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Revue Internationale de Philosophie

COMME SI C'ÉTAIT POSSIBLE, « WITHIN SUCH SUCH LIMITS »...


Author(s): Jacques DERRIDA
Source: Revue Internationale de Philosophie, Vol. 52, No. 205 (3), DERRIDA with his replies:
Contemporary philosophers / Philosophes contemporains (OCTOBRE 1998), pp. 497-529
Published by: Revue Internationale de Philosophie
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/23955885
Accessed: 27-06-2018 15:33 UTC

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COMME SI C'ÉTAIT POSSIBLE,
« WITHIN SUCH LIMITS »...

Jacques DERRIDA

Malgré le retard de ce qui commence ici, il ne s'agira pas, on s'e


doute, de quelque dernier mot. Il ne faut surtout pas qu'un lecteur s
attende, au dernier mot. Il est exclu, quasiment impossible, que
mon côté j'ose y prétendre. Il faudrait même, autre protocole d
contrat, ne pas y prétendre ou s'y attendre.

Peut-etre, l'im-possible (Aphoristique I).

La déclaration qu'en langage très ordinaire je viens de risquer,


ne sais déjà plus comment elle peut se lire. Signe de la pudeur o
grimace de présomption ? « Veut-il dire, modestement, affectant pe
être la timidité, qu'il ne sera pas capable de proposer, en manière de
réponse, quoi que ce soit de sûr et de définitif, pas le moindre derni
mot?», se demanderait peut-être tel lecteur. «Aurait-il l'arrogance de
suggérer qu'il a encore tant de réponses en réserve, après ce qui serait
en somme, en lieu et place de dernier mot, un simple foreword ? »,
ajouterait l'autre. «Mais alors, comment interpréter la possibilité
ces deux interprétations du dernier motl», soupirerait un troisième.
Puis le quatrième, sentencieusement: «Avez-vous lu Austin sur "t
crux of the Last Word\ à propos du langage ordinaire, dans A Plea f
Excuses ? Ou trois fois Blanchot (') sur Le dernier mot, Le tout

(1) «Le dernier mot», puis «Le tout demier mot», (à propos de Kafka in L'amitié,
Gallimard, 1971) et «Le dernier mot», in Après coup (1935-36), Minuit, 1983:«... l'écho
du mot il y a. 'Voilà sans doute le dernier mot', pensai-je en les écoutant.» (p. 66).

Revue Internationale de Philosophie 3/1998 - n° 205 - pp. 497-529.

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498 JACQUES DERRIDA

dernier mot, Le dernier mot, à savoir sur un certain «il y a» qui va


ressembler à celui de Lévinas et qu'on ne peut surtout pas, en irréduc
tible langage ordinaire, traduire sans reste? Surtout pas par « there is »
et « Es gibt » ?
Oserai-je encore ajouter ma voix à ce concert d'hypothèses et de
citations virtuelles? Peut-être orienterais-je alors les choses autrement.
Par exemple vers une modalité irréductible du « peut-être ». Elle ferait
trembler toute instance du «dernier mot». N'avais-je pas essayé
ailleurs (2) d'analyser à la fois la possibilité et la nécessité de ce
«peut-être»? Sa promesse et sa fatalité, son implication dans toute
expérience, à l'approche de ce qui vient, de (ce) (l'autre) qui vient de
l'avenir et donne lieu à ce qu'on appelle un événement? Or cette

(2) Notamment dans Politique de l'amitié, Galilée 1994, Ch. 2 et 3, dans le sillage de
ce «dangereux peut-être» dont Nietzsche disait qu'il était la pensée des philosophes de
l'à-venir. Par exemple (et je souligne donc certains mots tout en prenant, d'entrée de jeu,
une précaution : les citations qu'il m'arrivera de faire de certains de mes textes ne sont ici
destinées qu'à ouvrir l'espace d'une discussion. Je souhaite seulement prolonger celle-ci
au-delà de certaines limites dans lesquelles elle doit rester ici, faute de place, contenue et
contrainte. Ces citations que je m'oblige à faire contre mon goût et au risque délibérément
couru d'être accusé de complaisance, ce ne sont dans mon esprit ni arguments d'autorité ou
exhibitions abusives ni des rappels aux auteurs des articles ici publiés. Ils n'en ont nul
besoin. Je voudrais donc seulement, de façon brève et économique, m'adresser ainsi, par
ces citations ou références, à un lecteur qui, soucieux de poursuivre l'échange engagé,
voudrait se reporter aux textes concernés) : « Or la pensée du "peut-être" engage peut-être
la seule pensée possible de l'événement. De l'amitié à venir et de l'amitié pour l'avenir.
Car pour aimer l'amitié, il ne suffit pas de savoir porter l'autre dans le deuil, il faut aimer
l'avenir. Et il n'est pas de catégorie plus juste pour l'avenir que celle du «peut-être». Telle
pensée conjoint l'amitié, l'avenir et le peut-être pour s'ouvrir à la venue de ce qui vient,
c'est-à-dire nécessairement sous le régime d'un possible dont la possibilisation doit gagner
sur V impossible. Car un possible qui serait seulement possible (non impossible), un pos
sible sûrement et certainement possible, d'avance accessible, ce serait un mauvais possible,
un possible sans avenir, un possible déjà mis de côté, si on peut dire, assuré sur la vie. Ce
serait un programme ou une causalité, un développement, un déroulement sans événement.
La possibilisation de ce possible impossible doit rester à la fois aussi indécidable et donc
aussi décisive que l'avenir même.» (p. 46) «Sans l'ouverture d'un possible absolument
indéterminé, sans le suspens radical que marque un peut-être, il n'y aurait ni événement ni
décision. Certes. Mais rien n'arrive et rien ne se décide jamais qu' à lever le peut-être en en
gardant la possibilité «vivante», en mémoire vive. Si aucune décision (éthique, juridique,
politique) n'est possible qui n'interrompe la détermination en s'engageant dans le peut
être, en revanche la même décision doit interrompre cela même qui est sa condition de pos
sibilité, le peut-être même » (p. 86 et passim).
Les guillemets autour du mot « vivante » signalent le lien nécessaire entre cette aporé
tique chanceuse du possible im-possible et une pensée de la spectralité (ni vive ni morte,
mais vive et morte).

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COMME SI C'ÉTAIT POSSIBLE, « WITHIN SUCH LIMITS »... 499

expérience du «peut-être» serait à la fois celle du possible et de


l'impossible, du possible comme impossible. Si n'arrive que ce qui est
déjà possible, donc anticipable et attendu, cela ne fait pas un événe
ment. L'événement n'est possible que venu de l'impossible. Il arrive
comme la venue de l'impossible, là où un «peut-être» nous prive de
toute assurance et laisse l'avenir à l'avenir. Ce «peut-être» s'allie
nécessairement à un «oui»: oui, oui à (ce) qui vient. Ce «oui» serait
commun à l'affirmation et à la réponse, il viendrait avant même toute
question. Un «peut-être» comme «perhaps» (it may happen, dirait
on plutôt que dans la légèreté du «vielleicht», plutôt que l'appel à
l'être ou l'insinuation ontologique, le to be or not to be d'un
«maybe», voilà peut-être ce qui, exposé comme le «oui» à l'événe
ment, c'est-à-dire à l'expérience de ce qui arrive (happens) et de qui
alors arrive (arrives), loin d'interrompre la question, lui donne sa
respiration. Comment ne jamais renoncer à la question, à son urgence
ou à son interminable nécessité, sans toutefois faire de la question,
encore moins de la réponse, un «dernier mot»? Voila ce qui me tient
au cœur et à la pensée, mais ce n'est peut-être plus là une question ni
une réponse. Peut-être tout autre chose, il faudrait y venir. Le « peut
être» maintient la question en vie, il en assure, peut-être, la sur-vie.
Que veut dire alors un «peut-être», à la jointure désarticulée du
possible et de l'impossible? du possible comme impossible?

Du LANGAGE ORDINAIRE : EXCUSES (APHORISTIQUE II).

A toutes les études qu'on vient de lire, leurs auteurs le savent, j'ai
trop longtemps tardé, moi, à répondre. Est-ce pardonnable?
Or j'en demande pardon. Sincèrement. Mais non sans m'engager de
nouveau à répondre. Je promets ainsi de faire quelque chose qu'on
appelle «répondre», et de le faire, comme toujours devrait le faire,
croit-on, une réponse, à savoir en parlant. Non pas en joignant le
geste à la parole, comme on dit dans le langage ordinaire, mais en
faisant quelque chose avec des mots, selon la formule d'Austin.
Pourquoi nommer ici l'inventeur bien connu d'une distinction désor
mais familière? Telle paire de concepts (performatif/constatif) peut
être d'origine assez récente, elle est devenue canonique. Malgré
l'entêtement amusé de son auteur à ne se régler que sur le «langage
ordinaire», elle aura changé tant de choses dans le langage moins

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ordinaire de la philosophie et de la théorie en ce siècle. Or il s'agissait


là, premier paradoxe, d'une distinction à la pureté de laquelle Austin a
souvent dit ne pas croire lui-même (3). Il l'a même déclaré au moment
où il tenait un discours à mes yeux irrécusable sur le langage ordi
naire, et justement, comme c'est ici mon cas, au sujet de l'excuse et
du pardon : « Certainly, then, ordinary language is not the last word
[mot qu'il avait écrit un peu plus haut, non sans ironie, mais comme
une citation du langage ordinaire, avec des majuscules : "Then, for the
Last Word'\\ in principle it can everywhere be supplemented and
improved upon and superseded. Only remember, it [the ordinary
language] is the first word." (4)
A ce point, à cette allusion au «first word», Austin ajoutait une
footnote. On y reconnaît la singularité et l'efficacité de son style
philosophique: «And forget, for once and for a while, that other
curious question "Is it true ?" May we ?» J'ai pensé, un moment, en
manière d'excuse et en guise de réponse à tous les textes magnifiques
qui m'ont été ici donnés à lire, proposer une sorte d'interprétation ou
de «close reading» de «A pleafor excuses».
Je ne le ferai pas. Mais «for once and for a while » : quelle pru
dence! quelle ruse! quelle sagesse! «For a while», cela veut dire
«pour le moment», un moment plutôt bref, parfois «assez long
temps», voire «très longtemps», peut-être pour toujours, mais non
nécessairement une fois pour toutes. Pour combien de temps, donc ?
Peut-être le temps d'une conférence ou d'un article, par exemple d'un
article sur l'excuse ou le pardon, «A Pleafor Excuses». Sans deman
der pardon et sans présenter des excuses, sans le faire du moins de
façon explicite mais en ne manquant pourtant pas de s'en excuser,
Austin commence son article en annonçant par ironie qu'il ne va pas
traiter le sujet. Il ne va pas répondre à la question et ce qu'il va dire ne
correspondra pas au sujet annoncé : Excuses. Il va peut-être répondre
aux lecteurs et aux auditeurs, puisqu'il s'adresse à eux, mais peut-être
sans répondre à la question, à leurs questions ou à leur attente.

(3) Cf. par exemple How to do things with words, 1962 tr.fr. G. Lane, Quand dire,
c'est faire, Seuil, 1970, p. 119-120. De cette impureté, entendue autrement, j'ai aussi tenté
de tirer quelques conséquences (dans Limited Inc et ailleurs). Je pourrais, si le temps et
l'espace de cet exercice m'étaient donnés, y reconduire à peu près tout ce que j'ai pu tenter
de penser jusqu'ici.
(4) J.L. Austin, «Λ Plea for Excuses», in Philosophical Papers, Oxford, 1961, p. 185.

