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Martial Foucault
Sciences Po Paris
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Emotional Reactions and Political Behavior: The 2015 Paris Attacks View project
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ÉCONOMIQUES
OUVERTURES
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Imprimé en Belgique
Dépôt légal :
Bibliothèque nationale, Paris : décembre 2010 ISSN 2030-501X
Bibliothèque royale de Belgique, Bruxelles : 2010/0074/299 ISBN 978-2-8041-6211-5
Pour la première fois en 2009 et 24 ans après la récompense obtenue par James Buchanan
pour ses travaux pionniers sur l’analyse économique des décisions publiques, le prix Nobel
d’économie a été attribué à une politiste, Elinor Ostrom 1, dont les thèmes de recherche et
la démarche s’inscrivent pleinement dans le courant du Public Choice. Ces deux prix Nobel
couronnent un courant pluridisciplinaire, qui est devenu essentiel à la fois pour la science
économique et pour la science politique.
Le livre d’origine de D.C. Mueller, publié en 2003 sous le titre Public Choice III,
est la troisième édition d’un travail qui perdure depuis plus de 30 ans 2 et qui vise à offrir
une perspective d’ensemble sur la théorie des choix publics. Il ne s’agit donc pas d’un
manuel d’introduction, mais d’une véritable somme de savoirs, élaborée à travers quasi-
ment cinquante années de recherches, sur l’une des approches les plus riches des sciences
sociales, située à mi-chemin des sciences politiques et économiques.
C’est pourquoi, il nous est apparu important de proposer un accès aisé à ces recher-
ches au public francophone et à tout type de lectorat (académique ou non). L’ouvrage
incontournable de D.C. Mueller s’est imposé comme le candidat naturel pour une traduction
et une adaptation au monde francophone. Ce livre possède en effet une réelle profondeur
historique, car son auteur couvre et participe au développement de ce champ des sciences
économique et politique. Il montre ainsi comment la connaissance scientifique se construit
collectivement autour d’un programme de recherche commun, et quelles sont les contribu-
tions du Public Choice à l’explication de questions économiques (e.g. la création de riches-
ses), juridiques (e.g. la formation du droit et des réglementations), politiques (e.g. des modes
de scrutin) ou sociologiques (e.g. la participation à l’action collective). En ce sens, il
s’adresse à un public très large d’étudiants, chercheurs et professionnels de l’économie, de la
politique, du droit, de la gestion publique, de l’administration publique, de la sociologie, etc.
L’avantage de cette traduction est évidemment de mettre à la disposition d’un
public francophone un ouvrage de référence. Il existe bien des articles de synthèse (Blais,
1982 ; Bénard, 1983, 1988 ; Pommerehme et Kirhgässner, 1990), des travaux de veille
scientifique 3 et des manuels d’économie publique en français (Frey, 1985 ; Généreux,
1 Son ouvrage principal a d’ailleurs été traduit récemment chez De Boeck : Ostrom (2010).
2 D.C. Mueller suit et participe au développement de ce courant, depuis 1979, date à laquelle il a fait sa première
synthèse pour Journal of Economic Literature.
3 Voir par exemple Lecaillon (1990), Lafay (1990a), Lafay (1990b), Lecaillon (1991).
6 CHOIX PUBLICS
1994 ; Greffe, 1994 ; Lafay et Lecaillon, 1992 ; Mueller, 1982 ; Wolfelsperger, 1995) qui
traitent de cette littérature, mais ils sont souvent anciens et ne permettent pas de se faire une
idée claire et globale de l’étendue et de la richesse du programme de recherche ouvert par
l’école des choix publics.
Pour autant, ce livre n’est pas une traduction stricte, il s’agit plutôt d’une adapta-
tion. L’intérêt de son adaptation est de présenter les applications de la théorie des choix
publics aux pays francophones. Nous montrons, d’une part, tout au long de l’ouvrage, que
les exemples de Mueller concernant notamment le système politique américain sont parfai-
tement transposables aux institutions politiques des pays francophones et européens et,
d’autre part, que ce courant a donné naissance à une littérature francophone non négligeable.
Cette adaptation de la version américaine est aussi l’occasion de mettre à jour les
références bibliographiques et éventuellement de montrer l’avancée de la littérature depuis
cette date. Un effort constant a été fait pour indiquer les références francophones les plus
récentes, ainsi que celles, éventuellement plus anciennes, qui proposaient des revues de
littérature en français.
Cette traduction-adaptation est également l’occasion de montrer l’importance prise
par les travaux empiriques et économétriques, et plus globalement par l’analyse quantita-
tive dans les sciences économiques et politiques contemporaines. S’il est vrai que jusqu’au
début des années 1980, l’apport de l’école des choix publics est principalement théorique
(Tullock, 1980), son apport empirique est depuis cette date considérable, quels que soient
les terrains empiriques ou les méthodes quantitatives utilisées. La lecture de ce livre et de
ses nombreux paragraphes consacrés aux tests empiriques finira de convaincre, nous
semble-t-il, les lecteurs les plus récalcitrants que l’analyse économique des décisions
publiques n’en est pas restée à l’analyse théorique.
Ce travail permet également de mettre en perspective l’apport de l’analyse écono-
mique de la politique aux sciences politiques et économiques. Il traite à cette occasion des
avantages et des inconvénients, ainsi que des réussites et des échecs relatifs, de la théorie
des choix rationnels à rendre compte des choix politiques ; tout en exposant les réponses
apportées aux limites rencontrées. Le lecteur pourra ainsi se faire une opinion sur l’ensem-
ble des arguments proposés.
Le lecteur pourra lire cet ouvrage de manière linéaire et classique puisque l’arti-
culation cohérente des chapitres permet une progression dans les questionnements : des
raisons de l’existence de l’État jusqu’aux questions normatives soulevées par l’analyse
économique des choix publics et la conclusion sur les apports du Public Choice à la
compréhension des phénomènes politiques. Il pourra également l’utiliser comme un
dictionnaire, en utilisant indépendamment et selon ses besoins, les différents chapitres qui
peuvent être lus de manière totalement autonome 4.
1 Nous utilisons indifféremment les termes de « Public Choice », d’« analyse économique des décisions
publiques », d’« analyse économique de la politique », d’« analyse des choix publics », d’« économie poli-
tique » (Political Economics), de « nouvelle économie politique », etc., pour désigner l’ensemble des travaux
sur les interactions entre l’économie et la politique.
2 Ou comment les décisions économiques peuvent être influencées par des déterminants politiques, et ont donc
une dimension politique ; et comment les décisions politiques peuvent être influencées par des déterminants
économiques, et ont donc une dimension économique.
Introduction 9
Le Public Choice s’est alors développé pendant la période qui a suivi la Deuxième
Guerre mondiale (Buchanan 1980) à partir de cinq ouvrages pionniers, qui correspondent
à cinq questions ou reformulations fondamentales pour l’analyse des processus politiques.
Le premier ouvrage est celui de Joseph Schumpeter (1942) Capitalisme, socia-
lisme et démocratie, qui pose la question des objectifs poursuivis par les hommes politiques
dans la poursuite de leurs activités publiques. Il est en effet l’un des premiers auteurs à
appréhender les incidences sur l’analyse du fonctionnement démocratique de la levée de
l’hypothèse de bienveillance des hommes politiques, c’est-à-dire le fait que les hommes
politiques poursuivent des objectifs personnels (de carrière, idéologiques, etc.) distincts des
objectifs de l’intérêt commun ou général et qu’ils adoptent des stratégies afin de réaliser au
mieux ces objectifs.
Le deuxième ouvrage, de Kenneth Arrow (Arrow, 1951 et 1963), date de 1951 et
est une critique de la théorie de la souveraineté populaire. Il montre qu’il existe des contra-
dictions logiques lors du processus d’agrégation des préférences individuelles, c’est-à-dire
dans le passage de volontés individuelles à une volonté collective. Il n’existe pas, dans ces
conditions, de volonté commune, d’intérêt général définissable. Cet ouvrage est à l’origine
d’un important programme de recherche qui s’est développé par la suite sous le terme de
« théorie du choix social » (Social Choice and Welfare) ainsi que des problématiques autour
des modes de scrutin et de leurs capacités à refléter les préférences des populations.
Le livre d’Anthony Downs (1957) An Economic Theory of Democracy marque
quant à lui le début d’une analyse du processus électoral fondée sur l’hypothèse de ratio-
nalité. Il s’agit de s’intéresser aux stratégies des partis politiques et des candidats aux élec-
tions durant les campagnes électorales, mais également aux choix des électeurs de
participer au scrutin et de décider à qui donner leur suffrage. Ce texte est le livre fondateur
de l’analyse spatiale du vote, appelée également Political Analytics, qui offre un cadre
d’analyse des positionnements électoraux des candidats et des électorats.
Autre ouvrage fondateur, The Calculus of Consent de James Buchanan et Gordon
Tullock (1962) propose pour la première fois une analyse des procédures de choix d’une
règle de décision collective. À partir d’une étude des coûts et des bénéfices liés au vote
majoritaire, ils montrent alors les arbitrages à faire avec l’abandon de l’unanimité entre la
recherche du consensus et le coût de ce consensus. À la suite de cet ouvrage, un ensemble
important de travaux va se développer à la fois sur les propriétés des règles majoritaires et
sur les institutions encadrant les choix politico-économiques (Constitutional Political
Economy).
Enfin, le dernier ouvrage fondateur est celui de Manscur Olson (1965) The Logic
of Collective Action. Économiste de formation, Olson cherche à répondre à la question poli-
tique de la logique de la participation d’individus rationnels à une action collective, comme
être membre d’un parti politique, d’un groupe d’intérêt ou d’un syndicat, etc. Les réponses
qu’il apporte au paradoxe de l’action collective, sont à l’origine de tous les développements
de l’analyse économique des décisions politiques portant sur les activités politiques indivi-
duelles et sur les problèmes de passager clandestin (free rider) rencontrés par ses institu-
tions.
10 CHOIX PUBLICS
Ces cinq ouvrages sont donc à l’origine du développement des principales théma-
tiques ou des principales méthodologies du Public Choice. Si ce courant est né de l’appli-
cation d’outils économiques par des économistes à des problématiques politiques, il ne faut
pas, pour autant, réduire l’analyse économique des décisions publiques à l’application
exclusive du postulat économique de rationalité comportementale aux actions politiques
afin de mieux la critiquer (voir par exemple Green et Shapiro, 1994 et 1995 ; Udehn, 1997).
Plusieurs éléments étayent une perspective plus large de l’apport du Public Choice à l’ana-
lyse de la politique.
Premièrement, le cœur de l’explication de la théorie des choix publics n’est pas de
savoir si l’homo politicus est un homo oeconomicus, mais de préciser les conséquences des
stratégies de négociation politique qui conduisent aux décisions publiques. Cela correspond
au cœur de l’argumentation de l’article de J. Buchanan de 1949 qui annonce en quelque
sorte son programme de recherche. Ce qui compte, ensuite, c’est de préciser les caractéris-
tiques de cet échange par rapport notamment à l’échange sur les marchés. Dans ce cadre,
on peut alors définir la science économique comme une science de l’échange et la science
politique comme une science des échanges avec le gouvernement. C’est, en ce sens, que la
théorie des choix publics est devenue une véritable « science politique ». Cela permet de
se détacher analytiquement de la figure de l’homo oeconomicus (Buchanan, 1979 Chapi-
tre 4). Le principal apport de la théorie économique à la science politique est donc de
montrer que la politique est aussi le lieu d’un échange.
Deuxièmement, l’application du postulat de rationalité des comportements
humains n’est pas nouvelle en science politique et n’est pas l’apanage des auteurs du Public
Choice. Il existe, dans la science politique, une tradition philosophique et sociologique
fondée sur ce postulat au moins depuis Nicolas Machiavel, Thomas Hobbes et Benedict
Spinoza, ou encore chez James Madison et Alexis de Tocqueville. Aujourd’hui encore,
l’utilisation des outils et des notions économiques est le fait des politistes eux-mêmes. Si
ce postulat est perçu comme une atteinte à l’idéal politique de la transcendance de l’intérêt
général et de son incarnation dans l’homme politique du fait de son aromantisme et de sa
perspective critique de la politique, il n’est donc pas l’apanage de l’économie politique et
ne peut donc correspondre à un « impérialisme des sciences économiques ».
Ensuite, il n’est pas certain, que les auteurs fondateurs soient les plus grands défen-
seurs de l’hypothèse de rationalité substantive. K. Arrow, tout d’abord, affirme ainsi que
« la rationalité est d’autant plus plausible que les conditions sont idéales ; en dehors de
telles conditions les hypothèses de rationalité sont mises à rude épreuve et peuvent même
devenir contradictoires » (Arrow, 1987). Anthony Downs, ensuite, a proposé une théorie
spatiale du vote qui n’a pas forcément besoin pour se développer de l’hypothèse de pure
rationalité, le modèle d’Hotelling initial en étant dépourvu. De plus, son principal postulat
est que les électeurs ne s’informent pas spontanément sur les enjeux politiques et les condi-
tions électorales (candidats, programmes, politiques publiques, etc.) sur lesquels ils doivent
s’exprimer. Nous sommes donc plus proches, dès l’origine du Public Choice, d’une ratio-
nalité limitée que d’une rationalité substantive.
Enfin, l’analyse économique de la politique ne perd pas sa pertinence ni ses capa-
cités explicatives si on prend ses distances avec la théorie de l’équilibre et l’hypothèse
d’optimisation. Au contraire, le relâchement de ses postulats peut permettre d’enrichir
Introduction 11
ments. Il se rendra également compte que loin d’être un champ clos et fermé, l’analyse
économique de la politique contribue par son pluralisme méthodologique et thématique et
par sa vitalité à notre compréhension des phénomènes politiques et plus généralement des
phénomènes économiques. L’économie est contrainte, structurée, par les décisions poli-
tiques et par les institutions politiques. Le présent ouvrage nous explique pourquoi et
comment les acteurs organisent dès lors leurs actions à l’intérieur de ce cadre.
Le livre est organisé en 26 chapitres. Les deux premiers chapitres traitent de l’ori-
gine de l’État et cherchent à expliquer l’apparition de l’État. Deux arguments sont mis en
avant : le premier porte sur l’efficacité allocative (chapitre 2) et le second sur la redistribu-
tion (chapitre 3).
Dans une deuxième étape, les problématiques de la décision publique dans le cadre
d’une démocratie directe sont abordées. Dans un premier temps, il s’agit d’envisager le
choix d’une règle de vote (chapitre 4) en définissant la règle de majorité optimale qui se
distingue de l’unanimité et qui possède tant des propriétés positives (chapitre 5) que norma-
tives (chapitre 6). Des alternatives plus ou moins simples (chapitre 6) ou sophistiquées
(chapitre 7) à la règle de la majorité sont proposées dans un second temps. Mais la possi-
bilité d’expression de leur préférence par le vote pour les électeurs doit être mise en balance
avec les autres modalités d’expressions politiques comme la migration ou la révolution
(chapitre 8).
Dans une troisième étape, c’est le fonctionnement d’une démocratie représentative
qui est analysé. Après avoir abordé la question du fédéralisme comme système politique
(chapitre 10), la compétition électorale est analysée au travers de deux grands modèles de
vote. Le vote déterministe, où en première analyse la question de l’information des élec-
teurs ne se pose pas, permet de définir le théorème de l’électeur médian (chapitre 11). Le
vote probabiliste permet lui de prendre en compte les effets d’information sur le position-
nement électoral des candidats (chapitre 12). L’analyse est ensuite étendue aux systèmes
multi partis (chapitre 13) qui soulèvent des questions sur les modes de scrutin, sur les
objectifs des partis, sur les comportements stratégiques des électeurs, ainsi que sur la
formation des gouvernements. La question de la participation électorale et du paradoxe du
vote mis en évidence par l’application des choix rationnels ainsi que par les réponses
apportées est présentée dans le chapitre 14.
L’étude du fonctionnement des démocraties représentatives est également l’occa-
sion d’examiner les théories de la recherche de rente (chapitre 15) qui expliquent l’inves-
tissement de ressources par les acteurs privés dans la décision publique afin d’obtenir des
décisions qui leur soient économiquement favorables. La question de l’étude du fonction-
nement de l’administration est traitée dans le chapitre 16 alors que ses interactions avec les
pouvoirs législatifs et exécutifs sont analysées dans le chapitre 17.
La cinquième étape porte sur différents domaines importants de l’analyse écono-
mique des décisions publiques tant dans une dimension théorique qu’empirique. La dicta-
ture est ainsi étudiée dans le chapitre 18 autour des questions des objectifs des dictateurs,
du mode de fonctionnement des dictatures, de leur disparition et de leurs performances
économiques. L’une des questions les plus traitées quantitativement par le Public Choice
est certainement celle des liens entre la concurrence électorale et les politiques macroéco-
nomiques (chapitre 19), notamment autour des cycles politico-économiques. Une autre
Introduction 13
problématique également beaucoup étudiée par le Public Choice est celle des groupes d’in-
térêt et de leurs relations, qu’elles soient financières ou informatives, avec les hommes
politiques (chapitre 20). Les deux derniers thèmes ont trait à la taille de l’État. Il s’agit
d’une part, de présenter les théories explicatives de la croissance de l’intervention publique
(chapitre 21), et d’autre part, d’appréhender les liens entre la taille de l’État et les perfor-
mances macroéconomiques d’un pays (chapitre 22).
La sixième étape modifie la perspective et propose une présentation de la dimen-
sion normative des analyses du Public Choice. Trois éléments sont plus particulièrement
traités en lien avec les développements des théories des choix sociaux : la question de la
fonction du bien-être social (chapitre 23) ; la question de la possibilité ou de l’impossibi-
lité d’un ordre social (chapitre 24) ; et enfin, la question du contrat social juste (chapi-
tre 25).
Le dernier chapitre de l’ouvrage (chapitre 26) se propose en guise de conclusion
de faire le point sur les apports de l’école des choix publics aux connaissances des phéno-
mènes politiques. Il s’agit de montrer les avantages et les limites de l’approche et de répon-
dre aux principales critiques, souvent injustifiées, faites à cette démarche volontairement
pluridisciplinaire et particulièrement fructueuse.
