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Yvon Gauthier Hegel

Yvon Gauthier

Yvon Gauthier
Introduction à une lecture critique

Hegel Dans cet ouvrage, les deux œuvres maîtresses de Hegel, La


Phénoménologie de l’esprit et La Science de la logique, forment la
Hegel
Introduction trame de fond d’une analyse qui vise à dégager le texte de Hegel de
sa gangue métaphysique. Il ne s’agira pas de parler comme Hegel ni
Introduction à
à une lecture de parler contre Hegel, mais d’adopter l’attitude du lecteur critique
qui n’est peut-être pas toujours fidèle à l’esprit tout en restant attentif
une lecture critique
critique à la lettre. Ma lecture mettra donc l’accent sur le langage de Hegel,
son vocabulaire et sa syntaxe, plutôt que sa sémantique qui a une visée
idéaliste et que je veux détourner au profit d’une critique constructive,
démontage plutôt que déconstruction, de l’échafaudage métaphysique.
Sur cette lancée, je chercherai à dégager, sous la phénoménologie
de l’esprit, une phénoménologie du langage et, sous la science de la
logique, une logique interne du langage.

Yvon Gauthier est professeur de philosophie à l’Université de Montréal.


Il a publié de nombreux travaux en logique formelle et en philosophie

Hegel Introduction à une lecture critique


des sciences., en particulier dans le domaine des fondements des mathématiques
et de la physique. Il fait ici un court bilan de ses travaux sur Hegel autour de
la logique dialectique qu’il a rebaptisée syllogistique dynamique.


www.pulaval.com


Illustration de la couverture :
ISBN 978-2-7637-8996-5
Kazimir Malévitch, Suprématisme dynamique no 57, 1916
Museum Ludwig, Cologne
PUL PUL
Collection

Cette collection accueillera des ouvrages consacrés à la logique et à


la philosophie des sciences entendues dans leur sens formel. La ­logique
de la science, un titre emprunté au philosophe américain C.S. Peirce,
rend compte de la logique interne du savoir qui peut se décliner en
plusieurs versions et il est légitime de parler de logiques au pluriel
comme on parle de sciences au pluriel. L’éventail des recherches pourra
s’ouvrir pour inviter des analyses portant sur l’intersection et l’héritage
commun des traditions philosophiques et scientifiques. Enfin, les
travaux d’épistémologie générale ou historique dans les sciences sociales
et humaines ne sauraient être exclus dans cet esprit d’ouverture qui doit
caractériser l’idée d’une logique interne du ­discours scientifique. Si le
principe de tolérance invoqué par le ­logicien et philosophe des sciences
R. Carnap doit présider à une telle entreprise, c’est pour mieux assurer
le rôle de la philosophie comme vigile du savoir.
Le symbole 王 utilisé pour représenter la collection signifie la quan-
tification « effinie » ou illimitée de la logique arithmétique et il est tiré
de l’idéogramme pour « wang », roi en langue chinoise.
Yvon Gauthier
Hegel
Introduction
à une lecture critique
DU MÊME AUTEUR
L’arc et le cercle. L’essence du langage chez Hegel et Hölderlin, Desclée de
Brouwer/Bellarmin, Paris/Montréal, 1969.
Fondements des mathématiques. Introduction à une philosophie constructiviste,
Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 1976.
Méthodes et concepts de la logique formelle, Presses de l’Université de Montréal,
Montréal, 1978, 2e éd., revue, corrigée et augmentée, 1981.
Théorétiques. Pour une philosophie constructiviste des sciences, Le Préambule,
Longueuil, 1982.
De la logique interne, Vrin, Paris, 1991.
La logique interne des théories physiques, Vrin/Bellarmin, Paris/Montréal,
1992.
La philosophie des sciences. Une introduction critique, Presses de l’Université de
Montréal, Montréal, 1995.
Logique et fondements des mathématiques, Diderot , Paris, 1997, 2e  édition,
2000.
Logique interne. Modèles et applications, Diderot/Modulo, Paris/Montréal,
1997.
Internal Logic. Foundations of Mathematics from Kronecker to Hilbert, Kluwer,
“Synthese Library”, Dordrecht/Boston/London, 2002.
La logique du contenu. Sur la logique interne, l’Harmattan, Paris, 2004.
Entre science et culture. Introduction à la philosophie des sciences, Presses de
l’Université de Montréal, Montréal, 2005.
Logique arithmétique. L'arithmétisation de la logique, collection « Logique de
la science », Presses de l’Université Laval, Québec, 2010.
Yvon Gauthier

Hegel
Introduction
à une lecture critique
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au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.

Maquette de couverture : Hélène Saillant


Mise en pages : Mariette Montambault
ISBN 978-2-7637-8996-5
pdf ISBN 9782763709963
© Les Presses de l’Université Laval 2010
Tous droits réservés. Imprimé au Canada
Dépôt légal 3e trimestre 2010
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Pour Félix,
l'enfant des antipodes
Avant-propos

U ne introduction à la lecture critique d’un auteur ou d’une œuvre


est plutôt une invitation à une relecture que propose le commen-
tateur à un public averti. Pourtant, j’ai d’abord conçu cette introduc-
tion comme un guide pour les nouveaux lecteurs de Hegel qui n’auront
pas eu le loisir d’aiguiser leur esprit critique par de multiples relectures,
ou la patience d’analyser le texte de Hegel sur de longues années. Ayant
très tôt été un lecteur de Hegel, je lui ai consacré une part importante
d’une thèse de doctorat rédigée durant un séjour à l’Université de
Heidelberg deux cent cinquante ans après le passage de l’auteur de la
Phénoménologie de l’esprit et de la Science de la logique. J’ai ensuite écrit
quelques travaux critiques sur la logique de Hegel pour l’abandonner
par la suite et y revenir sur le tard dans un enseignement qui revisite la
phénoménologie et la logique du système – puisqu’il faut bien l’appeler
ainsi selon le terme même de Hegel (System der Wissenschaft) ou système
de la science. Il s’agit ici bien entendu du système de la philosophie
entendue comme science suprême et c’est cette prétention que voudra
d’abord dénoncer une lecture critique.
Remarquons que la lecture critique de Hegel n’est pas un fait
nouveau. Les néo-hégéliens de gauche, Marx le premier, n’ont pas
manqué de démonter assez tôt le texte hégélien. Entre Marx et nous, la
relecture de Benedetto Croce dans son fameux ouvrage Ciò che è vivo e
ciò che è morto della filosofia di Hegel [8] faisait le tri entre ce qui demeu-
rait vivant et ce qui était mort dans la philosophie de Hegel. Pour le
philosophe italien, la logique de la philosophie, un titre qui sera repris
X Hegel – Introduction à une lecture critique

plus tard par Éric Weil [57], requiert une dialettica dei distinti ou dialec-
tique des concepts distincts par degrés (ordini) plutôt qu’une dialettica
degli opposti ou dialectique des concepts opposés ou contraires. Croce
considérait comme mort le projet de philosophie de la nature chez
Hegel en critiquant la tentative ou la tentation de la philosophie spécu-
lative de se substituer à la démarche proprement scientifique inaugurée
par un autre italien, Galileo Galilei. La nature comme extériorisation
(Äusserung) de l’Idée devait rester lettre morte pour Croce. Ce que
Croce a conservé de Hegel, c’est une philosophie de l’esprit qui s’in-
carne dans l’histoire culturelle de l’humanité, après Vico et Herder qui
sont certainement dans l’ascendance de Hegel. Plus près de nous, la
lecture critique de Croce n’est pas si éloignée de celle du philosophe
américain R. Pippin qui propose aussi une lecture déflationniste du
système hégélien dans son Hegel’s Idealism. The Satisfactions of Self-­
consciousness [47]. J’entends par lecture déflationniste l’exégèse qui
tente de polir la gangue métaphysique de la pensée hégélienne afin de
lui enlever son relief dogmatique et veut en énucléer le cœur théorique
pour en faire une théorie de l’homme et de la société modernes. L’in-
terprétation de Pippin défend l’hypothèse, qui n’est pas neuve, d’une
reprise hégélienne du projet kantien de la Critique du jugement dans
une perspective immanentiste qui redonne ses droits à la construction
sociale de la conscience et à l’auto-construction (Selbstbildung) de la
conscience de soi. La lecture de Pippin n’est pas étrangère aux lectures
de la tradition hégélianiste française depuis Jean Wahl, Alexandre
Kojève et Jean Hyppolite qui ont fait de la philosophie hégélienne une
philosophie de la conscience avant une philosophie du concept (Begriff).
Mais la récupération de l’idéalisme objectif dans une analyse concep-
tuelle qui s’amarre à une philosophie du concept n’est plus compatible
avec la désaffection dans laquelle est tombée la philosophie de la nature
ou la théorie hégélienne de l’Esprit absolu. Une autre lecture que j’ap-
pellerai lecture d’appropriation est celle de R. Brandom. Dans ses
ouvrages Making it explicit [3] et Tales of the Mighty Dead [4] (en plus
de quelques articles [5], un ouvrage consacré à Hegel est annoncé),
Brandom tire une partie de Hegel vers la philosophie analytique du
langage et veut faire de Hegel un penseur de la norme socialement
médiatisée dans une phénoménologie de la conscience ordonnée en
quelque sorte à un esprit du temps (Zeitgeist) qui acquerrait ainsi un
Avant-propos XI

statut presque transcendantal. Cette lecture « normativiste » n’est pas


fausse, elle est partiale parce qu’elle fait abstraction du motif idéaliste
de l’esprit absolu qui pour Hegel doit transcender le temps et l’histoire
dans le concept (Begriff) et dans l’histoire conçue (begriffne Geschichte).
S’il est vrai que l’on peut réinvestir la philosophie de l’esprit dans une
théorie sociale de la culture, il peut être fastidieux de diluer l’idéalisme
absolu en un idéal rationaliste ou en un système sans dogmes ou sans
axiomes. Des lectures orthodoxes de Hegel, comme celle de l’hégélia-
niste français B. Bourgeois ou celle d’un commentateur fidèle comme
J. Reid [51] qui n’ont aucune visée critique sont toujours possibles,
mais elles ne contribuent guère à rendre Hegel plus vivant. La philoso-
phie de la nature ne peut sortir indemne d’un procès qui la confronte à
la science contemporaine, malgré les efforts de certains lecteurs et
commentateurs – je pense à A. Lacroix dont La philosophie de la nature
de Hegel [41] est un bel effort de réanimation, aux travaux de E. Renault
ou à un essai plus audacieux encore de J.-F. Filion [9], à une Renate
Wahsner plus critique ou à D.  Wandschneider qui dans son Raum,
Zeit, Relativität [56] voit en Hegel un précurseur d’Einstein plutôt
qu’un critique de Newton. Il faut épargner la philosophie des mathé-
matiques de Hegel dans ce procès. Bien informé des travaux des mathé-
maticiens contemporains, en particulier Cauchy et Lagrange, Hegel a
fourni une analyse critique du concept d’infini mathématique, la
mauvaise infinité (die schlechte Unendlichkeit) qui n’avait pas eu d’équi-
valent depuis la critique du calcul infinitésimal par Berkeley dans son
The Analyst de 1734.
On ne saurait ressusciter une philosophie de la nature (morte !), si
bien que l’interprète bienveillant, tel un C. Taylor dans son Hegel [53],
évite pratiquement d’en parler et préfère concentrer ses efforts sur l’ac-
tualité d’un Hegel humaniste. Pour ce lecteur, Hegel devient le penseur
qui ouvre la modernité en repensant les fondements communautaristes
de la société occidentale. D’autres comme Kojève ont voulu voir en
Hegel un Marx ou même un Heidegger avant la lettre.
La logique de Hegel n’en est pas une, c’est plutôt une « onto-
logique », Heidegger dirait une « onto-théo-logique », c’est-à-dire une
logique de l’être et de ses catégories (voir [30]). Mais ce sont les catégo-
ries comme déterminations du concept (Begriffsbestimmungen) qui sont
XII Hegel – Introduction à une lecture critique

le tissu logique du système. Le révisionnisme est ici de bon aloi qui vise
non pas la justification de la dialectique, mais sa régénération au-delà
ou en deçà de sa gangue métaphysique. Après avoir montré dans des
travaux précoces que la logique de Hegel ne saurait être une logique
formelle, ce que Hegel savait déjà mais que nos contemporains
semblaient ignorer, j’ai voulu réinterpréter la logique hégélienne comme
syllogistique dynamique, c’est-à-dire comme une logique traditionnelle
(aristotélicienne) dynamisée par le procès de la sursomption ­(Aufhebung),
véritable moteur de la dialectique de la contrariété (et non de la contra-
diction) – c’est là la matière première des appendices de la fin de
l’ouvrage. Comme l’avait bien vu Croce, qui n’avait rien du logicien, ce
ne sont pas les énoncés contradictoires, mais les énoncés contraires qui
sont l’objet de la dialectique et dont la force motrice, que Hegel appelle
Moment pour le momentum de la mécanique newtonienne, réside dans
la dynamique de la double négation (negatio duplex ou doppelte ­Negation)
qui assure le passage ou la médiation (Vermittlung) des contraires vers
leur ultime résolution dans l’unité du Savoir absolu, pour parler comme
Hegel.
Il ne s’agira pas de parler comme Hegel, ni de parler contre Hegel
dans ce texte, mais d’adopter l’attitude du lecteur critique qui n’est
peut-être pas toujours fidèle à l’esprit tout en restant attentif à la lettre.
Ma lecture mettra donc l’accent sur le langage de Hegel, son vocabu-
laire et sa syntaxe, plutôt que sa sémantique qui a une visée idéaliste et
que je veux détourner au profit d’une critique constructive, démontage
plutôt que déconstruction, de l’échafaudage métaphysique et du
discours métaphysicien. Sur cette lancée, je chercherai à dégager sous la
phénoménologie de l’esprit une phénoménologie du langage et sous la
science de la logique une logique interne du langage. La conclusion de
l’ouvrage est consacrée à la mise en évidence de ce motif recteur.
J’utiliserai les traductions existantes en les modifiant à ma guise
quand je ne traduirai pas littéralement le texte de Hegel. Et j’aurai
recours librement à mes inventions de vocables, comme « sursomp-
tion » pour Aufhebung, qui a connu une belle fortune sans mon secours,
et à mes ressources de logicien et philosophe des sciences plus souvent
qu’à celles de l’historien de la philosophie que je ne suis pas.
Avant-propos XIII

Un dernier avertissement. Le titre Introduction à une lecture critique


invite à une double lecture : en introduction, une lecture naïve du
1
texte , mais en conclusion une lecture qui s’est avérée critique. Cette
ambivalence peut être perverse. Plus simplement, il s’agira d’abord de
lire le plus objectivement possible un texte ; le comprendre veut dire le
prendre avec autre chose, avec le retrait qui crée une coupure entre le
lecteur et le texte lu pour plonger le texte dans un contexte qui n’est pas
celui du premier lecteur, l’auteur lui-même qui n’est plus maître de
lecture, mais le serviteur de tous les lecteurs à venir. C’est sans doute ce
que Hegel a tenté de comprendre quand il dit que pour nous (für uns)
lecteurs, le devenir de la conscience est déjà accompli et nous assistons
en contemporains à la fin de son histoire.

1. C’est la traduction de Jarczyk et Labarrière [23] et [24] que j’utiliserai dans tout
le texte, parce qu’elle me semble la plus exacte, malgré ses excès et ses abus de
langage. Je la modifierai à l’occasion en renvoyant à l’œuvre de Hegel dans
l’édition de la Felix Meiner Verlag. J’utiliserai les abréviations Phé. pour la Phéno-
ménologie de l’esprit et Sdl pour la Science de la logique.
Introduction
Hegel vivant

J e veux faire une lecture de la Phénoménologie de l’esprit et la Science de


la logique, non pas parce que, comme l’écrit Brandom (voir [3]), ce
sont les deux seules œuvres publiées du vivant de Hegel, mais bien
parce que ce sont ses œuvres maîtresses. Le système de la science au sens
hégélien comprend la phénoménologie et la logique comme les deux
parties essentielles de la synthèse de la certitude et de la vérité. La vérité
doit se présenter sous la forme de système, parce que seule la totalité de
l’expérience est l’objet de la philosophie. La notion hégélienne d’expé-
rience elle-même a été au centre de nombreuses discussions de Heidegger
à Adorno et Gadamer, entre autres, et nous verrons comment la phéno-
ménologie pour Hegel est la science de l’expérience de la conscience.
On sait que la Préface de la Phénoménologie a été écrite après que
Hegel eut terminé la rédaction de l’ouvrage. Si la phénoménologie est
la science de l’expérience de la conscience, la logique est la science du
contenu du savoir ; la phénoménologie retrace le devenir de la
conscience jusqu’au savoir absolu, la logique commence avec le savoir
absolu et voudra en déployer toutes les ramifications jusque dans l’Idée
absolue. Savoir absolu et Idée absolue sont les deux dimensions, certi-
tude et vérité de l’Esprit absolu, thème final de l’Encyclopédie des sciences
philosophiques. La dialectique n’est que le mouvement ou l’automouve-
ment du concept qui se propulse jusqu’à son terme dernier, l’Idée
absolue, après que la conscience ait parcouru toutes les étapes de son
itinéraire, de la conscience immédiate au savoir absolu, en passant par
la conscience de soi, la raison et l’esprit qui constituent les grandes
2 Hegel – Introduction à une lecture critique

structures du calvaire de la conscience, comme dit Hegel. Dans la


logique, l’automouvement du contenu traverse l’être, l’essence et le
concept pour aboutir à l’Idée absolue dans un trajet qui voit défiler
toutes les catégories de la pensée que l’histoire de la philosophie a mises
au jour. La dialectique hégélienne devient ici l’ouvreuse des chemins de
la pensée depuis sa naissance grecque. L’ambition hégélienne va jusque-
là. Nous allons le suivre sur une voie parallèle avec le regard vigilant du
lecteur critique. Cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas le suivre
jusqu’au bout, cela signifie seulement que nous conservons une distance
critique et que nous gardons à vue la démarche dialectique de Hegel.
Hegel reprend la totalité de la pensée occidentale à son compte, en
particulier l’idéalisme kantien qu’il veut amener à sa complétion tout
en n’épargnant pas Fichte et Schelling qu’il veut dépasser. Notre lecture
ne s’intéressera aux précurseurs immédiats de Hegel et autres penseurs
modernes, Spinoza en particulier, que dans la mesure où ils sont récu-
pérés par Hegel dans sa marche vers l’idéalisme absolu. Ainsi, si nombre
de commentateurs, dont le plus récent, R. Pippin, ont voulu voir dans
Hegel la réponse absolue au criticisme kantien, il nous faudra suivre
l’inflexion de la pensée hégélienne dans sa voie propre, celle de l’auto-
mouvement du Sujet absolu. L’autodétermination de l’Absolu est en
effet le motif recteur du programme philosophique hégélien et c’est
dans les flexions du concept d’absolu comme sujet – et non comme
substance comme chez Spinoza – que nous essaierons de comprendre
la trajectoire circulaire du devenir de la conscience et de la sphère du
savoir et de l’Idée absolue.
Chemin faisant, nous n’étudierons guère le premier Hegel, celui
des Écrits de jeunesse (Jugendschriften), si ce n’est pour y faire allusion
au passage ou pour marquer la continuité d’une pensée qui se définit
par l’activité et la progression du concept. L’idée de science philoso-
phique n’apparaît dans sa forme achevée qu’avec la Phénoménologie et la
configuration finale du savoir s’accomplit dans la Science de la logique,
l’Encyclopédie faisant office de résumé ou de circuit fermé de la course
qui s’est déroulée dans les deux œuvres maîtresses de Hegel. Notre
lecture ne supposera pas cependant que l’œuvre de Hegel est unitaire
ou totalement unifiée et qu’il suffise de lire Hegel pour se persuader de
la légitimité de son entreprise. Une lecture critique n’est pas ordonnée
aux hypothèses exégétiques de l’historien ou de l’herméneute qui
Introduction 3

prétend reconstruire le sens et l’orientation de l’œuvre. Certains,


comme O. Pöggeler, ont remis en question la continuité du projet
hégélien de la Phénoménologie à la Science de la logique ; il nous suffira
de proposer une lecture qui ne défait pas la trame du tissu hégélien sans
vouloir en recoudre toutes les mailles.
L’hypothèse ou la thèse sous-jacente à la lecture proposée ici est
celle de la résurgence du langage dans le texte de la Phénoménologie et
de son occultation sous la figure du Logos ou Concept (Begriff) dans la
Science de la logique. Hegel a bien thématisé le langage dans la Phéno-
ménologie, mais comme un courant ou une eau souterraine qui ressurgit
par endroits sous la conscience : le langage serait le support inconscient
ou, mieux, préconscient de la certitude sensible ou de la conscience
immédiate, d’où l’idée du langage comme structure pré-phénoménolo-
1
gique .
La Science de la logique doit être interprétée dans ce contexte comme
une grammaire des concepts ou des catégories conceptuelles qui sont
autant de déterminations logiques du discours ou du logos entendu
comme langage ou grammaire universelle. Le langage entendu ici
comme structure sous-jacente de la pensée n’est pas la langue de Hegel,
sa langue maternelle ou son idiome philosophique ; c’est plutôt la
logique interne d’un discours qui conjoint pensée et langage dans le
métalangage de la spéculation philosophique qui en apparence seule-
ment transcende les conditions de possibilité de sa propre énonciation.
Le parti pris du langage ne nous rendra pas insensible pour autant aux
apories d’une lecture uniforme du texte hégélien, puisque celui-ci n’a
pas été écrit uniment : seule une lecture acritique peut masquer les
aspérités, les silences et les écarts d’une langue philosophique, celle de
Hegel, qui ne peut accéder malgré tout au discours total ou au langage
absolu qui l’aspire. La poésie de Mallarmé, d’inspiration hégélienne,
n’est pas parvenue à redonner entièrement son sens sacré à la langue de
la tribu, pas plus que la langue de Hegel ne réussit à rendre le discours
de l’absolu dans la parousie d’une parole transcendante.
L’attention se reporte ainsi sur le style du philosophe. Quoi qu’en
veuille certain traducteur, Hegel n’est pas un écrivain ordinaire qui

1. C’est ce qu’a bien vu un commentateur québécois qui a repris mes travaux


là-dessus, M. Robitaille [52].
4 Hegel – Introduction à une lecture critique

écrirait le roman de la conscience en empruntant un titre ésotérique,


celui de Phénoménologie, ou un penseur populaire qui usurperait le
nom de Science de la logique pour instruire le vulgaire malgré lui. Les
idiosyncrasies d’un style renvoient à l’hypocrisie d’une écriture, pour-
rait-on dire en paraphrasant Roland Barthes qui, dans Le degré zéro de
l’écriture, a montré comment l’idéologie d’une époque, ici celle de
l’idéalisme philosophique régnant, détermine les motifs secrets d’un
idiome, qu’il soit philosophique ou non. On essaierait en vain de couper
le lien ombilical qui lie Hegel à la métaphysique traditionnelle – beau-
coup se sont donné cette vocation de la métaphysique pour proser une
interprétation pragmatiste in concreto de Hegel (Pippin et Brandom en
particulier), mais le discours hégélien contredit toute tentative de le
soustraire à la langue impériale d’un rationalisme souverain. Ce n’est
pas la maxime « le réel est rationnel, le rationnel est réel » qui est en
cause ici, non plus que la forme prédicative que Hegel va critiquer à
juste titre, mais bien l’horizon conceptuel et les strates linguistiques
d’un esprit du temps et de sa formule, pourrait-on ajouter, qui énonce
sa vérité dans des vocables gonflés par le souffle métaphysique. Mais
Hegel reste un penseur concret qui n’hésite pas à écrire que l’esprit est
un os ou que le représenter est seulement un « pisser à côté » de la fonc-
tion reproductrice du concevoir. S’il recourt au langage ordinaire ou à
la langue familère, Hegel ne se prive pas pour autant d’employer des
termes techniques ou des termes de la langue naturelle qu’il redéfinit à
sa manière. J’en veux pour exemples Aufhebung, que je traduis par
« sursomption », et Moment qu’on traduit généralement par
« moment ».
Hegel nous dit dans la Science de la logique qu’il faut comprendre
2
l’Aufhebung comme le tollere latin dans l’expression tollendum esse
Octavium qui signifie à la fois « il faut couronner (élever) Octave – en
tant qu’empereur – et il faut démettre (enlever) Octave ». Les deux
sens, élever et enlever, traduisent bien l’Aufhebung qui signifie à la fois
conserver et supprimer, selon la plupart des traducteurs. Le néologisme
« sursomption » veut marquer le sens opposé à la subsomption
kantienne, qui dans son acception la plus générale suppose qu’on peut
soumettre le particulier au général. Le procès inverse de la sursomption

2. Soulignons que tollere se décline en tollo, sustuli, sublatum (participe passé) et que
l’anglais s’en est inspiré pour traduire Aufhebung par sublation.
Introduction 5

« pro-meut » le singulier dans l’universel et propulse le déterminé vers


le déterminant (concept) absolu dans le mouvement dialectique qui
médiatise toute détermination par le moyen de la double négation.
Véritable dialectique ascendante – sunagogê selon le terme de Platon
–, la sursomption emporte la conscience immédiate vers le Savoir
absolu dans la Phénoménologie et transporte l’immédiateté indéter-
minée de la Logique dans le cercle des cercles de la médiation (Idée)
absolue. Ce procès dialectique s’effectue par moments, un terme qu’on
retrouve partout dans le texte de Hegel. « Moment » a un sens dyna-
mique et non pas chronologique chez Hegel et renvoie au momentum
(quantité de mouvement) de la mécanique newtonienne que Hegel a
voulu « dynamiser » ou vivifier. Une telle lecture « dynamique » du
texte de Hegel ne détourne pas de l’esprit de Hegel, elle veut lui donner
plutôt un nouveau souffle pour sursumer ce qui est mort et redonner
une vie nouvelle à ce qui n’est pas mort dans la philosophie de Hegel,
selon le vœu formulé il y a plus d’un siècle par Benedetto Croce [8].
Chapitre 1