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COMME SI C'ÉTAIT POSSIBLE, « WITHIN SUCH LIMITS »... 501

Première phrase : « The subject ofthis paper, Excuses, is one not îo be


treaîed, but only to be introduced, within such limits». Il s'excuse
donc de ne pas traiter sérieusement de l'excuse, et de rester ou de
laisser ainsi dans l'ignorance au sujet de ce que veut dire s'excuser. Et
cela au moment où (contradiction performative ?) il commence par
s'excuser lui-même — par feindre de le faire, plutôt, par s'excuser de
ne pas traiter le sujet de l'excuse. L'aura-t-il traité? Peut-être. Au
lecteur de juger, au destinataire de décider. C'est comme une carte
postale dont le destinataire virtuel aurait à décider si oui ou non il la
recevra, et si c'est bien à lui qu'elle s'adresse. La signature est laissée
à l'initiative, à la responsabilité, à la discrétion de l'autre. Au travail.
On signera, si on signe, au moment de l'arrivée à destination, point à
l'origine. (Quant à l'hypothèse selon laquelle un Austin se serait
laissé enfermer, lui aussi, lui déjà, dans une « contradiction performa
tive», lui sans qui on n'aurait même pas pu en formuler le soupçon,
qu'on nous permette d'en sourire avec son spectre. Comme s'il était
possible d'échapper à toute contradiction performative ! Et comme s'il
était possible d'exclure qu'un Austin ait un peu joué à illustrer cet
inévitable piège !)
Un grand philosophe de la tradition oserait-il faire cela ? Imagine-t
on Kant ou Hegel avouer qu'ils ne vont pas traiter le sujet annoncé?
Les voit-on par exemple s'excuser de ne pas faire droit à l'excuse,
au sujet ou au titre annoncé «A Plea for Excuses», «within such
limits » ?
«A Plea for Excuses» pourrait toujours (peut-être) n'avoir été que
le titre nommant le seul geste singulier, ce jour-là, d'un Austin, ou la
scène, en un mot, que fait celui-ci, et nul autre, quand il demande
qu'on l'excuse de ne pas traiter le sujet. Un titre est toujours un nom.
Ici la référence de ce nom, c'est ce que fait Austin (il demande des
excuses) et non ce dont il traite, puisqu'il s'excuse de ne pas en traiter.
Il n'aura peut-être fait qu'introduire au sujet en donnant un exemple,
le sien, ici maintenant: à savoir qu'il s'excuse de ne pas traiter le
sujet. Mais dès lors qu'il y introduit, il sait de quoi il devrait parler, et
donc il a commencé à en traiter, tout en se disant incapable de le faire
«within such limits». J'ai bien envie de le prendre pour modèle, c'est
à-dire pour exemple, ou pour prétexte — ou pour excuse. Rappelons
nous Rousseau qui, à propos du fameux épisode du ruban volé, avoue
dans ses Confessions (Livre II): «Je m'excusai sur le premier objet
qui s'offrit.»

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Répondre — des analogies (Aphoristique III).

D'ailleurs si on répondait sans défaillance à l'autre, si on répondait


exactement, pleinement, adéquatement, si on ajustait parfaitement la
réponse à la question, à la demande ou à l'attente, répondrait-on
encore? Se passerait-il quelque chose? Un événement arriverait-il?
Ou seulement l'accomplissement d'un programme, une opération
calculable ? Pour être digne de ce nom, toute réponse ne doit-elle pas
surprendre par quelque nouveauté irruptive? Donc par un dés
ajustement anachronique? Ne doit-elle pas répondre «à côté de la
question », en somme ? justement et juste à côté de la question ? Non
pas n'importe où, n'importe comment, n'importe quoi, mais juste et
justement à côté de la question — au moment même où pourtant elle
fait tout pour s'adresser à l'autre, vraiment, à l'attente de l'autre, dans
des conditions consensuellement définies (contrat, règles, normes,
concepts, langue, code, etc.) et ce dans la droiture même ? Comment
surprendre dans la droiture? Ces deux conditions de la réponse
paraissent incompatibles, mais aussi incontestables, me semble-t-il,
l'une que l'autre. Voilà peut-être l'impasse où je me trouve, et para
lysé. Voilà l'aporie où je me suis mis. Je m'y trouve mis en vérité
avant même de m'y installer moi-même.
Si je pouvais traiter mon sujet, moi, et répondre à tant de questions
virtuelles, je me laisserais peut-être tenter de retraduire, à grands
risques, toutes les problématiques si puissamment élaborées dans les
essais qui me précèdent ici. Je serais tenté de les reformuler dans la
grande question du langage ordinaire. Deux exemples seulement, en
direction des belles analyses de John Sallis et de Karel Thein qui nous
aident à repenser, différemment mais avec autant de force et de néces
sité, notre mémoire philosophique, là où celle-ci s'endette auprès de
l'idiome grec: où passe la frontière, à l'intérieur d'une langue dite
naturelle, donc non totalement formalisable, entre l'usage ordinaire et
l'usage philosophique? Comment le faire, par exemple, quand on se
sert, dans la vie quotidienne en Grèce, mais aussi, désormais, dans le
corpus de Platon, de mots tels que pharmakon (poison et/ou remède,
parfois indécidablement) ou khora (lieu ordinaire, localité, village,
etc., versus l'unique khora du Timée qui, malgré tant d'apparences,
n'a plus aucun rapport, fût-ce d'analogie, avec l'autre? (Cette ques
tion de l'analogie nous attend, là où Thein nomme justement les
«limites de l'analogie»; je devrai y revenir car elle commandera sans

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doute tout mon propos; elle me procurera la forme la plus générale de


mon adresse aux auteurs des articles ici rassemblés. En un mot —
qui ne sera pas le dernier: comment, selon quelle économie, quelle
transaction, traiter de l'analogie? De l'analogie (1) entre des rapports
d'analogie, et de l'analogie (2) entre des rapports d'hétérologie, entre
le maintien et la rupture de l'analogie? La première analogie est-elle
possible ou impossible, légitime ou abusive ? Comment expliquer que
le rapport (logos) d'analogie soit nommé par l'un des termes du rap
port de proportionnalité, par exemple entre logos et âme, pharmakon
et corps? C'est une question remarquablement élaborée par Thein.
Elle traversera toute cette discussion, plus ou moins visiblement. Une
question analogue semble s'imposer au sujet des différents usages du
mot khora, dans la vie courante et dans le discours philosophique,
mais aussi dans des contextes philosophiques (par exemple La
République et le Timée) à la fois communs et hétérogènes; ces
contextes semblent avoir entre eux des rapports d'analogie articulable
et de dissociation irréductible, on pourrait dire aphoristique ou
diaphoristique; ils restent radicalement intraduisibles l'un dans
l'autre, si du moins on tient à la stabilité de ce qu'on appelle ici un
contexte discursif. En particulier dans tels passages découverts et
rigoureusement analysés par Sallis, quand le mot khora semble avoir
un sens différent de celui qu'il a dans le Timée (sans rapport avec
le Bien et Yepekeina tes ousias) et désigne alors le lieu du soleil
lui-même, « where the good and the khora are brought into a very
remarkable proximity. »
Et voici déjà, prise dans le langage ordinaire de quelques langues
naturelles, la syntaxe d'une première question, d'un premier pro
blème. C'est le problème a priori supplémentaire d'un complément.
Du complément pour un mot de la langue qui est un verbe : répondre,
oui, il le faudrait, ici maintenant. Oui, on pourrait le tenter, être tenté
de le tenter, certes, mais répondre à qui ? devant qui ? de quoi ? et
quoi ? Quant à «répondre», pour la grammaire du verbe et la pragma
tique de l'acte, nous devons faire droit à quatre compléments et à
quatre syntaxes.

1. Première réponse peut-être possible au sujet de la réponse, donc,


et d'abord en vue des deux premiers compléments (à qui? devant
qui?): répondre à quiconque, donc, et devant quiconque aura au
moins lu, c'est la première condition, lu et, bien sûr, compris, analysé,

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504 JACQUES DERRIDA

voire écrit les textes qui précèdent ici le mien — c'est-à-dire quelques
ouvrages antérieurs dont ils traitent eux-mêmes, par exemple,
excusez du peu, ceux de la grande et canonique tradition, de Platon
et Aristote à Kant, Hegel, Husserl ou Heidegger, etc., dans leur
rapport à la science, mais aussi ceux qui en descendent aujourd'hui
plus ou moins légitimement et sur le mode mineur, dont les miens,
par hypothèse: nous sommes tous ici liés par le contrat que nous a
proposé le Directeur de la Revue Internationale de Philosophie. Un tel
contrat, tout lecteur est supposé l'accepter, comme ceux dont les
noms apparaissent au sommaire.

2. Seconde réponse peut-être possible au sujet de la réponse,


celle que je crois devoir choisir en tout cas, mais cette fois en
vue des deux derniers compléments (de quoi et quoi ?) : non pas
répondre de ce que j'ai écrit (puis-je en répondre, moi, de façon
responsable? n'en parlent-ils pas plus lucidement que moi?) mais
peut-être répondre (et voici quoi) en disant quelques mots, within
such limits, des questions, difficultés, apories, impasses, je n'ose
plus dire «problèmes», au milieu desquels je me débats présente
ment et m'embarrasserai sans doute longtemps. L'une des formules
économiques de cette embarras, je l'emprunterai (pour demander
pardon ou présenter des excuses) au séminaire que je donne en ce
moment même sur le pardon, l'excuse et le parjure. La voici, toute
nue et apparemment toute simple: on ne pardonne que l'impar
donnable. A pardonner seulement ce qui est déjà pardonnable, on
ne pardonne rien. Dès lors, le pardon n'est possible, comme tel,
que là où, devant l'impardonnable, il paraît donc impossible.
Comme je tente de le montrer ailleurs plus concrètement, moins
formellement mais de façon plus conséquente, cela nous enjoint
de penser le possible (la possibilité du pardon, mais aussi du don,
de l'hospitalité — et la liste n'est pas close, par définition, elle
est celle de tous les inconditionnels) comme l'impossible même. Si
le possible «est» ici l'im-possible, si, comme je me suis souvent
risqué à le dire sur des thèmes différents mais de façon donc
relativement formalisable, la «condition de possibilité» est une
«condition d'impossibilité», alors comment faut-il re-penser la
pensée du possible, celle qui nous vient du fond de notre
tradition (Aristote, Leibniz, Kant, Bergson, etc., Heidegger aussi
dont l'usage des mots «mögen» et «Vermögen», notamment dans