PARTIE
1
Matrice 2.1
Le vol comme dilemme du prisonnier.
B
Ne vole pas Vole
A
Ne vole pas 1 4
(10 ; 9) (7 ; 11)
Vole 2 3
(12 ; 6) (8 ; 8)
Les deux joueurs sont dans la meilleure situation lorsqu’ils renoncent à voler, mais
chacun est dans une situation encore meilleure s’il est le seul à voler (cases 2 et 4). Dans la
matrice 2.1, le vol est une stratégie dominante pour les deux joueurs, ainsi définie parce
qu’elle domine toutes les autres stratégies en promettant à celui qui l’a choisie un plus
grand gain que toute autre stratégie et ce quel que soit le choix de l’autre joueur. Dans un
environnement anarchique, on peut s’attendre à ce que les choix indépendants de chaque
individu conduisent les deux à adopter la stratégie dominante correspondant au vol et à se
retrouver dans la case 3. La distribution de blé dans la case 3 représente une « distribution
La rationalité des choix collectifs : l’efficience allocative 19
naturelle » des biens (ainsi appelée par Bush, 1972), à savoir la distribution qui émergerait
dans un état de nature de type hobbésien.
À partir de cet état de nature, les deux individus peuvent améliorer leur situation
en s’engageant mutuellement – de façon tacite ou formelle – à ne pas voler. Ils s’accorde-
ront si l’application d’un tel accord coûte moins que le gain conjoint qu’il permet d’obte-
nir. En passant de la case 3 à la case 1, les deux individus accomplissent un changement
parétien qui les amène hors de l’état de nature hobbesien (Bush, 1972 ; Bush et Mayer,
1974 ; Buchanan, 1975a ; Schotter, 1981). Le contrat qui permet un tel changement est une
sorte de contrat constitutionnel qui établit les droits de propriété et les contraintes compor-
tementales pour chaque individu. L’existence de ces droits est sans aucun doute une condi-
tion nécessaire pour pouvoir faire des contrats post-constitutionnels, qui créent par la suite
un système d’échanges volontaires (Buchanan, 1975a). Les problèmes des choix collectifs
se manifestent lorsqu’on quitte l’anarchie hobbésienne et se définissent par l’existence d’un
groupe ou d’une communauté reconnaissable.
Un système de droits de propriété et de procédures pour les appliquer sont un bien
public samuelsonien en cela que « chaque consommation individuelle ne limite pas la part
de consommation de ce bien des autres individus » 1. Ou encore, un bien public pur peut
être défini comme devant être fourni en quantité équivalente à tous les membres d’une
communauté. Des exemples familiers de bien publics purs sont la défense nationale, la
police et les pompiers. La défense nationale est le bien fourni par la collectivité contre les
menaces extérieures. Les lois et leurs applications protègent contre les menaces intérieu-
res ; les pompiers contre le feu. Toute fourniture d’un bien public qui requiert un coût en
ressources, en temps ou en contraintes morales peut être décrite comme une stratégie de jeu
analogue à la matrice 2.1. Si on remplace le vol par le paiement pour l’armée, ou pour la
police ou encore pour les pompiers, on peut voir émerger la même stratégie. Chaque indi-
vidu est plus gagnant si tous contribuent à fournir le bien collectif plutôt que si personne ne
contribue. Mais chacun est encore plus gagnant s’il est le seul à ne pas payer pour le bien.
Un bien public pur a deux caractéristiques importantes : la non-rivalité et l’impos-
sibilité ou l’inefficacité d’exclure d’autres personnes de sa consommation une fois qu’il a
été fourni par quelques membres de la communauté (Musgrave, 1959 ; Head, 1962). La
non-rivalité est une propriété de la production ou de la fonction de coût du bien public. Le
cas extrême de non-rivalité est un bien dont les coûts de production sont tous fixes et dont
les coûts marginaux de production sont nuls (par exemple, un monument public). Pour un
tel bien, l’accroissement du nombre des consommateurs (les touristes) ne prive pas les
autres de leurs bénéfices de consommations. Même un bien avec des coûts moyens décrois-
sants, bien que les coûts marginaux soient positifs, garde des éléments de non-rivalité qui
accroissent les problèmes de production collective.
La caractéristique de la non-rivalité crée la possibilité de gains suite à un déplace-
ment coopératif de la case 3 à la case 1. Étant donnée la non-rivalité, une décision de
1 Samuelson (1954, p. 386). La mesure dans laquelle les individus peuvent être exclus des bénéfices d’un bien
public varie. Un homme ne peut défendre sa maison des invasions étrangères sans défendre en même temps
celle de son voisin, mais il peut laisser brûler la maison du voisin sans risquer d’endommager la sienne.
Tullock (1971c) a suggéré que des procédures de paiement volontaire pour les biens publics excluables intro-
duiraient des situations qui ressemblent à la dernière citée.
20 LES ORIGINES DE L’ÉTAT
consommation collective est nécessaire pour produire efficacement le bien. S’il faut deux
fois plus de ressources pour protéger A et B des autres que pour protéger seulement l’un
d’entre eux, l’action collective est alors non nécessaire en raison d’une possibilité d’ex-
clure. Chacun peut choisir de façon indépendante s’il contribue ou non à sa propre protec-
tion.
Certaines personnes peuvent être exclues des bénéfices tirés d’une visite de la
statue placée dans une galerie privée si elles ne payent pas pour la voir. Mais personne ne
peut être empêché de voir une statue ou un monument qui est sur la place d’un centre ville.
Pour beaucoup de biens publics, l’exclusion de quelques membres de la communauté de sa
consommation est impossible ou impraticable. L’échec de l’application du principe d’ex-
clusion produit une incitation à se comporter de façon non coopérative et individualiste,
c’est-à-dire à pouvoir gagner en bougeant de la case 1 vers les cases 2 ou 4. L’impossibi-
lité de l’exclusion augmente la chance que des processus purement volontaires de fourni-
ture du bien public soient interrompus. Alors, lorsqu’elles sont conjointes, les propriétés du
bien public offrent la raison d’être des choix collectifs. La non-rivalité est la carotte qui
pousse à prendre des décisions coopératives-collectives bénéficiant à tous ; le principe
d’absence d’exclusion est la pomme qui tente les individus à devenir indépendants et non
coopératifs.
Bien que le plus pur des biens publics soit caractérisé par les deux propriétés de
non-rivalité et d’impossibilité d’exclusion, des problèmes de révélation de préférences se
manifestent toujours si seulement la première de ces propriétés est présente. Ce qui signi-
fie qu’une définition alternative du bien public est qu’il peut être fourni en quantités équi-
valentes à tous les membres de la communauté avec un coût marginal nul. La substitution
du « doit » par « peut » dans la définition implique que l’exclusion devient possible. Un
exemple classique d’un bien public conforme à cette définition est un pont. En absence de
congestion, les services offerts par le pont peuvent être mis à disposition de tous les
membres de la communauté, mais ce n’est pas obligatoire. L’exclusion est possible. Cepen-
dant, aussi longtemps que le coût marginal lié à l’usage du pont de la part d’un individu
reste nul, exclure quelqu’un qui tirerait un bénéfice marginal en empruntant le pont serait
une violation du principe de Pareto. La non-rivalité seule peut créer le besoin d’une action
collective pour parvenir à l’optimalité de Pareto. La matrice 2.1 décrit le dilemme du
prisonnier désormais largement analysé. Le trait principal de ce jeu est que le joueur en
ligne classe les quatre situations possibles ainsi 2 > 1 > 3 > 4, alors que le classement du
joueur en colonne est 4 > 1 > 3 > 2 2. La stratégie non coopérative est dominante pour les
deux joueurs. C’est la meilleure stratégie pour un joueur sur un jeu non répété au regard
des choix stratégiques de l’autre joueur. Le résultat, la situation 3, est un équilibre de
Cournot-Nash 3. Cette situation a également la regrettable propriété d’être le seul résultat
qui n’est pas Pareto-optimal. Pour chacune des trois autres cases, un changement peut
2 Un postulat supplémentaire que les gains du joueur en ligne dans la case 2 et ceux du joueur en colonne dans
la case 4 soient inférieurs à leurs deux gains dans la case 1 est nécessaire pour s’assurer qu’ils ne s’accordent
pas pour suivre une stratégie mixte, en coopérant et en faisant défection à tour de rôle ; autrement dit, ne pas
se voler réciproquement sur deux périodes doit produire des gains plus élevés que se voler l’un l’autre à tour
de rôle.
3 Un ensemble de stratégies S = (s1 , s2 , …, si …, sn ) est un équilibre de Nash si pour chaque joueur i , si est sa
stratégie optimale, quand tous les autres joueurs j = i jouent leurs stratégies optimales s j , s j ∈ S.
La rationalité des choix collectifs : l’efficience allocative 21
mettre au moins un joueur dans une plus mauvaise situation, alors que pour la case 3, un
changement vers la 1 améliore la situation des deux joueurs.
En dépit de l’évidente supériorité du résultat coopératif où personne ne vole sur le
résultat où tous volent, la domination des stratégies de vol a pour conséquence que choisir
ensemble de ne pas voler ne conduit pas à un équilibre stable, au moins pour l’un des deux
joueurs. La solution coopérative peut émerger, cependant, en tant que résultat d’un « super-
jeu » du dilemme du prisonnier répété encore et encore par les mêmes joueurs. La solution
coopérative peut apparaître, même en absence d’une communication directe entre les
joueurs, si chaque joueur choisit une stratégie du « super-jeu » qui lie son choix des straté-
gies coopératives dans un jeu singulier aux stratégies des autres joueurs. Une telle stratégie
dans un « super-jeu » consiste pour un individu à jouer dans le jeu en cours la même stra-
tégie que celle utilisée par l’autre joueur dans le jeu précédent. Si les deux joueurs adop-
tent cette stratégie et si tous commencent par utiliser la stratégie coopérative, la solution
coopérative émerge à chaque étape du jeu. Cette stratégie du « donnant-donnant » bat
toutes les autres stratégies proposées par un panel d’experts en théorie des jeux dans un
tournoi par ordinateur organisé par Axelrod (1984).
Une stratégie alternative, qui parvient au même résultat, consiste pour chaque
joueur à jouer une stratégie coopérative aussi longtemps que l’autre joueur le fait, et à punir
l’autre joueur quand il fait défection avec une série de coups non coopératifs qui suit cette
défection, avant de revenir à une stratégie coopérative. Encore une fois, si tous les joueurs
commencent en coopérant, ce résultat continue pendant tout le jeu (Taylor, 1987, ch. 3).
Dans ces deux stratégies coopératives, entraînant une solution au super-jeu du dilemme du
prisonnier, on parvient à l’équilibre grâce à la punition (ou à la menace de punition) du
comportement non coopératif de chaque joueur, dans ce cas par la non-coopération de
l’autre joueur. Cette idée que le comportement non coopératif (antisocial, immoral) doit
être puni pour inciter à se conformer à la règle du groupe a été trouvée dans la plupart, sinon
toutes les philosophies morales, et offre un lien direct entre cette large littérature et la
théorie moderne 4.
Quand le nombre de joueurs dans un dilemme du prisonnier est petit, il est
évidemment plus facile d’apprendre leur comportement et de prédire s’ils répondront aux
choix stratégiques coopératifs et de quelle façon. Il est aussi plus facile de détecter le
comportement non coopératif et, quand cela est possible, de le repérer pour le punir, de
manière à encourager à l’avenir des stratégies coopératives. Quand le nombre de joueurs est
important, il est facile pour un joueur d’adopter des stratégies non coopératives sans être
détecté, puisque l’impact d’une défection singulière est petit. Ainsi, il ne sera pas puni car il
ne pourra pas être découvert ou il sera trop couteux pour les joueurs coopératifs de le détec-
ter et de le punir. Donc, le conformisme volontaire avec des sanctions ou la fourniture de
biens publics ont plus de chances d’apparaître dans des petites communautés que dans des
grandes (Coase, 1960 ; Buchanan, 1965a). La dépendance au comportement coopératif dans
des grandes communautés ou groupes conduit au free-riding (ou comportement de passager
clandestin) et à la sous-fourniture ou à la non-fourniture du bien public (Olson, 1965).
4 Pour des discussions classiques du comportement moral et de la punition, qui sont les plus modernes et les
plus en ligne avec la discussion autour du dilemme du prisonnier, voir Hobbes, Léviathan (1651, chapitres 14,
15, 17, 18) et Hume (1751, pp. 120-127).
22 LES ORIGINES DE L’ÉTAT
Dans une communauté grande, mobile et hétérogène, il peut y avoir besoin d’éta-
blir formellement quel comportement est mutuellement avantageux (par exemple, combien
chacun doit contribuer pour un bien public), parfois même simplement pour que les indi-
vidus sachent quel comportement est compatible avec quel intérêt commun. Étant donné
les incitations à faire défection, la coopération peut requérir l’application de récompenses
ou de sanctions individuelles. Olson (1965) a montré que la participation individuelle dans
de grandes organisations et fondées sur le volontariat, comme les syndicats, les groupes
d’intérêts et d’autres groupes organisés, n’était pas fonction des bénéfices collectifs que ces
organisations fournissaient à leurs membres, mais des incitations individuelles qu’elles
offraient sous la forme de bénéfices sélectifs pour la participation et la présence, ou sur des
peines telles que des amendes ou autres sanctions individuelles.
L’une des conséquences est que la démocratie, définie comme un ensemble de
procédures formelles de vote pour produire et appliquer des choix collectifs, est une insti-
tution très utile pour les communautés impersonnelles de grande taille. Les familles pren-
nent une série de décisions collectives sans toujours voter ; les tribus votent seulement
occasionnellement. Une métropole ou une nation peut avoir à faire un grand nombre de
décisions par des processus de choix collectifs, bien que beaucoup d’entre eux puissent ne
pas correspondre à ce que nous avons défini ici comme un processus démocratique 5. De
façon analogue, des communautés petites et stables peuvent susciter la conformité volon-
taire aux règles du groupe et des contributions pour la fourniture d’un bien public local en
utilisant des canaux de communication informelle et des pressions de groupe. Des commu-
nautés plus larges et plus impersonnelles doivent par contre établir des peines formelles
contre les comportements antisociaux (tels que voler), lever des impôts pour fournir les
biens publics et employer une police pour assurer la coopération.
La taille de la communauté, sa dépendance de sanctions formelles et de leur appli-
cation par la police ainsi que l’échec dans le dilemme du prisonnier peuvent tous être
dynamiquement associés. La détection des tricheurs dans le dilemme du prisonnier prend
du temps. Une augmentation du nombre de défections peut conduire à une augmentation
ultérieure de ces défections, mais seulement après un certain temps. Si, du fait d’un accrois-
sement de la taille de la communauté ou pour quelques autres raisons, la fréquence des
défections devait augmenter, on pourrait s’attendre à ce qu’après un certain laps de temps
les violations du dilemme du prisonnier se multiplient. La fréquence des défections dans la
période qui suit augmenterait toujours plus et, de manière concomitante, le besoin et la
dépendance en efficacité policière pour que les lois soient appliquées. Buchanan (1975a) a
décrit un tel processus comme l’érosion du capital juridique (c’est-à-dire du respect des
règles) d’une communauté 6. Aujourd’hui, cette forme de capital fait notamment référence
au capital social. Putnam (2000) fournit des preuves d’un déclin important du stock de
capital social dans toutes les démocraties occidentales dans les générations récentes.
Taylor (1987) associe la rupture de la solution coopérative au dilemme du prison-
nier non pas à la taille de la communauté, mais au niveau d’intervention du gouverne-
5 Il faut aussi garder à l’esprit que la démocratie est seulement un moyen potentiel pour produire des biens
publics. Les autocraties ou les oligarchies fournissent aussi des biens collectifs à leur communauté. Les auto-
craties sont discutées au chapitre 18.
6 Voir Buchanan (1965a).
La rationalité des choix collectifs : l’efficience allocative 23
7 En effet, « le principal point (de Taylor) vise à établir » que « la coopération peut se développer dans un super-
jeu du dilemme du prisonnier, quel que soit le nombre de joueurs » (1987, p. 104). À la page suivante, il
concède, cependant, qu’« il est plutôt évident que la coopération parmi un nombre assez important de joueurs
a « moins de chances » d’apparaître que la coopération parmi un petit nombre » (p. 105).
24 LES ORIGINES DE L’ÉTAT
Matrice 2.2
Un jeu de coordination.
D
Stratégie A Stratégie B
G
Stratégie A 1 4
(a ; a) (0 ; 0)
Stratégie B 2 3
(0 ; 0) (b ; b)
Supposons maintenant que b > a. Clairement, les deux joueurs ont une préférence
pour se coordonner sur la stratégie B. La stratégie B devient une forme de point de Schel-
ling, et les deux joueurs peuvent s’attendre à ce que les deux choisissent cette stratégie
(Schelling, 1960). Mais que faire si b = a ? Il semblerait que les deux joueurs n’aient pas
d’autre choix que de recourir au jeu du pile ou face, sinon celui d’essayer de communiquer
l’un avec l’autre. Avec b = a, les deux joueurs sont indifférents entre la coordination sur
les stratégies A ou B. Si l’un d’eux pouvait proposer de se coordonner sur la stratégie B,
l’autre n’aurait aucune raison d’objecter et n’aurait aucune raison de faire défection une
fois que l’accord a été trouvé. Les jeux de coordination ont donc une stabilité inhérente
alors que celle-ci est absente dans plusieurs autres jeux qui représentent des dilemmes
sociaux, comme le dilemme du prisonnier.
En effet, à cause de cette stabilité intrinsèque, l’ensemble des stratégies Pareto-
optimales est censé émerger quand le jeu de coordination est répété, en exigeant beaucoup
moins de postulats comportementaux que ceux qui étaient nécessaires pour parvenir au
résultat Pareto-optimal dans un super-jeu du dilemme du prisonnier. Supposons par
exemple que tous les individus ignorent les gains des différentes combinaisons de straté-
gies, les choix que l’autre joueur a fait dans le passé ainsi que le choix actuel de l’autre
joueur. La seule information dont un joueur dispose consiste dans ses propres choix straté-
giques passés sur un nombre fini de jeux et les gains qu’il a obtenus. Étant donnée cette
connaissance limitée, il choisira de jouer la stratégie qui a le plus rapporté dans un passé
récent.
