcours scolaire, sur
le développement de la compréhension des textes autant que sur l’appren-
tissage de la lecture au sens strict. C’est à ce prix, pensons-nous, que l’école
pourra former des lecteurs compétents, capables de comprendre ce qu’ils
lisent et d’apprendre en lisant, sans laisser sur le bord du chemin les enfants
les plus fragiles. Les questions que pose cet enseignement, la manière de le
concevoir et d’estimer ses effets font l’objet du prochain chapitre.
Chapitre 5
élèves et à réduire les écarts liés à l’origine sociale (le Mexique, la Turquie
et l’Allemagne par exemple, Pisa 2012). En France aussi, ces écarts peuvent
être réduits. Une enquête récente réalisée par une équipe de la direction
de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) à l’entrée
au cours préparatoire (Le Cam, Rocher et Verlet, 2013) montre que les
acquis des élèves ont fortement augmenté entre 1997 et 2011 et que les
inégalités liées au milieu socioéconomique d’origine ont été considérable-
ment atténuées. Afin de permettre la comparaison des acquis des élèves à
14 ans d’intervalle, cette enquête a consisté à administrer à un échantillon
de 15 000 écoliers entrant au cours préparatoire, les mêmes épreuves qui
avaient déjà été administrées à un panel comparable d’écoliers en 1997.
Les épreuves évaluaient différentes dimensions cognitives essentielles aux
apprentissages scolaires en début de scolarité primaire : la phonologie, les
premières acquisitions numériques, la prélecture (identification de mots et
de pseudo-mots, connaissance de l’alphabet et du son des lettres) l’écriture,
la compréhension orale, le repérage temporel et la reconnaissance de figures
géométriques. En s’intéressant d’abord aux résultats globaux, les auteurs
remarquent que les performances des jeunes élèves sont en hausse et moins
dispersées en 2011 qu’elles ne l’étaient 14 ans plus tôt. Comme le montre
190 la figure 5.1, les écoliers de 2011 sont moins nombreux à obtenir des scores
très faibles et plus nombreux à obtenir des scores élevés.
La courbe gris clair correspond aux résultats des élèves de 1997 et la courbe gris foncé aux
résultats des élèves de 2011.
Questions pour l’enseignement : former des lecteurs compétents
(2013) ont observé que l’exposition à l’écrit prédit de manière très significa-
tive l’étendue des connaissances culturelles (50 % de la variance expliquée)
et des performances en compréhension (14 % de la variance expliquée) des
adolescents, à niveau de performances intellectuelles et de lecture équivalent
au cours préparatoire (voir figure 5.2).
80
70
60
50 14
QI (CP)
40 4 50 Compréhension orale
30 Exposition à l'écrit
20 37
10 6
0
8,5 195
Compréhension en lecture Connaissances culturelles
les progrès réalisés par les élèves (Connor et al., 2004 ; Connor et al., 2004 ;
Connor et al., 2006 ; Connor et al., 2007). Nous présenterons ces travaux
en détail dans la deuxième partie de ce chapitre. Signalons seulement ici que
Connor, Morrison et Petrella (2004) ont observé qu’une augmentation du
temps consacré à des activités d’imprégnation à l’écrit à travers des lectures
silencieuses a un effet négatif sur les performances des plus faibles élèves
de CE2 et n’a aucune incidence pour les élèves moyens. Seuls les déjà très
bons compreneurs en début d’année améliorent leurs performances à partir
de ce type d’activité.
Force est donc de conclure que les activités scolaires d’exposition à l’écrit qui
sollicitent incontestablement les mécanismes de l’apprentissage implicite,
pour efficaces qu’elles soient, présentent l’inconvénient de creuser les écarts
entre les lecteurs plus ou moins performants au moins à certains niveaux
scolaires.
En conclusion, les recherches sur l’apprentissage implicite et sur les effets de
l’exposition à l’écrit conduisent à retenir quelques points essentiels : l’appren-
tissage implicite représente un aspect fondamental de tout apprentissage,
196 qu’il s’agisse de l’acquisition d’habiletés élémentaires ou de compétences
très complexes telles que la compréhension en lecture ou l’acquisition et la
structuration de connaissances culturelles ; la répétition et l’attention portée
aux situations sont des composantes essentielles de ce type d’apprentissage.