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COMME SI C'ÉTAIT POSSIBLE, « WITHIN SUCH LIMITS »... 505

La lettre sur l'humanisme (5), mériterait ici un traitement à part,


etc.) ?
Comment faut-il entendre le mot «possible»? Comment faut-il
lire ce qui l'affecte de négation autour du verbe «être» pour que les
trois mots de cette proposition, «le possible "est" l'im-possible», ne
s'associent plus par simple jeu verbal, paradoxe ludique ou facilité
dialectique? Mais comment faut-il comprendre qu'ils en viennent à
miner de façon sérieuse et nécessaire la propositionnalité même de
cette proposition du type S est Ρ (le possible «est» l'im-possible)?
Est-ce là une question, d'ailleurs, ou un problème? Et quelle est la
connivence entre cette pensée du possible im-possible et l'instance du
«peut-être» que je rappelais plus haut? Comme j'ai déjà semblé
miser, pour la faire un peu trembler, sur la distinction entre « qui » et
« quoi » (répondre à qui ? devant qui ? mais aussi de quoi ? et quoi ?),
qu'il me soit permis de préciser que, dans mes travaux en cours, et
surtout dans l'enseignement (par exemple depuis quelques années au
sujet du don, du secret, du témoignage, de l'hospitalité, du pardon, de
l'excuse, du serment ou du parjure), j'essaie de gagner un lieu depuis
lequel cette distinction entre « qui » et « quoi » en vient à apparaître et
à se déterminer, autrement dit un lieu « antérieur » à cette distinction,
un lieu plus «vieux» ou plus «jeune» qu'elle, un lieu aussi qui à la
fois enjoigne la détermination mais aussi rende possible la traduction

(5) Il faudrait reconstituer et problématiser ici le contexte où apparaissent des proposi


tions telles que celles-ci «Prendre charge (annehmen) d'une "chose" ou d'une "personne"
dans leur essence, c'est les aimer: les désirer (sie lieben: sie mögen). Ce désir (Dieses
Mögen) signifie, si on le pense plus originellement: don de l'essence (das Wesen
schenken) [...] L'Etre en tant que désir-qui-s'accomplit-en-pouvoir (als Vermögend
Mögende) est le possible (das Mögliche). Il est, en tant qu'il est l'élément, la «force
tranquille» du pouvoir aimant (des mögende Vermögens) c'est-à-dire du possible (das
heisst des Möglichen). Sous l'emprise de la « logique » et de la « métaphysique », nos mots
« possible » (möglich) et « possibilité » (Möglichkeit) ne sont en fait pensés qu'en opposi
tion à «réalité» («Wirklichkeit»), c'est-à-dire à partir d'une interprétation déterminée —
métaphysique — de l'Etre conçu comme actus et potentia, opposition qu'on identifie avec
celle d'existentia et d'essentia. » (Lettre sur l'humanisme, tr. R. Munier, Aubier, 1964, p.
34-37.) Sur ces problèmes, cf. le remarquable ouvrage de Richard Kearney, La poétique
du possible, Vrin, 1984. Quant à une certaine pensée du « plus impossible » ou du « plus
qu'impossible» comme possible («Das überunmöglischste ist möglich», Angelus
Silesius), je me permets de renvoyer à Sauf le nom, Galilée, 1993, p. 32sq. Toutes les
apories du possible-impossible ou du plus-qu'impossible seraient ainsi «logées» mais
aussi délogeantes «au-dedans» de ce qu'on appelle tranquillement le désir, l'amour, le
mouvement vers le Bien, etc.

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506 JACQUES DERRIDA

terriblement réversible du «qui» en «quoi». Pourquoi appeler cela un


lieu, un emplacement, un espacement, un intervalle, une sorte de
khora?

Règles pour l'impossible (Aphoristique IV).

Démarrage sur les chapeaux de roue, comme on dit. J'en demande


encore pardon et recommence autrement.
Répondre, si tel est le mot juste, Michel Meyer me l'avait géné
reusement offert ou demandé. J'avais eu l'imprudence de le promettre
et donc de risquer le parjure. Après plusieurs lectures admiratives de
tous ces textes forts, lucides et généreux, mon retard n'aura pourtant
été que celui d'une course inquiète et fébrile, de plus en plus lente
et de plus en plus rapide. Plus lente et plus rapide à la fois, allez
comprendre cela. Une hâte se précipitait alors, par laquelle, comme
on dit, je courrais à l'échec. Je me rendais à un désastre que je voyais
de mieux en mieux venir sans rien y pouvoir. A l'évidence, je ne
voulais pas que le silence d'une simple non-réponse pût être inter
prété, à tort, bien sûr, comme de la hauteur ou de l'ingratitude. Mais
à l'évidence aussi je ne pouvais, en un délai limité et un nombre
de pages proportionnellement aussi réduit, «within such limits»
(Austin), prétendre répondre à tant de textes différents par leur
approche, leur style, le corpus traité, la problématique élaborée, à
tant d'adresses aussi exigeantes par la force et l'acribie des questions,
la richesse des propositions et la profondeur des soucis dont elles
portent la responsabilité. A l'insuffisante suffisance d'une réponse
rapide ou brève se serait alors ajoutée une sorte d'irresponsabilité
philosophique.
Je n'échapperai sans doute ni à l'une ni à l'autre. Du moins aurai-je
peut-être commencé par avouer l'échec et la faute — et par demander
pardon. Ne serait-ce que pour soutenir un peu mieux, justement au
sujet du pardon, la proposition que j'avançais à l'instant. Dès lors que
la possibilité du pardon, s'il y en a, consisterait en une certaine im
possibilité, doit-on en conclure qu'il faut alors faire l'impossible ? Et
le faire avec des mots, seulement avec des mots ? Faut-il faire l'impos
sible pour qu'advienne un pardon comme tel? Peut-être mais on ne
peut ériger cela en loi, en norme, en règle ou en devoir. Il ne devrait
pas y avoir de «il faut» pour un pardon. Celui-ci «doit» toujours res

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COMME SI C'ÉTAIT POSSIBLE, « WITHIN SUCH LIMITS »... 507

ter gratuit et imprévisible. On ne donne ni ne pardonne jamais


«conformément à un devoir» (pflichtmässig), pas même «par devoir»
0eigentlich aus Pflicht), pour reprendre la bonne distinction kantienne.
On pardonne, si on pardonne, par-delà tout impératif catégorique, au
delà de la dette et du devoir. Et pourtant il faudrait pardonner. Que
suppose en effet le pardon infini, le pardon «hyperbolique», et donc
inconditionnel, celui dont le «commandement» semble nous venir,
par héritage, de la tradition abrahamique, relayée de façons différentes
par Saint Paul et par le Coran? Suppose-t-il, comme sa condition
(condition de l'inconditionnalité même, donc) que le pardon soit
demandé et la faute avouée, comme le rappelle si fortement
Jankelevitch (6) ? Mais alors il ne serait plus inconditionnel. De nou
veau conditionné, il ne serait plus le pardon pur, il redeviendrait
impossible, autrement impossible. Ou bien ne peut-il être incondition
nel, et donc possible comme inconditionnel, qu'à pardonner l'impar
donnable (donc à devenir possible comme impossible)? Ne peut-il
être ce qu'il doit être, inconditionnel, qu'à ne même plus exiger cet
aveu ou ce repentir, cet échange, cette identification, cet horizon éco
nomique de réconciliation, de rédemption et de salut? Je serais tenté
de le penser, à la fois dans et contre cette puissante tradition. Que veut
dire dans ces conditions «hériter» d'une tradition, dès lors qu'on
pense depuis elle, en son nom, certes, mais justement contre elle en
son nom, contre cela même qu'elle aura cru devoir sauver pour sur
vivre en se perdant? Encore la possibilité de l'impossible : l'héritage
ne serait possible que là où il devient im-possible. C'est une des défi
nitions possibles de la déconstruction — justement comme héritage.
Je l'avais proposée un jour : la déconstruction serait peut-être «l'expé
rience de l'impossible.» (7)

(6) Par exemple dans Le pardon, Aubier Montaigne, 1967 p. 204 et «Nous a-t-on
demandé pardon ?» in L'imprescriptible (1948-1971), Seuil, 1986, p. 47 sq.
(7) «... la déconstruction la plus rigoureuse ne s'est jamais présentée comme étrangère
à la littérature, ni surtout comme quelque chose de possible [...] elle ne perd rien à
s'avouer impossible, et ceux qui s'en réjouiraient trop vite ne perdent rien pour attendre. Le
danger pour une tâche de déconstruction, ce serait plutôt la possibilité, et de devenir un
ensemble disponible de procédures réglées, de pratiques méthodiques, de chemins acces
sibles. L'intérêt de la déconstruction, de sa force et de son désir, si elle en a, c'est une
certaine expérience de l'impossible [...] l'expérience de l'autre comme invention de
l'impossible, en d'autres termes comme la seule invention possible.» «Psyché, Invention
de l'autre» in Psyché ... Galilée, 1987, p. 26-27.

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508 JACQUES DERRIDA

Je dois maintenant sans différer davantage, sans consacrer plus de


place et de temps à introduire tant de sujets que je ne traiterai pas,
présenter et justifier, autant que faire se peut, la règle que j'ai cru
devoir choisir pour limiter la gravité de cette longue défaillance. Je ne
saurais, «within such limits», répondre de façon détaillée à chacun
des textes qu'on vient de lire; il y faudrait un article par page, au
moins. Mais je ne puis ni ne veux davantage regrouper mes réponses
par thèmes généraux en risquant d'effacer l'originalité signée de
chacun des textes qu'il m'a été donné de lire. Enfin, dans aucun de
ceux-ci je n'ai rien trouvé à objecter ou même à plaider pour la
défense de mon travail passé (autre façon de dire que ces textes sont
non seulement courtois et généreux mais à mes yeux impeccables
dans la lecture et la discussion qu'ils ouvrent ainsi). Je me suis donc
finalement résigné à m'avancer, moi, autrement dit à avancer, en
suivant quelques règles, une série plus ou moins disjointe de quasi
propositions. Concernant mon travail en cours et les difficultés à
travers lesquelles il reste pour moi à venir, ces <y«a.v/-propositions
résonneraient ou raisonneraient «à côté»', elles correspondraient, en
déplaçant légèrement la consonance, aux inquiétudes, soucis, ques
tions de ceux qui me font ici l'honneur de s'intéresser à ce que j'ai pu
écrire. Autant dire que, limitées aux quelques pages de rigueur, ces
4«a.s7-propositions, on le voit déjà, resteront, du moins au premier
abord, aphoristiques. Mais fait-on jamais l'économie de toute discon
tinuité dans une argumentation? Il est vrai qu'il y a saut et saut. On
peut plaider pour quelques hiatus : certains valent mieux que d'autres.
Telles giiasz-propositions aphoristiques sont et resteront d'autre part
obliques dans leur relation aux textes auxquels je tenterai toujours,
néanmoins, de les accorder. En faisant tout pour répondre justement à
côté. Mais cela ne veut pas dire que je céderai à quelque oratio
obliqua ou que je tenterai de biaiser. Même là où elle paraît
impossible, et justement là, une droiture, je le disais plus haut, reste
de rigueur. Inflexiblement. Si je multiplie depuis tout à l'heure les
détours et les contorsions, y compris là où j'en demande humblement
pardon et commisération, c'est qu'ici je suis, je suis mis, je me suis
mis, dans une position intenable et devant une tâche impossible.
Pardon et pitié : mercy.

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comme si c'était possible, « within such limits » 509

Oui à l'hospitalité (Aphoristique V).

Les problèmes de la réponse et du retard viennent ainsi de s'annon


cer. Ai-je encore le droit, ayant lu Michel Meyer, de les nommer ainsi,
de les appeler «problèmes»? Et j'ai imprudemment parlé, à l'instant,
de «propositions». Préciser, comme je l'ai fait, «gwasi-propositions»,
c'est sans doute manifester une attention au problème de la proposi
tionnalité que souligne justement Meyer (8). Mais ce quasi, à lui tout

(8) «We should be more radical than deconstruction, and completely leave the realm
of propositionalism. Derrida's thought invites us to do so». Je viens de souligner deux
mots.

