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Le souverain bien — ou l'Europe en mal de souveraineté La conférence de Strasbourg 8 juin 2004

Author(s): Jacques Derrida and Joseph Cohen


Source: Cités, No. 30, Derrida politique: La déconstruction de la souveraineté (puissance et droit) (
2007), pp. 103-140
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40621410
Accessed: 29-01-2016 13:29 UTC

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Le souverainbien
- ou
l'Europeen mal
de souveraineté
La conférence
de Strasbourg
8 juin 2004

Jacques Derrida

Présentation 103

Le 8 juin 2004 à Strasbourg, Lesouverain


bien
JacquesDerridaprononcece qui devaitêtresa - oul'Europe
dernière conférenceen France.Sousle titreLe souverainbien - ou l'Europe enmldesouveraineté
en mal de souveraineté, le philosophereprenait certainesdes interrogations
qu 'il avait déployéesdepuisoctobre2001 dans un séminairede recherche à
l'Ecole des hautesétudesen sciencessociales(Paris) intituléQuestions de
responsabilité. La bête et le souverain7.
Le fil conducteur tendudans la conférence de Strasbourg viseà dévoiler
ce quii conviendrait de nommerVaporiede la souveraineté. D'où la forme
générale de la questionposéepar Jacques Derrida : en quoi et pourquoi
la souveraineté politique s'est-elleconstruite
à partir d'un principequi la
situerait« au-dessus» de la bêteet éminemment supérieure la vie naturelle
à
de l'animal tout en étant également, simultanément, c'est-à-direcontra-
dictoirement figurée comme même
l'expression de la bestialitéou de
l'animalité?

1. L 'intégralité
de ce séminairede recherche
doitparaître,sousla directionde Marie-LouiseMallet,
GinetteMichaux et Michel Lisse,aux ÉditionsGalilée en 2008.
Cités30, Paris,PUF,2007

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II seraitquelquepeu incongru, surtoutdans le cadrede cettetropbreve
de
presentation, déplier toutes les implications etde commenter lesdifférentes
«
lignes déconstructrices » tiréeset dessinéespar JacquesDerrida dans cette
Les
conférence. conséquences «politiques» cetteinterrogation,
de c'est-à-dire
aussi de cette« déconstruction » du fondement mêmede la définition tradi-
tionnellede la souveraineté politiqueet de l'opposition classiqueque celle-ci
entendmaintenir etdéterminer entrele « souverain» et V « animalité», sont
en réalitéinfinies.Elles nepeuventqu'orienter plus en avant la penséepoli-
tiquecontemporaine à questionner interminablement le lieu où la souverai-
netése donneà soi-même lesconditions depossibilité de sa propreréalisation
ou de son effectivité authentique.L envoi de JacquesDerrida quant à la
questionde la souveraineté aura peut-êtreété celui d'un certain«pas en
arrière», et donc celui de penserune souveraineté pas encore la souverai-
neté, c'est-à-dire
de penser une souveraineté pas encore et autrementque
dans et sousl'horizonde sa proprepossibilité ; une souveraineté en tantque
telleimpossibleet dontl'impossibilité mêmeappelleraitla chancehypothé-
tiqueet hyperbolique de son événement. Au nom,peut-être, d'unesouverai-
netédignede ce nom,dignede ce qu'ellepeut peut-êtreexceptionnellement
vouloirdire.
104 Nous nous contenterons doncplus humblement d'inviterà sa lecture.
Qu 'il noussoitcependant de
permis rappeler au lecteurintéressé - etce
parce
Dana: qu'il pourraity trouver deséléments de réflexion complémentaire - la
confé-
Grand
article rencequeJacquesDerridaprononçaà Cerisyen 1997 etpubliéesousle titre
inédit L'animal que donc je suis7,ainsi que le dialogueentreJacquesDerrida,
Jean-LucNancy et Philippe Lacoue-Labarthe,dialogue qui eut lieu le
9 juin 2004 à l'Université Marc-Blochde Strasbourg et qui estpublié dans
le numérointitulé« PenseravecJacquesDerrida»2 de la revuedu Collège
international dephilosophie Rue Descartes.
Nous souhaiterionsaussi et surtout remerciertrès chaleureuse-
ment MargueriteDerrida pour la confianceet l'amitié qu'elle nous
témoigneen nous accordantla permissionde publier ici la conférence de
Strasbourg. Nos sincères remerciements vont également à Michel Delorme,
directeurdes Éditions Galilée. Puis, pour la lectureattentiveet scrupu-

1. Paris, Galilée,2006.
2. Cf. Penser avec Jacques Derrida, sous la directionde JosephCohen,Rue Descartes, n° 52,
Paris,PUF,2006.

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leuse de notre transcription,nous tenonségalementà exprimernotre
vivereconnaissanceet amitiéà Marie-LouiseMallet et à RaphaëlZagury-
Orly.
JosephCohen.

***

Jene commencerai pas sansdéclarer, encore,monimmense gratitude.


Elle va versvoustous,biensûr,que je remercie de votreprésence, mais
elle va d'abord,et c'estjustice,à Jean-LucNancy,PhilippeLacoue-
Labarthe, GérardBensussan etJosephCohenqui m'onthonoréde leur
invitation et donné la chancede m'adresser, à la fois dans et hors
l'Université, à un auditoire strasbourgeois.
À Strasbourg, la conscience politiqueeuropéenne estplusvigilante, et
on estsansdouteplussoucieuxqu'ailleursde l'avenirde l'Europe,des
drameset des conflits de la souveraineté qui occupentla scènedepuis
longtemps, et annoncent pourl'avenird'heureuses mutations ou de ter-
riblesséismes. 105
Jevousdoisquelquesexplications pourjustifier montitreet annoncer
le parcours de cetteconférence. Si j'y nommel'Europe,ce n'estpasseule- lesouverain
bien
mentà causede Strasbourg, de l'histoire de votrevilleetde la - oul'Europe
européenne
enmal
desouverainet
proximité du Parlement européen.Puis,ce n'estpas seulement parceque
n'a
l'Europe paspu etne se
pourra développer que sans lesmodalités de la
souveraineté État-nationale ensoientprofondément affectées : soitdansle
sensde certains abandons, au moinspartiels, de souveraineté pourchaque
État-nation européen (c'estdepuis longtemps le cas), soit dans le sensde
nouveauxpartagesde souveraineté, soit dans le sens d'une hyper-ou
d'unesupra-souveraineté élargissant ou élevantle modèletraditionnel de
la souveraineté État-nationale à la hauteur d'uneEuropeélargierêvant de
devenir unenouvellesuperpuissance économique et militaire.
Si j'ai choisice titre,ce n'estpas non plus simplement à cause de
l'élargissement récentde l'Europeou de la proximité des élections euro-
péennes et du sommet de Dublin sur la Constitution à venirde l'Europe.
Ces deuxévénements pourraient jouer,ce n'estpas encoresûr,un rôle
décisif dansl'élaboration d'uneConstitution sansprécédent, avecou sans
ce « patriotisme constitutionnel » dontparleHabermasde façonsi problé-

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matique.Non que je ne souscrive pas ici à l'intention
politiquequi est
ainsiformulée. la et
Je comprends je l'approuve, mais le mot« patrio-
tisme» nemeparaîtpas,en raisonde tantde vieilles connotations équivo-
ques,le plusapproprié pourdésigner ce nouvelaffect politique(un affect
à la foissensibleet prescrit par l'intelligibilitérationnellede la loi, de
au
façonquelquepeuanalogue respect (Achtung) kantien),affectou enga-
gementdu corpsexistentiel que je croisen effet,commeHabermas,
nécessaireà une nouvellecitoyenneté européenne. Mais je n'endiraipas
plusaujourd'hui sur ce problème de l'affectd'appartenance, je m'enexpli-
queraiailleurs.Les prochaines électionseuropéennes pourraient aussi,
maisce n'estpas sûr,jouerun rôledécisifdans l'orientation politico-
économiqued'un ensembleeuropéendonton ne saitpas encorequelle
serala configuration de seslimites.(Nous avionseu ici il y a desannées,
en 1992,un grandcolloquesurle sensqu'il fallaitdonnerau nomet au
concept,donc aussi au destinde l'Europe.Jean-LucNancy,Philippe
Lacoue-Labarthe, Daniel Payot,Denis Guénounavaientorganiséce
colloque sousl'autorité de la Facultéde philosophie, dansle Carrefour des
littératures
européennes de Strasbourg alorsaniméparChristian Salmon.
De richesdébatsfurent ensuitepubliéssousle titrePenserl'Europeà ses
106 frontières1)
Cettenouvelleconfiguration politiquede l'Europe,on ne saitpas
Derrià: encoresielleserasocial-démocrate, enunsensmouou exigeant, siellesera
Grand
article libérale,néolibérale ou ultralibérale,si ellesera ou non d'élaborer
capable
inédit assezforte
unepolitiqueextérieure cohérente pourse mettre en œuvre,de
façon, s'il le faut, armée, afin d'obtenir enfin que les résolutions des
NationsUniesou du Conseilde sécurité nesoientplussoumises, pour leur
application, auxÉtats-Unis, à leursintérêts souvent
(d'ailleurs malcompris
parlesintéressés eux-mêmes) etau bonvouloirunilatéral d'unesuperpuis-
sancedontl'hégémonie estaussiévidente que,je le crois,précaire etencrise.
Non, ce n'est pas seulement pour toutes ces raisons - trop évidentes-
quej'ai choisile titre de cetteconférence. Le malde souveraineté, Yëtre-en-
mal-de-souveraineté, par cetteexpression idiomatique et donc peu tradui-
sible,je voudraisfaireallusionnon seulement au mal dontsouffrent les
souverainistes de touslespayseuropéens qui sont en mal de souveraineté
parcequ'ilscontinuent derêver, deselaisser travailler
parcettenostalgie ou
de travailler à la reconstitution d'unesouveraineté Etat-nationale, voire,

1. La Tourd'Aiguës,Éd. de l'Aube,1993.

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mais point toujours,État-nationaliste conformeau modèlehéritéet
voirethéologico-politique
traditionnel, de la souveraineté élaboréparune
traditionde philosophie politiquequi sans doute remonte plushautque
Bodinou que Hobbes,lesgrandes références en ce domaine.
Non, ce qui seraà l'horizondes réflexions que je vousproposerai, ce
serala questionde la souveraineté de l'Europeelle-même, danssa tota-
litéouverte.De quellefaçonelleconstituera, orientera, penseraquelque
chosequ'on appellera encore,au moinsparcommodité, sa souveraineté ?
Est-ceque, oui ou non, elle confirmera ou, au contraire, déplacera
(oserai-jedire: « déconstruira » ?) de façonefficiente le conceptet la
réalitétraditionnellede la souveraineté ? Tentera-t-elle de devenir, cons-
titutionnellement,un super-État puissant(du pointde vue économique,
diplomatique, militaire, techno-scientifique, etc.),unesuperpuissance en
concurrence, dans une logique néolibérale classique, avec les États-Unis,
avec la Russie,avec une entitéà dominantethéocratique et arabo-
islamiquequi se chercheou qui chercheses Lumièresdémocratiques
dansla souffrance, et surtout avecla Chinedontla montéeen puissance,
y compriset parconséquent quantaux besoinspétroliers, sera,devient
déjà (jusque dans la désastreuse intervention des États-Uniset de sa
coalitionen Irak)une donnéemajeurede la géopolitique à venir? Ou 107
biensera-ceune autreEurope,celledontje rêve,sansle moindreeuro-
centrisme - on m'accusedepuisprèsde quaranteans d'êtreun ennemi
h souverain
bien
de l'eurocentrisme, il seraitun peu tardpour une conversion -, une - oul'Europe
autreEuropequi, sansrenoncer au réalisme et aux atoutsindispensables enmldesouverainet
d'une superpuissance économique,militaire, techno-scientifique, puise-
raitdans sa mémoire, dans sa mémoireunique,dans ses mémoires les
plus lumineuses (la philosophie elle-même, les Lumières, ses révolutions,
ouverteet encoreà penserdes droitsde l'homme),maisaussi
l'histoire
dansses mémoires les plussombres, les pluscoupables,les plus repen-
tantes(les génocides, la Shoah,les colonialismes, les totalitarismes nazi,
fascisteou stalinien, tantd'autresviolencesoppressives et mêmecelles
qui sousune formemoderneet d'apparence démocratique, aujourd'hui,
sousnosyeux,prendrait la formenéo-berlusconienne d'un autoritarisme
capitalistico-médiatique), une autreEuropedonc,celledontje rêve,qui
trouveraitdansses deuxmémoires, la meilleure et la pire,la forcepoli-
tique d'une politique altermondialiste capable de combattreou de
réorientertoutesles instances qui arraisonnent aujourd'huile processus
-
ambigude la mondialisation le G8, le marchétotalitaire, le libre-