Cependant, les mécanismes de l’apprentissage implicite ne peuvent pas à eux
seuls rendre compte de tous nos apprentissages. Des mécanismes explicites
faisant appel aux capacités réflexives de l’individu sont aussi en jeu. Cet aspect
réflexif et métacognitif de l’apprentissage a été élaboré par d’autres modèles
qui alimentent aujourd’hui le débat opposant les approches explicites et les
approches socioconstructivistes de l’enseignement.
d’être fondé sur des données empiriques probantes, autrement dit sur des
méthodes qui ont prouvé leur efficacité. Sur un plan épistémologique,
les avocats de l’enseignement explicite considèrent qu’il est nécessaire de
distinguer strictement les principes et méthodes de la découverte scienti-
fique des processus d’apprentissage et d’enseignement. Leur argumentation
repose d’abord sur la nécessité de prendre en considération qu’un élève
– au moins jusqu’à un niveau avancé de la scolarité – est novice dans les
disciplines auxquelles l’école le confronte et que le fonctionnement cogni-
tif d’un novice ne peut être assimilé à celui d’un expert – tout comme le
fonctionnement intellectuel d’un enfant ne peut être assimilé à celui d’un
adulte miniature. Leur argumentation repose ensuite sur les connaissances
apportées par la psychologie cognitive qui permettent de mieux comprendre
l’architecture cognitive et les contraintes qui pèsent sur les apprentissages
(Clark, 2009 ; Kirschner et al., 2006 ; Kirschner, 2009). Ces connaissances
peuvent être résumées en se référant au modèle de l’apprentissage élaboré
par J.-R. Anderson depuis 1983 (ACT-R, « adaptive control of thought-
rational »), certainement le plus abouti des modèles cognitivistes actuels de
l’apprentissage. En substance, l’architecture de notre système cognitif pose
le cadre et les contraintes pour les activités d’apprentissage. Ce système est
composé d’un ensemble de modules spécialisés mais qui interagissent en 199
permanence. Le premier d’entre eux, la mémoire à long terme, stocke nos
connaissances symboliques nécessaires à la compréhension et à la conduc-
tion des activités. Ces connaissances sont dites déclaratives – connaissance
des faits ou éléments qui structurent un concept – ou procédurales – nos
savoir-faire ou règles d’actions qui permettent l’utilisation des connaissances
déclaratives au service de la réalisation d’une activité (ou d’un problème).
Les procédures permettent donc la satisfaction du but qui préside à toute
activité, y compris cognitive. L’utilisation des connaissances stockées en
mémoire à long terme est conditionnée par leur existence bien sûr mais
aussi par la possibilité de les récupérer (ou de les activer) lorsque cela est
nécessaire. Elle dépend aussi des capacités du second module cognitif fonda-
mental : la mémoire de travail. Cette mémoire se distingue de la première
en ce qu’elle dispose d’une capacité limitée de traitement – en quantité et
en durée – tout en ayant la charge d’assurer l’interface entre la mémoire à
long terme et les perceptions qui nous arrivent de notre environnement.
C’est, en d’autres termes, à la mémoire de travail qu’échoit la responsabilité
de maintenir actives les données de l’environnement et le but de l’activité,
de récupérer en mémoire à long terme les connaissances déclaratives et
procédurales appropriées à l’activité et de transformer l’information pour
conduire l’activité à son terme. Les résultats obtenus pourront, le cas
DU LANGAGE ORAL À LA COMPRÉHENSION DE L ’ ÉCRIT
Les deux courants s’accordent donc très largement sur l’idée selon laquelle
la connaissance relève d’une construction qui passe par l’abstraction de
connaissances et de règles d’action à partir de la confrontation avec l’envi-
ronnement qu’il soit physique, conceptuel ou social. Ce qui les distingue
plus certainement est la place donnée à l’explication et à la répétition.
L’explicitation peut dériver de l’application de procédures, mais elle est
DU LANGAGE ORAL À LA COMPRÉHENSION DE L ’ ÉCRIT
résultats des techniques éducatives. […] Que les programmes et les méthodes
didactiques soient imposés par l’État ou laissés à l’initiative des enseignants,
il reste de toute évidence que l’on ne saurait rien dire de fondé quant à leur
rendement effectif, ni surtout quant aux multiples effets imprévus qu’ils
peuvent avoir sur la formation générale de l’individu, sans une étude systé-
matique disposant de tous les moyens si riches de contrôle qu’ont élaborés
la statistique moderne et les diverses recherches psychosociologiques (Piaget,
1969, pp. 13 et 34) ». C’est à cette conception que sera consacrée la suite de
ce chapitre, en examinant les résultats des recherches qui ont évalué les effets
des dispositifs d’enseignement pour l’apprentissage et le développement de
la compréhension en lecture.