1. Je souligne d'une part le mot «invite» pour des raisons qui s'éclairciront, je l'es
père, plus tard. L'hospitalité inconditionnelle, l'hospitalité à la fois pure et im-possible,
devra-t-on dire qu'elle répond à une logique de l'invitation (quand l'ipséité du chez-soi
accueille l'autre dans son horizon à elle, quand elle pose ses conditions, prétendant alors
savoir qui elle veut recevoir, attendre et inviter, et comment, jusqu'à quel point, qui il lui
est possible d'inviter, etc. ?) ou bien à une logique de la Visitation (l'hôte alors dit oui à la
venue ou à l'événement inattendu et imprévisible de qui vient, à n'importe quel moment,
en avance ou en retard, dans l'anachronie absolue, sans être invité, sans se faire annoncer,
sans horizon d'attente: comme un messie si peu identifiable et si peu anticipable que le
nom même de messie, la figure du messie, et surtout du messianisme, révéleraient encore
une hâte à donner le pas à l'invitation sur la Visitation). Comment se conformer au sens de
ce qu'on appelle un événement, à savoir la venue inanticipable de ce qui vient et de qui
vient, le sens de l'événement n'étant autre alors que le sens de l'autre, le sens de l'altérité
absolue? L'invitation garde le contrôle et reçoit dans les limites du possible; elle n'est
donc pas pure hospitalité; elle économise l'hospitalité, elle appartient encore à l'ordre du
juridique et du politique ; la Visitation, elle, en appelle au contraire à une hospitalité pure et
inconditionnelle qui accueille ce qui arrive comme im-possible. La seule hospitalité pos
sible, comme pure hospitalité, devrait donc faire l'impossible. Comment cet im-possible
serait-il possible ? Comment le deviendrait-il ? Quelle est la meilleure transaction —
économique et anéconomique — entre la logique de l'invitation et la logique de la Visita
tion? Entre leur analogie et leur hétérologie? Qu'est-ce alors que l'expérience, si elle est
ce devenir-possible de l'impossible comme tel ? Je ne suis pas sûr d'avoir pratiqué ou
préféré l'invitation, plutôt que l'attente sans attente de la Visitation, mais je ne jurerai de
rien.

2. D'autre part, je souligne aussi le mot radical, à savoir le puissant motif métaphysi
que de la radicalité dont ce mot rappelle la nécessité. On pense aux figures de la racine, de
la profondeur, de l'origine dite radicale, etc., d'Aristote (pour qui les causes sont des
«racines») à Husserl — et à tous les «fondationalismes», comme on dit dans le monde de
la pensée anglo-saxonne au cours de débats auxquels je n'ai jamais pu, je l'avoue, ajuster
mes prémisses. Car me sentant fondationaliste et anti-fondationaliste, d'un contexte
problématique à l'autre, d'une stratégie interrogative à l'autre, je ne sais donc me servir de
ce « mot » en général : en général je suis et reste « gnaM-fondationaliste ». Ce motif de la
radicalité, comme figure et comme injonction irrécusable, n'est-il pas justement ce qui est
soumis à la turbulence d'une déconstruction? Celle-ci n'a jamais prétendu au radicalisme
et en tous cas n'a jamais consisté en une surenchère de radicalité. Il reste qu'un excès à cet

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510 JACQUES DERRIDA

seul, ne fait pas beaucoup avancer les choses. Il y faudrait un autre


concept. Je n'ai jamais trouvé de concept qui tienne en un mot. Faut-il
s'en étonner? Y-a-t-il jamais eu de concept qui soit vraiment nom
mable? Je veux dire nommable d'un seul nom ou d'un seul mot? Le
concept exige toujours des phrases, des discours, du travail et du
processus: du texte en un mot. Par exemple, khora ne désigne sans
doute pas le même concept dans le Timée et dans la République (516b,
passage cité par Sallis). On pourrait dire que c'est seulement un
homonyme, presque un autre mot. Les conséquences de cette néces
sité (de ce que je tiens en tout cas pour une irrécusable expérience) me
paraissent redoutables mais inéluctables. J'ai parfois l'impression de
n'avoir rien fait d'autre, jamais, que d'essayer d'être cohérent à cet
égard. Peut-être aurai-je voulu prendre acte, tout simplement, et
témoigner de cette nécessité.
Mais il n'y a sans doute rien de fortuit si la modalité du «quasi»
(ou la fiction logico-rhétorique du «comme si») s'est si souvent
imposée à moi pour faire une phrase d'un mot, et d'abord, surtout, on
l'a souvent noté et commenté, autour du mot «transcendantal».
Question de contexte et de stratégie problématiques, sans doute: il
faut ici réaffirmer sans relâche la question de type transcendantal, et
là, presque simultanément, s'interroger aussi sur l'histoire et les
limites de ce qu'on appelle «transcendantal». Mais il fallait avant
tout prendre en compte la possibilité essentielle d'un «comme si» qui
affecte de fictionnalité, de phantasmaticité, de spectralité possibles
tout langage et toute l'expérience. Ce mot, «transcendantal», ce n'est
pas un exemple parmi d'autres. La catégorie de «quasi-transcendan
tal» a joué un rôle délibérément équivoque mais déterminant dans
nombre de mes essais. Rodolphe Gasché a orienté vers elle une puis
sante interprétation (9). Bien entendu, l'usage que j'ai dû me résoudre

égard peut certes ne pas faire de mal (le radicalisme est en effet recommandable à toute
philosophie, il est sans doute la philosophie même) mais il risque de ne pas changer de
terrain, de ne pas changer le terrain soumis à la turbulence sismique dont je viens de
parler. C'est pourquoi, juste au-dessus, là où cette note est appelée, je souligne ces encom
brants «quasi» dont je me suis si souvent chargé. Sur déconstruction et radicalité et par
simple souci de brièveté, within such limits, je me permets de renvoyer, parmi les textes
les plus récents, à Spectres de Marx, Galilée 1993, p. 148 sq.
(9) Notamment dans The Tain ofthe Mirror, Derrida and the Philosophy of Reflection,
Harvard, 1986; tr. fr. Le tain du miroir..., tr. et intr. par Marc Froment-Meurice, Galilée,
1995, notamment p. 293.

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COMME SI C'ÉTAIT POSSIBLE, « WITHIN SUCH LIMITS » 511

à faire du «quasi», ou de l'«ultra-transcendantal" (l0), c'est encore,


c'était déjà une manière de sauver, tout en le trahissant, l'héritage de
la philosophie, à savoir la requête de la condition de possibilité (de l'a
priori, de l'originaire ou du fondement, autant de formes différentes
de la même exigence radicale et de toute «question» philosophique);
c'était aussi s'engager, sans se dissimuler la difficulté, dans la tâche
de penser encore ce que veut dire le «possible», comme 1'«impos
sible», et de le faire autour de ladite «condition de possibilité»,
souvent démontrée comme «condition d'impossibilité». Ce qui se dit
ainsi de la condition de possibilité vaut, par analogie, pour le « fonde
ment», Γ «origine», la «racine» de la «radicalité», etc.
Avant même que j'aie commencé à les nommer pour avouer ma
faute, les problèmes conjoints de la réponse et du retard auront été
traités par trois au moins de mes collègues : par Michel Meyer (qui
remet sur le chantier la question de la question et donc la question de
la réponse, de « Y answerhood» mise en équation avec la «propositio
nality» — «answerhood, i.e. propositionality« — mais aussi de la
« problematological différence » comme « differance ... when we leave
propositionalism » — et la différence est aussi une sorte de retard
originaire), par Daniel Giovannangeli (qui rappelle tout ce que com
mande le retardement ou la Nachträglichkeit là où cette «anachro
nie», l'«anachronie du temps lui-même» ... «borde et déborde la
philosophie") ("), par John Sallis enfin (pour qui la question ou la
réponse du retour aux choses mêmes, la philosophie elle-même, sup
pose, comme «the very opening in question» l'ouverture d'un inter
valle qui retarde (sur) l'imminence même: «to intend to begin, to be
about to begin, is also to delay, to defer the very beginning that one is
about to make» — ce que, on s'en doute depuis un bon moment, je
fais encore ici sans complaisance).

(10) De la grammatologie, Minuit, 1967, notamment p. 90.


(11) Au-delà des lectures lumineuses par lesquelles, depuis quelques années (cf. en
particulier, son livre, La passion de l'origine, Galilée, 1995, et ses articles dans Le passage
des frontières et Passions de la littérature, Galilée, 1994 et 1996). Giovannangeli me rap
pelle à un héritage sartrien que je peux grâce à lui réinterpréter, j'aurais aimé poursuivre
ici, dans ce sillage, la discussion du possible-impossible comme loi du désir ou de l'amour
(chez Heidegger et en rapport avec une autre pensée de ΓEreignis — qu'on traduise ou
non ce mot par «événement»). Je le ferais, si la place et le temps nous en étaient donnés,
en prenant en compte ce que Giovannangeli développe autour de la «possibilité d'un
affect inconscient. »

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512 JACQUES DERRIDA

Réponse et retard, donc : une réponse, du moins selon le bon sens,


est toujours seconde et secondaire. Elle retarde sur la question ou la
demande, sur l'attente en tout cas. Et pourtant tout commence par une
réponse. Si je devais résumer d'un paradoxe elliptique la pensée qui
n'a cessé de traverser tout ce que je dis ou écris (12), je parlerais d'une
réponse originaire : le « oui », partout où cet acquiescement indispen
sable est impliqué (c'est-à-dire partout où l'on parle et s'adresse à
l'autre, fût-ce pour nier, discuter, s'opposer, etc.), c'est d'abord une
réponse. Dire «oui», c'est répondre. Mais rien ne précède cette
réponse. Rien ne précède son retard — et donc son anachronie.
Venant après eux, après les textes et les auteurs qu'on vient de lire,
sans juger possible ou nécessaire de faire autre chose que les écouter,
et de demander qu'on les lise et relise, je décrirai seulement le mouve
ment dans lequel je me sens engagé à cet égard. Bien que je ne la
limite jamais à la forme propositionnelle (à la nécessité de laquelle je
crois aussi, bien sûr), je n'ai jamais cru devoir (ni que quiconque
puisse ou doive pouvoir) renoncer à la question, à aucune forme de
question, à une certaine «primacy of questioning » (Michel Meyer),
comme à ce qui noue la question au problème, à la problématisation.
Y-a-t-il jamais une question pure de tout problème, c'est-à-dire à la
fois de toute élaboration, de toute syntaxe, de toute différentialité
articulable, d'une part, mais aussi, d'autre part, de toute protection de
soi? Car la problématisation est certes la seule organisation consé
quente d'une question, sa grammaire et sa sémantique, mais aussi
une première mesure apotropaïque pour se protéger contre la question
la plus nue, à la fois la plus inflexible et la plus démunie, la question
de l'autre quand elle me met en question au moment de s'adresser à
moi. J'ai essayé ailleurs de prendre en compte ce «bouclier» du
«problema». Leproblema désigne aussi «le substitut, le suppléant, la

(12) Dire ou écrire, c'est à la fois assumer l'héritage de la langue naturelle et du lan
gage ordinaire tout en les formalisant, en les pliant à cette abstraction formalisante dont ils
portent originairement le pouvoir: l'usage d'un mot ou d'une phrase, aussi simples et
ordinaires soient-ils, la mise en œuvre de leur pouvoir, c'est déjà, par identification de mots
itérables, une idéalisation formalisante ; il n'y a donc pas plus de langage purement ordi
naire qu'il n'y a de langage purement philosophique, formel ou, en quelque sens que ce
soit, extraordinaire. En ce sens, s'il est vrai qu'il n'y a pas de «dernier mot», comme le dit
Austin, il est difficile de dire, comme il le fait, que le langage ordinaire est le «premier
mot», un mot simplement et indivisiblement «premier».