Par exemple, supposons qu’il ne se rappelle que des gains des cinq derniers jeux
et qu’il a joué trois fois A et deux fois B. Dans deux des trois coups où il a joué A, il a
obtenu a ; dans un des deux coups où il a joué B il a reçu b. Il choisira alors d’augmenter
la fréquence avec laquelle il choisira la stratégie A. Si l’autre joueur adopte la même règle
de comportement, les deux joueurs se coordonneront spontanément sur la stratégie A et
rejoueront cette même stratégie aussi longtemps que la structure des gains restera la même.
Plusieurs contributions à la théorie des jeux évolutionnaires ont modélisé l’action
individuelle comme un apprentissage adaptatif, dans lequel le choix stratégique individuel
d’aujourd’hui dépend des gains qu’il a reçus dans un passé récent, ou du moins de ceux
qu’il a pu observer. Ces modèles démontrent comment des choix stratégiques coordonnés
peuvent émerger dans des jeux analogues à la matrice 2.2 8. Ces résultats sont d’une grande
8 Voir, par exemple, Sugden (1986) ; Warneryd (1990) ; Kandori, Mailath et Rob (1993) ; et Young (1993).
La rationalité des choix collectifs : l’efficience allocative 25
importance parce qu’ils sont fondés sur des postulats très réalistes relatifs aux capacités des
individus à s’engager dans des stratégies rationnelles et à la façon dont l’apprentissage se
fait. Ils montrent comment des conventions sociales peuvent évoluer pour résoudre des
problèmes de coordination sans le besoin d’un État 9.
Des exemples de jeux de coordination incluent le code de la route ainsi que les
règles de conduite en général : conduire sur la droite, dépasser à gauche, céder le passage
aux voitures qui viennent de la droite et ainsi de suite. Si tous les problèmes produits par
l’interaction sociale étaient aussi simples que décider de quel côté de la route il faut
conduire, on pourrait aisément imaginer de se débarrasser de l’État. Mais c’est loin d’être
le cas, comme notre discussion sur le dilemme du prisonnier l’a déjà montrée et comme le
jeu de la poule mouillée va bientôt l’illustrer.
Matrice 2.3
La construction d’une barrière comme un jeu de la poule mouillée.
D
Contribue Ne contribue pas
G
Contribue 1 4
(3 ; 3) (2 ; 3,5)
Ne contribue pas 2 3
(3,5 ; 2) (1 ; 1)
G et D dans les cases, respectivement, 2 et 4). La matrice 2.3 illustre le jeu de la « poule
mouillée ». Il diffère du dilemme du prisonnier en cela que le résultat dans lequel personne
ne contribue (case 3), qui est Pareto-inférieur à celui où les deux joueurs contribuent (case
1), n’est pas un équilibre. Puisque chaque individu est toujours mieux en payant seul pour
la barrière, chacun est incité à se déplacer vers les cases 2 ou 4 plutôt que de continuer à
voir le résultat donné dans la case 3. Les cases 2 et 4 sont deux équilibres de ce jeu ; les
deux seuls. L’ordre des gains dans un jeu de la poule mouillée pour le joueur en ligne est
indiqué dans les cases 2 > 1 > 4 > 3, alors que dans le dilemme du prisonnier celui-ci
était 2 > 1 > 3 > 4. L’inversion des deux dernières cases pour les deux joueurs est à l’ori-
gine du changement dans l’équilibre.
Dans les cases 4, 1 et 2, la barrière est construite. Ces cases diffèrent seulement sur
l’identité de qui paye la barrière, donc sur les gains d’utilité des deux joueurs. Dans la case
4, G paie le prix complet de 1000 euros de la barrière et son niveau d’utilité est égal à 2. Dans
la case 1, G paie 500 euros et reçoit un niveau d’utilité de 3, alors que dans la case 2 G ne
paie rien et son niveau d’utilité est de 3,5. La plus faible augmentation d’utilité est donnée
par l’écart entre avoir 500 euros en moins dans son portefeuille et avoir son portefeuille plein
(0,5). L’utilité augmente davantage si on passe de 1000 euros en moins à 500 en moins (1),
ce qui reflète l’hypothèse de décroissance de l’utilité marginale des revenus. Si G et D ont
des utilités marginales de leur revenu déclinantes, comme cela a été postulé dans la matrice
2.3, alors la solution de partager le coût de la barrière, en plus d’être plus équitable, maximise
l’utilité totale. Avec des postulats différents, une barrière plus résistante et plus haute peut être
construite quand le coût est partagé et le résultat peut être alors encore plus efficient dans la
case 1 où l’on partage les coûts. Mais le résultat de la case 1 n’est pas en équilibre. D et G
obtiendront plus s’ils peuvent convaincre l’autre de payer le prix total de la barrière. Une
façon de le faire est de s’engager soi-même à ne pas construire la barrière, ou au moins de
convaincre son voisin que l’on a pris un tel engagement de sorte que le voisin, disons, D,
croie que son choix se situe entre les cases 2 et 3 et alors il choisit naturellement 2.
Le jeu de la poule mouillée est souvent utilisé pour décrire les interactions entre
nations (Schelling, 1966, chapitre 2). Soit D une superpuissance qui préfère qu’il y ait d’au-
tres pays avec des institutions démocratiques et C un pays qui favorise des institutions
communistes. Une guerre civile fait rage dans un petit pays P entre un groupe qui veut
installer le communisme et un groupe qui essaye d’installer une constitution démocratique.
Cette situation peut aisément rappeler le jeu de la poule mouillée. Chaque superpuissance
veut aider le groupe favorable à son idéologie dans le pays P, et veut que l’autre superpuis-
sance reste neutre. Mais si l’autre superpuissance, par exemple C, aide déjà son groupe dans
P, alors il vaut mieux pour D de ne rien faire plutôt que d’aller aider son groupe dans P en
étant ainsi entraîné dans une confrontation directe entre superpuissances. Les deux puissan-
ces gagnent nettement plus si chacune reste en retrait plutôt que si les deux interviennent.
Étant donnée cette configuration de gains correspondant au jeu de la poule
mouillée, chaque superpuissance peut pousser l’autre à rester en retrait en s’engageant
devant l’autre à défendre la démocratie (ou le communisme) partout dans le monde où elle
est menacée. Un tel engagement, associé à une réputation de « dur », pourrait pousser
l’autre superpuissance à rester en retrait toutes les fois qu’un conflit entre des forces
communistes et démocratiques éclate dans un petit pays.
La rationalité des choix collectifs : l’efficience allocative 27
Le danger de cette situation, cependant, est que les deux superpuissances devien-
nent si engagées dans leur stratégie de soutien aux groupes qui leur sont idéologiquement
proches et si désireuses de maintenir leur réputation de « dureté », qu’aucune des deux ne
reste en retrait. La confrontation entre superpuissances est alors causée par la guerre civile
dans le petit pays P.
Comme dans le dilemme du prisonnier, la solution de la coopération conjointe du
jeu de la poule mouillée peut émerger à partir d’un super-jeu de la poule mouillée si chaque
joueur reconnaît les bénéfices à long terme de la coopération et adopte la stratégie du
donnant-donnant ou une autre analogue (Taylor et Ward, 1982 ; Ward, 1987). Autrement,
les deux superpuissances (ou les deux voisins) peuvent reconnaître les dangers inhérents à
la stratégie non coopérative de l’engagement et négocier directement ensemble afin de
tomber d’accord pour suivre une stratégie coopérative. Par conséquent, bien que la struc-
ture du jeu de la poule mouillée diffère de celle du dilemme du prisonnier, les solutions
optimales du jeu sont similaires et requièrent une sorte d’accord formel ou tacite pour
coopérer. De même, plus le nombre de joueurs augmente, et plus la chance qu’un accord
formel soit nécessaire augmente (Taylor et Ward, 1982 ; Ward, 1987). Donc, pour le jeu de
la poule mouillée, comme pour le dilemme du prisonnier, le besoin d’institutions démo-
cratiques pour parvenir à des solutions de jeu efficientes et coopératives s’accroît avec
l’augmentation du nombre de joueurs.
G = G 1 + G 2 + G 3 + …G n (2.1)
Supposons que la fonction d’utilité de chaque individu est donnée par Ui (X i , G), où X i est
la quantité de bien privé que i consomme.
Maintenant, considérons la décision de i sur la quantité de bien public qu’il est prêt
à fournir et qui équivaut à son G i optimal étant donnée sa contrainte budgétaire
Yi = Px X i + Pg G i , où Yi est son revenu et Px et Pg sont les prix, respectivement, des biens
privés et des biens publics. En l’absence d’une institution pour coordonner les quantités de
bien public offert, chaque individu doit décider indépendamment des autres individus la
quantité de bien public qu’il va fournir. En prenant cette décision, il est raisonnable de
postuler qu’un individu considère la quantité de bien public offerte par la communauté
28 LES ORIGINES DE L’ÉTAT
comme fixe. Chaque i choisit le G i qui maximise Ui , étant données les valeurs de G j choi-
sies par tous les autres individus j. La fonction objectif de l’individu i est alors :
Oi = Ui (X i , G) + λi (Yi − Px X i − Pg G i ). (2.2)
comme condition pour la maximisation de l’utilité. Chaque individu achète le bien public
comme s’il était un bien privé, en considérant les achats des autres membres de la commu-
nauté comme donnés. Cet équilibre est souvent désigné équilibre de Cournot ou de Nash,
en ce qu’il ressemble aux postulats comportementaux que Cournot a faits à propos de
l’offre d’un bien privé homogène dans un marché oligopolistique.
Maintenant, confrontons (2.5) avec la condition d’optimalité de Pareto. Pour l’ob-
tenir, nous maximisons la fonction de bien-être suivante :
W = λ1 U1 + λ2 U2 + … + λn Un , (2.6)
où tous les λi > 0. Étant donnés les poids positifs de toutes les utilités individuelles, toute
allocation qui n’est pas Pareto-optimale – c’est-à-dire par laquelle l’utilité d’une personne
peut être augmentée sans que personne n’en perde – ne peut pas donner une valeur
maximum à W. Alors, en choisissant X i et G i pour maximiser W, nous obtenons une allo-
cation Pareto-optimale.
En maximisant (2.6), sous la contrainte agrégée de budget
n
n
Yi = Px X i + Pg G (2.7)
i=1 i=1
λPx
.∂Ui /∂G = λPg (2.10)
i
∂Ui /∂ X i
ou
α βYi
Gi = − Gi + . (2.17)
α + β j=i (α + β)Pg
L’équation (2.17) implique que plus les individus i pensent que le bien public fourni par les
autres citoyens sera grand, et plus la quantité du bien public qu’ils choisiront volontaire-
ment de fournir sera petite. Avec seulement deux citoyens dans une communauté, (2.17)
définit la courbe de réaction habituelle de la théorie du duopole. Dans cette situation, c’est
une droite avec une pente négative.
Si tous les membres de la communauté ont des revenus identiques, Y, alors tous
choisiront les mêmes niveaux de G i et (2.17) peut être utilisé pour trouver la contribution
dans l’équilibre d’un seul individu :
α βY
Gi = − (n − 1) G i + , (2.18)
α+β (α + β)Pg
à partir de quoi on obtient
β Y
Gi = . (2.19)
αn + β Pg
La quantité du bien public fourni par la communauté à travers des contributions indépen-
dantes devient alors
nβ Y
G = nG i = . (2.20)
αn + β Pg
Ces quantités peuvent être comparées à des quantités Pareto-optimales. Avec des individus
à revenu identique, tous contribuent à la hauteur de G i et ont le même X i restant, de sorte
que (2.11) devient
β X iα G β−1 Pg
n α−1 β
= . (2.21)
α Xi G Px
Ce ratio est inférieur à 1, si n > 1, et tend vers zéro à mesure que n augmente. Donc, pour
toutes les communautés plus grandes qu’un individu solitaire, la fourniture volontaire et
indépendante du bien public est inférieure à sa quantité Pareto-optimale, et l’écart relatif
entre ces deux quantités s’accroît à mesure que la taille de la communauté augmente.
L’étendue d’une sous-fourniture du bien public située dans un équilibre Cournot-
Nash dépend de la nature des fonctions d’utilités individuelles : plus le ratio de β sur α est
grand et plus l’étendue de la sous-fourniture sera petite. Avec α = 0, c’est-à-dire quand
l’utilité marginale du bien privé est nulle, G C N = G P O . Cette équivalence se maintient
aussi avec des courbes d’indifférence à angle droit, là où l’utilité marginale du bien privé,
en gardant fixe la quantité du bien public, est nulle (Cornes et Sandler, 1986). Mais avec
les courbes d’indifférences traditionnelles, régulières et convexes à l’origine, on peut s’at-
tendre à une sous-fourniture du bien public volontairement fourni et à ce que la taille rela-
tive de cette sous-fourniture varie avec la taille de la communauté. Pour parvenir à une
allocation Pareto-optimale, il faut des institutions qui puissent coordonner les contributions
de tous les individus.
plan de construction d’un bateau (ou d’un pont) pour traverser une rivière, et ensuite on
sélectionne le meilleur et on le construit.
La technologie du maillon faible est comme une fonction de production à coeffi-
cient fixe pour les biens publics. La contribution marginale de l’individu i à l’offre du bien
public, ∂G/∂G i , est égale à zéro si sa contribution excède celle des autres membres de la
communauté (G i > G j pour chaque j). Mais ∂G/∂G i équivaut à la fonction d’offre de la
communauté quand G i < G j pour tout j. La technologie additive suppose une fonction de
production additive et séparable, alors que la technologie du maillon fort suppose une
forme de rendement croissant de façon discontinue. Ce dernier semble le moins plausible
des trois, donc nous considérons seulement les cas compris entre le maillon faible et les
technologies de production additives.
Considérons une communauté de deux fermiers australiens dont les champs sont
contigus et terminent sur un segment de buisson. Chaque nuit, les kangourous sortent du
buisson et détruisent les récoltes des fermiers. Les fermiers peuvent protéger leurs récoltes
en érigeant une barrière tout au long de la frontière entre leur propriété et le buisson.
Chaque fermier est responsable pour l’achat de la barrière de son propre segment de fron-
tière. Les technologies suivantes peuvent être utilisées :
– Le maillon faible : les kangourous s’adaptent rapidement aux changements de leur
environnement et découvrent le point le plus faible de la barrière. Le nombre de
kangourous qui entrent dans les deux champs des fermiers est déterminé par la
taille de la barrière dans son point le plus faible.
– L’addition non pondérée : les kangourous sont très stupides et sondent la barrière
au hasard. Le nombre de kangourous qui entrent dans les deux champs est inver-
sement proportionnel à la taille moyenne des deux barrières.
– Les rendements décroissants : si la barrière d’un fermier est plus basse que celle
de l’autre fermier, quelques kangourous, mais pas tous, apprendront à ne sonder
que la barrière plus basse, et la plus haute barrière empêchera quelques kangou-
rous de sauter par-dessus.
Maintenant, considérons la formulation générale suivante de l’offre de bien
public : soit G le nombre d’unités de bien public fourni, défini dans ce cas comme le
nombre de kangourous qu’on a empêché d’entrer dans les champs. Définissons les unités
de barrière achetées au prix Pf ainsi :
∂U2 /∂G Pf
= (2.26)
∂U2 /∂ X w Px
tant que F2 > F1 . En effet, le fermier 2 est confronté à un prix relativement plus élevé pour
accéder au bien public F, puisque la contribution marginale pour son achat est inférieure à
celle de 1, si l’on emploie la technologie définie par (2.25). Plus w est petit et moins 2
achète de la barrière (et plus sa contribution optimale pour le bien public sera petite). Avec
un w assez petit, la solution à (2.26) requiert F2 < F1 . Mais alors 2 serait le plus petit
contributeur et sa contribution optimale serait définie par (2.5). Puisque 2 est favorable à
une plus grande contribution que 1, s’il s’adapte simplement à la contribution de 1 en satis-
faisant (2.26), il viole F2 > F1 .
Pour déterminer la condition du niveau Pareto-optimal de G, nous choisissons les
niveaux de X 1 , X 2 , et G de façon à maximiser l’utilité de 1, en gardant l’utilité de 2 cons-
tante, et en satisfaisant (2.25) ainsi que les contraintes budgétaires individuelles ; autrement
dit, nous maximisons
L = U1 (X 1 , G) + γ U2 − U2 (X 2 , G) + λ [G − F1 − wF2 ] , (2.27)
Seulement dans le cas extrême du maillon faible, où w = 0, la condition pour une Pareto-
optimalité pour la communauté (2.28) est satisfaite par les deux individus agissant de façon
indépendante, et pour laquelle (2.28) se réduit à (2.5), de sorte que les deux fermiers achè-
tent une quantité de barrière satisfaisante (2.5) 10. D’un autre côté, avec w = 1, nous avons
une offre de bien public par addition non pondérée et (2.28) devient alors (2.11) – la condi-
tion de Samuelson (1954) pour l’optimalité de Pareto – qui provoque le fait qu’une trop
petite quantité de bien public sera offerte.
De plus, la différence entre la quantité de bien public offerte volontairement
lorsque chaque fermier agit de façon indépendante et la quantité Pareto-optimale augmente
avec w. Pour illustrer ce point, supposons encore que les deux individus ont un revenu iden-
tique Y, et des fonctions d’utilité identiques U = X α G β . Les deux alors vont acheter la
10 Cette conclusion est contingente par rapport aux revenus initiaux des deux fermiers et par rapport à la
contrainte implicite que le fermier 2 ne puisse pas transférer de l’argent à 1, ni acheter la barrière à sa place.
Avec un w assez faible ou un Y2 /Y1 assez fort, la Pareto-optimalité sans contraintes peut exiger que 2 finance
l’achat de la barrière de 1. Voir Hirshleifer (1984).
