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TABLEAUX ET TITRES : LES ENJEUX DE LA TRADUCTION DANS UN

ATELIER D’ART AU BOTSWANA

Leïla Baracchini

Éditions de l'EHESS | « L'Homme »

2020/1 n° 233 | pages 45 à 74


ISSN 0439-4216
ISBN 9782713228360
DOI 10.4000/lhomme.36596
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-l-homme-2020-1-page-45.htm
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L’Homme
Revue française d’anthropologie 
233 | 2020
Varia

Tableaux et titres : les enjeux de la traduction dans


un atelier d’art au Botswana
Tableaux and Titles : The issues of Translation in an Art Workshop in Botswana

Leïla Baracchini

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/lhomme/36596
DOI : 10.4000/lhomme.36596
ISSN : 1953-8103

Éditeur
Éditions de l’EHESS

Édition imprimée
Date de publication : 27 février 2020
Pagination : 45-74
ISBN : 9782713228360
ISSN : 0439-4216

Distribution électronique Cairn


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Référence électronique
Leïla Baracchini, « Tableaux et titres : les enjeux de la traduction dans un atelier d’art au Botswana »,
L’Homme [En ligne], 233 | 2020, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 17 mars 2020. URL : http://
journals.openedition.org/lhomme/36596  ; DOI : https://doi.org/10.4000/lhomme.36596

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Tableaux et titres
Les enjeux de la traduction dans un atelier d’art au Botswana

Leïla Baracchini

Il y a trente ans, était fondé au Botswana le premier atelier d’art san


contemporain, le Kuru Art Project. À l’instar de nombreux projets d’art
mis en place pour des populations autochtones, le Kuru Art Project
a été créé par une Ong dans un objectif de renouveau culturel et de
développement économique (empowerment). La réalisation de peintures
et de gravures destinées à être exportées en tant qu’objets d’art devait
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ainsi procurer un nouveau moyen d’expression « plus fort que les mots »
(Le Roux 2014 : 18), permettant à des populations longtemps marginalisées
de se faire voir et entendre sur la scène internationale. La fondation du
Kuru Art Project s’appuyait en cela sur un constat déjà avéré en d’autres
lieux, à savoir que la fabrication et la vente d’objets d’art offraient aux
peuples autochtones non seulement l’une des meilleures portes d’entrée
dans l’économie globale, mais aussi un moyen privilégié de représentation
de soi (Morphy & Perkins 2006 : 18).
Toutefois, dès lors qu’est évoqué le pouvoir d’autoreprésentation et
d’affirmation d’une pratique importée reposant sur des codes et des valeurs
étrangers aux populations concernées, il apparaît nécessaire de se poser la
question de savoir qui parle, pour qui et à qui. De fait, le rapport souvent
ÉTUDES & ESSAIS

promu par les Ong entre l’art et l’empowerment n’est pas dénué d’ambiguïtés.

Ce projet a bénéficié d’une bourse de recherche du Nccr Critique de l’image


(Université de Bâle) et du soutien de l’Université de Bâle et de l’Université de Neuchâtel. Je tiens à
remercier par ailleurs le ministère de la Jeunesse, du Sport et de la Culture du Botswana pour avoir
autorisé cette recherche. La réalisation de ce projet n’aurait pas été possible sans le soutien du Kuru
Art Project, du San Research Centre et de l’Université du Botswana. Je remercie aussi et surtout
toutes les personnes qui ont participé à cette étude. Mes remerciements s’adressent enfin à Brigitte
Derlon, ainsi qu’aux lecteurs anonymes pour leurs suggestions et leurs relectures.

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De nombreux auteurs ont ainsi montré que l’intégration d’objets d’art non
occidentaux au sein des mondes de l’art requiert de nombreuses opérations
46
de médiation qui ne sont pas sans effets sur la capacité de ces objets à servir
de moyen de représentation de soi (Clifford 1988 ; Price 1989 ; Steiner 1994 ;
Myers 2002 ; Seltzer Goldstein 2012). L’étude de ces nouvelles pratiques
artistiques suppose alors de s’interroger sur la chaîne des acteurs engagés
dans la médiation des objets entre divers régimes de valeurs, ainsi que sur
les transformations induites par le passage au statut prisé d’art et d’artiste.
Comment la circulation d’un objet est-elle susceptible d’en modifier la
valeur, le statut et les usages ? Quels sont les acteurs impliqués dans ces
processus ? Dans quelle mesure ces transformations agissent-elles sur le
pouvoir représentationnel des objets ainsi produits ?
Cet article développe ainsi une réflexion sur la manière dont le sens se
négocie, s’affirme ou s’oppose dans un contexte marqué par un accès inégal
à des moyens d’expression et, donc, à des moyens de représentation de soi
et/ou de l’autre. Si les disjonctions de sens (Myers 1991) existant entre les
discours des artistes et ceux des intermédiaires ont régulièrement été mises
en avant pour les arts non occidentaux (Fisher 2012 ; Seltzer Goldstein
2012) et pour l’art san contemporain (Guenther 2003), il y a également
lieu de s’attacher à saisir comment ces glissements s’opèrent.
Pour cela, je m’intéresse ici à un espace-temps particulier : la pose des
titres. En effet, parmi les multiples médiations qui interviennent au Kuru
Art Project, les procédés d’intitulation, qui impliquent toute une dynamique
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de traduction linguistique et culturelle, sont apparus au cours de cette étude
comme un moment-clé pour saisir les transformations inhérentes au pro-
cessus d’artification, pour reprendre Nathalie Heinich et Roberta Shapiro
(2012). En effet, si la traduction de titres constitue « le cas le plus extrême
de domestication 1 en traduction » (Jaccomard 2018 : 80), la présence de
titres écrits dans une langue étrangère aux artistes incite à s’intéresser à leurs
conditions de production. Comment les titres sont-ils élaborés ? Par qui ?
Pour quel public ? Et au gré de quelles transformations ?
S’interroger sur les enjeux représentationnels inhérents au passage à l’art
amène ainsi à examiner les apports d’une étude des processus de traduction
interlinguistique et sociale lors de la production de titres, afin de cerner, au
cours de microsituations, les modalités et les effets d’une médiation qui,
tout à la fois, rend possible et conditionne la rencontre entre un tableau

1.  La notion de domestication (Venuti 1998) désigne un mode de traduction « ethnocentrique » dans
lequel le texte étranger est transformé de manière à épouser les normes culturelles du public cible.
Il s’oppose à la foreignization qui vise, à l’inverse, à conserver dans la traduction les particularités
linguistiques et culturelles du texte initial.

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et un spectateur. À partir de l’analyse des interactions entourant la pose de


titres écrits en anglais au sein d’un atelier regroupant des artistes de langue
47
naro 2, j’exposerai comment les mots circulent et comment, en circulant
d’une langue à l’autre, mais aussi d’un mode d’expression (l’oral) à l’autre
(l’écrit), et d’une personne à l’autre, ils se transforment et, ce faisant,
modifient la définition de l’objet. Alors que les questions de langue et de
traduction ont rarement été intégrées aux études consacrées au commerce
des arts non occidentaux (Ben-Amos 1977 ; Jules-Rosette 1990), je pro-
poserai une réflexion sur les traductions linguistiques et sociales en jeu
dans la production d’objets d’art en contexte colonial et montrerai en quoi
des asymétries dans les ressources d’expression à disposition participent
d’une forme d’écart dans les moyens de (se) représenter.
L’approche adoptée ici se distingue en cela des études menées dans le
champ de la titrologie (Hoek 1981) et de la traductologie. En effet, les pro-
cédés d’intitulation et de traduction demeurant le plus souvent invisibles,
les travaux consacrés à la traduction de titres se sont principalement axés
sur des analyses textuelles, au détriment des interactions engagées dans
les processus de traduction (Iliescu 2001 ; Cachin 2006 ; Constantinescu
2019). Cet article vise, au contraire, à prolonger les réflexions émergentes
sur l’intérêt à appréhender les phénomènes de traduction en tant qu’opé-
rations de transfert interlinguistique et opérations de médiation (Buzelin
2004). De fait, bien qu’en sciences sociales le concept de traduction ait
connu un véritable engouement à partir des années 1990, dans le sillage
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de la sociologie de la traduction (Callon 1986 ; Latour 1991 ; Akrich,
Callon & Latour 2006) et des études postcoloniales et culturelles, peu
d’auteurs ont abordé les phénomènes de traduction interlinguistique.
Utilisé par les uns pour décrire les transformations en jeu lors de processus
d’innovation et, par les autres, pour explorer les dynamiques d’hybrida-
tion culturelle (Bhabha 1994 : 37), ou encore pour questionner le rôle
des ethnologues en tant que traducteurs-interprètes de culture (Asad
1986), le concept de traduction a eu tendance à être détaché de sa part
linguistique pour englober l’ensemble des pratiques de médiation (Sturge
2007 : 13 ; Simon 1997 : 462 ; Rubel & Rosman 2003 : 1). Ainsi, malgré
le développement d’études sur l’usage de la traduction littéraire et sur
les politiques de la traduction à l’œuvre dans le transfert d’une langue à
l’autre (Niranjana 1992 ; Spivak 1993 ; Venuti 1998), rares sont les travaux
ÉTUDES & ESSAIS

2.  Cet article est fondé, pour l’essentiel, sur des observations et des prises de notes menées au sein
du Kuru Art Project, entre 2010 et 2015, dans le cadre de ma thèse de doctorat en anthropologie
(Baracchini 2019). Ces observations sont complétées par des entretiens et par une analyse des titres
répertoriés dans la base de données des œuvres du Kuru Art Project. Créée dans le cadre de cette étude,
elle regroupe 2513 peintures, dessins et gravures, réalisées au Kuru Art Project entre 1990 et 2015.

