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Dictionnaire du conservatisme
Article « Religion »
On peut distinguer, pour commencer, deux fonctions principales de la religion, qui
recoupent la distinction qu’opérait Bergson entre la « religion statique » et la « religion
dynamique ». La première fonction consiste à donner un ordre, une unité et une stabilité à la
vie des hommes, en fournissant un fondement transcendant à l’organisation sociale et à ses
lois. La seconde fonction consiste à fournir à l’individu un accès pour ainsi dire direct à la
divinité, par la prière, la dévotion personnelle, l’expérience spirituelle voire mystique.
On dira la première « statique », parce qu’elle assure la conservation des corps sociaux
et contribue aussi à les distinguer des autres groupes humains. La seconde est qualifiée de
« dynamique », parce qu’elle tend à mettre en mouvement l’individu, à renforcer son
sentiment d’indépendance à l’égard des déterminations sociales, en même temps qu’elle le
rapproche de tous les autres individus du monde susceptibles d’un même accès à la divinité,
par-delà la diversité des religions statiques particulières. La première fonction ordonne et
particularise les sociétés. La seconde libère et universalise les individus.
La religion n’est donc pas d’une pièce ; elle comporte en elle-même une certaine
tension, entre sa fonction « sociale-conservatrice » et sa fonction « individuelle-libératrice »,
ce qui ne veut pas nécessairement dire une contradiction. Ces deux fonctions se retrouvent en
tous cas toujours mêlées, dans des proportions et selon des arrangements divers, au sein de
toutes les religions réelles (loi et kabbale dans le judaïsme; nature et grâce dans le
christianisme ; charia et mystique dans l’islam).
Au sein du catholicisme, qui nous intéresse ici plus directement, les deux dimensions
sont traditionnellement articulées selon le principe général énoncé par Saint Thomas
d’Aquin : « la grâce ne détruit pas la nature mais la perfectionne » (Somme théologique, I, 1, 8
ad 2) ; autrement dit : les conseils sublimes et révolutionnaires du Christ –qui peuvent
résonner comme une invitation à l’individualisme et à l’émancipation radicale- ne doivent pas
être conçus comme abolissant les préceptes de l’Ancien Testament, mais comme venant les
perfectionner. « Je ne suis pas venu pour abolir mais pour accomplir » dit-il (Mt. 5, 17).
Concrètement : les conseils de miséricorde ne doivent pas être appliqués au mépris de la
justice ; l’égalité entre les hommes (« il n’y aura plus ni homme ni femme, ni Juif ni Grec »)
ne doit pas s’entendre comme supprimant les différences naturelles qui existent entre eux ; le
primat de l’amour ne doit pas s’entendre comme l’abolition du Décalogue, l’inviolabilité de la
conscience individuelle ne doit pas être interprétée comme l’abandon de l’objectivité du bien
au profit du relativisme. La liberté, l’égalité, l’universalité ne sont pas établies par la
suppression des règles, des hiérarchies et des particularités, mais par leur dépassement au sein
d’une perspective plus haute, celle de la vie éternelle.
Il est toutefois bien évident qu’un équilibre aussi délicat entre le statique et le
dynamique n’est pas facile à tenir : deux tentations menacent dès lors le christianisme : la
nature sans la grâce, d’un côté ; la grâce sans la nature, de l’autre. Naturalisme néo-païen
contre humanitarisme post-chrétien. On pourrait dire que toute l’histoire des doctrines
morales et politiques en Occident tient là son noyau originaire. Cela donne, pour fixer les
idées : Aristote et Maurras, d’un côté (la loi naturelle sans l’amour). Montaigne et Rousseau
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de l’autre (l’amour sans la loi naturelle). Et sur le chemin de crête : Saint Thomas d’Aquin et
Bossuet.
Certains critiques radicaux des Lumières en sont donc venus à penser que l’équilibre
catholique était instable, trop difficile à tenir, et qu’il fallait opter pour des religions qui
maîtrisent plus étroitement leur composante dynamique : l’islam et le judaïsme (on lira là-
dessus, par exemple, René Guénon, qui opta pour l’islam et Benny Lévy, qui revint au
judaïsme orthodoxe). D’autres encore, également critiques du christianisme, optèrent
carrément pour un retour au paganisme grec.
A partir de ce programme, dont les deux derniers siècles ont vu la réalisation complète
en Occident, il est possible de définir les différents types de conservatisme, en fonction des
commandements qu’ils se proposent de conserver ou de rétablir. On comprend au passage que
la distinction entre « réactionnaires » et « conservateurs » n’est pas stable, puisqu’une position
conservatrice à une époque donnée a toute chance, du fait de la progression continue de l’idée
libérale, de se retrouver réactionnaire quelques décennies plus tard.
Dans un premier groupe, on pourrait rassembler ceux qui furent réactionnaires dès le
début, c’est-à-dire les traditionnalistes « ultra » pour lesquels le régime monarchique lui-
même était une conséquence de la volonté divine : Joseph de Maistre et Louis de Bonald.
Ceux-là, qui avaient constaté de leurs yeux la nature sanguinairement anti-chrétienne de la
Révolution, refusèrent toutes les innovations dont nous avons fait la liste, en commençant par
le droit au blasphème, jusqu’à l’usure, en passant par le divorce. Ils étaient conservateurs
parce qu’ils étaient catholiques. « La Révolution a commencé par la déclaration des droits de
l’homme, elle ne finira que par la déclaration des droits de Dieu. » écrivait Bonald.
Dans un deuxième groupe, nous placerions ceux qui sont catholiques parce qu’ils sont
conservateurs. C’est la branche positiviste du mouvement conservateur français.
Principalement attachés à la loi naturelle, ils voient dans la religion, dont ils ne sont pas
nécessairement des fidèles, un moyen de protéger, de conserver, de sauver voire de rétablir,
les vérités fondamentales de la politique naturelle –qui recoupent évidemment pour une bonne
part les préceptes du Décalogue. C’est ainsi que des athées ou agnostiques comme Auguste
Comte, Hyppolite Taine et –par excellence- Charles Maurras se prirent d’affection pour
l’Eglise –à cause de ce qui, dans sa doctrine, reste d’Aristote. Ils aiment l’Eglise parce qu’elle
est « l’Eglise de l’ordre », le « temple des définitions du devoir ». Il est, au demeurant,
parfaitement vrai que si l’Eglise catholique continue aujourd’hui d’apparaître comme
l’ennemi principal du progressisme régnant, ce n’est pas à cause de la partie proprement
évangélique de son message, mais du fait de sa défense obstinée, quoique désormais moins
virulente, de la loi naturelle.
Quelques références :
Auguste Comte, Système de politique positive, II, ch. 6 (sur le catholicisme) [1854]
S.S. Pie IX, Encyclique Quanta Cura & Syllabus des erreurs de notre temps [1864]
Frédéric Guillaud