Phénoménologie

La certitude sensible

H egel nous dit que : « Le contenu concret de la certitude sensible le


fait apparaître immédiatement comme la connaissance la plus
riche » (Phé., 107). Elle apparaît aussi comme la plus véritable et, pour-
tant, c’est la vérité la plus abstraite et la plus pauvre. Quelle est donc
cette connaissance qui n’en est pas une ? C’est l’objet que vise la
conscience immédiate : le ceci (das Diese), l’ici (das Hier) et le mainte-
nant (das Jetzt), le hic et nunc immédiat, pointés par un Je (das Ich) tout
aussi abstrait. L’ici, le maintenant et le Je ne sont que des déictiques (en
anglais indexicals), des démonstratifs ou adverbes de lieu qui ne font
que montrer l’objet et désigner le sujet comme des places vides qui
devront être remplies par une connaissance authentique. Hegel exploite
l’exemple « maintenant, c’est la nuit ». Écrivons cet énoncé, dit-il, et
voyons ce qu’il est advenu de cette certitude. Elle s’est évanouie dans la
clarté du jour, pourrait-on dire. La pure nomination du démonstratif,
la position simple de l’être du ceci en l’acte d’indiquer singulier ne
confère qu’un être ou une existence immédiate au ceci et la conscience
qui énonce le ceci ne peut être elle-même qu’immédiate. Mais quel est
le contenu de cette énonciation même ? Ce ne peut être que l’ensemble
des ceci, c’est-à-dire la totalité des places vides de l’énonciation,
8 Hegel – Introduction à une lecture critique

l­’universel qui devient la négation d’un ceci singulier, un non-ceci,


comme dit Hegel : « C’est comme un universel que nous énonçons
aussi le sensible, ce que nous disons est : ceci, ce qui veut dire le ceci
universel ; ou : il est ; ce qui veut dire l’être en général » (Phé., 111).
Il ne s’agit pas d’une représentation, c’est-à-dire d’une connaissance
objective, mais d’une énonciation de l’universel et c’est le langage qui
est « le plus véritable ». Le langage est la véridiction de la conscience
immédiate, dirons-nous, puisque l’objet de la conscience dans ce
premier moment de son devenir, c’est l’être en général visé par la
conscience qui ne peut l’atteindre dans le pur mouvement de sa rela-
tion à l’objet mais qui est supportée dans l’accès originel à l’objet par la
tectonique du langage, par les fondements pré-phénoménologiques du
langage. Le langage n’est pas un phénomène pour la conscience, un
apparaître pour la certitude sensible ; il est la condition de possibilité
d’un phénomène ou d’un objet pour la conscience immédiate. Les
indices de l’être du ceci et du Je en tant que déictiques font émerger le
langage de sa couche souterraine. La conscience immédiate n’a pas de
connaissance objective ou de certitude sensible, c’est d’abord une
conscience langagière. Le langage est donc ici l’inconditionné de la
phénoménologie comme théorie du phénomène ou science de l’expé-
rience de la conscience. Hegel dira plus tard dans sa Propédeutique
philosophique : « que le langage est le meurtre du monde sensible dans
son existence immédiate » ou encore dans Le système de la philosophie :
« le langage donne aux sensations, intuitions et représentations une
seconde existence, une existence plus haute que leur existence immé-
diate » ([29], 346).
Le langage sursume l’existence immédiate dans l’univers de la
conscience, il devient l’organe de l’universel, peut-on dire : « On pose
ceci, mais on pose plutôt un autre, ou le ceci se trouve sursumé : et cet
être-autre ou acte de sursumer le premier se trouve lui-même à nouveau
sursumé et de la sorte “fait un retour au premier” » (Phé., 116).
Mais Hegel nous dit tout de suite que ce retour au premier n’est pas
retour au même. Ce premier mouvement de la sursomption (Aufhe-
bung) de l’immédiat, cette première médiation (Vermittlung) s’accom-
plit dans et par le langage, c’est un mouvement qui a en lui divers
moments, dit Hegel, et dès maintenant on peut se rendre compte de la
dynamique de ce mouvement et de ces divers moments (Momente ou
Chapitre 1 – Phénoménologie 9

momenta) comme mouvements particuliers à l’intérieur du mouvement


général de la dialectique. Hegel résume ainsi la dialectique de la
conscience immédiate du ceci : j’indique le maintenant, il est affirmé
comme vrai ; mais je l’indique comme ayant été ou comme sursumé, je
sursume alors la première vérité en affirmant que le maintenant est
sursumé et je nie de nouveau la première négation pour affirmer que le
maintenant est. Mais cette fois le maintenant est un objet du langage,
il a subi le traitement de la double négation, d’immédiat, il est passé à
un médiat qui est à son tour médiatisé dans une affirmation qui a élevé
le maintenant immédiat à l’existence supérieure du langage et le main-
tenant singulier est devenu un maintenant universel.
Cet universel est l’expression (Ausdruck) ou l’exprimé et l’indicible
est le non-vrai, l’irrationnel, le seulement visé. Le langage, l’acte de
parler, a le pouvoir divin, Hegel dixit, de renverser (verkehren) l’ordre
immédiat de la certitude sensible en savoir médiat qui, en l’absence de
langage, devient perception.
Nous avons tous les éléments de la dialectique hégélienne dans
cette aporie de la certitude sensible. L’immédiateté doit être dite, donc
médiatisée par le langage, pour accéder à la vérité de la conscience qui
n’est plus immédiate du même coup, puisqu’elle est elle-même média-
tisée par le langage. Le passage, le dia de dialectique, de l’immédiat au
médiat est opéré par la mé-dia-tion dont le moteur est la double néga-
tion (doppelte Negation) ou (negatio duplex) qui assure la sursomption
du singulier dans l’universel. Les déictiques, ici, maintenant et Je en
tant qu’universaux linguistiques sont les balises de ce trajet initial de la
conscience, les constituants élémentaires du langage. En même temps
qu’ils sont les indicateurs de l’immédiateté, les déictiques sont les
embrayeurs du dialectique, si l’on peut appliquer ce terme de la linguis-
tique à la démarche philosophique de Hegel – l’embrayeur en linguis-
tique dénote les déictiques et les pronoms personnels, par exemple, qui
ont pour fonction de relayer les mots aux choses ou de rapporter le
monde au langage.
Hegel, dans ce premier chapitre de la Phénoménologie, s’inspire de
la tradition philosophique au point de départ. Aristote avait soutenu
qu’il n’y a pas de science du singulier, mais seulement de l’universel
(katholou) (Met. B, 1003 a, 6-17). Mais Thomas d’Aquin pensera qu’il
faut s’en tenir au nihil in intellectu, nisi prius in sensibus, qui attribue à
10 Hegel – Introduction à une lecture critique

la connaissance sensible un statut d’accès direct au monde immédiat.


Un Bergson dans son Essai sur les données immédiates de la conscience
définira l’intuition (sensible) comme « coïncidence immédiate et spon-
tanée avec un objet (unique et inexprimable) ». C’est ce réalisme naïf
ou cet intuitionnisme pur que dénonce précisément Hegel. Paradoxa-
lement, seul Wittgenstein semble assez proche de Hegel lorsqu’il écrit
dans ses Remarques philosophiques : « Le donné immédiat est un flot
constant – il s’apparente à un ruisseau. Si on veut le dire, on arrive à la
limite du langage qui le dit » ([58], 86-87).
Dans le cas de Hegel on devrait plutôt dire que la sensation est le
seuil du langage qui permet à la conscience d’accéder à l’universel. Ce
premier palier engendre par sursomption tous les autres jusqu’au Savoir
absolu. Il n’y a donc pas de commencement absolu ou il y a commen-
cement dans la conscience immédiate sursumée dans le langage. On
retrouvera ce problème du commencement dans la Science de la logique
et, là aussi, c’est dans le langage que sera immergée l’immédiateté indé-
terminée (die unbestimmte Unmittelbarkeit) d’où devra émerger l’Idée
absolue.

La perception
Dans l’épistémologie traditionnelle des savoirs, la perception se
situe au deuxième degré, pour parler comme J. Maritain dans Les degrés
du savoir, de la hiérarchie des facultés après la sensation et avant l’en-
tendement. Hegel respecte cet ordre, mais il le dialectise. Si la conscience
immédiate est la première figure (Gestalt) ou la première détermination
de l’esprit en tant que figure déterminée (bestimmte Gestalt), la sursomp-
tion dialectique dans une autre figure déterminée la transforme en
perception de la chose et de ses propriétés.
La chose appartient au monde du multiple et c’est la perception
qui doit connaître le multiple, c’est-à-dire la chose avec ses multiples
propriétés. Hegel écrit : « [...] car c’est la perception qui a en son essence
la négation, la différence et la multiplicité » (Phé., 122).
On a vu que le ceci de la certitude sensible est posé comme non-
ceci ou comme sursumé ; c’est un rien déterminé, une négation locale
et « le sursumer » (Aufheben) présente sa double signification véritable
Chapitre 1 – Phénoménologie 11

que nous avons vue dans le négatif (Phé., 123). Le sursumer est un nier
et un conserver en même temps. Dans ce passage, Hegel insiste donc
sur la signification profonde de la sursomption : c’est le procès de la
sursomption qui assure le passage du singulier déterminé à l’universel,
des déterminations ou déterminabilités multiples de la chose (ses
propriétés) à son unité qui est un ensemble simple de multiples, un
milieu universel. Il faut distinguer dans la perception de la chose trois
moments ou trois mouvements de la conscience ; il y a d’abord l’uni-
versalité passive du Aussi des propriétés opposées et multiples, la néga-
tion de ces déterminations qui donne l’unité et la négation de la
différence entre le multiple et l’unité qui lie dans une synthèse finale la
chose et ses propriétés. Voilà la dialectique de la conscience percevante
qui peut s’égarer dans l’illusion, simplement parce que la conscience
peut être comme une lumière vacillante devant la stabilité ou la fixité
de la chose ancrée dans l’unité du multiple, c’est-à-dire le complexe
constitué de la chose et de ses propriétés. La chose dans sa permanence
est l’objet invariable, mais la conscience change et peut varier, parce
que le milieu universel c’est nous ou la conscience qui perçoit et qui se
projette dans le monde du multiple. Et Hegel de montrer comment la
conscience refait le circuit, le cercle dialectique, de la conscience immé-
diate de la certitude sensible, mais de manière différente. La conscience
se projette d’abord dans le monde unifié du multiple de la perception,
revient à soi comme réflexion variable du multiple pour s’apercevoir, si
l’on peut parler ainsi, que la perception est sa perception à elle, la
conscience, et qu’elle peut se tromper dans les variations kaléidoscopi-
ques de ses perceptions et que c’est en elle que ça se passe, c’est-à-dire
que la perception est sa perception et qu’elle est en fait le milieu
universel. La conscience doit prendre sur soi son autre, l’objet dans son
opposition au sujet (de la conscience). La conscience s’oppose alors à
l’objet simple et divers et doit penser le mouvement du singulier vers
l’universel en passant par la négativité des opposés ou des contraires
pour arriver à la force interne que doit penser l’entendement à l’aide de
ses catégories.
Dans la perception, la conscience pense ou plutôt pose la chose
comme pour soi (für sich) (objet singulier) et comme pour un autre (für
ein Anderes) dans le rapport de l’objet singulier avec d’autres objets
singuliers. La sursomption doit opérer finalement sur cet antagonisme
12 Hegel – Introduction à une lecture critique

pour-soi et pour-un-autre de l’objet : « L’objet, par là, est tout autant


sursumé dans ses déterminités (Bestimmtheiten) [...] » (Phé., 135).
Mais l’universalité et la singularité sont opposées comme abstrac-
tions vides et la conscience doit s’élever à l’universalité inconditionnée
du règne de l’entendement.

Force et entendement.
Phénomène et monde suprasensible
La conscience atteint une troisième station avec l’entendement ou
la conscience phénoménale. On peut se demander pourquoi Hegel
introduit le concept de force dans ce chapitre sur l’entendement, certai-
nement l’un des chapitres les plus difficiles de la Phénoménologie et je
me contenterai de le résumer succinctement. C’est que la force est
conçue par Hegel comme la réalité du monde objectif ou phénoménal.
Hegel nous dit que l’universel inconditionné est pour l’entendement
l’objet vrai de la conscience, mais il n’est que comme objet pour la
conscience qui n’a pas encore le concept ou « n’est pas encore pour
soi-même le concept » (Phé., 140). Pour nous (für uns), cependant, ce
mouvement de la conscience ou concept est déjà accompli, nous qui
sommes les consciences philosophiques qui assistons au progrès de la
conscience, de la certitude sensible au Savoir absolu. Mais son itinéraire
pour soi, la conscience doit le parcourir étape par étape sans avoir pour
elle la vision de l’ensemble. C’est une marche longue et pénible, Hegel
dira un calvaire, que la conscience doit effectuer dans son périple vers
le Savoir absolu.
Si le monde phénoménal s’offre à l’entendement, la force se dérobe
comme intérieur du phénomène. Ce que Hegel veut penser ici, c’est
l’univers physique qui constitue l’essence du phénomène ; ainsi la force
gravitationnelle (attraction et répulsion), les forces électrique et magné-
tique qui seront unifiées plus tard dans l’électromagnétisme de Maxwell
sont régies par des lois, objets de l’entendement. On pourrait évoquer
ici la mécanique de Newton que Hegel a critiquée jadis pour son méca-
nisme auquel il a voulu substituer un vitalisme radical. Les trois lois
formulées par Newton dans ses Philosophiae Naturalis Principia Mathe-
matica (1687) sont :
Chapitre 1 – Phénoménologie 13

1) l’inertie : un corps demeure au repos ou en mouvement recti-


ligne uniforme s’il n’est pas affecté par une force extérieure ;
2) F = ma : la force ou quantité de mouvement est égale à la masse
par l’accélération ;
3) la loi d’action – réaction : à toute action correspond une réac-
tion de même magnitude.
La force gravitationnelle s’exprime par
G = k (mm'/r2)
et signifie que les corps sont en attraction réciproque en raison directe
de leur masse et en raison inverse du carré de leur distance. Hegel nous
dira que la loi est l’image constante du phénomène toujours instable ;
mais la loi est aussi le lien entre l’intérieur du monde et son extérieur
comme phénomène ou manifestation (Erscheinung) qui est la force
extériorisée (entäussert). Cet intérieur du monde devient alors le monde
suprasensible ou nouménal qui doit sursumer le phénomène dans la
loi. Le noumène ou la chose en soi produit le phénomène par un choc
(Anstoss) chez Kant ; une interprétation plus fine suppose que la chose
en soi n’est que chose de la pensée (Gedankending) pour Kant. Hegel
voudra y voir le concept à l’œuvre et il n’y a pas de noumène ou chose
en soi inaccessible dans l’immanence du concept. La loi va se dédoubler
dialectiquement comme différence sursumée de la loi et du phénomène
en un monde renversé (verkehrte Welt). Ce dernier monde se sursume
lui-même en renversant la dialectique du monde sensible – monde
supraphénoménal pour penser l’échange ou l’interaction (Wechselwi-
rkung) des deux mondes qui est le vrai résultat de la sursomption. Le
libre échange, serait-on tenté de dire, entre les forces, le pur rapport de
soi à soi, la différence intérieure, l’acte du différencier dans l’unité, c’est
l’infinité :
Cette infinité simple, ou le concept absolu, doit être nommée l’essence
simple de la vie, l’âme du monde, le sang universel qui, omniprésent, ne
se trouve troublé, ni interrompu par aucune différence, qui lui-même est
plutôt toutes les différences aussi bien que leur être-sursumé, bat dans soi
par conséquent sans se mouvoir, tremble dans soi sans être inquiet (Phé.,
173).
Cette belle envolée lyrique de Hegel conclut que « l’infinité [est] cette
inquiétude absolue du pur acte de se mouvoir soi-même » (Phé., 173) ;
14 Hegel – Introduction à une lecture critique

c’est dans l’infinité du pur rapport à soi que la conscience vient à soi,
que la conscience devient conscience de soi. De la mer indifférenciée de
toutes les différences sursumées émerge la conscience de soi comme pur
automouvement (Selbstbewegung).
Quel bilan tirer de cette lecture des premiers chapitres ? Avant
d’aborder la conscience de soi, il convient de dire ce que Hegel a
accompli jusqu’ici. Parvenu au champ infini de la conscience au prix de
la sursomption de toutes les différences qui apparaissent dans la sensa-
tion, la perception et l’entendement ou de la séparation entre le monde
sensible et le monde suprasensible, Hegel, au-delà de Fichte, Schelling,
Kant jusqu’à Aristote, a voulu refaire l’unité immanente de la conscience.
Si l’on suppose que la thèse de l’intentionnalité de la conscience « toute
conscience est conscience de quelque chose [etwas] », reprise au Moyen
Âge jusqu’à Husserl est présente aussi chez Hegel, il faut revenir à Aris-
tote pour voir comment Hegel a voulu penser la réunion de l’intellect
actif (nous poétikos) et l’intellect passif (nous pathétikos) du traité De
l’âme d’Aristote jusqu’à la dualité de l’ego transcendantal et de l’ego
empirique séparés à la naissance, pourrait-on dire, en vertu de la consti-
tution a priori de l’esprit chez Kant. Kant fera la distinction entre intel-
lectus ektypus ou intellect réceptif, et intellectus archetypus, intellect
créateur qu’il réservera à Dieu. Le Je (das Ich) et le non-Je (das Nicht-
Ich) de Fichte tout comme l’identité indifférenciée de Schelling (« nuit
où toutes les vaches sont noires »), ces abstractions vides sont absorbées
dans l’infinité du champ de la conscience, mère de toutes les diffé-
rences. C’est bien la conscience qui accomplit sa propre genèse dans
cette prosopopée qui lui donne vie et langage par la pronominalisation
de l’automouvement de l’esprit en soi (an sich) qui s’extériorise (sich
entäussert) dans le pour-soi (für sich) de la conscience pour se retrouver
en soi et pour soi dans le Savoir absolu, unité finale de la vérité (objec-
tive) et de la certitude (subjective). L’automouvement de l’esprit est une
dynamique alors que l’auto-affection (Selbststimmung) d’un Schelling
est une passion ; un pathos de l’esprit qui est mû (ému) par soi, mais ne
se meut pas. La section suivante nous fait avancer d’un pas de plus dans
l’ascension de la conscience vers le savoir absolu.
Je ne m’attarderai pas sur les suites que l’histoire philosophique a
données aux concepts qu’analyse Hegel dans les premiers chapitres de
la Phénoménologie. Par exemple, le monde renversé devient celui de la
Chapitre 1 – Phénoménologie 15

marchandise détachée de sa valeur d’usage dans Le capital de Marx, la


dialectique devient la méthode du matérialisme dialectique d’un Engels
(La dialectique de la nature) – suivi en cela par Lénine, Staline et Mao-
Tsé-Dong –, matérialisme vulgaire ou vulgate destinée à un enseigne-
ment populaire où toutes les contradictions sont vraies parce qu’elles
sont partout dans la nature et dans l’esprit, des pôles positif et négatif
de l’électricité au plus et au moins de l’arithmétique jusqu’au yin et
yang d’une dialectique proprement chinoise ; la réforme agraire dont
Lénine nourrit ses écrits est alimentée par la lutte dialectique du prolé-
tariat contre le capital, mais Lénine aura au moins compris – Staline a
été incapable de comprendre quoi que ce soit – dans ses Cahiers sur la
dialectique qu’il faut avoir lu Hegel, surtout la Science de la logique,
pour prétendre le suivre. Les avenues, détours et les culs-de-sac du néo-
hégélianisme de gauche ou de droite (Marx, Stirner, Strauss, Bauer,
Feuerbach avec une place à part pour Kierkegaard, anti-hégélien qui a
beaucoup retenu de Hegel) jusqu’aux idéalistes anglais, Bradley (Appea-
rance and Reality), McTaggart, Bosanquet ou Josiah Royce – et le jeune
Bertrand Russell –, et italiens (Croce et Gentile) nous éloigneraient de
notre propos critique et je laisse aux historiens de la pensée hégélienne
le soin de démêler les fils de sa postérité. Il n’est peut-être pas inappro-
prié de remarquer que Russell a d’abord été hégélien avant de conspuer
l’idéalisme hégélien qu’il a traité de mud-headed nonsense, non-sens issu
d’un esprit fangeux – Gauss aurait dit enivré. On pourrait penser que
c’est le dialecticien chez le premier Russell qui s’est retrouvé avec le
paradoxe frégéen de l’autoréférence. Féru de paradoxologie, Russell
aurait tenté de prendre en défaut Cantor et sa théorie des ensembles
transfinis, mais Cantor avait prévenu le coup en stipulant que tous les
cardinaux (et tous les ordinaux) ne forment pas des ensembles, mais des
pluralités inconsistantes. C’est peut-être une ironie de l’histoire que le
collaborateur mathématicien de Russell, Alfred North Whitehead –
avec qui il a écrit les Principia Mathematica –, devenu philosophe a
écrit un ouvrage Process and Reality qui a conservé un esprit hégélien, si
ce n’est la manière de Hegel.
16 Hegel – Introduction à une lecture critique

La vérité de la certitude de soi-même


1
La conscience de soi est la certitude de soi-même dans sa vérité. Si
le concept est le mouvement du savoir, c’est la conscience qui se meut
et qui parvient au savoir de soi et qui entre dans « le royaume natif de
la vérité », comme dit Hegel (Phé., 179). La conscience, la certitude de
soi, est le versant subjectif de la vérité objective du concept. Le devenir
ou la genèse de la conscience est l’objet de l’histoire scientifique de la
phénoménologie où c’est l’esprit qui fait l’expérience de la conscience.
Le jeu des deux génitifs, genetivus objectivus et genetivus subjectivus,
dans la science de l’expérience de la conscience reflète l’ambivalence du
concept de science chez Hegel. Science pour nous (für uns) qui écrivons
et lisons la Phénoménologie de l’esprit et savoir pour soi (für sich) de la
conscience comme extériorisation de l’esprit en soi (an sich). Pour cette
raison, la conscience de soi serait vide si elle n’était remplie par les
figures antérieures de la conscience, l’objet de la sensation, la chose de
la perception, la force de l’entendement. Dans le procès de la conscience,
l’objet a subi un processus de transformation et est devenu vie, par le
passage de l’inanimé à l’animé puisque la conscience de soi est l’acte
d’un sujet qui se pose comme objet et ainsi accomplit le cercle de la
réflexion du pour-soi et du pour-un-autre en un en-soi. Mais le défilé
des figures (Gestalten) de la conscience ne s’arrête pas là, car la spirale
des cercles concentriques des formes de la conscience s’ouvre sur de
nouvelles formes dans un mouvement dialectique continu – Hegel dit
suite nécessaire (logique).
La médiation des figures opère toujours par la double négation et
Hegel introduit ici le concept de désir ; l’objet de la conscience de soi
est le soi qui devient objet de désir parce que la conscience veut s’ac-
complir comme « pleine » conscience de soi. Or le désir est la manifes-
tation de la vie, qui est l’activité même de la conscience comme
intentionalité ou mouvement du sujet à l’objet et retour de l’objet au

1. Dans la traduction utilisée ici, le terme Selbstbewusstsein est rendu par autocon-
science, indépendance de la conscience de soi par autostance et dépendance de
la conscience de soi par inautostance. Je rejette d’un bloc ces néologismes (ou
barbarismes pour certains) qui n’ont pas à mes yeux de justification, puisque la
terminologie de Hegel n’a dans ce cas aucune connotation technique particulière
et si l’allemand est une langue agglutinante, le français ne l’est pas !
Chapitre 1 – Phénoménologie 17

sujet dans la conscience de soi. La circulation du sens ou le circuit de la


conscience de soi est décrite de la façon suivante par Hegel :
L’essence est l’infinité comme l’être-sursumé de toutes les différences, le
pur mouvement de rotation, son repos comme infinité absolument
inquiète ; l’indépendance dans laquelle sont dissoutes les différences du
mouvement ; l’essence simple du temps qui, dans cette égalité à soi-
même, a la figure massive de l’espace (Phé., 211, trad. modifiée).
C’est bien de l’infinité que naît la conscience de soi et d’où émerge
la vie de la conscience dans le mouvement giratoire de la conscience de
soi qui éclipse toutes les différences. Mais Hegel, dans un raccourci
étonnant (et détonnant), veut intégrer l’espace et le temps dans le giron
de la conscience de soi ; c’est là un tour de passe-passe et on comprend
Hegel de ne pas s’attarder sur la métaphore du temps comme figure
massive de l’espace. C’est plutôt la fluidité (Flüssigkeit), cette eau origi-
nelle, Tiamat de la mythologie babylonienne ou encore tohu-wa-bohu
de la genèse biblique, comme milieu indépendant ou autonome où
toutes les différences sont sursumées, qui devient le théâtre de la
conscience de soi. La conscience de soi a la vie devant soi, pourrait-on
dire pour paraphraser le titre d’un roman, c’est l’objet de son désir et la
conscience de soi doit sortir du cercle de son auto-identité par le désir ;
l’objet de son désir est l’autre dans son indépendance, c’est-à-dire dans
sa fluidité absolue. Le désir de la vie doit cependant se fixer sur un
objet, puisque la vie c’est l’infini liquide qui doit engendrer des indi-
vidus singuliers, des objets pour la conscience. C’est d’abord le soi
comme un autre qui est l’objet de la conscience de soi ; par cette scis-
sion primordiale ou scissiparité de la conscience, qui rappelle le dédou-
blement platonicien de l’un dans le multiple ou la division des sexes de
l’être humain en homme et femme dans le Phèdre de Platon (Adam et
Ève dans la Bible), la conscience dédoublée peut voir apparaître un
autre que soi qu’elle nie d’abord pour pouvoir préserver son indépen-
dance. Cet autre que soi est en réalité soi et, dans sa négation de cet
autre, elle redécouvre son auto-identité de conscience de soi et devient
alors une conscience de soi parmi d’autres consciences de soi – Hegel
dit qu’elle est advenue sous un mode objectif (Phé., 186).
La satisfaction ou pacification (Befriedigung) de la conscience de soi
est avant tout autosatisfaction par retour de l’autre à soi ou de l’objet au
sujet, et la sursomption de cet autre rend manifeste l’essence du désir
18 Hegel – Introduction à une lecture critique

comme rapport à un autre ; c’est donc dans la conscience de soi que se


révèle le désir comme désir de l’autre et comme désir de soi et c’est à
partir de cette autosatisfaction que la conscience de soi désirante va se
porter sur une autre conscience et qu’elle va connaître un autre désir,
désir de l’autre avec un petit a pour parler comme Lacan. Sa satisfac-
tion véritable, après ce premier épisode solipsiste, ne pourra se réaliser
que dans la reconnaissance de l’autre conscience de soi : « La conscience
de soi n’atteint sa satisfaction que dans une autre conscience de soi »
(Phé., 187, trad. modifiée).
La première satisfaction de la conscience dans la conscience de soi
ouvre la sphère égologique sur d’autres consciences de soi qui vont
devenir objets de désir dans la reconnaissance de l’autre comme autre
conscience de soi désirante. Hegel fonde ici la relation à l’autre sur la
relation à soi et le maître sera la figure de la conscience de soi qui se
sursume comme objet de désir de soi – il affronte la mort – et survit à
son auto-annihilation : sa domination est au-delà du combat pour la
vie, puisqu’il a fait face à la mort.
Faudrait-il dire que la première satisfaction de la conscience de soi
est narcissique et qu’elle ne réussit pas dans la dialectique de la maîtrise
et de la servitude à dépasser le cercle autologique de l’égoïté, c’est-à-dire
la sphère de l’ego parlant et écoutant son propre écho ? L’autosatisfac-
tion est un monologue, Hegel a-t-il dit dans le chapitre « Force et
entendement » à propos de l’explication ou de l’auto-explication de
l’entendement.
Le premier mouvement du désir va du sujet à l’objet. Pour la
conscience de soi, cet objet est elle-même. Le désir est-il un autre nom
pour l’intentionnalité de la conscience chez Hegel ? En tout cas, ce qui
porte la conscience vers son objet est un mouvement dynamique, c’est
la vie, dit Hegel, et l’objet est un vivant. On pourrait ne voir dans cette
émergence de la vie au sein de l’infinité que la déduction dialectique de
la vie à partir du monde sensible ou la genèse conceptuelle de l’animé à
partir de l’inanimé ; on serait alors forcé de reconnaître le caractère
artificiel de cette biologie émergentiste qui par un tour dialectique fait
apparaître la vie, l’espace et le temps pour définir l’aire de jeu de la
conscience indépendante ou autonome. Du point de vue biologique, il
faudrait sans doute dire que la première dialectique est plutôt celle de
la proie et du prédateur dans la vie sauvage. La conscience « sauvage »
Chapitre 1 – Phénoménologie 19

ne viserait qu’à s’approprier l’autre pour le faire soi en le consommant.


La lutte pour la survie ou le combat de la mort apparaît d’abord dans
cette scène primitive ou meurtre archaïque (Caïn et Abel) où agresseur
et victime formeraient la première figure historique de la conscience –
l’histoire commence par un meurtre, dirait Freud. Cette lecture
anthropo-biologique appartient à une phénoménologie « matérielle »
qui démonte le discours idéaliste pour en montrer la pertinence en
contenu phénoménologique concret.
L’intérêt de l’analyse hégélienne est ailleurs. La conscience de soi est
la conscience du soi comme un autre et par là surgissent ou s’immiscent
tous les autres, c’est-à-dire les autres consciences de soi qui apparaissent
comme objets de désir à la conscience de soi : la conscience de soi n’at-
teint sa satisfaction que dans une autre conscience de soi, c’est-à-dire
dans une conscience de soi redoublée et dédoublée à l’infini. C’est par
la reconnaissance de cette dualité multipliée que les consciences de soi
« se reconnaissent comme se reconnaissant mutuellement » (Phé.,
219).