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qui rendent compte des phénomènes de traduction interlinguistique au


travers d’analyses ethnographiques ou auto-ethnographiques  3 (Fabian
48
1995 ; Changkakoti et al. 2012).
À cet égard, les recherches en anthropologie du développement et, plus
généralement, sur les organisations non gouvernementales sont révélatrices
de ce manque d’attention portée aux opérations de transfert linguistique.
Alors même que les acteurs du développement travaillent le plus souvent
à l’interface de multiples langues et que la traduction et l’interprétation
« are key to the functioning of these organisations », pour reprendre Wine
Tesseur (2018 : 2), ces pratiques et les politiques qui les sous-tendent n’ont
commencé à être abordées que récemment 4. Aussi, malgré un usage fré-
quent du concept de traduction (dans son acception sociologique) au sein
des études consacrées aux Ong (Lewis & Mosse 2006 ; Le Meur 2011), les
dimensions linguistiques de la traduction sont restées largement inexplorées.
Comme dans le domaine de la traductologie de plus en plus de chercheurs
ont souligné, ces dernières années, l’importance d’ouvrir leurs recherches
aux méthodes ethnographiques afin de saisir les interactions sociales qui
entourent l’acte de traduction (Buzelin 2004 ; Hubscher-Davidson 2011 ;
Asare 2011 ; Risku 2017 : 292), on peut, inversement, se demander quel
éclairage l’étude des transferts interlinguistiques apporte sur les processus
de traduction sociale observés lors d’enquêtes ethnographiques. Le propos
développé ici vise ainsi à resituer les enjeux de représentation et de média-
tion en regard non seulement d’intérêts et de conceptions divergents, mais
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aussi d’inégalités des ressources d’expression à disposition, de barrières
linguistiques et de limites traductionnelles.

Le Kuru Art Project


Lancé en 1990 à D’kar, un village du district de Ghanzi qui comptait alors
quelques centaines d’habitants, le Kuru Art Project a été le premier atelier
d’art créé en Afrique australe pour les populations san 5. Fondé conjointement
par une Ong locale, le Kuru Development Trust, et l’artiste sud-africaine
3.  Malgré plusieurs études relativement récentes menées en traductologie sur le métier de traducteur
et/ou d’interprète (cf., par exemple : Angelelli 2004 ; Bates 2007 ; Angermeyer 2009 ; Kinnunen
2010), les processus inhérents à la pratique quotidienne de la traduction demeurent encore peu
documentés (Buzelin 2005 : 202 ; Risku 2017 : 303).
4.  Cf., à ce sujet, Kobus Marais (2014), et le numéro spécial Researching Translation and Interpreting
in Non-Governemental Organisations de Translation Spaces (Tesseur, ed. 2018).
5.  San ou Bushmen sont les termes conventionnellement utilisés pour désigner l’ensemble des groupes
linguistiques habitant en Afrique australe, parlant une langue à clics et vivant jusqu’à récemment
de la chasse et de la cueillette. D’origine exogène, ces appellations sont aujourd’hui reprises par
des groupes politiques, afin de se faire reconnaître en tant que peuple autochtone auprès de la
communauté internationale.

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Catharina Scheepers, la mise en place de ce projet a procédé d’un transfert


de savoir-faire, de matériaux et de financements sur l’instigation d’experts
49
externes, voyant dans l’art une opportunité de développement économique
et culturel pour les populations san de D’kar, majoritairement de langue
naro 6. Dans un contexte historiquement marqué par une dépossession
des ressources, une dépendance forte envers les aides gouvernementales,
ainsi que par de faibles opportunités d’emploi, la production et la vente de
peintures et de gravures en tant qu’objets d’art ont d’emblée été envisagées
comme une réponse d’ordre économique à une situation de pauvreté et
comme un moyen inédit pour des populations, par ailleurs marginalisées,
de revaloriser « leur(s) culture(s) » 7. Par la suite, le succès de ces créations
picturales a donné naissance à un mouvement artistique désigné, dès 1991,
sous le nom de Art Bushman Contemporain, puis de Art San Contemporain.
Depuis, peintures à l’huile, linogravures et lithographies ont été exposées
dans des galeries et des musées en Afrique australe, en Europe, en Amérique
du Nord, ou bien encore en Australie.
Au moment de cette étude (2010-2015), le Kuru Art Project regroupait
une quinzaine d’artistes, hommes et femmes de langue naro. Aucun d’eux
n’avait suivi au préalable de formation artistique ou n’était familier des codes
et des valeurs propres aux mondes de l’art moderne. En outre, la plupart des
artistes qui avaient fait ou faisaient encore partie du Kuru Art Project étaient
nés avant les années 1960, à une époque où il n’existait pas encore d’école
accessible pour les San au Botswana – la première école ouvrit à D’kar en
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1967 (Le Roux 1999 : 10). La majorité d’entre eux n’avait donc jamais été
scolarisée et ne maîtrisait pas l’écrit. Les plus jeunes artistes avaient, quant
à eux, suivi quelques années de scolarisation (de l’ordre de un à cinq ans),
durant lesquelles ils avaient appris à parler, à lire et à écrire le setswana 8, et
acquis quelques notions d’anglais, les deux langues officielles du Botswana.
Le naro n’étant pas enseigné à l’école, le Kuru Development Trust propose
depuis plusieurs années des cours de lecture et d’écriture du naro, mais aucun
des artistes ne les avait suivis. Enfin, certains étaient à même de communi-
quer en afrikaans, langue avec laquelle la plupart avaient eu l’occasion de
se familiariser, à un degré ou à un autre, lors de leurs emplois précédents
auprès de fermiers afrikaners.
ÉTUDES & ESSAIS

6.  Il existe une vingtaine de groupes linguistiques « san » différents, répartis sur cinq pays (Botswana,
Namibie, Angola, Zimbabwe et Afrique du Sud). Dans la région de D’kar, c’est la langue naro
qui prédomine.
7. Cf. Kuru Development Trust, Project Memorandum for Kuru Art Project. D’kar, Kuru Development
Project, 1990.
8.  Au Botswana, le setswana est la langue d’enseignement pour le niveau primaire.

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La gestion du projet a été confiée à une coordinatrice sud-africaine, parlant


afrikaans et anglais. En charge du projet depuis l’an 2000, elle était la seule
50
personne de l’atelier à avoir suivi une formation en art, discipline qu’elle
avait précédemment enseignée plusieurs années en Afrique du Sud. C’est
elle qui gérait les commandes, l’organisation des expositions et les échanges
avec les commissaires d’exposition. À partir de 2001, elle fut secondée
par une assistante administrative, de langue maternelle naro, et par un
imprimeur, de langue maternelle setswana. Au moment de cette étude, ces
deux derniers assuraient également les traductions entre le naro, l’anglais
et, dans une moindre mesure, le setswana. Les trois employés avaient aussi
pour mission d’accueillir les clients – originaires pour l’essentiel d’Europe et
d’Amérique du Nord 9 –, de leur faire visiter le centre d’art et de s’occuper de
la vente. Les intermédiaires jouaient à cet égard un rôle central pour assurer
la circulation des objets au sein de mondes de l’art où l’anglais prédomine.
En effet, issues de matériaux et de concepts importés, les peintures
et gravures réalisées au Kuru Art Project sont principalement destinées
à un public étranger, ne partageant avec les artistes ni la langue, ni les
valeurs, ni les codes. La création et la diffusion d’un art san contemporain
nécessitent ainsi de constantes opérations de traduction linguistique et
sociale, afin de réunir les conditions d’une possible rencontre entre des
modes de perceptions, des réseaux de personnes et d’objets sans lien
préalable. En outre, l’une des particularités de cette configuration est
le fait qu’aucune des quatre langues parlées au sein de l’atelier (le naro,
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l’anglais, l’afrikaans et le setswana) n’était commune à l’ensemble des
acteurs. Les possibilités de lecture ou d’écriture de textes dépendaient donc
obligatoirement de l’acte médiateur de l’un des trois administrateurs. Les
échanges quotidiens au sein de l’atelier s’avéraient ainsi rythmés par des
procédés de traduction et d’interprétation, afin de faire le pont entre les
quatre langues en présence, ainsi que par des passages réguliers de l’oral
à l’écrit, et inversement. Comme cela a déjà été observé au sein d’autres
organisations non gouvernementales (Tesseur 2018 : 11), au Kuru Art
Project, le travail de traduction n’était pas effectué par des professionnels,
ni par des personnes employées spécifiquement pour cette fonction, mais
faisait partie des tâches quotidiennes des employés, dont les compétences
linguistiques permettaient de remplir ce rôle de traducteur.

9.  Au cours des observations menées au Kuru Art Project, entre septembre 2012 et novembre
2013, une large majorité (près de 90 %) des peintures et gravures a été vendue à des clients venus
d’Europe et d’Amérique du Nord. Seuls 15 % des personnes ayant effectué un achat à l’atelier étaient
originaires d’Afrique australe. Sur les 160 peintures et gravures vendues, seule une linogravure a
été achetée par un citoyen du Botswana, en l’occurrence un représentant du Département de l’art
et de la culture pour les collections du National Museum and Art Gallery de Gaborone.

