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Tom Holland: «Nous sommes les éternels

débiteurs du christianisme»
GRAND ENTRETIEN - Selon l’historien anglais, l’injonction de la compassion universelle
continue d’irradier l’Occident sécularisé. Il explique ici ce qui a changé son regard sur une
civilisation qui n’a pas dit son dernier mot: la nôtre.

Par Charles Jaigu


Publié le 5 décembre 2019 à 20:43, mis à jour hier à 20:43

Tom Holland JEAN- LUC BERTINI POUR LE FIGARO MAGAZINE

L’historien anglais, auteur d’une très sérieuse histoire de la chute de Rome, de l’avènement de l’Empire perse et
de l’Empire arabe, s’est penché sur l’histoire longue du christianisme et le secret de son éternelle jeunesse dans un
livre-fleuve. Selon lui, l’injonction de la compassion universelle continue d’irradier l’Occident sécularisé. Il
explique ici ce qui a changé son regard sur une civilisation qui n’a pas dit son dernier mot: la nôtre.

Pour vous, tout commence par la fin. Par cet événement presque inimaginable dont nous avons perdu la
compréhension: le Christ en croix. Pourquoi?

J’ai fait une expérience très personnelle à ce sujet lors du tournage d’un documentaire sur les Yézidis, en 2015.
J’étais en Irak, non loin d’une zone contrôlée par Daech. Je me suis retrouvé dans un village yézidi où un grand
nombre d’enfants et d’adultes avaient été crucifiés par les soldats de Daech. On sentait l’odeur de la mort à des
centaines de mètres à la ronde. Ce cauchemar m’en disait plus que tout ce que j’avais lu sur l’horreur de la
crucifixion à l’époque romaine.

Vous décrivez des châtiments pratiqués par les Perses, les Grecs, les Juifs, les Romains, mais la crucifixion
était, dites-vous, le pire de tous…

Pour les Romains, c’était la punition ultime. Une agonie épuisante, sous l’œil du public qui pouvait se moquer,
interpeller, ou simplement regarder les oiseaux arracher les testicules et déchiqueter le globe oculaire. Votre corps
restait ainsi exposé à toutes les vilenies, comme un panneau publicitaire proclamant la puissance de Rome.

Le christianisme nous a complètement transformés. Il a bouleversé notre morale et notre sexualité

Vous dites que la crucifixion est un châtiment d’esclave, pourtant les deux hommes aux côtés du Christ
n’étaient-ils pas des voleurs et non des esclaves?

Peu importait ce que vous aviez fait. Si vous étiez condamné à mourir sur la croix, vous étiez un esclave aux yeux
de Rome.

À lire aussi : Pierre Manent et Olivier Roy: «L’Europe est-elle encore chrétienne?»

Pourquoi vouliez-vous retrouver le sens propre et figuré de ce calvaire? Qu’y avait-il de plus à en tirer que
nous ne sachions déjà?

La croix a perdu pour nous cette signification de violence et d’opprobre. Nous avons été anesthésiés par mille ans
de représentations dans l’art sacré. Tout le christianisme découle pourtant de cette rencontre inouïe entre un
homme se disant fils de Dieu et une croix, symbole suprême de l’humiliation. Crucifié et finalement triomphateur
par sa résurrection de celui qui lui a infligé la crucifixion. Jamais aucune religion n’avait imaginé la
métamorphose de l’esclave en maître!

Les contemporains du Christ en eurent-ils conscience?

Les textes les plus proches de l’événement, écrits par Paul dix ans après, le disent clairement. «Vous allez penser
que je suis devenu fou de croire en un homme qui se dit fils de Dieu et termine sur une croix», écrit-il. Et celui qui
l’a le mieux compris bien plus tard est Nietzsche, qui vaticinait contre cette «religion d’esclaves». Il avait
parfaitement vu l’extraordinaire tension résidant dans l’avènement d’un Dieu humilié. Et je pense moi aussi que
ce moment non seulement définit une fois pour toutes l’Occident, mais que nous sommes loin d’en avoir épuisé
toute l’énergie spirituelle.

Au fond, vous accordez au christianisme une force transformatrice que les autres religions n’ont pas…

Je ne me suis pas rendu compte de cela tout de suite. Je suis historien de l’Antiquité et, pendant très longtemps,
j’ai été fasciné par les Romains, mes frères. Je les croyais identiques à nous, ce qui n’était pas faux ; en tout cas,
c’était ce qui m’intéressait. Mais j’ai compris ensuite à quel point ils nous étaient étrangers. Car le christianisme
nous a complètement transformés. Il a bouleversé notre morale et notre sexualité. Aujourd’hui, après ce livre, je
ne me sens plus aussi proche d’eux.