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COMME SI C'ÉTAIT POSSIBLE, « WITHIN SUCH LIMITS »... 513

prothèse, ce ou celui qu'on met en avant pour se protéger en se dissi


mulant, ce(lui) qui vient à la place ou au nom de l'autre. » (13)
La problématisation est déjà une organisation articulée de la ré
ponse. Cela vaut partout, en particulier dans l'histoire des configura
tions philosophiques ou scientifiques. De quelque nom qu'on les
appelle, de quelque façon qu'on les interprète (paradigme, epistémè,
themata, etc.), ces configurations historiques qui servent de socle aux
questions sont déjà des possibilités de réponses. Elles pré-organisent,
elles rendent possibles l'événement, l'invention apparente, le sur
gissement et l'élaboration des questions, leur problématisation, la
réappropriation qui les rend pour un moment déterminables et
traitables.

Il y a là, me semble-t-il, dans l'inéluctabilité de la question, non


seulement une essence de la philosophie mais un droit et un devoir
inconditionnels, le fondement conjoint de la philosophie comme
science et comme droit. Cette inconditionnalité étant rappelée là où
elle va comme de soi, je dois aussi préciser ceci : bien que je n'aie
jamais cessé de déployer tout ce que j'ai écrit en question de la
question (l4), cette même nécessité ne se réduit pas à la question.
Nécessité double, double loi de l'inéluctable et de l'injonction impé
rative («il faut»), elle déborde la question au moment même d'en
réaffirmer la nécessité. En confirmant si souvent que tout commence
non par la question mais par la réponse, par un «oui, oui» (15) qui est
originairement une réponse à l'autre, il ne s'agit pas de remettre en
question, comme on dit, cette inconditionnalité, mais d'en penser à la
fois la possibilité et l'impossibilité, l'une comme l'autre.
Il y a près de 35 ans, je m'inquiétais déjà (dirais-je qu'alors je
m'interrogeais à ce sujet?) de «questions qui ne sont pas en puis
sance de réponse» (16) :

(13) Passions, Galilée, 1993, p. 26 sq et η 5, p. 81sq. J'ai aussi interrogé le concept


foucaldien de «problématisation» dans «Etre juste avec Freud», in Résistances — de la
Psychanalyse, Galilée 1996, p. 142-143.
(14) Cf. en particulier De l'esprit, Heidegger et la question, Galilée 1987, notamment
ce qui concerne la promesse, le oui avant toute opposition du oui et du non — et surtout ce
qui vient « avant toute question » (p. 147) sq ; et Politiques de l'amitié, passim.
(15) Sur la répétition de ce «oui oui», je me permets aussi de renvoyer à Ulysse
Gramophone, Deux mots pour Joyce, Galilée, 1987, p. 132 sq et passim et à «Nombre de
oui» in Psyché..., op. cit., p. 639 sq.
(16) « Violence et métaphysique » in L'écriture et la différence, Seuil, 1967, p. 118 sq.

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514 JACQUES DERRIDA

«Ce sont, disais-je alors, par naissance et pour une fois au moins, des
problèmes qui sont posés à la philosophie comme problèmes qu'elle
ne peut résoudre.
Peut-être même ces questions ne sont-elles pas philosophiques, ne
sont-elles plus de la philosophie. Elles devraient être néanmoins les
seules à pouvoir fonder aujourd'hui la communauté de ce que, dans le
monde, on appelle encore les philosophes par un souvenir, au moins,
qu'il faudrait interroger sans désemparer [...] Communauté de la
question, donc, en cette fragile instance où la question n'est pas
encore assez déterminée pour que l'hypocrisie d'une réponse se soit
déjà invitée sous le masque de la question, pour que sa voix se soit
déjà laissé articuler en fraude dans la syntaxe de la question [...]
Communauté de la question sur la possibilité de la question. C'est
peu — ce n'est presque rien — mais là se réfugient et se résument
aujourd'hui une dignité et un devoir inentamable de décision. Une
inentamable responsabilité.
Pourquoi inentamable? Parce que l'impossible a déjà eu lieu [...] il y
a une histoire de la question [...] la question a déjà commencé [...]
Demeure fondée, tradition réalisée de la question demeurée question
[...] correspondance de la question avec elle-même [...]».
Qu'on me pardonne aussi cette longue citation d'un texte ancien.
Dirai-je que je m'en excuse moi-même, encore? Au-delà de la
faiblesse dont on pourrait m'accuser, je voulais d'abord reconnaître
une trajectoire qui croise, au moins, depuis si longtemps, bien des
motifs « problématologiques » élaborés par Michel Meyer, surtout
quand il écrit justement que «Problematicity is historicity ». Mais,
surpris moi-même (puis-je l'avouer sans avoir l'air trop naïf ou bête
ment rassuré au regard ce qui pourrait n'être qu'immobilisme et
monotonie?) par l'insistance ou la constance du propos et par la
continuité du déplacement, je voulais surtout localiser les motifs
nouveaux qui, sans rupture, parce qu'ils ne cessent de m'occuper dans
mes séminaires des dernières années, n'ont pas encore été abordés, ici
même, dans l'ensemble des textes. J'avais annoncé en effet que je
souhaitais, plutôt que répondre à tous les essais de ce volume,
correspondre avec eux en situant plutôt certaines difficultés de mon
travail en cours. Les mots soulignés dans la citation que je viens de
faire, ce sont d'abord des indications à cet égard, et des pistes pour
moi; ils font signe vers les thèmes et problèmes qui m'assiègent
aujourd'hui : une autre manière de penser la limite du philosophique
au regard de questions comme Y hospitalité (invitation/visitation, et

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COMME SI C'ÉTAIT POSSIBLE, « WITHIN SUCH LIMITS »... 515

toute une chaîne de motifs associés : la promesse, le témoignage, le


don, le pardon, etc.), mais aussi à l'épreuve d'un im-possible qui ne
serait pas négatif. Une telle épreuve implique une autre pensée de
l'événement, de 1'« avoir-lieu » : seul l'im-possible a lieu; et le
déploiement d'une potentialité ou d'une possibilité qui se trouve déjà
là ne fera jamais un événement ou une invention. Ce qui vaut de l'évé
nement vaut de la décision, donc de la responsabilité : une décision
que je puis prendre, la décision en mon pouvoir et qui manifeste le
passage à l'acte ou le déploiement de ce qui m'est déjà possible,
l'actualisation de mon possible, une décision qui ne dépend que de
moi, serait-ce encore une décision? D'où le paradoxe sans paradoxe
auquel j'essaie de me rendre: la décision responsable doit être cette
im-possible possibilité d'une décision «passive», une décision de
l'autre en moi qui ne m'exonère d'aucune liberté ni d'aucune respon
sabilité.

Nécessité de l'impossible (Aphoristique VI).

J'ai consacré de nombreux développements de type aporétique à


«la modalité singulière de cet "impossible"». A propos du don
notamment, dans Donner le temps :
«... on ne peut penser, désirer et dire que l'impossible, à la mesure
sans mesure de l'impossible. Si l'on veut ressaisir le propre du
penser, du nommer, du désirer, c'est peut-être à la mesure sans
mesure de cette limite que c'est possible, possible comme rapport
sans rapport à l'impossible: on ne peut désirer, nommer, penser, au
sens propre, s'il en est, que dans la mesure démesurante où on désire,
nomme, pense encore ou déjà, où on laisse encore s'annoncer ce qui
pourtant ne peut pas se présenter comme tel à l'expérience, à la
connaissance : bref ici un don qui ne peut pas se faire présent. » (17)
La figure du « temps donné » avait été appelée, longtemps aupara
vant, et soulignée (18). Cela suivait un développement sur la «possibi
lité de l'impossible» qui s'énonçait alors comme un autre nom du
temps :

(17) Donner le temps (Galilée, 1991, p. 45-46 et passim).


(18) «Ousia et Grammè ...» (1968) in Marges — de la philosophie, Minuit, 1972, p.
68.

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516 JACQUES DERRIDA

« Mais on a déjà remarqué que cette impossibilité, à peine constituée,


se contredit, s'éprouve comme possibilité de l'impossible. [...] Le
temps est un nom de cette impossible possibilité» (19).

Plus tard, le concept d'invention obéira à la même « logique » :


«L'invention est toujours possible, elle est l'invention du possible
[...] Aussi l'invention ne serait conforme à son concept, au trait
dominant de son concept et de son mot, que dans la mesure où, para
doxalement, l'invention n'invente rien, lorsqu'en elle l'autre ne vient
pas, et quand rien ne vient à l'autre et de l'autre. Car l'autre n'est pas
le possible. Il faudrait donc dire que la seule invention possible serait
l'invention de l'impossible. Mais une invention de l'impossible est
impossible, dirait l'autre. Certes, mais c'est la seule possible: une
invention doit s'annoncer comme invention de ce qui ne paraissait pas
possible, sans quoi elle ne fait qu'expliciter un programme de possi
bles, dans l'économie du même. » (20)

Dans l'intervalle, La carte postale ... (21) entraîne la même néces


sité à destination de la destination, du concept même de destination.
Dès lors qu'une lettre peut ne pas arriver à destination, il lui est
impossible d'arriver pleinement, ou simplement, à une destination
unique. Toujours l'im-possibilité, le possible comme im-possible, se
lie à une irréductible divisibilité qui affecte l'essence même du
possible. D'où l'insistance sur la divisibilité de la lettre et de sa
destination :

«La divisibilité de la lettre — c'est pourquoi nous avions insisté sur


cette clé ou ce verrou de sûreté théorique du Séminaire [de Lacan] :
l'atomystique de la lettre —, c'est ce qui hasarde et égare sans retour
garanti la restance de quoi que ce soit: une lettre n'arrive pas toujours
à destination et, dès lors que cela appartient à sa structure, on peut
dire qu'elle n'y arrive jamais vraiment [...] quand elle arrive, son
pouvoir-ne-pas-arriver la tourmente d'une dérive interne» (22).

Pourquoi cettè allusion à un tourment ? Elle nomme une souffrance


ou une passion, un affect à la fois triste et joyeux, l'instabilité d'une
inquiétude propre à toute possibilisation. Celle-ci se laisserait hanter

(19) Ibid., p. 63
(20) « Invention de l'autre » in Psyché, Inventions de l'autre, Galilée, 1979, p. 59
(21) Flammarion, 1980, cf. surtout p. 133, 135, 517.
(22) P. 517.