34 LES ORIGINES DE L’ÉTAT
même quantité de barrière BF et de bien privé X. À partir de (2.5) et de (2.25), nous obte-
nons que la quantité de bien public offerte à travers les décisions des deux fermiers indé-
pendants et maximisant leur utilité correspond à l’équilibre de Cournot-Nash :
βY (1 + w)
GC N = . (2.29)
Pf [α (1 + w) + β]
β Y
GPO = (1 + w). (2.30)
α + β Pf
En divisant (2.29) par (2.30) nous obtenons le ratio des offres indépendantes de quantités
Pareto-optimales de bien public :
GC N α+β
= . (2.31)
GPO α (1 + w) + β
Avec w = 0, le ratio est un, mais il baisse quand w augmente. Avec n individus, (2.28) se
généralise :
∂U1 /∂G ∂U2 /∂G ∂U3 /∂G ∂Un /∂G Pf
+ w2 + w3 + . . . + wn = (2.32)
∂U1 /∂ X ∂U2 /∂ X ∂U3 /∂ X ∂Un /∂ X Px
Et (2.31) se généralise :
GC N α+β
= . (2.33)
GPO α (1 + w2 + w3 + . . . + wn ) + β
L = U A (X A , E A ) + λ (Y A − X A Px − E A Pe ) . (2.34)
∂U A /∂ E Pe
= . (2.35)
∂U A /∂ X Px
Mais E est une activité qui produit une externalité, donc il faut également tenir compte de
la fonction d’utilité de B, même si B n’achète ni ne vend E. Pour parvenir à une allocation
Pareto-optimale de X et E, on peut maximiser l’utilité d’un individu, sous la contrainte que
l’utilité de l’individu reste constante et que le budget combiné des deux individus ne soit
pas dépassé
L P O = U A (X A , E A ) + γ U B − U B (X B , E A ) + γ (Y A + Y B − Px X A − Px X B − Pe E A
∂ L PO ∂U A ∂U B
= −λ − γ Pe = 0, (2.39)
∂ EA ∂E ∂E
Utilisons maintenant (2.37) et (2.38) pour éliminer λ et γ de (2.39), nous obtenons comme
condition de Pareto-optimalité
∂U A /∂ E ∂U B /∂ E Pe
+ = (2.40)
∂U A /∂ X ∂U B /∂ X Px
ou
∂U A /∂ E Pe ∂U B /∂ E
= − . (2.41)
∂U A /∂ X Px ∂U B /∂ X
subvention pour l’activité liée à E. Si, par exemple, E génère une externalité négative, une
taxe sur E égale à
∂U B /∂ E
−
∂U B /∂ X
augmente le prix de E relativement à X précisément par la quantité nécessaire pour parve-
nir à la Pareto-optimalité. Inversement et dans le cas d’une externalité positive, une subven-
tion versée à A pour chaque unité de E consommée, inférieure au montant impliqué par
(2.35) entraîne le même effet. L’existence d’un gouvernement qui corrige les externalités
en levant des taxes et en offrant des subsides est une justification traditionnelle de l’inter-
vention de l’État le plus souvent associée au nom de Pigou (1920).
Dans la plupart des discussions sur les taxes pigouviennes, le gouvernement est
supposé « connaître » les taux marginaux de substitution des différentes parties qui génè-
rent ou sont affectées par les externalités. Souvent, le gouvernement est considéré comme
un individu, le gouverneur, qui possède toute l’information pertinente pour déterminer l’al-
location des ressources Pareto-optimale et qui par la suite annonce les taxes et les subven-
tions optimales. Mais d’où le gouverneur obtient-il ces informations ? Dans quelques
situations – par exemple quand les activités d’une usine affectent les coûts d’un autre
producteur – on peut penser que le gouverneur réussira à recueillir les données techniques
et les utilisera pour prendre une décision. Mais quand l’utilité d’un individu est affectée,
l’information technique est très difficile à obtenir. Une bonne partie de ce livre décrit
comment les institutions démocratiques révèlent l’information concernant les préférences
des individus sur les décisions telles que celles sur les externalités. La prochaine section
discute une approche plus directe à cette question.
Dit autrement, Pigou avait tort : l’intervention de l’État n’est pas nécessaire pour
résoudre les problèmes liés aux externalités.
Considérons premièrement un cas particulier de ce théorème. Soit A une usine qui
produit des gadgets avec comme sous-produit de la fumée. Soit C une lingerie dont les
coûts sont augmentés à cause de la fumée produite par A. Quand A est en activité, les profits
de C sont de 24.000 euros, mais si A devait cesser d’un seul coup son activité, les profits
de C s’élèveraient à 31.000 euros. Les profits de A sont de 3.000 euros. En supposant que
les facteurs de production de A peuvent être redéployés gratuitement, la société dans son
ensemble va mieux si A cesse sa production. C gagnerait alors un surplus net sur les coûts
de 31.000 euros, alors que le surplus combiné quand A et B produisent est seulement de
27.000 euros.
Mais supposons qu’il n’y a pas de loi qui interdit les émissions de fumée. A est
alors libre de produire et la solution socialement moins bonne semble s’imposer. Pourtant,
C pourrait payer un pot-de-vin aux propriétaires de A pour qu’ils cessent leur production
en promettant de les payer 3.000 euros par année. Ou alors, C pourrait acheter A pour
ensuite fermer l’usine. Si i est le coût du capital, et que le marché prédit que A gagnera
3.000 euros par an pour toujours, alors la valeur de marché de A est de 3.000 euros divisé
par i. Cependant, la valeur escomptée par C de la fermeture de A est de 7.000 euros divisé
par i. Les propriétaires de C réalisent un accroissement de leur richesse de 4.000 euros
divisé par i s’ils achètent et ferment A.
Pour montrer que le résultat socialement efficace survient indépendamment de la
répartition des droits de propriété, supposons que le profit annuel de A soit de 10.000 euros
et que pour C tout reste comme avant. Maintenant, la solution efficiente exige que A conti-
nue à produire. Supposons cependant que les droits de propriété avantagent C. Des lois
strictes antipollution existent et C peut porter plainte contre A et le forcer à cesser la
production. Les profits de A sont maintenant tels que A peut offrir à C un pot-de-vin de
7.000 euros + α, avec 0 ≤ α ≤ 3.000 euros, pour ne pas porter plainte. Les propriétaires des
deux entreprises sont alors aussi ou plus satisfaits avec cette solution alternative que si A
ferme. De plus, on peut s’attendre à ce que le résultat socialement optimal se réalise.
Notons qu’avec les conditions du premier exemple, où les profits de A étaient de
seulement 3.000 euros, A ne corromprait pas C pour qu’il lui permette de continuer à
produire, de sorte que le résultat socialement efficient continuerait à se réaliser.
Quand l’activité qui produit des externalités a un effet variable en fonction du
niveau d’activité sur la partie qui subit l’externalité, le théorème de Coase reste valable. Si,
pour A, le taux de substitution marginal de E pour X (M RS EA X ) décroît quand A augmente,
alors M RS EA X − Pe /PX a une pente négative, comme la figure 2.1 le montre. Le point où
M RS EA X − Pe /PX croise l’axe horizontal, E 1 , est le niveau du bien E que A choisit quand
il agit indépendamment de B. C’est le niveau de E qui satisfait (2.35).
Si E crée une externalité négative sur B, alors −M RS EA X est positive. Dans la
figure 2.1, −M RS EB X est reproduit sous le postulat raisonnable que B accepte d’abandon-
ner un montant d’autant plus grand de X pour empêcher que A consomme une autre unité
de E que la quantité de E est élevée. E P O est le niveau Pareto-optimal de E, le niveau qui
satisfait (2.41).
La rationalité des choix collectifs : l’efficience allocative 39
Figure 2.1
Quantité Pareto optimale d’un bien avec effets externes.
11 Pour une quantité identique de E acheté, si A reçoit ou paye le pot-de-vin, aucun effet de revenu ne doit être
présent. Quand ils existent, les solutions exactes nécessitent l’usage de fonction compensée de la demande
(Buchanan et Stubblebine, 1962). Nous avons également fait abstraction de la difficulté pour les gens de
produire intentionnellement une externalité négative pour recevoir un pot-de-vin, ce qui a été discuté par
Baumol (1972).
12 Voir Hoffman et Spitzer (1982, 1986), Harrison et McKee (1985) et Coursey, Hoffman et Spitzer (1987).
40 LES ORIGINES DE L’ÉTAT
ment pertinente à l’action de l’État dans des situations d’externalités. Mais ce résultat se
maintient-il lorsque le nombre des parties impliquées dans l’externalité augmente ? Nous
allons maintenant discuter cette question.
Le résultat Pareto-optimal est la grande coalition V (A, B, C), dans laquelle A et B cessent
leur production. Si les droits de propriété avantagent C, le résultat parétien se réalise : C
interdit à A et B de produire et ni la coalition entre A et B (V [A, B] = 15.000 euros) ni l’ac-
tion indépendante des deux usines (3.000 + 8.000 euros) ne peut offrir à C un pot-de-vin
suffisamment grand pour compenser la perte des 16.000 euros en cas de déplacement de V
(A, B, C) à V(C).
Supposons cependant que A et B aient le droit d’émettre de la fumée. C offre alors
à A et B respectivement 3.000 et 8.000 euros pour cesser leur production. Une telle propo-
sition peut être bloquée par A en proposant à B de former une coalition et partager V(A, B)
= 15.000 euros avec une allocation, par exemple de X A = 6.500 euros et X B = 8.500 euros.
Mais C, à son tour, peut bloquer la coalition entre A et B en proposant une coalition entre
lui-même et B, par exemple de X B = 9.000 euros et X C = 27.000 euros. Mais cet ensem-
ble allocatif peut aussi être bloqué.
Pour prouver que, d’une manière générale, la grande coalition est instable, nous
montrons qu’elle ne se situe pas dans le noyau. Fondamentalement, une grande coalition
est dans le noyau si aucun sous-ensemble de la coalition ne peut se former, notamment les
situations où un individu agit indépendamment, et ne peut offrir à ses membres des gains
La rationalité des choix collectifs : l’efficience allocative 41
plus élevés que ceux qu’ils ne pourraient obtenir dans la grande coalition. Si (X A , X B , X C )
est une allocation située dans le noyau, alors elle doit satisfaire les conditions (2.42), (2.43)
et (2.44)
X A + X B + X c = V (A, B, C) (2.42)
X A ≥ V (A) , X B ≥ V (B) , X C ≥ V (C) (2.43)
X A + X B ≥ V (A, B) , X A + X C ≥ V (A, C) , X B + X C ≥ V (B, C) . (2.44)
La condition (2.44) implique que
1
X A + X B + Xc ≥ [V (A, B) + V (A, C) + V (B, C)] (2.45)
2
à partir de quoi et de (2.42) on peut tirer que
1
V (A, B, C) ≥ [V (A, B) + V (A, C) + V (B, C)] . (2.46)
2
Mais les chiffres de l’exemple contredisent (2.46) :
1
40.000 < (15.000 + 31.000 + 36.000) = 41.000
2
La grande coalition n’appartient donc pas au noyau.
Le problème principal dans l’exemple considéré est l’externalité de la fumée
produite par les usines A et B, imposée sur la lingerie C. Les gains pour internaliser cette
externalité peuvent être représentés par le postulat que
Dans leur exemple, Aivazian et Callen postulent aussi qu’une externalité existe entre les
deux usines polluantes ; c’est-à-dire qu’elles gagnent à former une coalition indépendante
de la lingerie C :
V (A, B) > V (A) + V (B) (2.51)
Cela est clairement une externalité distincte de celle qui concerne C et l’une ou les deux
autres usines. Aivazian et Callen (1981, p. 177) supposent l’existence d’une économie
d’échelle entre A et B. Mais l’existence de cette seconde externalité est cruciale pour
prouver que le noyau n’existe pas. En combinant (2.49) et (2.50) on obtient
1
V (A, B, C) ≥ [V (A) + V (B) + V (B, C) + V (A, C)] . (2.52)
2
Si maintenant V (A, B) ≤ V (A) + V (B), c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’avantage à former
une coalition entre A et B, alors
1
V (A, B, C) ≥ [V (A, B) + V (B, C) + V (A, C)] . (2.53)
2
42 LES ORIGINES DE L’ÉTAT
et la condition (2.46) est satisfaite. La grande coalition est désormais dans le noyau. La
démonstration de Aivazian et Callen qu’il n’y a pas de noyau lorsque les droits de propriété
avantagent les usines fonctionne non pas simplement parce qu’un troisième joueur a été
ajouté, mais aussi parce qu’une seconde externalité a été ajoutée, à savoir le gain issu de la
combinaison de A et B. De plus, l’absence de noyau repose sur la condition que les deux
externalités peuvent être éliminées simultanément à l’aide d’une règle précise d’attribution
de responsabilité.
Dans quelle mesure cet exemple affaiblit-il le théorème de Coase ? Par rapport à
l’élimination de l’inefficience causée par une externalité unique, nous ne pensons pas que
l’exemple a beaucoup de pertinence. Supposons par exemple que les droits de propriété
avantagent A et B, mais que la loi permet à C de les empêcher de continuer leur activité si
elle paie une juste compensation. C offre aux propriétaires de A et B respectivement 3.000
et 8.000 euros par année et pour toujours s’ils cessent leur activité. Ils refusent en deman-
dant 15.000 euros. Si l’affaire devait aller devant une cour de justice, est-ce que la cour
devrait accepter l’argument justifiant la compensation de 15.000 euros et selon lequel A et
B pourraient gagner plus en continuant leur activité et en s’alliant ? Nous doutons qu’un
juge veuille entériner un tel argument. Cependant, en incluant la valeur de la coalition entre
A et B pour examiner si le noyau existe, nous avons légitimé la menace de A et B de s’al-
lier et éliminé une externalité pour faire obstacle à la formation d’une coalition entre A, B
et C qui puisse aussi en éliminer une autre. Conceptuellement, il pourrait être préférable de
supposer que A et B puissent soit fusionner, sans l’accord de C, soit rester séparés. S’ils
fusionnent, la négociation est entre C et la coalition AB. Dans ce cas, le théorème de Coase
tient, puisque V (A, B, C) > V (C) + V (A, B). Si, en revanche, A et B ne fusionnent pas,
(2.52) devient la condition pertinente pour déterminer l’existence du noyau et le théorème
tient toujours 13.
soient obligatoires, ce qui signifie qu’un accord, une fois contracté, ne peut être rompu que
si toutes les parties consentent à le rompre. Un exemple de contrat externe serait un accord
entre l’entreprise A et l’entreprise C pour fusionner et former une nouvelle entreprise. Une
fois que ce contrat a été signé, il est requis que tous les contrats internes soient obligatoi-
res, ce qui implique que A ne pourrait accepter une offre de B pour fusionner ensemble que
si C accepte. Puisque C perdrait en jouant le jeu seul, il accepterait que A rompe le contrat
et s’accorde avec B, seulement si A et B offrent à C un pot-de-vin compensateur. Mais si C
rompt avec A, le gain de A et B issu de leur coalition n’est pas suffisant pour compenser C
de ses pertes. Donc C n’acceptera jamais de laisser A fusionner avec B. Après que A et C
ont accepté de fusionner, le seul nouvel accord possible est celui de former la grande coali-
tion, ce qui se réalisera puisqu’elle conduit à une amélioration des positions des trois
parties. Donc, lorsque tous les contrats (internes et externes) sont obligatoires, une des
quatre séquences des mouvements représentés dans la figure 2.2 doit être mise en œuvre.
Les trois entreprises forment une grande coalition soit immédiatement, soit en passant par
une coalition de deux d’entre elles, coalition qui fusionnera avec la troisième entreprise
restante.
Figure 2.2
Trajectoires alternatives qui mènent à la grande coalition.
Étant donnée la présence d’un système bien défini de droits de propriété et l’ab-
sence de coûts de transaction, Bernholz (1997a, 1998) prouve que l’existence de contrats
internes et externes obligatoires suffit pour s’assurer que la frontière parétienne soit
atteinte. En partant d’un état d’anarchie, des individus rationnels et égoïstes contracteraient
une série de contrats qui les conduiraient à la frontière parétienne. Aucun problème de cycle
du type de celui formulé par Aivazian et Callen ne pourrait survenir, ni d’ailleurs d’autres
formes de cycle discutées plus loin dans ce livre 14. Dans un monde sans coûts de transac-
14 Bernholz pose quelques postulats supplémentaires, mais les postulats clefs de la preuve sont ceux d’absence
de coûts de transaction et de contrats obligatoires.
44 LES ORIGINES DE L’ÉTAT
tion, le seul rôle de l’État serait de définir un ensemble initial de droits de propriété et de
s’assurer que tous les contrats soient effectivement obligatoires. L’idée initiale de Coase
(que deux individus rationnels, en absence de coûts de transaction, s’accorderaient pour
résoudre des conflits sur une externalité de façon à parvenir à l’optimalité de Pareto) peut
être généralisée à tous les individus qui viseraient à résoudre de façon optimale tout
problème d’action collective.
Le théorème de Bernholz n’infirme pas, bien sûr, la démonstration qu’il n’y a pas
de noyau dans l’exemple des trois usines, ainsi que dans un plus large nombre d’exemples.
Donc, on ne peut pas exclure la possibilité qu’un ensemble de contrats Pareto-optimaux ne
soit jamais réalisé. Tout comme l’âne de Buridan qui reste immobile parce qu’il est inca-
pable de choisir entre deux tas de foins identiques et équidistants, les individus face à
plusieurs options contractuelles, chacune accroissant leur bien-être, peuvent être incapables
d’en choisir une, et finir par n’en choisir aucune. Bien que ce cas soit une possibilité
logique, pour des individus plus rationnels que l’âne de Buridan, on peut attendre qu’ils
contractent un accord avantageux pour ensuite se diriger vers d’autres qui vont vers la fron-
tière de Pareto.
Figure 2.3
Utilités possibles face à une externalité.
La rationalité des choix collectifs : l’efficience allocative 45
beaucoup plus nombreuses en S A qu’en S P . Dans le monde réel, où les négociations ne sont
pas réalisées gratuitement, il peut être plus aisé pour A et pour B de conclure une négocia-
tion s’ils commencent du point S P , puisque les étapes sont beaucoup moins nombreuses en
partant de ce point. Cela explique de nouveau pourquoi les individus peuvent choisir, à
partir d’un état d’anarchie représenté par S A , de définir la répartition des droits de propriété.
De tels droits peuvent réduire les futurs coûts de transaction et de négociation 16.