Maîtrise et servitude
Nous abordons ainsi la dialectique de la maîtrise et de la servitude
ou de l’indépendance et de la dépendance de la conscience de soi. Ce
développement, l’un des plus commentés de la Phénoménologie, Hegel
le présente en trois syllogismes.
Le premier syllogisme (Phé., 191) oppose deux consciences de soi
comme extrêmes ou pôles dans la sphère égologique, mais chacun des
termes est inversé dans le jeu ou la joute dialectique de l’un à l’autre par
la médiation de la conscience de soi elle-même dont Hegel dit qu’elle
est le moyen terme entre le petit terme a (première conscience de soi)
et le grand terme A (deuxième conscience de soi) :
1) la conscience de soi devient l’autre,
2) l’un et l’autre deviennent conscience de soi,
3) l’un et l’autre deviennent l’un-pour-l’autre.
Surviennent le combat pour la vie et l’affrontement de la mort. En
effet, pour conquérir son indépendance absolue, la conscience doit nier
20 Hegel – Introduction à une lecture critique

toute extériorité, la vie autre, pour s’affirmer dans son ipséité ou être
par-soi et pour-soi. La conscience de soi devient maîtresse de la vie et
survit au combat de la mort dans son égoïté insulaire. La conscience
servile ne veut pas conquérir son autonomie au prix de sa vie, s’attache
plutôt à l’extériorité, à la chose, et lui consacre son travail. « La
conscience indépendante à qui c’est l’être-pour-soi, la conscience
dépendante à qui c’est la vie ou l’être pour quelque chose d’autre (l’être-
pour-un-autre) qui est l’essence ; celle-là est le maître, celle-ci le servi-
teur » (Phé., 195, trad. modifiée). Le serviteur devient maître de la
chose en la travaillant.
Hegel explique ce mouvement négatif dans un autre syllogisme
(Phé., 193-194, trad. modifiée) :
1) la conscience de soi devient négation,
2) l’un-pour-l’autre devient conscience de soi,
3) l’un-pour-l’autre devient négation.
Cette dialectique est instable et il faut passer à la double négation d’un
troisième syllogisme (Phé., 194) :
1) le maître se rapporte au serviteur,
2) la chose se rapporte au maître,
3) la chose revient au serviteur.
Si c’est le serviteur qui travaille la chose, c’est le maître qui en jouit : la
jouissance est la sursomption de la chose en tant que consommation de
l’autre et consumation du désir. Mais la conscience servile n’en reste pas
là, au stade de la conscience désirante inassouvie, puisqu’elle a acquis
par son travail la maîtrise de la chose, donc du besoin du maître et, par
un singulier retournement dialectique de la situation, le serviteur
devient maître du maître – Marx pourrait dire que le prolétaire devient
le propriétaire du capital ou des biens accumulés par ses propres soins.
Par le travail en effet, la conscience servile se forme dans l’éducation de
soi, l’autoconstruction (Selbstbildung). Cette conscience autodidacte de
l’élève du maître devient maître du maître ici aussi et par là conquiert
sa liberté. Pour y arriver, la conscience servile aura dû s’effacer dans
l’anonymat (Phé., 198), refouler la crainte de la mort (Angst vor dem
Tode) et fuir le risque de l’anéantissement de soi dans le combat pour la
Chapitre 1 – Phénoménologie 21

survie. Dans la conscience servile, la dialectique de la conscience asservie


s’énonce comme suit :
1) la conscience de soi sursume le pour-soi de la conscience,
2) la conscience servile devient conscience de soi,
3) la conscience servile recouvre son pour-soi.
Le mouvement général de la dialectique de la conscience de soi peut se
résumer de la façon suivante :
1) le Je (conscience de soi) devient l’Autre (conscience de soi),
2) l’Autre devient le Je,
3) l’Autre devient l’Autre (comme conscience de soi authentique).
Ainsi s’accomplit le cercle de la conscience de soi qui se recourbe sur
elle-même en s’appropriant l’autre comme conscience de soi et s’éle-
vant à l’intersubjectivité dans la communauté de consciences de soi
égales dans la liberté.
Les interprétations de la dialectique de la maîtrise et de la servitude
ou du maître et de l’esclave pullulent, du marxisme à l’existentialisme
et à la psychanalyse. Je n’y reviendrai pas. L’interprétation lacanienne
peut s’appuyer sur la notion de conscience servile pour l’analyse de la
névrose et du refoulement, sur la conscience maîtresse pour l’analyse
du narcissisme ou de la paranoïa schizoïde, et Lacan aidé par Hyppolite
a pu élaborer une combinatoire du désir où sont dialectisés les rapports
du sujet (conscience de soi) à l’autre, objet de désir (objet petit a) et à
l’ordre symbolique (objet grand A). La dialectique d’un inconscient
structuré comme un langage n’est certes pas hégélienne et Hegel n’a pas
thématisé le langage dans ce chapitre sur « La conscience de soi ». Le
travail du langage, peut-on penser, est le mouvement du concept pour
Hegel et l’inconscient serait l’histoire des figures de la conscience qui ne
peut être conceptualisée que dans le Savoir absolu – Lacan dirait omni-
communication (voir Lacan [40], 265). Logique du concept comme
logos ou logique de l’inconscient comme langage investissent toutes
deux la conscience qui devient conscience de soi dans le langage. Que
Hegel ait pensé cette genèse dans une perspective idéaliste ne nous
interdit pas de le lire autrement dans une philosophie (ou phénoméno-
logie) du langage qui fasse l’économie des noms inassignables de la
22 Hegel – Introduction à une lecture critique

métaphysique. Il n’est pas sûr d’ailleurs que le nom d’inconscient ne


doive pas être soumis à la même lecture qui démonte la machinerie
métaphysique de ce dialogue silencieux de l’âme avec elle-même, que
Platon évoquait en voulant définir la pensée comme langage dans Le
sophiste (267e).

Liberté de la conscience de soi. Stoïcisme,


­scepticisme et la conscience malheureuse
Avec la dialectique du maître et de l’esclave, Hegel semble amorcer
une théorie des figures historiques de la conscience. S’agit-il d’une
reprise conceptuelle de l’histoire réelle, une histoire conçue ou concep-
tualisée (begriffne Geschichte) des formes qu’a prises la conscience
humaine dans son devenir historique ? La Phénoménologie de l’esprit ne
serait-elle que la reconstruction idéaliste d’une histoire humaine aléa-
toire qu’une logique du concept décrirait dans une trans-histoire néces-
saire, ce que Hegel appelle l’histoire de l’esprit (die Geschichte des Geistes)
(Phé., 203) ?
Nous savons que la dialectique de la maîtrise et de la servitude
pouvait composer diverses figures historiques, de l’esclavage du monde
antique (grec en particulier) à l’économie médiévale du seigneur et de
ses censitaires, de la lutte des classes au dialogue psychanalytique. La
figure de la conscience malheureuse a été attribuée au monde juif, alors
que le stoïcisme et le scepticisme sont des épisodes de la pensée grecque.
Le stoïcisme, par exemple, représente le moment conscient de la liberté
de la conscience de soi dans son indépendance (Phé., 203), alors que le
scepticisme est la réalisation concrète de ce dont le stoïcisme n’est que
le concept (Phé., 206), c’est-à-dire que le sceptique est celui qui exerce
effectivement sa liberté de pensée. La conscience malheureuse est la
conscience libre mais coupable, conscience scindée en elle-même et
impuissante à résoudre l’antagonisme d’une liberté stoïque et d’une
liberté sceptique, c’est-à-dire la dualité d’une conscience seulement
certaine de soi et d’une conscience qui doute de tout. Ce combat inté-
rieur fait le malheur de la conscience dédoublée dans soi (Phé., 211),
ballottée entre doute et certitude. Mais cette inquiétude est l’essence
d’une conscience vivante et singulière, le signe d’une existence indivi-
duelle. La conscience malheureuse apparaît donc comme la sursomp-
Chapitre 1 – Phénoménologie 23

tion des contraires que sont la conscience stoïque et la conscience


sceptique, même si elle devra sursumer encore sa propre inquiétude
existentielle, la faille dans son être même qui, tout en confortant sa
singularité, lui fait découvrir sa finitude dans la culpabilité. Hegel refait
ici les étapes de la conscience malheureuse qui passe de la nostalgie à la
mélancolie, de l’enthousiasme ou de l’exaltation à l’ascèse et au sacrifice
et se déprend de son malheur (Phé., 228) par le dépassement de la
douleur en accédant à la raison comme « certitude de la conscience,
dans sa singularité, d’être absolument en soi, ou toute réalité » (Phé.,
229) – voir sur la conscience malheureuse les analyses de G. Jarczyk et
P.-J. Labarrière [36] et celles plus anciennes de J. Wahl [55].

Raison, esprit, religion


Je ne suivrai pas Hegel dans ses longues analyses de la raison et de
l’esprit (modernes) et de la religion. Je veux simplement esquisser la
transition de la conscience de soi au savoir absolu. Quand Hegel dit
que la conscience est parvenue à la certitude d’être toute la réalité, c’est
de la réalité de la raison comme conscience universelle qu’il veut parler.
Je n’exploiterai pas le slogan mal compris de Hegel : « le réel est
rationnel, le rationnel est réel », si ce n’est pour noter que le réel dont il
s’agit est le réel dans la raison comme conscience universelle. Le passage
de la conscience singulière à la conscience universelle ou raison s’est
effectué par la médiation des figures de la conscience individuelle,
stoïque, sceptique et malheureuse ; le passage de la raison à l’esprit s’ef-
fectue aussi bien en trois étapes, la raison observante, la réalisation de
la conscience de soi rationnelle par elle-même et l’individualité qui est
réelle en soi et pour soi. Chacun de ces moments ou mouvements
comporte à son tour une tripartition qui couvre l’ensemble du terri-
toire de la raison. Malgré les analyses parfois fines de Hegel, ce parcours
rationnel de la modernité est fastidieux ; ainsi la raison observante s’in-
téresse-t-elle aux travaux de Lavater et Gall sur la physiognomonie pour
conclure que, dans ce domaine, « l’esprit est un os » (das Sein des Geistes
ein Knochen ist) (Phé., 336) ; ou encore que la raison observante ne
peut faire la différence entre la vie comme se saisissant soi-même en
tant que jugement et la conscience de cette même vie dans la représen-
tation : la première est l’organe de la génération et la seconde se
24 Hegel – Introduction à une lecture critique

comporte comme pisser en tant qu’organe du pisser, naïvement parlant


(« [...] des Organs des Pissens naiv ausdrückt ») (Phé., 339).
La dialectique de l’esprit se répartit aussi en trois moments, l’esprit
authentique ou l’éthique, l’esprit aliéné ou la culture et l’esprit certain
de lui-même dans la morale, de la vision morale du monde à la certi-
tude de la conscience morale. La religion est à son tour tripartite, la
religion naturelle, la religion de l’art et la religion révélée qui est elle
indivisible, puisqu’elle ne comporte pas de partitions comme les deux
autres. Si la raison est la certitude de la conscience d’être toute réalité et
toute vérité, c’est que c’est là la définition de l’idéalisme (Phé., 232).
Pour accéder à cette certitude de soi-même, la conscience a dû progresser
de la conscience immédiate à la conscience de soi et de la raison univer-
selle à l’esprit qui est la vie morale d’un peuple qui doit à son tour
s’exprimer dans la religion naturelle ; la religion naturelle est l’extério-
risation de l’esprit dans la nature et dans la religion de l’art qui est une
extériorisation de l’esprit dans l’art pour revenir à soi et en soi dans
l’intériorisation de la religion révélée. Mais nous ne sommes arrivés
qu’au seuil de la science, de la philosophie et du savoir absolu. C’est la
philosophie comme certitude de soi et vérité de soi qui mènera la
conscience jusque dans le sein du savoir absolu.
On retiendra surtout de ces deux longues sections que la conscience
monte l’escalier qui la conduit au savoir absolu trois marches à la fois.
La dialectique fonctionne à trois temps, diraient les contempteurs de la
méthode hégélienne qui n’est pourtant qu’une syllogistique dynamique,
comme on l’a amplement vu dans les chapitres précédents. La syllogis-
tique aristotélicienne consistait en deux prémisses, majeure et mineure,
et une conclusion avec trois termes, le majeur, le mineur et le moyen
terme. La forme prédicative avec la copule « être » privilégiée par la
logique traditionnelle a un caractère statique ou inerte que récuse
Hegel. Hegel, voulant suivre le devenir de la conscience et du concept
dans leur automouvement, inscrit donc le mouvement dans une syllo-
gistique où le moyen terme devient médiation (Vermittlung) qui dyna-
mise le rapport entre le terme majeur et le terme mineur, ce que Hegel
appelle les extrêmes ou les opposés dans l’argument dialectique. La
sursomption emporte d’ailleurs le concept au-delà de la triplicité parce
que la double négation nous entraîne dans une quatrième étape dans la
chaîne des déductions du posé-opposé-surimposé : la double négation
Chapitre 1 – Phénoménologie 25

¬¬ a ne permet pas de revenir au même de la première assertion, mais


produit un terme sursumé qui est plus grand ou plus avant dans la suite
conceptuelle
¬¬ a → b > a
et non
¬¬ a ↔ a
comme la logique traditionnelle aristotélicienne et la logique classique
(booléenne et bivalente) l’exigent.
Triplicité ou quadruplicité, peu importe comme l’explique Hegel
dans la Préface de la Phénoménologie et à la fin de la Science de la logique ;
ce qui importe c’est la dynamique de l’inférence dans ce qu’il faut bien
appeler une syllogistique dynamique. Cependant la tâche d’une logique
interne des concepts philosophiques ne s’en trouve pas justifiée pour
autant et Hegel a péché par démesure spéculative en prétendant décrire
le cercle ou la spirale de la trajectoire nécessaire de la conscience vers le
Savoir absolu dans la Phénoménologie ou du concept vers l’Idée absolue
de la Logique. Les stations successives de l’esprit ne sont pas isomorphes
aux épisodes historiques de la pensée et la convergence des deux
histoires, histoire de la pensée et devenir de l’esprit au sens de Hegel, ne
peut être que l’effet d’une concordance artificielle que l’idéalisme ne
réussit pas à occulter. C’est une autre ruse de la raison (List der Vernunft)
dans sa course erratique que de déjouer le destin inéluctable d’un savoir
absolu.

Le savoir absolu
Le savoir absolu, c’est l’achèvement de l’extériorisation (Entaüsse-
rung) de la conscience de soi dans la multiplicité des figures de la
conscience, de la certitude immédiate à la certitude totalement média-
tisée du savoir absolu. La conscience de soi se sursume elle-même
comme objet (sich selbst Aufheben) dans cet automouvement qui la
porte du soi de l’en-soi au soi du pour-soi absolu. C’est en effet le soi
qui s’extériorise et le savoir absolu n’est que le rassemblement final de
toutes les expressions du soi, pourrait-on dire. L’automouvement de la
conscience de soi l’entraîne du singulier de l’immédiat à l’universel du
savoir et, inversement, de l’universel du savoir à la singularité du savoir
26 Hegel – Introduction à une lecture critique

absolu, réconciliation ultime des deux mouvements dans l’unité de la


certitude et de la vérité de la conscience de soi. Cette dernière synthèse
de la conscience et de la conscience de soi se réalise au-delà de la reli-
gion qui n’est que la réconciliation des deux dans l’en-soi absolu ou
séparé (transcendant), alors que dans la philosophie le concept a gagné
sa réalisation (Phé., 919) dans le pour-soi de la conscience de soi se
sachant comme savoir conceptualisant (begreifende Wissen) (Phé., 922),
c’est-à-dire comme sujet.
Le dédoublement de la conscience de soi en sujet et objet doit être
démonté ou sursumé pour opérer la synthèse du savoir conceptuel de
soi du sujet, qui accède par là au savoir absolu ; ce qui n’est en dernière
analyse que la reconnaissance de soi du sujet dans la conscience de soi
pleine et entière, dirait-on en termes informels : « La nature, les
moments du mouvement du savoir se sont donc ouverts pour l’être-
pour-soi pur de la conscience de soi : il est Je, qui est ce Je et aucun
autre [...] » (Phé., 922, trad. modifiée).
Ce Je du savoir absolu est cependant concept qui s’extériorise
d’abord comme existence dans le temps avant de devenir histoire de la
conscience qui sursume le temps comme simple intuition vide (Phé.,
924) : l’histoire commence avec l’expérience de la conscience qui
comprend sa propre expérience comme réalité du savoir : « Il faut que
l’on dise, pour cette raison, que rien ne se trouve su qui ne soit dans
l’expérience [...] » (Phé., 925).
Le réel est dans l’expérience de la conscience, il n’y a rien au-delà de
l’expérience. Contre Kant, le concept de la chose en soi ou du noumène
doit passer dans le mouvement immanent de la conscience et doit être
intégré dans le savoir concevant et se concevant, puisque le contenu de
l’expérience est la substance de l’esprit qui doit devenir sujet, qui doit
advenir comme sujet, dirait Lacan lecteur de Hegel.
L’esprit est ce mouvement du connaître, la transformation de l’en-
soi en pour-soi, de la substance en sujet, de l’objet de la conscience en
l’objet de la conscience de soi et dans la sursomption de tout objet dans
le concept (Begriff) (Phé., 925). Le Soi qui s’extériorise et s’immerge
dans sa substance (Phé., 928) évoque le mouvement hors de soi du
retrait (Tsimtsoum) de la tradition juive dans la Cabbale, qui évoque à
son tour la kénosis ou la kénose, sortie hors de soi de l’Un comme
Chapitre 1 – Phénoménologie 27

émanation chez Plotin, ou évacuation du plérôme divin chez le Père de


l’Église Origène. On pourrait remonter la lignée philosophique des
Pères de l’Église, Origène ou le pseudo-Denys et du néo-platonisme,
Plotin, Philon d’Alexandrie jusqu’au pythagorisme et à ses sources
exotériques. Et encore redescendre l’échelle des temps philosophiques
pour retrouver Maître Eckhart et Jakob Böhme ou Paracelse jusqu’à
Nicolas de Cues et Spinoza pour faire la généalogie de l’idéalisme hégé-
lien. Gerhard Scholem, grand historien de la pensée mystique juive,
n’hésite pas à associer Hegel à la tradition cabbalistique (voir Magee
[42]). Un syncrétisme élargi irait chercher des analogies avec la pensée
d’un Nagarjuna et le bouddhisme zen (voir Murti [44]). Schopenhauer,
anti-hégélien s’il en fut, y perdrait ses repères, lui qui voyait un parallèle
entre Eckhart et les mystiques hindous, islamistes ou chrétiens dans
une sorte de philosophia perennis, à la manière d’un Aldous Huxley.
Mais ce panorama ne fait que marquer la place centrale de Hegel dans
l’histoire de la pensée.
Hegel veut faire une phénoménologie de l’esprit de cette théo-
phanie ou théogenèse qui s’achève dans la parousie :
Mais l’esprit s’est montré à nous n’être ni seulement l’acte de se retirer de
la conscience de soi dans son intériorité pure, ni la pure immersion de
cette même conscience de soi dans la substance et le non-être de sa diffé-
rence, mais ce mouvement du soi qui s’extériorise de soi-même et s’im-
merge dans sa substance et, à partir d’elle, est aussi bien allé dans soi
comme sujet, et fait aussi bien d’elle l’objet et le contenu, qu’il sursume
cette différence de l’objectivité et du contenu (Phé., 928).
Dans ce passage capital, Hegel nous dit essentiellement que l’objet
de la Phénoménologie de l’esprit est l’expérience de la conscience et que
l’objet, le contenu et le sujet de l’expérience, c’est l’esprit. Il ne s’agit
pas de définir l’expérience spirituelle, mais plutôt de montrer que toute
expérience est spirituelle ou mieux que l’expérience est l’expérience de
l’esprit. On ne saurait aller au-delà de cette expérience, répète Hegel,
puisque l’au-delà est l’inconnaissable, le non-expérimentable, l’inexpri-
mable qui ne sont plus dans le champ de la conscience qui s’identifie au
domaine total de l’expérience.
Le Soi ou l’Esprit s’extériorise dans un acte libre, comme le Dieu
chrétien qui crée le monde dans la liberté d’une création ad extra, c’est-
à-dire vers l’extérieur, dira la théologie latine ; il retourne en soi après
28 Hegel – Introduction à une lecture critique

son extériorisation qui constitue l’histoire de l’esprit pour accomplir


son destin spirituel de l’humanité qui est remémoration : « En tant que
son achèvement consiste à savoir parfaitement ce qu’il est, sa substance,
ce savoir est son aller-dans-soi [sein Insichgehen] dans lequel il aban-
donne son existence et confie sa figure au souvenir » (Phé., 931, trad.
modifiée).
Ainsi l’esprit qui s’extériorise dans le temps se fait histoire dans le
défilé des figures de la conscience, galerie d’images (eine Galerie von
Bildern), qui représente le dévoilement progressif des formes du devenir
de la conscience. Ce dévoilement n’est pas le dévoilement de l’être d’un
Heidegger qui y voyait l’essence de la vérité au sens grec de l’aletheia ;
c’est plutôt l’aletheia de la philologie récente qui voit dans l’usage
archaïque du terme le mémorial consacré au souvenir des ancêtres
morts, donc la vérité comme désoubli ou devoir de mémoire. Hegel
parle de la mémoire comme sous-venir intérieur, serait-on tenté de
dire, ou réintériorisation ou, comme lorsqu’il écrit Er-innerung, remé-
moration qui est en même temps retour en soi du Soi extériorisé. À la
fin, l’Esprit se réalise dans le royaume des esprits, société spirituelle
analogue à la communion des saints de la tradition chrétienne : « Le
but, le savoir absolu ou l’esprit se sachant comme esprit a pour chemin
le souvenir intérieur [Erinnerung] des esprits, tels qu’ils sont en eux-
mêmes et accomplissent l’organisation de leur royaume » (Phé., 932,
trad. modifiée).
On peut voir dans ce royaume des esprits la tradition spirituelle de
l’humanité, l’histoire contingente de ses manifestations. « [...] Form der
Zufälligkeit erscheinenden Daseins » (Phé., 932), c’est aussi l’histoire
intériorisée du concept, celle de la science du savoir se manifestant (die
Wissenschaft des erscheinenden Wissens) ; du point de vue de l’histoire
conceptualisée ou de l’histoire dans le concept (begriffne Geschichte), les
deux manifestations, contingente et nécessaire, ne forment qu’une
destinée, le calvaire de l’esprit absolu (die Schädelstätte des absoluten
Geistes) qui mène au calice du royaume total des âmes, selon le poème
« L’amitié » de Schiller cité par Hegel à la fin de la Phénoménologie.
L’Esprit qui s’est extériorisé et est revenu à soi dans la réalité, la vérité et
la certitude de son trône, comme dit Hegel, est-il le Sujet absolu de la
tradition chrétienne qui rassemble en son sein la communauté des
esprits dans la parousie – ou mieux, apocatastase, i.e. retour dans le sein
Chapitre 1 – Phénoménologie 29

de Dieu selon Origène – de la fin des temps ou le savoir absolu d’un


idéalisme qui voit dans la philosophie la science suprême (comme à la
fin de l’Encyclopédie des sciences philosophiques) ou encore dans la Prusse
occidentale de la première moitié du XIXe siècle la fin de l’histoire ?
Le néophyte voudra d’abord s’interroger sur le bien-fondé d’une
théologie laïque ou d’une théophanie profane qui substitue le savoir
absolu au savoir de l’absolu ou à la théologie négative – via negativa
d’une nescience plutôt que savoir –, idéalisme qu’on suspecte d’omnis-
cience dans son vœu d’une science philosophique ou de la philosophie
comme science suprême et savoir du concept dans lequel coïncident
vérité et certitude. D’autres interprètes plus aguerris rejetteront en bloc
l’idéalisme absolu pour faire une lecture marxiste ou existentialiste de
la Phénoménologie de l’esprit – pour un Kojève qui opte pour l’ordre
temporel du devenir de la conscience – ou même une lecture en termes
de l’histoire économique (Fukuyama) ou de l’histoire politique dans
l’exégèse de la philosophie hégélienne de l’histoire qui tente de refaire
le travail prodigieux de l’histoire du monde (die ungeheure Arbeit der
Weltgeschichte) (Phé., 44). Pour nous, il suffira de reprendre les thèmes
de cette dernière section dans l’analyse de la Préface de la Phénoméno-
logie par où Hegel a aussi conclu son ouvrage.