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COMME SI C'ÉTAIT POSSIBLE, « WITHIN SUCH LIMITS »... 517

par le spectre de son impossibilité, par le deuil d'elle-même: le deuil


de soi porté en soi, mais qui lui donne aussi sa vie ou sa survie, sa
possibilité même. Car cette /m-possibilité ouvre sa possibilité, elle
laisse une trace, à la fois une chance et une menace, dans ce qu'elle
rend possible. Le tourment signerait cette cicatrice, la trace de cette
trace. Mais cela se dit aussi, dans La carte postale..., à propos de la
«décision impossible», apparemment impossible, en tant qu'elle ne
revient qu'à l'autre (23). (Ce motif fut largement explicité dans
Politiques de l'amitié) (24). Cela se retrouve encore à propos de Freud
et du concept de Bemächtigung, de la limite ou des paradoxes du
possible comme pouvoir (25).
Il n'y a rien de fortuit à ce que ce discours sur les conditions de
possibilité, là même où sa prétention est obsédée par l'impossibilité
de surmonter sa propre performativité, puisse s'étendre à tous les
lieux où quelque force performative advient ou fait advenir (l'événe
ment, l'invention, le don, le pardon, l'hospitalité, l'amitié, la pro
messe, l'expérience de la mort — possibilité de l'impossible, impossi
bilité du possible, l'expérience en général, etc. Et caetera, car la
contagion est sans limite ; elle entraîne finalement tous les concepts et
sans doute le concept de concept, etc.).
Promettre de répondre dans la droiture, donc juste à côté de la
question : le possible-impossible. Rappeler que sur la ligne intenable
de ce possible-impossible s'est écrit tout ce que j'ai pu écrire au titre
de la destinerrance, et ce fut toujours au croisement de bien des trajets
dessinés et réinterprétés par les textes ici rassemblés. Le risque du
malentendu, l'errance d'une réponse à côté de la question, voilà ce qui
doit toujours rester possible dans cet exercice de la droiture. Il n'y
aurait pas de droiture, pas d'éthique de la discussion autrement. (Mais
pas plus que les allusions antérieures à la responsabilité, à l'hospita
lité, au don, au pardon, au témoignage, etc., ce que j'avance ici ne
dessine quelque «ethical turn», comme on a pu le dire. J'essaie seule
ment de poursuivre avec quelque conséquence une pensée engagée
depuis longtemps auprès des mêmes apories. La question de l'éthique,
du droit ou de la politique n'y a pas surgi à l'improviste, comme à la
sortie d'un virage. La façon dont elle est traitée n'est d'ailleurs pas

(23) P. 30
(24) P. 87sq.
(25) La Carte Postale..., p. 430 sq.

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518 JACQUES DERRIDA

toujours rassurante pour une «morale» — et peut-être parce qu'elle


lui demande trop).
La possibilité de ce mal (le malentendu, la mécompréhension, la
méprise), ce serait à sa manière une chance. Elle donne le temps. Il
faut donc le «il faut» du défaut, et que l'adéquation reste impossible.
Mais il n'y a rien de négatif, ontologiquement, dans ce «il faut
du défaut». Il faut, si on préfère, que l'inadéquation reste toujours
possible pour que l'interprétation en général, et la réponse, soit à son
tour possible. Voilà un exemple de cette loi qui lie le possible à
l'impossible. Car une interprétation sans défaut, une compréhension
de soi totalement adéquate ne marquerait pas seulement la fin d'une
histoire épuisée par sa transparence même. En interdisant l'avenir,
elles rendraient tout impossible, et l'événement et la venue de l'autre,
la venue à l'autre — et donc la réponse, le « oui » même de la réponse,
le «oui» comme réponse. Celle-ci ne peut être ajustée que de façon
exceptionnelle; et encore n'a-t-on aucun critère préalable et objectif
pour s'en assurer, pour s'assurer que l'exception a bien lieu comme
exception.
Peut-être la hantise de l'exception pourrait-elle indiquer le passage,
sinon l'issue. Je dis bien la hantise, car la structure spectrale fait ici la
loi, et du possible et de l'impossible, de leur étrange entrelacement.
L'exception est toujours de rigueur. Il y va, peut-être, de cet entête
ment du « peut-être », en sa modalité insaisissable mais aussi irréduc
tible à aucune autre, fragile et pourtant indestructible. «Quasi» ou
«comme si», «peut-être», «spectralité» du phantasma (qui signifie
aussi le revenant), voilà les composantes d'une autre pensée du
virtuel, d'une virtualité qui ne s'ordonne plus à la pensée tradition
nelle du possible (dynamis, potentia, possibilitas). Quand l'impossible
se fait possible, l'événement a lieu (possibilité de l'impossible). C'est
même là, irrécusablement, la forme paradoxale de l'événement: si un
événement est seulement possible, au sens classique de ce mot, s'il
s'inscrit dans des conditions de possibilité, s'il ne fait qu'expliciter,
dévoiler, révéler, accomplir ce qui était déjà possible, alors ce n'est
plus un événement. Pour qu'un événement ait lieu, pour qu'il soit
possible, il faut qu'il soit, comme événement, comme invention, la
venue de l'impossible. Voilà une pauvre évidence, une évidence qui
n'est rien moins qu'évidente. C'est elle qui n'aura jamais cessé de
me guider, entre le possible et l'impossible. C'est elle qui m'aura si
souvent poussé à parler de condition d'impossibilité. L'enjeu, ce n'est

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COMME SI C'ÉTAIT POSSIBLE, « WITHIN SUCH LIMITS »... 519

donc rien de moins que le puissant concept de possible qui traverse la


pensée occidentale, d'Aristote à Kant et à Husserl (puis autrement à
Heidegger), avec toutes ses significations virtuelles ou en puissance :
Γ être-en-puissance, justement, la dynamis, la virtualité (sous ses
formes classiques et modernes, pré-techniques et techniques), mais
aussi le pouvoir, la capacité, tout ce qui rend habile ou qui habilite,
etc. Le choix de cette thématique détient une valeur stratégique,
certes, mais il porte aussi un mouvement pour aller plus loin, au-delà
de tout stratagème calculable. Il porte ce qu'on appelle la déconstruc
tion vers une question qui fait trembler, la tourmentant ainsi de l'inté
rieur, l'axiomatique à la fois la plus puissante et la plus précaire
(impuissante dans sa puissance même) de la pensée dominante du
possible dans la philosophie (ainsi asservie dans le pouvoir de sa
dominance même).
Mais comment est-il possible, demandera-t-on, que ce qui rend
possible rende impossible cela même qu'il rend possible, donc, et
introduise, mais comme sa chance, une chance non négative, un
principe de ruine dans cela même qu'il promet ou promeut? Le in- de
l'im-possible est sans doute radical, implacable, indéniable. Mais il
n'est pas simplement négatif ou dialectique, il introduit au possible, il
en est aujourd'hui l'huissier-, il le fait venir, il le fait tourner selon une
temporalité anachronique ou selon une filiation incroyable — qui est
d'ailleurs, aussi bien, l'origine de la foi. Car il excède le savoir et
conditionne l'adresse à l'autre, inscrit tout théorème dans l'espace et
le temps d'un témoignage («je te parle, crois-moi»). Autrement dit, et
c'est l'introduction à une aporie sans exemple, une aporie de la
logique plutôt qu'une aporie logique, voilà une impasse de l'indéci
dable par laquelle une décision ne peut pas ne pas passer. Toute
responsabilité doit passer par cette aporie qui, loin de la paralyser, met
en mouvement une nouvelle pensée du possible. Elle lui assure son
rythme et sa respiration: diastole, systole, et syncope, battement du
possible /ra-possible, de l'impossible comme condition du possible.
Depuis le cœur même de l'im-possible, on entendrait ainsi la pulsion
ou le pouls d'une «déconstruction».
La condition de possibilité donnerait donc une chance au possible
mais en le privant de sa pureté. La loi de cette contamination spec
trale, la loi impure de cette impureté, voilà ce qu'il faut sans cesse
ré-élaborer. Par exemple : la possibilité de l'échec n'est pas seulement
inscrite, comme un risque préalable, dans la condition de possibilité

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520 JACQUES DERRIDA

du succès d'un performatif (une promesse doit pouvoir ne pas être


tenue, elle doit menacer de ne pas être tenue ou de devenir menace
pour être promesse libre, et même pour réussir (26) ; d'où l'inscription
originaire de la culpabilité, de l'aveu, de l'excuse et du pardon dans la
promesse). Elle doit continuer de marquer l'événement, même quand
il réussit, comme la trace d'une impossibilité, parfois sa mémoire et
toujours sa hantise. Cette im-possibilité n'est donc pas le simple
contraire du possible. Elle semble seulement s'opposer mais elle
s'adonne aussi bien à la possibilité: elle la traverse et laisse en elle la
trace de son enlèvement. Un événement ne mériterait pas son nom, il
ne ferait rien arriver s'il ne faisait que déployer, expliciter, actualiser
ce qui était déjà possible, c'est-à-dire, en somme, s'il revenait à
dérouler un programme ou appliquer une règle générale à un cas. Pour
qu'il y ait événement, il faut qu'il soit possible, bien sûr, mais aussi
qu'il y ait une interruption exceptionnelle, absolument singulière,
dans le régime de possibilité; il faut que l'événement ne soit pas
simplement possible; il faut qu'il ne se réduise pas à l'explicitation,
au déroulement, au passage à l'acte d'un possible. L'événement, s'il
y en a, n'est pas l'actualisation d'un possible, un simple passage à
l'acte, une réalisation, une effectuation, l'accomplissement téléolo
gique d'une puissance, le processus d'une dynamique dépendant de
«conditions de possibilité». L'événement n'a rien à voir avec
l'histoire, si on entend l'histoire comme processus téléologique. Il
doit interrompre d'une certaine manière ce type d'histoire-là. C'est
selon ces prémisses que j'ai pu parler, en particulier dans Spectres de
Marx, de messianicité sans messianisme. Il faut donc que l'événement
s'annonce aussi comme impossible ou que sa possibilité soit menacée.
Mais alors pourquoi ce «il faut», demandera-t-on? Quel est le
statut de cette nécessité, de cette loi apparemment contradictoire, en
somme, et doublement obligatoire ? Qu'est-ce que ce «double bind» à
partir duquel il faudrait encore repenser le possible comme im
possible ?
C'est peut-être une nécessité qui, elle aussi, échappe au régime
habituel de la nécessité (ananké, Notwendigkeit), à la nécessité
comme loi naturelle ou comme loi de la liberté. Car on ne peut pas

(26) Sur cette impossible possibilité, cette /m-possibilité comme pervertibilité, comme
perversion toujours possible de la promesse en menace, cf. «Avances», Préface à S.
Margel, Le tombeau du Dieu artisan, Minuit, 1995.

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COMME SI C'ÉTAIT POSSIBLE, « WITHIN SUCH LIMITS » 521

penser autrement la possibilité de l'impossible sans repenser la néces


sité. Les analyses qui concernaient l'événement ou le performatif, et
dont nous venons de rappeler le ressort, je les aurai aussi tentées, de
façon analogue, mais surtout au cours des quinze dernières années, à
propos de la destination, du témoignage, de l'invention, du don, du
pardon, de ce qui lie aussi l'hospitalité à la promesse im-possible, à la
pervertibilité du performatif en général, etc. — et surtout, à propos de
la mort, à l'aporicité de l'aporie en général. Cette pervertibilité est
moins transcendantale qu'elle n'affecte la réflexion classique du trans
cendantal, de la «condition de possibilité» transcendantale, sous
toutes ses formes: ontothéologie médiévale, criticisme ou phénomé
nologie (27). Elle ne délégitime pas le questionnement transcendantal,
elle le dé-limite et interroge son historicité originale. Car rien ne peut
discréditer le droit à la question transcendantale ou ontologique.
Celle-ci est la seule force qui résiste à l'empirisme et au relativisme.
Malgré des apparences vers lesquelles les philosophes pressés se
précipitent souvent, rien n'est moins empiriste ou relativiste qu'une
certaine attention à la multiplicité des contextes et des stratégies
discursives qu'ils commandent, une certaine insistance sur le fait
qu'un contexte est toujours ouvert et non saturable, la prise en compte
du «peut-être» et du «quasi» dans une pensée de l'événement, etc.