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La pose des titres


Afin de faciliter la reconnaissance de ces peintures et gravures en tant 51
qu’objets d’art, une série de conventions héritées de l’histoire de l’art
occidentale ont été transférées à D’kar. Parmi celles-ci, l’intitulation des
œuvres, cet élément d’identification qui octroie à chaque objet un caractère
unique, contribuant par là à sa singularisation et à son authentification,
est rapidement devenue une étape essentielle du passage à l’art, condition-
nant la possibilité pour les objets créés d’intégrer les marchés ; les œuvres
dépourvues de titre étant conservées en piles, à l’écart des lieux de vente.
Si, de manière générale, les titres participent à la création d’une identité
propre pour chaque objet, ils contribuent également à construire « une
représentation qui entre nécessairement en rapport avec ce que produit la
peinture chez l’observateur » (Bosredon 2002 : 46). Premier commentaire sur
l’œuvre, leur présence amorce ainsi un processus de mise en sens donnant au
spectateur des éléments textuels à même de guider son interprétation (Fisher
1984 : 288) et de modifier sa perception des images (Petersen 2006 : 34).
L’inscription d’un titre est habituellement dévolue à l’auteur de l’œuvre.
Cependant, en raison de la configuration particulière du Kuru Art Project,
cette étape a, dès sa fondation et jusqu’à aujourd’hui, nécessité l’intervention
d’au moins un tiers pour transformer un discours oral en un texte écrit et,
le plus souvent aussi, pour traduire un contenu naro en anglais – la majo-
rité des titres étant rédigée en anglais. La pose d’un titre entraîne ainsi une
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série d’opérations de traduction et de transcription, au cours desquelles un
(ou des) intermédiaire(s) est (sont) appelé(s) à élaborer un texte – un titre,
en l’occurrence – qui vient désigner l’objet. Dans un premier temps, une
expression visuelle, sous forme d’image (peinture, gravure), est traduite en
mots par son auteur, sous la forme d’un commentaire sur l’œuvre. Puis, ces
mots sont à leur tour traduits du naro à l’anglais par une tierce personne et
reportés au dos de la toile ou sur le bas des impressions par le biais d’une
retranscription. La pose de titres est ainsi le lieu de transformations multiples,
engageant le passage d’une image à un discours sur l’image (interprétation),
d’une langue à une autre (traduction), de l’oral à l’écrit (transcription) et du
non-art à l’art (artification).
Comme plusieurs auteurs l’ont mis en avant, si les titres sont un outil
de communication (Hoek 1981 ; Genette 1987), leur traduction soulève
ÉTUDES & ESSAIS

des enjeux spécifiques lorsqu’ils contiennent des références socioculturelles


sans équivalent chez le public-cible (Iliescu 2001 ; Cachin 2006). Les titres
supposent en effet des contraintes fortes, puisqu’il ne s’agit pas uniquement
de traduire un texte, mais aussi de lui donner un format particulier qui cor-
responde à celui d’un titre. L’exigence de concision qui caractérise l’écriture
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d’un titre rend difficile l’emploi de certaines stratégies, telles que la glose
ou la paraphrase, habituellement utilisées en traduction (Jaccomard 2018 :
52
77). Ces contraintes liées à l’adoption d’un format conventionnel sont alors
susceptibles d’introduire des transformations plus ou moins importantes,
pouvant aller jusqu’à une réintitulation (Ladmiral 2010 : 27), au moment
du passage du texte-source à son inscription scripturale sous forme de titre.

“Those are not titles” : reformulation et généralisation


Mai 2011. Cg’ose Ntcõx’o (~1950-†2013), une artiste au Kuru Art Project
depuis 1992, rejoint l’imprimeur dans la salle d’impression pour discuter du
titre à donner à sa nouvelle linogravure [Ill. 1]. Elle commence par lui expliquer
en naro qu’elle a dessiné des tchibi (colombes), quelques plantes, un arbre, dont
elle ne mentionne pas l’espèce, et plusieurs animaux. Elle précise ensuite, en
indiquant les diverses formes de cornes, que chacune est caractéristique d’un
animal différent. L’animal avec des cornes en forme de parenthèses () est le cẽé
(gnou, Connochaetes taurinus), celui avec des cornes en )) est le dùù (éland du
Cap, Taurotragus oryx). Elle distingue également deux animaux avec des cornes
droites, celui avec les plus courtes est le dqãe (steenbok, Raphicerus campestris),
l’autre avec des cornes plus longues est le cgóò (oryx, Oryx gazella). Pendant ce
temps, l’imprimeur prend des notes : « Birds (dove), Trees + plants, Antelopes ».
Lorsque Cg’ose Ntcõx’o s’arrête, l’imprimeur se tourne vers moi et me dit :
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— « You see, when you ask for a title they don’t give you a title, they
just start to describe everything they put in it. So I take some notes and
I try. But what am I suppose to do ? Those are not titles ». Je lui demande
alors en anglais s’il y a quelque chose de particulièrement important dans le
dessin. L’imprimeur traduit ma question en naro à Cg’ose Ntcõx’o qui répond :
— « Tout est important dans ce dessin. C’est ce que nous mangeons :
de la viande, beaucoup de viande, des plantes et des oiseaux. C’est ce qui
nous fait vivre ».
L’imprimeur annonce alors qu’il a besoin d’y réfléchir. Il conserve la liste et
décide de reporter à plus tard la pose du titre, qu’il fixera, seul, quelques jours
après, sous la forme : Antelopes, wildebeest and birds.

Comme dans cet échange entre Cg’ose Ntcõx’o et l’imprimeur, la pose


d’un titre se déroule généralement sous la forme d’une discussion plus ou
moins dirigée entre l’artiste et l’un des administrateurs, avec l’idée d’identifier
les éléments représentés, d’expliciter leur(s) signification(s) et de s’accorder
sur un ou plusieurs terme(s) à même de refléter ce contenu. Il est alors
fréquent que les artistes donnent une énumération descriptive relativement
détaillée des éléments figurés. Ces « longues » descriptions, en l’occurrence,
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1. Cgoise (Cg’ose Ntcõx’o), Antelopes, wildebeest and birds, 2011


Linogravure, 57 x 43 cm (©Kuru Art Project, D’kar, Botswana, cl. Julien Monney)

s’accordent mal avec le format de titre adopté au Kuru Art Project. Inscrits
au dos de la toile ou, dans le cas des impressions, directement au bas de la
ÉTUDES & ESSAIS

linogravure entre le numéro d’édition, d’un côté, et la date et la signature,


de l’autre, les titres prennent une forme relativement concise, se limitant
à un nom commun, ou à quelques mots assemblés en une énumération
descriptive (comme dans le cas de Antelopes, wildebeest and birds), ou à une
ébauche de narration (par exemple, Man hunting an eland). De ce point de
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vue, il est rare que les artistes soumettent un titre qui soit immédiatement
considéré par les administrateurs comme « prêt à l’emploi ». Au contraire,
54
afin que le contenu final corresponde au format souhaité, les administra-
teurs procèdent le plus souvent à une reformulation des propos de l’artiste.
L’opération ne se résume alors pas à traduire un contenu linguistique vers
un autre, mais implique également des processus de généralisation et de
sélection. Certains éléments, tels que les plantes, disparaissent du titre, tandis
que d’autres sont regroupés sous un terme générique ; des termes spécifiques
tels que oryx, eland et steenbok sont finalement résumés par l’appellation
générale Antilopes.
Ces cadrages linguistiques introduisant un décalage entre « ce que la toile
montre et la représentation construite par le titre » (Bosredon 1997 : 212)
ne sont pas propres au Kuru Art Project. Mais, l’une des particularités ici
est que les administrateurs ne traduisent pas des textes qui existeraient
ensuite séparément et pourraient être lus et comparés par d’autres, mais
ils les produisent. Les énoncés de départ disparaissent en effet au cours
du processus pour ne laisser, en définitive, que la version traduite. En
outre, les titres étant déterminés dans l’interaction, le contenu n’est pas
nécessairement choisi, ni même énoncé par l’artiste – le terme général
antilope n’ayant pas d’équivalent en langue naro –, mais choisi a posteriori
par le traducteur.
Ces transformations ne sont pas sans effets sur le sens produit. Dans le
cas présent, l’idée d’abondance exprimée par Cg’ose Ntcõx’o, aussi bien
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oralement que visuellement, dans la quantité et la diversité des espèces en
présence, n’est que partiellement conservée dans le titre. Ainsi, alors que
Cg’ose Ntcõx’o souligne que « tout est important dans ce dessin », le titre
donné finalement au tableau en réduit drastiquement la complexité et la
richesse descriptive pour ne garder que quelques termes. L’objectif visé ne
semble alors pas tant de respecter le discours de l’artiste que d’en donner une
forme condensée qui s’accorde avec le format recherché. De fait, si le titre
retranscrit partiellement l’identification des sujets représentés, en revanche,
il ne tient pas compte du sens que Cg’ose Ntcõx’o projette sur ces éléments.
Cette limite traductionnelle n’est pas rare au Kuru Art Project. Il est
fréquent en effet que les artistes, à l’image de Cg’ose Ntcõx’o, aient recours
à des valeurs d’ordre affectif ou aesthésique 10 pour parler de ce qu’ils, ou
elles, ont dessiné. La représentation d’une plante ou d’un animal donné est
ainsi susceptible de recouvrir pour son auteur une dimension expérientielle,

10.  Cf., à ce sujet, la typologie des registres de valeurs proposée par Nathalie Heinich (2017 :
245-258). Le registre aesthésique se caractérise par une « prééminence accordée à la sensation » ;
il comprend « les valeurs de plaisir, de gourmandise, de sensorialité et de sensualité » (Ibid. : 248).
Le registre affectif est, quant à lui, associé à l’attachement, à l’émotion, au sentiment (Ibid. : 252-253).