L’idée que l’amour façonne l’univers, c’est du christianisme pur et parfait

Votre mère était une anglicane pieuse, mais vous vous êtes éloigné de la foi. Qu’avez-vous compris tout à
coup?

Quand j’ai écrit sur les origines de l’islam, je voulais regarder derrière le mythe du Coran incréé. Et de nombreux
musulmans m’ont dit: vous n’oseriez pas faire cela à vos propres articles de foi. J’y ai vu un défi, pour moi qui me
considérais comme un humaniste, un chrétien séculier, finalement agnostique, et qui croyais ne devoir ce que je
pensais qu’aux Grecs et aux Romains. En regardant mes croyances, mes jugements sur le monde, j’ai vu que la
grande rupture n’était pas celle des Lumières, mais le passage de l’Antiquité au christianisme. Les Français, par
exemple, pensent que tout s’est joué avec leur Révolution. On aurait rejeté alors l’obscurantisme et la superstition,
c’est-à-dire le christianisme, religion des rois et des aristocrates. Mais non! La Révolution n’est qu’une des
nombreuses manifestations du pouvoir transformateur du christianisme, dont la citation la plus connue est peut-
être celle-ci: «Les premiers seront les derniers, les derniers seront les premiers: malheur à vous, riches!»

D’accord, la force du christianisme se retrouve très au-delà des cultes institués. C’est, comme le dit Marcel
Gauchet, la seule religion de sortie de la religion. Mais, dans les années 1960, l’humanité change
complètement de style. Le nouvel hédonisme, le consumérisme, ne sont-ils pas la vraie rupture avec la
civilisation chrétienne?

Oui, j’ai pensé que c’était un obstacle à ma thèse. Et notamment la révolution sexuelle. Et puis j’ai compris que
non. Je commence mon chapitresur cette période en citant la chanson des Beatles: All You Need Is Love. Les
Beatles n’ont pas inventé ce slogan tous seuls, ils l’ont tiré de leur éducation imprégnée de christianisme. L’idée
que l’amour façonne l’univers, c’est du christianisme pur et parfait. Quand Martin Luther King fait campagne
pour les droits civiques, il reprend le même refrain de l’amour universel qui doit être plus fort que la différence de
couleur de peau. «Jésus était un extrémiste de l’amour», disait-il en sommant les chrétiens de race blanche de
reconnaître dans le racisme un péché commis contre les Évangiles. Même les homosexuels et les féministes s’en
réclament, estimant eux aussi avoir été piétinés et humiliés.

Donc vous ne diriez pas, comme Benoît XVI, que l’Europe d’aujourd’hui «est devenue païenne et
christianophobe»?

Quand j’écrivais ce livre, le scandale Harvey Weinstein était dans toutes les conversations. On s’indignait de ces
hommes de pouvoir qui abusaient de femmes à leur merci. Et je pensais aux Romains, qui n’auraient rien trouvé à
redire aux manières d’Harvey Weinstein. En quoi serait-ce un problème, auraient-ils dit, de se servir de ceux qui
sont à votre service pour écouler les fluides du corps? Bien au contraire, leur rôle était de proposer un
soulagement sexuel aux maîtres. C’est bien la preuve que nous ne sommes pas revenus à une époque dionysiaque.
Dionysos était un violeur, comme tous les autres dieux grecs. Or Paul et les prédicateurs chrétiens exigent des
hommes qu’ils contrôlent leur sexualité. Et aujourd’hui, on retrouve dans le mouvement #MeToo le même
message puritain. Nous ne sommes donc pas près de revenir aux temps païens. Et c’est aussi pour cette raison que
la tradition libertine, particulièrement en France, est associée à l’idée d’une aristocratie (droit de cuissage, etc.)
assez peu chrétienne finalement, et très romaine par ses mœurs.

À lire aussi : Charles Jaigu: «L’Europe, avec ou sans le Christ?»

L’humanisme est l’héritage du christianisme, mais le catholicisme n’a pas été spontanément défenseur des idées
humanistes

Donc l’Europe n’est pas païenne, mais est-elle devenue christianophobe?

Sur ce point je donnerais raison à Benoît XVI. Car le christianisme est confondu avec les institutions qui le
représentent. Celles-ci sont souvent jugées trop patriarcales, réactionnaires, etc. Mais la raison de ce rejet reste
profondément chrétienne. J’y vois surtout de la haine de soi et non l’émergence d’un nouveau paganisme.