Un enseignement de la compréhension
fondé sur des données probantes
Les recherches dans le domaine de l’enseignement de la compréhension
sont restées relativement rares jusqu’aux années 2000, si on les compare à
la profusion des travaux qui ont été consacrés à celui de l’apprentissage de
la lecture entre cinq et huit ans. On assiste cependant à une augmentation
206 massive des recherches depuis 15 ans, sous la double impulsion des préoc-
cupations des décideurs en charge des politiques éducatives, inquiets des
constats récurrents issus des évaluations des systèmes éducatifs d’une part
et d’autre part, des problèmes spécifiques soulevés par les faibles compre-
neurs à partir de la troisième année de primaire. Parallèlement, les travaux
cherchant à établir par des évaluations rigoureuses les effets des méthodes
ou procédures d’enseignement proviennent de deux traditions de recherche :
la première initiée aux États-Unis au cours des années 1960-70 a analysé
les effets-classes et les effets-maîtres dans le cadre du paradigme processus-
produits. La seconde, inspirée par la psychologie cognitive, s’est développée
à partir des années 1980 dans le cadre de travaux portant sur l’enseignement
de stratégies cognitives (Bianco et Bressoux, 2009 ; Rosenshine, 2009).
scolaire. Les résultats de ces observations ont ensuite été utilisés pour extraire
les attitudes et techniques professionnelles les plus efficaces et conduire des
expérimentations dans lesquelles des groupes d’enseignants étaient entraînés
à l’utilisation de ces techniques. Ces expériences ont montré que dans leur
majorité, les enseignants formés aux techniques les plus efficaces faisaient plus
progresser leurs élèves quand ils les utilisaient dans leur classe que les ensei-
gnants d’un groupe témoin (Bressoux, 1994 ; Gage et Needles, 1989 ; Good
et Grouws, 1979 ; Connor, Morrison et al., 2011). D’une manière générale,
les recherches processus-produits ont conclu à une plus grande efficacité des
enseignants qui mettent en œuvre un enseignement direct (encore nommé
enseignement explicite, systématique, structuré ou guidé) et il n’existe pas
depuis de recherches ayant invalidé ces résultats (Rosenshine, 2009).
Quelles sont donc les caractéristiques de l’enseignement explicite, mis en
œuvre par les enseignants les plus efficaces ? Rosenshine et Stevens (1986)
en recensent six, détaillées dans l’encadré 5.1. Cet ensemble de principes
aboutit à un enseignement très structuré dans lequel l’enseignant dirige
l’activité de l’élève au moment où il aborde une nouvelle notion pour trans-
férer progressivement la responsabilité de la gestion de l’activité à ce dernier.
En bref, l’enseignement explicite démarre toujours par la réactivation des
notions qui doivent être maîtrisées avant d’en aborder une nouvelle (révision 207
journalière). L’enseignant fixe ensuite clairement les objectifs de la leçon du
jour et démontre et explique la/les nouvelles notions à acquérir. Autrement
dit, il explicite la notion et montre la manière de l’utiliser. Ce faisant, il
segmente aussi les apprentissages complexes en une série d’apprentissages
plus simples, évitant ainsi de dépasser les capacités attentionnelles des élèves
et les risques associés de surcharge cognitive. Il guide ensuite l’apprentissage
en incitant les élèves à utiliser la nouvelle notion et à expliciter comment
ils s’y prennent. Par ses questions, il les incite à adopter une attitude active
et réflexive dans l’appropriation de la nouvelle notion, en provoquant des
discussions centrées sur la tâche à accomplir et en fournissant les correc-
tions et explications nécessaires. L’enseignant n’hésite pas, pendant cette
phase, à réexpliquer et à fournir des occasions répétées d’exercices réfléchis.
Cette phase de guidage s’est révélée très importante car les observations
ont montré que plus les enseignants passent de temps à ce guidage, plus
leurs élèves progressent et s’engagent activement dans la phase suivante de
pratique individuelle. Cette dernière phase permet l’intégration des nouvelles
connaissances et satisfait au caractère nécessaire de la répétition (i. e. de
l’entraînement) dans tout apprentissage. Enfin, des périodes de révision
permettent l’exercice intégré des notions et habiletés acquises au cours d’une
période et leur réinvestissement dans d’autres situations.