La Préface de la Phénoménologie de l’esprit


La Préface est un condensé ou un résumé des principaux thèmes de
la Phénoménologie, écrite comme nous l’avons dit après que Hegel eut
terminé la rédaction de sa première œuvre majeure. Ce texte de récapi-
tulation porte en sous-titre « Du connaître scientifique » (Vom wissent-
chaftlichen Erkennen), et Hegel veut y définir clairement son projet
après-coup : « La figure vraie dans laquelle existe la vérité, c’est seule-
ment le système scientifique de cette vérité qui peut l’être. Contribuer
à ce que la philosophie approche de la forme de la science – du but qui
consiste à pouvoir renoncer à son nom d’amour du savoir et à être
savoir effectif – c’est là ce que je me suis proposé » (Phé., 23).
Le programme de Hegel reprend là où Kant avait laissé le sien après
la Critique de la raison pure et les Prolégomènes à toute métaphysique
future qui voudra se présenter comme science. C’est une métaphysique
scientifique que veut élaborer Hegel et on peut se demander s’il n’y pas
30 Hegel – Introduction à une lecture critique

là trop d’ambition ou trop de naïveté. L’idéalisme absolu de Hegel est


une doctrine de l’excès métaphysique et le lecteur sera sans doute plus
sobre ici s’il veut suivre les préceptes du grand mathématicien C.F.
Gauss, contemporain de Hegel, qui pensait que Hegel souffrait d’ivresse
spéculative.
Mais Hegel suppose que c’est le concept comme élément du vrai
qui l’emporte ; la présentation ou l’exposition du vrai ne peut s’accom-
plir que dans un système, une organisation systématique qui embrasse
la totalité des extériorisations (Entaüsserungen) de l’esprit (Phé., 27) et
ce n’est que dans l’achèvement du système que l’on peut comprendre
son commencement et sa genèse. D’où la nécessité du cercle ou de
l’encerclement du savoir dans un système mû par une méthode, la
dialectique, que nous identifions à une syllogistique dynamique. Le
syllogisme, rappelons-le, est pour Hegel le principe de l’idéalisme, et la
dialectique doit entraîner le concept dans le cercle total du savoir où le
résultat et le commencement, la fin et l’origine coïncident. « Le vrai est
le tout. Mais le tout n’est que l’essence s’achevant par son développe-
ment. De l’absolu il faut dire qu’il est essentiellement résultat, que c’est
seulement au terme qu’il est ce qu’il est en vérité et c’est en cela juste-
ment que consiste sa nature, d’être effectif, sujet ou devenir de soi-
même [Sichselbswerden] » (Phé., 35).
Dans ce mouvement dialectique où c’est le devenir et non l’être qui
est premier, la substance (ou le contenu) devient sujet : c’est l’esprit ou
le concept, Hegel dira aussi l’absolu, qui se meut. L’absolu est sujet
parce qu’il est l’automouvement de l’esprit (Phé., 33). Mais l’absolu ou
l’idée dans son extériorisation doit connaître l’épreuve de la douleur, la
patience et le travail du négatif (die Geduld und die Arbeit des Nega-
tiven) (Phé., 34). La négativité pure tire l’en-soi de sa quiétude pour
qu’il devienne soi-même ou pour-soi. Il faut donc dire « Dieu devient »
plutôt que « Dieu est » l’être, la copule étant de nature statique ne peut
rendre le mouvement du concept ; seule la proposition spéculative (der
spekulative Satz) ou l’énoncé effectif (wirklich) peut reproduire le
mouvement du concept. L’énoncé dialectique, le syllogisme dyna-
mique, est en effet la vraie présentation (Darstellung) du contenu de la
science qui est sujet (Phé., 79) dans l’automouvement du concept (die
Selbstbewegung des Begriffs) (Phé., 84). L’exposé dialectique, Hegel en
trouve l’exemple le plus parfait dans le Parménide de Platon. Disons
Chapitre 1 – Phénoménologie 31

brièvement que la dialectique platonicienne comportait deux mouve-


ments, l’un ascendant, la συναγωγή ou remontée vers les principes,
l’autre descendant, la διαίρεσις, la division ou descente dans les choses.
Gadamer [10] a mis l’accent sur la parenté entre les dialectiques plato-
nicienne et hégélienne et Heidegger [31] a insisté sur le rapport intime
de Hegel à la pensée grecque. Dans ses Leçons sur l’histoire de la philoso-
phie, Hegel louera Platon pour sa théorie de l’analogie (αναλογια) ou
des proportions (λογοι) telle qu’elle est formulée dans le Timée (31c-
32c). Cette théorie des proportions, inspirée de l’arithmétique, et qu’on
appellera plus tard, chez Thomas d’Aquin en particulier, « analogie de
proportionnalité propre » est en fait une ontologie ou cosmologie
dialectique où un tiers ou moyen terme est nécessaire pour unir deux
éléments ou deux termes – comme le feu et la terre unis par la même
proportion d’eau et d’air. C’est ce rapport homologique entre deux
concepts que Hegel voudra dynamiser à l’aide de la médiation (et de la
médianité) d’un tiers dans sa dialectique spéculative, comme il est
manifeste dans les trois syllogismes de la fin de l’Encyclopédie des sciences
philosophiques que nous analysons plus loin (chap. 2). Pour Aristote, la
dialectique (αναγωγή εἰς τὸ δυνατὸν) sera un raisonnement probable
ou abductif, comme on dit depuis C.S. Peirce, qui remonte des faits
empiriques ou des phénomènes observables aux hypothèses, c’est-à-
dire à leurs causes possibles. Quant à l’απαγωγή εἰς τὸ αδυνατὸν, ce sera
le raisonnement par descente ou réduction à l’absurde (reductio ad
absurdum). On sait que pour Kant la dialectique transcendantale est
une logique de l’apparence qui comporte des paralogismes et des anti-
nomies que l’idéalisme transcendantal doit résoudre pour montrer les
limites de la raison pure. Ce sont justement ces limites que voudra
dépasser Hegel et il définira sa dialectique dans l’Encyclopédie des sciences
philosophiques ([26], § 81) comme « la sursomption des déterminations
finies et le passage dans leurs déterminations opposées ». Dans les Prin-
cipes de la philosophie du droit ([27], 90-91), il ajoutera : « Ce qui carac-
térise ma dialectique supérieure, c’est qu’elle ne se borne pas à produire
une détermination comme une simple limitation ou son contraire,
mais qu’à partir de cette détermination elle engendre et appréhende le
contenu et le résultat positif. »
Hegel opposera à cette méthode dialectique le philosopher naturel
du bon sens qui donne au mieux une rhétorique de vérités triviales
(Phé., 82) ou le formalisme vide qui est l’absence de la vraie spécula-
32 Hegel – Introduction à une lecture critique

tion, la pensée ratiocinante « négativiste », le dogmatisme sclérosant


des principes et des vérités immuables, i.e. la métaphysique tradition-
nelle, ou ce qu’il appelle encore le formalisme schématisant (Kant) figé
dans l’immobilisme conceptuel. La connaissance historique (ou histo-
rienne) qui ne serait pas dialectique ne serait que narration de l’événe-
mentiel et du contingent. Quant à la connaissance mathématique, elle
est trop formelle (Phé., 55) pour atteindre le contenu même du mathé-
matique ; c’est un connaître extérieur dont les constructions sont arti-
ficielles parce qu’elles ne visent que la forme théorique de la règle ou de
la preuve, alors que la connaissance philosophique est l’appréhension
de la chose elle-même dans le mouvement de son contenu. Hegel ne
prend pas ici la juste mesure de la démarche et de la pratique mathéma-
tiques et les mathématiciens de son époque (et de notre époque) reste-
ront sourds à ses objurgations à de rares exceptions près. La méthode
dialectique a inspiré, par exemple, un mathématicien comme ­Grassmann
qui a écrit une Ausdehnungslehre (1859) ou théorie de l’extension qui
évoque le style de Hegel, si ce n’est son système, et W. Lawvere, un des
pionniers de la théorie mathématique des catégories, invoque la dialec-
tique hégélienne dans l’élaboration d’une théorie des ensembles varia-
bles. Il faut reconnaître que Hegel était bien informé des mathématiques
de son temps, mais c’est seulement dans sa critique du mauvais infini
itératif (die schlechte Unendlichkeit) dans la Science de la logique que l’on
trouve le meilleur de ses remarques sur les mathématiques. Kant avait
dit que les mathématiques construisent les concepts et que la philoso-
phie les analyse. Hegel voulait plutôt démonter les constructions
mathématiques pour emporter la pensée dans un mouvement spécu-
latif et c’est dans ce mouvement « [...] que les pensées pures deviennent
concepts, et sont seulement alors ce qu’elles sont en vérité, automouve-
ments, cercle, ce qu’est leur substance, essentialités spirituelles » (Phé.,
48).
Le chemin qu’emprunte le concept du savoir est un devenir néces-
saire et complet (Phé., 49) ; la concience de ce devenir est la phénomé-
nologie, son contenu le concept (der Begriff). L’Introduction de la
Phénoménologie avait déclaré que « l’absolu seul est vrai, ou le vrai seul
absolu » (Phé., 91) et avait défini la conscience comme le procès même
ou la suite complète de ses formes ou figures (Gestalten) ; mais la
conscience est pour soi-même son concept (Phé., 97) et elle est pour
nous la description phénoménologique de ces mêmes figures. Pour
Chapitre 1 – Phénoménologie 33

nous, puisque le concept en soi qui devient pour soi pour lui-même doit
aussi être pour un autre (für ein anderes) (Phé., 100). Le mouvement
dialectique de l’en-soi (du concept) au pour-soi (de la conscience) qui
est à la fois pour-un-autre et pour nous, c’est ce que l’on nomme « expé-
rience » dit Hegel (Phé., 102). Et l’expérience est dialectique dans la
mesure où elle se déploie dans la sursomption de ses moments ou
mouvements déterminés par la médiation d’une négation déterminée
(die bestimmte Negation) et d’une double négation (die doppelte Nega-
tion ou negatio duplex) ; et dans la mesure où le chemin vers la science
qu’emprunte l’expérience est nécessaire, le chemin est la science même
et du coup science de l’expérience de la conscience (Phé., 104). Hegel
répète que l’expérience que la conscience fait sur elle-même comprend
le système total ou le royaume total de la vérité. Si la Phénoménologie de
l’esprit est la science de l’expérience de la conscience, la Science de la
logique sera la science du concept de la science pure comme résultat. En
d’autres termes, la Logique commence là où s’arrête la Phénoménologie
et la Préface de la Science de la logique est la continuation de la Préface
de la Phénoménologie de l’esprit pour former une boucle parfaite.
Chapitre 2

Logique

Introduction. Le problème du commencement


dans la Science de la logique

L a Préface de la Science de la logique nous invite à penser que si la


Phénoménologie de l’esprit accomplit le devenir de la conscience
dans le Savoir absolu, son résultat, le concept de science, est l’objet de
la Science de la logique qui doit l’exposer selon le contenu ; or le contenu
n’est pas une logique formelle, mais une métaphysique ou ontologie ou
encore une philosophie spéculative pure qui se présente comme science
au-delà du renoncement spéculatif de Kant. La Phénoménologie est la
déduction du concept de science pure, puisque le Savoir absolu est
l’identité de la vérité et de la certitude : ce contenu sur le mode spécu-
latif, c’est la « présentation de Dieu tel qu’il est dans son essence éter-
nelle avant la création de la nature et d’un esprit fini » (Sdl, I, 31) ; les
déterminations logiques sont, quant à elles, autant de « définitions de
Dieu ». Pourtant Hegel nous dit dans la Préface à la seconde édition de
la Science de la logique que les formes de la pensée sont d’abord articu-
lées et inscrites dans le langage humain (WL, II, 9). Mais les détermi-
nations de la pensée considérées formellement et de l’extérieur ne sont
qu’une matière vide, c’est l’esprit qui les insuffle et leur donne vie dans
une langue philosophique qui confère son sens à la spéculation comme
36 Hegel – Introduction à une lecture critique

réflexion du contenu dans la plasticité du concept. L’onto-logique,


comme Heidegger l’a désignée dans son texte de 1957 [30] sur « La
constitution onto-théo-logique de la métaphysique » (Die onto-­theo-
logische Verfassung der Metaphysik), ou logique de l’être hégélienne est
une dialectique interne du concept pur qui consiste à saisir les opposés
dans leur unité ou le positif dans le négatif par la méthode dialectique
qui est la présentation de la chose même par le procès de la négation de
la négation. Ainsi après la logique de l’être et la logique de l’essence qui
composent la logique objective, la logique subjective sera la logique du
concept dans son retour en soi et pour soi.
Hegel veut reprendre la logique transcendantale là où Kant l’avait
laissée, c’est-à-dire dans la dialectique transcendantale. Chez Kant, la
logique transcendantale est scindée en une analytique transcendantale
ou logique de la vérité – qui est une analyse des concepts et des juge-
ments pour les objets donnés dans l’intuition ou l’expérience sensible
– et une dialectique transcendantale ou logique de l’apparence pour les
objets transempiriques, i.e. qui ne sont pas donnés dans l’intuition. La
table des catégories de l’entendement comprend la quantité (unité,
pluralité, totalité), la qualité (réalité, négation, limitation), la relation
(inhérence et subsistance ou substance et accident, causalité et dépen-
dance ou cause et effet, communauté ou échange réciproque entre
action et réaction ou passion) et la modalité (possibilité-impossibilité,
existence ou être et non-être, nécessité et contingence) ; à ce tableau des
catégories correspond un tableau des jugements de quantité (général,
particulier, singulier), de qualité (affirmatif, négatif, indéterminé ou
infini), de relation (catégorique, hypothétique, disjonctif ) et de moda-
lité (probable, assertorique, apodictique). L’ontologie d’Aristote comp-
tait les catégories de substance ou essence (το τι εν ειναι), quantité,
relation, qualité, action, passion, lieu, temps, situation et manière
d’être ; chez Kant, les catégories comme structures a priori de l’enten-
dement font l’objet d’une déduction transcendantale dont l’axe est
l’aperception du Je transcendantal qui unifie l’expérience du sujet
pensant. La dialectique transcendantale dont le siège est la raison pure
ne produit que des raisonnements probables (dialectiques au sens
d’Aristote), paralogismes et antinomies, idées transcendantales et
cosmologiques comme celles de la finitude ou de l’infinité du monde,
de la substance simple, de la liberté et de l’être nécessaire. Cette méta-
physique de l’apparence est dissoute ou démontée dans la Critique de la
Chapitre 2 – Logique 37

raison pure au profit d’une raison pratique (dans la Critique de la raison


pratique) qui n’admettra les idées de liberté, de l’existence d’un ordre
téléologique de la nature et d’un être suprême qu’à titre de postulats.
Kant cependant n’abandonnera pas tout à fait la métaphysique puisqu’à
la fin il tentera de passer des principes métaphysiques des sciences de la
nature à la physique avec l’idée d’une énergie ou substance calorique
(Wärmestoff) tout en affirmant (dans l’Opus Postumum) que la totalité,
le monde n’est que dans le moi comme principe dernier de l’idéalisme
transcendantal, faisant écho peut-être au passage de la Préface de la
seconde édition de la Critique de la raison pure (B XXII) où il dit que
les lois du monde ne sont pas à découvrir dans les phénomènes obser-
vables, mais dans le sujet observateur – c’est le sens de la révolution
copernicienne de Kant.
On peut penser que Hegel part de la dialectique transcendantale de
Kant et substitue à la logique de l’apparence la science de la logique
comme déduction transcendantale de l’Idée absolue (die absolute Idee).
L’Idée absolue est le résultat et non le point de départ de la Science de la
logique. Mais Hegel en s’appuyant sur l’automouvement du concept
veut montrer que l’idée se meut dans un parcours circulaire (Kreislauf)
et fait coïncider le résultat et le fondement dans un cercle de cercles (ein
Kreis von Kreisen), comme il le dira au terme de la Science de la logique.
Le cycle des médiations de l’Idée absolue débute avec l’immédiat indé-
terminé (das unmittelbare Unbestimmte) tout comme le cycle des forma-
tions (Gestalten) du savoir absolu débutait avec la certitude sensible
dans la Phénoménologie. D’une part, la conscience (phénoménologique)
est entraînée dans l’automouvement du Je pur vers le savoir absolu,
d’autre part le concept (logique) est entraîné dans l’automouvement du
concept de l’être pur vers l’Idée absolue : « L’essentiel est, à proprement
parler, non pas qu’un purement immédiat soit le commencement, mais
que le tout est un cycle dans soi-même, un cycle dans lequel le premier
est aussi le dernier, et le dernier le premier » (Sdl, 42-43). Au commen-
cement rien n’est encore et il faut que quelque chose soit (Sdl, 45). Le
tohu-wa-bohu de la Bible hébraïque est amené à l’être par un perfor-
matif, l’acte de créer (bara) qui est aussi un acte de langage (Dieu dit)
et l’évangile de Jean affirme qu’au commencement était le verbe Λογός.
Mais l’Idée absolue doit être l’unité de l’être et du non-être ou l’identité
de l’identité et de la non-identité : on pourrait dire aussi bien l’unité du
Même et de l’Autre en langage platonicien. Ce concept serait la première
38 Hegel – Introduction à une lecture critique

définition de l’absolu, nous dit Hegel (Sdl, 46). Il semble donc néces-
saire de commencer par Dieu, par l’absolu comme fondement d’où
l’on peut déduire la totalité de ce qui est ou des déterminations du
concept. C’est d’un immédiat simple (ein einfaches Unmittelbares) que
le mouvement part (Sdl, 51), c’est-à-dire que c’est à partir de l’immé-
diat que la médiation peut opérer et faire émerger les déterminations
du concept dans le procès du savoir. Mais au point de départ, c’est un
mot vide, l’être pur, qui constitue le commencement absolu de la philo-
sophie (Sdl, 52). Si la méthode est la construction du tout (Bau des
Ganzen), comme l’avait énoncé la Préface de la Phénoménologie de l’es-
prit (Phé., 105-106), il faut dire que la logique est la mise en mouve-
ment du concept comme totalité des déterminations de l’Idée absolue
que Hegel appelle aussi Dieu ou Absolu. Le fondement abyssal de Dieu
ou de l’Absolu est-il l’équivalent de la Déité (Gottheit) d’où Dieu lui-
même est sorti d’après Maître Eckhart. L’immédiateté indéterminée
(die unbestimmte Unmittelbarkeit) ou l’immédiat simple du commen-
cement est le terme initial d’une théophanie de l’Idée absolue qui se
conclut dans la boucle finale du cercle des cercles. C’est le savoir pur de
la fin de la Phénoménologie de l’esprit qui a « sursumé tout rapport à un
autre et à la médiation et est immédiateté simple » (Sdl, 39-40).
La jonction avec la Science de la logique est elle-même immédiate,
puisque c’est le contenu du savoir absolu qui doit se ramifier dans ses
déterminations logiques ou conceptuelles pour embrasser (encercler) le
système de l’Idée dans sa totalité concrète (Sdl, 375) – voir D. Henrich
[32]. Le système de l’Idée s’identifie à la fin à la méthode elle-même qui
n’est en dernière analyse que la description de l’automouvement du
concept dans sa trajectoire circulaire : ainsi le médiateur universel qu’est
le concept boucle-t-il lui-même dans son autarcie le discours du soi que
l’on peut appeler « autologie », théophanie du verbe divin dans la méta-
physique de l’Idée absolue et du Savoir absolu, forme et contenu unifiés
dans l’Esprit absolu, comme Hegel le proclame à la fin de l’Encyclopédie
des sciences philosophiques.

L’être et ses déterminations


La première section du livre premier de la Science de la logique
« L’être », s’intitule Déterminité ou Qualité, mais l’être premier est sans
qualité ou sans détermination, il est l’immédiat indéterminé (das
Chapitre 2 – Logique 39

u­ nbestimmte Unmittelbare) ; en tant que tel cependant, il est déterminé


dans son indétermination même, peut-on dire. L’être vient ensuite à
1
l’existence ou l’être déterminé (Dasein) avant de retourner à soi dans
son être-pour-soi. Originellement l’être est l’être pur, avant toute déter-
mination finie, il est vide de tout contenu, il n’est rien, il est néant et
néant pur. Être pur et néant pur sont des mots nus, ils disent la même
chose, rien, et ils s’échangent le même contenu nul ; ils sont donc la
même chose et dans cette identité ils changent de place, se perdent l’un
dans l’autre et amorcent le mouvement du devenir dans cette inversion
des pôles de l’être et du néant, deux extrêmes qui se fondent en leur
milieu. Cette dialectique abstraite a des sources concrètes pour Hegel
chez les philosophes présocratiques, Parménide, le penseur de l’être
immuable, et Héraclite, le penseur du mouvement, qu’il veut réconci-
lier. Parménide a pensé l’être pur dans son poème De la nature : il est
nécessaire de dire et de penser qu’il y a des êtres particuliers (des étants),
il y a l’être, il n’y a pas le néant ; le non-être n’est ni dicible, ni pensable
et en effet penser et être sont le même : « τό γάρ αυτο νοει̃ν ὲ́στιν τε και
ειναι » (frag. 2), puisque la pensée ne peut penser le non-être, il doit y
avoir isomorphie de la pensée et de l’être, adéquation de la chose et de
l’intellect « adequatio rei et intellectus in intellectu », dira Thomas
d’Aquin. Héraclite voudra penser le mouvement et le repos en même
temps dans une formule qu’affectionne Hegel et qu’il reprendra
souvent : en se transformant, il (l’être) se repose « μεταβάλλον
ὰναπαύεταϊ » (frag. 103) ou encore
Le chemin qui monte et celui qui descend est le même
et
C’est le même pour moi où je commence et où je reviens.
Ce devenir cyclique qui identifie le commencement (αρχή) et la fin ou
le terme (περας) sur la périphérie d’un cercle (επι κυκλου περιφερας) est
une image que l’on retrouvera souvent chez Hegel et elle est la figure
même de l’Idée absolue comme cercle des cercles (Kreis von Kreisen).

1. La majorité des traducteurs rendent le (Dasein) par (être-là). C’est à mon sens
une lecture heideggérienne de Hegel et ne rend pas justice à la notion hégélienne
d’être ou d’existant déterminé.
40 Hegel – Introduction à une lecture critique

De l’immédiateté indéterminée où l’être et le néant sont indifféren-


ciés dans l’absence de toute détermination, il faut que le déterminé
puisse sortir : de ce rien quelque chose devient, ex nihilo res fit. Je ne
veux pas épiloguer trop longtemps sur ce dernier aphorisme, mais le
français « rien » signifie « quelque chose » – par l’ablatif de la res qui
donne rem d’où vient rien – et on voit l’inanité de ce « dire de rien »,
dans les mots de Hegel : « ein Sagen, das ein Nichts-Sagen ist » (WL, I,
36).
Mais Hegel n’a pas vu que le néant n’est que la substantivation de
la particule « ne » ( μὲ en grec) et que seul un jeu de mots peut rendre
compte de ce flatus vocis qu’est le dire de rien.
L’histoire de la méontologie ou ontologie négative est longue, de
Parménide à Heidegger et Sartre. Parménide avait imaginé la sphère
parfaite de l’être, qui devait être finie parce que parfaite – l’infini
(απειρον) signifiant l’inachevé, l’imparfait ou le non-pensable, l’inex-
périmentable si l’on se fie à la racine « per » du sanscrit qui pourrait
signifier à l’intérieur des limites de l’expérience. Le disciple de Parmé-
nide, Mélissos de Samos, a réfuté son maître lorsqu’il a soutenu que si
l’être est fini, il doit être limité par quelque chose et ce quelque chose
doit être ; ainsi l’être ne peut être limité que par l’être, le non-être
n’étant pas ne peut pas limiter l’être ; l’être doit donc être infini, spatia-
lement et temporellement.
Platon dira dans le Sophiste (256e) que l’être est nombreux, mais le
non-être est innombrable. Il s’agit ici d’un non-être ou d’une négation
locale ou déterminée d’un être déterminé. La question de Leibniz
reprise par Heidegger « Pourquoi y a-t-il de l’être et non pas plutôt
rien ? » est par contraste de nature métaphysique et liée chez Leibniz au
principe de raison suffisante. La réponse de Parménide serait sans doute
que l’être est parce qu’il est et que le non-être n’est pas parce qu’il n’est
pas ! La question apparaît mal posée dès lors qu’elle suppose l’être du
non-être. Bergson ne s’y est pas trompé cette fois lorsqu’il a montré
dans L’évolution créatrice qu’on supposait l’être du non-être dans la
question même. R. Carnap dans un article célèbre de 1932, « Le dépas-
sement de la métaphysique à l’aide de l’analyse logique du langage »,
(Die Überwindung der Metaphysik durch die logische Analyse der Sprache)
a stigmatisé les énoncés hyperboliques d’un Heidegger comme « le
néant néantise » (Das Nichts nichtet) en soulignant qu’ils étaient
Chapitre 2 – Logique 41

dépourvus de sens. On pourrait certes montrer leur in-signifiance en


notant que de tels énoncés n’ont pas de dénotation ; mais un heideggé-
rien ou un sartrien pourrait rétorquer qu’ils ont une connotation exis-
tentielle : c’est l’angoisse (Angst) qui a le néant pour objet chez le
Heidegger de Sein und Zeit et pour Sartre, c’est la conscience finie qui
« néantise » le bloc massif de l’être dans L’Être et le Néant.
L’analyse spéculative de Hegel se double d’une analyse linguistique
lorsqu’il entreprend de décortiquer les énoncés sur l’« être pur » : en
premier lieu, si je dis que l’être est l’absolu, je dis autre chose que l’être,
je dis l’autre de l’être et il y a donc mouvement ou devenir (Sdl, 72) ;
s’il n’y a pas de différence entre l’être et l’absolu, alors je veux dire
« l’être est l’être » et j’énonce une tautologie qui ne dit rien et c’est un
dire qui est un dire de rien qui parcourt l’énoncé et non le devenir.
Après cette double épuration, il reste l’énoncé « l’être est », mais la
copule ne nous dit rien de plus que l’être dans sa pureté ou sa nudité :
« être pur ». Si on enlève à l’être son prédicat « pur », il ne reste plus que
le vocable « être » tel « qu’en lui-même enfin l’éternité le change », aboli
bibelot d’inanité sonore, comme le dirait Mallarmé (Le coup de dés). Le
nihil privativum est opposé au nihil negativum ou néant (Sdl, 74) ou,
comme chez Kant, concept vide ; il n’est pas encore la détermination
négative d’un étant (Seiendes) déterminé ; dans le néant, il n’y a pas de
commencement, donc l’énoncé ex nihilo nihil fit est in-signifiant selon
Hegel (Sdl, 77). C’est le devenir comme unité dialectique de l’être et du
néant qui doit nous sortir de l’impasse de la dualité être-néant (Sdl,
78), car en rester à la simple antinomie de l’être et du néant relève de la
sophistiquerie dont la dialectique nous délivre en faisant passer les
termes contraires, les opposés de la contrariété l’un dans l’autre par les
moyens d’une syllogistique dynamique où les concepts déterminés sont
emportés dans la giration de l’automouvement du concept, premier
moteur que Hegel appelle « Idée absolue » et qui aspire à soi tout le
savoir par la sursomption des déterminations conceptuelles.
C’est d’ailleurs sur l’explicitation de la grande idée de la sursomp-
tion (Aufhebung) que Hegel revient à la fin de ce premier chapitre du
livre premier de la Science de la logique. Les moments ou mouvements
du devenir sont l’émerger et le disparaître, et le devenir lui-même doit
être sursumé pour dépasser l’équilibre entre l’être et le néant – qui
pouvait correspondre à un état stable – pour parvenir à l’inquiétude
42 Hegel – Introduction à une lecture critique

(Unruhe) de l’existence (Dasein) (Sdl, 80). Dans une remarque finale,


Hegel s’étend sur les termes de sursumer (Aufheben) et sursumé (aufge-
hobene). La sursomption est l’un des concepts les plus importants de la
philosophie, explique Hegel : la sursomption est positive et le sursumé
est médiatisé, c’est-à-dire qu’il est la négation d’un état antérieur, mais
qu’il conserve son être et l’élève à un état supérieur, passage qui constitue
un moment, c’est-à-dire un mouvement réflexif de retour à soi du
concept. Dans la seconde édition de la Wissenschaft der Logik (1831)
Hegel revient sur la signification double du terme Aufheben. Hegel
insiste sur la valeur spéculative de l’ambivalence sémantique et s’appuie
sur le verbe tollere du latin qui a les deux sens d’élever et d’enlever
comme dans les mots de Cicéron : tollendum esse Octavium ; ce gérondif
signifie qu’il faut se débarrasser d’Octave ou en faire un empereur. Le
sursumé n’est que dans la mesure où un concept s’est fusionné avec son
opposé pour produire une unité. Hegel donne ici l’exemple du levier
(Hebel), un modèle mécanique qu’il avait déjà évoqué dans le texte de
la Logique d’Iéna : « Dans le levier sont réalisés tous les moments du
mouvement comme sursumés dans la sursomption même du mouve-
ment » (voir Jenenser Logik..., 252).
Hegel interprète cette mécanique du levier comme la sursomption
d’un être réel, le poids, et d’un être idéal, la ligne : il s’agit bien sûr de
la formule du moment angulaire
L = rp
avec r pour rayon et p pour moment cinétique. Les moments mécani-
ques, c’est-à-dire l’ensemble des forces ou momenta constituent le
mouvement même de la sursomption, le concept se sursumant dans
son automouvement. Hegel conclut ici que la langue artificielle (Kunsts-
prache) de la philosophie a besoin de ces vocables latins à défaut de
lexèmes de la langue naturelle ou du langage ordinaire de la vie quoti-
dienne (immédiate) pour exprimer les déterminations réflexives de la
pensée.

L’être déterminé
L’être et le non-être sursumés, c’est le devenir. Le mouvement du
devenir engendre le Dasein ou l’être déterminé. Hegel emploie indiffé-
remment Dasein et Existenz pour désigner l’existence de l’être déter-
Chapitre 2 – Logique 43

miné (bestimmtes Sein ou das Seiende) qu’on peut rendre par l’« étant »
ou l’« existant » ; il suit l’usage de Kant et parle de l’existence de Dieu
comme das Dasein Gottes. Le terme « être-là » a une connotation
heideggérienne que Hegel (et Kant) ignorent ; chez Heidegger, Dasein
désigne l’existant humain, tandis que chez Hegel il désignerait plutôt
un étant, ce que Heidegger appelle ein Seiende. Hegel va employer Exis-
tenz plus loin dans la Logique pour opposer essence et existence dans le
sens abstrait d’une existence postérieure à l’essence.
L’étant est le quelque chose (Etwas) en rapport avec autre chose
(Anderes) dans la finitude de l’étant. Mais la finitude doit être sursumée
dans la vraie infinité qui est négation de la négation, c’est-à-dire néga-
tion de la détermination de l’étant fini. La négation a toujours le sens
de la négation déterminée, selon la maxime spinoziste « omnis determi-
natio negatio est », et la négation de la négation signifie l’infinité affir-
mative de l’être qui se sursume dans le procès infini de l’automouvement
du concept. La sursomption est double négation (negatio duplex) et la
vraie infinité est un procès en devenir (ein Prozess im Werden), selon
l’expression du mathématicien intuitionniste L.E.J. Brouwer qui y
voyait l’infini potentiel d’Aristote. Pour Hegel, ce devenir processuel
est un infini dynamique ou qualitatif, et sa figure est celle du cercle sans
point initial et sans point final – et non pas l’image de la droite infinie
ou de la suite illimitée des nombres naturels. Hegel consacre de longues
pages de la Logique au concept d’infini quantitatif en mathématiques,
et ce que nous allons voir maintenant.