16 Voir encore Muller (1991). Nous reviendrons sur le problème de comment les droits peuvent être définis dans
les chapitres 26 et 27.
17 Nous suivons le développement de l’argument proposé par Dixit et Olson (2000). Voir aussi Palfrey et Rosen-
thal (1984).
18 Les contributions individuelles devraient être plus probables avec les biens publics discrets, parce que le bien
public n’est pas fourni à tous tant que le montant total des contributions n’excède pas le coût du montant forfai-
taire du bien public qui correspond dans la littérature expérimentale au « seuil de fourniture » (provision point).
Bien que l’existence d’un seuil de fourniture en lui-même ne semble pas atténuer le resquillage (free-riding)
dans les expérimentations sur les biens publics (Isaac, Schmidtz et Walker, 1989 ; Asch, Gigliotti et Polito,
1993), Isaac, Schmidtz et Walker (1989) ainsi que Bagnoli et McKee (1991) trouvent une augmentation signi-
ficative des contributions volontaires dans les expérimentations qui incluent à la fois des seuils de fourniture et
une option de remboursement. Dans ces expériences, un individu « perd sa contribution » seulement si le seuil
de fourniture est atteint et si le bien public est fourni. Cette combinaison du seuil de fourniture et de l’option
de remboursement caractérise l’exemple suivant, et donc nous pouvons nous attendre grâce à ces expérimenta-
tions à ce que les participants à la réunion décident si le bien public est fourni et contribuent au montant requis.
La rationalité des choix collectifs : l’efficience allocative 47
d’une inondation pourrait être construite au coût C. Chacun des N membres de la commu-
nauté a des goûts et des revenus identiques et obtiendrait un gain d’utilité de V si la digue
était construite. Évidemment, la digue devrait être construite si N V > C . Mais une déci-
sion collective doit être prise pour fournir le bien public. Une réunion est ainsi organisée à
laquelle tous les N membres de la communauté sont invités. Chaque personne est libre de
s’y rendre ou non. La présence à la réunion peut être décisive pour décider si le bien public
sera produit et pour partager ses coûts. Étant donnée l’absence d’une institution telle que
l’État qui peut rendre les contributions obligatoires, ceux qui ne viennent pas à la réunion
ne peuvent pas être forcés à payer les coûts du bien public.
Grâce au postulat des coûts de transaction (et de négociation) nuls, nous pouvons
supposer que les n individus qui se présentent au meeting choisissent de construire la digue,
si nV > C , et, par exemple, qu’ils décident de partager les coûts de façon égalitaire.
Sachant cela, chaque individu peut décider de se rendre à la réunion. En supposant tous les
individus identiques, il est raisonnable de limiter notre attention aux choix stratégiques
symétriques. Il n’y a que deux choix de stratégie pure : participer ou s’abstenir. Il y a donc
deux équilibres de Nash possibles et symétriques dans des stratégies pures : un où tous
participent et un où tous s’abstiennent. Supposons que M est le nombre minimal de parti-
cipants qui suffit pour que la digue soit construite, (M − 1)V < C < M V . Alors la parti-
cipation est un équilibre de Nash symétrique si et seulement si M = N . Avec M < N et
toutes les autres personnes participantes, un individu a intérêt à s’abstenir et à resquiller
(free riding) quant la fourniture du bien public est assurée par le reste de la communauté.
Le cas M = N correspond à la forme extrême de la technologie du maillon faible décrite
dans la section 2.4, et produit à nouveau la quantité Pareto-optimale du bien public avec
une participation volontaire.
L’abstention est un équilibre de Nash symétrique pour tout M supérieur à 1. Si
plusieurs individus doivent participer pour que la digue soit construite, et que tous les
autres (N − 1) individus s’abstiennent, il n’y a pas de raison pour le nième individu de ne
pas s’abstenir également. Même avec un N relativement petit, le nombre de situations dans
lesquelles M ≥ 2 a plus de chances d’être plus grand que celui pour lequel M = N . Donc,
si des équilibres stratégiques purs émergeaient, ils pousseraient probablement tous les
membres de la communauté à s’abstenir.
En reconnaissant cela, notre résident sophistiqué pourrait choisir d’adopter une
stratégie mixte, c’est-à-dire de participer avec une probabilité P (0 < P < 1) et de s’ab-
stenir avec une probabilité 1 − P. De cette manière si toutes les personnes choisissent le
même P, il y a au moins une probabilité positive pour que le bien public soit fourni. Bien
sûr, il faut alors qu’il y ait une probabilité positive pour que le bien public ne soit pas fourni,
et cela affaiblit un peu le théorème de Coase.
Considérons maintenant la décision de Jacques, un membre typique de la commu-
nauté. Si Jacques participe et que le bien public est fourni, ses bénéfices nets sont
(V − C/n) avec n participants. Ses bénéfices attendus s’il participe sont alors la probabi-
lité que le bien public soit fourni, c’est-à-dire la probabilité que n ≥ M × (V − C/n).
N −1
(N − 1)! C
P n−1 (1 − P)(N −1)−(n−1) [V − ]. (2.54)
n=M
(n − 1)! ((N − 1) − (n − 1))! n
48 LES ORIGINES DE L’ÉTAT
Le bénéfice attendu de l’abstention est V fois la probabilité que le bien public soit fourni
même quand il s’abstient :
N −1
(N − 1)!
P n (1 − P) N −1−n V. (2.55)
n=M
n! (N − 1 − n)!
Quel que soit n > M , le bien public aurait été fourni sans la participation de Jacques, et il
perd C/n. Il reçoit un gain net en participant seulement quand sa participation accroît n
pour parvenir à M, une éventualité dont la probabilité chute avec l’accroissement de N, en
maintenant M/N constant. Dixit et Olson (2000) ont calculé P et la probabilité cumulative
π qu’assez de gens participent de façon à ce que le bien public soit fourni, pour différentes
valeurs de C, M et N, en maintenant V fixe à 1. Quelques-uns de leurs résultats sont repro-
duits dans le tableau 2.1.
Quand la participation d’une personne est décisive, C/M < V < C/(M + 1). Le
montant du gain issu de la participation de cette personne (V − C/M) est alors le seuil
crucial pour l’inciter à la participation. Donc, apparemment, des petits changements dans
C peuvent avoir des effets énormes sur P et π. Avec M = 10 et N = 20, la probabilité pour
qu’un individu participe tombe de 0,091 à 0,011 lorsque C augmente de 9,1 à 9,9. Mais
même dans le cas où P = 0,091, la probabilité que 10 ou plus de personnes choisissent de
participer est à peine de 0,0000032. Même cette probabilité semble grande comparée aux
autres entrées sur la table. C’est seulement pour des communautés très petites que les
Tableau 2.1
Probabilités de participation optimale (P) et probabilités de fourniture du bien public (π) lorsque la participation est
volontaire.
V = 1,0
C = 9,1 C = 9,5 C = 9,9
N P π P π P π
M = 10
20 0,091 0,32 × 10–5 0,053 0,18 × 10–7 0,011 0,40 × 10–14
30 0,048 0,76 × 10–6 0,027 0,37 × 10–8 0,005 0,66 × 10–15
40 0,032 0,43 × 10–6 0,018 0,20 × 10–8 0,004 0,33 × 10–15
80 0,014 0,20 × 10–6 0,008 0,87 × 10–9 0,002 0,14 × 10–15
160 0,007 0,15 × 10–6 0,004 0,61 × 10–9 0,001 0,94 × 10–16
M = 50
60 0,084 0,60 × 10–43 0,049 0,97 × 10–55 0,010 0,11 × 10–88
100 0,018 0,27 × 10–58 0,010 0,10 × 10–70 0,002 0,26 × 10–105
150 0,009 0,74 × 10–62 0,005 0,23 × 10–74 0,001a 0,48 × 10–109
200 0,006 0,30 × 10–63 0,003a 0,88 × 10–76 0,001a 0,17 × 10–110
250 0,005 0,56 × 10–64 0,003a 0,16 × 10–76 0,001a 0,29 × 10–111
aCes chiffres doivent se lire avec une décimale de plus.
Source : Dixit et Olson (2000, Tables 1 et 3).
La rationalité des choix collectifs : l’efficience allocative 49
probabilités de participations, et donc que le bien public soit fourni, restent raisonnable-
ment élevées. (Si V = 1,0, C = 1,5, M = 2, et N = 6, alors P = 0,176 et π = 0,285.)
Qu’advient-t-il si quelqu’un convoque une réunion pour fournir un bien public pur
et que personne ne vient ? Évidemment, le bien public ne sera pas fourni. Mais, il est tout
aussi évident si les coûts de transaction sont nuls qu’il paierait pour convoquer une autre
réunion. Si le bien public échoue à être fourni à la première réunion, les individus rééva-
lueraient certainement leur décision de s’abstenir, et seraient présents à la seconde réunion,
ou à la troisième, ou à la quatrième. Hélas, il y a aussi un effet contraire. Si beaucoup de
réunions sont maintenues, un individu rationnel et égoïste serait encouragé à diminuer son
P et à parier pour qu’assez de gens soient présents à la réunion pour fournir le bien public,
réunion qui précède celle où il ira 19.
Pour s’assurer que le bien public soit fourni dans un laps de temps raisonnable, il
faut à la fois organiser la réunion et annoncer que le bien public sera fourni seulement dans
le cas où tous les N membres de la communauté participent. La menace de ne pas produire
le bien public si M ≤ n < N est crédible aussi longtemps qu’il n’y a pas de coûts pour
organiser une autre réunion, puisque dans une réunion pour laquelle n < N tous les parti-
cipants gagnent à l’ajourner et à attendre jusqu’à ce que n = N . Sachant que le bien public
sera fourni seulement quand chacun viendra à la réunion, chaque personne pourrait bien
venir dès la première réunion. Le théorème de Coase est reconfirmé sous la clause que
quelques agents (l’État ?) à la fois organisent les réunions pour tous les membres de la
communauté et annoncent que la communauté parviendra à une décision seulement si tous
les membres sont présents.
Nous sommes alors obligés d’apporter des réserves sur les implications du théo-
rème de Coase généralisé discuté dans la section 2.9. Le pré-requis de rendre obligatoires
les contrats externes et internes peut ne pas suffire pour s’assurer que tout contrat Pareto
préféré sera signé. Lorsqu’un bien public non excluable est en jeu, il peut être nécessaire
également que tous les membres de la communauté participent à la signature du contrat qui
le fournit 20.
19 Bien sûr, π > 0 si P > 0. Donc, aussi longtemps que P n’est pas égal à 0, la possibilité que le bien public soit
fourni existe, même si π devient infinitésimal. Si le postulat d’absence de coûts de transaction est interprété
comme impliquant qu’un nombre infini de réunions peuvent être organisées dans une période infiniment
courte, alors le théorème de Coase est reconfirmé.
20 Dixit et Olson montrent, cependant, que ce résultat ne se maintient pas si on introduit un coût de transaction
modeste sous la forme du coût d’aller à la réunion. Étant donnés de tels coûts, chaque individu a une incita-
tion à s’abstenir pour les éviter. Si suffisamment de personnes vont à la réunion pour fournir le bien public (n
≥ M), ils ont maintenant une incitation de le fournir, même si n < N, en évitant ainsi de subir les coûts de devoir
aller à la prochaine réunion une nouvelle fois.
50 LES ORIGINES DE L’ÉTAT
rent alors un club pour préserver Shangri-la des inondations (PSCF). Le PSCF se réunis-
sait une fois par an pour fixer le niveau de taxation nécessaire pour maintenir la digue.
Puisque Shangri-la croissait et prospérait, un deuxième problème surgit. Le
nombre d’automobiles avait tellement augmenté que l’air devint irrespirable. Jane, qui
possédait une bicyclette, mais pas de voiture, présuma qu’il y avait beaucoup de personnes
comme elle qui seraient prêtes à se taxer elles-mêmes pour offrir à tous les conducteurs
d’automobiles un pot-de-vin pour réduire la pollution de leurs voitures. Elle décida alors
de former un club – le club pour préserver Shangri-la de la pollution (PSPC). Considérons
maintenant la tâche à laquelle Jane était confrontée. Elle devait d’abord approcher tous
ceux qui, comme elle, désiraient de l’air pur et leur demander de venir à la réunion pour
créer le PSPC. S’ils avaient lu la section précédente de ce livre, certains auraient choisi de
ne pas aller à la réunion dans l’espoir que cette réunion décide d’offrir aux automobilistes
un pot-de-vin et réussisse ainsi à réduire la pollution sans qu’eux-mêmes aient à débourser
quoique ce soit. Mais même si suffisamment de contribuables étaient présents à la réunion,
celle-ci aurait la tâche de décider combien d’argent il faudrait collecter par participant et à
combien s’élèverait le pot-de-vin. Le PSPC doit donc se former et surmonter cet obstacle.
Mais après il faudra également faire face à la difficulté de contacter tous les automobilis-
tes et leur demander s’ils acceptent de prendre les mesures nécessaires pour améliorer la
qualité de l’air en échange des pots-de-vin. L’hypothèse d’absence de coûts de transactions
est clairement intenable. Les coûts de transaction pour organiser ces deux groupes de
personnes sont énormes.
Désespérée, Jane était tout près d’abandonner son idée, quand elle se rappela
qu’elle était toujours membre d’un club qui incluait tous les résidents : le PSCF. Elle
pouvait donc proposer une taxe et un pot-de-vin à la prochaine réunion de la PSCF. Si une
réduction Pareto-optimale de la pollution est possible, il doit exister une combinaison de
taxes et de subventions qui recevrait le soutien unanime de tous les citoyens de Shangri-la.
Ce problème résolu, les réunions pouvaient continuer en prenant en considérations d’aut-
res problèmes tels que protéger la communauté des incendies et des vols, éclairer les routes,
etc.
Nous avons découvert une autre raison possible de l’existence de l’État : écono-
miser les coûts de transaction pour permettre de meilleures décisions collectives. Bien
qu’un accord séparé, volontaire et contractuel puisse être efficace pour corriger toutes les
défaillances du marché dans un monde sans coûts de transaction, dans le monde réel les
coûts de former chaque club séparément et d’écrire chaque contrat est énorme. Une fois
qu’un club incluant tous les membres de la communauté a été formé pour résoudre une
défaillance particulière du marché, des gains considérables en temps et énergie peuvent être
faits, notamment dans le fait de réunir différents groupes impliqués par une mesure, pour
résoudre d’autres types de défaillances. Donc, l’État peut être défini comme une sorte de
club dont on est involontairement membre et qui existe pour économiser les coûts de trans-
action et résoudre toutes les défaillances de marché qui se présentent 21.
21 Quand nous utilisons le gouvernement pour corriger simultanément plus d’une externalité et pour déterminer
le niveau de fourniture de plusieurs biens publics, nous sommes confrontés aux problèmes soulevés par Aiva-
zian et Callen (1981). On pourrait alors anticiper que l’absence de noyau, c’est-à-dire l’absence d’équilibre,
sera un problème par rapport aux décisions du gouvernement concernant les biens publics et les externalités.
Voir, aussi, Aivazian et Callen (2000).
La rationalité des choix collectifs : l’efficience allocative 51
22 Le nombre d’expérimentations de ce type est immense. Les résultats ont été présentés par Davids et Holt
(1993, ch. 6), Roth (1995, pp. 26-35), Ledyard (1995), Ostrom et Walker (1997) et Hoffman (1997).
52 LES ORIGINES DE L’ÉTAT
23 Ahn, Ostrom, Schmidt, Shupp et Walker (2001) et Clark et Sefton (2001) fournissent des preuves empiriques
de cette sorte de conditionnement des joueurs dans des situations de jeu répété.
24 Nous discuterons le pouvoir explicatif du postulat de l’égoïsme adaptatif à plus grande échelle dans le chapi-
tre 14, quand nous viserons à expliquer un autre paradoxe du modèle du choix rationnel : pourquoi les gens
vont voter.
25 Voir Ledyard (1995, pp. 149-151). Une exception à ce résultat est reportée par Isaac, Walker et Williams
(1994). Ils trouvent qu’en augmentant les récompenses marginales de la contribution à nombre de joueurs
constant, on n’observe aucun effet, où même paradoxalement cela réduit le niveau des contributions. Ils trou-
vent, cependant, que quand la récompense marginale est réduite et le nombre de joueurs est simultanément
augmenté, les contributions baissent. Ficher, Isaac, Schatzenberg et Walker (1995) trouvent que les différen-
ces dans un groupe concernant les récompenses marginales de la contribution sont associées avec des diffé-
rences significatives dans les contributions avec des plus grandes incitations marginales associées à des plus
grandes contributions. Voir aussi la discussion dans Ostrom et Walker (1997, pp. 49-69).
La rationalité des choix collectifs : l’efficience allocative 53
augmente avec l’augmentation du nombre de joueurs quand le gain marginal d’une contri-
bution individuelle reste constant (Ledyard, 1995, pp. 151-158 ; Ostrom et Walker, 1997,
pp. 49-69).
Aucun de ces résultats expérimentaux n’offre une confirmation sans réserve aux
prédictions du modèle du choix rationnel concernant le comportement humain dans des
situations de type dilemme du prisonnier. Cependant, ces résultats ne doivent pas être vus
comme affaiblissant la théorie de l’existence de l’État qui repose sur le dilemme du prison-
nier, sur les défaillances de marché et sur le comportement de passager clandestin. Dans un
dispositif expérimental, les personnes coopératives et celles qui font défection peuvent
seulement récompenser ou punir à travers le jeu, ou peut-être, si la communication est
permise, à travers des encouragements ou des réprimandes verbales aux autres joueurs.
Dans le monde réel, un ensemble beaucoup plus riche de récompenses et de punitions est
disponible : de la gifle sur la main ou une tape sur la tête donnés aux enfants jusqu’à la
peine de mort pour les adultes. Dans le monde réel, les individus n’ont pas besoin de décou-
vrir comment ils doivent se comporter et comment les autres « joueurs » vont vraisembla-
blement se comporter, ce qui est souvent le cas dans les expérimentations. Dans beaucoup
de situations réelles, la communication entre les joueurs est possible et, de ce point de vue,
les résultats expérimentaux selon lesquels la coopération augmente quand la communica-
tion est permise sont largement et solidement confirmés 26.