DU LANGAGE ORAL À LA COMPRÉHENSION DE L ’ ÉCRIT
…/…
Questions pour l’enseignement : former des lecteurs compétents
1,5
Enseignement explicite
1,0 Enseignement réciproque
Enseignement constructiviste
0,5
0,0
–0,5
Lecture Mathématiques
–1,0
Questions pour l’enseignement : former des lecteurs compétents
concernées. Les programmes ont été mis en œuvre par les enseignants
eux-mêmes. Ils ne sont donc pas purement expérimentaux et peuvent
être aisément insérés dans un dispositif pédagogique régulier. Tous les
programmes ont été administrés par petits groupes de cinq à sept élèves de
niveau homogène afin de permettre la discussion et la confrontation des
points de vue pour l’élaboration d’une interprétation partagée des énoncés
soumis à la réflexion des enfants.
Le premier programme d’enseignement de la compréhension (CS) est inspiré
des principes de l’enseignement explicite (Bianco, Coda et Gourge, 2002,
2006). Il est destiné à attirer l’attention des jeunes enfants sur les difficultés
que peut susciter l’interprétation des énoncés du langage formel à partir de
leçons centrées sur les habiletés spécifiques de la compréhension. Chaque
leçon est conçue pour travailler une habileté particulière : détection d’incon-
sistances afin d’éveiller l’attention sur la nécessité d’exercer un contrôle de
sa propre compréhension, travail sur les inférences nécessaires (anaphores,
connecteurs et causalité) et sur les inférences logiques, travail enfin sur les
modèles de situation et la structure des histoires.
Le deuxième programme (LA) d’entraînement à la compréhension,
plus implicite et inspiré des travaux sur la littératie familiale, reposait
sur l’analyse approfondie d’albums (LA). On notera que cette approche 219
renforce une pratique courante de lecture d’albums à l’école maternelle ;
la différence essentielle résidait dans le fait que le travail était réalisé en
petits groupes et que les enseignants avaient pour objectif de travailler
les mêmes habiletés de compréhension que celles enseignées dans le
programme CS tout en suivant les difficultés rencontrées et les réactions
des élèves lors des discussions.
Le troisième programme était « centré sur le code » et consistait en un entraî-
nement à la conscience phonologique (PHO), autrement dit à l’analyse des
propriétés sonores de la langue orale.
Pendant les deux dernières années d’école maternelle, les élèves ont participé
à l’un des entraînements langagiers décrits ci-dessus. En outre, chaque groupe
expérimental était scindé en deux sous-groupes afin d’estimer l’impact de
la durée des enseignements. Certains élèves ont suivi l’entraînement dès la
première année de l’étude en moyenne section et l’ont poursuivi en grande
section (groupes CS1, LA1 et PHO1). Les autres élèves ont suivi l’entraîne-
ment seulement la deuxième année de l’étude, en grande section (groupes
CS2, LA2 et PHO2).
Une large cohorte d’élèves (1 170 au début de l’étude) a été suivie du
début de la moyenne section de maternelle (enfants âgés de quatre ans en
DU LANGAGE ORAL À LA COMPRÉHENSION DE L ’ ÉCRIT
114
CS1
113
témoin
score de compréhension orale
112 CS1
CS2
111 LA1
LA2
110
CS2
109
108 témoin
LA1 & LA2
107
106
1 3 5 7 9 11 13 15 17 19 21 23 25 27
Mois
Questions pour l’enseignement : former des lecteurs compétents
contenant de ce vocabulaire) qui profitent avant tout aux plus faibles lecteurs.
On peut légitiment penser que l’enseignement des stratégies permettant aux
élèves d’analyser explicitement la structure formelle d’un mot, mais également
les indices contextuels permettant d’en inférer la signification, est susceptible
de les doter d’outils génératifs puissants leur permettant de surmonter un
défaut de connaissances pour peu que ces procédures soient pratiquées suffi-
samment longtemps et souvent pour être intégrées à leur bagage conceptuel.
enseignement exclusivement oral progresse plus que les deux autres groupes
et les bénéfices de l’enseignement sont encore plus sensibles sur le long
terme. Ce constat confirme que les difficultés de compréhension à l’écrit
sont dues, au moins en partie, à des difficultés de traitement du langage
oral et il entre en résonance avec les recherches longitudinales exposées au
second chapitre qui ont insisté sur la relation étroite qu’entretiennent le
développement du langage oral et la compréhension en lecture. Enfin, cette
recherche montre qu’un enseignement structuré et relativement intensif
permet aux enfants présentant des troubles de la compréhension en lecture
de surmonter leurs difficultés.