L’infini véritable et la mauvaise infinité


On sait que Hegel a très tôt caractérisé de mauvais infini (die
schlechte Unendlichkeit) qui n’est qu’une négation de déterminités
(Bestimmtheiten) sans jamais saisir le sens de la détermination (Bestim-
mung), procès dynamique de la négation de la négation, double néga-
tion qui est une affirmation, la relation simple où la déterminité se
sursume a − A = 0 (WL, 30) et non plus la série qui se déporte dans un
autre sans fin. L’infinité est alors processive, elle est activité, la sursomp-
tion des contraires dans le mouvement dialectique du rapport à soi ou
de la relation interne du concept avec ses déterminations. Cette doctrine
de la Logique d’Iéna est reprise intégralement dans la Science de la logique
44 Hegel – Introduction à une lecture critique

et Hegel en fera même le point d’ancrage de sa critique de l’infini itératif


des mathématiques classiques. Je ne reviendrai pas sur cette critique,
dont j’ai montré jadis qu’elle était fondée sur des connaissances solides
des mathématiques contemporaines, mais je veux plutôt l’appliquer à
la critique chez Hegel de la solution kantienne à la première antinomie
cosmologique du fini et de l’infini dans la Critique de la raison pure.
Hegel caractérise ici l’infini comme progrès à l’infini et progrès
infini quantitatif ; c’est sous cette forme qu’apparaît le mauvais infini
(WL, 231 et ss). Hegel va consacrer ici une longue remarque à l’anti-
nomie kantienne (WL, 231-236). La solution kantienne de l’antinomie
n’en est pas une, nous dit Hegel, parce qu’elle présuppose des concepts
qui sont partie prenante dans le problème et dans la solution. Par
exemple, le concept d’éternité n’a le sens que d’un mauvais infini
temporel et sa limite ne serait qu’un point temporel inscrit dans la série
chronologique. De même l’infini spatial, dans la conception kantienne,
présuppose un espace dans lequel il viendrait s’engouffrer et ici encore
l’argument est circulaire selon Hegel. Si la solution transcendantale de
l’antinomie réside dans l’idéalité du temps et de l’espace comme formes
a priori de la sensibilité, il n’en reste pas moins, toujours selon Hegel,
qu’elle est insuffisante, puisqu’elle ne rend pas compte de la dialectique
interne de l’esprit, seul apte à sursumer les antagonismes qu’il porte en
son sein même.
Hegel revient à Kant et à la première antinomie dans une très
longue remarque sur « La déterminité conceptuelle de l’infini mathé-
matique » (WL, I, 239 et ss). En fait, cette remarque est suivie de deux
autres et totalisent à elles seules une centaine de pages sur la philoso-
phie de l’infini mathématique (WL, I, 239-322). Je m’en tiendrai pour
l’essentiel à la critique de l’infini régressif, critique qui porte d’abord sur
la conception kantienne de l’infini mathématique. Le concept mathé-
matique de l’infini pour Kant est celui d’une grandeur inexhaustible ;
il opte résolument pour la régression à l’indéfini (regressus in indefi-
nitum) (B 546) dans sa dissolution de la première idée cosmologique.
Le monde n’est ni fini, ni infini, car nous n’avons jamais d’infini déter-
miné (bestimmtes Unendliches), pas plus qu’un fini déterminé dans la
régression indéfinie de la série des conditions et des conditionnés. Cette
régression dans l’indéfini n’est pas non plus une régression à l’infini qui
supposerait que l’infini est donné comme la somme d’une série infinie,
Chapitre 2 – Logique 45

mais elle s’évanouit en quelque sorte dans une extension indéterminée


(unbestimmte Weite) (B  551). En d’autres termes, le monde, fini ou
infini, n’est pas donné dans l’intuition, mais dans un concept qui n’est
qu’une idée transcendantale, c’est-à-dire le complément inventé de
l’expérience, la projection transempirique d’un donné qui n’est en
réalité que la construction d’une idée-limite n’ayant qu’une portée épis-
témologique et jamais ontologique. Hegel, dès La logique d’Iéna voudra
à son tour renverser cette perspective et faire de l’idée d’infinité vraie
(die wahre Unendlichkeit) le motif recteur de son idéalisme absolu.

L’infini mathématique
C’est justement sur cette question de l’infini mathématique que
l’on peut mesurer la pertinence des idées de Kant et de Hegel à propos
de l’infini. Je l’ai dit plus haut, l’infini véritable pour Hegel est le procès
de la négation de la négation. Il faut comprendre la première négation
dans son sens spinoziste : Omnis determinatio negatio est, et la deuxième
négation (negatio duplex) comme la sursomption affirmative de la déter-
minité ou d’une détermination donnée. C’est là-dessus précisément
que Hegel reprend Kant (WL, I, 242-243). L’erreur de Kant a été de
concevoir seulement l’infini quantitatif. Quant à l’infini qualitatif, il
n’est pas pour Hegel dans la série ou dans la somme des grandeurs, mais
dans leur rapport. Peut-être Leibniz avait-il vu juste quand il disait que
ce ne sont pas les séries infinies qui comptent, puisque l’infini en mathé-
matiques n’est qu’une « fiction utile », mais le rapport entre ces infinis
qui, lui, est fini, comme dans le calcul différentiel auquel Hegel consacre
une autre longue remarque (WL, I, 278 et ss). Leibniz avait en effet
insisté dans son ouvrage fondateur du calcul différentiel Nova Methodus
pro Maximis et Minimis... de 1684 sur la relation du dy au dx, c’est-à-
dire la différentielle pour déterminer la tangente à une courbe. Pour
Leibniz, ce ne sont pas les infiniment petits ou les quantités infiniment
petites qui importent, mais leur différence qui est infinitésimale. Mais
Hegel reprochera assez curieusement à Leibniz de ne pas avoir fait le
passage du quantitatif au qualitatif dans le calcul infinitésimal, alors
que Gauss, dit-il, a parfaitement saisi dans son algèbre polynomiale la
nature synthétique (qualitative) du rapport des coefficients avec leurs
puissances ou exposants (WL, II, 445). Il suffit d’une demi-heure peut-
être, nous dit Hegel, pour comprendre les enjeux théoriques du calcul
46 Hegel – Introduction à une lecture critique

différentiel si l’on saisit bien le sens de l’expansion binomiale du poly-


nôme différentiel
dxn = nxn-1 dx.
C’est le rapport dy/dx qui est qualitatif et, pour Hegel, c’est là que se
trouve le véritable infini. Ce rapport (Verhältnis) est une relation dyna-
mique entre deux quantités au sens de la proportion ou de la raison en
deux grandeurs quantitatives, ce que les Grecs appelaient logos qui a
donné ratio en latin. Hegel évoque même le concept de Pantonomium
(WL, II, 290) – qu’il ne faut pas traduire par pantomime – pour
suggérer la généralisation des notions de binôme et de polynôme dans
la totalisation des coefficients d’une série infinie. Mais ici un mathéma-
ticien constructiviste comme Leopold Kronecker rétorquerait que nul
n’est besoin de considérer la série entière pour comprendre le procédé
de génération polynomiale ou de la division multiple ; seule la série
finie est accessible. C’est donc le procès dynamique de la « raison » qui
est en cause dans le véritable infini. Il y aurait beaucoup à dire sur cette
conception qualitative de l’infini mathématique, mais je me conten-
terai de dire qu’elle a trouvé écho chez le mathématicien Hermann
Grassmann ou le contemporain W. Lawvere, mais aussi chez les logi-
ciens qui ont pensé retrouver des éléments d’une analyse mathématique
non standard où les infinitésimaux ou quantités infinitésimales auraient
droit de cité.
Le reproche précis que Hegel adresse à Kant concerne la variabilité
d’un quantum ou d’un ensemble et la conséquence à laquelle Kant ne
peut échapper est de quantifier l’infini en infini plus petit et en infini
plus grand. On ne verra pas dans ce passage une critique par anticipa-
tion de la théorie cantorienne des ordinaux transfinis, mais plutôt chez
Hegel le rejet de l’autonomie du quantitatif. Que la quantité doive se
sursumer en qualité et que ce soit seulement dans le concept de mesure
que quantité et qualité sont réunifiées ne nous étonnera pas si l’on
pense que la synthèse est opérée par la dynamique interne du concept
dans la dialectique concrète du mesureur et du mesuré. Hegel n’a pas
pensé cette dialectique dans les termes d’un constructivisme mathéma-
tique, mais dans le style spéculatif d’une métaphysique idéaliste qui fait
du concept lui-même le créateur infini de la mesure. Ce que Hegel n’a
pas vu et qui n’avait pas échappé à Kant, c’est que la mesure n’est pas
Chapitre 2 – Logique 47

une manifestation de l’être, mais le fait d’un constructeur fini pour qui
l’infini n’est pas un donné, mais une tâche (Aufgabe).
C’est là le contenu de la logique ou onto-logique et on ne voudra
pas priver Hegel de cette surenchère métaphysique. On peut se
demander cependant lequel des concepts d’indéterminé, celui de Hegel
ou celui de Kant, est le plus adéquat quand il s’agit d’évaluer la perti-
nence épistémologique d’une conception de l’infini.
D’un point de vue constructiviste, que l’on associe aussi à l’anti­
réalisme contemporain mais qui a d’abord une connotation logique et
mathématique, la solution kantienne au problème de l’infini, qui
devient une extension indéterminée (unbestimmte Weite), correspond à
la notion d’infini potentiel que l’on retrouve dans la tradition mathé-
matique, d’Aristote à nos jours. Le grand mathématicien Gauss disait :
Das Unendliche ist nur eine « Façon de parler ». Cet infini quantitatif
progressif, c’est ce que Hegel récuse sous le vocable de mauvais infini et
l’infini qu’il promeut s’identifie au procès dynamique du concept.
Détaché de sa gangue ou de sa gaine métaphysique, la logique hégé-
lienne, qui est en réalité une dynamisation de la syllogistique aristotéli-
cienne, pourrait devenir un instrument logique puissant, comparable
aux logiques non monotones, logiques par défaut ou logiques paracon-
sistantes – la logique dialéthéiste de G. Priest admet de vraies contra-
dictions – dans le traitement formel du raisonnement en philosophie,
en langage ordinaire ou en intelligence artificielle. En particulier, il
faudrait étudier le statut de la double négation hégélienne et voir
comment elle se rapproche de la double négation au sens de l’intuition-
nisme mathématique d’un Brouwer qui refusait de l’admettre quand il
était question d’ensembles ou plutôt de suites infinies ou infiniment
processives. L’idée d’une dynamique de la négation ou du travail du
négatif (die Arbeit des Negativen) qui n’est autre que la patience du
concept dans une autre terminologie hégélienne pourrait trouver une
légitimité nouvelle dans une direction que n’avait certainement pas
prévue Hegel.
Après la question de l’infini, c’est le problème de la mesure qui
occupera Hegel dans la Logique. La mesure est la rencontre de la qualité
et de la quantité, abstraitement parlant. Plus concrètement, c’est le
couplage du déterminant (qualité) et du déterminé (quantité), mais les
déterminations de la mesure se fondront finalement dans l’absolue
48 Hegel – Introduction à une lecture critique

indifférence de l’être qui doit passer dans l’essence, qui doit aller avec
lui-même (Zusammengehen mit sich) dans la simplicité de l’être avec soi
(einfaches Sein mit sich). Nous n’accompagnerons pas Hegel dans ce
voyage vers l’« essentiel », le deuxième livre de la Logique. Nous le rejoi-
gnons plutôt au dernier chapitre du troisième livre qui porte sur l’Idée
absolue. Auparavant, Hegel aura traversé toutes les étapes qui l’auront
amené à travers la subjectivité du concept et ses objectivations (le méca-
nisme, le chimisme et la téléologie) jusqu’à l’idée et la vie du connaître
pour enfin clore le circuit de la Logique dans le cercle des cercles de
l’Idée absolue.

L’Idée absolue et l’Esprit absolu


De l’Idée absolue, Hegel nous dit qu’elle est l’objet et le contenu
uniques de la philosophie (Sdl, II, 368). Elle contient toutes les déter-
minations et effectue un retour en soi dans un parcours circulaire, ce
que l’on peut bien appeler le circuit ou la trajectoire autocentrique de
l’Idée. La logique présente : « L’automouvement de l’idée absolue seule-
ment comme le mot originaire qui est une profération, une expression
[Äusserung] qui se résorbe aussitôt qu’elle se produit hors de soi » (Sdl,
II, 369, trad. modifiée).
C’est le tsimtsoum, extériorisation et réentrée du Dieu de la Cabbale,
le Om de l’hindouisme de la tradition védique de Brahma (Bhagavad-
gîtâ de la Mahabharata), la kénose des Pères de l’Église, ouverture et
fermeture simultanées du cercle de la totalité dans le mot originaire,
qui est aussi le Verbe (Logos) de l’Évangile de Jean. On sait que Hegel a
commenté en 1827 le texte de Wilhelm von Humboldt de 1826 sur la
Baghavad-gîtâ, mais on ne saurait tirer de ces rapprochements qu’une
concordance superficielle, tant Hegel est redevable à la seule tradition
culturelle de l’Occident. Il n’est pas interdit cependant de rechercher
des correspondances dans une analyse comparatiste des philosophies.
Ainsi, T.R.V. Murti [44] a-t-il pu avec d’autres aborder les thèmes de la
tradition bouddhiste de la Madhiamyka chez un Nagarjuna, par
exemple, avec des concepts kantiens ou hégéliens – on pourrait aussi
retracer ces accords dans les concepts de basho (place) et zettai (absolu)
du philosophe japonais Kitaro Nishida. S’il y a bien une dialectique à
l’œuvre dans les textes bouddhistes, il faut se garder de voir dans les
Chapitre 2 – Logique 49

termes de sunyata (vacuité), nirvana ou tathagata (absolu) plus que des


motifs conceptuels et il est sans doute futile de faire un tableau d’équi-
valence des concepts. Il reste cependant des traces de cette philosophia
perennis dans les langues indo-européennes dont la matrice est le sans-
crit, comme on le sait. Enfin, même si l’on peut retrouver les amorces
d’une dialectique spéculative dans les Exercices spirituels d’Ignace de
Loyola qui appartiennent à la même tradition chrétienne que l’auteur
de la Phénoménologie, il serait aussi téméraire d’y chercher plus de
concordance qu’entre Hegel et Tchouang-Tseu, le praticien de la dialec-
tique taoïste : le syncrétisme devrait trouver ici ses limites.
Hegel va insister plutôt sur la méthode de la logique et, puisque
l’onto-logique est une logique du contenu de l’être ou de l’idée, Hegel
répète que la méthode est le concept se sachant lui-même, c’est-à-dire
le concept qui est son propre objet : la méthode ne sera alors que l’auto-
mouvement du concept qui s’accomplit dans le cercle de ses détermi-
nations logiques. La distinction classique entre forme et contenu
n’opère plus ici, puisque, dans une logique du contenu comme celle de
Hegel, la forme ne peut être qu’à l’extérieur de la méthode si l’on veut
entendre par méthode le chemin que le concept construit lui-même
dans sa marche vers son objet ultime, l’Idée absolue – dans le sens de la
mise en chemin que Heidegger donne au mot Be-weg-ung (mouve-
ment) ou encore dans le sens du grec met-odos. C’est seulement dans
cet achèvement qu’est l’absolu (Sdl, II, 373) et le commencement est
aussi bien le résultat dans l’unité du circuit total du concept. La progres-
sion de l’idée dans son extériorisation est en même temps retour en soi
de l’absolu, puisque la fin, comme terme et finalité, se confond avec
l’origine.
À propos de la méthode, Hegel profite de l’occasion pour s’expli-
quer une nouvelle fois sur la dialectique (Sdl, II, 376 et ss). La vraie
dialectique procède de l’immédiat au médiat ou médiatisé par la néga-
tion, mais la négation déterminée de l’immédiat, et le conserve comme
une détermination qui doit être niée pour passer dans une détermina-
tion supérieure. La négation déterminante de la médiation n’est pas la
négation formelle ou abstraite qui donnerait la contradiction formelle
impensable (Sdl, II, 381). La deuxième négation, la négation de la
négation est la sursomption de la négation ou de la contradiction au
sens de la contrariété des contenus matériels de l’énoncé spéculatif.
50 Hegel – Introduction à une lecture critique

Le procès de la négativité est le moment essentiel de la dialectique


pour Hegel et l’inférence à laquelle il donne lieu assure le passage des
contraires par la sursomption dialectique qui fait intervenir un tiers,
l’autre de l’autre, un autre positif, identique, universel (Sdl, II, 387). Ce
résultat de la négation de la négation est un troisième terme, mais en
tant que négatif ou détermination négative, il se présente aussi comme
quatrième terme dans la mesure où le procès de la sursomption dialec-
tique entre dans une nouvelle détermination, ce que l’on peut formuler
de la façon suivante :
¬¬ a → b > a ou ¬¬ a = b > a.
La double négation ne redonne pas l’assertion initiale, mais un
nouvel énoncé qui fait l’objet d’un syllogisme d’ordre supérieur dans
l’élévation du concept à travers la multiplicité de ses déterminations
successives. Triplicité ou quadruplicité, peu importe, ce n’est là que le
côté superficiel, extérieur ou formel de la dialectique comme syllogis-
tique dynamique. En effet, la syllogistique aristotélicienne a aussi ce
caractère de triplicité, mais c’est une forme tout extérieure qui ne déter-
mine pas la nature du contenu (par exemple pour les enthymèmes) pas
plus que la dialectique trine de l’architectonique kantienne des catégo-
ries qui reste un formalisme (Sdl, II, 384). Hegel dit de l’Idée
absolue :
Le troisième terme est l’immédiat, mais par sursomption de la médiation,
le simple par le sursumer de la différence, le positif par le sursumer du
négatif.
Le concept qui se réalise par l’être autre et par le sursumer de cette réalité,
a coïncidé avec soi et a établi sa réalité absolue, son rapport simple à soi.
Ce résultat est par conséquent la vérité (Sdl, II, 384).
La méthode qui est déploiement du contenu s’amplifie en système,
nous dit Hegel (Sdl, II, 385), parce que la progression du concept vers
son achèvement est en même temps régression vers son commence-
ment, le conséquent se retournant en antécédent dans une forme symé-
trique qui traduit le cycle des permutations du concept ou le cercle
total de ses transformations. Hegel conclut la Science de la logique dans
une formule qui résume le système dans son entier : « En vertu de la
nature exhibée de la méthode la science se présente comme un cercle
entrelacé dans soi, dans le commencement duquel le fondement simple,
Chapitre 2 – Logique 51

la médiation entrelace en retour le terme : par là, ce cercle est un cercle


de cercles » (Sdl, II, 390-391).
L’enchaînement des déterminations du concept est donc cette
structure cyclique qui a un avant et un après ; mais l’avant et l’après
fusionnent dans le cercle où l’origine et la fin, l’archè et le télos plutôt
que la limite (περας) ici coïncident. L’ensemble des cercles concentri-
ques des déterminations de l’idée est clos ou fermé par l’Idée absolue
comme concept pur se concevant lui-même, autoconception suprême
(Sdl, II, 393). C’est cette même hyperbole que l’on retrouve dans la
définition de l’Esprit absolu à la fin de l’Encyclopédie des sciences philo-
sophiques.
La deuxième section de l’Encyclopédie (§  553-557) est intitulée
l’« Esprit absolu » et est divisée en trois chapitres, l’art, la religion révélée
et la philosophie. La philosophie est l’unité de l’art et de la religion
révélée et constitue à la fin le penser conscient de soi (sebstbewusste
Denken). Après avoir montré que la philosophie est l’accomplissement
de la religion, Hegel expose trois syllogismes qui résument à ses yeux
toute l’entreprise de la philosophie. Le premier syllogisme nous dit que
le logique (das Logische) devient la nature et que la nature devient l’es-
prit. La nature est le moyen terme qui médiatise le logique et l’esprit.
Appelons « idée » le logique qui s’identifie à l’idée se pensant elle-même
(Encyclopédie, § 574). Nous avons alors le syllogisme suivant :
N→E
I→N
I→E
avec N pour nature, E pour Esprit et I pour idée. La flèche indique que
ce n’est plus la copule « être », mais la copule « devenir » qui dialectise
le passage de la nature dans l’esprit. Le deuxième syllogisme va plus
loin, puisque c’est l’esprit qui médiatise maintenant le passage de la
nature à l’idée :
E →_ I
N→E
N → I.
52 Hegel – Introduction à une lecture critique

Enfin le troisième syllogisme, dont Hegel nous dit que c’est l’idée
de la philosophie, prend la forme :
I→E
N→I
N → E.
C’est l’idée ou le concept qui dans son automouvement éternel est
en soi et pour soi (an und für sich) comme Esprit absolu en acte. Et
Hegel couronne cette apothéose de l’Esprit absolu en citant le passage
du livre lambda de la Métaphysique d’Aristote qui décrit cet esprit
absolu en acte ; je donne ici ma propre traduction de ce passage :
La pensée qui n’est que par elle-même est pour elle-même l’objet le plus
haut, car la pensée la plus haute est la pensée du plus haut. L’esprit se pense
lui-même dans la pensée. L’esprit est l’objet de la pensée, de telle sorte que
la pensée et le pensé sont le même, car le sujet de la pensée et de l’être, c’est
l’esprit en acte et son activité est ce qui est divin en lui. La contemplation
est ce qu’il y a de meilleur et ce qui apporte le plus grand bonheur. C’est ce
que nous pensons de Dieu et si Dieu est encore plus, c’est d’autant plus
admirable. Et c’est ce qu’il est. La vie est en Dieu, car l’activité de la pensée
est vie. Dieu est acte pur, cet acte pur n’est que pour soi et c’est la vie éter-
nelle et la vie la plus haute. Nous disons donc que Dieu est la vie éternelle
la plus haute et que la vie perpétuelle et l’éternité bienheureuse lui appar-
tiennent. Voilà ce qu’est Dieu (Met Λ, 7, 1072b, 18-30).
On sait quel parti a tiré Thomas d’Aquin de cette définition de
Dieu, comme dirait Hegel, Actus purus et purum Esse, acte pur et exister
pur, sont le centre de l’aristotélico-thomisme et on pourrait penser que
Thomas d’Aquin est le relais médiéval d’Aristote à Hegel, comme l’a
suggéré jadis A. Marc dans sa Dialectique de l’affirmation [43]. Pour
nous, l’épopée de la conscience dans la Phénoménologie se transforme
en la prosopopée de la Logique où l’esprit se pronominalise, se meut
lui-même dans une eschatologie qui n’est que l’autologie ou le discours
de soi de l’idéalisme absolu. L’absolutisation du discours philosophique
2
appartient encore à la métaphysique . Le discours sur l’être qui se

2. Sur la pensée métaphysique et religieuse de Hegel, on pourra encore consulter les


ouvrages de P. Asveld [1], de C. Bruaire [5], de T. De Koninck et G. Planty-
Bonjour [39] ou encore de R. Vancourt [54].
Chapitre 2 – Logique 53

transmue en discours de l’être lui-même est sans doute le destin de la


métaphysique occidentale d’Aristote (et de Platon) à Hegel et Heidegger,
trouvant chez ce dernier le mot de la fin de la métaphysique qui n’en
finit pas de mourir dans le désoubli de son histoire.
Conclusion
Hegel et le problème du langage

Y a-t-il une pensée hégélienne du langage ou la pensée hégélienne


est-elle une pensée du langage ? Répondre à cette première ques-
tion est chose simple : il suffit de tirer des différents passages de l’œuvre
de Hegel où il est question du langage un ensemble ordonné de propo-
sitions sur le langage et d’en faire une synthèse unifiée. Proposer une
réponse à la seconde est une entreprise plus difficile et plus ambitieuse :
il faut donner une interprétation globale de la pensée hégélienne et
montrer comment la théorie hégélienne de l’Absolu s’articule sur une
problématique du langage, non seulement implicite, mais comme
souterraine, submergée, subliminale.
Platon, dans deux passages peu exploités de son œuvre, devance
déjà la pensée moderne du langage dans son inspiration humboldtienne
qui se résume dans la formule suivante :
Car il [le langage] a pour objet un domaine propre, un domaine infini et
absolument sans limites, tout le champ du concevable. Il doit, par consé-
quent, faire un emploi infini de moyens finis, ce qui lui est possible en
vertu de l’unicité ou de l’identité de la force qui engendre la pensée et le
langage [die Identität der Gedanken und Sprache erzeugenden Kraft] »
([33], CXXII).
56 Hegel – Introduction à une lecture critique

Platon nous dit dans le Théétète (189e) du penser (dianoeistai) que


c’est « Un discours que l’âme se tient tout au long à elle-même [Logon
on autè pros autèn] sur les objets qu’elle examine. »
Un autre passage du Sophiste (263e) complète admirablement en
affirmant que : « Pensée et discours, c’est la même chose, sauf que c’est
le dialogue inaudible de l’âme avec elle-même [tès psuchès pros autèn
dialogos] que nous avons appelé de ce nom de pensée. »
Platon énonce plus nettement que Descartes la thèse rationaliste
que la linguistique chomskienne tente de récupérer. La pensée de
Platon, plus près de Humboldt et de Hegel, va plus loin que le cartésia-
nisme de Chomsky ; c’est en fait, dans la direction du panlogisme
hégélien – panlogisme dans le sens de langage universel – que pointe ici
plutôt l’intuition platonicienne.
La panlogisme hégélien ne se réduit pas à la formule : « le rationnel
est le réel, le réel est le rationnel ». Il serait trop facile de montrer ici
l’inanité d’une critique qui s’en prend aux formules vidées d’une pensée
et n’atteint qu’elle-même en visant des ombres conceptuelles. La théma-
tique de la raison est bien sûr centrale chez Hegel, mais elle enveloppe
et dissimule partiellement le thème plus profond du langage. Ce thème,
il faudrait en suivre le développement rigoureux dans les deux œuvres
principales de Hegel, Phaenomenologie des Geistes et Die Wissenschaft
der Logik. Mais nous ne voulons pas reprendre ici le travail déjà fait.
Nous nous contenterons de définir les étapes principales de l’émer-
gence du langage dans la Phénoménologie de l’esprit et son rôle structurel
dans la Science de la logique.
Le traitement du langage dans l’Encyclopédie et l’Esthétique ou dans
les autres œuvres de Hegel converge pour l’essentiel avec la Phénoméno-
logie et la Logique.