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sensorielle, spatiale, temporelle et affective importante. Or, si ces valeurs


et les connaissances qui les sous-tendent peuvent facilement trouver une
55
résonance à l’échelle de D’kar ou de la région de Ghanzi, elles ne sont pas
aisément traduisibles pour des spectateurs étrangers à ce contexte cultu-
rel particulier. Comment rendre compte du goût pour une plante ou un
animal, ou de leurs qualités nutritives, à quelqu’un pour qui le terme de
dqãe pas plus que l’aspect de cet animal, ou le biotope qui lui est propre,
ne signifient quoi que ce soit ?
Régulièrement confrontés à ce type de décalage énonciatif, l’un des enjeux
pour les traducteurs-interprètes est de trouver les moyens de réduire ce
décalage existant entre la « capacité monstrative d’une image, c’est-à-dire ce
qu’elle donne à voir, et sa capacité représentationnelle, c’est-à-dire ce à quoi
elle renvoie » (Schaeffer 2001 : 19). Toutefois, si les opérations de traduction
doivent rendre intelligible un contenu dans l’univers de référence du public-
cible, elles engagent également un mouvement de décodage et de recodage
des propos de l’auteur, pouvant entraîner de multiples transformations.

Limites traductionnelles
Si le passage de l’oral à l’écrit s’accompagne de processus de sélection,
de généralisation et de reformulation, le passage d’une langue à l’autre et
les fréquentes limites rencontrées par les compétences traductionnelles des
divers intervenants exigent d’autres formes d’aménagements. De ce point
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de vue, les connaissances naturalistes mobilisées par les artistes dans leurs
images et leurs propos constituent un défi traductionnel de taille, non seu-
lement parce que le champ expérientiel sur lequel ils s’appuient n’est pas
forcément intelligible pour les destinataires, mais aussi parce qu’ils emploient
un vocabulaire qui n’a pas toujours d’équivalent dans la langue-cible.
La grande majorité des sujets représentés relève de la faune et de la flore du
Kalahari, présentes dans plus de 80 % des gravures et des peintures réalisées
au Kuru Art Project. Dépeignant grands et petits mammifères, mais aussi
oiseaux, insectes et plantes endémiques, ces représentations témoignent
d’un savoir naturaliste parfois très spécialisé, à l’instar des nombreuses
plantes alimentaires et médicinales connues et consommées par la plupart
des artistes. À l’intérieur de ce vaste champ de connaissances, un nombre
non négligeable de termes naro ne figure pas dans le dictionnaire naro-an-
ÉTUDES & ESSAIS

glais (Visser 2001 [1994]). Cela concerne particulièrement les noms de


plantes, d’oiseaux et d’insectes, dont certains ne sont pas répertoriés et qui
apparaissent sans traduction, ou bien avec une traduction approximative
se résumant à une simple indication, telle que « berries », « small plant »,
« insect (can fly) », voire renvoyant à plusieurs déterminations spécifiques
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précises mais contradictoires, comme dans le cas de cari, traduit en anglais :


« quail (coturnix delegorguei, turnix sylvatica), francolin, sandgrouse 11 = caille
56
(caille arlequin, turnix mugissant), francolin, pterocles ».
Il est important de souligner que le travail de transcription de la langue
naro et sa traduction vers l’anglais sont relativement récents. Avant 1990, la
transcription du naro n’était pas encore formellement arrêtée. Il existait alors
des listes de mots établies par des ethnologues (principalement le Bushman
Dictionary de Dorothea Bleek [1956] et la Nharo Wordlist with Notes on
Grammar de Alan Barnard, publiée en 1985). Mais le véritable travail de
transcription de la langue a débuté en 1991, avec la mise en place, à D’kar,
du Naro Language Project, sous l’impulsion de deux membres de l’Église
chrétienne réformée des Pays-Bas, puis s’est concrétisé, en 1994, avec la
parution du premier dictionnaire naro-anglais. Initialement conçu dans une
perspective missionnaire, ce travail a, encore aujourd’hui, comme principale
ambition la traduction de la Bible. Par conséquent, le savoir naturaliste, bien
qu’il soit partiellement intégré au dictionnaire, occupe une place secondaire,
et n’a jamais donné lieu à une étude d’identification systématique.
On peut également relever que, dans les discussions qui conditionnent
le choix d’un titre, aucun autre ouvrage de référence n’est utilisé. Alors que
des guides illustrés de détermination de la faune et de la flore auraient pu
servir à définir plus précisément les espèces représentées, de tels outils n’ont
jamais été mobilisés durant mes observations et, d’ailleurs, aucune de ces
publications ne se trouve à l’atelier. En outre, bien qu’il existe quelques
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livres d’ethnobotanique consacrés aux populations naro (Story 1958 ; Steyn
1981 ; Barnard 1985), ils se prêtent difficilement à une utilisation dans
ce contexte. Non seulement tous ont été publiés avant les années 1990
et ont adopté des systèmes de transcription phonétique significativement
différents de l’actuel 12, mais seul l’un d’entre eux (Story 1958) propose une
documentation visuelle des plantes (photographies, dessins). Dès lors, le
dictionnaire naro-anglais étant l’outil le plus fréquemment utilisé, et bien
souvent aussi le seul, ses lacunes de traduction affectent directement la qualité
et la précision des titres élaborés par les administrateurs du projet (cf. infra).

11.  Les noms en anglais désignent des espèces d’oiseaux différentes.


12.  Le dictionnaire naro-anglais (Visser 2001) utilise l’alphabet romain, tout en indiquant également
l’équivalent dans le système conventionnel de notation Api (alphabet phonétique international). Les
transcriptions précédentes, comme celles adoptées par Alan Barnard (1985), combinent plusieurs
systèmes de transcription phonétique différents. Ainsi, par exemple, la plante médicinale, la « griffe
du diable » (Harpagophytum procumbens) orthographiée g//a.te.n//abu dans Barnard (Ibid. : 54)
prend la forme xgaá tsi nxabo (//xaá tsi //nabo) dans le dictionnaire naro-anglais (Visser 2001).

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Entre précision et approximation


Face à l’impossibilité de traduire adéquatement un contenu, les traduc- 57
teurs doivent le plus souvent choisir entre conserver le signifiant de départ en
naro, accompagné éventuellement d’une glose, ou formuler une traduction
approximative en anglais.
Le maintien de termes en naro concerne principalement les titres com-
prenant des noms de plante(s). En effet, lorsqu’un nom de plante est spé-
cifié, il apparaît près de trois fois sur quatre (121/167) en naro. Comme
souligné précédemment, cela peut s’expliquer par le fait que la flore du
Kalahari est non seulement traduite de manière lacunaire dans le diction-
naire naro-anglais, mais aussi et surtout qu’elle est largement méconnue
du public auquel ces œuvres s’adressent. De ce fait, lorsqu’un nom naro
figure dans un titre, il est souvent accompagné d’une glose en anglais
destinée à restituer une part du signifié. Cela peut prendre la forme d’un
dédoublement généralisant du terme naro, par exemple Kãa plant, ou
de l’ajout, entre parenthèses, d’une explication telle que Xuu xuua plant
(Headache medicine). Dans les deux cas, néanmoins, si le nom conserve
sa précision pour un locuteur naro – Kãa étant le nom vernaculaire pour
une cucurbitacée comestible, l’Acanthosicyos naudianus, et Xuu xuua, celui
de Kalanchoe lanceolata –, en revanche, pour des personnes étrangères,
parler de Kãa plant ou de Xuu xuua plant est probablement porteur d’une
forme d’exotisme ou d’étrangeté, mais n’évoquera sûrement pas le champ
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particulier de connaissances et d’expériences lié à ces plantes. Le titre reste
ainsi fidèle aux propos de l’artiste, mais n’informe que partiellement sur
les contenus référentiels et culturels qui y sont rattachés.
Dans le cas d’une traduction approximative, le contenu original est
escamoté pour le rendre intelligible à des lecteurs ne partageant pas les
référents culturels auxquels renvoient les termes employés par les artistes
(Folkart 1991 : 155). La précision initiale des termes, tout comme les
connaissances auxquelles ils se réfèrent, tendent ainsi à disparaître pour
ne laisser que des titres génériques. Par exemple, les divers types d’oiseaux
figurant dans les gravures ou les peintures sont, dans près d’un titre sur
deux, désignés simplement sous l’appellation « Bird(s) ». En définitive, seuls
les oiseaux les plus familiers pour un large public sont traduits en anglais
de manière spécifique 13. Cela concerne en premier lieu les autruches, les
ÉTUDES & ESSAIS

pintades, les outardes kori, les chouettes, les colombes, ou bien encore
les cigognes.