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échangeintégral,la Banque mondiale,le FMI,l'OCDE,l'OMC,sans parler
de la respectablemais si faibleet reformable et perfectible
ONU dont le
siège devrait être déplacé et les pouvoirs exécutifs renforcéset autono-
misés (par exemple,pour imposeret mettreen œuvre elle-mêmedes
solutions justes au Moyen-Orient,aussi bien en Irak que dans le
processusqui devraitaboutir à une solution juste du conflitisraélo-
palestinien,en interrompant les violencesles plus barbareset en faisant
entendreune autre voix, en frayantune autre voie, contre l'hégé-
monisme de l'actuelle administrationaméricaineou de ses héritages
passésou à venir,la voie par exempled'une nouvellesouveraineté démo-
cratiqueviable en Irak et dans un nouvel État palestinienqu'on est en
traind'anéantiralors que sa légitimitéa été formellement reconnuepar
la totalitéde la communautéinternationale, et même,au moinsverbale-
ment,par l'actuelgouvernement israélien)?
Cette Europe de la justice sociale et de l'altermondialisme dont je
rêve, c'est donc aussi une Europe qui réactivesa mémoire philoso-
phique, une Europe qui a besoin de ses philosophesou d'un grand
parlementdes philosophes.On y discuterait, étudierait,proposeraitpar
exemple les nouveaux problèmeset les nouveaux concepts de cette
108 Europe altermondialiste à venir,comme du nouveau droitinternational
qu'elle appelle.
Derrida: Aujourd'hui dans cette modeste conférencequi n'en serait qu'un
Gratularne minusculedossierà discuterdans un tel parlementdes philosophes,je ne
inédit proposeraipas de nouveauprojetde constitution ni mêmequelque chose
qui pourrait ressembler à un programmepolitique. Je n'en ai ni les
moyensni le temps.Jevoudraisseulementesquisserune réflexion prélimi-
nairesurl'une au moinsdes dimensionsqui auront,dans l'histoirephilo-
sophique de l'Europe, déterminéle concept et la problématiquede la
souveraineté et de ce que j'appelle aujourd'hui« l'êtreen mal de souverai-
neté». D'une souveraineté qui est,j'y insiste,commetousles conceptsdu
droitinternational, un concepteuropéen,qui a son acte de naissanceet
son histoireen Europe.
Pour introduire au mal, il fautbien,oui, il fautbien commencerpar le
bien,et justementpar ce qu'on appelle le « souverainbien ».
L'expressionde « souverain bien » est devenue assez commune,
comme l'associationdu bien à la souveraineté.Mais, à l'horizonou à
l'origine de mon propos, il y a la mémoire des mots de Platon et
d'Aristote.Ils ont eu le mérite,si on peut dire,le mériteambigu,d'allier,

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dans un alliagerésistantet durable,l'ontologie,l'éthiqueet la politique.
Dans La République,quand il définit l'idée du Bien ( « idea tou
agathou» ), Platony révèled'une partl'inconditionnalité (« Yagathonest
» :
anhypotheton anhypothétique, sans limite et sans condition,et c'est
déjà l'un des traitsqui marquerontpour toujoursla souverainetépoli-
tique : elle est en principeinconditionnelleet indivisible).Il y a encore
des figuresplus inévitablement politisablesdans la définitionplatoni-
cienne du Bien comme souverain.Dans le fameuxpassage dont j'ai
esquissé une interprétation dans Voyous,Platon évoque ce que le logos
touche par la puissance dialectique (o logosaptetai te tou dialegesthai
dunamei)(511 b). À cettedynamis,à cettedynamique,à cettedynastie
du logosrépond ou correspondle Bien, c'est-à-direaussi sa représenta-
tion sensible,le Soleil. Ils sont royaux.Tous les deux, ils ont le pouvoir
et le droitde régner(basileuein).Le Bien et le Soleil sontdeux souverains
ou plutôt un double roi (basileus); non pas ce roi à deux corps dont
parle Kantorovitz,mais cela y revientun peu au même: un double roi
dont l'un étend son royaumesur le monde visible intelligible (et c'est
Yagathon, le Bien absolu), dont l'autre a pour royaume corpsvisibles
les
sensibles(et c'est le Soleil). Ce qui justifieencoredavantagela traduction
dans le langagepolitiquede la souveraineté, c'est la définitiondu Bien et 109
du Soleil comme kurion(508 a). En grec,le kurion,c'est le maître,le
détenteurdu pouvoir et souventde la toute-puissance.Et quand il en b souverain
bien
- oul'Europe
appelle au Bien comme à ce qui est epekeinatesousias(au-delà de l'être,
de l'étantou de l'essence),Platon parle toujoursle langagede la puis- enmldesouverainet
sance, voire de la superpuissance,d'une puissance plus puissanteque
toutpouvoirau monde,plus puissanteque la puissancemême. Le Bien,
dit-ilencore,dépassede loin l'essenceen majestéet en puissance(ail eti
epekeinatesousiaspresbeiakai dunameiuperekhontos) (509 a-b).
La traductionen françaisde presbeiapar « majesté» paraîtjuste. Pres-
beia,c'est l'honneuret la dignitéqui reviennent à l'anciennetéde ce qui
vientavant,de ce qui devance,du devancierqui commenceet commande
- à savoir,de Yarkhé.Or vous savez que Bodin dans son chapitresur la
souverainetérappelleles mots équivalentsdans d'autreslangues. Il cite
alorsmajestasen latin(la majestas, c'estle superlatif absolu de la grandeur,
de ce qui est magnusou majus,et plus grandque la magnitudemême) ;
Bodin cite aussi les motsgrecsde kurionet de arkhè.
Avantd'en venirà La Politiqued'Aristote età la questionsi controversée
de l'animalpolitique(zoonpolitikon), carc'estsurtoutde la bêteque je vous

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parleraiaujourd'hui,j'auraisaussipu rappelerqu'à la finde Métaphysique
AristoteciteYIliade : oukagathonpolukoiraniè.Eis koiranosestos,eis basi-
leus: « Avoirplusieursroisou souverainsn'estpas le Bien. Qu'un seulsoit
chef,qu'un seulsoitroi[sous-entendu: un seulsouverain] ,voilàle Bien. »
Si au souverainbienmon titreassociele mal de souveraineté, ce n'estpas
de
simplementpour jouer l'opposition du bien et du mal, mais, misant
sur l'idiome français« êtreen mal », « êtreen mal de », je suggéreraiau
contraireque la souverainetémanque toujours,faittoujoursdéfautmais
comme le Bien le plus désirableauquel nul ne sauraitrenoncer.Ce qui
faitqu'elle portele mal en elle, et le souverainbien ne s'oppose pas au
mal, il contracteavec lui une sortede contagionsecrète.C'est le bien en
souffrance, si vous voulez,en attente.Et si j'avais ici à proposerune thèse
politique, ne seraitpas l'oppositionde la souverainetéet de la non-
ce
souveraineté, comme l'oppositiondu bien au mal ou du bien qui est un
mal au mal qui désirele bien, mais une autrepolitiquedu partagede la
souveraineté - à savoir,du
partagede l'impartageable ; autrementdit ; la
divisionde l'indivisible.
Mais, sur le fond de cet horizon,c'est versla questiondu souverain
commehommepolitique,commeanimalpolitique,que je m'aventurerai
110 aujourd'huiau plus prèsd'un travailque je poursuisen séminairesur la
bêteet le souverain.
Derruía:
Grand
article
inédit La bête et le souverain,donc, la, le

Je tenterainaturellement de justifiercettejuxtaposition,la bête et le


souverain,cheminfaisantet,dirai-je,pas à pas, peut-êtreà pas de loup. La
bête,ce n'est pas exactementl'animal ou le vivant.L'une au moins des
lignesde forceou l'une des connotationssilencieusesmaisinsistantes dans
ce qui me paraissaiten imposerla lettremême,jusqu'à mon inconscient,
jusqu'à l'inconscientde cetteconjonction,« la bêteet le souverain», c'est
sans doute la différence sexuellemarquéedans la grammairefrançaisedes
articlesdéfinisla, le (féminin,masculin),comme si nous nommionslà,
d'avance, un certain couple, un certain accouplement,une intrigue
d'allianceou d'hostilité,de guerreet de paix, de mariageou de divorce
- non seulemententredeux espècesde vivants(l'animalet l'homme)mais
entredeuxsexesqui, dès le titre,et dans une certainelangue,le français,se
fontune scène.

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Quelle scène ?

« NousVallons
montrer »
toutà l'heure.
À pas de loup.Imaginezuneconférence ainsi,à pas
qui commencerait,
de loup:
« NousValionsmontrer »
toutà l'heure.
Quoi? Qu'allons-nous montrer toutà l'heure?Eh bien,«nous
Vallonsmontrertoutà l'heure».

Pourquoi dirait-ond'une telle confeérence


qu'elle s'avance à pas de loup ?

Jele disparréférence à cettelocutionproverbiale, « à pasde loup»,qui


en généralsignifie une sorted'introduction, d'intrusion discrète, voire
d'effraction sans
inapparente, spectacle,quasiment secrète, clandestine,
uneentrée qui faittoutpournepasse faireremarquer, ni surtout se laisser
arrêter,
intercepter, interrompre. «
S'avancer à pasde loup»,c'estmarcher
sansbruit,arriver sansprévenir, de façonsilen- 111
procéderdiscrètement,
cieuse,invisible, presqueinaudibleet imperceptible, commepour sur-
une comme en ce qui esten vue bien
h souverain
prendre proie, pourprendre surprenant - oul'Europe
maisqui ne voitpas venirce qui déjà le voit,l'autrequi s'apprêteà le
enmldesouverainet
prendre parsurprise, à le comprendre parsurprise. La parole,puisquec'est
de parolesilencieuse qu'ils'agitici,la parolealors,procédant à pasde loup,
ne procéderait «
pas à pas de colombe», selonce qu'unegrandetradition
philosophique de la colombe,de la démarche
dit ou de la marchepresque
inapparente de la vérité qui s'avance dans l'histoirecommeun voleurou
encoreen volant.Rappelez-vous ce qu'endisaitdéjà Kant,tantque nous
sommesdans le colombierde la philosophie, dans ï Introduction à la
Critique de la raison au
pure, sujet de la colombe légère (dieleichte Taube)
qui,danssonvol,nesentpasla résistance de l'airets'imagine que ce serait
encoremieuxdansle vide.Et surtout Zarathoustra, dans ce livrequi est
l'undesplusriches bestiaires de la bibliothèque philosophique occidentale.
Un bestiaire d'ailleurs politique, riche de figures animales comme figures
du politique.Une colombetraverse un chant,toutà la finde la deuxième
partiedu AlsosprachZarathoustra, « Die stillsteStunde», « l'heuredu
suprême silence». Cetteheuredu suprême silenceprendla parole,elleme

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parleà sonheure,ellem'a parléhier,dit-il,ellememurmure au creuxde
l'oreille,elleestau plusprochede moi,commeen moi,commela voixde
l'autreen moi,commema voixde l'autre,et son nom,le nomde cette
heurede silence,de monheurede silence,est celui d'une souveraine
effrayante. Non pas d'un souverain, maisd'une souveraine : « Hier soir
monheuredusuprême silence(monheuredusouverain silence)m'aparlé:
c'estle nomde materrifiante souveraine. » ( « Gestern genAbendsprach zu
mirmeine stillste Stunde: dasistderNamemeiner furchtbaren Herrin. » )
L'heure,monheure,l'heurede monsilencesouverain meparle.Or son
nom,à cettesilencieuse absolue,c'estceluide ma maîtresse la plusredou-
table,en malde laquelleje me trouve, cellequi me parleen silence,celle
qui mecommande en silence,en chuchotant à travers le silence,cellequi
m'ordonne en silence,commesilence.Or que va-t-elle lui dire,medire,
au coursde ce chantsilencieux ?Aprèslui avoirdit,aprèsm'avoirdit,dit
Zarathoustra : « Ce qui estle plusimpardonnable cheztoi (deinUnver-
zeihlichstes),c'estque tuas le pouvoir(Macht)etque tuneveuxpasrégner
(du willstnichtherrschen), tu as le pouvoiret tu ne veuxpas êtresouve-
rain», la réponsede Zarathoustra faitcomparaître, faitparaître ensemble,
le
donc, pouvoir souverain et la bête.« Pour tout commandement, dit-il,
112 il me manquela voixdu lion.» « À ce moment-là, sa voixla plussilen-
cieuseluidit,commedansun chuchotement : Ce sontlesparoleslesplus
Derruía:
silencieuses la
qui apportent tempête. Ce sont lespenséesqui viennent sur
Grand
article despattesde colombequi mènentle monde. ( Da sprach » « eswieder wie
inédit einFlüstern zu mir: Die stillsten Worte sindes,welche denSturmbringen.
Gedanke, diemitTaubenfìissen kommen, lenken die Welt» ).
Il faudrait lirela suite: la voixde finsilence,dirait-on en parodiant les
Roisde la Bible,la voixsilencieuse lui commande maislui commande de
commander, et surtout de commander en silence,de devenirsouverain,
d'apprendre à commander, à donnerdesordres(befehlen), etd'apprendre
à commander en silenceen apprenant que c'est le silence,que c'estl'ordre
silencieux qui commande et mènele monde.Surdespattesde colombe,
à pas de colombe.
Or où en étions-nous à l'instant ? Non pas à la manière de la colombe,
disions-nous, et surtout à
pas pas de colombe mais « à pas de loup». Ce
qui veutdireaussi,quoiquetoutautrement que dansle pas de colombe:
de façonsilencieuse, discrète etinapparente. Ce que le pas de colombeet
le pas de louponten commun,c'estqu'on ne lesentendguère,cesdeux
pas. Mais l'un annoncela guerre,le chefde guerre,le souverainqui