228
phrase à phrase les textes proposés par le logiciel. Chaque verbalisation est
suivie d’un feedback donnant un retour sur la qualité de la production que
l’étudiant est éventuellement encouragé à améliorer. Là encore, les études
de validation montrent que l’utilisation de ce logiciel améliore la compré-
hension des lycéens et des étudiants. Cependant, les bénéfices dépendent à
la fois de la difficulté des textes proposés et du niveau initial des élèves : les
plus faibles améliorent surtout leur compréhension littérale alors que les
meilleurs améliorent leur capacité à effectuer des inférences.
En définitive, l’ensemble des recherches relatives à l’enseignement de la
compréhension convergent vers le même constat : les dispositifs efficaces visent
la prise de conscience progressive des mécanismes de la compréhension et
leur intégration à l’activité quotidienne de lecture. Ils cherchent à développer
la connaissance explicite (ou métacognitive) des stratégies qui permettent
au lecteur de savoir comment surmonter un défaut de compréhension. Ils
s’efforcent donc de développer des lecteurs actifs, capables d’autorégulation.
Pour parvenir à cet objectif, l’enseignement de stratégies de compréhension
s’est révélé efficace à tous les niveaux scolaires et tout particulièrement pour
les faibles compreneurs. Les travaux exposés ci-dessus montrent également
que les dispositifs peuvent être variés et adaptés à l’âge et aux habiletés 231
effectives des élèves. L’évolution des systèmes d’enseignement informatisés
permettant de proposer des environnements d’apprentissage interactifs et
adaptés aux niveaux des élèves ouvre de nouvelles possibilités pour concevoir
des dispositifs d’apprentissage autonomes et différenciés. D’abord destinés
aux élèves plus âgés, de nombreux outils pour les élèves de primaire voient
actuellement le jour et obtiennent des résultats prometteurs (De la Haye et
Bonneton, 2009 ; Glenberg et al., 2012 ; Johnson-Glenberg, 2007 ; Ponce
et al., 2012 ; Smith, 2012 ; Yuill et al., 2009 ; Yuill, 2009). Il reste que les
outils et dispositifs pédagogiques, aussi rigoureusement évalués soient-ils,
ne donnent souvent pas en eux-mêmes les gestes ou attitudes pédagogiques
qui accompagnent leur mise en œuvre et en conditionnent partiellement
les effets. C’est à l’examen de cette question que nous consacrerons la fin
de ce chapitre.
460
455
233
450
CFT
CMT
CfT
445
0 3 9 15
CFT : enseignants ayant des connaissances théoriques fortes ; CMT : enseignants ayant des
connaissances théoriques moyennes ; CfT : enseignants ayant des connaissances théoriques faibles.
Ces résultats sont surprenants mais tout à fait instructifs. Ils sont surpre-
nants si l’on considère la multitude de travaux démontrant l’efficacité d’un
enseignement structuré et explicite de la lecture dans les acquisitions des
élèves de l’école primaire. L’enseignement explicite, s’il semble généralement
bénéfique ne garantit donc pas à lui seul un enseignement efficace. Pour
qu’il le devienne, encore faut-il que les enseignants choisissent les exercices
pertinents et donnent des réponses adaptées aux difficultés rencontrées par
les enfants. Or, ce qui détermine ces choix et ces réponses est bien la maîtrise
théorique des contenus à enseigner. Les observations de classe réalisées par
DU LANGAGE ORAL À LA COMPRÉHENSION DE L ’ ÉCRIT
On observe même un effet négatif pour l’un des programmes, celui-là même
dont l’utilisation requerrait de bonnes connaissances théoriques relatives à la
compréhension en lecture et à son enseignement (James-Burdumy, Mansfield,
Deke et al., 2009). Après deux années de pratique, l’un des programmes a
produit des effets positifs et significatifs dans les classes où les enseignants
l’utilisaient pour la deuxième année. Une formation, théorique et pratique,
est donc indispensable pour que les acquis de la recherche et les nouveaux
outils produisent les effets qui en sont attendus.
