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LE SAVOIR ABSOLU

JEAN-FRANÇOIS KERVEGAN

Extrait d’un chapitre d’un volume à paraître sur la Phénoménologie de l’esprit, sous la direction
de Christophe Bouton et Emmanuel Renault.

Rarement un philosophe aura fait un choix aussi malheureux que Hegel lorsqu’il décida
d’intituler le dernier chapitre de la Phénoménologie de l’esprit « Le savoir absolu » (Das
absolute Wissen). Cette expression, en raison de l’adjectif, va désormais, si l’on ose dire, coller
à la peau du représentant de l’idéalisme absolu (expression qui, au demeurant, n’apparaît dans
aucun texte publié par Hegel) ; il a enfoncé le clou en concluant ses deux grands traités
systématiques, la Science de la Logique et l’Encyclopédie des sciences philosophiques, par une
référence à cette absoluité revendiquée : « L’idée absolue » et « L’esprit absolu » sont les titres
respectifs du dernier chapitre et de la dernière section des deux ouvrages précités. Hegel est
donc, selon beaucoup, le philosophe qui se targue d’avoir absolument atteint le savoir absolu,
avec tout ce que cette revendication a d’audacieux, voire de présomptueux.
Pourtant, si l’on y regarde de près, les choses sont moins simples, et moins univoques.
Tout d’abord, Hegel se montre très méfiant à l’égard des usages qui sont faits de ce registre
lexical. Visant clairement Schelling à travers ses émules, il se gausse dans la Préface de ceux
qui prétendent sauter à pieds joints dans l’absolu sans s’apercevoir qu’ils naviguent ainsi dans
« l’abîme du vide » (90/17) ; ici, il parle également de « l’abîme vide de l’absolu » (888/431).
L’Introduction met également en garde contre le recours imprudent au lexique de l’absolu :
« l’usage de mots tels que l’absolu […] pourrait être regardé comme une tromperie » destinée
à « s’épargne[r] la chose principale, à savoir fournir le concept » (159/55). Même prudence
dans la Logique où, au début du chapitre qui lui est consacré (et qui disparaît purement et
simplement dans l’Encyclopédie), il est écrit que « l’absolu apparaît seulement comme la
1
négation de tous les prédicats et comme le vide » . Stratégie différente, mais même objectif
dans l’Encyclopédie, où l’absolu se trouve successivement identifié aux concepts majeurs du
système, puisque « les déterminations logiques en général peuvent être regardées comme des
2
définitions de l’absolu, comme les définitions métaphysiques de Dieu » .

1
SL2 B, p. 175/WdL11, GW 11, p. 370.
2
E, § 85, p. 348.
Il n’est donc pas surprenant que, dans la Phénoménologie de l’esprit, le recours à
l’expression « savoir absolu » soit fort parcimonieux. Elle n’apparaît que deux fois avant le
chapitre éponyme : une fois dans la Préface (101 /24) et une autre à la toute fin de l’Introduction
(172/62) ; dans l’ultime chapitre lui-même, hormis son titre, le savoir absolu n’est mentionné
que trois fois (881/427 ; 882/428 ; 893/433). Même rareté dans le reste de l’œuvre, surtout dans
les écrits publiés ; ainsi, il y a seulement trois mentions du savoir absolu dans la Logique : une
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dans l’Introduction générale, en présentant le résultat de la Phénoménologie de l’esprit , une
4
dans le texte sur le commencement de la science , et une dans l’introduction de la section
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« L’idée » . En dehors de cela, le savoir absolu n’est évoqué (rarement, du reste) que dans les
retranscriptions de cours (additions de l’Encyclopédie, cours du gymnase de Nuremberg, cours
sur l’histoire de la philosophie), donc dans des textes qui ne sont pas de la main même de Hegel.
Seconde observation, instructive : lorsque, au début de la Science de la logique, dans le
texte intitulé « Par quoi faut-il commencer la Science ? », Hegel traite de la relation entre
Phénoménologie et Logique, il substitue systématiquement l’expression « savoir pur » à celle
qui donnait son titre au dernier chapitre de la Phénoménologie de l’esprit, et ce dès la première
phrase (dans la première édition de la Doctrine de l’Être) :
De la phénoménologie de l’esprit, ou de la science de la conscience, en tant que cette
dernière est l’esprit qui apparaît, résulte la présupposition que, comme vérité ultime,
absolue de celle-ci, se produit le savoir pur. La logique est la science pure, le savoir
6
pur pris dans sa circonscription et son extension .
Cette phrase indique sans ambiguïté que, pour l’auteur de la Logique, l’expression « savoir
pur », qui revient une vingtaine de fois dans ce passage liminaire et fondamental, est synonyme
de ce qui, dans la Phénoménologie de l’esprit, se nommait « savoir absolu ». Elle donne aussi
une indication précieuse quant à la teneur de ce savoir : le contenu du savoir absolu « pris dans
son extension », c’est la Logique elle-même en tant que « science pure » ; ce qui corrobore et
explicite ce qu’établit déjà le présent chapitre, à savoir que le savoir absolu dessine l’espace de
« la science » [sc. philosophique] (881/428). Hegel ne s’explique pas sur ce changement de
dénomination de ce qui est à la fois le point d’arrivée de la Phénoménologie de l’esprit et le