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commande la guerre, l'autrecommandesilencieusement la paix.Ce sont
deuxfigures majeures de la grandezoo-politique qui nous préoccupent
ici,qui necesseront etne cessent déjàde nousoccuperd'avance.Ces deux
figures préoccupent notreespace.On ne peut imagineranimauxplus
différents, sinonantagonistes, que la colombeetle loup,l'uneallégorisant
la paix, depuisl'archede Noé qui assurepour l'avenirle salut de
l'humanité et de sesanimaux, l'autre,le loup,toutautantque le faucon,
allégorisant la chasse et la guerre, la proie,la prédation. Je rêved'une
Europedontl'hospitalité universelle et de nouvelles loisde ou
l'hospitalité
du droitd'asileen fassent l'archede Noé du XXIe siècle.
Un grandnombred'expressions idiomatiqueset quasi proverbiales
françaises mettent le loup en scène(« hurleravecles loups», « crierau
loup», une« faimde loup», un « froidde loup», entre« chienetloup»,
un « jeuneloup», « le grandméchant loup», etc.).Ces locutions idioma-
tiquesne sontpas toutestraductibles d'une langueou d'une cultureà
l'autre,voired'un territoire, d'unegéographie à l'autre- il n'ya pas de
louppartout eton n'a pasla mêmeexpérience du loupenAlaskaou dans
lesAlpes,au MoyenÂgeou aujourd'hui. Ces expressions idiomatiques et
ces figures du loup, ces interprétations, ces fablesou ces phantasmes
varient d'unlieuetd'unmoment historiques à l'autre; lesfigures du loup 113
rencontrent donc,etellesnousposent,d'épineuxproblèmes de frontière.
Lesloupsréelspassent, sansdemander d'autorisation, lesfrontières natio- h souverain
bien
naleset institutionnelles des hommes,et de leursÉtats-nations souve- - oul'Europe
rains; les loupsdans la nature,commeon dit,les loups réelssontles enmal
desouverainet
mêmesen deçàou au-delàdesPyrénées ou desAlpes; maislesfigures du
loup appartiennent, elles,à des cultures, à des nations, à des histoires,à
deslangues,desmythes, desfables,desphantasmes.
Si j'ai choisila locutionqui nommele « pas » du loupdansle « à pasde
loup», c'estsans douteparceque le loup lui-mêmey est nomméin
absentia, si on peutdire.Le loupy estnommélà où on ne le voitni ne
l'entendencorevenir; là où il est encoreabsent,forsson nom. Il
s'annonce, on l'appréhende, on le nomme,on se réfère à lui,on l'appelle
mêmeparson nom,on l'imagineou on projette verslui une image,un
trope,unefigure, un mythe, unefable,un phantasme, maistoujourspar
référence à quelqu'unqui, s'avançantà pas de loup, n'estpas là, pas
encorelà, à quelqu'unqui ne se présente ni ne se représente pas encore;
on ne voitmêmepas sa queue,commedit encoreun autreproverbe :
« Quand on parledu loup,on voitsa queue» poursignifier que quel-

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qu'un,unepersonne humainecettefois,surgit au momentmêmeoù l'on
parle d'elle. Ici on ne voit ni n'entend encore rien de ce qui s'avanceà pas
de loup,quand au débutd'une conférence je dirais : « Nous Talions
montrer toutà l'heure.»
Car l'unedesnombreuses raisonspourlesquelles j'ai choisi,dansce lot
de proverbes, celuiqui forme le «
syntagme pas loup», c'estjuste-
à de
mentque l'absencedu loups y ditaussidansl'autreopération silencieuse
du « pas», du vocable« pas » qui laisseentendre, maissansaucunbruit,
l'intrusion sauvagede l'adverbe de négation (pas,pasde loup,il y a pasde
loup,il n'ya pas de loup),l'intrusion clandestine, donc,de Vadverbe de
«
négation pas » dans le nom, dans « le de
pas loup ». Un adverbe hante un
nom.L'adverbe« pas» s'estintroduit en silence,à pas de loup,dansle
nom« pas».
Celapourdireque,là où leschosess'annoncent « à pasde loup»,il n'y
a pasencorele loup,pasde loupréel,pas de loupditnaturel, pas de loup
littéral.Il n'ya pas encorede louplà où leschosess'annoncent « à pas de
loup ». Il y a seulement un mot, une parole, une fable, un loup fable,un
de
animalfabuleux, voireunfantasme {fantasma au sens du revenant, engrec;
ou phantasme au sensénigmatique de la psychanalyse, au sensparexemple
114 où totem à un
correspond phantasme) y ; il a seulement un autre« loup»
qui figure autre chose - autre chose ou quelqu'und'autre,l'autreque la
Derrùk: figure fabuleuse du loupviendrait, commeun substitut ou un suppléant
Grand
article métonymique, à la foisannoncer et dissimuler, manifester etmasquer.
inédit Et n'oubliezpas qu'en français on appelleaussi« loup» le masquede
veloursnoir que jadis on portait,que les femmessurtout,que les
« dames» plussouventque leshommes, portaient, à un certain moment,
danscertains milieux, et notamment lors de bals masqués. Ledit « loup»
leurpermettait de voirsouverainement sansêtrevues,d'identifier sansse
laisseridentifier. Ce serait,cettefemmeau loup,la figure féminine de ce
que j'avaisnaguère appelé un « effet de visière », le haut de l'armure dont
joue le pèreou le roispectral de Hamlet qui voit sans être vu quandil
rabatsa visière.Cettefois,dansle cas du loup,du masquesurnommé
« loup», l'effet de visière joueraitsurtout, en toutcas le plussouvent, du
côtéféminin.
Pourquoice loup,pourquoi,au lieu de l'hommeau loup,la femme
au loup, dans cetteinapparence masquée,alorsque dans le proverbe
« Quandon parledu loupon voitsa queue», c'estdu côtémasculin de la
différence sexuellequ'on sembledavantage porté?

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Dans les deux cas de la différence sexuelle,« pas de loup » signifie
l'absence,la non-présentation littéraledu loup lui-mêmeà l'appel de son
nom,donc sa seule évocationfigurale,tropique,fantasmatique, connota-
tive: il n'y a pas de loup, il y a « pas de loup ». Et l'absencede ce loup
insaisissableen personneautrementque selon la paroled'une fable,cette
absencedit en même tempsle pouvoir,la ressource,la force,la ruse,la
ruse de guerre,le stratagèmeou la stratégie,l'opérationde maîtrise.Le
loup est d'autantplus fort,la signification de son pouvoir est d'autant
plus terrorisante,armée,menaçante,virtuellement prédatrice que dans ces
appellations, dans ces locutions,le loup n'apparaîtpas encore en personne
maisseulementdans la personathéâtraled'un masque,d'un simulacreou
d'une parole,c'est-à-dired'une fableou d'un fantasme.La forcedu loup
estd'autantplus forte,voiresouveraine,elle a d'autantplus raisonde tout
que le loup n'estpas là, qu'il n'y a pas le loup lui-même,forsun « pas de
loup », exceptéun « pas de loup », saufun « pas de loup », seulementun
« pas de loup ».
Jediraisqu'alors cetteforcedu loup insensible(insensibleparcequ'on
ne le voitni l'entendvenir,insensibleparcequ'invisibleet inaudible,donc
non sensible,mais aussi insensibleparce que d'autantplus cruel,impas-
sible,indifférent à la souffrance de sesvictimesvirtuelles),la forcede cette 115
bête insensiblesembleavoirraisonde tout parce qu'à traverscetteautre
singulièrelocutionidiomatique{avoirraisonde, donc l'emportersur,être h souverain
bien
le plus fort)la questionde la raisons'annonce,celle de la raisonzoolo- - oul'Europe
gique,de la raisonpolitique,de la rationalitéen général: Qu'est-ceque la enmldesouverainet
raison? Qu'est-ce qu'une raison? Qu'est-ce que la raison du loup ?
Qu'est-ce que la raison pour un loup ? Une bonne ou une mauvaise
raison - et vous voyez bien que déjà quand je passe de la question
« Qu'est-ce que la raison?» à la question « Qu'est-ce qu'une raison? »,
bonne ou mauvaise,le sens du mot « raison» a changé. Et il change
encorequand je passede l'expression« avoirraison» à « avoirraisonde ».
« Avoirraison», c'estavoirune bonne raisonà fairevaloir,selon quelque
éthiquede la discussionraisonnable,rationnelle,dans un débat ou dans
un combat,une bonne raison contreune mauvaise raison,une raison
juste contreune raison injuste.« Avoir raison de », au contraire,avoir
raisonde l'adversaire, c'estl'emportersansdiscussionrationnelle, dans un
rapport de force,une de
guerre conquête, une chasse, voire une lutteà
mort.
« Nous Valionsmontrer
toutà l'heure», disais-je.

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Imaginez une conférence,disais-je encore, qui commenceraitainsi,
à pas de loup:
« Nous l allons montrertoutà l'heure.» Quoi ? Eh bien, « nous
Vallonsmontrer toutà l'heure.»
Maintenant,il en est temps,vous aviez déjà reconnula citation.
C'est le deuxième vers d'une fable, justement,d'une fable de La
Fontainequi meten scèneun de ces loups dont nous reparlerons, le loup
de la fableintitulée« Le loup et l'agneau». Vous en connaissezpar cœur
les deux premiersvers. La fable commencepar la moralité,cette fois,
avantle récit,avantle momentnarratif ainsidifféré,
ce qui estassezrare.
« La raisondu plusfortesttoujoursla meilleure.
Nous Vallonsmontrer toutà l'heure.»
Mon collègueet ami Louis Marin avait consacréà cettefablede La
Fontaine,dansson livreintituléLa parolemangée,etautresessaisthéologico-
politiques1,un très beau chapitreintitulé« La raison du plus fortest
toujoursla. meilleure», précédépar un autre brefchapitre,« L'animal-
fable». Bien que le chemindans lequel nous nous engageonsne soit pas
exactementle même, nous croiseronssouventcette analysede Marin.
116 Celle-ciproposeune articulationhistoriqueentreplusieurstextesexacte-
mentcontemporains - à savoir,cettefablede La Fontaine,donc, puis la
Derrià: Grammaire GénéraleetL 'Artdépenser de Port-Royal, etenfin,tellefameuse
Grand
article
inédit
penséede Pascal,sur le rapportentrejusticeet force,penséesur laquelle
Marinestsouventrevenuet dontla logiquenous importeici beaucoup.Je
me réfèreà ce que Pascalmetsousle titre« Raisondes effets » etje listoutle
Son
fragment. interprétation appelledes trésorsd'attention et de vigilance.
«Justice, Il estjustequece quiestjustesoitsuivi,il estnécessaire
force. quece qui
est le plus fortsoit suivi. La justice sans la force est impuissante; la force sans
justice est tyrannique.La justice sans forceest contredite,parce qu'il y a toujours
des méchants; la forcesans la justice est accusée. Il fautdonc mettreensemble la
justice et la force; et, pour cela, faireque ce qui est juste soit fort,ou que ce qui
est fortsoit juste.
La justice est sujette à dispute, la forceest trèsreconnaissableet sans dispute.
Ainsi on n'a pu donner la forceà la justice,parce que la forcea contreditla justice
et a dit qu'elle était injuste, et a dit que c'était elle qui était juste. Et ainsi ne
pouvant faireque ce qui estjuste futfort,on a faitque ce qui est fortfutjuste. »2

1. Paris,Klincksieck,
1986.
2. Pascal,Pensées,
§ 288, éd. Brunschvicg,
p. 470.

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Outreceuxde Marin,parmiles textesqui se sontd'une manièreou
d'uneautreconsacrés à ce fragment, je me permets de renvoyer à mon
petit livreForce de loi et à l'admirable chapitre que Geoffrey Bennington
consacreà Paulde Man, « Aberrations : de Man (and) theMachine»*.
Nous allonsmontrer toutà l'heurequ'on ne peut s'intéresser aux
rapports de la bête et du souverain, comme à toutes les questionsde
l'animalet du politique, de la politiquede l'animal,de l'homme et de la
bêtequantà l'Etat,la Polis,la Cité,la République, le corpssocial,la Loi
en général, la guerreet la paix,la terreur et le terrorisme, le terrorisme
nationalou international, etc.,sans reconnaître quelque privilège à la
figure du « loup » ; et non seulement dans la direction d'un certain
Hobbes et de cettefantastique, phantasmatique, insistante, récurrente
altercation entrel'hommeetle loup,entrelesdeux,le louppourl'homme,
l'hommepourle loup, l'hommecommeloup pourl'homme,l'homme
commegenrehumain,cettefois,au-delà de la différence sexuelle,
l'hommeet la femme{homohominilupus,ce datifdisantbienqu'il s'agit
aussid'unefaçonpourl'homme, dansl'intériorité de sonespacehumain,
de se donner, de se représenter, de se raconter à lui-même cettehistoire de
loup,de chasser le loup en le faisantvenir,en le traquant(on appelle
« louveterie » cettechasseau loup). Il s'agitaussibiend'unefaçonpour 117
l'homme,dansl'intériorité de son espacehumain,de se donner,de se
représenter, de se raconter à lui-même cettehistoire de loup,de chasser le bien
h souverain
- oul'Europe
loup, c'est-à-direà la fois de l'expulser, de l'exclure de son territoireou de
enmldesouveraineté
l'exterminer, mais ausside le chasseren lui courantaprès,commesi
l'hommeétaiten malde loup,voirede loup-garou, dansun phantasme,
un une
un récit, mythème, fable, trope, un un tour de rhétorique.
L'hommese racontealorsl'histoire du politique, l'histoire de l'originede
la société,l'histoire du contrat social,etc.: pourl'homme, l'hommeestun
loup).
Le loupne doitpas nouslaisseroublierla louve.Là, ce qui compte,ce
n'estplus la différence sexuelleentrele loup commeanimalréelet le
masqueportéparla femme. Il s'agiticinonplusde ce doubleloup,de ce
motjumeau,masculindansles deuxcas,le loup naturel, le loup réelet
sonmasquele loup,sonsimulacre, maisbiende la louve,souvent symbole
de la sexualité, voirede la débauchesexuelleou de la fécondité. Une louve

« Aberrations
1. G. Bennington, : de Man (and) theMachine», in Legislations.
ThePolitics
of
Londres-New
Deconstruction, York,Verso,1994,p. 147.