Donc, les résultats issus des expérimentations sur le dilemme du prisonnier ou sur
la contribution volontaire à un bien public soulignent le besoin d’une institution comme
l’État qui annonce quel comportement est attendu pour tous les individus dans ces situa-
tions, et qui aide à s’assurer que ce comportement peut être effectivement attendu.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
Beaucoup d’études ont choisi l’état d’anarchie comme point de départ et ont montré comment les
droits de propriété, ou des agences privées de protection, ou l’État peuvent émerger comme solu-
tions institutionnelles aux dilemmes sociaux présents dans l’anarchie. Voir Skaperdas (1992),
Usher (1992) et Sutter (1995).
La meilleure et courte introduction au jeu du dilemme du prisonnier est probablement celle de Luce
et Raiffa (1957, pp. 94-113). Rapoport et Chammah (1965) ont un livre sur le sujet. Taylor (1987,
pp. 60-108) présente dans un contexte de choix collectif une discussion exhaustive des possibilités
de solutions coopératives qui émergent dans un super-jeu du dilemme du prisonnier. Hardin (1982,
1997) discute également le dilemme du prisonnier dans un contexte de choix public. Axelrod
explore en profondeur la solution du donnant-donnant au super-jeu du dilemme du prisonnier et sa
pertinence pour la réalisation de résultats coopératifs dans les situations réelles.
Parmi d’autres travaux liés au dilemme du prisonnier, il y a Runciman et Sen (1965), Hardin (1971,
1982, 1997), Riker et Ordeshook (1973, pp. 296-300) et Taylor (1987, ch. 1). Dans son excellent
manuel sur les choix publics, Inman (1987, pp. 649-672) discute plusieurs solutions supplémen-
26 Voir Davis et Holt (1993, pp. 334-338) et Ledyard (1995). Une expérimentation particulièrement intéressante
à ce sujet a été conduite par Gächter et Fehr (1997). Elle montre que même avec une possibilité minime de
discuter sur les contributions avant et après l’expérience, un niveau suffisant de sanctions sociales est mis en
place pour induire les étudiants à contribuer significativement plus à la fourniture du bien public.
54 LES ORIGINES DE L’ÉTAT
taires au dilemme du prisonnier et des justifications de l’intervention de l’État pour améliorer l’ef-
ficience allocative.
La littérature expérimentale sur le dilemme du prisonnier et les contributions volontaires aux biens
publics est présentée par Davis et Hold (1993), Roth (1995), Ledyard (1995), Ostrom et Walker
(1997) et Hoffman (1997).
Hamlin (1986) présente les problèmes normatifs liés à la théorie de l’État issue du choix rationnel,
en donnant une attention particulière au dilemme du prisonnier.
Quelques exemples intéressants de situations réelles qui ont les caractéristiques du jeu de la poule
mouillée, ainsi que les solutions possibles à ce jeu, sont fournis par Taylor et Ward (1982).
Les discussions classiques sur les externalités incluent les essais de Meade (1952) et Scitovsky
(1954), l’article de Buchanan et Stubblebine (1962) et le livre de Baumol (1967b). Mishan (1971)
présente la littérature et Ng (1980, ch. 7) offre une discussion intéressante des externalités et du
théorème de Coase. Cornes et Sandler (1986) offrent une analyse intégrée des externalités et des
biens publics purs ou presque purs.
Le noyau est discuté et défini par Luce et Raiffa (1957, pp. 192-196).
Dahlman (1979) lie les coûts de transaction et l’intervention de l’État au théorème de Coase. Froh-
lich et Oppenheimer (1970) montrent que, pour conclure que l’étendue du resquillage augmente
avec la taille du groupe, nous avons besoin de plus que le postulat d’individus rationnels et égoïs-
tes, à savoir des postulats sur les coûts de transaction.
En français.
Dans la bibliographie présentée, on peut trouver la traduction d’Axelrod (1996). Signalons égale-
ment, une courte et claire introduction générale sur le dilemme du prisonnier et ses développements
récents, surtout expérimentaux, par Eber (2006).
On peut trouver une traduction de l’article de Coase, ainsi que bien d’autres articles cités dans ce
livre, dans le recueil de Généreux (1996).
3
LA RAISON DES CHOIX COLLECTIFS :
LA REDISTRIBUTION
Il est aisé d’imaginer qu’un gouvernement émergent d’un processus anarchique pur réus-
sisse à protéger les membres de la communauté des prédateurs et à coordonner les activi-
tés sociales et économiques comme la chasse ou la cueillette de ses membres. Il est
envisageable, aussi, de penser l’État comme une organisation uniquement au service de la
distribution des richesses existantes. Le meilleur chasseur ou le guerrier le plus courageux
devient le chef de la tribu. Il acquiert, ainsi, suffisamment d’autorité pour exiger le respect
et les hommages des autres membres de la communauté. La guerre et la police sont les acti-
vités primaires d’un État. Les gains de ces activités peuvent être accaparés par les leaders
de la communauté.
La naissance de l’État s’explique, alors, soit par l’obligation pour une communauté
d’avoir une organisation qui s’occupe de l’intérêt général et qui est capable de satisfaire les
besoins collectifs de tous les membres du groupe, soit par l’intérêt d’une minorité qui l’uti-
lise à ses fins personnelles. La première explication renvoie à tous les travaux qui cherchent
à expliquer pourquoi l’État est nécessaire pour atteindre l’efficacité allocative, la seconde
pense l’État comme un simple outil de redistribution en faveur de ceux qui le contrôlent 1.
Ces deux explications sont très importantes. Elles structurent l’ensemble des théo-
ries de la naissance de l’État. Elles mobilisent, de plus, une distinction efficacité - redistri-
bution qui est fondamentale pour l’école des choix publics et l’économie publique en
général.
L’affectation des ressources rares par le système des prix permet, dans le cadre de
la théorie de l’équilibre, de définir un certain nombre de situations Pareto-optimales (effi-
caces). Avant que le système des prix puisse affecter les ressources rares, il faut cependant
que les dotations initiales de chaque individu aient été définies. Cela pose un premier
problème de définition des droits. Il faut, aussi, s’interroger sur la répartition des gains à
l’échange. Dans un monde sans institutions, les gains à l’échange sont répartis de façon
arbitraire. Le système des prix est, néanmoins, fondé sur une structure de droits qui résout
la question de la répartition des gains à l’échange 2.
L’affectation des ressources rares par des procédures de décision collective pose
aussi des problèmes d’efficacité et de redistribution. Il faut, d’une part, définir les quanti-
tés de biens collectifs que la société doit produire pour atteindre l’optimum et, d’autre part,
s’interroger sur les critères de distribution des gains de l’action collective.
Ce chapitre propose différentes explications de la distribution des gains de l’action
collective et illustre son propos par quelques données statistiques sur les activités de redis-
tribution des États dans un certain nombre de pays du monde et de la France en particulier.
1 Pour des discussions sur le type d’exploitation dictatoriale pouvant émerger de l’anarchie, voir Skepardas
(1992), Usher (1992, ch. 4), Olson (1993) et le chapitre 18. Il est intéressant de noter que les anthropologues
politiques ont engagé le même débat sur les origines de l’État que celui du public choice moderne sur les acti-
vités actuelles de l’État. Pour une excellente revue des débats en anthropologie politique, voir Haas (1982).
2 Cette affirmation est correcte uniquement dans un monde sans règles comme le monde de la boîte d’Edge-
worth qui structure le raisonnement proposé ici. Dans cette perspective très orthodoxe, « les contraintes insti-
tutionnelles annexes qui agissent sur les variables ne sont pas elles-mêmes à proprement parler le sujet de la
théorie de l’optimum ou du bien-être ; elles doivent être considérées comme données » (Samuelson, 1948,
pp. 221-222). Si on intègre les institutions, l’arbitraire devient la légalité. Si on utilise les institutions de la
liberté contractuelle, la répartition des gains à l’échange dépend de la volonté des parties. Elle n’est pas, en ce
sens, arbitraire.
La raison des choix collectifs : la redistribution 57
r T = p.B (3.2)
dO r dU2 p p dU1
= − + = 0, (3.3)
dB r + p dY r r + p dY
dU2 dU1
= . (3.4)
dY dY
Un individu qui maximise son utilité attendue, sachant qu’il ne sait pas s’il sera riche ou
pauvre, défendra des taxes redistributives dont le montant correspond aux utilités margina-
les des membres de chaque groupe. Si tous les individus ont la même fonction d’utilité, ils
choisiront des taxes et des subventions qui égalisent les revenus de tous les individus 3.
En créant des institutions pour redistribuer des riches aux pauvres, l’individu
prudent prend une assurance contre la possibilité de se retrouver pauvre. L’incertitude sur
la position future peut ainsi conduire à l’accord unanime pour introduire dans la constitu-
3 Lerner (1944, pp. 23-40) était le premier à démontrer qu’une distribution égalitaire des revenus maximise l’uti-
lité espérée d’un individu incertain sur sa position future. Voir également Sen (1973) et Olson (1987).
58 LES ORIGINES DE L’ÉTAT
tion des institutions redistributives. Dans ce cas, la constitution devient une sorte de police
d’assurance.
Généralement, les individus achètent sur le marché de l’assurance des contrats
pour mutualiser les risques et répondre à leur demande de certitude. On peut, dans ces
conditions, se demander pourquoi l’assurance contre un risque constitutionnel ne pourrait
pas être prise en charge par le marché. Pour expliquer l’intérêt d’une règle constitutionnelle
capable de couvrir les risques constitutionnels, on peut mobiliser la théorie des défaillan-
ces du marché de l’assurance. Il y a un risque de constitution d’un monopole naturel.
La quantité de risque pris par chaque membre d’un fond d’assurance décroît avec
l’augmentation des personnes qui contribuent à ce fond. Quand les risques associés aux
nouveaux membres sont les mêmes que les risques pris par les anciens membres, la taille
idéale du fond d’assurance est infinie. L’assurance devient une sorte de « monopole
naturel » où la taille optimale du « club des assurés » correspond à tous les membres de la
société (Arrow et Lind, 1970).
Tous les individus ne perçoivent pas, cependant, les risques d’être pauvres sous les
nouvelles règles constitutionnelles de la même façon. Ceux qui ont moins d’intelligence ou
d’ambition ont des probabilités plus élevées d’être pauvres que les autres ; les gens plus
intelligents et ambitieux ont des probabilités plus faibles que la moyenne. S’il est possible
pour chaque individu de déterminer sa propre probabilité d’être pauvre – alors que cela
n’est pas possible pour une compagnie d’assurance privée – la vente d’assurances par une
entreprise privée pourrait conduire à un problème d’antisélection.
Pour le voir, considérons la décision d’acheter une assurance d’invalidité. Suppo-
sons que tous les individus bien portants aient des revenus et des fonctions d’utilité iden-
tiques. Soit Y H le revenu d’une personne bien portante et Y D le revenu d’une personne
invalide : Y D < Y H . Chacun est bien portant dans la période 1 et peut s’assurer contre une
invalidité dans la période 2. Pour la population entière, la probabilité d’être invalide est de
π D . En ignorant l’administration et tous les autres coûts de transaction, une compagnie
privée d’assurance devrait fixer une prime (ou une taxe) équivalente à T, telle que le béné-
fice B pour les invalides soit B = T /π D . Maintenant, considérons la décision d’un individu
i qui réfléchit à prendre une assurance contre l’invalidité et qui a une probabilité subjective
de devenir invalide de πi . Il veut maximiser son utilité espérée sur les deux périodes. En
ignorant l’escompte du temps, cela implique qu’il maximise
E(U ) = U (Y H − T ) + πi U (Y D + B) + (1 − πi )U (Y H ) (3.5)
d E(U ) dU (Y H − T ) πi dU (Y D − B)
=− + =0 (3.6)
dT dY πD dY
ou
dU (Y H − T ) πi dU (Y D − B)
= .
dY πD dY
La raison des choix collectifs : la redistribution 59
dU (Y H − T ) dU (Y D − B)
< , (3.8)
dY dY
qui implique un plus petit niveau de protection. Les individus avec πi > π D achètent une
protection plus grande que la moyenne. Cela implique que la moyenne πi pour le fond d’as-
surance est plus grande que π D . Si les individus en moyenne peuvent juger correctement
de leur propre πi , la compagnie d’assurance privée fera faillite. L’existence d’une infor-
mation correcte et privée sur les risques entraîne une mauvaise sélection dans les marchés
de l’assurance, qui conduit à la disparition de ces marchés 4. Forcer tous les membres de la
société à adhérer à un programme d’assurance peut être Pareto-avantageux par rapport à
cette situation 5.
4 Il peut être possible de séparer les forts et les faibles risques individuels en offrant un contrat d’assurance diffé-
rent pour chacun. De tels équilibres séparés peuvent ne pas exister, cependant, et quand ils existent, leurs utili-
tés attendues sont plus faibles que lorsque tous les individus sont obligés d’acheter une assurance avec la
même prime. Voir Arrow (1963), Akerlof (1970), Pauly (1974) et Rothchild et Stiglitz (1976).
5 Pour une discussion plus approfondie, voir Overbye (1995b).
6 Cette hypothèse a été pour la première fois développée par Hochman et Rodgers (1969).
60 LES ORIGINES DE L’ÉTAT
tête pour les deux autres groupes. Chaque membre du groupe le plus riche considère l’uti-
lité des membres de son groupe de façon non pondérée et, au contraire, pondère les utilités
des membres des autres groupes (α1 ≤ 1, α2 ≤ 1). En substituant à partir des contraintes
de budget
n 3 T = B2 + n 1 B1 (3.10)
Si un membre de la classe la plus riche pondère de la même façon les utilités des membres
des classes 1 et 2 (α1 = α2 ) et suppose que chacune accorde la même utilité au revenu,
alors (3.13) implique l’existence de subventions aux membres des classes 1 et 2 dont le
montant doit être équivalent à l’utilité marginale de leurs revenus. Puisque Y2 > Y1 , si l’uti-
lité marginale du revenu chute avec l’augmentation du revenu, alors les revenus de la caté-
gorie la plus désavantagée doivent augmenter jusqu’à égaliser ceux de la classe 2, avant
qu’un transfert soit opéré vers la classe 2 (von Furstenberg et Mueller, 1971).
Un altruiste radical qui pondère de la même manière sa propre utilité et celle des
autres (α1 = α2 = 1) voterait pour égaliser totalement le revenu de tout le monde. Un
altruiste modéré qui donne plus d’importance à sa propre utilité qu’à celle des autres (0 <
α < 1) ne favoriserait pas des transferts importants au point d’égaliser ses propres revenus
avec les revenus de ceux auxquels il transfère des subventions.
L’équation (3.13) pourrait être utilisée pour prédire le comportement électoral d’un
membre du groupe le plus riche sur la question de la redistribution ou d’autres formes de
solidarité. Puisque la solidarité est un acte purement volontaire, là où les politiques
publiques redistributives ne le sont pas, on pourrait se demander pourquoi si tous les
membres du groupe 3 favorisent la redistribution, on ne fait pas confiance à la solidarité
privée (des clubs) pour redistribuer les revenus.
On peut, alors, à nouveau utiliser l’argument du passager clandestin pour compren-
dre l’intervention de l’État. Si un membre du groupe 3 désire voir augmenter le bien-être
de tous les individus du groupe 1, et non seulement le bien-être de ceux qu’il connaît
personnellement, il ne peut pas parvenir à ce but seul. Si tous les membres du groupe 3 ont
le même sentiment que lui, ils peuvent parvenir à ce but par une action collective. Mais si
l’association volontaire est utilisée, la stratégie du passager clandestin peut être dominante
et rationnelle, et la quantité de redistribution fournie inférieure à celle Pareto-optimale.
L’approche Pareto-optimale de la redistribution voit la redistribution comme la politique
menée si seuls les riches votaient et acceptaient d’appliquer la règle de l’unanimité.
La raison des choix collectifs : la redistribution 61
7 De la même verve, dans l’expérimentation du « gangster » où l’on permettait à des étudiants sans argent de
prendre les sept francs à des étudiants anonymes qui avaient gagné cet argent grâce à une bonne performance
dans un test, les étudiants « gangsters » ne prenaient que trois quarts des sept francs. Des résultats similaires
ont été rapportés dans d’autres études (Kahneman, Knetsch et Thaler, 1986 ; Davis et Holt, 1993, pp. 263-68).
62 LES ORIGINES DE L’ÉTAT
avait un élément de chance dans le fait d’être ou de ne pas être choisi comme dictateur, et
donc ils sentaient que la décision équitable était celle de partager les sept francs.
Eichenberger et Oberholzer-Gee font aussi l’hypothèse que les dictateurs seront
d’autant plus généreux que le don ne leur coûte rien. Ce type d’explication a une consé-
quence sur le choix de la redistribution au moment du vote. L’électeur vote d’autant plus
facilement pour la redistribution, pour donner une plus grande partie des sept francs, que
l’action est collective, elle engage l’ensemble de la collectivité. Il choisit différemment s’il
est confronté à un choix qui n’engage que lui. Quand le choix de redistribuer est fait collec-
tivement, il est moins cher d’exprimer une volonté de donner, puisqu’un vote individuel a
seulement un impact probable sur la décision 8. Eichenberger et Oberholzer-Gee prédisent
une plus grande générosité de la part des dictateurs quand cela ne leur coûte rien – par
exemple quand ils ne font que répondre à un questionnaire qui leur demande le montant
qu’un dictateur devrait donner. Certaines des expérimentations d’Eichenberger et Ober-
holzer-Gee confirment cette prédiction.