À ce propos, et si l’on excepte les recherches « processus-produit », la plupart
des travaux destinés à définir les caractéristiques d’un « enseignant efficace » se
sont intéressés pendant longtemps à des variables individuelles relativement
générales telles que le niveau de diplôme ou les années d’expérience. Leurs
résultats n’ont jamais réussi à faire émerger un profil fort et non ambigu de
l’enseignant efficace (Bressoux, 1994 ; Connor et al., 2005 ; Early, Maxwell,
Buchinal et al., 2007) bien que le niveau d’éducation des enseignants et
leur expertise disciplinaire (en mathématiques et pour les enseignants de
lycée) aient été repérés comme des paramètres positivement liés aux résul-
tats des élèves (Wayne et Youngs, 2003, Whitehurst, 2002). C’est sans
aucun doute le contenu de la formation et la définition des connaissances
théoriques indispensables à l’exercice du métier d’enseignant, à chacun des 235
niveaux de scolarité dans lesquels ils sont appelés à travailler qui sont en
cause ici, ce que notent explicitement de nombreux auteurs pour les États-
Unis (Connor et al., 2005 ; Early et al., 2007 ; Lane et al., 2009 ; Piasta et
al., 2009). La situation n’est pas meilleure en France si l’on en croit les
résultats des élèves aux différentes évaluations de notre système éducatif.
Withehurst (2002) suggérait qu’il conviendrait d’envisager la formation
des enseignants comme un analogue de la formation médicale, reposant
sur l’acquisition d’un savoir scientifique solide en même temps que sur un
apprentissage intensif de la pratique clinique. En 1966, Jean Piaget établis-
sait déjà ce parallèle et écrivait : « La vérité est que la profession d’éducateur
n’a pas encore reçu, dans nos sociétés, le statut normal auquel elle a droit
dans l’échelle des valeurs intellectuelles. […] Un médecin, même s’il ne
guérit pas toujours, représente une science consacrée, longue et difficile à
acquérir. […] Ce qui manque par contre au maître d’école c’est un pres-
tige intellectuel comparable et cela à cause d’un concours extraordinaire et
assez inquiétant de circonstances (p. 21) ». En analysant ces circonstances,
Piaget s’étonnait d’abord que la pédagogie, qui pour lui doit être considé-
rée comme une science, ne retire pas de ses disciplines mères que sont la
psychologie et la sociologie, les mêmes apports que ceux que la médecine
emprunte à la biologie et à la physiologie générale pour « édifier des disciplines
DU LANGAGE ORAL À LA COMPRÉHENSION DE L ’ ÉCRIT
Conclusion
Les connaissances actuelles apportent un fondement empirique et théorique
solide au projet d’aborder l’enseignement de la compréhension en suivant
les principes de l’enseignement explicite. Cette conception pédagogique
Questions pour l’enseignement : former des lecteurs compétents
secondaire » que l’école a pour mission d’enseigner, que l’on apprend grâce
à un effort soutenu et que l’enseignement explicite facilite. (Tricot et Swel-
ler, 2014). L’apparente spontanéité avec laquelle les meilleurs élèves, très
souvent issus de classes sociales culturellement favorisées, comprennent les
textes qu’ils lisent, masque sans aucun doute l’accompagnement constant
que leur prodiguent les familles dès la naissance et parfois jusqu’au lycée,
par l’accent et l’attention qu’elles portent à l’acquisition du registre formel
du langage et à son utilisation en réception comme en production. Former
le plus grand nombre d’élèves capables de comprendre suffisamment bien
pour apprendre au contact des textes qu’ils lisent, demande, nous l’avons
vu, que soient enseignées les procédures spécifiques de la compréhension.
Nous prenons le pari que doter les élèves – et surtout les plus fragiles d’entre
eux – de ces outils aura sur l’apprentissage de la compréhension de textes
le même pouvoir génératif, aujourd’hui largement reconnu et incontesté,
que l’enseignement du principe alphabétique possède sur l’apprentissage
des mécanismes de la lecture. Toutes les données actuelles montrent que
l’intégration des différents secteurs de l’acquisition de la langue, orale et
écrite, dans l’enseignement passe par un enseignement explicite et parti-
culier à chaque domaine afin de rendre accessible à la réflexion des modes
244 de raisonnement non directement perceptibles. La mise en œuvre d’un tel
enseignement suppose une connaissance approfondie de l’ensemble des
domaines qui fondent la maîtrise de la langue écrite ; à cet égard, l’informa-
tion des enseignants représente certainement l’un des enjeux actuels majeurs
encore insuffisamment souligné et intégré à leur formation.