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futaussila mèred'autres jumeaux,d'autretwins, parexemplecellequi,à
la fondation de Rome,allaita,tourà tour,chacunson tour,les twinsen
deux tours,ou tousles deuxd'un seul coup, les deux twins,les deux
jumeaux,Remuset Romulus.À proposde jumeaux,de twinset des
mythesde fondationoriginaire,il est fréquent,chez les Indiens
d'Amériquedu Nord,car nous sommesaussien Amériquedepuisun
moment, que deuxjumeauxse disputent le seinde leurmère; etchezles
Ojibwa, dans certainesvariantes du récit,le hérosManabozho(qui le plus
souvent s'entendbienavecsonfrère) ou bienresteinconsolable à sa mort
ou bienle tuelui-même ; or son frère mortou tuéparlui estun Loup,
c'estle Loup. Son frèreestle löup,son prochainestle loup. Pourcet
homme,le frère jumeauestun loup: un loup ami,un frère amidontla
mortle laisseinconsolable, au-delàde touttravaildu deuilpossible; ou
bienun loupennemi,un frère ennemi,unjumeauqu'il auratué,etdont
il ne faitpas davantage sondeuil.Les prochains, lesfrères
lesfrères, amis
ou lesfrères ennemis sontdesloupsqui sontmesprochains etmesfrères.
Et puis,la meutedes loupsmythiques étantinnombrable, rappelez-
vous Wotan parmiles dieuxdes Germains(Wotanou Odin dans le
Nord).Wotanest un dieu guerrier, un dieu de la fureur guerrière (de
118 wüten,en allemandmoderne : êtreen furie,exercerdes ravagespar la
guerre), etWotandécideen roisouverain, en chefde guerre. La souverai-
Derrià: netéest son essencemême.Or, quand il siège,il est entouréde deux
Grund
article loups,qui sontcommeles insignesde sa majesté,les armesde chair,
inédit l'armoirie vivantede sa souveraineté. À ces deuxloups,il donnetoutce
qu'on lui tendà manger caril ne mangepas,lui,il boitseulement, et en
de
particulier l'hydromel. D'ailleursOdin Wotan avaitaussile don de se
changer à volonté en animal en en
sauvage, oiseau, poisson ou en serpent.
Il fauttenter de penserce devenir-bête, ce devenir-animal, d'unsouve-
rainqui estavanttoutchefde guerre, et se détermine commesouverain
ou commeanimalfaceà l'ennemi. Il estinstitué en souverainparla possi-
bilitéde l'ennemi, parcettehostilité en laquelleSchmitt prétendait recon-
naître, avecla possibilité du politique,la possibilité mêmedu souverain,
de la décisionetde l'exception souveraines. Dans la légendede Thor,fils
d'Odin (ou de Wotan) et de lord,la Terre,on retrouve encoreune
terrible histoirede loup.Le loup géantFenrirjoue un rôleimportant le
jour du crépuscule des dieux. Pour ne dire qu'un mot d'une intrigue
longueet compliquée, je rappelleque les dieux,menacéspar ce loup
sinistreetvorace- oui,vorace-, lui tendent un piègefortingénieux que

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le loupdécouvre, auquelil acceptede se soumettre à tellecondition. Cette
condition remplie, il finit
par fermer sa gueule surle poignet du dieuTyr
qui devaitl'ymettre, conformément au contrat. À la suitede quoi,le dieu
Tyrqui avaitacceptéde mutilersa mainpourrespecter un contratet
racheterl'épreuve déloyale au
proposée loup,Tyr devient le dieujuriste,le
dieude la justiceetdu serment, fixant le codeetle règlement de ce qu'on
le
appelait Thing{Ding,rappelleHeidegger), la Chose, la Cause, c'est-à-
direle lieudes assemblées, des parlements, des débats,des délibérations
communes, conflits, etdécisions
litiges dejustice.Le Dieu de la Chose,de
la Cause, de la justice,du sermenta eu la main dévorée,coupée au
poignetparle loup,dansla gueuledu loup. Et puis,maisla listeserait
troplongue,pensezà Akela,le chefsouverain des loupset le pèredes
louveteaux qui protègent et élèventMowgli.
Maintenant, s'agissant de cettelouveetde tousceshommesau loup,de
la fondation de la villeou de la cité,de l'origine du politique, du contrat
socialoriginaire et de la souveraineté, je rappelle, d'un mot,une chose
bienconnue.C'estque Rousseaus'opposera à unecertaine fantastiqueou
fantasmatique de l'homme au loup ou de Yhomo homini lupusde Plaute,
de YAsinaria,la comédie de Plaute {Lupus esthomohomini,non homo,
quomqualissit non novis(II, 4, 86) : « Quand on ne le connaîtpas, 119
l'hommen'estpasunhomme,maisunlouppourl'homme», phrasedont
le noyauproverbial futrepris, réinterprété,réinvesti,médiatisé par tant h souverain
bien
- oul'Europe
d'autres: Rabelais,Montaigne, Bacon,Hobbessurtout). Or c'estcontre
enmal
desouverainet
Yhomohominilupusde Hobbesou aussibiende Grotiusque Rousseau,
vousle savez,penseet écritLe Contrat social
Dès le chapitre II du Contrat social,« Des premières sociétés», surle
« seuil» doncduchapitre qui suitimmédiatement et qui semble répondre à
La Fontaine,puisqu'ils'intitule« Du droitdu plus fort», Rousseau
s'opposeà Grotius età Hobbescommeà desthéoriciens du politique, de la
fondation dupolitique, qui réduisentle citoyenà la bête,et la communauté
originaire des hommesà une communauté animale.Une communauté
animaledont le chef seraiten somme une sorte de loup,commele tyran-
loup,le tyranchangéenloupdansLa République de Platon,livreVIII (sur
lequelnous devrions, sinous enavions le temps,revenir, commesurtoutce
la
que j'appellerais lycologie de la politiqueplatonicienne, la politique
commediscours sur le loup,lukos).PourRousseau, un souverain qui serait
simplement plusfortetparlà capablede dévorer ceuxà qui il commande
- à savoir,
unbétail-, ce seraitunloup.Rousseauavaitpourtant écrit: « Je

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» (j'y ai consacrébeaucoupd'attention
vivaisen vrailoup-garou ailleurs
dansunséminaire, commeà touslesloupsde Rousseauetà la grande
figure
du loup-garou; werwolf,werewolf).Ici dans Le Contratsocial, au
chapitreII, Rousseaus'opposedonc à une certaineanimalisation
des
du
origines politiquechez Grotius
etHobbes,quand il écrit
:
« II estdoncdouteux,selonGrotius,si le genrehumainappartient à une centaine
d'hommes,ou si cettecentained'hommesappartientau genrehumain: et il
paraît,dans toutson livre,pencherpourle premieravis: c'estaussile sentiment
de Hobbes. Ainsi,voilà l'espècehumainediviséeen troupeauxde bétail,dont
chacuna son chef,qui le gardepourle dévorer.»

Notezbien« pourle dévorer », n'oublionspas ce mot: « dévorer ». Il,


le chef,ne gardepas endévorant la bête,touten dévorant la bête(etnous
sommesdéjà dans l'espacede Totemet tabouet des scènesde cruauté
dévoratrice qui sy déchaînent, s'y répriment, sy refoulent et donc s'y
déplacenten symptômes ; et le loup dévorateur n'estpas loin,le grand
méchantloup,la gueuledu loup,les grandesdentsde la Grand-mère
Loup du ChaperonRouge ( « Grand-mère commetu as de grandes
dents» ), aussibienque le loup dévorateur du RigVeda,etc.,ou Kronos
apparaissant avecle visaged'Anubisdévorant le tempslui-même), notez
120
bien,donc,« pourle dévorer » dansle textede Rousseau( « Ainsi,voilà
l'espècehumainediviséeen troupeaux de bétail,dontchacuna sonchef,
Derrià: »
qui le gardepourle dévorer) : le chefne gardepasendévorant la bête,il
Grand
artici* negardepasd'abordle bétail,il negardele bétailquepourle dévorer,
inédit afin
dele manger de façonsauvageetgloutonne, à pleinesdents,violemment,
il le gardepourlui commeon gardepoursoi (dansce qui estun garde-
manger),mais en vue de garderencoremieuxpour soi en dévorant,
c'est-à-direaussien mettant à mortet en détruisant, commeon anéantit
ce qu'on veutgarderpoursoi - et Rousseauditbien« le bétail», c'est-à-
direuneanimalité, nonpasdomestiquée (ce qui seraitencoreautrechose)
maisdéjàdéfinie etdominéeparl'hommeenvuedel'homme, uneanima-
litéqui estdéjà destinée, danssa reproduction organisée par l'homme, à
devenir ou bieninstrument de travailasserviou biennourriture animale
(cheval,bœuf,agneau,mouton,etc.Autantd'animaux,notons-le, qui
peuventdevenir lesvictimes ou la proiedu loup).
Rousseaupoursuit, et noussommestoujoursdansl'ordrede Xanalogie
(« analogie», c'est le mot de Rousseau,vous allez l'entendre), nous
sommesdansl'ordrede la figure, « »
du comme de la métaphore ou de la
comparaison, voirede la fable:

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« Commeun pâtre est d'une naturesupérieureà celle de son troupeau,les
pasteursd'hommes,qui sont leurschefs,sont aussi supérieursà celle de leurs
peuples.Ainsiraisonnait,au rapportde Philon,l'EmpereurCaligula,concluant
bien de cetteanalogieque les roisétaientdes dieux,ou que les peuplesétaient
des bêtes.
« Le raisonnementde ce Caligula...»

J'interromps la citation.C'estbienlà le raisonnement d'un souverain,


la raisondonnéeparun souverain, ne l'oublions pas. Rousseau marque
bienque ce discours, ce « raisonnement », étaitsigné,etsignénonparun
philosophe ou un politologue maisparun chef,un empereur, doncpar
un souverain lui-même situé par l'analogie et dans l'analogie« anima-
lière» qu'ilaccrédite ainsi,uneanalogieoù l'hommedisparaît en somme,
entrele dieuetla bête: « Les roisétaient desdieux,lespeuplesétaientdes
bêtes» : le souverain dit,l'empereur Caligulaprononce, il édicté,parlant
ainside la souveraineté la
depuis souveraineté, depuis placedu souve-
la
rain,il dit: il y a desdieuxet il y a desbêtes,ily ayil n'ya quedu théo-
zoologique.Dans le théo-anthropo-zoologique, l'hommeest coincé,
evanescent, disparaissant, tout au plus une simplemédiation, un trait
d'unionentrele souverain etla bête,entreDieu etle bétail. Jereprendsle
filde ma citation : 121
au rapportde Philon,l'EmpereurCaligula,concluantbiende
« Ainsiraisonnait,
cetteanalogieque les roisétaientdes dieux,ou que les peuplesétaientdes bêtes. bien
Lesouverain
Le raisonnement de ce Caligularevient à celuide Hobbes et de Grotius.Aristote, -oul'Europe
avanteuxtous,avaitaussiditque leshommesne sontpointnaturellement égaux, enmaläsouverainet
maisque les uns naissentpourl'esclavageet les autrespourla domination.»

Rousseau poursuit :
« Aristoteavaitraison[encorela "raison"! ici dans le syntagme "avoirraison",il
s'agitnon pas d' "avoir raison de" mais d'avoir raison tout court,d'êtredans le
juste ou dans le vrai]; mais il prenaitl'effet
pour la cause. Tout homme né dans
naît
l'esclavage pourl'esclavage. Rien n'estplus certain. Les esclavesperdenttout
dans leursfers,jusqu'au désird'en sortir; ils aimentleur servitudecommeles
compagnonsd'Ulysseaimaientleurabrutissement. S'il y a donc des esclavespar
nature,c'est parce qu'il y a eu des esclavescontrenature.La forcea faitles
premiers esclaves» (...).

Lesesclavesontainsirenoncé ilsnesontmême
à ce donton lesa privés,
plusen mal de ou
liberté de et
souveraineté, voilàleurmal absolu: ne
mêmeplusêtreenmalde,neplussouffrir de leurdésir, plussouffrir
ne de
leurdésirde souveraineté.