La notion d’équité apparaît sous plusieurs formes dans beaucoup d’expérimenta-
tions. Une classe d’expérimentations qui ressemblent beaucoup au jeu du dictateur est le
jeu de l’ultimatum. Dans des conditions analogues à l’expérimentation décrite ci-dessus, le
premier étudiant propose une distribution des sept francs et le second étudiant a la possibi-
lité de rejeter cette proposition. S’il la rejette, aucun étudiant n’a rien. Si le joueur 1 propose
7 – e pour lui-même et e pour le joueur 2, le comportement égoïste de la part du joueur 2
consiste à accepter toute proposition tant que e > 0. Le comportement égoïste du joueur 1
consiste à choisir un e très petit. Mais les expérimentations du jeu de l’ultimatum condui-
sent généralement à ce que les joueurs 1 proposent des e de 30 pourcent ou plus de la
somme à distribuer, et que les joueurs 2 rejettent des e > 0, quand ils sont substantiellement
inférieurs à ce type de division. L’explication la plus fréquemment donnée pour ce compor-
tement apparemment irrationnel repose encore sur l’idée d’une norme d’équité. Les offres
de beaucoup de joueurs 1 sont contraintes par ses normes, et quand le e choisi est si faible
qu’il viole les normes d’équité de 2, ce dernier punit le joueur 1 en rejetant sa proposition 9.
Étant donnés les nombreux résultats expérimentaux qui attestent l’importance de la notion
d’équité, cette notion ne peut être exclue comme explication pour la redistribution volon-
taire.
Discussion
À première vue, nos trois premières explications de la redistribution semblent assez diffé-
rentes. Chacune semble être une justification potentielle de l’engagement de l’État dans la
redistribution une fois qu’il existe, ou peut-être une justification de l’existence même de
l’État. Si on regarde plus en profondeur, cependant, les différences entre les trois formes de
redistribution ne sont pas aussi importantes qu’une analyse superficielle peut le laisser
apparaître.
8 Cet argument est un cas particulier de l’hypothèse du vote expressif discutée au chapitre 14.
9 Voir Güth, Schmittberger et Schwarze (1982) ; Kahneman, Knetsch et Thaler (1986) ; Güth et Tietz (1988,
1990). Kirchsteiger (1994) démontre, cependant, que l’envie peut également jouer un rôle dans les jeux de l’ul-
timatum.
La raison des choix collectifs : la redistribution 63
Bien que l’existence d’une véritable incertitude sur les positions futures peut
conduire des individus purement égoïstes à signer des contrats d’assurance qui redistri-
buent le revenu une fois que les positions réelles ont été révélées, Harsanyi (1955) et Rawls
(1971) développent des théories normatives dans lesquelles les individus supposent pour
des raisons éthiques qu’ils ont été incertains sur leurs positions futures. Rawls appelle
même sa théorie justice comme équité, et on peut penser que sa description du contrat social
comme une sorte de contrat d’assurance est simplement une façon d’articuler les normes
de justice. Nous reviendrons sur la théorie de Harsanyi dans le chapitre 23 et sur la théorie
de Rawls dans le chapitre 25.
Il est possible, aussi, que le mendiant ne provoque pas la peur, mais la compassion.
On se dit « cela aurait pu m’arriver » et on laisse quelques pièces de monnaie dans la main
du mendiant. Cet acte de don altruiste ressemble à la théorie normative de Rawls. Il s’en-
racine dans nos intuitions spontanées de justice. Bien qu’un étudiant suisse ne soit pas
forcément pris d’une émouvante compassion envers un autre étudiant à qui on n’a pas
donné sept francs, une certaine reconnaissance du rôle de la chance dans cette répartition
peut aider à expliquer sa générosité.
Faute de psychanalyser chaque donneur, il peut être difficile de déterminer laquelle
de ces trois explications de la redistribution volontaire est réellement à l’œuvre. En effet, si
nous désirons aller au-delà du simple constat selon lequel les individus donnent volontai-
rement, et essayer de prédire qui a le plus de chance de donner et combien il donnera, nous
serions probablement obligés d’introduire une sorte de théorie psychologico-comporte-
mentale (chapitre 2), afin de nous aider à comprendre la coopération dans les jeux du
dilemme du prisonnier, car ces deux types de « comportement irrationnel » ont beaucoup
de choses en commun 10.
qui a une forte productivité. S’il travaille sur l’ensemble de la terre, il peut produire 100
unités de blé. U est un fermier relativement moins productif. S’il travaille sur cette même
terre, il ne peut produire que 50 unités de blé. La figure 3.1 représente la frontière des
possibilités de production de la communauté.
Figure 3.1
Fonction des possibilités de production et courbe d’allocation pour P et U.
12 Le « presque » pourrait être éliminé s’il n’y avait pas des associations de nations, comme l’Union européenne,
qui utilise la règle de l’unanimité pour certaines ou toutes les décisions collectives.
66 LES ORIGINES DE L’ÉTAT
(∂U1 /∂Y1 ) > 0, (∂ 2 U1 /∂Y12 ) < 0, (∂U1 /∂ R1 ) < 0 et (∂ 2 U1 /∂ R12 ) < 0. Devoir utiliser les
ressources politiques pour obtenir les bénéfices B, baisse l’utilité des membres du groupe
1. Pour le groupe 2, nous avons U2 = U2 (Y2 + B, R2 ), où (∂U2 /∂Y2 ) > 0,
(∂ 2 U2 /∂Y22 ) < 0, (∂U2 /∂ R2 ) < 0 et (∂ 2 U2 /∂22 ) < 0, où T est la taxe par tête nécessaire
pour fournir B.
Pour comprendre le problème pleinement, nous avons besoin d’en savoir plus sur
la nature des institutions, les buts de ceux qui prennent part au gouvernement et les
contraintes qui pèsent sur la poursuite de ces buts. En faisant abstraction de ces informa-
tions, nous pouvons simplement définir les ressources politiques de façon à ce que B = B
(R1 , R2 ), (∂ B/∂ R1 ) > 0, (∂ 2 B/∂ R12 ) < 0, (∂ B/∂ R2 ) < 0 et (∂ 2 B/∂ R12 ) < 0.
Un membre du groupe 1 choisit R1 de façon à ce qu’il maximise
ce qui donne
∂ O1 ∂U1 ∂ B ∂U1
= + =0 (3.15)
∂ R1 ∂Y ∂ R1 ∂ R1
ou
∂U1 ∂ B ∂U1
=− . (3.16)
∂Y ∂ R1 ∂ R1
Cette condition est illustrée dans la figure 3.2. Un membre du groupe 1 consacre ses
ressources politiques jusqu’à ce que la désutilité marginale de ses pertes [−(∂U1 /∂ R1 )]
équivaut à l’utilité marginale issue des subventions que cette dépense produit
[(∂U1 /∂Y )(∂ B/∂ R1 )]. Une relation analogue vaut pour les membres du groupe 2, avec la
seule différence que ses gains marginaux viennent de la réduction de la taxe à payer.
Puisque B est une fonction de R1 et de R2 à la fois, le R1∗ optimal dépend de R2 ,
et les deux groupes sont en complet équilibre seulement quand chacun a choisi son R ∗
optimal, avec la condition que les autres groupes j soient aussi à leur R j∗ optimal 13.
Les ressources politiques peuvent prendre plusieurs formes. Dans une démocratie,
il pourrait y avoir une pression exercée par un groupe sur un parti (par l’envoi de tracts,
d’enveloppes remplies d’argent, par coups de fil) pour parvenir à sa victoire. Ici, on pour-
rait s’attendre à ce que les groupes avec de faibles coûts d’opportunité en temps (chômeurs,
retraités) parviennent mieux à gagner des subventions.
13 C’est un équilibre de Nash. Si nous spécifions les formes fonctionnelles de U1 et B, alors (3.16) pourrait être
utilisé pour trouver le R1∗ optimal comme une fonction de R2 et les paramètres dans les fonctions U1 et B.
Cette équation constituerait une fonction de réaction pour un membre du groupe 1. En substituant la fonction
de réaction d’un membre du groupe 2 dans cette équation, cela nous permettrait de trouver R2∗ et R1∗ à l’équi-
libre de Nash.
La raison des choix collectifs : la redistribution 67
Bénéfices
et désutilités
marginale de R
Figure 3.2
La dépense optimale des ressources politiques.
Une classe aristocratique peut être capable de gagner les faveurs d’un gouverne-
ment en invitant certains membres de ce gouvernement à faire partie de cette aristocratie.
La ressource politique de l’aristocratie dans cette situation est son droit de définir qui sont
ses membres. Le coût d’ajouter des membres du gouvernement à l’aristocratie est que celle-
ci perd un peu de son exclusivité, et la valeur d’en être un des membres décline.
Au Moyen Âge, l’Église pouvait obtenir des richesses de l’État en utilisant ses
relations particulières avec Dieu, et en vendant des places au paradis et d’autres services à
la royauté (Ekelund et al. 1996).
La forme la plus simple de ressource politique est, bien sûr, l’argent. Il peut être
utilisé pour gagner des faveurs en versant des pots-de-vin aux membres du gouvernement,
en faisant du lobbying, en contribuant à leurs campagnes, etc. Quand R1 est de l’argent,
alors U1 devient U1 (Y1 + B − R1 ), et (3.16) s’écrit
∂B
= 1. (3.17)
∂ R1
Le montant de monnaie optimal respecte l’égalité entre l’utilité de la dernière pièce dépen-
sée et le montant du transfert obtenu grâce à cette action auprès du gouvernement.
La redistribution involontaire, issue de cette dépense, coûte à ceux qui paient le
transfert, mais aussi plus globalement à l’ensemble du groupe. Le modèle le plus simple est
68 LES ORIGINES DE L’ÉTAT
le suivant. L’argent du groupe perdant est prélevé par l’État qui le verse au groupe des
gagnants. L’État met alors en place un échange à somme nulle. Ce que perdent les uns est
gagné par les autres. Il s’agit d’un pur modèle de taxe-subvention. Dans un modèle un peu
plus élaboré, on peut supposer qu’il s’agit d’un échange à somme négative. Les deux
groupes utilisent des ressources pour prendre une partie de la richesse de l’autre groupe. Il
est possible, alors, que leurs situations soient meilleures s’ils ne cherchaient pas à obtenir
un transfert de l’autre groupe.
Pour comprendre cela, supposons que les deux groupes dépensent de l’argent pour
obtenir une subvention et que leurs efforts se compensent parfaitement les uns les autres.
Aucun des deux groupes n’obtient des avantages de leurs actions, et les deux se retrouvent
dans une moins bonne situation qu’au départ. Ils perdent le montant des ressources dépen-
sées pour faire du lobbying. La frontière des possibilités de production se déplace vers l’in-
térieur, à cause des dépenses de lobbying. Le nouvel équilibre est inférieur à celui que la
société pourrait obtenir si les groupes ne s’étaient pas engagés dans des efforts pour obtenir
de la redistribution involontaire. (Évidemment, les lobbyistes reçoivent du revenu des deux
groupes. Mais si nous supposons que le lobbying est un secteur parfaitement compétitif, le
revenu de chaque lobbyiste devrait simplement être égal à ses coûts d’opportunité – le
revenu qu’il pourrait gagner dans une quelconque autre occupation. Si nous supposons que
ces occupations alternatives sont, contrairement au lobbying, socialement productives, la
perte sociale issue des efforts des deux groupes chercheurs de subvention, correspond à la
production marginale des lobbyistes, s’ils avaient choisi une activité socialement utile.)
La situation se dégrade encore lorsque l’on fait observer que les taxes et les
subventions ne peuvent pas être créées gratuitement. Les bénéfices du groupe 1 sont équi-
valentes aux taxes imposées au groupe 2 moins les coûts de transaction, c, entraînant le
transfert :
n1 B = n2 T − C (3.18) 14
Dans c sont inclus les coûts de mise en œuvre de l’impôt et des aides, les coûts de diffu-
sion auprès des intéressés, et les coûts de contrôle nécessaires pour s’assurer que tous les
membres du groupe 2 paient leur taxe et que les subventions ne parviennent qu’aux
membres du groupe 2. Il s’agit de poursuivre en justice les tricheurs. La perte sociale issue
de l’ensemble de ces activités improductives doit être ajoutée à la perte sociale issue de la
création d’une bureaucratie dont la seule fonction est d’organiser les transferts involontai-
res 15.
À cette perte sociale sèche (c) qui explique l’existence d’un échange politique à
somme négative s’ajoute l’ensemble des distorsions issues des incitations provoquées par
les taxes et les subventions sur les équilibres de marché 16. Si le revenu du groupe 1
augmente parce qu’il a réussi à taxer le groupe 2, les membres du groupe 1 vont être en
mesure d’épargner moins et de travailler moins. Les subventions réduisent l’effort produc-
tif du groupe 1. Browning (1987, 1989) a calculé que la somme de tous les coûts d’échange
Tableau 3.1
Dépenses sociales publiques en % du PIB en 1998.
Retraites et
Total invalidité Famille Chômage Santé Autres
France 28,8 13,7 2,7 3,1 7,3 2,1
Allemagne 27,3 12,8 2,7 2,6 7,8 1,5
Suède 31,0 14,0 3,3 3,9 6,6 3,2
Royaume-Uni 24,7 14,2 2,2 0,6 5,6 2,0
États-Unis 14,6 7,0 0,5 0,4 5,9 0,9
Source : Alesina et Glaeser (2004). Ces dépenses comprennent les prestations en espèce ou en nature.
des individus souhaitent améliorer la condition des pauvres sous la forme de transferts en
nature de ce type, implique que la redistribution favorise plutôt les intérêts de ceux qui
paient les impôts. Cette explication suppose cependant que les transferts en nature soient
affectés aux plus pauvres. On revient ainsi à la question du sens de la redistribution.
17 Palme J. (2001), « Protection sociale et lutte contre les inégalités : le modèle scandinave », dans Pallier B. et
Daniel C., (éds), La protection sociale en Europe : le temps des réformes, DRESS - MIRE, La Documentation
française.
18 Deleeck (1978), « L’effet Matthieu », Recherches Sociologiques, repris par Bichot J. (2002), « L’effet Matthieu
revisité », Droit Social, n° 6, juin, pp. 575-581.
La raison des choix collectifs : la redistribution 71
taxes sur la distribution des revenus est plus aisé à évaluer que l’impact des dépenses,
même si l’incidence de certaines taxes reste très discutée 19.
Tableau 3.2
Distribution des revenus des ménages, avant et après redistribution en France. 2000.
Pour les dépenses, les choses sont beaucoup plus compliquées. Les systèmes
publics de sécurité sociale en France ou aux États-Unis ne cherchent, par exemple, pas
seulement à aider les pauvres. Quand Bill Gates prendra sa retraite, il aura droit à une
pension de la sécurité sociale américaine. Les bénéfices que les riches reçoivent de la
protection policière et de la défense nationale sont-ils proportionnels aux taxes qu’ils
paient ? Les dépenses pour la police et la défense sont-ils des biens finaux ou des biens
niveaux des taxes et des transferts peuvent refléter une redistribution involontaire. Avec un
vrai programme d’assurance-retraite, X et Y devraient décider le niveau de transfert qu’ils
sont prêts à faire au temps t + n, et donc les taxes qu’ils payeront à t, sachant qu’ils igno-
rent s’ils survivront ou non à t + n. Avec les systèmes de retraite par répartition qui existent
actuellement, X sait quand il a intérêt à voter pour une augmentation des retraites, à savoir
à t + n, car alors il en bénéficiera pendant que quelqu’un d’autre payera. Sa motivation pour
voter pour une augmentation des retraites est pleinement consistante avec le postulat de
l’égoïsme rationnel et avec une théorie de la redistribution comme prédation.
Jacques Bichot (2002) 21 met en exergue pour le système français plusieurs effets
Matthieu. Dans le régime de sécurité sociale, tout d’abord, un bilan des cotisations et des
pensions sur la vie entière montrerait qu’un cadre supérieur a la perspective de recevoir à
titre de pensions 44 % de plus que ses cotisations, un cadre moyen 32 %, un ouvrier quali-
fié ou spécialisé 10 % et un manœuvre 3 %. Dans l’enseignement, il existerait aussi un effet
Matthieu. Un enfant d’ouvrier bénéficie en moyenne d’une dotation scolaire, c’est-à-dire
d’une part du budget de l’enseignement, au sens large, sensiblement inférieure à celle dont
profite un enfant de cadre supérieur. Bichot (2002, pp. 580-581) estime qu’« à la louche »
la collectivité consacre annuellement 985 euros par enfant d’ouvrier et 5336 par enfant de
cadre supérieur pour les conduire vers un diplôme post-baccalauréat. Il y a donc un effet
Matthieu. Il faut, cependant, noter que les dépenses d’éducation ont une incidence très
différente selon le degré d’enseignement. Celles pour le supérieur sont régressives, mais
l’impact est un volume peu important car elles représentent un très faible pourcentage du
revenu primaire des ménages. En revanche, les dépenses pour le secondaire et le primaire
ont un effet redistributif significatif parce qu’elles sont progressives.
La politique agricole peut aussi être à l’origine d’effets Matthieu. Quand un
fermier X vote pour un candidat qui promet d’augmenter le prix des produits fermiers et
d’augmenter les transferts aux fermiers, il sait qu’il sera le bénéficiaire direct de ces poli-
tiques. L’employé d’une banque parisienne doit considérer que sa probabilité de devenir
fermier est négligeable. S’il soutient un tel programme, c’est parce qu’il intègre le bien-être
du fermier dans sa fonction d’utilité. Il votera, alors, probablement pour une politique de
redistribution qui avantagera des individus aux revenus et au patrimoine supérieurs aux
siens.
En 1985, aux États-Unis, deux tiers des 7,7 milliards de dollars ont été destinés aux
aides agricoles avec plus de 100.000 dollars de ventes annuelles – à peine 13,8 pourcent de
toutes les entreprises agricoles. À peu près un tiers de toutes les subventions sont allées aux
fermiers avec plus d’un milliard de profit 22. Au Japon, les politiques de protection de
l’agriculture ont aidé à accroître les revenus des ménages dans les fermes – qui étaient à
peu près les mêmes que ceux des travailleurs urbains en 1955 – de 32 pourcent au-dessus
du niveau de revenu des travailleurs urbains en 1984 23.
En Europe la Politique Agricole Commune a légalement pour objectif de réaliser
une certaine parité moyenne entre les revenus des agriculteurs et ceux des autres secteurs
21 Bichot, J. (2002). « L’effet Matthieu revisité », Droit Social, n° 6, juin, pp. 575-581.
22 Gardner (1990, pp. 27-29) ; Schultze (1972) observe des faits similaires à la fin des années 1960.
23 En ajustant par rapport aux tailles des ménages, les revenus ont monté de 77 % au-dessus des revenus urbains
en 1955, à 14 % au-dessus en 1984. Voir Hayami (1990, p. 206).