13.  À noter que la précision des noms donnés en anglais se limite le plus souvent à l’ordre, voire
parfois à la famille, et ne va généralement pas jusqu’à en préciser l’espèce.

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Ces défauts de traduction ne sont pas sans conséquences sur la manière


de percevoir les peintures et gravures. En effet, au lieu de rendre compte
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des connaissances et des expériences personnelles des artistes, l’usage de
termes génériques les réduit à quelques mots-clés, Birds, Plants, Veldfood,
Insects qui en font de simples illustrations de l’environnement du Kalahari,
détachées de toute forme de savoir spécifique. Il existe par conséquent un
certain décalage entre les demandes d’explicitation émises par les admi-
nistrateurs et les modalités de traduction qui, finalement, ne permettent
pas, bien souvent, de conserver la spécificité des savoirs. Tandis que, d’un
côté, les limites traductionnelles rencontrées et les contraintes associées au
format conventionnel du titre reviennent à en simplifier le contenu, de
l’autre, les bricolages nécessaires pour aménager, malgré tout, la pose d’un
titre peut entraîner des transformations en chaîne conduisant à en modifier
significativement le sens.

De quelques glissements interprétatifs


11 mai 2013. La coordinatrice rejoint dans la salle des peintures Cg’ose
Ntcõx’o, afin de fixer le titre de l’une de ses peintures [Ill. 2] qui doit être envoyée
dans l’après-midi à la National Art Competition. L’assistante administrative
(T1), secondée par une jeune femme (T2), présente à ce moment-là pour vendre
des tissus peints à la main assurent les traductions du naro à l’anglais. Plusieurs
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autres personnes sont également présentes dans la salle. La coordinatrice (Co)
commence par demander [en anglais] à Cg’ose Ntcõx’o le titre qu’elle souhaite
donner à sa peinture. L’artiste ne répond pas et la coordinatrice enchaîne en
désignant un élément figuré sur la toile :
Co : — « What is this bird ?
T2 [après un bref échange en naro avec l’artiste] : — I don’t know the name
of this bird in English ».
Aucun des locuteurs naro présents dans la salle ne connaît le terme anglais.
L’assistante administrative part chercher le dictionnaire naro-anglais (Visser
2001). Mais elle ne trouve pas le nom donné par Cg’ose Ntcõx’o dans la liste des
oiseaux. Elle discute en naro avec l’artiste.
T1 : — « She says that the bird has thin legs and black and white feathers.
T2 : — Isn’t it the same bird that the one on Qãetcao Moses’ painting ? You
know, the painting of the calendar.
Moi : — You mean the storks ?
Co : — No, it doesn’t look like a stork.
T1 [après en avoir discuté en naro avec Cg’ose Ntcõx’o : — She says that it is
not the same bird. This bird is smaller, but has also black and white feathers.
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Le mari de la coordinatrice :
— Could it be an egret ? »
59
L’assistante administrative traduit
en naro aigrette par le terme ghòè
xanese. Le nom est différent de celui
donné au départ par Cg’ose Ntcõx’o,
mais d’après elle il s’agirait d’un
­oiseau similaire.
Co : — « Do you have anything
special in your culture about this
bird ? Is it a sacred bird ?
T1 [après une discussion avec les autres
personnes présentes dans la salle] :
— Some say that these birds are
sometimes called “cow’s birds”,
­because you know in our language
ghòè means cow.
Co : — Do you have any stories on
this bird ?
T1 [sans réponse de Cg’ose Ntcõx’o] :
— By us, we sometimes say that
these birds count the cows.
Co : — Okay… So, can we call
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that painting Bird that counts 2. Cgoise (Cg’ose Ntcõx’o), Bird that counts cows, 2013
cows ? ». Huile sur toile (©Kuru Art Project, D’kar, Botswana,
La proposition est validée. cl. Leïla Baracchini)

Ces échanges illustrent les tentatives réitérées de la part de la coordinatrice


pour donner un sens à ce tableau. De fait, les négociations qui accompagnent
le choix d’un titre ne se limitent pas à une traduction et à une transcription
du discours de Cg’ose Ntcõx’o, mais visent à en (ré-)orienter le contenu.
Par ses questions, la coordinatrice cherche délibérément à s’éloigner des
descriptions naturalistes données par Cg’ose Ntcõx’o, pour y substituer
des significations culturelles se situant dans les domaines du sacré ou du
mythe ; thématiques à même, selon elle, de doter l’œuvre d’une profondeur
ÉTUDES & ESSAIS

herméneutique et de répondre aux attentes présupposées des acheteurs.


On voit là toute l’ambiguïté du travail de traducteur, qui s’efforce de
rendre visible la spécificité culturelle de ces objets, mais dans les limites de
ce qui peut être reconnu par lui-même tout d’abord, puis par le public.
Ainsi, paradoxalement, tout en voulant resituer les sujets dépeints dans la
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culture « naro » ou « san », le processus de traduction contribue à occulter


les connaissances de Cg’ose Ntcõx’o pour lui substituer une représentation
60
exotique de l’Autre.
La traductrice joue, quant à elle, le rôle de pivot (Simeoni 1998) en venant
donner une signification culturelle à la place de l’artiste, sans toutefois que
l’on sache, en fin de compte – bien que tout le monde s’accorde sur ce
titre –, si cette signification était initialement partagée par Cg’ose Ntcõx’o
et si la peinture en était effectivement porteuse. De fait, le lien entre l’oiseau
peint par Cg’ose Ntcõx’o et le titre donné au tableau apparaît pour le moins
ténu. De même, la référence aux vaches ne semble pas être d’une évidence
limpide comparée aux autres sujets représentés sur la toile.
En essayant de commenter les implicites culturels et de rendre perceptible
au public ce qui lui est étranger, le travail de traduction et d’interprétation
engagé dans la pose du titre a entraîné des glissements successifs au fil
desquels le texte produit s’est éloigné progressivement du discours initial
de Cg’ose Ntcõx’o. Non seulement le contenu de ce dernier a été saisi et
transformé afin de contourner les impasses traductionnelles rencontrées,
mais le sens a également été reconfiguré et adapté pour le rendre intelligible
dans l’univers récepteur. Cette double opération a pour conséquence à la
fois de dégrader le sens initial explicité oralement par Cg’ose Ntcõx’o et de
réinventer un contenu, substituant en l’occurrence ici une identification
spécifique par un contenu narratif.
Ce genre d’opérations n’est pas rare au Kuru Art Project, où les adminis-
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trateurs, soucieux de trouver des titres qui soient condensés (il faut qu’ils se
résument à quelques mots) et efficaces (ils doivent pouvoir communiquer
quelque chose), et idéalement aussi accrocheurs (ils doivent être à même
d’interpeller), cherchent à transformer un contenu descriptif, parfois jugé
« boring », pour le rendre plus attrayant. En effet, du point de vue de la
coordinatrice, le titre accordé à une œuvre ne se limite pas uniquement à
une fonction d’identification de l’objet. Selon elle, un titre « that makes
people think » dote l’œuvre d’une dimension supplémentaire « that might
help to sell ». Dimension herméneutique et valeur économique se retrouvent
ainsi liées, l’imputation d’un sens par l’apposition d’un titre participant
directement de la valeur de l’objet. Au premier objectif – celui de restituer
fidèlement l’intention de l’auteur – s’ajoutent alors d’autres considérations
conduisant à se distancier d’une « simple » description des motifs représentés
pour inventer un nouveau sens, plus à même, selon elle, d’intéresser les
clients et, par conséquent, de faire vendre.

Leïla Baracchini
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Négociations, adaptations et résistances


Les nombreux glissements de sens et le caractère souvent laborieux 61
inhérents aux procédés de traduction ne sont pas sans effets sur la manière
dont les artistes appréhendent les titres de leurs œuvres et l’espace-temps
consacré à l’intitulation de ces dernières. Que ce soit sous la forme d’un
désengagement du sens, d’une résistance ou, au contraire, d’un certain
conformisme vis-à-vis des attentes perçues, voire d’une (ré)appropriation
des moyens d’expression, diverses formes de négociations sont élaborées
pour contourner les limites traductionnelles observées.

Mars 2010. Après un bref échange en afrikaans avec Jan Tcega John (Jtj) 14
au sujet de l’une de ses peintures [Ill. 3], la coordinatrice (Co) explique en anglais
à l’assistante administrative (T1) et à moi-même :
Co : — « The price is now fixed.
But there is still a problem with
the title. I told Jan that it looks
as if the man is inside the tree
and suggested something like
The spirit of the tree. But I guess,
you don’t have anything like
that in your culture ?
T1 [après en avoir discuté en
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naro avec l’artiste] : — Jan
says that the man isn’t inside
the tree. He is hiding himself
behind it. The ostrich is a male,
so it means that a female might
be close with her eggs. The man
is waiting there for the eggs.
Co : — But when I look at
it, the man is so red, that he
doesn’t seem to be hiding. He is
there and the bird is over him. 3. Jan Tcega John,
They look so peaceful together. Ncoakhoe were one with ­nature, 2010
The man seems to be at one Huile sur toile, 62 x 46 cm (©Kuru Art Project,
ÉTUDES & ESSAIS

with nature. D’kar, Botswana, cl. Leïla Baracchini)

14.  Né en 1968 à D’kar, Jan Tcega John a rejoint le Kuru Art Project en 2005. Scolarisé pendant
plusieurs années, il a appris à lire et à écrire le setswana. Sans être totalement à l’aise avec l’afrikaans
et l’anglais, il est en mesure de comprendre et de parler ces deux langues.