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La thèsede Rousseau,c'est donc à la foisque « la raisondu plus fort»
est enfait la meilleure,qu'elle a prévaluet prévauten fait(le plus forta
raisondu plus faible,et le loup de l'agneau),mais que si enfait la raison
du plus fortl'emporte,en droitla raisondu plus fortn'estpas la meilleure,
ne devraitpas, n'aurapas dû êtrela meilleure,n'auraitpas dû avoirraison,
et tout tourneraautourdu pivot sémantiquedu mot « raison» dans la
fable.Quand celle-cidit : « La raisondu plus fortest toujoursla meil-
leure», est-cela raisonelle-même,la bonne raison,la plus juste raison,la
vraieraison,ou la raisondonnée,la raisonalléguéepar le plus fort(Cali-
gula ou le souverainou le loup de la fable)qui estla meilleure? Et « meil-
leure» peut encoredire deux choses radicalementhétérogènes : ou bien
celle qui prévauten faitou bien, au contraire,celle qui devraitprévaloir
en droitet selon la justice.
Si je cite déjà Le Contratsocialde façon un peu longue et insistante,
c'est pour plusieursraisons,justement.
1 / La première, c'estqu'on y voitse croiser,dans la chaînede quelques
phrases, plupartdes lignesde forcede notreproblématique,à com-
la
mencerpar cetteinsistante« analogie», cette analogie multipleet sur-
déterminéequi, à traverstant de figures,tantôtrapprochel'homme de
122 l'animal,les inscrivanttous deux dans un rapportde proportion,tantôt
rapprochepour les opposerl'hommeet l'animal: hétérogénéité, dispro-
Derrida: portionentreYhomopoliticusauthentiqueet l'animalapparemmentpoli-
Grand
article tique, le souverainet l'animal le plus fort,etc. Bien entendu,le mot
Mit « analogie» désignepour nous le lieu d'une question plutôt que celui
d'une réponse.De quelque façon qu'on entendele mot, une analogie,
c'est toujoursune raison,un logos,un raisonnement, voireun calcul qui
remonteversun rapportde proportion,de ressemblance, de comparabi-
litédans lequel co-existent l'identitéet la difference.
Partoutoù nous parleronsde la bête et du souverain,nous auronsen
vue une analogieentredeux représentations courantes(courantes,donc
problématiques, suspectes,à interroger) entrecetteespèced'animalitéou
d'être vivantqu'on appelle la « bête» ou qu'on se représentecomme
bestialité,d'une part,et, d'autrepart,une souverainetéqu'on se repré-
sentele plus souventcomme humaineou divine,anthropo-théologique
en vérité.Mais cultivercetteanalogie,en défricher ou en labourerle terri-
toire,cela ne veut dire ni l'accréditer,ni simplementy voyagerdans un
seul sens,par exempleen réduisantla souveraineté(politiqueou sociale
ou individuelle- et ce sontdéjà des dimensionsdifférentes et terriblement

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problématiques), telle qu'elle est le plus souventsituéedans l'ordre
humain,en la réduisant donc à des préfigurations diteszoologiques,
biologiques, animales ou bestiales.
Nousnedevrions jamaisnouscontenter de dire,malgré quelquestenta-
tions,quelquechosecomme: le social,le politique, eten euxla valeurou
l'exercice de la souveraineté nesontque desmanifestations déguisées de la
forceanimaleou desconflits de forcepure,dontla zoologienouslivrela
vérité, c'est-à-dire au fondla bestialité ou la barbarie ou la cruautéinhu-
maine.On pourrait, on pourracitermilleetun énoncésconfiants dansce
schéma, touteunearchive ou unebibliothèque mondiale. Nouspourrions
aussibieninverser le sensde l'analogieet reconnaître, au contraire, non
pas que l'homme politique est encore animal mais que l'animal est déjà
politique, et exhiber, comme c'est facile, dans bien des exemples de ce
qu'onappelle des sociétés animales, l'apparition d'organisations raffinées,
compliquées, avecdes structures de hiérarchie, des attributs d'autorité et
de pouvoir,des phénomènes de créditsymbolique, autantde choses
qu'on attribue si souvent et qu'on réserve si naïvement à la culture dite
humaine, paropposition à la nature. Par exemple, pour ne citerque cet
indicequi m'intéresse depuislongtemps, et qui toucheà ce que tantde
et
philosophes d'anthropologues tiennent pourle proprede l'hommeet 123
de la loi humaine- à savoir,l'interdit de l'inceste. Parmitouslesapports
de la primatologie moderne, je le soulignedepuislongtemps partout où je h souverain
bien
me suis intéressé à la grandequestionde l'animalet du proprede - oul'Europe
l'homme,commede ce que j'ai surnommé le carno-phallogocentrisme, enmlà souverainet
je
soulignedoncdepuislongtemps la fragilité et la porositéde cettelimite
entrenatureet cultureet le faitqu'il y a ausside l'évitement de l'inceste
danscertaines sociétésde singesditssupérieurs - et on auratoujoursdu
malà reconnaître la limiteentreévitement etinterdit - de mêmequ'ily a
aussi,chezl'homme, danslessociétésditeshumaines, de l'inévitabilitéde
l'inceste, si on y regarde d'un peu plusprès, là même où l'inceste paraît
interdit. La seulerègleque,pourl'instant, je croisqu'ilfautse donnerici,
c'estaussibiende ne pas se fierà deslimitesoppositionellescommuné-
ment accréditéesentrece qu'on appelle nature/culture, nature/loi,
fnomos, Dieu, l'hommeet l'animalou encoreautourd'un « propre
physisl
de l'homme», que, néanmoins, ne pas toutmélanger et ne pas se préci-
piter, paranalogisme, versdes ressemblances ou desidentités. Chaquefois
qu'on remet en questionune limite oppositionnelle, loind'enconclureà
l'identité,il fautmultiplier au contrairel'attentionaux différences,

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raffiner l'analysedans un champrestructuré. Pour ne prendreque cet
au
exemple, plusproche de notre propos, il ne suffira pas de prendre en
compte ce fait peu contestable qu'ily a dessociétés animales, desorganisa-
tionsanimalesraffinées et compliquées dansl'organisation des rapports
familiaux et sociauxen général,dans la répartition du travailet des
richesses,dans l'architecture, dans l'héritaged'acquis, de biens ou
d'aptitudes noninnées,dansla conduitede la guerre etde la paix,dansla
hiérarchie despouvoirs, dansl'institution d'unchefabsolu(parconsensus
ou parla force, si on peutdistinguer), d'unchefabsoluqui a droitde vie
etde mortsurlesautres, avecla possibilité de révoltes, de réconciliations,
de grâcesaccordées, etc.; il ne suffira de en
pas prendre comptecesfaits
peu contestables en
pour conclurequ'il y a du politiqueet surtout de la
souveraineté dans des communautés de vivantsnon humains.« Animal
social» ne veutpas nécessairement dire« animalpolitique», touteloi
n'estpas nécessairement éthique,juridiqueou politique.C'est donc le
concept de loi,et aveclui ceuxde contrats, d'autorité, de crédit, et donc
tantet tantd'autres, qui seront à notrefoyer. La loi qui règne(de façon
d'ailleursdifférenciée ethétérogène) danstouteslessociétés ditesanimales
est-ellede mêmenatureque ce qu'on entendpar « loi » dans le droit
124 humainet dansla politiquehumaine? Et l'histoire complexe, quoique
relativement courte, du conceptde souveraineté en Occident(conceptqui
Derruía: estdonc lui-mêmeune institution que nous devrionsétudierle mieux
Grand
article possible), est-ce ou non l'histoired'une loi dontla structure se retrouve ou
inédit ne se retrouve pas dansles lois qui organisent les rapports hiérarchisés
d'autorité, d'hégémonie, de force, de de
pouvoir, pouvoir vie et de
de
mortdanslessociétésanimales? La questionestd'autantplusobscureet
nécessaire que le traitminimalqu'on doitreconnaître dansla positionde
souveraineté, à ce stadeà peinepréliminaire, c'est,commeditSchmitt, un
certainpouvoirde donner, defairela loi,maisausside suspendre la loi ;
c'estle droitexceptionnel de se placerau-dessus du droit; c'estle droitau
non-droit, si je puis dire,ce qui à la foisrisquede porterle souverain
humainau-dessusde l'humain,versla toute-puissance divine(qui aura
d'ailleursle plus souventfondéle principede souveraineté dans son
originesacréeet théologique)et à la fois,à cause de cettearbitraire
suspension ou rupture du droit,risquejustement de faireressembler le
souverain à la bêtela plusbrutale ne
qui respecte la
plusrien,méprise loi,
se situed'entréede jeu horsla loi, à l'écartde la loi, au-dessusdes lois.
Pour la représentation courante,à laquellenous nous référons pour

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commencer, le souverain et la bêtesemblent avoiren communleurêtre-
hors-la-loi. C'est commesi l'un et l'autrese situaient, par définition, à
des
l'écartou au-dessus lois, dans le non-respect de la loi absolue, d'une
loi absoluequ'ilsfontou qu'ils sont,maisqu'ils n'ontpas à respecter.
L'être-hors-la-loi peutsansdoute,d'unepart,etc'estla figure de la souve-
raineté, prendre la forme de l'être-au-dessus-des-lois, la formede
et donc
la Loi elle-même, de l'origine deslois,du garantdeslois,commesi la Loi,
la condition de la Loi, étaitavant,au-dessuset doncen dehorsde la loi,
extérieure, voirehétérogène à la loi ; maisl'être-hors-la-loi peut aussi,
d'autrepart,et c'estla figurede ce qu'on entendle plus souventpar
l'animalité ou la bestialité, l'être-hors-la-loi peutsituerle lieu où la loi
n'apparaîtpas, ou n'est pas respectée, ou se faitvioler.Ces modesde
l'être-hors-la-loi (que ce soitceluide ce qu'on appellela bête,que ce soit
celuidu criminel, voirede ce grandcriminel dontBenjamindisaitqu'il
les
fascine foules, même quand on le condamne et l'exécute, parcequ'il
défie,avec la loi, la souveraineté de l'État commemonopolede la
violence,ou que ce soit l'être-hors-la-loi du souverainlui-même),ces
différents modes de l'être-hors-la-loi peuventparaître hétérogènes entre
eux,voireen apparencehétérogènes à la loi. Il resteque, partageant ce
communêtre-hors-la-loi, la bête,le criminel etle souverain se ressemblent 125
de façontroublante ils
; s'appellent et se rappellent entre eux, de l'un à
l'autre; il y a entrele souverain, le criminel etla bêteunesorted'obscure Lesouverain
bien
et fascinante complicité, voire une inquiétante attraction mutuelle, une -oul'Europe
enmldesouverainet
inquiétante familiarité, une unheimliche, uncannyhantiseréciproque.
Commeentrele Bienabsoluet le malradical,peut-être. Êtreen malde
souveraineté, ce n'estsansdoutepas seulement cela,maisc'estpeut-être
aussicela.Tous deux,toustrois,l'animal,le criminel etle souverain sont
horsla loi,à l'écartou au-dessus deslois; le criminel, la bêteet le souve-
rainse ressemblent alors
étrangement qu'ilsparaissent se situeraux anti-
podes l'un de l'autre. Il arrive d'ailleurs,brève réapparition du loup,qu'on
donnele surnomde loup à un chefd'ÉtatcommePèrede la nation.
MustaphaKemal,qui s'étaitdonnéle nomde Atatürk (PèredesTurcs),
étaitappeléle « loup gris» par ses partisans en mémoirede l'ancêtre
mythique de GengisKhan,le « loup bleu».
Cetteressemblance troublante, cettesuperposition inquiétante entre
cesdeuxêtres-hors-la-loi ou « sansloi » ou « au-dessus deslois» que,vus
d'uncertain angle,sontla bêteetle souverain, je croisqu'elleévoqueune
Elle
quasi-coïncidence. explique et elle engendre unesortede fascination

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hypnotique ou d'hallucination irrésistible qui nous faitvoir,projeter,
percevoir, commeauxrayons X, souslestraits du souverain, le visagede la
bête; ou, inversement, ce seraitcommesi transparaissait, à travers la
gueule de la bête une
indomptable, figure du souverain. Machiavel aura
abondamment usé de ce vocabulaire zoologiquepourparlerdu prince
commerenard ou commelion.On penseà cesjeuxoù il s'agitd'identifier
une figureà travers une autre.Dans le vertigede cettehallucination
unheimlich, uncanny, on seraitcommeen proieà unehantise, ou plutôt
au spectacled'unespectralité : hantisedu souverain par la bête et de la
bêteparle souverain, l'un habitant ou hébergeant l'autre, l'un devenant
l'hôteintimede l'autre,l'animaldevenant l'hôte{hostou guest),l'otage
aussi,d'unsouverain donton saitd'ailleurs qu'il peutaussiêtretrèsbête
sansque celaatteigne en rienla toute-puissance assuréeparsa fonction ou
encore,parl'un des deux« corpsdu roi». Dans le recouvrement méta-
phorique des deux figures, la bête etle souverain, on donc
pressent qu'une
profonde et essentielle copuleontologique està l'œuvre,qui travaille ce
couple. C'est commeun accouplement, une copulationontologique,
onto-zoo-anthropo-théologico-politique : la bêtedevient le souverain qui
devientla bête.Il y a la bêteet le souverain (conjonction), maisaussila
126 bêtee.s.t.le souverain, le souverain e.s.t.la bête.
D'où, et ce seraitl'un des principaux foyers de notreréflexion, son
Derrida: foyer le
politique plusactuel, l'accusation si souvent lancée aujourd'hui,
Grand
article dansla rhétorique politicienne, contre des États souverains qui ne respec-
inédit tentpas la loi ou le droitinternational, et qui sonttraités, en français,
-
d'États-voyousÉtats-voyous, c'est-à-dire délinquants, crimi-
États États
nels,Étatsqui se conduisent en brigands, en banditsdesgrandschemins
ou en vulgaires sauvageons qui n'agissent qu'à leurtête,se tiennent en
margede la civilitéinternationale, violent la les
propriété, frontières, les
règleset les bonnes mœurs internationales, et jusqu'audroitde la guerre,
le terrorisme étantunedesformes classiques cettedélinquance,
de selonla
rhétorique de chefs d'État souverains qui prétendent, eux,respecter le
droitinternational. « »
Or État-voyouestla traduction de l'anglaisrogue,
rogue State (en allemand Schurke, qui veut aussi dire : coquin,fripon,
escroc,canaille,scélérat, criminel et qu'on utilise aussi pour traduire
en
rogue).RogueStatesembleêtre, anglaisdonc, première la appellation
{voyou et Schurke ne sont que des traductions) car l'accusation se formula
d'aborden anglais,et parlesÉtats-Unis. Or la pragmatique et la séman-
tiquede ce mot rogue,trèsprésentchez Shakespeare, parlentausside