Transaction et événement (Aphoristique VII).

Il y a dans ce déplacement insistant de la stratégie et de la non


stratégie (autrement dit de l'exposition vulnérable à ce qui arrive),
comme une transaction. On négocie, on transige avec et sur la limite
de la philosophie comme telle. Cette limite prend la double forme
d'une logique différantielle de l'analogie: d'une part le «quasi», le

(27) J'avais d'ailleurs, il y a bien longtemps, dans l'espace de la phénoménologie


husserlienne, analysé de façon analogue une possibilité de forme apparemment négative,
une im-possibilité, l'impossibilité de l'intuition pleine et immédiate, la «possibilité essen
tielle de la non-intuition», la «possibilité de la crise» comme «crise du logos». Or cette
possibilité de l'impossibilité, disais-je alors, n'est pas simplement négative; le piège
devient aussi une chance: «... cette possibilité [de la crise] reste liée pour Husserl au
mouvement même de la vérité et à la production de l'objectivité idéale: celle-ci a en effet
un besoin essentiel de l'écriture. » (De la grammatologie, Minuit, 1967, p. 60; et d'abord
Introduction à l'Origine de la géométrie, de Husserl, Puf, 1962, passim).

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522 JACQUES DERRIDA

«comme si» d'une différence qui maintient le retard, le relais, le ren


voi ou le délai dans l'économie du même et d'autre part la rupture,
l'événement de l'im-possible, la différence comme diaphora, l'expé
rience aphorismique de l'hétérogène absolu. D'une part la concaténa
tion de séquences syllogistiques, de l'autre, mais «en même temps»,
la sérialité de séquences aphoristiques.
Karel Thein a donc raison de conduire sa riche analyse de l'analo
gie, dans «La pharmacie de Platon», jusqu'au point où la question
porte, justement avec l'instance de la décision, sur ce qu'il appelle
«les conditions et les limites de l'analogie telle quelle». L'interpréta
tion que je tente de khora vient perturber le régime de l'analogie.
Comme le souligne si bien John Sallis (dans le dialogue que nous
poursuivons et qui m'importe tant depuis des années autour de ce
texte de Platon dont nous sentons bien la puissance d'implosion qu'il
garde en réserve), il y va aussi de ce qui, dans la définition du Bien et
de Vepekeina tes ousias comme au-delà de l'être, resterait dans une
sorte d'ana-onto-logie. Il s'agit d'un autre excès. L'«autre temps»
que souligne Sallis est aussi ce qui porte toutes les épreuves dont je
parlais plus haut (l'im-possible, la décision passive, le «peut-être»,
l'événement comme interruption absolue du possible, etc.). Toutes les
questions de Sallis me paraissent, certes, légitimes, comme les
réponses qu'il y apporte (« Can there be, then, a metaphorizing ofthe
khora ? If not, then how is one to read the passage on the khora ofthe
sun... ? How is the khora itself — if there be a khora itself — to be
beheld ? What is the différence marked by the as [dans l'hypothèse où
khora serait appréhendée "as in a dream"]?»). Mais ces réponses
légitimes sont sous la loi du philosophique ; celui-ci est dominé par la
nécessité de l'ana-onto-logie (qui sont celles de l'ontologie mais aussi
de la phénoménologie, c'est-à-dire de l'apparaître comme tel du
comme tel, du as). Or la rupture qui m'importe dans la lecture de
khora, telle que que j'ai cru devoir la risquer, c'est que khora devient
le nom de ce qui ne se laisse jamais métaphoriser, bien que khora
puisse et ne puisse pas ne pas donner lieu à tant de figures analo
giques. La khora du soleil, dans la République, ne me paraît pas
pouvoir être une valeur métaphorique de khora dans le Timée. Ni
d'ailleurs l'inverse. Bien que le mot désigne clairement, dans les deux
cas, un «emplacement» ou une «localité», il n'y a aucune analogie,
aucune commensurabilité possible, me semble-t-il, entre ces deux
lieux. Le mot « lieu » lui-même a une valeur sémantique si différente

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COMME SI C'ÉTAIT POSSIBLE, « WITHIN SUCH LIMITS » 523

dans les deux cas qu'on a plutôt affaire, je le crois et le suggérais déjà
plus haut, à un rapport d'homonymie et non de figuralité ou de syno
nymie. C'est à partir de cette conviction que, à tort ou à raison, j'ai
traité khora, dans le Timée, comme un quasi nom propre. Si khora se
soustrait à toute métaphore, ce n'est pas pour rester inaccessible dans
sa propre propriété, dans son ipséité, dans le soi-même de ce qu'elle
est. Plutôt, plus tôt, parce que ce qu'il y a là, ce n'est pas khora elle
même. Il n'y a pas de khora elle-même (comme le soupçonne si juste
ment John Sallis quand il précise « if there be a khora itself »). Cela
paraît très déroutant, je le concède. Cette unicité sans propriété met en
crise, par exemple, ici et non nécessairement ailleurs, toute distinction
entre figure et non-figure, et donc cette distinction entre «literal
reading » et «figurai reading», que Michel Meyer a sans doute raison,
dans d'autres cas, de dissocier comme deux «steps». Il y a là, dans le
cas singulier de khora (mais aussi de ses analogues qui restent pour
tant absolument singuliers et différents) un nom sans réfèrent, sans
référent qui soit une chose ou un étant ni même un phénomène appa
raissant comme tel. Cette possibilité désorganise donc tout le régime
de la question de type philosophique (ontologique ou transcendantal)
sans céder à un empirisme pré-philosophique. Elle ne s'y annonce que
sous la figure de l'impossible qui n'est plus une figure et dont j'ai
essayé de montrer qu'il n'apparaît jamais comme tel (28). Il met en
déroute le «comme tel», et lui ôte son statut de critère phénoméno
ontologique. J'essaie de m'expliquer sur la nécessité de cette nomina
tion singulière, sur sa contingence aussi, et sur ce dont nous héritons
là, à savoir d'un nom de la langue naturelle dans son usage ordinaire
{khora), un nom à la fois remplaçable et irremplaçable. Etre rempla
çable dans son irremplaçabilité même, c'est ce qui arrive à toute
singularité, à tout nom propre, même et surtout quand ce qu'il nomme
«proprement» n'a pas un rapport de propriété indivisible à soi, à
quelque self qui serait proprement ce qu'il est comme tel, à quelque
ipséité intacte. Prothèse du nom propre qui en vient à signifier, à
appeler (sans aucun référent ontique, sans rien qui apparaisse comme
tel, sans objet ni étant correspondant, sans un sens qui soit dans le

(28) «L'aporie ultime, c'est l'impossibilité de l'aporie comme telle.» Apories, Galilée
1993, p. 137. Autre façon de souligner qu'il n'y a pas de question sans problème, mais pas
de problème qui ne se dissimule ou protège derrière la possibilité d'une réponse.

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524 JACQUES DERRIDA

monde ou hors du monde) quelque «chose» qui n'est pas une chose
et qui est sans aucun rapport d'analogie avec quoi que ce soit. Cette
nomination est un événement (à la fois impossible et décisoire, dont
nous pouvons ou non décider d'hériter). Mais toute nomination inau
gurale n'est-elle pas un événement? La donation du nom, n'est-ce pas
le performatif par excellence ?

Savoir-Penser : hériter « the critical mission of philosophy »


(Aphoristique VII).

Sans être en rien un « programme », que « dit » ou que « fait » alors


la différance? ( Ce n'«est» là ni un mot ni un concept, disais-je
alors (29) dans une dénégation évidente mais dont les traces demeurent
de quelque façon, au point de rendre la dénégation de la dénégation
aussi légitime qu'inopérante, comme si nous étions nombreux à pres
sentir que cette insoutenable dénégation devait vouloir affirmer, à
travers son inconsistance même, « quelque chose » qui mériterait peut
être encore d'être prise au sérieux). Ce qui s'annonçait ainsi comme
«différance» avait ceci de singulier: accueillir à la fois, mais sans
facilité dialectique, le même et l'autre, l'économie de l'analogie — le
même seulement différé, relayé, reporté — et la rupture de toute
analogie, l'hétérologie absolue. Or on pourrait, dans ce contexte-ci,
re-traiter cette question de la différance comme question de l'héritage.
L'héritage consisterait ici à rester fidèle à ce qu'on reçoit (et khora,
c'est aussi ce qui reçoit, l'énigme de ce que «réceptacle», endekho
menon, peut vouloir dire et faire, là où khora ne dit rien et ne fait
rien), tout en rompant avec telle figure de ce qui est reçu. Toujours on
doit rompre par fidélité — et au nom d'un héritage fatalement contra
dictoire dans ses injonctions. Par exemple, s'agissant du don, du
pardon, de l'hospitalité, etc., au nom de l'héritage abrahamique, qui
me commande ici une certaine inconditionnalité hyperbolique, je
serais prêt à rompre avec toutes les réappropriations économiques et
conditionnelles qui ne cessent de compromettre ledit héritage. Mais
cette rupture elle-même devra encore passer les transactions et définir
les conditions nécessaires, dans l'histoire, le droit, la politique, l'éco

(29) « La différance », 1967, in Marges — de la philosophie, Seuil, 1972, p. 3.

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COMME SI C'ÉTAIT POSSIBLE, « WITHIN SUCH LIMITS »... 525

nomie (et l'économie, c'est l'économie au sens étroit mais aussi


l'économie entre ces différents champs) pour rendre cet héritage de
l'hyperbole aussi effectif que possible. Depuis cette nécessité para
doxale mais largement formalisable, depuis cette rupture (encore
économique) avec l'économie, depuis cette hétérogénéité qui inter
rompt l'analogie (en se prêtant encore à elle pour se faire entendre), je
serais tenté d'interpréter tous les gestes qui, ici même, élaborent de
façon si lucide, et contre tant de préjugés, l'engagement de la décons
truction, telle que du moins je tente de la pratiquer et de l'interpréter,
au regard de la science, de la technique, de la raison et des Lumières.
Je pense en particulier aux démonstrations de Christopher Johnson, de
Christopher Norris, de Arkady Plotnitsky.
On peut suivre depuis longtemps le travail si original, si persévé
rant, si aigu de Norris contre tant de méconnaissances et contre une
horde de préjugés aussi tenaces que grossièrement polémiques (la
déconstruction «relativiste», «sceptique», «nihiliste», «irrationa
liste», «ennemie des Lumières», «prisonnière du langage verbal et
de la rhétorique», «ignorante de la distinction entre logique et rhéto
rique, philosophie et littérature», etc.). Il n'y a rien de fortuit à ce que
Norris en appelle aussi souvent, et ici même encore, à un réexamen du
statut de Y analogie dans mon travail, et la réélaboration du problème
concept/métaphore. Je trouve particulièrement judicieuse la stratégie
souvent privilégiée dans tous ses textes, et ici encore (un certain
passage par la « Mythologie Blanche » — dans le rapport à Nietzsche,
mais aussi à Canguilhem, et à Bachelard — et «Le Supplément
de copule») et particulièrement efficace la re-situation des leviers
démonstratifs qu'il propose au regard de développements anglo
américains qu'il m'aide depuis longtemps à lire et à comprendre
(Davidson par exemple). Je ne suis pas choqué, même si cela me fait
sourire, de me voir définir par Norris, de façon délibérément provoca
trice et ironique comme «transcendantal réaliste». J'ai dit plus haut
pourquoi je ne croyais pas devoir renoncer au motif transcendantal.
Quant à la déconstruction du logocentrisme, du linguisticisme, de
l'économisme (du propre et du chez- soi, oikos, du même), etc., quant
à l'affirmation de l'impossible, elles se sont toujours avancées au nom
du réel, de la réalité irréductible du réel — non pas du réel comme
attribut de la chose {res) objective, présente, sensible ou intelligible,
mais du réel comme venue ou événement de l'autre, là où il résiste à
toute réappropriation, fût-ce à l'appropriation ana-onto-phénoménolo