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Jtj [en anglais] : — Just help me, I’m trying to tell you many things.
[Il continue de parler en naro, mais l’assistante administrative ne traduit pas.]
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Co : — We could make a title about red skin. Isn’t it the way you call
yourself ? Ncoakhoe ? Your ancestors were close to animals and to nature.
They were almost the same. They could talk with animals.
T1 : — [après en avoir discuté en naro avec Jan Tcega John] : Jan seems to
agree for a title like that. For me, it’s the first time to hear such a thing.
Co : — In their old stories, there is no clear line between animals and
humans. It’s as if they are all the same. Human can turn into animals
and animals into human. Could we not say Red man with nature ?
[L’assistante administrative traduit en naro à Jan Tcega John, qui répond
directement en anglais.]
Jtj : — When I did this painting, I wasn’t thinking on the title. So you can
just put it the way you want. This thing about old people close to nature
and animal is ok. We are Ncoakhoe.
Co : — Ok, let’s write : Ncoakhoe were one with nature ».

Face à l’impossibilité de contrôler le contenu final du titre, il arrive que


les artistes décident de se désengager partiellement du processus de mise
en mots pour en déléguer la responsabilité aux administrateurs du projet.
Dans la situation décrite ici, le retrait de Jan Tcega John met en évidence
l’acte de domination que la mise en mots des images est susceptible d’im-
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pliquer. Le passage d’un mode d’expression à un autre ne se fait pas sans
une certaine violence, les échanges autour du choix du titre pouvant devenir
le lieu de reproduction de rapports de pouvoir. Si, comme l’a souligné
Michel Callon, « traduire, c’est également exprimer dans son propre lan-
gage ce que les autres disent et veulent » (1986 : 204), il apparaît ici que
la coordinatrice se retrouve engagée de par son écriture et les traductions
que cet acte suppose dans un processus non seulement de représentation,
mais véritablement d’invention des cultures. Ainsi, au cours du procédé
d’intitulation, une scène de chasse peut-elle se trouver transformée en une
représentation de la symbiose des San avec la nature. Un choix qui, en
l’occurrence, ne vise pas à retranscrire fidèlement la perspective de Jan Tcega
John, mais à reproduire, à des fins commerciales, une certaine conception
idéal-typique des « hommes du bush », susceptible de faire écho à tout un
imaginaire autour des San en tant que peuple en phase avec la nature.
Mais ces réinventions ne sont pas toujours validées par les artistes, qui
peuvent au contraire s’opposer plus ou moins directement aux propositions
des administrateurs.

Leïla Baracchini
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Cyan
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Mars 2010. La scène se passe à l’atelier, en présence de la coordinatrice du


projet (Co), de l’assistante administrative (T1), de Qhaqhoo (Xgaoc’õ X’are) 15 et
63
de moi-même. La discussion se déroule autour d’une peinture de Qhaqhoo [Ill. 4].
Co : — « I like very much this painting with the lizard in the air. Why did
you put the lizard in the middle of the sky ?
T1 [après en avoir discuté en naro avec Qhaqhoo] : — He says that it was
a mistake. At the time he drew the lizard, he wasn’t thinking to put the
blue for the sky.
Co : — But it’s very nice the way it is now. It really looks as if the lizard is
jumping in the air. [Rires.] Well, Qhaqhoo explain to us what did you draw.
T1 : — He says that it’s morning time, when all animals are outside browsing.
Co : — Ok, it’s again the story of the book 16. So it could be a title like
Morning time. But we can choose another title. We don’t need to stay close
to the story. What do you think ? [L’assistante administrative pose en naro la
question à Qhaqhoo.]
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4. Qhaqhoo (Xgaoc’õ X’are), Two lizards and two birds, 2010


Huile sur toile, 92 x 61,5 cm
(©Kuru Art Project, D’kar, Botswana, cl. Julien Monney)
ÉTUDES & ESSAIS

15.  Né au début des années 1970, Xgaoc’õ X’are, de son nom d’artiste Qhaqhoo, est l’un des tout
premiers artistes à avoir intégré l’atelier en 1991.
16.  Répondant à une commande pour illustrer un livre pour enfants, Ostrish and Lark (Nelson
2012), les artistes ont réalisé une série des peintures dont certaines n’ont pas été retenues pour le
livre. Ces peintures, à l’instar de celle discutée dans cet extrait, ont alors été mises en vente.

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T1 : — He suggests Two birds, two lizards and two kudus.


Co : — I would have kept the title around this lizard. But that’s my way of
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thinking, one day I will tell you the whole story of this lizard !
T1 [après avoir traduit en naro à Qhaqhoo] : — He is now saying that he
wants Two lizards and two birds.
Co : — For me, it looks so much as if this lizard is jumping on the tree
or out of it, or maybe it’s falling from the tree. It could be something like
Jumping lizard. Isn’t it possible that a lizard jumps like this ?
T1 [après avoir posé en naro la question à Qhaqhoo] : — Maybe sometimes you
can see it in the air. [Elle imite avec sa main un lézard tombant d’un arbre.]
Co : — Yes, you see. Well, let’s see what title we already have.
Moi : — Morning time, Two birds and two lizards and Jumping lizard.
Co : — It could be Accident for the lizard falling.
Moi : — It could be quite funny. In French, as well as in English I believe,
“accident” means at the same time the fall and the fact that you did
something without purpose, “by accident”.
T1 [après avoir expliqué en naro à Qhaqhoo] : — Qhaqhoo is saying that
in Naro we also have these two meanings. It shows that even the artist can
make mistakes. Myself, I don’t know this meaning. It’s the first time I hear
something like that.
Co : — Ok, so now Qhaqhoo, what title do you want ?
[L’assistante administrative traduit à Qhaqhoo qui répond.]
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Qhaqhoo : — Two lizards and two birds.
[La coordinatrice commence à écrire sur le dos de la toile, puis s’interrompt.]
Co : — Did he understand well what we were saying. Is it clear for him
that we were meaning Accident as a title ? Such title can make people think.
They will surely like this and it might help to sell. Can you please ask him
again ? [L’assistante administrative traduit à Qhaqhoo.]
T1 : — This time, he chose Jumping lizard ! This is not possible ! He always
changes his mind !
Co : — Ok, tell him again all the titles, so that he can make a final choice.
[La traductrice reprend la liste des propositions.]
T1 : — He wants Two lizards and two birds. [Cette fois, la coordinatrice écrit
le titre au dos de la toile. Qhaqhoo sort du bureau. On l’entend répéter plusieurs
fois en anglais “Politic, politic, politic”.]
T1 : — He says that you play politics with him ! ».
L’emploi du terme « politique » par Qhaqhoo montre comment, dans ces
relations entre un objet, son auteur, un/des médiateur/s, le traducteur et
une audience fictive mais bien présente, se jouent également des rapports
de pouvoir relatifs à la possibilité de déterminer et de contrôler l’identité de
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l’objet. Il rappelle que la traduction est aussi une zone de tension (Simon
1996) qui s’inscrit dans des rapports asymétriques aux moyens d’expression
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(Niranjana 1992 : 2 ; Venuti 1998 : 158 sq.). Ce qui, d’un côté, est conçu
comme une mise en sens, afin de favoriser la rencontre entre l’œuvre et le
spectateur, en donnant à ce dernier matière à « réfléchir », est conçu, de l’autre,
comme une tentative d’imposition d’une logique conceptuelle étrangère,
subvertissant le sens jusqu’à mettre en doute le savoir-faire de l’artiste.
Tout comme avec Qhaqhoo, il arrive que les artistes opposent une résis-
tance aux tentatives de « recodage » des administrateurs, que ce soit en refu-
sant ouvertement leurs propositions ou, indirectement, en faisant échouer
toute tentative de mise en sens de l’objet. En effet, malgré les arguments
promotionnels (« People will like this ») et économiques (« It might help
to sell ») avancés par les administrateurs, il n’est pas rare que l’auteur de
l’œuvre signifie explicitement, lors de la pose des titres, qu’il n’y a aucun
lien narratif à tisser entre les divers éléments figurés dans l’image, aucune
pratique culturelle, aucun récit ou aucun mythe à y rattacher, ou encore
aucune signification socioculturelle à rechercher.
Notons, toutefois, que la non-adaptation des discours au champ de
compréhension du public ne relève pas nécessairement d’une résistance de
la part des artistes, mais qu’elle peut être liée, au contraire, à la conviction
que le public partage avec eux une compréhension de l’importance des sujets
représentés. Ainsi, l’artiste X’aga Tcuixg’ao devait me confier à propos de
sa peinture intitulée Morama plant :
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« J’ai dessiné cette plante pour montrer que nous, les Bushmen, nous avons notre propre
nourriture, nos propres plantes que nous pouvons manger. C’est ce que j’ai voulu mon-
trer. Parce que les gens aiment les cgùi 17, ils achèteront la peinture » (ma traduction).