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l'animalitéou de la bestialité.Le rogue,qu'il s'agisse de l'éléphant,du
tigre,du lion,de l'hippopotame(et plus généralement des animauxcarni-
le
vores), rogue, c'est l'individu qui ne respecte même pas la loi de la
communautéanimale,de la meute,de la horde,de ses congénères.Par
son comportement sauvageou indocile,il se tientou il va à l'écartde la
société à laquelle il appartient.Comme vous savez, les États qui sont
accusés d'être et de se conduire en roguestatesretournentsouvent
l'accusationversle procureuret prétendent à leurtourque les vraisÉtats-
voyous sont les États-nations souverains,puissantset hégémoniques,qui,
eux, commencentpar ne pas respecterles lois ou le droitinternational
qu'ils ont eux-mêmesinstituéet organiséà leur avantage,auquel ils
prétendent se référer,et pratiquentdepuislongtempsle terrorisme d'État,
qui n'est qu'une autre formedu terrorismeinternational.Le premier
accusateuraccusé,dans ce débat,ce sont les États-Unisd'Amérique.Les
États-Unissont accusés de pratiquerun terrorisme d'État et de violer
régulièrement les décisionsde l'ONU ou les instancesdu droit interna-
tionalqu'ils sontsi promptsà accuserles autres,les Étatsditsvoyous,de
violer.Il y a mêmeun livrede Noam Chomsky,intituléRogueStates.The
RuleofForcein WorldAffairs1 dontla viséeprincipale,étayéesurun grand
nombrede faitset de preuves,dans l'histoiregéopolitiquedes dernières 127
décennies,consisterait à instruireune accusationlancée contreles États-
Unis. Les États-Unis,qui sontsi enclinsà accuserd'autresÉtatsd'êtredes Lesouverain
bien
- oul'Europe
rogueStates,seraienten faitles plus animaux,les plus « bestiaux», les plus
« voyous» de tous,ceux qui violentle plus souventle droitinternational, enmldesouverainet
alors même qu'ils enjoignent,souvent par la force,quand cela leur
convient,aux autresÉtatsde respecter un droitinternationalauquel ils ne
se plientpas eux-mêmeschaque foisque cela leurconvient.Les exemples
ne sontpas seulementceux auxquelson pense- à savoir,les plus récents
que je n'ai pas besoin de rappeler.Leur usage accusateurdu mot rogue
Stateserait« la raisondu plus fort», le stratagème rhétoriquele plus hypo-
crite,la ruse armée la plus pernicieuseou perverseou cynique de leur
recourspermanentà la plus grandeforce,à la plus inhumainebrutalité.
Pour ne prendre,provisoirement, qu'un exempledans les lourdsdossiers
qu'instruitChomsky dans The RogueStates...,et pour y sélectionnerle
lexiquedu bestiairequi nous importeici,j'invoqueraiseulementau début
du livrel'exemplede l'histoirelongueet complexedes rapportsentreles

1. Cambridge,
SouthEnd Press,2000.

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États-Uniset l'Irakde SaddamHussein.Chomskyn'a certesaucune
indulgence pourSaddamHusseinetpourl'Irakqu'iltraite, en s'appuyant
«
surnombrede faitsbienconnus,de leadingcriminalState»*.Mais si
l'Irakde Saddamvient,en effet, en têtedesÉtatscriminels, si commel'en
accuse régulièrement la diplomatieaméricainedepuisdix ans, il est
coupabled'utiliser desarmesde destruction de massecontresesvoisinset
contreson proprepeuple,Chomskyn'a aucun mal à rappelerque
pendanttrèslongtemps, SaddamHusseina été bien traitéet arméet
entraîné par les États-Unis en alliéet en client.Ce traitement pritfin,
conduisant à uneterrible guerrebiologique(je parlede la du
guerre Golfe,
maisque direde la guerreen cours?) dontles victimesirakiennes se
comptent par centaine de milles (malnutrition,maladie,5 000 enfants
qui meurent touslesmoisselonl'UnicefcitéparChomsky, etc.).Maisce
traitement de SaddamHusseincommealliéetcommeclientconsidéré n'a
fin le
pris que jour où il a cesséde se montrer docileà la stratégiepolitique
et militaro-économique des États-Unis. C'estseulement à ce moment-là
que l'Irak,cessantd'êtreun allié,un compliceou un clientdocile,est
devenuun « rogueState» et qu'on a commencéà parlerde lui comme
chefd'unÉtat-voyou, commed'une« bête», « la bêtede Bagdad», « The
128 beastofBagdad».
Voilà,en quelquesmotsde pureanticipation, le lieuobscurverslequel
Derrià: nous orienterait le mot lui-mêmeobscurd'analogieentrele souverain
Grand
article politiqueet la bête. Ce motd'analogie n'estpas seulement obscur,telun
Mit motdontle conceptou le théorème, la teneur seraitinvisibleou
théorique
inaccessible; il estobscuretsombreet noir,ce motd'analogie, commela
réalité
d'unnuageeffrayant qui annonce et porteen lui le mal, c'esten un
autresensle mal de souveraineté ; c'est la menace du tonnerre, de la
foudre,de la tempête ou de l'ouragan.Il estsombreparceque lourdde
toutesles violences(actuelles et virtuelles) et de ravageshistoriques sans
nom, de désastre qu'on ne saura même plus,qu'on ne sait déjà plus
nommer, là où lesnomsde droit(nationaletinternational), de guerre, de
guerre civile ou de guerre internationale, de terrorisme - national ou
international - perdent leurcréditle plusélémentaire.
2 /La seconderaisonpourlaquelleje reviens versce premier chapitre
du Contrat social,c'estqu'onyvoitdéjàcitésdesphilosophes etdesphilo-
sophèmes,des philosophies politiquesqui devraient nous occuperen

1. Ibid.,p. 24.

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premierlieu,par exemple,Aristote, Grotiuset Hobbes. Rousseaules
inscritici touslestroisun peu vitedansla mêmetradition. Il négligeun
faitmassif, à savoirque c'estpourrompreavecAristote, avecles consé-
quencesqu'Aristote tirede sa fameuse, maistoujoursaussiénigmatique
définition de l'hommecommevivantou animalpolitique(politikon zoon)
que Hobbes a écritson Léviathanou son De cive,et a
qu'ily développé sa
théorie de la souveraineté.
3 /La troisième raisonpourlaquelleje me réfère à ce premier chapitre
du Contrat social,c'estque dansles lignesque je viensde citer,au mot
« abrutissement » ( « ils aimentleur servitude commeles compagnons
d'Ulysse aimaient leur »
abrutissement...), Rousseau ajouteune noteen
basdepage.Cettenoterenvoie à Plutarque. Elledit: « Voy.Un petittraité
de Plutarque, intitulé : Quelesbêtesusentde la raison.» Voustrouverez ce
textepassionnant de Plutarque, traduitparAmyot dans le recueilqu'en
publieetpréface Elisabeth de Fontenay,TroisTraités pourlesAnimaux1. Le
Traitéauquelrenvoie Rousseaus'ytrouvesousle titreQue lesbêtesbrutes
usent dela raison.Le mot« brutes» nousimporte beaucoup,là où il semble
connoternon seulementl'animalité,mais une certainebestialitéde
l'animal.Dans Que lesbêtesbrutesusentde la raison,les premiersmotsd'un
entretien à plusieurs
philosophique voixy convoquent déjà ou encorela 129
du et la
figure loup,l'analogie quasi-métamorphose qui organisele passage
entrel'hommeetle loup(maisaussile lion).L'entretiencommence donc Lesouverain
bien
parcetteanalogiemétamorphique: - oul'Europe
« II me semble, Circé, que j'ai bien compris cela et Tai bien imprimé en ma enmal
desouverainet
mémoire. Mais j'aimerais volontierssavoir s'il n'y a point quelques Grecs entre
eux que tu as transformésd'hommes, en loups et en lions. »

Dans l'éloged'une certainevertude l'animal,l'un des acteursde


l'entretien,Gryllus, placejustement cettevertuanimaleau-dessusou à
l'écartde la loi. Cet éloge,éthiqueet politiquede l'animal,dontla vertu
moraleet sociale,politiquemême,se porteau-dessusde la loi ou avant
elle- un peu comme (un « comme» qui portetoutela chargede la ques-
tiond'uneanalogie)le souverain. On le lità la page129des TroisTraités
:
« Tu vois les combats des animaux contreles hommes et les uns contreles autres:
ils sont sans ruse, sans artifice; ils usent ouvertement et franchementde
hardiesse; ils se défendentet se revengentcontreleurs ennemis avec une magna-
nimiténaïve sans qu'aucune loi ne lesy appelle,sans avoir peur d'être reprehendes

1. Paris,POL, 1992.

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parjugementpourlâchetéou pourcouardise.Bien plus,par instinctnaturel,ils
fuientl'étatde vaincus; ils endurentet résistent jusqu'à touteextrémité pourse
maintenir invincibles. Il a
(...) n'y pas de nouvelles qu'ils prient leur ennemi,lui
demandent pardon ni ne se confessent
vaincus : on n'a jamais vu un lions'asservir
à un autrelion ni un chevalà un autrecheval,fautede cœur,commele faitun
hommeà un autrehomme,se contentant facilement de vivredans la servitude,
procheparente de la couardise. Quant aux animaux que les hommessurprennent
par des piègeset des engins et
inventés subtils, ils rejettent,s'ilsont atteintl'âge
parfait,toutenourriture et endurent la soifjusqu'à cetteextrémité, d'aimermieux
se donnerla mortplutôtque de vivreen servitude. »

Les animaux seraientdonc, pour Plutarque,naturellement libreset


souverains,ils seraientaussi en mal de souverainetépuisqu'ils préfèrent
et peuventdonc se suicider,se donner à eux-mêmesla mort au lieu
d'endurerl'esclavageet la dépendance.
Si nous voulionsmettreen réseau,en réseaurousseauiste, cettenotedu
Contratsocial,qui renvoieau plaidoyerde Plutarqueen faveurde la raison
animale,il faudraitétudierde près,dans VEmile,la trèslonguecitationde
l'ouverture du premierdes TroisTraitésde Plutarque( « S'il estloisiblede
mangerchair» ). Avantde citerPlutarque,celui qui parleà Emile,l'élève
imaginaire,le met en gardecontrela nourriture carnée.Les enfantssont
130 «
naturellement et il
végétariens importe de ne pointles rendre...carnas-
siers». Pour leur santé et pour leur caractère.Car, dit le maître,« il est
Derrié: certainque les grandsmangeursde viandesonten généralcruelset féroces
Gmniarúck
inédit plus que les autreshommes; cetteobservationest de tous les lieux et de
tous les temps.La barbarieanglaiseest bien connue... Tous les sauvages
sont cruels; et leursmœursne les portentpoint à l'être.Cette cruauté
vientde leursaliments.Ils vontà la guerrecommeà la chasse,et traitent
les hommescommedes ours.En Angleterre mêmeles bouchersne sontpas
en
reçus témoignage, non plus que les chirurgiens. Les grandsscélérats
s'endurcissent au meurtreen buvantdu sang». (Rousseau ajoute ici une
note,par scrupule,son traducteur lui ayantfaitremarquer, et les traduc-
teurssont toujoursles lecteursles plus vigilantset les plus redoutables,
que, en fait,boucherset chirurgiens anglaisont le droitde témoigneret
seuls les bouchers,non les chirurgiens, se voientrefuserl'autorisationde
siégercommejurés dans les procèscriminels.)Suit une trèslongue cita-
tiondu plaidoyerou du réquisitoire de Plutarque,l'un des plus éloquents
de l'histoirede ce procèsde la culturecarnivoreet de ses « cruelsdélices» :
« Vous ne les mangezpas, ces animauxcarnassiers, vous les imitez; vous
n'avez faim que des bêtes innocenteset douces qui ne fontde mal à