On ne saurait conclure cet ouvrage sans évoquer deux questions encore très
peu explorées et pourtant essentielles pour l’enseignement comme pour le
développement de nos connaissances théoriques. Les recherches à venir
devront s’attacher à résoudre les problèmes que ces questions soulèvent.
La première concerne la description des relations existant entre la compré-
hension et la production du langage. Dans cet ouvrage, nous nous sommes
centrés presque exclusivement sur la réception du langage et sur les relations
de l’oral et de l’écrit selon cette perspective. Nul doute que l’expression
entretient des relations étroites avec la réception du langage et que les
deux aspects interagissent en permanence au cours de l’apprentissage,
même si les études dans chacun des secteurs sont constituées en champs
de recherche relativement cloisonnés. La théorie motrice de la perception
de la parole (Liberman et Mattingly, 1985) mettait déjà l’accent sur cette
relation production-réception que souligne et renforce les perspectives
actuelles de la cognition incarnée (Perfetti et Tan, 2013 ; Glenberg, 2008 ;
Conclusions et ouvertures
La seconde question a trait aux relations entre les aspects cognitifs des appren-
tissages scolaires et les aspects dynamiques ou conatifs de la personnalité. La
motivation, et le sentiment de compétence qui y est associé, est très souvent
considérée comme le moteur déterminant des performances et des progrès
en compréhension en lecture (Guthrie, Laurel, Hoa, Wigfield et al., 2007).
Le débat a longtemps consisté à confronter deux hypothèses antagonistes, la
première consistant à penser que la motivation est la cause de la réussite dans
les apprentissages scolaires, la seconde soutenant au contraire une relation
causale inverse, la réussite dans les apprentissages provoquant une hausse
de la motivation, l’échec diminuant celle-ci. Il semble qu’à l’heure actuelle,
le modèle le plus largement retenu est un modèle d’influence réciproque,
un certain niveau de motivation favorisant les apprentissages, la réussite ou
l’échec dans ceux-ci modulant en conséquence la motivation (Retelsdorf,
Köller et Möller, 2014). Selon Retelsdorf et ses collaborateurs (2014), le
sentiment de compétence en lecture est considéré comme un déterminant
important des performances, un plus fort sentiment de compétence étant
supposé conduire à une plus forte appétence pour l’activité. Toutefois, les
recherches effectuées dans le domaine de la lecture apportent des résultats
contradictoires, plus souvent en faveur de l’hypothèse d’un renforcement
du sentiment de compétence par les progrès en lecture. Dans un suivi
246
longitudinal de 1 508 élèves allemands du CM2 à la quatrième, Retelsdorf
et al. (2014) apportent également des données qui bien que favorables à
l’hypothèse d’une influence réciproque des deux facteurs, montrent une
influence plus forte des performances en compréhension en lecture sur le
sentiment de compétence et non l’inverse. En effet, le sentiment de compé-
tence initial en CM2 a une influence directe sur les performances en lecture
en sixième mais aucune des mesures ultérieures n’influence directement les
performances en lecture-compréhension. En revanche, chaque mesure de
compréhension estimée l’année N influence positivement et directement le
sentiment de compétence de l’année N+1. Ces résultats rejoignent ceux de
quelques autres études montrant que l’enseignement direct réussit mieux
que des approches insistant sur la motivation et le développement affectif à
promouvoir les habiletés socioaffectives (Bissonnette, Gauthier et Richard,
2010). D’autres recherches longitudinales sont encore nécessaires pour
mieux comprendre la nature exacte de ces relations aux différents niveaux
de la scolarité et dans les différentes matières. On peut cependant proposer
que réussir dans ses apprentissages scolaires est une source primordiale de
motivation et de construction d’une image de soi positive. Sans risque de
beaucoup se tromper on peut effectivement soutenir que la motivation et
l’estime de soi ne s’améliorent pas en travaillant directement sur ces dimen-
sions mais bien par la réussite et le constat des progrès que l’on a réalisé.
Conclusions et ouvertures
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