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526 JACQUES DERRIDA

gique. Le réel, c'est cet im-possible non négatif, cette venue ou cette
invention im-possible de l'événement dont la pensée n'est pas une
onto-phénoménologie. Il s'agit là d'une pensée de l'événement (sin
gularité de l'autre, dans sa venue inanticipable, hic et nunc) qui résiste
à sa réappropriation par une ontologie ou une phénoménologie de la
présence comme telle. Je tente de dissocier le concept d'événement et
la valeur de présence. Ce n'est pas facile mais j'essaie de démontrer
cette nécessité, comme celle de penser l'événement sans l'être. Rien
n'est plus «réaliste», en ce sens, qu'une «déconstruction». Elle est
(ce) qui arrive. Et il n'y a là aucune fatalité devant le fait accompli : ni
empirisme ni relativisme. Est-ce être empiriste ou relativiste que de
prendre sérieusement en compte ce qui arrive, et les différences de
tous ordres, à commencer par celle des contextes ?
Sans vouloir y réduire toute sa richesse et toutes les voies de ses
démonstrations, je trouve aussi remarquable que, suivant lui aussi ce
fil de l'analogie sans analogie, Christopher Johnson écarte d'abord le
mot de « métaphore » (« The metaphor of writing, as it is articulated
with the genetic and the biological in Derrida's texts, is not simply
metaphor.»). Après avoir proposé «a more discriminating vocabu
lary», ici le mot d'«isomorphisme», il réoriente de façon à mes yeux
très lucide et très sûre la prémisse même de ce choix vers une autre
logique ou vers une autre structure, celle de la « catastrophe métapho
rique » qui change toute la scène et oblige à reconsidérer la structure
d'une inversion sémantique ou d'une classification conceptuelle. Par
exemple : « not only is the term a germ, but the germ is, in the most
général sense, a term» (Analyse qu'il serait peut-être fécond de
croiser avec celle de Karel Thein autour des «germes» «forts» ou
«faibles» et du sperma athanaton). Que cette remarquable analyse
trouve son horizon privilégié dans les sciences dites de la vie, la
biologie et la cybernétique (mais sans céder au vitalisme, comme le
souligne justement Johnson), il faut sans doute en tenir compte. Mais
est-ce là seulement le choix de Johnson (ce qui ne l'a pas empêché
d'ouvrir un champ de questionnement riche et diversifié)? Ou bien,
compte tenu de ce qu'il dit en fin de parcours du système «ouvert» et
de sa limite, de la nécessité d'inclure son propre discours comme un
exemple du système décrit («et plus qu'un exemple», ajoute-t-il, et
j'aurais eu envie de lui demander de m'aider à penser ce «plus qu'un
exemple»), peut-on alors étendre ce qu'il démontre à d'autres
sciences, à des sciences qui ne seraient plus des sciences du vivant?

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COMME SI C'ÉTAIT POSSIBLE, « WITHIN SUCH LIMITS »... 527

Par exemple dans la direction indiquée par l'article et tant d'autres


travaux décisifs de Arkady Plotnitsky au sujet des rapports entre la
déconstruction et les sciences physiques ou mathématiques? (Au
cours de cette impressionnante réflexion sur les plis, positions, points
et contrepoints d'un certain «héritage» hegelien de la déconstruction,
on aura en effet remarqué l'insistance de Plotnitsky sur ce qu'il tient,
depuis longtemps (30), pour une proximité « conceptuelle » entre la
mécanique quantique, en particulier telle qu'elle est interprétée par
Niels Bohr, et une certaine stratégie théorique, un certain rapport au
risque calculé dans la pratique déconstructive. Le motif de la « straté
gie» reçoit d'ailleurs ici une attention que je crois justifiée et détermi
nante).
Je me demande aussi, sans du tout en faire une objection, comment
déterminer le «dehors» de la science dont parle Johnson, et quel nom
donner à ce qu'il appelle une «position outside of science.» Quand il
reconnaît, pour me l'attribuer à juste titre, l'intention de faire un pas
au-delà d'une certaine frontière du discours scientifique «by taking
the notion of the open system to its logical limit, including his own
discourse as an example, and more than an example, of the system he
describes», est-ce là encore un geste philosophique, comme semble le

(30) On pourra se reporter ici à de nombreux et admirables travaux de Plotnitsky, en


particulier ln the Shadow of Hegel : Complementarity, History and the Unconscious,
Gainesville, Florida University Press, 1993, Complementarity ·. Anti-epistemology after
Bohr and Derrida; Durham, NC: Duke University Press, 1994 ainsi qu'à de magistrales
interventions, plus récentes, autour de ladite « Affaire Sokal ». Puisque Christopher Norris
vient de publier (dans la perspective de l'article qu'on peut lire ici) un ouvrage important
dans lequel il consacre un chapitre à la mécanique quantique, le lecteur intéressé pourra y
suivre une discussion amicale, sur fond d'accord, de certains aspects de l'interprétation de
Plotnitsky. Norris regrette qu'elle soit parfois, ici ou là, «more postmodernist than decon
structive» même s'il lui rend un juste hommage. (Against Relatitivism, Philosophy of
Science, Deconstruction and Critical Theory, Blackwell, 1997, p. 113sq). Bien que je ne
partage pas la réserve de Norris, l'espace de cette problématique et de cette discussion me
paraît d'une nécessité aujourd'hui majeure. J'apprends beaucoup, pour ma part, sur tous
ces lieux de croisement : entre la déconstruction et les sciences, sans doute, mais aussi entre
deux démarches — certes fort différentes, celles de Norris et de Plotnitsky — que je tiens
ici à saluer. Nul ne fait plus et mieux aujourd'hui que ces deux philosophes pour dissiper
des préjugés tenaces (la «déconstruction» étrangère ou hostile à la «science», à la
«raison», la déconstruction, nous le notions déjà, «empiriste», «sceptique» ou «relati
viste», «ludique» ou «nihiliste», «antihumaniste», etc.). Nul mieux qu'eux ne démontre
la nécessité et la fécondité des co-implications entre des problématiques « déconstructives »
et «scientifiques» qu'on sépare trop souvent. Dans les discussions mais aussi dans les
institutions.

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528 JACQUES DERRIDA

penser Johnson, « the critical mission of philosophy » ? Ou bien un


geste qui passe aussi la clôture de la philosophie, le discours philoso
phique se trouvant alors à cet égard du même côté que le discours
scientifique? J'avoue que je n'ai pas de réponse simple et stable à
cette question. Et cela tient aussi à la structure en quelque sorte
invaginée de cette limite, de cette forme de frontière qui inclut sans
intégrer, si je puis dire, le dehors dans le dedans. Plotnitsky énonce
bien les paradoxes de la limite à cet égard. Parfois, c'est au nom
d'exigences philosophiques classiques (transcendantale, phénoméno
logique, ontologique) que je crois devoir déterminer certaines limites
du discours scientifiques. Plus souvent, c'est au nom de quelque chose
que j'appelle par commodité la « pensée » (distincte à la fois du savoir,
de la philosophie et de la foi) que je cherche cette position d'extério
rité. Mais ce mot de «pensée» ne me satisfait pas pleinement, pour
plusieurs raisons. D'abord il rappelle un geste heideggerien (Das
Denken, ce n'est ni la philosophie ni la science ni la foi) qui m'inté
resse, certes, beaucoup et dont je vois bien la nécessité mais auquel je
ne souscris pas totalement, surtout quand il soutient des déclarations
du type «la science ne pense pas». D'autre part, la sémantique tradi
tionnelle du mot «pensée», sa figure ou ses valeurs étymologiques (la
pesée, l'examen, etc.) ne me satisfont pas non plus sans réserve. Enfin
j'ai tenté il y a longtemps de justifier, de façon moins simple que
certains lecteurs pressés ne l'ont cru, l'énoncé selon lequel «D'une
certaine manière, "la pensée" ne veut rien dire [...] Cette pensée ne
pèse rien. Elle est, dans le jeu du système, cela même qui jamais ne
pèse rien. » (31)· Oui, «d'une certaine manière» du moins.
Comme on le pressent, il ne s'agit pas là seulement d'étiquette, de
titre ou de terminologie. Quand Johnson doit se servir des trois mots
{pensée, philosophie, science) (32) pour situer la plus obscure difficulté
frontalière, il désigne bien l'effort embarrassé que je tiens à m'im

(31) De la grammatologie, Minuit, 1967, p. 142.


(32) Je souligne les mots qui font référence ici à ces trois instances, la pensée, la
philosophie et la science : «... Derrida 's work reflects or mediates aspects of contempo
rary science. It deals of course with only one dimension of his work, but it does show a
thinker open to the implications of science... » Et Johnson précise alors ceci que je tiens à
souligner parce que justement cela lève le préjugé selon lequel « la science ne pense pas »
(Heidegger) : «... open to the implications of science, ofwhat science gives us to think.».
Comment la science « donne-t-elle » à penser ? C'est sur cette « donne » et sur cette « dona
tion» que j'aurais aimé, au-delà de «such limits», développer cette analyse.

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COMME SI C'ÉTAIT POSSIBLE, « WITHIN SUCH LIMITS »... 529

poser pour marquer et passer ces frontières : les passer dans le sens
où passer, c'est excéder et passer de l'autre coté, excéder la limite en
la confirmant, en la prenant en compte, mais aussi où passer, c'est
ne pas se laisser arrêter à une frontière, ne pas tenir une frontière
pour une frontière, pour une infranchissable opposition entre deux
domaines hétérogènes. Cette double «logique» de la limite, voilà ce
que j'aurais voulu essayer ici de formaliser à travers les «réponses»
que j'ébauche, d'une séquence aphoristique l'autre. Je crois ainsi que
les ordres de la pensée et de la philosophie, s'ils ne se laissent pas
réduire à l'ordre du savoir scientifique, ne lui sont pourtant pas
simplement extérieurs, à la fois parce qu'ils en reçoivent l'essentiel et
parce qu'ils peuvent, depuis l'autre côté de la limite, avoir des effets
dans le dedans du champ scientifique (J'ai essayé ailleurs d'y articuler
aussi l'ordre de la «foi») (33). Les progrès ou les inventions scienti
fiques répondent aussi à des questions de «type» philosophique. C'est
pourquoi ces limites différentielles ne signifient jamais des limites
oppositionnelles ou des exclusions. C'est pourquoi je ne dirai jamais
«la science ne pense pas». Comment ne pas être très reconnaissant à
Johnson, Norris et Plotnitsky, de l'avoir non seulement compris, argu
menté, élaboré, mais d'avoir déployé ce geste de façon chaque fois
inédite? Comme l'ont fait tous les auteurs de cet ensemble, il en ont
porté et exploré la nécessité bien au-delà du point où je pourrais
jamais y prétendre moi-même.

(33) Cf. «Foi et savoir. Les deux sources de la "religion"aux limites de la simple
raison», in La Religion, ed. J. Derrida et G. Vattimo, Seuil, 1996.

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