3
SL1 B, p. 56/WdL11, GW 11, p. 20/WdL12, GW 21, p. 33 : « Le savoir absolu est la vérité de tous les modes de
la conscience, parce que […] c’est seulement dans le savoir absolu que la séparation de l’ob-jet d’avec la certitude
de soi-même s’est complètement dissoute, et que la vérité est devenue égale à cette certitude, tout comme cette
certitude à la vérité’.
4
SL1 B, p. 84/WdL11, GW 11, p. 31/WdL12, GW 21, p. 57 : « Ainsi, sur son chemin, la conscience est reconduite,
à partir de l’immédiateté par laquelle elle commence, au savoir absolu comme à sa vérité ».
5
SL3 B, p. 230/WdL2, GW 12, p. 178 : « l’idée infinie, comme la vérité qui est en et pour soi, […] est le savoir
absolu d’elle-même ».
6
SL1 B, p. 77-80 (traduction modifiée)/WdL11, GW 11, p. 33.
7
terrain sur lequel s’exposent les « pures essentialités qui constituent le contenu de la logique » .
Mais il est raisonnable de considérer que l’incompréhension, voire les sarcasmes suscités par
la supposée prétention du philosophe à détenir ou à constituer un savoir « absolu », ainsi que sa
propre réticence à l’endroit du pathos de l’absolu, y sont pour quelque chose. Bref, comme on
8
a pu le dire, « le savoir absolu n’est pas l’absolu du savoir » .
Mais, s’il nous est ainsi indiqué ce que le savoir absolu n’est pas – un savoir achevé,
totalisant, voire totalitaire –, qu’est-il donc au juste ? Il faut constater que notre chapitre est
avare de précisions à ce sujet et, si on s’attendait à y apprendre de quels contenus se compose
positivement ce savoir, on serait déçu. En fait, les indications qui nous sont fournies concernent
plutôt le statut du savoir pur et sa situation tant par rapport à l’enchaînement de figures qui
constitue le contenu de la phénoménologie de l’esprit (ou, pour évoquer le titre initialement
prévu de l’ouvrage, de la science de l’expérience de la conscience) que par rapport au « système
de la science », ou plutôt des sciences philosophiques (Logique, philosophie de la nature,
9
philosophie de l’esprit) dont la Phénoménologie est alors censée constituer la première partie .
« Ultime figure de l’esprit », le savoir absolu doit être entendu comme pur espace du « savoir
conceptualisant » (881, trad. modifiée/427). En effet, ayant « clos le mouvement de sa
formation en figures », l’esprit a « gagné l’élément de son pur être-là, le concept » (890/431-
432) ; le savoir absolu est, autrement dit, ce en quoi la forme des figures de l’esprit (170-171/61-
62), caractéristique du processus phénoménologique, se trouve abolie (aufgehoben). Or quelle
était, du point de vue du philosophe-phénoménologue (« Nous »), la caractéristique générale de
la « mise en figure » (Gestaltung) de l’esprit propre à chacune de ses « expériences » ? C’est
qu’en chacune d’elle se creusait un écart entre la « conscience de l’ob-jet » et la « conscience
[qu’a la conscience] d’elle-même » (168/59), entre les deux pôles de la vérité et de la certitude
(881/427), disons : entre les deux dimensions de l’objectalité (Gegenständlichkeit) et de la
réflexivité que comporte tout acte de l’esprit, en tant qu’il est tout à la fois dirigé vers quelque
chose qu’il prend pour objet et présent à lui-même en chacune de ses opérations. On parle ici
d’objectalité plutôt que d’objectivité ou d’ob-jectivité (comme le font la plupart des traducteurs)
afin de souligner la stricte distinction que fait Hegel entre l’objet en lui-même (Objekt) et l’ob-
jet pour une conscience (Gegenstand, mot à mot : ce qui se tient en face), et ce en dépit du fait