Le langage dans la Phénoménologie de l’esprit


On peut distinguer quatre phases ou quatre moments du devenir
du langage dans la Phénoménologie. Une première phase s’annonce là
où le langage est la vérité de la certitude sensible. On sait que la certi-
tude sensible est contradictoire : le ceci, l’ici et le maintenant qu’elle
tente de saisir dans leur singularité immédiate se dissolvent dans
CONCLUSION 57

l­’universalité du langage : « Nous ne nous représentons pas assurément


le ceci universel ou l’être en général, nous l’énonçons » (Phé., 111, trad.
modifiée).
Les contradictions de la certitude sensible, qui ne peuvent se
résoudre qu’en passant à la perception, ont leur lieu dans le langage
même qui est la vérité de la certitude sensible. Le langage est l’imma-
nence de l’universel et l’origine même de la phénoménologie, c’est-à-
dire à la naissance de la conscience qui fait avec la certitude sensible sa
première expérience. Le langage est donc une structure pré-phénomé-
nologique, pré-expérientielle de la conscience. On pourrait comparer
ici l’analyse de Hegel avec celle de Wittgenstein dans ses Remarques
philosophiques ([58], 86-87) : « Le donné immédiat est un flux constant
– il ressemble à un ruisseau. Si on veut le dire, on arrive à la limite du
langage qui le dit. » Nous dirons que le langage dans cette première
phase est l’immanence de la conscience, l’identité de l’esprit avec lui-
même avant qu’il ne s’extériorise.
Le deuxième moment est celui de l’extériorisation de la conscience
(Hegel dit « de la force »). « L’en-soi (de l’esprit) doit s’extérioriser et
devenir pour soi », c’est là une des formules centrales de la Préface de la
Phénoménologie. La nécessité de l’extériorisation doit être comprise
comme l’entrée de la conscience dans le monde objectif de l’expérience.
La conscience ne peut avoir d’expérience que par l’objectivation de soi :
l’expérience n’a de sens que pour un sujet qui fait ou vit l’expérience.
Elle doit aussi avoir un contenu, il faut qu’il y ait quelque chose à expé-
rimenter. Hegel nous dit : « La force de l’Esprit n’est seulement aussi
grande que son extériorisation, sa profondeur seulement aussi profonde
que son audace à s’étaler et à se perdre dans son déploiement » (Phé.,
27, trad. modifiée).
Sans se manifester ou s’extérioriser, l’Esprit ne pourrait se connaître,
ne pourrait devenir pour soi. Son extériorisation est sa propre média-
tion, le mouvement de l’autoposition ou l’automouvement, le devenir-
autre du même. Le Sujet qui s’extériorise dans l’aventure de la conscience,
c’est l’Absolu. L’Absolu doit s’absoudre de soi pour devenir soi.
Ce que Hegel tente de décrire dans le chapitre sur « Force et enten-
dement », c’est le passage de l’immanence du langage à sa transcen-
dance ou à son objectivation. La perception pourrait être en possession
58 Hegel – Introduction à une lecture critique

de l’objectivité, mais la chose, comme une eau agile, lui échappe dans
son inessentialité. La véritable objectivité se révèle dans l’universel
inconditionné comme concept en soi ; mais la conscience ne peut
encore se reconnaître réflexivement dans ce concept en soi, puisqu’elle
n’a pas encore fait l’expérience du soi dans la multiplicité des expé-
riences de l’esprit.
L’épine dorsale de tout ce chapitre est le concept de différence : la
différence est la condition de l’extériorisation ou de l’objectivité, elle
rend possible la scission, plutôt la scissiparité de la conscience, son
dédoublement en concept et conscience. Le devenir de la différence
décrit la genèse de la conscience de soi. C’est seulement à la fin du
chapitre sur « Force et entendement » qu’apparaît la conscience de soi ;
et elle y apparaît comme la différenciation de soi dans l’identité de sa
non-différence avec soi-même, c’est-à-dire que le soi de la conscience
de soi se reconnaît par une coupure, une scission qui n’en est pas une,
puisqu’en se reconnaissant, il s’identifie à soi et abolit donc la diffé-
rence. Le concept d’infinité, comme différencier sursumé correspond à
cette différence qui n’en est pas une, elle est comme dit Hegel : « L’in-
quiétude absolue du pur automouvement du Soi [Sichselbstbewegen] »
(Phé., 173, trad. modifiée).
La dialectique de la différence qui s’achève dans l’infinité avait
commencé dans la différence de la force comme extériorisation et
refoulement de la force en soi ; la différence du phénomène et de l’es-
sence ou de l’extérieur et de l’intérieur signifiait la différence entre la
conscience et le concept ; la fusion de ces deux pôles s’opère par l’infi-
nité qui accomplit intimement l’identification de la conscience et du
concept, la conscience de soi.
Cette longue analyse était nécessaire pour dégager l’essentiel de ce
chapitre, sans doute le plus difficile de la Phénoménologie. Hegel, dans
ce chapitre, ne thématise pas le langage, mais le procès de l’extériorisa-
tion de l’esprit n’est possible que dans le langage. La différence dont
parle Hegel, c’est la différence entre ce que j’appelle le langage universel
fondateur et la parole individuelle (ou encore langage et discours), et
l’infinité qui est la différence simple est le langage comme unité du
langage universel fondateur, de la parole individuelle et du langage
universel intégrateur, le langage universel intégrateur étant le langage
de la compréhension de soi (la culture) dans le langage. Ces trois
CONCLUSION 59

moments dialectiques constituent « le modèle structurel » du langage ;


je reviendrai plus loin sur ce modèle structurel. Nous avons vu jusqu’à
maintenant les deux premières phases de la dialectique du langage dans
la Phénoménologie : le milieu universel du langage pré-génétique ou
pré-phénoménologique et l’extériorisation de l’esprit dans et par le
langage.
Le troisième moment est celui de l’émergence du langage dans la
culture : ce troisième moment correspond au langage universel intégra-
teur de notre modèle structurel. Dans la culture, le langage trouve une
demeure ; Hegel dit du langage dans la culture qu’il est l’existence
concrète (Dasein) de l’Esprit. La culture, c’est le monde de l’esprit
objectif ou objectivisé, de l’Äusserung de l’Esprit. Mais l’esprit universa-
lisé dans la culture n’est pas autre chose que l’universalité active du
langage. L’esprit extériorisé dans la culture est à la fois hors de soi dans
le monde objectif et chez soi dans le langage de la culture. Le langage
effectue donc la médiation entre l’esprit et son monde : la conscience
culturelle est une conscience déchirée entre la subjectivité secrète et
l’expression de soi. Le langage ici a donc une double nature : d’une
part, simple élément universel de l’esprit qui s’extériorise, d’autre part,
cet esprit lui-même en tant qu’il s’extériorise et retourne en soi dans le
mouvement duplicatif de son essence. La conscience morale aussi bien
que l’esprit culturel doit s’exprimer pour fonder un monde éthique
objectif. Mais c’est l’esprit religieux qui accomplit et sursume à la fois
le monde objectif : c’est la quatrième phase de la problématique du
langage dans la Phénoménologie.
Le culte est l’acte religieux où le langage fusionne l’intériorité et
l’extériorité ; le culte est la sursomption de la différence entre l’intérieur
et l’extérieur ; l’individu et le peuple ne font plus qu’un dans l’acte
cultuel. L’œuvre d’art spirituelle exprime cette unité ultime, elle est
l’espace même du langage dans l’accomplissement dernier de l’unité de
l’humain et du divin. La révélation christique, la manifestation du logos
qu’anticipe la perfection du langage grec, selon Hegel, vient sceller
l’unité homme-Dieu dans une parole qui s’investit pour Hegel dans
une histoire spirituelle continue, histoire spirituelle qui s’identifie en
dernière analyse à l’histoire du monde. À ce titre, c’est Hegel qui a
annoncé la mort du Dieu chrétien pour la conscience malheureuse
(Phé., 908) – conscience malheureuse d’un Nietzsche qui se fait l’écho
60 Hegel – Introduction à une lecture critique

de Hegel en tant qu’entrepreneur de pompes funèbres ! Hegel voit dans


la philosophie ou le Savoir absolu le dépassement de l’esprit religieux,
certain de Dieu et de soi, mais encore non certain de l’identité de soi et
de Dieu. Le Savoir absolu pourrait donc constituer un cinquième
moment de l’émergence du langage dans la Phénoménologie. La religion
absolue – c’est-à-dire chrétienne pour Hegel – reproduit le schéma
dialectique de l’en-soi, de son extériorisation et de sa réabsorption en
soi : seulement, pour Hegel encore une fois, la religion absolue ne fait
que préfigurer ou anticiper le Savoir absolu. L’autoconception du Soi
(das Sichbegreifen des Selbsts) dans le Savoir absolu, en engendrant le
temps et l’histoire par le projet nécessaire de l’extériorisation de Soi, est
autologie, langage de soi, c’est-à-dire que le savoir absolu est langage
absolu, comme panlogie, omnicommunication, selon le terme de
Lacan, où le mémorial spirituel (Erinnerung der Geister) assure le
dialogue infini des consciences. Cette réappropriation infinie de l’esprit
par le langage dans le Savoir absolu signifie la parousie du langage à la
fin de la Phénoménologie.

Le langage dans la Science de la logique


La Logique commence là où finit la Phénoménologie avec le Savoir
pur... « Le savoir pur, rassemblé dans cette unité, a sursumé tout rapport
à un autre et à la médiation et est immédiateté simple » (Sdl, 39-40).
L’immédiateté indéterminée du commencement dans la Logique corres-
pond à l’immédiateté du sensible dans la Phénoménologie. Si la Phéno-
ménologie décrit la genèse de la conscience dans la hiérarchie de ses
expériences, la Logique déploie l’ensemble des déterminations de l’Idée
absolue en un cercle de cercles (Kreis von Kreisen). À la fin de la Logique
Hegel écrit : « La Logique présente par conséquent l’automouvement
de l’Idée absolue seulement comme le mot [le Verbe] originaire, qui est
une extériorisation [Äusserung], mais une extériorisation qui est aussitôt
disparue en tant qu’elle est » (Sdl, 369, trad. modifiée).
L’idée absolue qui s’extériorise dans son immanence doit intégrer
toutes les catégories qui constituent dans les mots de Hegel « une expo-
sition de Dieu avant toute création de la nature et d’un esprit fini »
(WL, I, 31). Cependant, la pensée humaine dans sa pureté est l’expres-
sion de l’esprit divin, « puisqu’il est possible de reconnaître dans la
CONCLUSION 61

grammaire l’expression de l’Esprit en général, la logique » (WL, I, 39)


et « les formes de la pensée sont d’abord projetées et fixées dans le
langage humain » (WL, I, 9). Les catégories correspondent donc dans
leur absoluité aux structures du langage humain.
Tout le premier chapitre de la Logique sur la déterminité (Bestim-
mtheit) est consacré, selon moi, à la structure fondamentale du langage
humain, la triade : langage universel fondateur – parole individuelle –
langage universel intégrateur. Pour Hegel, il est vrai, il s’agit dans ce
premier chapitre de la dialectique originaire de l’Être, du Néant et du
Devenir. Il ne fait pas de doute que la logique ou l’ontologique hégé-
lienne est transcendantale et qu’elle cherche à définir l’Idée absolue.
L’interprétation que je propose semble vouloir faire de la Phénoméno-
logie de l’esprit une Phénoménologie du langage, et de la Science de la
logique une grammaire raisonnée ou mieux rationnelle ou mieux encore
une logique interne du langage ; mais la syntaxe des concepts, leur arti-
culation logique, aussi bien que la parole ou l’écriture de la conscience,
son sillage scripturaire, forment la trame secrète de l’œuvre de Hegel.
L’Esthétique, qui nous dit que la poésie est l’expression parfaite de
l’esprit, l’art véritable et absolu de l’Esprit dans son extériorisation,
réconcilie l’expression (Ausdruck) et l’extériorisation (Äusserung) de
l’Esprit. C’est cette extériorisation que nous avons suivie dans la Phéno-
ménologie et dont nous avons indiqué la structure dans la Logique. Mais
quel est cet esprit qui s’extériorise ? Sans entreprendre ici une hermé-
neutique que d’aucuns pourraient trouver réductrice, on peut dire que
l’Esprit n’est rien hors de son extériorisation et que conscience et
concept sont indissolublement langage aussi bien dans le texte de l’ex-
périence que dans son fondement.
On peut se demander, à la fin, quelles leçons la linguistique et la
philosophie du langage contemporaines peuvent tirer de la pensée
hégélienne. La linguistique chomskienne semble se prêter plus que
toute autre à une interprétation hégélienne. Le concept de grammaire
générative, par exemple, peut être rapproché du déploiement des caté-
gories logiques. La grammaire générative est une matrice capable d’en-
gendrer toutes les phases grammaticales d’une langue, la structure
dialectique de la triade logique permet aussi d’engendrer toutes les
déterminations de l’Idée. La compétence d’un locuteur ne se laisse pas
ramener à sa performance linguistique ; Hegel dirait que la dialectique
62 Hegel – Introduction à une lecture critique

intérieure de la conscience ne correspond pas de façon isomorphe à ses


figures immédiates, ou, mieux, que c’est une nécessité interne qui fait
émerger les phases diverses de l’expérience.
On sait que Chomsky utilise l’analyse récursive pour étudier
certains aspects formels des langues naturelles ; la formalisation de la
logique hégélienne (voir l’appendice C), dans la mesure où on peut la
considérer comme une combinatoire de concepts, invite aussi à un trai-
tement récursif avec évidemment les limitations algorithmiques des
langues naturelles ou des langages de concepts, des onto-logiques.
L’idée de signifiant et de l’ordre du signifiant est déjà contenue dans
une phrase comme la suivante, du System der Philosophie ([29], 346) :
« Le langage confère aux sensations, intuitions et représentations une
existence seconde, une existence supérieure à leur être-là immédiat. »
Mais peut-être l’inspiration la plus profonde qui puisse nous venir
de Hegel, c’est l’idée du système du langage ; l’idée, on le sait, a été
reprise indépendamment par de Saussure, Hjelmslev, Guillaume ou
encore Chomsky, mais il est important de noter qu’une telle idée
supporte tout le mouvement structuraliste et que l’accord nouveau du
système et de la structure dans la pensée contemporaine renvoie à Hegel
comme à l’une de ses sources secrètes.
Si la pensée de Hegel n’a pas fait expressément au langage la place
qui lui revient, selon le mot de Theodor Litt, il nous revient à nous, qui
posons le problème du langage dans une conscience neuve de ses hori-
zons thématiques, de faire à Hegel la place qui lui revient dans notre
pensée du langage (voir [11]).
Appendices
Appendice A

La syllogistique d’Aristote à Hegel

U n syllogisme est un ensemble de trois énoncés de forme prédica-


tive, avec sujet, copule et prédicat, qui comporte deux prémisses,
majeure et mineure, et une conclusion ; trois termes, majeur, mineur et
moyen, apparaissent dans diverses positions à l’intérieur d’un syllo-
gisme. Aristote a défini simplement le syllogisme dans ses Premiers
Analytiques comme un énoncé dans lequel certaines choses étant posées,
une chose différente s’ensuit nécessairement. Les figures d’un syllogisme
catégorique – dont la conclusion est nécessaire – désignent la place du
moyen terme et les modes répartissent les énoncés selon leur forme :
ainsi un syllogisme de la première figure – où le moyen terme ou terme
moyen apparaît comme sujet de la prémisse majeure et prédicat de la
prémisse mineure, le grand terme occupant la place de prédicat dans la
conclusion et le petit terme (mineur) celle du sujet de la conclusion –
aura quatre modes, AAA (BARBARA), EAE (CELARENT), AII
(DARII), et EIO (FERIO) selon la distribution des énoncés universels
affirmatifs A, universels négatifs E, particuliers affirmatifs I et particu-
liers négatifs O. Les locutions latines ne servent que d’aides mnémo-
techniques : BARBARA aura trois énoncés universels affirmatifs,
CELARENT un énoncé universel affirmatif encadré par deux énoncés
universels négatifs, DARII un énoncé universel affirmatif suivi de deux
énoncés particuliers affirmatifs et FERIO un énoncé universel négatif
66 Hegel – Introduction à une lecture critique

suivi d’un énoncé particulier affirmatif et d’un énoncé particulier


négatif. Exemples :
FERIO
Aucun Québécois n’est idiot
Certains Montréalais sont des Québécois
Certains Montréalais ne sont pas idiots.
DARII
Tous les Québécois sont intelligents
Certains Canadiens sont des Québécois
Certains Canadiens sont intelligents.
CELARENT
Aucun Québécois n’est menteur
Tous les Montréalais sont des Québécois
Aucun Montréalais n’est menteur.
Un syllogisme en BARBARA aura donc la forme AAA, e.g.
BARBARA
Tous les humains sont mortels
Tous les Québécois sont des humains
Tous les Québécois sont mortels
que nous traduisons dans le langage symbolique de la logique formelle
par
∀x (Hx → Mx)
∀x (Qx → Hx)
∀x (Qx → Mx).
Aristote aurait écrit simplement
Tout S est P
Tout R est S
Tout R est P.
Appendices 67

Les relations logiques entre énoncés sont schématisées dans le carré


des oppositions aussi appelé carré d’Apulée que nous décrivons dans la
terminologie moderne avec quantificateurs universel (∀x) « pour tous »
et existentiel (∃x) « pour au moins un » – remarquons que pour Aris-
tote, le quantificateur universel avait un import existentiel, c’est-à-dire
que le « pour tous » suppose qu’il existe des êtres ou des objets sur
lesquels porte la quantification.

∀x Ax ¬∃x Ax
contraires
A E
subalterne

subalterne
contradictoires

I O
subcontraires
∃x Ax ∃x ¬Ax

où nous avons
∀x Ax ≡ ¬∃x ¬Ax
∀x ¬Ax ≡ ¬∃x Ax
∃x Ax ≡ ¬∀x ¬Ax
∃x ¬Ax ≡ ¬∀x Ax
et
A : ∀x (Ax → Bx) ≡ ¬∃x (Ax ∧ ¬Bx)
E : ∀x (Ax → ¬Bx) ≡ ¬∃x (Ax ∧ Bx)
I : ∃x (Ax ∧ Bx) ≡ ¬∀x (Ax → ¬Bx)
O : ∃x (Ax ∧ ¬Bx) ≡ ¬∀x (Ax → Bx).
68 Hegel – Introduction à une lecture critique

Rappelons que, pour Hegel, dès le point de départ « le syllogisme


est le principe de l’idéalisme » ; pour lui, le carré des oppositions est
bien nommé puisque dans la dialectique il s’agira de résoudre les
contraires, les opposés incompatibles, les pôles antagonistes ou les
extrêmes (die Extreme) que sont le terme majeur et le terme mineur en
les sursumant à l’aide du moyen terme ou terme médian (die Mitte) qui
est le moyen (das Mittel) de la médiation (Ver-mittlung), véritable milieu
(die Mitte) dynamique de la dialectique de la négativité. Il n’y a pas à
proprement parler de contradiction formelle chez Hegel, seulement
une logique de la contrariété et de sa résolution dans une syllogistique
dynamique propulsée par le moteur d’inférence de la sursomption
alimentée par la double négation. La tension (Widerstreit) entre les
contraires (et subcontraires) se résorbe dans la réconciliation (Versöh-
nung) du même et de l’autre ou de l’un et du multiple dans une synthèse
finale. La triplicité hégélienne ne se réduit pas à la triade thèse – anti-
thèse – synthèse qui n’est que la structure externe du système ; la logique
interne de la dialectique hégélienne est bien davantage dans le triplet
du syllogisme dynamique avec la composition trine du sujet, de la
copule « devenir » et du prédicat. Enfin la trinité du grand terme, du
petit terme et du moyen terme dans la tripartition de la majeure, de la
mineure et de la conclusion (Schluss) clôt le cercle de la déduction
dialectique au sens de Hegel.
Appendice B

Moment cinétique et syllogistique


dynamique chez Hegel1

Introduction. Le concept de moment

P our le logicien et le philosophe des sciences contemporain, la


logique et la philosophie de la nature de Hegel offrent peu d’intérêt
sur le plan formel. Si la philosophie de la nature de Hegel n’est plus
qu’une curiosité historique aux yeux du philosophe des sciences, la
logique de Hegel peut être réhabilitée non pas comme logique dialec-
tique au sens que la tradition marxiste a voulu donner à ce mot, mais
comme ce que j’appellerai la syllogistique dynamique ou logique dyna-
mique au sens où on l’entend maintenant en informatique théorique et
en théorie de l’intelligence artificielle. « Intelligence artificielle » peut
sembler détonner dans un contexte hégélien. Mais Hegel lui-même n’a
pas manqué de noter que la philosophie a besoin d’une langue artifi-
cielle (Kunstsprache) pour rendre les déterminations réflexives (reflek-
tierte Bestimmungen) comme il dit dans la Science de la logique (WL, I,
94-95). Et Hegel d’ajouter que le latin, à défaut de la langue mater-

1. Ce texte a d’abord paru dans la revue Philosophiques, vol. 32, no 2, 2005,


p. 357-368. Toutes les traductions sont de moi, sauf indications contraires.
70 Hegel – Introduction à une lecture critique

nelle, fournit souvent la terminologie nécessaire à la conceptualisation


philosophique.
J’en veux pour exemple le terme de Moment, un des termes les plus
courants dans le texte de Hegel. Ce n’est pas le sens temporel du terme
qui prédomine chez Hegel, mais le sens physique ou « dynamique » du
latin momentum qui signifie, comme chacun sait, quantité de mouve-
ment en physique classique et en mécanique newtonienne.
Il est significatif à cet égard que Hegel emploie presque toujours le
neutre, das Moment, pour signifier l’aspect dynamique du moment ou
momentum et il n’y pratiquement pas d’occurrences du terme dans le
texte hégélien où ce sens serait absent. Hegel connaissait évidemment
le sens physique du momentum ou moment cinétique chez Newton,
aussi bien que le Kant de la Critique de la raison pure qui le définit dans
la deuxième analogie de l’expérience comme l’opération continue et
uniforme de la causalité :
eine kontinuierliche Handlung der Kausalität, welche, sofern sie gleichformig
ist, ein Moment heisst ([37], B  254). (L’action continue de la causalité
s’appelle moment dans la mesure où elle est uniforme.)
Kant dit alors que le changement n’est pas constitué de moments, mais
qu’il est causé par l’effet de ces moments. Ce sens n’est pas étranger à
Hegel qui avait bien lu Newton avant de le critiquer pour son méca-
nisme, mais il transforme le sens physique initial pour lui donner une
autre dimension sémantique, celle de moments dans l’automouvement
de l’esprit. C’est ici précisément que l’on pourrait dire que Hegel
transmue la physique newtonienne en une métaphysique cinétique de
l’esprit dans son idéalisme objectif – la métaphysique devient la méta-
phore de la physique.
Peu de commentateurs ont noté que l’allemand Moment chez Hegel
a le sens de momentum que Hegel a tiré de sa lecture de Newton. Je
rappelle que Newton définit les moments de quantités (physiques) :
Momenta quantitatum sunt ipsarum principia generantia vel alteranti fluxo
continuo ([44], vol. VI, 192). (Les moments des quantités sont les prin-
cipes de génération ou d’altération de ces mêmes quantités dans un flux
continu.)
Appendices 71

La seconde loi de Newton définit le moment newtonien comme le


produit de la masse et de la vitesse,
p = mv
et la célèbre formule de Newton pour la force donne
F = ma
où a est l’accélération.
Or Hegel, qui multiplie les emplois de Moment comme dans les
expressions Momente des Prozesses, Momente des Werdens ou Momente
des Begriffs, y réfère toujours en termes d’un principe générateur ou
modificateur d’un mouvement ou d’un flux continu dans la termino-
logie de Newton – notons ici que c’est chez Newton que momentum
acquiert son sens plénier de principe du mouvement, plutôt que quan-
tité de mouvement comme l’avaient conçu ses prédécesseurs, en parti-
culier Descartes à qui l’on doit la première formulation du concept.
Cet usage est encore plus net dans l’exemple du levier (Hebel) que Hegel
utilise comme véritable paradigme ou modèle dynamique de la
sursomption. Dans la Science de la logique, il nous dit :
Etwas ist nur insofern aufgehoben als es in die Einheit mit seinen Entgegen-
gesetzten getreten ist ; in diesen nähern Bestimmung als ein Reflektiertes kann
es passend Moment genannt werden (WL, I, 94). (Quelque chose n’est
sursumée que dans la mesure où elle est unie à son contraire ; en tant que
réfléchie dans cette détermination plus précise, elle peut être appelée de
façon appropriée moment.)
La sursomption est opérée comme momentum dans l’unité des
contraires, c’est-à-dire comme ce mouvement même de la réconcilia-
tion des forces opposées. Hegel donne tout de suite après ce passage
l’exemple du levier où moment cinétique ou angulaire, ou encore
moment d’un couple de forces sont les moteurs d’une dialectique à la
fois concrète et abstraite. Le moment angulaire a la formule
L = rp
pour r le rayon et p la quantité de mouvement.
Mais c’est dans la Mécanique de la philosophie de la nature de Iéna
qu’on trouve les passages les plus explicites sur la sursomption des
moments dans le modèle du levier :
72 Hegel – Introduction à une lecture critique

Im Hebel sind alle Momente der Bewegung als einer aufgehobenen und sie als
solche realisiert ([21], 252). (Dans le levier sont réalisés tous les moments
du mouvement comme sursumés dans la sursomption même du mouve-
ment.)
On connaît l’effort spéculatif de Hegel pour élever le processus
mécanique du levier à la dignité de l’automouvement du concept (die
Selbstbewegung des Begriffs), mais il nous suffit de dire que le levier a été
pour Hegel le modèle canonique de la sursomption dialectique du
mouvement dans l’unité de ses moments. C’est à une véritable dyna-
mique de l’esprit plutôt qu’à une cinétique des corps en mouvement
que Hegel a voulu consacrer l’essentiel de sa logique. C’est ce que je
veux essayer de montrer maintenant en mettant l’accent sur ce que
j’appelle la syllogistique dynamique.
Doit-on réévaluer la logique dialectique à la lumière des développe-
ments récents en logique philosophique après les résultats négatifs de
mes travaux ([13] et [14]) du point de vue formel de la logique mathé-
matique ? Certains auteurs, comme Newton da Costa, voient dans la
logique dialectique une logique paraconsistante capable d’accueillir en
son sein la contradiction tout en demeurant consistante, mais je pense
qu’il est plus approprié de traiter la logique de Hegel comme une
logique dynamique du syllogisme. Je définis dans la suite un système
particulier de logique non monotone compatible avec une théorie du
raisonnement dynamique apte à rendre compte de la conception hégé-
lienne de l’automouvement du concept (Selbsbewegung des Begriffs).

La logique dynamique
En un mot, la logique dynamique est une logique des propositions
(ou énoncés) et des actions ; cette logique est d’abord apparue en
programmation logique et informatique théorique où une machine
représente des objets linguistiques et les manipule. Assurément, on doit
élargir considérablement ce cadre pour y faire entrer la logique hégé-
lienne en tant que théorie de l’action ou du travail du concept (die
Arbeit des Begriffs), comme le dit Hegel à la fin de la Préface de la Phéno-
ménologie de l’esprit. Si l’on admet cet élargissement, j’utiliserai le terme
de « logique dynamique » pour désigner une logique qui tente de
formaliser la dynamique de l’action ou de l’activité conceptuelle.
Appendices 73

La logique dynamique est essentiellement une logique de la repré-


sentation de la croissance du savoir. À ce chapitre, il y a plusieurs entrées
dans le paysage logique contemporain, mais la cible principale est de
formuler un système logique capable de formaliser l’idée de développe-
ment. On est encore loin de la notion d’Aufhebung que j’ai traduite par
« sursomption » comme antonyme de la subsomption kantienne. La
logique dynamique est parente de la logique non monotone dans le
sens que la loi de monotonicité, i.e. la croissance linéaire des théorèmes
à partir de l’ensemble des axiomes, ne tient plus puisque dans le premier
cas le trop-plein de contenu informationnel déborde les capacités du
moteur d’inférence et dans le deuxième l’absence d’information stoppe
ou déforme le mécanisme inférentiel dans le raisonnement par défaut.
La caractéristique principale d’une logique dynamique dialectique
est la transitivité de la médiation (Vermittlung), l’inférence propre à la
syllogistique hégélienne. Je rappelle qu’une relation transitive R signifie
simplement en termes classiques
xRy et yRz → xRz
C’est une relation d’équivalence si elle est en plus réflexive xRx et
symétrique yRx ↔ xRy. Dans une logique monotone, l’inférence est
bien entendu transitive, mais le caractère dynamique de la médiation
au sens hégélien est perdu. La Vermittlung confère au moyen terme
(Mittel) un rôle bien différent de celui qui lui est attribué dans le syllo-
gisme aristotélicien « statique », comme dans BARBARA par
exemple :
A est B
C est A
C est B
où le moyen terme demeure un lien statique ou inerte dans les prémisses
afin de réunir le petit terme et le grand terme dans la conclusion.