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personne, qui s'attachent à vous,qui vous servent, et que vous dévorez
pourprix de leurs services. »
Vous avez sans doutedéjà remarquéla récurrence du lexiquede la
dévoration ( « dévorant », « dévoration » ) : la bête seraitdévoranteet
l'hommedévorerait la bête.Dévoration etvoracité. Devoro,vorax, vorator.
Il yva de la bouche,desdents,de la langueetde la violente précipitation
à mordre, à engloutir, à avalerl'autre, à le prendre au-dedans de soi,aussi,
pour le tuer ou en faire son deuil. La souveraineté serait-elledévoratrice ?
Sa force, sonpouvoir, sa plusgrandeforce, sa puissance absolueserait-elle,
par essenceet toujours,en dernièreinstance,puissancede dévoration
(appropriation par la bouche,les dents,la langue,compulsionà la
à
morsure,l'engloutissement de l'autreen soi,pourle mettre à mortou en
faireson deuil)? Mais ce qui transite par la dévoration intériorisante,
c'est-à-dire parl'oralité, parla bouche,la gueule,les dents,le gosier,la
glotteet la langue- qui sontaussides lieuxdu criet de la parole,du
langage-, celamêmepeutaussihabitercetautrelieudu visageou de la
faceque sontlesoreilles, lesattributs auriculaires, lesformes visibles,donc
audio-visuelle de ce qui permet nonseulement de parler, maisd'entendre
etd'écouter. « Grand-mère, commetu as de grandes oreilles », dit-elleau
loup. Le lieu de la dévoration, c'est aussi le lieu de ce qui portela voix, 131
c'estle topos -
du porte-voixen un mot,le lieude la vocifération. Dévora-
tion,vocifération, voilà,dansla figure de la figure, dansle visageenpleine h souverain
bien
mais aussi dans la comme la dévoration vociférante - oul'Europe
gueule, figure trope,
ou la vocifération dévorante. L'une,la vocifération, extériorise ce qui se enmlà souverainet
mange,dévoreou intériorise l'autre,et,inversement ou simultanément, la
dévoration intériorise ce qui s'extériorise ou se profère. Et s'agissant de
dévorer, de proférer, de manger, de parleretdoncd'écouter etd'obéiren
recevant au-dedans par les oreilles, s'agissant de la bête et du souverain, je
vouslaisserêveraux oreillesd'âne du roiMidas qu'Apollonlui infligea
parcequ'illui avaitpréféré sonadversaire dansunejoutemusicale.L'âne
passe injustement la
pour plus bête des bêtes.Midas les cachait,ces
oreilles d'âne,soussa tiare,etquandsoncoiffeur le dénonçaetconfiason
secretà la terre, les roseaux, nousditOvide,murmuraient, sousle vent:
« Le roiMidasa desoreilles d'âne! » Et puis,dansTristan etIseult, ce sont
aussi,autreroi,autresoreilles animales, lesoreilles de chevaldu roiMarc.

« La raisondu plusfortesttoujoursla meilleure.


Nous Vallonsmontrer toutà l'heure.»

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D'une certainemanière,aucuneconférence ne devraitcommencer
ainsi.Mais touteconférence,
toutséminaire,toutdiscours,
en somme,
commencepourtantde la sorte,par quelque façonde faireattendre,
en différant
d'anticiper la monstration
ou la démonstration.
Touteconfé-
rencecommencepar quelquefabuleux : « Nous Talionsmontrertoutà
l'heure.»

Qu'est-ce qu'une fable ?

Nous pourrions nousdemander (etje disbien: nousdemander - mais


que fait-onquand on se demande ?,quand on se demande quelquechoseà
soi-même ? quandon se poseunequestion, quandon s'interroge à telou
tel sujetou, ce qui est autrechose,quand on se demandesoi-même,
commesi c'étaitpossiblecommesi c'étaitun autre),nouspourrions donc
nousdemander quel rapport il peuty avoirentreune conférence et une
fable,entreun colloqueet un modede la fiction, du simulacre, de la
parole fictive, de la narration en « il étaitune fois» et en « comme si »
qu'onappelle une fable.Surtout si ladite fablemet en scène quelque fabu-
132
leusebête,l'agneau,le loup, les grandsmonstres aquatiquescrééspar
Dieu dansla Genèse(I, 21) ou encoreles quatrebêtesdu rêveou de la
Derrià: visionde Daniel(notamment à partir de VII, 1,où il s'agitde ces« quatre
Grund
drude
inédit énormesbêtesqui sontquatreroisqui se lèveront de la terre» - autre-
ment dit, de quatre figuresbestialesde la souveraineté historico-
politique- ; ou encore,et surtout, toutes lesbêtes de l'Apocalypse deJean
qui se donnent évidemment pour des figures ou
politiques polémologi-
quesdontla lecture mériteraitplusd'uncolloqueà elleseule; ou encore,
Behemoth ou Leviathan, le nomde cetapocalyptique monstre marin,ce
dragonpolitique re-nommé par Dieu dans sa presque dernière adresseà
Job(XL, 15) :
« Voici l'Animal : Behemoth
Je l'ai faitavec toi
il broute comme un bœuf
voici la forcede ses reins... »

Et, à peineplusloin,dansle livrede Job:


« Peux-tu harponnerLeviathan ?
Lui ligoterla langue

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Lui mettreun anneau dans le nez
Percerd'un crochetsa mâchoire (...) ficherle harpon à son crâne ?
Pose plutôt ta main sur lui,
Souviens-toi du combat.
Arrête.
Car l'espoir qu'il laisse est trompeur,
Le voir suffità le terrasser,
Pas une brute ne le provoque
- et moi,
Qui peut se mettreen traversma route [...]
je m'en vais détaillerses membres...»

Là encore,il faudrait relirela suitedansIsaïe,XXVII, 1 ( « Ce jour-là


YHWH s'en prendramunide sa grandeépée,lourdeet dure/à Levia-
than,serpentfurtif /à Léviathan, serpentdifforme. /Et il égorgerace
monstre sous-marin » ).
Ou bienencore,dansles Psaumes(LXX,13-14),et c'esttoujoursune
adresseà Dieu capablede détruire, de mettre à mortla bêtehideuse,puis-
santeetrépugnante, le Léviathan : « Toi, qui brisesla merde force/Toi,
qui briseslestêtesdesmonstres surleseaux/Tu briseslestêtesde Lévia-
than/Tu les donnesà mangerauxpeuplesdesdéserts. »
Là où l'on opposesi souventle règneanimalau règnehumaincomme 133
le règnedu non-politique au règnedu politique, là où,aussibien,on a pu
définir l'hommecommeanimalou vivantpolitique,un vivantqui, de Lesouverain
bien
-ou
plus,est aussi« politique», c'estaussidans la formesansformede la enmal
l'Europe
desouverainet
monstruosité animale,dans la figuresans figured'une monstruosité
mythologique, fabuleuse ou nonnaturelle, d'unemonstruosité artificielle
de l'animalqu'on a souventreprésenté l'essencedu politique,en particu-
lierde l'Étatet de la souveraineté.
Parmitoutesles questionsque nous devrionsdéployeren toutsens,
parmitoutesles chosesque nous aurionsà nous demander, il y aurait
donccettefiguration de l'hommecomme animalpolitique ou « vivant
« »
politique», zoonpolitikon, selonla formule à la foisconnueet énigma-
tique d'Aristote dans sa Politique, livreI, 1253 a. (Il estévident, ditalors
Aristote, la fait
que polis partie des choses de la nature (tonphysei) et que
l'hommeestparnatureun vivantpolitique(kai otianthropos physei poli-
tikonzôon); de quoi il conclut,aprèsavoir,contrairement à ce que l'on
entendou lit parfois,beaucoupinsisté,dans le mêmetexte,dans les
mêmespages,et encorepeu auparavant surle vivreet surla vie comme
zen,et non commebios,surle eu zen,le vivre-bien, il conclut,donc,

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qu'un êtresans cité,apolis,un êtreapolitique,est,par natureet non par
hasard (dia physinkai ou dia tukhèn)ou bien plus mauvais,phaulos,ou
bien meilleurque l'homme,supérieurà l'homme (kreittôn è anthropos)
- ce qui marque bien que la policité,l'être-politiquedu vivantnommé
hommeest un milieuentreces deux autresvivantsque sontla bête et le
dieu, qui, chacun à sa manière,seraient« apolitiques».
Parmitoutesles questionsque nous aurionsdonc à déployeren tout
sens, parmi toutesles choses que nous aurions à nous demander,il y
auraitdonc d'abord cettefigurationde l'homme comme « animal poli-
tique » ou « vivantpolitique», mais aussi une double et contradictoire
figuration(et la figuration est toujoursle commencementd'une fabula-
tion, d'une affabulation),la figurationde l'homme politique comme
d'unepart supérieur,dans sa souverainetémême,à la bête qu'il maîtrise,
asservit,domine,domestiqueou tue,si bien que la souveraineté consisteà
s'éleverau-dessusde l'animalet à se l'approprier, à disposerde sa vie,mais
d'autrepart (et contradictoirement), figuration l'hommepolitique,et
de
notammentde l'État souveraincommeanimalité,voire bestialité(deux
valeursqu'il convientdonc de distinguer), soitune bestialiténormale,soit
une bestialitémonstrueuseet elle-mêmemythologiqueou fabuleuse.
134 L'homme politiquesupérieurà l'animalitéet l'hommepolitiquecomme
animalité.
Derrià: D'où la formela plus généraleet abstraitede cettequestion: pourquoi
Grund
article la souverainetépolitique,le souverainou l'État ou le peuple, sont-ils
figuréstantôtcommece qui s'élève,par la Loi de la raison,au-dessusde la
bête, au-dessusde la vie naturellede l'animal et tantôt(ou simultané-
ment)commela manifestation de la bestialitéou de l'animalitéhumaine
- autrementdit,de la naturalitàhumaine? Le principed'une réponse,et
je le situeraicomme à la charnièrearticuléedu souverainbien et du mal
de souveraineté, je l'appelleraiprothétiqueou pro-étatiqueou prothéta-
tique,c'est-à-direconformeà la logique techniqued'un supplémentqui
suppléeou diffère la natureen lui ajoutantun organeartificiel - ici,l'État.
Le principed'une réponseprothétatiquenous viendraitde l'exemplele
plus saisissant,sans doute,le plus présentà notremémoire,de cettefigu-
rationdu politique,de l'État et de la souverainetédans l'allégorieou la
fablede l'animalmonstrueux, et précisément de ce dragonnomméLevia-
thandans le livrede Job.C'est le livrede Hobbes, Léviathan(1651). Dès
son Introduction,et dans une oppositionà Aristoteque nous aurions
aussi à préciser,le Léviathande Hobbes inscritl'art humain dans la

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logiqued'uneimitation de l'artdivin.La natureestl'artde Dieu quandil
créeet gouverne le monde,c'est-à-dire quand,par un artde la vie,un
génie de la vie, il produit du vivant et commandeainsià du vivant.
L'homme,qui est la plus eminente créationvivantede Dieu, l'artde
l'hommequi estla plusexcellente répliquede l'artde Dieu, l'artde ce
vivantqu'estl'hommeimitel'artde Dieu, mais,fautede pouvoircréer, il
fabrique et faute de pouvoirengendrer un animal naturel, il tech-
fabrique
niquement, prothétiquement, Cet artde la substitu-
un animalartificiel.
tionou de la supplémentarité va jusqu'àimiterce vivantexcellent qu'est
l'homme,et,je cite:
« L'artva plusloinen imitant l'œuvre raisonnable de la
et la plusexcellente
nature: l'homme. C'est l'art, en effet,qui crée ce grand LÉVIATHAN1, appelé
RÉPUBLIQUE ou ÉTAT(Commonwealth,CIVITAS)qui n'est autrechose qu'un homme
artificiel,quoique de stature et de force plus grande que celles de l'homme
naturel,pour la défenseet la protectionduquel il a été conçu. »

Léviathan, c'estdoncl'Étatet l'hommepolitiquelui-même, l'homme


l'homme
artificiel, de l'art et de l'institution,l'homme producteur et
produitde son propreartqui imitel'artde Dieu. L'artestici,comme
l'institutionmême,commel'artificialité, commele supplément tech-
135
nique, une sorte de naturalità animale et monstrueuse. Hobbes va
analyser dans le détail,il va « les
détailler membres », comme il est dit
lesmembres de cetanimal, h souverain
bien
dansJob,il va détailler du corpsmonstrueux - oul
de ce Léviathan, comme homme l'homme. Et il Europe
produit politiquepar enmldesouveraineté
commencepar la souveraineté, qui est à la fois absolue, indivisible (et
Hobbesa sansdoutelu Bodin,le premier grandthéoricien de la souverai-
netépolitiquequi ditausside celle-ciqu'elleestabsolueet indivisible),
maiscetteabsoluesouveraineté est,nousle verrons aussi,toutsaufnatu-
elle
relle, estle produit d'une artificialité
mécanique, c'estun produitde
l'homme,un artefact, et c'est pourquoison animalitéest celle d'un
monstre commeanimalprothétique et artificiel,
commeun produitde
laboratoire,et du mêmecoup,dirais-je en quittant le genredu commen-
tairepour passerà celui de l'interprétation, c'est-à-dire en suivantla
conséquence de ce que ditHobbesau-delàde sa propreintention expli-