C’est tout le paradoxe de votre propos: le succès du christianisme est peu à peu dissocié de celui des
institutions qui le représentent. Or, celles-ci traversent des moments difficiles…

Oui, je parle du christianisme à hauteur d’homme, pas du dogme, ni des institutions. Je m’intéresse à
l’humanisme, et pas à l’histoire des papes. L’humanisme est l’héritage du christianisme, mais le catholicisme n’a
pas été spontanément défenseur des idées humanistes. Pourtant, là encore, privilégier l’homme, le mettre au cœur
de la Création, n’est-ce pas déjà ce que dit le Livre de la Genèse? «Dieu a créé l’homme et la femme à son
image.» Or, l’idée que l’être humain a des qualités propres qui le distinguent de tous les êtres vivants n’a rien
d’évident - c’est même une idée inconcevable chez de nombreux peuples primitifs. La théorie des droits humains
n’est pas tombée du ciel des idées… mais des moines du Moyen Âge. Et les philosophes des Lumières ont fait un
tour de passe-passe qui fait croire que les droits de l’homme ont été déduits par la seule raison naturelle. Mais bien
sûr que non. Tout cela découle du message chrétien.

Où sont donc les vrais adversaires à ce christianisme qui semble renaître à chaque fois différemment?

Le nazisme, et non le communisme, rompt pour de bon avec le christianisme. Le communisme est juste, comme
disait Chesterton, une idée chrétienne devenue folle. Mais le nazisme est délibérément antichrétien. Le nazisme
répudie deux fondements du christianisme. Le premier suppose que toutes les vies se valent devant Dieu, que les
Grecs et les Juifs ne sont pas différents, comme le disait Paul. Le second est que les faibles ont une grandeur
morale qui s’impose, y compris aux forts. Himmler le dit: il n’y a aucune chance que le IIIe Reich dure mille ans
tant que le christianisme n’est pas éradiqué. De même, Hitler était convaincu que Rome avait été fondée par des
Aryens, et il rappelait comment les Juifs lui avaient résisté, mais surtout comment la secte chrétienne, héritée des
Juifs, avait réussi à dénaturer l’Empire romain et précipiter sa ruine. Il avait en horreur l’universalisme
cosmopolite de Paul. L’accusation la plus lourde à l’égard des Juifs est d’avoir été responsables de la naissance du
christianisme. La race aryenne est païenne et son avenir radieux suppose la fin du christianisme.

Toute la société médiévale, qu’on croit pétrifiée, a été habitée par un réformisme constant

Or, le nazisme a été terrassé. Et pourtant le monde a continué de se déchristianiser…

Il est vrai qu’aujourd’hui notre référence au christianisme s’affaiblit. Mais on ne sort jamais vraiment du
christianisme, les nazis s’y sont essayés, et ils ont échoué. Aujourd’hui l’anti-nazisme est un christianisme
sécularisé. C’est la répulsion à l’égard d’Hitler qui nous sert de boussole. Ne pas faire ce que les nazis auraient fait
est devenu la source de notre moralité.

Cette négation revient à faire de nous des chrétiens…

Oui, mais différemment. Pourquoi Angela Merkel ouvre-t-elle les frontières aux migrants? Parce que les nazis les
auraient fermées. Mais aussi, bien sûr, parce qu’elle a reçu une éducation protestante.

Paul dit dans un passage célèbre qu’il faut accepter la loi temporelle des Princes, et en même temps ne se
fier qu’à sa conscience, cet instinct divin. Le nœud est-il là?

C’est le cœur du message qui a rendu le christianisme si convulsif. Qui suivre ici-bas en attendant le retour du
Christ? Ce sera la loi des puissants, aussi imparfaite soit-elle. Mais Paul invente simultanément l’idée d’une
conscience qui a la loi de Dieu en elle. Dès lors, aucun ordre politique n’est justifié une fois pour toutes. Les lois
peuvent sans cesse être réécrites, améliorées, rapprochées d’un modèle divin, etc. C’est ainsi que toute la société
médiévale, qu’on croit pétrifiée, a été habitée par un réformisme constant.

Au fond, le débat s’organise toujours aujourd’hui entre chrétiens et défroqués…

Nous sommes les éternels débiteurs du christianisme. Notre civilisation est construite sur une faille sismique qui
nous porte à toujours remettre en question l’état de la société, au nom d’idéaux qui nous viennent du Christ.

https://www.lefigaro.fr/vox/religion/tom-holland-nous-sommes-les-eternels-debiteurs-du-christianisme-
20191205

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