Les syllogismes dynamiques

Prenons trois exemples de syllogismes hégéliens tels qu’ils se trou-


vent à la fin de l’Encyclopédie ([26], par. 575-577). Dans le premier
74 Hegel – Introduction à une lecture critique

syllogisme nous avons les trois termes, Logique (das Logische), Nature
et Esprit ; le moyen terme est Nature
Nature devient Esprit N → E
Logique devient Nature L → N
Logique devient Esprit L → E
Il y a un passage ou une transition (ein Uebergehen) de la Nature à
l’Esprit, alors que dans le deuxième syllogisme, Esprit devient le moyen
terme
Esprit devient Logique E → L
Nature devient Esprit N → E
Nature devient Logique N → L
et finalement dans le troisième syllogisme, Logique ou Concept ou
Idée (die Idee) est le moyen terme
Logique devient Esprit L → E
Nature devient Logique N → L
Nature devient Esprit N → E
Logique, Nature et Esprit s’échangent le rôle de moyen terme pour
mettre en évidence le développement et l’évolution de l’activité du
savoir (die Tätigkeit des Erkennens). Tout cela s’accorde avec la seconde
thèse de la Dissertation de 1801 : « Le syllogisme est le principe de
l’idéalisme », et on pourrait avancer que la dialectique hégélienne est
essentiellement une syllogistique dynamique. Il faut remarquer que,
dans les syllogismes que nous avons vus plus haut, la transitivité n’est
pas une relation d’équivalence, mais le procès du devenir ou un procès
en devenir (ein Prozess im Werden), comme le mathématicien intuition-
niste L.E.J. Brouwer le disait à propos du continu mathématique. La
nature dynamique de ce procès l’éloigne du caractère statique de la
syllogistique aristotélicienne comme dans la règle d’inférence du Modus
Ponens
P→Q
    P    
   Q
Appendices 75

ou du Modus Tollens
P→Q
    ¬Q    
   ¬P
Le départ de la conception traditionnelle est radical dans la pensée
spéculative. Hegel écrit dans la première édition de la Wissenschaft der
Logik :
Ist aber der Inhalt spekulativ, so ist auch das Nichtidentische des Subjects und
des Prädikats wesentliches Moment, und der Uebergang oder das ­Verschwinden
des ersten in das andere ihre Beziehung [...] Das wahre Resultat, das sich hier
ergeben hat, ist das Werden, welches nicht bloss die einseitige oder abstracte
Einheit des Seins und Nichts ist ([19], 31). (Mais si le contenu est spécu-
latif, l’est aussi le moment essentiel de la non-identité du sujet et du
prédicat et le passage ou le disparaître du premier dans le second leur
rapport même [...] Le vrai résultat qui s’est produit ici est le devenir qui
n’est pas seulement l’unité unilatérale et abstraite de l’être et du néant.)
Le fait que le devenir n’est pas l’unité abstraite de l’être et du néant
signifie qu’il y a ici un mouvement de sursomption de leur différence et
en même temps de la relation d’équivalence qui constitue leur identité
(identische Beziehung). La copule qui relie le sujet et le prédicat dans la
logique traditionnelle est cette relation d’équivalence qui ne va pas
au-delà d’une identité sans vie. Mais comme Hegel le montre à la fin de
la Wissenschaft der Logik : le syllogisme de la méthode dialectique a une
structure circulaire qui culmine dans le cercle des cercles (ein Kreis von
Kreisen) décrivant le procès de la médiation dans la chaîne des détermi-
nations du Concept lui-même. Ce qui fait défaut dans le syllogisme
traditionnel selon Hegel, c’est le procès dialectique de la négativité : la
médiation médiatise l’immédiat dans un mouvement qui recrée le
développement du Concept à travers la sursomption des étapes succes-
sives dans l’accession au savoir absolu. On peut résumer ce chapelet
d’idées en disant que le vrai syllogisme de la dialectique hégélienne se
révèle dans la transition dynamique de la sursomption d’une détermi-
nation à l’autre et non dans la relation statique de transitivité entre
deux termes équivalents. La Phénoménologie de l’esprit exhibe déjà cette
structure dynamique concrète.
76 Hegel – Introduction à une lecture critique

La Phénoménologie de l’esprit et la syllogistique


dynamique
La syllogistique dynamique est omniprésente dans la Phénoméno-
logie de l’esprit et je veux en marquer les points forts ; je commence par
la fin, avec le savoir absolu :
Er (der Gegenstand) ist, als Ganzes, der Schluss oder die Bewegung des Allge-
meinen durch die Bestimmung zur Einzelheit, wie die umgekehrte, von der
Einzelheit durch sie als aufgehobene oder die Bestimmung zum Allgemeinen.
Nach diesen drei Bestimmungen also muss das Bewusstsein ihn als sich selbst
wissen ([22], 550). (Il (l’objet) est en tant que tout la conclusion ou le
mouvement du général ou la détermination vers la particularité, comme
l’inverse, de la particularité en tant que sursumée ou la détermination
vers le général. C’est selon ces trois déterminations que la conscience doit
se connaître comme conscience de soi.)
Ce passage résume toute la Phénoménologie dans sa structure
logique. Le syllogisme est ici conçu comme le mouvement de l’uni-
versel vers le singulier à l’aide de la détermination et aussi bien comme
le mouvement inverse du singulier à l’universel à l’aide de la sursomp-
tion ou de la médiation. Le facteur déterminant est le moyen terme en
tant que médiateur, tandis que l’universel et le singulier agissent comme
les termes extrêmes, c’est-à-dire comme le petit terme et le grand terme.
Hegel perçoit le grand terme et le petit terme comme extrêmes entre
lesquels se joue la contradiction, mais en réalité l’opposition ou la
tension dialectique se situe entre termes contraires et sous-contraires et
non entre termes contradictoires d’après le carré d’Apulée.
Parcourant les figures (Gestaltungen) de la conscience, conscience
immédiate, perception, entendement, conscience de soi, c’est le mouve-
ment de la conscience elle-même qui accomplit la totalité de ses
moments :
Dies ist die Bewegung des Bewusstseins und dieses ist darin die Totalität seiner
Momente ([22], 549). (C’est là le mouvement de la conscience et elle est
dans ce mouvement la totalité de ses moments.)
Le mouvement de la conscience et le mouvement du Concept sont
un seul et même mouvement, mais c’est seulement dans le savoir absolu
que les deux mouvements convergent absolument, pour le dire en
Appendices 77

termes mathématiques. Le procès d’extériorisation (Entäusserung) rend


possible l’automouvement de la conscience et du Concept dans la triade
immédiateté–médiation–immédiateté sursumée ou dans la triade
en-soi–pour-soi–en-soi pour-soi (Ansich–für sich–Ansich für sich). Hegel
a attribué la structure de la triplicité au syllogisme traditionnel d’Aris-
tote à Kant, mais il a mis l’accent sur les limites de la structure formelle
tout en insistant sur les propriétés spéculatives du syllogisme dialec-
tique. Un exemple crucial est la genèse dialectique de la conscience de
soi. Hegel écrit :
Die Mitte ist das Selbstbewusstsein welches sich in die Extreme zersetzt ; und
jedes Extreme ist diese Austauschung seiner Bestimmtheit, und absoluter
Uebergang in das entgegengesetzte ([22], 142). (Le milieu est la conscience
de soi qui se divise en ses extrêmes ; et chacun des extrêmes est cet échange
de sa détermination et passage absolu dans l’opposé.)
La réciprocité des deux opposés permet de concevoir chacun
comme le moyen terme ou la médiation et dans le procès de la média-
tion de se reconnaître l’un l’autre comme se reconnaissant mutuelle-
ment. Ce passage célèbre met en évidence la dialectique concrète du
syllogisme dynamique et montre avec force comment la description
phénoménologique épouse les règles de l’inférence dynamique en reflé-
tant le mouvement ascendant de la conscience vers le savoir absolu, de
la même manière que le développement formel de la logique (onto-
logique) suit le mouvement du Concept dans son ascension vers l’Idée
absolue.

La logique dialectique
J’ai tenté de montrer que la méthode dialectique de Hegel devait
être interprétée comme une logique dynamique appliquée à la syllogis-
tique traditionnelle et non en recourant aux approches formelles, algé-
briques ou non standard de la logique contemporaine ; l’approche
paraconsistante, par exemple, fait place à la contradiction dans un
système formel et ne résout pas le problème de la transitivité. Je défends
plutôt le programme consistant qui suppose que Hegel ne pensait pas
en termes de contradictions formelles quand il écrivait dans la Disserta-
tion de 1801 : la contradiction est la règle pour le vrai (verum) et la
78 Hegel – Introduction à une lecture critique

non-contradiction la règle pour le faux (falsum), mais qu’il pensait


plutôt en termes de contraires « médiatisés » par un tiers inclus dans
l’autodéveloppement du concept comme l’enseigne la Logique d’Iéna.
Le concept (der Begriff) est à la fois le milieu et le moyen terme (die
Mitte), le moyen même (das Mittel) et la médiation (die Vermittlung) du
procès de la connaissance (das Erkennen). La logique dialectique est la
logique de l’action des concepts, de leur effectivité, pourrait-on dire
(Tätigkeit und Wirkung des Begriffs). Les contradictions sont des opposés,
des extrêmes (entgegengesetzte) ou des polarités contraires. Les contra-
dictions formelles (in terminis) briseraient la chaîne des concepts de la
même manière qu’elles coupent le lien inférentiel entre axiomes et
théorèmes dans un système formel. En replaçant la logique dialectique
dans le cadre syllogistique, on voit immédiatement que la logique du
développement conceptuel n’obéit pas à la logique classique. Un
exemple frappant là-dessus est le statut de la double négation (Negation
der Negation) chez Hegel ; ce n’est pas la négation booléenne qui est à
l’œuvre ici, mais ce que j’appelle la négation locale. Dans la double
négation hégélienne, la première joue le rôle d’une déterminité locale
alors que la seconde la sursume : la double négation ne revient donc pas
à l’assertion d’origine comme dans la double négation booléenne ou
classique, mais constitue un nouvel énoncé généré par le développe-
ment du concept. Le caractère progressif ou « processuel » de cette
double négation est manifeste dans la concept hégélien de la vraie infi-
nité (die wahre Unendlichkeit).
Il ne s’agit aucunement de présenter la logique hégélienne comme
une logique non standard ou déviante susceptible de traitement formel.
Comme chacun le sait, la Science de la logique est une ontologie formelle
plutôt qu’une logique formelle dans le sens moderne du terme. Néan-
moins, le cadre d’une syllogistique dynamique suggère que Hegel a
contribué de façon originale à l’histoire de la logique en construisant
un nouveau régime pour la représentation philosophique du dévelop-
pement du savoir dans un moule traditionnel renouvelé.
Appendices 79

Conclusion. La syllogistique dynamique


dans la Science de la logique
Dans le chapitre terminal de la Phénoménologie de l’esprit, Hegel
résume le parcours de la conscience : « C’est là le mouvement de la
conscience et celle-ci y est la totalité de ses moments » ([23], 674), en
parlant de l’esprit de la religion révélée qui n’a pas encore surmonté sa
conscience comme telle – je suis ici la traduction de Jarczyk et Labar-
rière que je modifie à l’occasion. Hegel ajoute :
Ce n’est cependant pas le savoir comme acte pur de comprendre l’objet
dont il est question, mais ce savoir doit seulement se trouver mis en
évidence dans son devenir ou dans ses moments, selon l’aspect qui appar-
tient à la conscience comme telle et les moments du concept proprement
dit ou du pur savoir [mis en évidence] dans la forme de figurations de la
conscience ([23], 675).
Conscience et concept participent du même mouvement et c’est
dans la convergence de la série des moments du concept et des figures
de l’esprit que s’accomplit le Savoir absolu où vérité et certitude corres-
pondent parfaitement.
Les moments comme mouvements purs s’autopropulsant « indem
diese [Momente] als die reine Bewegungen sich selbst weiter treiben » ([22],
557) ne sont plus dans le Savoir absolu les figures déterminées de la
conscience, mais plutôt les moments du mouvement du savoir (die
Momente seiner Bewegung) et ultimement ces moments s’identifient au
moment même du concept pur qui prend la forme finale du cercle (der
in sich zurückgehende Kreis) ([22], 562) ; l’Idée absolue, dans la conclu-
sion de la Science de la logique, sera un cercle de cercles (Kreis von
Kreisen) dans le mouvement circulaire de l’Esprit.
Faudra-t-il parler de moment angulaire et de commutations cycli-
ques des moments de l’esprit dans ce contexte ? En tout cas, la syllogis-
tique dynamique de Hegel suppose toujours ce mouvement de retour à
soi : le concept « se médiatise avec soi-même [mit sich selbst vermittelt]
par sa négativité, du même coup est posé pour soi comme l’identité
universelle de ses moments » ([24], 499).
80 Hegel – Introduction à une lecture critique

La dialectique rotative des moments est le propre de la méthode


spéculative de Hegel. Comme le dit ce dernier, la triplicité ou la quadru-
plicité n’est qu’un aspect superficiel ou abstrait de cette dialectique
concrète, et s’il est vrai que « le syllogisme est le principe de l’idéa-
lisme » comme il l’écrit dans la Dissertation de 1801, c’est que l’organi-
sation du savoir en système repose sur la structure simple des trois
termes (petit terme, grand terme et moyen terme) dynamisée par les
moments du devenir ou l’automouvement du concept.
Dès 1801, la réappropriation vitaliste de la mécanique newtonienne
orientera toute l’entreprise hégélienne sous le paradigme du moment
entendu comme moment cinétique ou moment angulaire. Que ce soit
le concept physique d’une théorie mécanique sans vie – pour Hegel –
qui soit à l’origine d’une métaphysique de la vie de l’esprit ne doit pas
étonner le lecteur. Le concept de vie est en effet le thème majeur des
Écrits de jeunesse et la transition par le moment cinétique orbital, pour-
rait-on dire, de la dissertation De orbitis planetarum à la période de
maturité, ne pouvait s’opérer que par la sursomption du concept de vie
dans la phénoménologie de l’esprit d’abord et dans la métaphysique ou
l’onto-logique de l’idée absolue.

Épilogue sur le vocabulaire hégélien


Pour l’épistémologicien, le style et le vocabulaire de Hegel sont le
propre de la prosopopée où le verbe pronominal accouplé au neutre du
tiers (la troisième personne du singulier) constitue la trame du discours
métaphysique qui enchaîne les noms inassignables (sans référence) dans
une nomenclature ordonnée selon une sémantique spéculative. Mais la
grammaire de ce discours est démontable (et non pas déconstructible,
d’après une mauvaise traduction de l’allemand Abbau que l’on trouve
chez Heidegger dans son ouvrage Zur Seinsfrage). La consécution des
moments (figures) de la conscience dans la Phénoménologie de l’esprit et
la suite nécessaire des moments du concept dans la Science de la logique
ne constituent pas une syntaxe logique, mais plutôt la taxonomie des
noms inassignables de l’histoire de la métaphysique. Le lien inférentiel
est assez lâche, qui va des Présocratiques à Hegel pour reconstruire
l’histoire conceptuelle de la métaphysique et enfin clore le cercle de
l’idée dans le circuit total des moments orbitaux, oserais-je dire. Lorsque
Appendices 81

Hegel met en jeu sa dialectique des extrêmes (Extreme), ce n’est rien


d’autre qu’une syllogistique qui met en mouvement le terme majeur (le
plus grand extrême) et le terme mineur (le plus petit extrême) par la
médiation du moyen terme ou terme médian (Mitte) qui devient préci-
sément moyen (Mittel) de la médiation (Vermittlung) dans le milieu
(Mitte) dynamique du devenir. La lexie ne doit pas nous tromper ici.
Les commentateurs, comme B. Bourgeois, qui ne voient dans le voca-
bulaire de Hegel que « la langue la plus commune », ne pensent pas à
lexicaliser le Moment hégélien (voir [2]). J’y vois plutôt l’irruption de la
langue artificielle (Kunstsprache) qui vient corrompre subrepticement la
langue commune, au point où cette immixtion peut passer inaperçue
aux yeux d’un lecteur même averti. On ne saurait prétendre que les
termes Vermittlung, Entäusserung ou Aufhebung tirent leur sème de la
langue la plus commune. Traduire par exemple Aufhebung par « relève »
à la suite de Derrida peut mener à des effets de style audacieux comme
« le se relever » pour das Sichaufheben de l’Esprit ou de la science à la fin
de la Phénoménologie. L’amphibologie guette à tous les détours de la
langue hégélienne. Un Joseph Gauvin, attentif au lexique de Hegel, à
sa lettre et à son esprit, a introduit le terme extériorisation pour Entäus-
serung que d’aucuns rendaient par aliénation, confondant ainsi
Entfremdung et Entäusserung (voir [17]). D’autres traducteurs bien-
veillants introduisent un vocabulaire étranger, e.g. l’être-là heideggérien
(Hyppolite) pour le Dasein hégélien qui veut simplement dire existence
ou être déterminé – comment traduire das Dasein Gottes sans tomber
dans un absurde « être-là de Dieu ». D’autres encore (Jarczyk et Labar-
rière) s’adonnent à des excès de langage et des barbarismes comme
« autoconscience » (pour Selbstsbewusstsein) ou « autostance » (pour
Selbständigkeit), alors que conscience de soi et autonomie font très bien
l’affaire dans un paysage linguistique tout à fait familier pour Hegel.
Quant au terme de sursomption que j’ai introduit, je ne chercherai pas
à le défendre ; d’autres l’ont fait (et mieux que moi) et s’ils ont réussi à
imposer un lexème audacieux, ce n’est pas sans aller à une guerre ([35],
102-120) où je n’ai pas été combattant ; mais Jarczyk et Labarrière
attribuent à qui de droit le terme de sursomption dans leur traduction
intégrale de la Phänomenologie des Geistes ([23], 60 de l’édition origi-
nale).
82 Hegel – Introduction à une lecture critique

La leçon ici n’est pas philosophique, puisqu’il n’est pas question de


réduire un philosophème à un lexème, comme plus d’un serait tenté de
le faire dans une sorte d’onomastique des noms inassignables de la
métaphysique, « étymosophie », science ou sagesse qui puise à l’origine
des mots la richesse future de la pensée naissante. Ces jeux de langage
ne sont pourtant pas étrangers à la pratique séculaire de la philosophie.
D’autres savoirs, les mathématiques et la physique ou la biologie, même
les sciences humaines et sociales ont créé leur vocabulaire propre. Il
revient au philosophe, qui partage ce privilège avec l’écrivain ou ­l’artiste,
de créer sa langue propre au risque de ne plus y reconnaître sa propre
langue...
Appendice C
Logique hégélienne et formalisation1

L e problème de la formalisation de la logique hégélienne a fait l’objet


d’études d’inspiration et d’importance diverses. Il y a eu d’abord le
travail d’envergure de Gotthard Guenther sur le projet d’une logique
2 3
non aristotélicienne , le long article de Michael Kosok et la note de
4
F. G. Asenjo .

1. Ce travail est le texte abrégé d’une communication présentée en allemand à un


séminaire de Dieter Henrich sur la Wissenschaft der Logik de Hegel à Heidelberg
en juin 1966 (voir [32]). Nous l’avons traduit en français et nous lui avons
apporté certaines modifications en vue d’une communication libre au congrès
annuel de l’ACFAS en novembre 1966. Nous citons la Phaenomenologie (Ph)
d’après l’édition de Joseph Hoffmeister des Sämtliche Werke, « Philosophische
Bibliothek », no 114, Hamburg, Felix Meiner, 1952, la Wissenschaft der Logik,
1re  édition (WL) d’après la réimpression de Wolfgang Wieland, Goettingen,
Vandenhoeck/Ruprecht, 1966, et les deux tomes de la deuxième édition (WL, I
et WL, II) d’après Lasson, « Philosophische Bibliothek », nos 56-57, Hamburg,
Felix Meiner, 1963. Toutes les traductions de textes allemands sont de nous. Le
texte a d’abord paru dans Dialogue, vol. VI, no 2, 1967, p. 151-165.
2. Gotthard Guenther : Idee und Grundriss einer nicht-aristotelischen Logik, Bd I.
Die Idee und ihre philosophische Voraussetzungen, Hamburg, Felix Meiner, 1959.
Le même auteur a publié en outre deux articles assez étendus sur le même sujet :
« Die aristotelische Logik des Seins und die nicht-aristotelische Logik der
Reflexion », dans Zeitschrift Puer philosophische Forschung, no 12, 1958,
p.  360-407 et « Das Problem einer Formalisierung der Transzendantal-dialek-
tischen Logik », dans Hegel-Studien, Heidelberger Hegel-Tage, Beiheft I, 1962,
p. 65-123.
3. « The Formalization of Hegel’s Dialectical Logic », dans International Philosoph-
ical Quarterly, décembre 1966, p. 596-632.
4. « Dialectic Logic », dans Logique et analyse, no 4, 1965, p. 321-326.
84 Hegel – Introduction à une lecture critique

Toutes ces études ont un souci commun, la formalisation de la


logique hégélienne. Elles ont aussi un défaut commun : aucune d’elles
n’aborde directement la WL et aucune ne s’attache à étudier la WL
comme un tout autosuffisant. Nous reviendrons là-dessus dans la
quatrième section de notre travail. Ce que nous voulons faire en premier
lieu, c’est attaquer le bloc compact de la WL et tenter d’y pratiquer une
brèche par laquelle nous pourrons nous introduire dans ce « royaume
des ombres » (Reich der Schatten, WL, I, 41).
On ne peut entrer de plain-pied dans la logique hégélienne. Il faut
d’abord définir les structures métalogiques qui nous permettront d’éla-
borer un modèle structurel de la WL.
La logique hégélienne est une logique de l’être. C’est à la fois une
logique et une ontologie. Pour cette raison, nous l’appellerons « onto-
logique ».
Notre étude se limitera à déterminer les conditions de formalisa-
tion de l’onto-logique, telles qu’elles apparaissent à l’examen du premier
chapitre de la Logique, la dialectique Être-Néant-Devenir et des préfaces
dont Hegel a fait précéder les deux éditions de la Logique.

La Logique et le problème du commencement


La Logique ne pose plus l’exigence pour l’Absolu de s’exprimer ou
de s’extérioriser, comme le faisait la Phénoménologie : « L’En-soi doit
s’extérioriser et devenir pour soi » (Phé., 26).
Mais le mouvement de l’Absolu en soi se manifeste pour soi dans
une genèse qui, à la différence de la Phénoménologie, n’est plus celle de
la conscience, mais celle du concept ou de la pensée pure. Non plus le
devenir-conscient-de-soi, le Selbstbewusstwerden, mais le devenir-idée-
de-soi. Cependant l’Absolu s’entraîne lui-même dans un mouvement
d’extériorisation et de retour sur soi que Hegel décrit ainsi à la fin de la
Logique : « La Logique représente le mouvement autonome de l’Idée
absolue seulement en tant que Verbe originel, qui est extériorisation,
mais une extériorisation qui s’est abolie immédiatement comme exté-
riorité » (WL, II, 485).
C’est cette pulsation interne de l’Absolu qui engendre et sursume,
conserve en les dépassant toutes les formes de l’Absolu. La Logique peut
Appendices 85

se définir alors comme la manifestation absolue de l’Absolu. Mais le


premier chapitre de la Logique décrit-il la première forme de l’Absolu,
ou ne doit-il pas plutôt constituer le négatif de toutes les formes, leur
commencement absolu ? Le Verbe originel doit être au commencement
un « mot vide ». Non pas l’Être seul, mais aussi le Néant comme conver-
sion immédiate de l’Être, les deux, l’Être et le Néant assument l’indé-
termination originelle. C’est là tout le mouvement du premier chapitre.
Hegel intitule ce chapitre de la logique de l’Être « Qualité », mais il
introduit d’abord sa négation, l’absence de toute qualité, l’immédiateté
indéterminée. Il y a un problème du commencement chez Hegel. Les
pages qui précèdent ce premier chapitre de la Logique traitent de la
question « Par quoi, par où doit commencer la science ? » Faut-il
commencer avec l’être ou avec le néant ? Hegel répond : la science de la
logique doit commencer avec l’indétermination absolue ou, comme il
le dit, avec l’unbestimmte Unmittelbarkeit, l’immédiateté indéterminée.
Or Hegel, dans la première édition de la Logique de 1812, avait fait la
remarque que la phrase « L’Être est l’Être » que nous trouvons au début
de la Logique est une tautologie, ne dit rien : « Ce qui est en effet
présent, c’est un dire qui est un non-dire, c’est le même mouvement
que le devenir seulement qu’à la place de l’Être, c’est un dire qui le
parcourt » (WL, I, 36).
L’immédiateté indéterminée de la Logique serait-elle l’essence du
langage ? C’était le langage qui constituait aussi, au début de la Phéno-
ménologie, la vérité de la certitude sensible en dépassant les vérités parti-
culières de l’ici et du maintenant dans l’universalité de la nomination
médiatrice. Si l’Être et le Néant ne sont rien de plus que des appels
indéfinis, des mots sans contenu déterminé, cela doit-il signifier qu’ils
ne sont que les hypostases du Oui et du Non et que le Devenir lui-
même n’est que la possibilité de passer de l’un à l’autre ?