1. Le frontispice
du livrereprésente
cethommegigantesque etmonstrueux qui dominela Cité
et Hobbesciteen latin,dansce frontispice,ce passagede JobXLI, 26 : « II n'a pas sonégalsurla
terre », motssuivisdansle textepar: « II voittoutce qui estsublime/et il règnesurtousles
fauves. »

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cite,si la souveraineté,
commeanimalartificiel, commemonstruosité
prothétique, comme
prothétatique, est
Léviathan, un artefact humain,si
ellen'estpas naturelle,
elleestdéconstructible,
elleesthistorique, et en
tantqu'historique, soumiseà transformation infinie, elle est à la fois
précaire,mortelleet perfectible.
Jepoursuisla citation:
« En lui, la souveraineté
estune âme artificielle,car elle donnevie et mouvement
au corps; les magistrats et les autresofficiers
judiciaireset d'exécutionsontdes
articulations artificielles
; la récompenseet le châtimentpar où la souveraineté,
attachantà son servicechaque articulation et chaque membre,met ceux-cien
mouvement pouraccomplirleurdevoir,sontles nerfs.,, »

Jesoulignerai deuxpropositions. D'une part,la souveraineté estl'âme


l'âme,c'est-à-dire
artificielle, le principede vie,la vie,la vitalité,
la vivance
de ce Leviathan, c'est-à-dire
ausside l'État,de ce monstre étatiquecrééet
dominéparl'artde l'homme, monstre animalartificielqui n'estautreque
l'hommeartificiel, dit Hobbes,et qui ne vit,en tantque République,
État,Commonwealth, Civitas,que parcettesouveraineté. Cettesouverai-
netéestcommeunpoumond'acier,unerespiration une« âme
artificielle,
artificielle
». L'Étatestdoncunesortede robot,de monstre animalqui,
dansla figure de l'hommeou d'hommedansla figure du monstre animal,
136 est« plusfort» que l'hommenaturel.C'estcommeune prothèse gigan-
tesquedestinéeà amplifier, en l'objectivant horsde l'hommenaturel, le
dank: du de l'homme vivant mais
pouvoir vivant, qu'elleprotège, qu'ellesert,
Grand
article commeunemachinemorte, voireunemachinede mort,unemachine qui
n'estque le masquedu vivant, commeunemachinede mortpeutservir le
vivant.Mais,d'autrepart,cettemachineétatiqueet prophétique (disons
donc: prothétatique), cetteprothétatique doità la foisprolonger, mimer,
imiter, reproduire mêmejusquedansle détaille vivantqui la produit.
Ce qui faitque,paradoxalement, ce discours politiquede Hobbesestà
la foisvitaliste,
organiciste,finalisteetmécaniste. Jusquedansle détail,la
description analogistedu Léviathan retrouve dansle corpsde l'État,de la
République, de la Civitas,du Commonwealth toutela structure du corps
humain.Par exemple,les nerfssontle droitpénal,la récompense et le
châtiment, par où, dit la
Hobbes, souveraineté, attachant à son service
chaquearticulation et chaquemembre, metceux-cien mouvement pour
accomplir leur devoir.C'est à propos du droit pénal que Hobbes nomme,
danscettephysiologie du politique,unesouveraineté qui estdoncle nerf
ou le système nerveux du corpspolitique, ce qui assureà la foissonarticu-
lationetluidonnesonmouvement. L'opulenceetla richesse sontla force,

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le soluspopuli,la sécuritéest Yaffairede l'État,les conseillers sont la
mémoire, la concorde estla santé,la sédition estla maladie,et enfin,point
surlequelnousdevrions sanscesserevenir, la guerrecivileestla mort.La
guerre civile est la mortdu Léviathan, la mortde l'État,etvoilàau fond
notrequestionfondamentale : qu'est-cequ'une guerre, aujourd'hui ?À
quoi reconnaître la différence entre une guerre civileet une guerreen
?
général Quelle est la différence entre la guerre civilecomme « guerre des
»
partisans(notionde Schmitt quivoitdansHobbesle « grandesprit poli-
tiquesystématique par excellence »*)et une ?
guerreinterétatiqueQuelle
est la différence entrela guerreet le terrorisme ? Entrele terrorisme
nationalet le terrorisme ?
internationalEntrele civilet le militaire,
aujourd'hui ?
Cettesystématique de Hobbesestinconcevable sanscetteprothétatique
(à la foiszoologiste, et
biologiste techno-mécaniste) de la souveraineté, de
la souveraineté commeanimal-machine, machinevivanteet machinede
mort.Cettesouveraineté prothétatique, Hobbes rappelledansDe
dont
civequ'elleestindivisible1 ' supposele droitdeshommessurlesbêtes.Ce
droitde l'hommesurles bêtesestdémontré dansle chapitre VIII, « Du
droitdesmaîtres surleursesclaves»,justeavantle chapitre IX, « Du droit
des pèreset des mèressurleursenfants et du régimepatrimonial », au 137
coursduquella souveraineté, la domination ou la puissance souveraine est
-
diteindivisibleet Hobbesdémontre qu'ellerevient, cettesouveraineté, Lesouverain
Inen
dansla famille, au pèrequi est« un petitroidanssa maison», etnonà la -oul'Europe
mère,bien que par la génération naturelle, dans l'étatde natureoù, enmldesouveraineté
suivant Hobbes, « on ne peut savoir qui est le père», ce soitla mère,seule
génératrice assurée,qui disposede l'enfant.Quand on quittel'étatde
naturepar le contratcivil,c'est le père qui, dans une « république
policée», disposede l'autorité etde la puissance. Et c'estdoncjusteavant
de traiter du « droitdespèreset desmèressurleursenfants et du régime
patrimonial » (donc,du droitabsoludu pèredansla sociétécivile),c'està
la findu chapitre VIII, « Du droitdes maîtressurleursesclaves», que
Hobbesposele droitdeshommessurles bêtes.Nous avonsdonclà une
configuration à la fois systématique et hiérarchique : au sommet,le
Souverain(maître,roi, homme,mari,père- Xipséité même),et, au-
dessous,assujettis à son service, l'esclave,la bête,la femme, l'enfant. Le

1. Schmitt,La notiondu politique,Paris,Flammarion,1992, p. 109.


2. Hobbes, De Cive, trad.S. Sorbiere,Paris Sirey,1981, chap. DC, 1.

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le gested' « assujettir
mot d'assujettissement, » est au centredu dernier
paragraphede ce chapitre
VIII, que je m'envaislire,avantde conclure:
« Le droitsurles bêtess'acquiertde la mêmefaçonque surles hommes,à savoir
par la forceet par les puissancesnaturelles.Car, si en l'étatde natureil était
permisaux hommes(à causede la guerrede touscontretous)de s'assujettir et de
tuerleurssemblablestoutesles foiset quand cela leursemblerait expédientà leurs
à plusforteraison,la mêmechoseleurdoitêtrepermiseenversles bêtes,
affaires,
dontils peuvents'assujettir cellesqui se laissentapprivoiser
et exterminertoutes
les autresen leurfaisantla guerreperpétuelle. D'où je conclusque la domination
surles bêtesn'a pas été donnéeà l'hommepar un privilègeparticulier du droit
divinpositif,maispar le droitcommunde la nature.Car, si on n'eûtjoui de ce
dernierdroitavantla promulgation de la SainteÉcriture,on n'eûtpas eu celui
d'égorgerquelquesanimauxpour se nourrir.En quoi la conditionde l'homme
eût été pireque celledes bêtes,qui nous eussentpu dévorerimpunément, sans
qu'il nouseûtétépermisde leurrendrela pareille.Mais commec'estparle droit
de natureque les bêtesse jettentsurnous lorsquela faimles presse,nous avons
aussile mêmetitrede nousservird'elleset,parla mêmeloi, il nousestpermisde
les persécuter.»1

La bêteetle souverain (le couple,l'accouplement, la copule),la bêteest


le souverain, l'hommeestla bêtepourl'hommehomohomini lupus,Pierre
138 et le loup, Pierreaccompagneson grand-père dans la chasseau loup,
Pierre, le grand-père et le loup,le pèreestle loup.
Derrià: Dans Die FragederLaienanalyse (1926),au chapitre IV, Freud,l'auteur
Grand
article de L 'homme auxloups,feintde s'entretenir avecun hommeimpartial, etil
Mit lui rappelleque chaque foisque dans un conteun animaldévorant,
« commele loup», dit Freud,entreen scène,« nous reconnaîtrons en
celui-cile déguisement du père». Et Freudde nousexpliquer qu'on ne
peut rendre compte de ces fables et mythologies sans retour à la sexualité
infantile. Dans la sériedu pèredévorateur, on trouvera aussi,précise-t-il,
Kronos qui engloutitsesenfants aprèsavoiremasculésonpèreOuranoset
avantd'êtrelui-même emasculé parsonfilsZeus,qui futsauvéparla ruse
de sa mère.
Mais s'agissantde ces analogieszoo-anthropologiques, voirede ces
tropeszoo-anthropo-théologiques de l'inconscient (puisqueFreuddit
dans Das Unbehagen in derKultur(1929-1930),au chapitreIII, que,
grâce technique à la maîtrise
à la et surla nature, l'hommeestdevenuun
« Dieu prothétique »), Freud se posedans le même livre,à l'ouverture du

1. Ibid.,chap.Vili, p. 184.

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chapitreVII, la questionde savoirpourquoi,malgré lesanalogiesentreles
institutions étatiquesdes sociétés animales et les institutions étatiques
humaines, l'analogierencontreunelimite.Les animauxnoussontappa-
rentés,ce sontnos frères, dit mêmeune traduction, ce sontnos congé-
nères,etil y a mêmedesÉtatsanimaux, maisnous,leshommes, nousn'y
serionspas heureux, diten sommeFreud.Pourquoi? L'hypothèse qu'il
laissesuspendue,c'est que ces États animauxsont arrêtésdans leur
Ils n'ontpas d'histoire
histoire. et pas d'avenir; et la raisonde leurarrêt,
de leurstabilisation,de leurstatique(et,en ce sens,les Étatsanimaux
seraientplus stables,plus statiques,donc plus étatiquesque les États
humains), la raisonde leurstatiqueestrelativement anhistorique - c'est
un équilibre entrele mondeenvironnant
relatif et leurspulsions.Tandis
que pour l'homme, hypothèse que Freud laissesuspendue, il estpossible
qu'un excès ou une relancede la libidoait provoqué une nouvelle rébel-
lionde la pulsionde destruction, un nouveaudéchaînement de la pulsion
de mortet de la cruauté,et donc une relance(finieou infinie)de
Voilàla questionque Freudlaisseouverte
l'histoire. pournous.
« Pourquoices êtresqui nous sont apparentés, les animaux,n'offrent-ils pas le
spectacle d'un telcombat pour la culture ? Hélas nous ne le savonspas. Quelques-
uns d'entreeux,les abeilles,les fourmis, les termites ont trèsvraisemblablement 139
luttépendantdes millénaires jusqu'à ce qu'ils aienttrouvédes institutions étati-
ques, cette répartition des fonctions, cetterestriction des individualitésque nous
admironsaujourd'huichezeux. Il estcaractéristique de notreétatprésentque, à Lesouverain
bien
écouternotresensintime,nous ne nous estimerions heureuxdans aucun de ces -oul'Europe
enmldesouveraineté
États animauxet dans aucun des rôles impartischez eux à l'individu.Chez
d'autresespècesanimales,il se peut qu'on soit arrivéà un équilibretemporaire
entreles influences du mondeenvironnant et les pulsionsse combattant dansces
espèces,et de ce faità un arrêt du développement. Chez l'homme originaire, il se
peutqu'une nouvelle avancée de la libidoait attiséune rébellionrenouvelée de la
pulsion de destruction. Que de se ici
questions posent pourlesquelles n'y pas il a
encorede réponse! »l

Autrefaçonde dire,peut-être, que la recherche de la souveraineté,la


pulsionde souverainetésousla forme du souverainbien etl'être
en mal de
souverainbienne se laissentplusdissocier dansl'histoire. C'estl'histoire
même, semble suggérer Freud, c'estla et
possibilité la nécessitéde l'avenir
dont sont les et
privés animaux auquel l'hommene renoncepas. La

1. S. Freud,Le malaisedansla culture,


trad.P. Cotet,R. LaineetJ.Stute-Cadiot,
Paris,PUF,
1995,p. 65-66.

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recherche de la souveraineté sousla forme du souverain bien,l'êtreen mal
de souveraineté, seraithélasindissociable de la possibilitédu malmême,
de la pulsionde pouvoir(Bemächtigungtrieb) et de la pulsionde destruc-
tion,voirede la pulsionde mort.
Noussavonsque l'effet de souveraineté- celle-cifut-elleniée,partagée,
divisée-, je ne dispas la souveraineté elle-même, maisVeffet de souverai-
neté,estpolitiquement irréductible.
Mais comment fairepourque cetêtreen malde souveraineté légitime
et inconditionnelle ne deviennepas une maladieet un malheur,une
maladiemortelle et mortifère ? C'estl'impossible même.
La politique, le droit,l'éthiquesontpeut-être autantde tractations avec
cetimpossible-là.
© ÉditionsGalilée,
SuccessionDerrida.

140

Denià:
Grand
Article
Mit

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