7
SL1 B, p. 31/ WdL11, p. 8.
8
Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, De Kojève à Hegel, Paris, Albin Michel, 1996, p. 217 et suiv.
9
Une note ajoutée dans la deuxième édition de la Doctrine de l’Être (parue en 1832) au texte de la Préface de la
première édition de la Logique (1812) précise que le surtitre « Système de la Science, première partie » disparaîtra
lors de la réédition de la Phénoménologie de l’esprit à laquelle Hegel travaillait dans les derniers mois de sa vie
(SL1 B, p. 31/WdL12, GW 21, p. 9).
qu’étymologiquement l’allemand Gegen-stand est une transposition du latin ob-jectum. De
surcroît, en dépit de sa barbarie, « objectalité » rend mieux compte de la distance qui se creuse,
pour la conscience finie, entre le Moi et son ob-jet, quand bien même celui-ci serait-il lui-même.
Le savoir absolu/pur, telle est sa définition préliminaire, est cette forme de savoir qui se
situe au-delà de la structure oppositive de la conscience en tant qu’elle est toujours conscience
de quelque chose qui est, ontologiquement et épistémologiquement, distinct d’elle. Comme le
dit la Logique, rappelant et commentant le propos de la Phénoménologie de l’esprit :
Le concept de la science pure, avec sa déduction, est ici présupposé, pour autant que
la phénoménologie de l’esprit n’est rien d’autre que la déduction de ce concept. Le
savoir absolu est la vérité de tous les modes d’être de la conscience parce que […]
c’est seulement dans le savoir absolu que la séparation de l’ob-jet d’avec la certitude
de soi-même s’est complètement dissoute, et que la vérité est devenue égale à cette
certitude, tout comme cette certitude à la vérité. La science pure présuppose, de ce
10
fait, la libération d’avec l’opposition de la conscience .
On peut présenter aussi les choses de façon un peu différente en faisant référence à la
Doctrine de la Science de Fichte, que Hegel a constamment en vue, tout comme le Système de
l’idéalisme transcendantal et L’exposition de mon système de philosophie de Schelling,
11
lorsqu’il rédige la Phénoménologie de l’esprit ; c’est d’ailleurs, selon toute apparence, à la
Doctrine de la Science de 1801-1802 qu’est empruntée la locution « savoir absolu », qui fait
12
son apparition dans . Dans la Seconde introduction à la doctrine de la science (1797), Fichte
distingue « deux séries très différentes de l’agir de l’esprit : celle du Moi, qu’observe le
13
philosophe, et celle des observations du philosophe » . Ces deux séries, instituées par le
philosophe idéaliste qui « procède à une expérimentation », sont parallèles, et il lui importe de
14
ne jamais les « confondre », ce qui est précisément l’erreur du réalisme philosophique . On
pourrait dire que le savoir absolu (ou pur) au sens de Hegel est le point de rencontre –
évidemment situé à l’infini, ce qui signifie que ce savoir n’est jamais achevé ni achevable – des
deux séries fichtéennes : ce point où les actes du sujet, confortés par la « certitude » qu’il a de
leur pertinence et de leur adéquation à ce qui est visé par lui (par exemple, au chapitre I, la
saisie de « ceci » en sa singularité ineffable), et l’élucidation critique de la « vérité » de ces