Pour X’aga Tcuixg’ao, la simple évocation visuelle et discursive des


morama (Tylosema esculentum), l’une des plantes les plus cueillies, consom-
mées et appréciées par les populations naro et qu’elle-même connaît et
ramasse depuis son enfance, doit suffire à susciter l’envie chez le spectateur.
De son point de vue, l’évidence de l’importance nutritive de cette plante
pour les Bushmen doit permettre de transformer une ressource alimentaire
en une ressource économique, tout en symbolisant par ailleurs la richesse
et la différence de la « culture bushmen ».
À l’inverse, le constat d’une non-congruence des univers référentiels
ÉTUDES & ESSAIS

incite certains des artistes à investir les cadres conceptuels et les valeurs
du public – ou, pour le moins, ce qui a été compris de ces cadres et de ces
valeurs –, de façon à agir sur les spectateurs à partir des codes présupposés

17.  Le terme morama ou marama vient du setswana. En langue naro, les graines sont appelées cgùi
et les tubercules càm. Les deux sont comestibles.

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de ces derniers. À cet égard, alors même que la direction du Kuru Art
Project vise, depuis les débuts, à privilégier une expression spontanée avec
66
un minimum d’interférence plutôt qu’un art formaté au goût du public
(Scheepers 1991), les interactions qui entourent le choix des titres parti-
cipent indirectement de la mise en place d’un langage commun entre les
artistes et le public, et ce, grâce à l’acte médiateur des administrateurs.
Les questions posées, les limites traductionnelles rencontrées, ou encore
les propositions émises contribuent à véhiculer auprès des artistes une
certaine conception des attentes et des connaissances des acheteurs en
venant indirectement ­marquer une distinction entre l’intelligible et le
non-intelligible, l’intéressant et l’ennuyeux, le cadre et le hors-cadre. Ce
faisant, les procédés d’intitulation induisent une forme de pidginisation
(pour reprendre le terme employé par Paula Ben-Amos [1977]) de cet
art, en amenant les artistes à adapter leur expression iconographique et
verbale par voie de simplification aux limites de ce qu’ils pensent pouvoir
être compris et apprécié par un large public.
Aussi certains artistes choisissent-ils de restreindre volontairement leur
propos afin de (re-)produire un sens qui se base sur et fasse appel aux
connaissances préalables du public. Pour cela, ils tendent non seulement
à attirer l’attention sur les sujets aisément reconnaissables et, en premier
lieu, sur la grande faune, mais ils reprennent et reproduisent également
une perspective générique telle que : « C’est juste un arbre, n’importe quel
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arbre ». Cette simplification ne se limite pas au titre, elle est susceptible
de gagner également l’image, par l’adoption d’un langage iconographique
aisément communicable. Par exemple, dans certaines peintures ou gravures,
ce n’est pas une plante spécifique qui est représentée, mais simplement
« a plant shape », afin attirer l’attention sur la grande faune, jugée, quant à
elle, très attractive :
« La majorité du temps, j’essaie de dessiner de sorte que mes dessins plaisent aux gens.
C’est pour cette raison que, la majorité du temps je dessine les animaux que la plupart
des gens aiment, comme la girafe, le buffle et l’éléphant. Généralement les gens préfèrent
les grands animaux » (Gamnqoa Kukama, ma traduction).

Pour la rendre instantanément lisible, les artistes cherchent à doter


l’image d’un contenu dont le spectateur possède déjà les clés de lecture. La
juxtaposition de grands animaux peut ainsi être conçue comme pouvant
s’inscrire dans l’expérience touristique et culturelle des visiteurs, en faisant
notamment écho aux safaris, dans une prolongation de l’idée de « tableaux
de chasse » ou de « listes à cocher » énumérant et remémorant les éléments
vus, comme dans Three Elephants, gemsbok and eland.
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Enfin, certains artistes considèrent les titres comme un moyen d’établir


un dialogue avec le spectateur. La compréhension de certains codes et
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valeurs peut alors être utilisée voire détournée par les artistes pour créer
un autre sens, afin de faire voir aux spectateurs les problématiques qui les
touchent directement, les artistes se « traduisant » eux-mêmes – en somme –
dans l’idée d’agir sur les représentations du public. La reproduction de
stéréotypes culturels sur les « Bushmen » (comme l’art rupestre ou la chasse
à l’arc) peut alors être employée pour venir interpeller le public sur les
conditions de vie actuelles de l’artiste. Lors de mon enquête, ce parti pris
se retrouvait principalement dans le travail de Thamae Kaashe et de Jan
Tcega John, les deux seuls artistes pouvant comprendre l’anglais, le parler
et occasionnellement le lire, bien qu’avec difficultés. Ces compétences lin-
guistiques leur permettaient de mieux négocier et contrôler le processus de
traduction et de transcription, mais aussi d’avoir un accès plus direct aux
commentaires des acheteurs et de pouvoir ainsi s’adapter à leurs attentes
et perceptions, ou bien jouer avec elles. Dans cette perspective, les deux
hommes soumettaient fréquemment des titres déjà élaborés, parfois même
directement formulés en anglais, qui intégraient une dimension narrative
ou conceptuelle, tels que Artist’s life ou The Hare is the heart of gemsbok. Afin
de limiter au maximum les interventions extérieures, Jan Tcega John avait
même entrepris, en 2010, d’écrire lui-même le titre de ses linogravures en
utilisant le dictionnaire naro-anglais. Néanmoins, cette démarche restait
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rare et ne leur donnait pas la possibilité, à ce moment-là, de s’affranchir
complètement de la présence d’une tierce personne, sollicitée pour vérifier
la justesse des termes et de l’orthographe.
v
Dans cet article, j’ai voulu montrer l’intérêt de prêter attention aux
phénomènes de traduction interlinguistique et sociale impliqués dans le
choix d’un titre, afin de saisir la manière dont s’opèrent des transforma-
tions de sens, de valeur et de statut au cours du processus d’artification.
Dans le cadre d’une réflexion sur la production et la vente d’objets d’art en
contexte postcolonial, la pose des titres offre une situation d’observation
privilégiée, car porteuse d’enjeux représentationnels importants. Au-delà
de la simple transposition d’une convention artistique, elle est au cœur
de multiples procédés de médiation à l’intérieur desquels se croisent, se
ÉTUDES & ESSAIS

rencontrent et se confrontent plusieurs imaginaires : celui de l’artiste sur


son œuvre, celui des traducteurs et des interprètes et ce qu’ils projettent
sur l’œuvre, sur son auteur, ainsi que sur la culture dont il est issu et, enfin,
celui supposé du public destinataire de l’œuvre. Dans ce jeu de relations,
c’est non seulement tout le rapport de pouvoir professionnel, culturel et
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social relatif au processus de traduction qui ressort, mais aussi la double


nature de l’activité même de médiation qui, en cherchant à « faire voir »
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l’objet au spectateur, est « ce qui rend visible et ce qui brouille la vision à la
fois » (Heinich 2009 : 24). Si la présence d’un titre peut alors être perçue
comme un moyen de rendre visible et de diffuser les propos des artistes,
sa pose ne s’arrête pas à un simple acte de représentation, mais revient à
engager un véritable travail de (re)création du discours, qui a le pouvoir de
transformer l’objet et le regard que l’on porte sur lui. En ce sens, l’analyse
des processus d’artification en contexte postcolonial nécessite de mener en
parallèle une réflexion quant à la géopolitique de la connaissance dont ils
procèdent et à laquelle ils participent (Quijano & Ennis 2000 ; Mignolo
2001 ; Barriendos 2013 [2009]). Adopter une convention aussi banale en
apparence que l’intitulation d’une œuvre ne limite pas alors ses effets à
ceux escomptés lors d’une opération d’artification. Au contraire, l’analyse
proposée ici montre que si le transfert d’une telle convention à D’kar doit
effectivement faciliter la reconnaissance des objets et de leurs auteurs en
tant qu’art et artiste, les procédés de traduction dont il dépend sont sus-
ceptibles à la fois de créer de nouveaux espaces de dialogue et de renforcer
les inégalités dans les moyens de se représenter.
Alors que ces créations picturales ont initialement été conçues comme
de nouvelles sources d’expression et d’autonomie, l’observation du travail
de traduction en jeu dans la pose des titres met en évidence toute l’ambi-
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guïté des opérations d’artification. Tout en visant à la reconnaissance de
ces objets et de ces personnes en tant qu’artistes, elles maintiennent dans
le même temps une définition de ces objets qui renforce les asymétries
des savoirs et légitime le rôle des administrateurs en tant que médiateurs
possédant des ressources nécessaires à l’existence de ces objets. Les limites
traductionnelles des différents intervenants et des supports de traduction
employés, de même que l’application directe d’une convention héritée
des mondes de l’art occidentaux entraînent ainsi un appauvrissement
du sens et des glissements interprétatifs qui contribuent indirectement
à reproduire une forme de violence épistémique, pour reprendre Gayatri
Spivak (1993 : 80-81).
À un autre niveau interprétatif, les modes de généralisation et de simplifi-
cation mis en avant dans cette analyse permettent également de reconsidérer
les modalités qui amènent à concevoir les peintures et gravures réalisées au
Kuru Art Project en tant qu’art touristique (Stephenson 2013). En effet,
bien que les artistes soient en mesure d’adapter leur expression de manière à
s’adresser à un large public, la traduction joue également un rôle non négli-
geable dans la construction d’une représentation simplifiée de ces images.
Les interactions autour des titres montrent que la traduction-interprétation
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participe directement d’une forme d’épuration du discours des artistes sur


l’objet. Par réduction de la précision ou de la complexité informative, le
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processus de traduction transforme le discours initial en quelques éléments
aisément appréhendables. Il tend de la sorte à réduire aussi le contenu
culturel exprimé par l’auteur de l’œuvre en le ramenant à du déjà-connu
qui, tout en facilitant la compréhension de ces images, risque également de
conforter le spectateur dans un système de représentation préexistant. Car
si les traducteurs-interprètes élaborent les titres en fonction de leur propre
champ de connaissances quant aux attentes supposées du public et aux
effets souhaités sur ce dernier, en retour, leurs choix influencent également
les conditions de réception.
Il apparaît ainsi que le fait de donner de nouveaux moyens d’expression
n’est pas en soi la garantie d’un processus d’empowerment. Au-delà de la
question de la capacité des artistes à se représenter, l’analyse des déplace-
ments de sens inhérents au transfert de conventions artistiques en contexte
postcolonial a mis en évidence d’autres enjeux représentationnels, qui se
manifestent notamment lors de la pose de titres. Saisir le pouvoir mais
aussi les limites représentationnelles de ces expressions graphiques demande
alors d’explorer pleinement la façon dont les discours sont reçus, compris,
interprétés et transformés au cours des processus de traduction, et ce, tant
du point de vue interlinguistique que social.
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Université de Neuchâtel
Institut d’ethnologie, Neuchâtel (Suisse)
Leila.baracchini@bluewin.ch