La Logique et le problème du langage


Les catégories hégéliennes de l’Être, du Néant et du Devenir appar-
tiennent à la métaphysique traditionnelle dont Hegel situe le point de
départ chez Parménide. Il n’est pas douteux que cette métaphysique
elle-même soit critiquable. L’idée d’être ne peut plus prétendre à une
légitimité indiscutée et une logique fondée sur l’ontologie doit se
86 Hegel – Introduction à une lecture critique

résoudre à la mise en question radicale de ses conditions a priori. En


d’autres mots, la logique commence-t-elle absolument avec l’Être,
comme Hegel le voulait, ou faut-il chercher ailleurs le commencement
absolu ? Une étude plus précise du premier chapitre de la Logique nous
le dira. Hegel propose que l’unité de l’Être et du Néant ou l’identité de
l’identité et de la non-identité soit considérée comme la définition la
plus originelle, la plus pure, la plus abstraite de l’absolu (WL, I, 59).
Cette unité de l’Être et du Néant s’identifie-t-elle avec le Devenir ?
C’est la construction que présente le premier chapitre. Le premier
chapitre forme avec ses trois moments une totalité fermée : l’Être et le
Néant sont « passés » l’un dans l’autre, ils sont devenus l’unité du
Devenir ; le Devenir se sursume pour aboutir à son calme résultat (sein
ruhiges Resultat), l’existence (Dasein).
Mais nous lisons aussi dans la Logique : « Le surpasser [Übergehen]
s’identifie au Devenir à cette différence que dans le Devenir, l’Être et le
Néant, entre lesquels s’effectue le passage, sont représentés comme
séparés l’un de l’autre, alors que le surpasser doit être représenté comme
processus affectant l’Être et le Néant dynamiquement » (WL, I, 79).
Le surpasser possède donc la priorité et nous pouvons dire que si le
Devenir comme tel se sursume pour s’abolir dans l’existence, le surpasser
à l’opposé se perpétue à travers toute la Logique et en supporte la struc-
ture globale.
Avec la sursomption du Devenir, il ne fait pas de doute que Hegel
ait voulu clore en elle-même la trinité Être-Néant-Devenir du premier
chapitre de la Logique. Être-Néant-Devenir ne sont pas encore des
formes de l’Absolu, ils déterminent la structure générale dans laquelle
ces formes devront apparaître.
L’existence (Dasein) est la première forme de l’extériorisation de
l’Absolu en soi. L’Être, l’être pur dans son immédiateté est le commen-
cement qui ne commence pas. « Ce n’est encore que le Néant et ce doit
devenir quelque chose » (WL, I, 58).
Pour qu’il sorte quelque chose du Néant, il faut que le Néant
contienne déjà l’Être comme présence voilée, comme Léthé, dirait
Heidegger. Et « procéder de » veut dire « devenir ». La description
hégélienne se rapporte évidemment au procès de l’extériorisation de
Appendices 87

l’Absolu. Nous voulons essayer de voir maintenant comment un tel


procès recouvre en le dévoilant le procès structurel du langage.
L’immédiateté indéterminée de l’Être représente le Néant de la
détermination ou de la Qualité. Aussi l’Être s’identifie-t-il avec le Néant
dans le cercle originaire de l’Être, du Néant et du Devenir, parce qu’il
s’égale parfaitement à l’immédiateté indéterminée, opposé absolu de la
détermination. Cependant, en se définissant par le contraire de la déter-
mination, l’Être n’est-il pas par là déterminé ou qualifié dans son indé-
termination même ? C’est de cette manière que Hegel entend justifier
le titre « Qualité » du premier paragraphe du livre l’Être. L’Être, propulsé
par cette opposition originaire, peut se survivre, non pas le Néant. Cela
veut dire que l’Être comme tel n’est pas l’Être pur du début de la
Logique. Pureté de l’Être chez Hegel signifie pauvreté essentielle, absence
de toute détermination, et l’identification de la phrase : « L’Être pur et
le Néant pur sont donc le même » (WL, I, 67), n’est possible que sur
fond de pureté absolue, c’est-à-dire l’absence de toute détermination
ou l’immédiat indéterminé. L’Être tout au cours de la Logique s’enrichit
parce qu’il s’enveloppe des déterminations successives, des définitions
métaphysiques de Dieu, comme dit Hegel dans l’Encyclopédie des
sciences philosophiques, qui en feront finalement l’Idée absolue ; le
Néant, lui, s’appauvrit parce qu’il se relativise à l’infini pour disparaître
complètement. L’absoluité du Néant originel est conditionnée par la
vacuité de l’Être originel, mais à mesure que l’Être « se remplit », le
Néant de son côté « se vide » de son absoluité première. On peut
recourir, pour obtenir le modèle représentatif de l’Être hégélien, à la
sphère parménidienne ou à n’importe quelle structure englobante ; il
est significatif à cet égard que pour décrire l’Être pur, Hegel écrive : « Il
n’y a rien en lui [l’Être pur] à intuitionner » (WL, I, 66-67).
Et ce « dedans » de l’Être, c’est le Néant, intuition vide. L’Être et le
Néant sont donc d’abord deux places vacantes, deux espaces libres pour
marquer l’absence de contenu intuitionnable à l’intérieur de la sphère.
Ces deux places vacantes ont des signes opposés, mais la même valeur.
Leur unité s’accomplit dans le Devenir qui n’est que la possibilité pour
l’Être de s’extérioriser, de prendre forme et de se réaliser. Mais le Devenir
comme possibilité doit se supprimer pour ne pas briser le cercle origi-
naire des conditions métalogiques de l’extériorisation. Le Devenir
­n’exprime que l’orientation vers l’extériorité de l’en-soi. Le Devenir est
88 Hegel – Introduction à une lecture critique

pure possibilité formelle de la médiation unificatrice. La première média-


tion réelle sera, comme elle l’était déjà dans la Logique d’Iéna, l’infinité.

La manifestation du langage
La structure de la manifestation de l’absolu dans la Phénoménologie
correspond au schéma : Absolu-Extériorisation-Absolu ou retour de
l’Absolu en soi. Ce procès reflète celui du langage. C’est le procès de la
dialectique. Et il n’y a qu’une dialectique réelle, c’est celle du langage.
Les trois moments constitutifs du langage : a) le langage universel
donné ou le fond de l’exprimer, b) l’exprimer lui-même, c) le langage
universel intégrant, rétablissent le vrai contenu de la triade thèse-anti-
thèse-synthèse... L’opposition langage universel-langage individuel
recoupe cette dialectique verticalement, pourrions-nous dire. C’est là le
schéma structurel de la Phénoménologie. La Logique le reprend, mais
alors que la Phénoménologie décrivait la genèse de la conscience, la
Logique se donne pour tâche de refaire le procès évolutif du langage,
c’est-à-dire de reconstituer le langage universel donné ou le fond de
l’exprimer dans son antériorité logique. Le début de la Logique décrit la
structure formelle de l’extériorisation ; l’extériorisation pure sans
contenu serait effectivement l’identité du langage donné ou primaire
avec l’exprimer vide, donc l’identité de l’Être, possibilité abstraite de
l’extériorisation comme telle ou langage potentiel et du Néant comme
expression vide. Mais l’unité des deux, leur médiation ou mieux leur
mouvement ou leur passage l’un dans l’autre, indique la possibilité
structurelle de l’expression réelle, c’est-à-dire le Devenir, ou le mouve-
ment de l’extériorisation, le langage.
C’est là la structure du langage que la Logique dissimule ou du
moins voile. C’est aussi à partir de ce modèle structurel que la formali-
sation doit être possible. Le modèle structurel donne le schéma inter-
prétatif premier qui ouvre le champ des structures logiques à la
formalisation et c’est à ce titre qu’il doit jouer le rôle de correctif ou de
« réducteur » de la métaphysique de l’Idée absolue.
La tâche de la formalisation est de beaucoup simplifiée si on a
reconnu que la logique dialectique est une logique du langage réduc-
tible à un schéma fonctionnel qui modifie certes le système classique,
mais qui reste soumis à une logique formelle. Le problème consiste
Appendices 89

donc à définir la démarche de Hegel et à en décrire symboliquement les


étapes. Notre étude n’a fait que mettre au jour les règles métalogiques
de structure que Hegel nous livre dans le premier chapitre de sa Logique.
Notre schéma réducteur permet de dégager les termes de la Logique de
leur interprétation ontologique et de formaliser une procédure d’effec-
tuation logique, qui n’est ultimement interprétable qu’avec le recours à
une théorie générale du langage. L’ontologique hégélienne n’est pour
nous qu’une expression, peut-être la plus parfaite de toutes, de la théorie
de l’Absolu qui se retrouve à des degrés divers dans toute métaphysique
aussi bien orientale qu’occidentale. Cette théorie de l’Absolu dont nous
avons essayé de dégager le fondement logique, c’est-à-dire le fonde-
ment dans le langage, chez Hegel, ne serait-elle pas plutôt la théorie
absolue du langage ? En d’autres mots, le langage ne constituerait-il pas
le fondement dernier de toute théorie de l’absolu ? Le montrer est la
tâche d’une critique théorétique de l’ontologique et de la métaphy-
sique, critique s’appuyant en dernier ressort sur une métathéorétique
qui rend vaine toute idée métaphysique, même celle de l’absolu.

Le problème de la formalisation
Après avoir étudié la structure métalogique de l’ontologique hégé-
lienne, il nous reste à définir les conditions d’une formalisation logique.
Les trois auteurs que nous avons déjà cités, Guenther, Kosok et Asenjo,
ont proposé chacun des méthodes de formalisation différentes qui ne
convergent absolument pas. Il semble bien qu’aucune ne soit satisfai-
sante.
L’approche de Guenther consiste à introduire une logique triva-
lente, dérivée du modèle de Lukasiewicz, pour intégrer la logique de la
réflexion. Ce qui l’amène à postuler la correspondance des séries de
Taylor avec les implications en chaîne (Kettenstruktur) de la logique
hégélienne. L’isomorphisme que Guenther met au jour à l’aide de son
« morphogramme » n’est pas sans intérêt, mais il ne tient pas compte
du caractère particulier de la logique hégélienne de la réflexion en y
adjoignant une troisième valeur logique ; de plus la circularité du
système hégélien n’a pas de place dans une série infinie de puissances de
la forme
a0 + a1x + a2x2 + ... + anxn + ...
90 Hegel – Introduction à une lecture critique

qui est une extension d’un polynôme fini avec coefficients entiers a et
indéterminées (variables) x ; une telle expression pourrait bien repré-
senter les puissances successives de la réflexion, mais uniquement d’une
façon linéaire.
Le point de départ de Kosok semble plus justifié. Une matrice d’ex-
pansion (expanding matrix) à neuf termes avec formule récursive de
génération (generating recursive formula) représentée par une suite de
termes e, e′, e″, e′′′ qui génère une matrice croissante d’états de transi-
tion d’une suite linéaire de triades 1, 3, 9, 27 ... 3n jusqu’à une limite
non dénombrable 3ℵ0. C’est ici que la formalisation perd sa pertinence
et ses attaches avec la logique hégélienne. La formule ternaire tente de
copier la structure triadique de la Logique (voir appendice D). Cepen-
dant la formalisation ne s’étend pas beaucoup plus loin et c’est l’inter-
prétation métalogique de la logique dialectique qui constitue la plus
grande partie de l’article de Kosok. Encore une fois, l’auteur ne s’at-
taque pas directement à la WL et on peut se demander si la logique
dialectique qu’il étudie est bien celle de Hegel...
Kosok invoque ce qu’il appelle le principe de non-identité – qui a
une saveur korzybskienne ! – et une opération de réflexion. Cette
opération reste d’ailleurs non définie et semble correspondre davantage
au mouvement dialectique de l’idée qu’à la réflexion au sens hégélien
du terme. Selon Kosok, c’est la structure temporelle de toute réalité
consciencielle qui exige le principe de non-identité, l’identité n’étant
pas définissable à l’intérieur d’un contexte temporel. Le vice de la
démonstration de Kosok, on le voit, réside dans une analyse insuffi-
sante de la pensée de Hegel. L’auteur s’en tient presque uniquement à
la Phénoménologie de l’esprit et prétend formaliser la logique hégélienne.
Si la Phénoménologie décrit la conscience comme mouvement et histoire,
comme devenir-de-soi de l’Absolu, la Logique expose Dieu – i.e. l’Ab-
solu – comme il est dans son essence éternelle avant la création de la
nature et d’un esprit fini (WL, I, 31), selon la prétention de Hegel. Le
schéma temporel de la non-identité ne suffit donc pas à expliquer la
logique hégélienne et l’entreprise de Kosok est vouée à l’échec.
Asenjo, sans doute le plus logicien de nos trois auteurs, ne consacre
qu’une courte note à la logique de Hegel et lui non plus ne fait pas un
usage abusif de la WL. Préférant partir du calcul des prédicats plutôt
que de la logique propositionnelle, comme l’a fait Guenther – ce qui a
Appendices 91

été son erreur à notre avis –, Asenjo propose une formalisation basée
sur dix règles de formation d’un calcul dialectique des prédicats d’ordre
supérieur. Deux de ces règles, les règles d’implication (involvement)
comme les appelle Asenjo, nous intéressent ici. La règle 6 définit
S2 (T1 ∈ R1 ~ T2 ∈ R1)
où T1 et T2 sont des variables individuelles, R, une constante indi-
viduelle et S2, ∈, des constantes qui ont valeur de prédicat binaires
synthétiques. On voit très bien que l’intention de Asenjo est de produire
une formule bien formée qui contienne à la fois l’opposition dialec-
tique et la sursomption dialectique. Ce qui est évident aussi bien dans
la règle 7 qui se lit comme suit :
 + 1 (Pj ~ P′j)
La formule signifie que, bien que P et P′ aient la même constante
individuelle, les variables individuelles que peuvent impliquer Pj et P ′j
sont différentes si P n’implique que des constantes de prédicats. Mais
n’est-ce pas là encore proposer un cadre trop peu structuré pour une
formalisation de la logique hégélienne ? Asenjo lui-même l’avoue. Les
schémas d’axiomes que requiert la syntaxe du calcul dialectique des
prédicats seraient applicables à toutes les formes de dialectique : « But
here there are too many existing applications of dialectic that are far
from convergent » (art. cit., p. 325).
Il faut donc conclure que de nouveau le but proposé n’est pas
atteint. Il n’existe pas encore de formalisation raisonnable de la logique
hégélienne.

Le système formel de la logique hégélienne


Nous n’avons pas l’ambition de donner dans toute son extension
cette formalisation qui nous fait défaut. C’est une entreprise qui
déborde les limites étroites de cette étude ; nous voulons seulement
essayer de définir l’orientation que devrait prendre une formalisation
soucieuse de refléter le plus possible la structure de la WL.
Étudions d’abord le modèle du plan de la WL. Si l’on se fie au
diagramme de l’appendice D, on peut se représenter un plan constitué
de sept cercles concentriques sur lesquels nous disposons les ensembles
92 Hegel – Introduction à une lecture critique

dialectiques, e.g. Être-Néant-Devenir, de la façon suivante : Être et


Néant devront se situer de chaque côté de la circonférence médiane sur
laquelle se situe Devenir pour bien marquer l’opposition et la synthèse
dialectiques. Il en va de même pour les autres ensembles dialectiques
qui englobent le premier ensemble, e.g. Être-Existence-Pour-soi. Nous
obtenons ainsi, selon notre plan, trois ordres d’englobement vertical ou
radical – nous négligeons les paragraphes et les notes pour nous en
tenir à la seule structure dialectique des livres, divisions et chapitres.
Sur le plan circonférent, nous inscrivons les positions successives du
système qui correspondent à la suite des chapitres de la WL ; ainsi,
après Être-Néant-Devenir, avons-nous Existence-Finitude-Infinité.
C’est de cette façon que peuvent être reproduits graphiquement les
trois livres, les neuf divisions et les vingt-sept chapitres de la WL. Fina-
lement, le cercle comprenant les cercles concentriques peut être repré-
senté comme ayant un point d’origine et un point d’arrivée coïncidant
dans l’Idée ou l’Absolu, point culminant de la WL.
Bien que Hegel nous avertisse que les divisions et subdivisions de
son livre n’ont qu’une valeur historique (WL, I, 36) et que les titres de
chapitres et de paragraphes ne sont rien d’autre que les indications
d’une table des matières (WL, I, 37), nous pouvons quand même
utiliser ce plan puisque nous ne nous en servons pas pour analyser le
contenu, mais uniquement la structure de la WL. D’ailleurs, il serait
étonnant que Hegel ne lui accorde pas d’autre valeur : c’est un plan
étonnamment symétrique et que Hegel n’a pas retouché dans la seconde
édition de la WL.
C’est uniquement la structure d’ensemble qui nous intéresse ici.
Première caractéristique, la circularité. N’insistons pas là-dessus, Hegel
y revient trop souvent. La Logique se présente comme un cercle ou un
enroulement circulaire (ein in sich geschlungenen Kreis) (WL, II, 504).
Cette caractéristique fondamentale doit pouvoir être retenue dans la
formalisation. En second lieu, nous avons sept ordres ou strates d’im-
plication structurelle qui se répondent deux à deux de la façon suivante :
la circonférence la plus intérieure est dialectiquement opposée à la
circonférence la plus extérieure, e.g. Quantité à Qualité, Objectivité à
Subjectivité et ainsi pour les autres circonférences, Existence à Être ; la
circonférence centrale correspond à la ligne de sursomption ou de
surpassement sur laquelle se groupent les médiations sursomptives
Appendices 93

d’abord de l’Être et du Néant, i.e. le Devenir, ensuite de l’Être et de


l’Existence, i.e. le Pour-soi, et enfin de la Qualité et de la Quantité, i.e.
la Mesure. La circonférenc médiane du plan définit donc un procédé
d’induction que l’on pourrait associer au postulat d’induction de
l’arithmétique de Peano. Le créateur de la logique combinatoire
moderne, H.B. Curry, parle d’induction « structurelle ». Il est évident
que la logique hégélienne se prête à un calcul des prédicats d’ordre
supérieur et à une arithmétisation, et par là peut être soumise à une
formalisation en termes de la théorie des fonctions récursives géné-
rales.
Le problème central est donc, à la suite d’une étude attentive de la
structure d’ensemble de la WL, d’énumérer exhaustivement les règles
de formation d’un calcul. Il s’agit de partir d’une interprétation déjà
existante pour arriver au système formel qu’il faut dégager de la gangue
métaphysique qui l’emprisonne...
Considérons un système formel logique accouplé à une théorie
élémentaire des groupes. Nous devons faire un tel couplage parce que
les opérations fondamentales de la logique hégélienne ne se réduisent
pas aux opérateurs classiques de la logique propositionnelle. Nous nous
limitons aux caractéristiques fondamentales d’un tel système, sans
donner tous les détails :
1) une suite finie de variables individuelles d’ordre 1, 2, 3, χ1 γ1ξ1,
χ2 γ2 ξ2, χ3 γ3 ξ3,
2) une constante individuelle I (pour Idée),
3) une fonction P à n arguments,
4) trois constantes de prédicats : =, C (pour clôture), S (pour
surpassement),
5) des connecteurs ×, ⇒, ⇔
6) des opérateurs dialectiques N, K, W,
7) des parenthèses et des points.
La fonction P à n arguments exprime la sursomption, terme qui
traduit pour nous le mouvement dialectique ; les opérateurs dialecti-
ques N, K, W représentent les opérations d’imposition (position sur),
de supposition (position sous) et de surimposition qui rendent pour
94 Hegel – Introduction à une lecture critique

nous la thèse, l’antithèse et la synthèse, donc pour le premier chapitre


de la WL, respectivement l’Être, le Néant, le Devenir ; finalement les
connecteurs ×, ⇒ et ⇔ définissent dans le premier cas le passage de
l’opération d’imposition à celle de supposition, dans le second cas, le
passage de l’opération de supposition à celle de surimposition et enfin
le passage de l’opération de surimposition à une nouvelle opération
d’imposition. Les suites d’éléments ne forment pas les propositions du
système, mais bien les « positions » successives du système de la totalité
– Hegel le dit très bien quand il parle de la Logique comme un « cercle
de cercles » (ein Kreis von Kreisen) (WL, II, 504).
Les principales règles de formation sont les suivantes :
a) les variables individuelles sont des termes ;
b) les constantes individuelles sont des termes ;
c) toutes les compositions de formules avec opérateurs, connec-
teurs et termes sont des formules bien formées, e.g.
I ((P1) ((χ3 (χ2)) × (P2) ((χ2 (χ1))) ;
d) N × K ⇒ W définit la formule de position du système, C(NKW)
sa clôture et S(NKW) son surpassement comme dans
(N × K ⇒ W)_1 ⇔ (N × K ⇒ W)′2,
formule qui exprime la relation de deux positions successives
du système ;
e) ce calcul des prédicats est d’ordre 3 – suivant notre plan et si
l’on ne tient pas compte des sous-paragraphes et des remarques
qui se développent souvent en triades. Au lieu de devoir intro-
duire une théorie des types ou des catégories ou encore des
formules de stratification, nous introduisons simplement des
puissances dans notre calcul (qui pourrait être d’ordre 5 sans
rien changer à sa structure) ;
f ) l’Idée, qui parcourt tout le système (nous pourrions l’appeler
« Position ») et s’identifie à chacune des positions, peut être
rendue par une formule cyclique qui satisfait au principe de la
circularité du système
I = (((NKW) P1) χ1, χ2 ...) ;
Appendices 95

g) les règles de dérivation n’ont ainsi qu’un rôle secondaire dans


notre système, puisque les opérateurs dialectiques les assument
en grande partie.
Un pareil système logique a ses propres limitations :
a) cette logique d’ordre n ne peut exhiber les propriétés métalogi-
ques, e.g. complétude de la logique du 1er ordre ;
b) les antinomies inhérentes à une théorie de ensembles sont
absentes ;
c) la logique hégélienne implique un élargissement de la théorie
des groupes élémentaires. Les schémas d’axiomes doivent
inclure une suite d’opérations plus complexes que ne le prévoit
la théorie classique ;
d) par conséquent, l’algorithme hégélien est susceptible d’engen-
drer des structures métamathématiques et sémantiques
nouvelles ;
e) logique combinatoire générative, la logique hégélienne ne se
réduit pas à un système de structures simples. Par là, elle ouvre
le champ à des possibles nouveaux dans les couches profondes
de l’intuition philosophique, de l’unistructure, en deçà même
d’une théorie des ensembles, dans l’élément souterrain de la
pensée logique, le langage. C’est là-dessus que nous voudrions
finir après avoir prospecté un peu du terrain et avoir esquissé
l’approche axiomatique de la logique hégélienne. Le reste est
5
affaire de calcul, que nous laissons à d’autres... .

5. Remarques finales : J’ai voulu conserver ce texte dans sa forme originale tout en
l’épurant ou en l’élaguant pour conserver intactes les prétentions enthousiastes
(ou naïves) d’un esprit juvénile. Mais l’innocence a été perdue et lors d’une
conférence au congrès Hegel and the Sciences tenu à Boston en 1970, j’ai sonné le
glas sur les entreprises de formalisation de la logique dialectique de Hegel – voir
le texte de ma conférence « Hegel’s logic from a logical point of view » dans les
Actes du congrès de Boston ([14], 303-310) qui n’ont été publiés qu’en 1984. Il
m’est en effet apparu alors qu’il est peu utile de formaliser une logique de type
hégélien, et l’algébrisation des structures dialectiques dans ce que j’avais appelé
jadis « logique combinatoire générative » ne comporte sans doute pas les bien-
faits que j’avais espérés à l’époque. Déjà des logiciens comme E. Beth en 1948 et
P. Lorenzen en 1962 avaient exprimé leur septicisme à propos de la pertinence
96 Hegel – Introduction à une lecture critique

de la formalisation de la logique dialectique. Cette formalisation a emprunté


d’autres voies plus récemment. Aussi bien la logique paraconsistante (N. da
Costa et al.) que la logique dialéthéiste (G. Priest et al.) s’intéressent aux aspects
formels d’une théorie des énoncés contradictoires qui n’a en réalité que peu à
voir avec la logique hégélienne, qui n’est pas une logique de la contradiction,
mais plutôt une logique de la contrariété. Comme je l’ai suggéré dans le texte
« Moment cinétique et syllogistique dynamique chez Hegel » (appendice B), ce
n’est pas une logique formelle au sens moderne du terme, mais une syllogistique
dynamique au sens de la logique dynamique du raisonnement, de l’acquisition
et de la transformation des connaissances et des croyances (belief change) qui a le
plus de chance de trouver un mode d’emploi pour la logique hégélienne de la
sursomption avec double négation non booléenne. Cette logique philosophique
de la dynamique rationnelle pourrait avoir des extensions et des ramifications du
côté de l’intelligence artificielle et de l’informatique, mais c’est une tâche que je
laisse aussi à d’autres.
Appendice D

La structure
de la Science de la logique

L ’ouvrage de Hegel est tripartite comme l’on sait : trois livres subdi-
visés chacun en trois sections chacune répartie en trois chapitres
qui comportent eux-mêmes chacun trois sous-chapitres – mis à part le
dernier chapitre « L’idée absolue » qui ne saurait être sub-divisée. Le
centre est occupé par l’immédiat indéterminé (II) dans le cercle des
cercles. Il devrait y avoir en tout quarante cercles concentriques pour
l’ensemble des concepts de la logique si l’on tient compte de l’immé-
diat indéterminé, mais l’idée absolue représente le cercle des cercles et
encercle tous les cercles inscrits, ce qui ferait un total de 38 ; un examen
approfondi du contenu de la logique montre cependant quelques
anomalies de structure et on ne saurait faire un compte exact de ces
cercles qui évoquent un cosmos ptoléméen auquel Hegel aurait voulu
imprimer le mouvement du concept.
Je l’ai déjà dit, la triplicité répond davantage du syllogisme tria-
dique que de l’idée d’une dialectique ternaire de la thèse-antithèse-
synthèse qui correspond à une syllogistique dynamique des contraires.
Remarquons que les sous-chapitres eux-mêmes se ramifient en subdivi-
sions qui ne respectent pas toujours la classification trinitaire. Si le
premier chapitre de la Sdl, « Être », est à trois branches, Être, Néant,
Devenir (avec ramifications), le dernier chapitre sur « L’idée absolue »
98 Hegel – Introduction à une lecture critique

est d’un seul tenant, absous et séparé selon le sens d’absolu, comme si
Hegel avait voulu en faire le faîte de son arbre de la connaissance, c’est-
à-dire de son système de la science (System der Wissenschaft).

LE CERCLE DES CERCLES


Sources bibliographiques

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100 Hegel – Introduction à une lecture critique

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102 Hegel – Introduction à une lecture critique

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Table des matières

Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IX

Introduction
Hegel vivant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1

Chapitre 1
Phénoménologie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
La certitude sensible. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
La perception. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10
Force et entendement. Phénomène et monde
suprasensible . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12
La vérité de la certitude de soi-même. . . . . . . . . . . . . . . . 16
Maîtrise et servitude. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19
Liberté de la conscience de soi. Stoïcisme, s­ cepticisme et la
conscience malheureuse. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22
Raison, esprit, religion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23
Le savoir absolu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25
La Préface de la Phénoménologie de l’esprit. . . . . . . . . . . . . 29
104 Hegel – Introduction à une lecture critique

Chapitre 2
Logique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35
Introduction. Le problème du commencement
dans la Science de la logique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35
L’être et ses déterminations. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38
L’être déterminé. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42
L’infini véritable et la mauvaise infinité. . . . . . . . . . . . . . . 43
L’infini mathématique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
L’Idée absolue et l’Esprit absolu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48

Conclusion
Hegel et le problème du langage . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55
Le langage dans la Phénoménologie de l’esprit. . . . . . . . . . . 56
Le langage dans la Science de la logique. . . . . . . . . . . . . . . 60

Appendices. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63
Appendice A
La syllogistique d’Aristote à Hegel . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65
Appendice B
Moment cinétique et syllogistique dynamique
chez Hegel. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69
Introduction. Le concept de moment. . . . . . . . . . . . . . . . 69
La logique dynamique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72
Les syllogismes dynamiques. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73
La Phénoménologie de l’esprit et la syllogistique
dynamique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76
La logique dialectique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77
Conclusion. La syllogistique dynamique
dans la Science de la logique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79
Épilogue sur le vocabulaire hégélien. . . . . . . . . . . . . . . . . 80
Table des matières 105

Appendice C
Logique hégélienne et formalisation. . . . . . . . . . . . . . . . . 83
La Logique et le problème du commencement . . . . . . . . . 84
La Logique et le problème du langage. . . . . . . . . . . . . . . . 85
La manifestation du langage. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 88
Le problème de la formalisation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89
Le système formel de la logique hégélienne. . . . . . . . . . . . 91

Appendice D
La structure de la Science de la logique. . . . . . . . . . . . . . . . 97

Sources bibliographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99
Yvon Gauthier Hegel
Yvon Gauthier

Yvon Gauthier
Introduction à une lecture critique

Hegel Dans cet ouvrage, les deux œuvres maîtresses de Hegel, La


Phénoménologie de l’esprit et La Science de la logique, forment la
Hegel
Introduction trame de fond d’une analyse qui vise à dégager le texte de Hegel de
sa gangue métaphysique. Il ne s’agira pas de parler comme Hegel ni
Introduction à
à une lecture de parler contre Hegel, mais d’adopter l’attitude du lecteur critique
qui n’est peut-être pas toujours fidèle à l’esprit tout en restant attentif
une lecture critique
critique à la lettre. Ma lecture mettra donc l’accent sur le langage de Hegel,
son vocabulaire et sa syntaxe, plutôt que sa sémantique qui a une visée
idéaliste et que je veux détourner au profit d’une critique constructive,
démontage plutôt que déconstruction, de l’échafaudage métaphysique.
Sur cette lancée, je chercherai à dégager, sous la phénoménologie
de l’esprit, une phénoménologie du langage et, sous la science de la
logique, une logique interne du langage.

Yvon Gauthier est professeur de philosophie à l’Université de Montréal.


Il a publié de nombreux travaux en logique formelle et en philosophie

Hegel Introduction à une lecture critique


des sciences., en particulier dans le domaine des fondements des mathématiques
et de la physique. Il fait ici un court bilan de ses travaux sur Hegel autour de
la logique dialectique qu’il a rebaptisée syllogistique dynamique.


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Illustration de la couverture :
ISBN 978-2-7637-8996-5
Kazimir Malévitch, Suprématisme dynamique no 57, 1916
Museum Ludwig, Cologne
PUL PUL

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