10
SL1 B, p. 56 (traduction modifiée)/ WdL11, GW 11, p. 20-21/WdL12, GW 21, p. 33.
11
Rappelons que la première publication de Hegel à Iéna est la Différence des systèmes philosophiques de Fichte
et de Schelling (1801).
12
Voir J. G. Fichte, Darstellung der Wissenschaftslehre, en particulier § 6 et 8, in Fichtes Werke, t. II, pp. 13-14
et 16-18. A propos de cette source, voir H. F. Fulda, « Le savoir absolu : son concept, son apparaître et son devenir
effectivement réel », n. 16, p. 397.
13
J. G. Fichte, Seconde introduction à la doctrine de la science, in Fichte, Nouvelle présentation de la doctrine de
la science, traduction Thomas-Fogiel, Vrin, 1999, p. 122.
14
Ibid.
actes par le philosophe (par « nous », selon le lexique propre à la Phénoménologie) viennent
fusionner, ce qui signifie que l’acte de savoir émanant d’un sujet fini ne fait plus nombre avec
son objet (en sa plus grande généralité : la « Chose même »). Un tel savoir, adoptant la
« figure » du « concept pur » (figure qui n’est plus une figure, puisque chacune des figures de
l’esprit apparaissant demeure « affectée de la différence non surmontée de la conscience » :
890/431), est « libéré de son apparition dans la conscience » (891/432). Bref, le savoir
pur/absolu est un savoir qui a mis entre parenthèses son propre sujet, celui-ci venant se
confondre avec son ob-jet ; ou encore, comme Hegel l’écrira dans la Logique, le sujet du savoir
n’est pas la conscience, toujours trouble et approximative, de la subjectivité finie (d’un
« Moi »), mais le concept lui-même, en tant qu’il est l’acte par lequel la pensée s’engendre elle-
même en même temps que son ob-jet. Le savoir « absolu » n’est rien d’autre que le terme d’un
processus de dé-subjectivation de la pensée, dont témoigne par exemple l’expression de
15
« pensée objective » utilisée dans l’Encyclopédie pour désigner les essentialités logiques ; il
est, en même temps, le terrain sur lequel peut se déployer, sans ingérence de la « subjectivité
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mauvaise et finie » désormais mise hors circuit, le travail du concept. Le savoir absolu/pur
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n’est donc pas un corps de vérités définitives, « absolues », mais plutôt un « point de vue » ou
18
ce qu’on peut nommer une position de savoir , celle où le savoir « n’a plus besoin d’aller au-
delà de lui-même » (163/57), autrement dit : celle où l’opposition enfin surmontée (grâce au
processus phénoménologique de description-réfutation-relève des expériences de savoir
subjectives) de la certitude et de la vérité, de la conscience et de la conscience de soi, de
l’objectalité et de la réflexivité, fait que le sujet philosophant (Wir, « nous »), ayant conduit le
sujet empirique (la conscience, souvent désignée dans la Phénoménologie par l’impersonnel
Es : « elle ») à s’élever à sa hauteur, peut s’effacer devant le savoir logico-spéculatif dont il est
le simple écho ou, comme le dira Hegel dans un autre contexte, le secrétaire.

15
Voir E, § 24, p. 290 : parler de pensée objective souligne que « il y a de l’entendement, de la raison dans le
monde ». Mais, ajoute Hegel, « cette expression n’est pas commode, précisément parce que le terme de ‘pensée’
n’est employé trop couramment que comme renvoyant à l’esprit, à la conscience » (ibid.). Voir aussi SL1 B, p. 56/
WdL11, p. 33 : « Cette pensée objective est bien le contenu de la science pure ».
16
E, § 147 Add., p. 582.
17
SL1 B, p. 80/ WdL11, GW 11, p. 21/WdL12, GW 21, p. 55.
18
Voir J.-F. Kervégan, Hegel et l’hégélianisme, Paris, PUF, 2017, p. 66.

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