ÉTUDES & ESSAIS

MOTS CLÉS/KEYWORDS : artification – traduction linguistique/linguistic translation – sociologie


de la traduction/sociology of translation – intitulation/entitlement – art san contemporain/
contemporary San art – Botswana.

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RÉFÉRENCES CITÉES

70 Akrich, Madeleine, Michel Callon Bates, Karine


& Bruno Latour, eds 2007 « Trajectoire ethnographique :
2006 Sociologie de la traduction. du dialogue au devoir de synthèse »,
Textes fondateurs. Paris, Altérités 4 (1) : 21-37.
Presses de l’École des mines de Paris
(« Sciences sociales »). Ben-Amos, Paula
1977 « Pidgin Languages and Tourist
Angelelli, Claudia V.
Arts », Studies in the Anthropology of Visual
2004 Medical Interpreting and Cross-Cultural Communication 4 (2) : 128-139.
Communication. Cambridge-New York,
Cambridge University Press. Bhabha, Homi K.
Angermeyer, Philipp S. 1994 The Location of Culture.
London-New York, Routledge.
2009 « Translation Style and Participant
Roles in Court Interpreting »,
Bleek, Dorothea F.
Journal of Sociolinguistics 13 (1) : 3-28.
1956 A Bushman Dictionary.
Asad, Talal New Haven, American Oriental Society.
1986 « The Concept of Cultural Translation
in British Social Anthropology », Bosredon, Bernard
in James Clifford & George Marcus, eds, 1997 Les Titres de tableaux. Une pragmatique
Writing Culture. The Poetics and Politics de l’identification. Paris, Presses universitaires
of Ethnography. Berkeley, University de France (« Linguistique nouvelle »).
of California Press : 141-164. 2002 « Les titres de Magritte : surprise
et convenance discursive »,
Asare, Edmund
Linx 47 : 43-54.
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2011 An Ethnographic Study of the Use
of Translation Tools in a Translation Agency. Buzelin, Hélène
Implications for Translation Tool Design.
2004 « La traductologie, l’ethnographie
Kent, Kent State University, PhD.
et la production des connaissances »,
Baracchini, Leïla Meta 49 (4) : 729-746.
2019 Quand l’art vient à D’Kar. Émergence 2005 « Unexpected Allies : How Latour’s
et production d’un art san contemporain. Network Theory Could Complement
Neuchâtel, Institut d’ethnologie / Paris, Bourdieusian Analyses in Translation
École des hautes études en sciences sociales, Studies », The Translator 11 (2) : 193-218.
thèse de doctorat.
Cachin, Marie-Françoise
Barnard, Alan 2006 « À la recherche du titre perdu »,
1985 A Nharo Wordlist with Notes on Grammar. Palimpsestes (hors-série) : 285-296.
Durban, Department of African Studies. En ligne : https://journals.openedition.org/
palimpsestes/410#quotation
Barriendos, Joachín
2013 [2009] « Géopolitique de l’art mon- Callon, Michel
dial : la réinvention de l’Amérique latine 1986 « Éléments pour une sociologie
comme région géo-esthétique », in Catherine de la traduction : la domestication
Grenier, ed., Art et mondialisation. Anthologie des coquilles Saint-Jacques et des marins-
de textes de 1950 à nos jours. Paris, pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc »,
Éd. du Centre Pompidou : 217-222. L’Année sociologique 36 : 169-208.

Leïla Baracchini
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- Folio : p71 - Type : pINT 20-02-12 18:41:03
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Tableaux et titres
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Leïla Baracchini
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RÉSUM/ABSTRACT

Leïla Baracchini,Tableaux et titres : les enjeux de Leïla Baracchini,Tableaux and Titles :The Issues
la traduction dans un atelier d’art au Botswana. of Translation in an Art Workshop in Botswana.
— Cet article porte sur la relation entre tra- — This article discusses the relationship
duction linguistique (passage d’une langue à between linguistic translation and social trans-
l’autre) et traduction sociale (médiation), à lation through a study of the social actions
travers une étude sur le travail social engagé involved in the transformation of objects into
dans la transformation d’objets en objets artworks in a postcolonial context. Based on an
d’art en contexte postcolonial. À partir d’une ethnographic study of a contemporary San art
ethnographie menée dans un atelier d’art san workshop in Botswana, it explores how trans-
contemporain au Botswana, il s’intéresse à lations processes condition and modify the
la manière dont les opérations de traduction definition and status of artworks. To this end,
structurent et modifient la définition des this article examines one particular moment
œuvres et de leur statut. Pour cela, l’attention – the titling of pieces – through which many
est portée sur un espace-temps particulier, la operations of translation are set in motion :
pose des titres, mettant en jeu de multiples the transition from image to discourse on the
processus de traduction : passage d’une image image, from orality to script, from one lan-
à un discours sur l’image, de l’oral à l’écrit, guage to another, and eventually from non-art
d’une langue à l’autre, et du non-art à l’art. to art. Through an analysis of the collabo-
En se fondant sur une analyse des façons dont rative discussions involved in the titling of
les titres se co-construisent dans l’interaction artworks, it highlights the misunderstandings,
entre artistes et interprètes, il met en évidence the reformulations and the shifts in meaning
les malentendus, les glissements de sens et les generated by these operations of translation.
reformulations générés par les opérations de Notably it shows how a differentiated access
traduction. Il montre notamment comment to means of expression has a direct impact on
des différences dans les ressources d’expression the production of meaning and on the capa-
à disposition agissent sur le sens, ainsi que sur city of these pieces to become a new medium
la capacité des objets produits à incarner, pour of representation for their authors. Finally,
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leurs auteurs, de nouveaux moyens de repré- while the contribution of ethnography to the
sentation. Enfin, cet article examine comment study of interlinguistic translations has often
une réflexion sur la traduction linguistique be noted, this article explores how a closer exa-
peut apporter un éclairage sur les processus mination of linguistic translations may provide
de traduction sociale observés sur le terrain new insights into processes of social translation
en ethnographie. observed during ethnographical fieldworks.
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- Folio : p75 - Type : pINT 20-02-12 18:41:03
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Remarques sur le verbe “vendre”


Dire l’échange marchand en guarani
dans les missions jésuites du Paraguay (xviie-xviiie siècle)

Mickaël Orantin

Comment dit-on « vendre » en guarani ? La question, en apparence


triviale et qui pourrait être formulée par n’importe quel anthropologue en
terrain guaranophone, entraîne une réponse simple aussi bien qu’une série
de problèmes complexes. Dans le Paraguay contemporain, les locuteurs
conjuguent le verbe espagnol vender avec les morphèmes personnels du
guarani. Cependant, les dictionnaires jésuites des xviie et xviiie siècles font
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état de termes spécifiquement guarani pour traduire « vendre » : -mbojári
(« faire prendre ») et -me’ẽ hepyrã rehe (« donner avec ce qui deviendra une
dette ») 1. Or, lorsqu’au début du xvie siècle, les Portugais et les Français
débarquent sur les côtes brésiliennes, puis que les Espagnols s’aventurent
dans le Rio de la Plata, tous sont familiers des pratiques commerciales – de
la vente, de l’achat et du paiement –, dont ils ont été témoins et acteurs
sur le Vieux Continent. Si les premières rencontres avec les populations
locales donnent parfois lieu à des affrontements armés, elles produisent aussi
des transactions plus pacifiques, trocs et échanges en tout genre. Plusieurs
sources datées de la première partie du xvie siècle attestent de telles pratiques
(Boidin 2017), mais surtout du problème qui se pose alors : traduire, dans
ÉTUDES & ESSAIS

un sens comme dans l’autre, les termes relatifs à l’échange et au commerce.


Les difficultés ne sont toutefois pas uniquement d’ordre linguistique car,
contrairement aux Européens, les Indiens n’ont jamais rien acheté, vendu
ou payé, et ignorent tout des modalités de l’échange marchand européen.
Ces concepts eux-mêmes leur sont étrangers.
1.  Les traductions proposées dans cet article sont de l’auteur. Lorsque le traducteur est différent,
son nom est signalé en note de bas de page.

L’ H O M M E 233 / 2020, pp. 75 à 104

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