74 LES ORIGINES DE L’ÉTAT
d’activité. Cet objectif de parité des revenus a fait l’objet de multiples études statistiques.
« Dans la plupart des pays de l’OCDE pour lesquels on dispose d’information, le revenu
moyen des ménages agricoles est proche de la moyenne de l’ensemble de l’économie. Pour
la moyenne des trois années les plus récentes les revenus des ménages agricoles sont signi-
ficativement supérieurs (de plus de 15 %) aux Pays-Bas, au Danemark, en France, en
Finlande et en Belgique, et ils sont significativement inférieurs (de plus de 15 %) en Grèce,
en Corée, en Turquie et en Suisse » (OCDE 2002) 24. Les revenus agricoles étant très
dépendants du prix des biens agricoles, ces disparités évoluent rapidement. La tendance
montre, cependant, que nous sommes désormais en présence d’une politique de redistribu-
tion qui ne sert pas forcément à enrichir les plus pauvres de la société.
L’ensemble de ces travaux montre la difficulté qu’il y a à évaluer précisément les
effets redistributifs des politiques publiques et à les expliquer, car en l’absence d’informa-
tions sur le sens de la redistribution il est difficile de savoir si les électeurs sont altruistes
ou égoïstes, s’ils s’assurent ou s’ils appliquent juste des normes d’équité. Les travaux les
plus récents insistent, alors, sur les croyances des acteurs à propos de l’origine des inégali-
tés. Ils cherchent à expliquer l’attitude des électeurs vis-à-vis des inégalités par leurs
perceptions.
Alesina et Angeletos (2003), par exemple, soutiennent que les Européens et les
Américains n’ont pas les mêmes préférences pour la redistribution parce qu’ils n’ont pas
les mêmes croyances en la matière sur l’origine de la richesse. Les Européens voient dans
la réussite économique le signe de la chance, de la naissance, des relations voire de la
corruption et de la malhonnêteté. Les Américains, au contraire, jugent que la réussite est
uniquement due au travail et aux talents des agents. Ils méritent leur argent. La faible redis-
tribution aux États-Unis et la forte redistribution en Europe s’expliqueraient, alors, par le
même souci de justice. Il faut que la société soit juste, autrement dit, qu’elle fasse respec-
ter l’égalité des chance et l’honnêteté. En Europe, cela passe par une politique de redistri-
bution active capable de corriger les inégalités de la vie, aux États-Unis chacun a ce qu’il
mérite. Il n’est pas question, dès lors, de trop modifier la répartition des revenus issus des
échanges de marché. Le contraste est évidemment très important avec un pays comme la
France qui par la voie du Conseil Constitutionnel a considéré en 1993 que la progressivité
de l’imposition globale sur le revenu des personnes physiques avait une valeur constitu-
tionnelle. Cette valeur découlerait de l’article 13 de la déclaration des droits de l’homme et
du citoyen qui estime que « la contribution commune… doit être également répartie entre
les citoyens, à raison de leur faculté ».
Il est difficile, pour toutes ces raisons, de connaître l’effet des politiques de redis-
tribution sur les inégalités économiques. Il y a tellement d’effets différenciés et contradic-
toires que de nombreux chercheurs pensent que toutes les activités du gouvernement sont
égoïstes et motivées par la redistribution (Meltzer et Richards, 1978, 1981, 1983 ; Peltz-
man, 1980 ; Aranson et Ordeshook, 1981 ; Alesina et Glaeser, 2006). Ils abandonnent ainsi
l’idée qu’elles cherchent à réaliser l’intérêt général 25.
24 OCDE (2002), Rapport de synthèse sur les questions de revenu des ménages agricoles dans les pays de
l’OCDE, AGR/CA/APM (2002) 11/FINAL.
25 Voir le Chapitre 21.
La raison des choix collectifs : la redistribution 75
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
Ce chapitre a bénéficié des études de Rodgers (1974) et Oppenheimer (1979).
Levy (1987) a écrit une étude intéressante sur les changements des modèles redistributifs aux États-
Unis, depuis la Seconde Guerre mondiale, mais sans se concentrer sur les processus des choix
publics.
Rae et ses collaborateurs (1981) ont sorti ensemble une intéressante compilation de différentes défi-
nitions de l’égalité, qui sous-tendent les discussions sur la redistribution.
Goddin (1988) analyse et défend les politiques de redistribution, dans une perspective normative.
Pour des développements sur la relation démocratie-redistribution on peut consulter l’article de
Antonio M. Jaime-Castillo (2008). « Préférences pour la redistribution en Europe : Inégalité
Sociale, État-Providence et Dispositions Fiscales », Pôle Sud, 1, n° 28, pp. 109-141.
En français, le travail récent d’Alesina et Glaeser (2004) teste une série de théories pour expliquer
pourquoi les pays européens redistribuent plus que les États-Unis. À noter également l’article de
Roemer et Van der Straeten (2005) sur l’influence de l’hétérogénéité ethnique et l’immigration sur
la redistribution.
PARTIE
2
Deux maximes générales peuvent servir à régler ces rapports : l’une, que, plus les
délibérations sont importantes et graves, plus l’avis qui l’emporte doit approcher
de l’unanimité ; l’autre, que, plus l’affaire agitée exige de célérité, plus on doit
resserrer la différence prescrite dans le partage des avis : dans les délibérations
qu’il faut terminer sur-le-champ, l’excédant d’une seule voix doit suffire.
Jean-Jacques Rousseau
Ce chapitre, ainsi que les quatre prochains, explore les propriétés de différentes règles de
vote. Ces règles peuvent être considérées comme une façon de gouverner directement,
comme lors des délibérations locales, des référendums, des assemblées ou des commissions
de représentants politiques. En suivant la terminologie de Black (1958), nous nous référe-
rons souvent aux « décisions des comités » pour parler des résultats du processus de vote.
Il faut se souvenir, cependant, que le mot « comité » est utilisé dans son sens le plus large,
et peut impliquer l’ensemble de la population, comme dans un référendum. Quand un
comité de représentants est impliqué, les résultats peuvent être strictement et uniquement
liés aux préférences des représentants eux-mêmes. La relation entre les préférences des
citoyens et celles de leurs représentants sera prise en compte plus tard.
Figure 4.1
Quantités optimales pour un votant en fonction de différentes taxes.
La figure 4.2 représente cet espace. Les points 0, 1 et 2 dans la figure 4.2
correspondent aux points 0, 1 et 2 dans la figure 4.1. La courbe d’indifférence A dans la
figure 4.2 correspond à la courbe de la figure 4.1.
Figure 4.2
Représentation des préférences du votant dans un espace (taxes-bien public).
82 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
Pourcentage Pourcentage
de taxes de taxes
payés par payés par
B A
Figure 4.3
Courbe des contrats dans un espace bien public-taxes.
Pour représenter tous les points de la figure 4.1 dans un espace défini par la quan-
tité de bien public et la taxe, nous redéfinissons chaque fonction d’utilité individuelle
uniquement en termes de G et t. À partir de la contrainte de budget, on obtient
X A = YA − t G
(4.1)
X B = Y B − (1 − t)G.
En substituant (4.1) dans chaque fonction individuelle d’utilité, nous obtenons les fonctions
d’utilité désirée pour A et B définies par G et t :
U A = U A (Y A − t G, G)
(4.2)
U B = U B (Y B − (1 − t) G, G).
La figure 4.3 décrit la carte des courbes d’indifférence sélectionnées par A et B d’un espace
bien privé-bien public vers un espace bien public-taxe. La part des coûts du bien public que
supporte A va de 0, tout en bas de l’échelle verticale, à 1 qui est au sommet. La part de la
taxe de B va dans la direction opposée. Donc, chaque point dans la figure 4.3 représente un
ensemble de partages de l’impôt suffisant pour couvrir le coût complet de la quantité de
bien public. Chaque point est sur la courbe d’indifférence de A et sur celle de B. Chaque
point implique donc une quantité de bien privé consommée par chaque individu, selon sa
Le choix de la règle de vote 83
contrainte de budget (4.1), la quantité de bien public et la taxe qu’il devra payer. A1 et
B1 sont les niveaux d’utilité des individus A et B ; si chacun agit seul dans la contribution
du bien public et assume 100 pourcent de son coût 1.
Pour comprendre que chaque point sur CC est une allocation Pareto-efficiente,
prenons le total des différentiels de chaque fonction d’utilité individuelle concernant t et G
et maintenons les revenus initiaux (Y A , Y B ) constants :
∂U A ∂U A ∂U A
δU A = (−t)dG + dG + (−G)dt
∂X ∂G ∂X (4.3)
∂U B ∂U B ∂U B
δU B = (−1 + t)dG + dG + (G)dt
∂X ∂G ∂X
En rendant le changement global de l’utilité de chaque individu égale à zéro, nous pouvons
résoudre pour la pente de chaque courbe d’indifférence individuelle :
A ∂U A t∂U A
dt −
= ∂G ∂X (4.4)
dG ∂U A
G
∂X
En comparant les pentes des deux courbes d’indifférence, nous obtenons la condition
samuelsonienne (1954) de Pareto-efficience :
∂U A /∂G ∂U B /∂G
+ =1 (4.5)
∂U A /∂ X ∂U B /∂ X
1 Pour simplifier la discussion, nous ignorons l’effet que la fourniture unilatérale du bien public de la part d’un
individu peut avoir sur l’utilité de l’autre. Prenons un bien public comme un pont sur une rivière. A1 et B1
représentent les utilités que chaque individu peut obtenir si chacun construit son propre pont. À l’intérieur des
courbes de A1 et B1 il y a des points correspondants à une plus grande utilité pour tous les deux qui peuvent
être obtenus en coopérant et en construisant un seul pont.
2 Bien sûr, la règle pour sélectionner un nouveau partage des impôts ou une nouvelle combinaison de bien public
et impôt, par la procédure décrite ci-dessus, doit être soigneusement spécifiée pour permettre une convergence
vers la frontière parétienne. Pour une description plus précise des caractéristiques de ces règles, le lecteur est
renvoyé à la littérature sur les processus walrassiens de révélation des préférences sur les biens publics, comme
elle a été présentée par Tulkens (1978).
84 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
Notez que pour tout partage des taxes compris dans l’allocation E, chaque quan-
tité individuellement optimale de bien public diffère de la quantité du bien public sélec-
tionnée. A préfère une quantité plus faible de bien public, alors que B préfère une quantité
plus élevée. Par conséquent, étant donné le partage de taxes t E et (1 − t E ), chacun est
« forcé » de consommer une quantité de bien public différente de sa quantité préférée
(Breton, 1974, pp. 56-66). Cette forme de coercition peut être évitée en utilisant une
variante légèrement différente de la procédure de vote (Escarraz, 1967 ; Slutsky, 1979).
Supposons, pour un ensemble initialement choisi de taxes t et (1 − t), que les votants
doivent comparer toutes les quantités de bien public possibles, et une quantité donnée est
choisie seulement si les courbes d’indifférence des deux individus sont tangentes à la ligne
de la taxe qui va de t jusqu’au point choisi. Si aucune quantité de bien public n’est trouvée
pour ce t initialement choisi, un nouveau t est choisi et le processus se répète. Cela conti-
nue jusqu’à ce qu’un t soit trouvé tel que tous les individus sont prêts à voter pour la même
quantité de bien public contre toutes les autres. Dans la figure 4.3, cela se produit au niveau
L, avec des taxes de t L et (1 − t L ). L est un équilibre de Lindhal.
Les résultats des deux procédures de vote décrites ci-dessus (E et L) diffèrent à
plusieurs égards 3. Au niveau L, le taux marginal de substitution du bien public pour le bien
privé pour chaque individu est égal à sa taxe :
∂U A /∂G ∂U B /∂G
=t = (1 − t) (4.6)
∂U A /∂ X ∂U B /∂ X
L est donc un équilibre, dans lequel tous les individus préfèrent cette quantité de bien public
à toute autre, étant donné qu’à chaque individu est assignée une taxe fixe. E (ou tout autre
point atteint par la première procédure) est un équilibre en ceci qu’au moins un individu
détériore sa situation s’il y a un mouvement vers un autre point quelconque. Donc, L est
conservé par une décision collective qui repose sur l’accord unanime de tous les membres
du comité sur la quantité de bien public à consommer, à répartition des taxes données ; E
est gardé grâce au pouvoir de veto de chaque individu impliqué par la règle de l’unanimité.
Le niveau de contrainte imposé par chaque procédure dépend des mérites de la contrainte
à obtenir une quantité optimale de bien public avec une répartition donnée de taxes (recher-
che sur la ligne horizontale représentée dans la figure 4.3). La distribution des utilités au
niveau L, à laquelle on parvient avec la seconde procédure, dépend seulement des dotations
initiales et des préférences individuelles, et a l’avantage (possible) d’être indépendante de
la séquence des répartitions proposées de l’impôt, si l’on suppose qu’il y a un seul L. Le
résultat obtenu avec la première procédure est dépendant des dotations initiales, des fonc-
tions d’utilités individuelles et de l’ensemble spécifique et de la séquence des combinai-
sons proposées d’impôt et de quantité de bien public. Bien que cette « dépendance au
sentier » de la première procédure puisse être perçue comme indésirable, elle a l’avantage
(possible) de laisser l’ensemble des contrats possibles (courbe CC ) ouverte à la sélection.
Comme il a déjà été démontré, tous les points sur CC sont Pareto-efficients, et donc ils ne
peuvent être comparés sans des critères additionnels. À ce propos, il faut noter que si un
point sur CC , disons E, pouvait être préféré d’un point de vue d’un ensemble de critères
normatifs, il pourrait toujours être atteint à travers la seconde procédure de vote, en distri-
3 Pour une discussion détaillée, voir Slotsky (1979).
Le choix de la règle de vote 85
buant les dotations initiales de telle sorte que L puisse être obtenu aux niveaux d’utilités
impliqués par E (McGuire et Aaron, 1969). Cependant, les hypothèses concernant le niveau
d’information dont il faut disposer pour y parvenir, sont évidemment très lourdes.
Nous avons esquissé ici seulement deux procédures possibles de vote pour attein-
dre la frontière parétienne. Beaucoup de travaux ont décrit la procédure par tâtonnement
walrassien pour atteindre cette frontière lorsqu’un bien public est présent. Ceux-ci ont un
« planificateur central » ou un « commissaire-priseur » qui réunit l’information d’un certain
type à partir des citoyens-électeurs, la diffuse suivant une règle donnée, puis renvoie un
message aux électeurs pour qu’ils commencent un nouveau scrutin. Ces procédures
peuvent être largement regroupées parmi celles dans lesquelles le planificateur annonce le
niveau de taxation (les t dans l’exemple précédent), et les citoyens répondent en donnant la
quantité du bien public – qui est le processus initialement décrit par Erik Lindhal (1919)
(voir également Malinvaud, 1970-1, section 5) ; ou alors, dans celles où le planificateur-
commissaire-priseur annonce les quantités de bien public et les citoyens répondent en
donnant le prix (le taux marginal de substitution), comme dans Malinvaud (1970-1,
sections 3 et 4) et Drèze et de la Vallée Poussin (1971). Un élément crucial de toutes ces
procédures est la règle computationnelle utilisée pour agréger les messages des électeurs et
pour utiliser un nouvel ensemble de signaux. C’est cette règle qui détermine si, quand et à
quel endroit sur la frontière parétienne le processus va mener. Bien qu’il y ait des implica-
tions évidentes de ces règles sur les distributions finales, elles ne sont en général pas
conçues pour parvenir à un but normatif spécifique. Ces procédures sont toutes sujettes à
la même distinction importante. D’une part, la question de savoir si elles permettent ou non
d’atteindre l’ensemble de la frontière parétienne. D’autre part, le fait qu’elles mènent
toujours à un résultat dépendant d’un ensemble donné de conditions, comme dans l’équili-
bre de Lindhal. À ce titre, elles peuvent également partager d’autres propriétés générales
de la règle de l’unanimité.
male que B est prêt à payer plutôt que renoncer au bien public, A peut forcer B à accepter
C sur la courbe des contrats, en votant contre toutes les taxes plus grandes que tC . Tous les
gains issus de la fourniture du bien public vont alors bénéficier à A. Si B se conduit de la
même manière, le résultat final va dépendre du pouvoir de négociation des deux individus.
La même chose vaut pour les autres équilibres sur la courbe des contrats (Musgrave, 1959,
pp. 78-80). La négociation peut allonger d’autant plus le temps nécessaire à trouver un
accord collectif, que chaque joueur doit « tester » la disponibilité des autres à faire des
concessions.
Le problème des négociations dans la règle de l’unanimité est analogue au
« problème des incitations » dans la fourniture volontaire d’un bien public. Ce dernier est
une conséquence directe des propriétés d’absence de rivalité et de non-exclusion d’un bien
public. Étant données ces propriétés, chaque individu a une incitation à masquer ses préfé-
rences et à resquiller, puisque la quantité de bien public fournie est largement indépendante
de ce simple message. La littérature sur les procédures de révélation volontaire des préfé-
rences a largement éludé ce problème en postulant une révélation des préférences honnête,
malgré les incitations à être malhonnête. Le plus fort argument analytique pour justifier ce
postulat est que la transmission d’un message sincère est une stratégie minimax, c’est-à-
dire que la révélation sincère des préférences maximise le résultat le plus mauvais qu’un
individu peut obtenir (Drèze et de la Vallée Poussin, 1971). Mais un meilleur gain peut être
obtenu à travers une dissimulation des préférences, et on peut s’attendre à ce que quelques
individus optent pour cette stratégie audacieuse. Si, pour éliminer cette incitation, on oblige
tous les citoyens à voter en faveur d’une proposition qui associe une quantité du bien public
et une répartition de taxes, avant que le bien public ne soit fourni, le problème du
resquillage disparaît. Chaque vote individuel devient alors essentiel pour fournir le bien
public. Ce renversement des positions individuelles dans les décisions collectives modifie
ses options stratégiques. Là où avec une configuration de révélation volontaire, un individu
peut miser sur le reste du groupe pour qu’une quantité acceptable de bien public soit
fournie sans sa contribution, avec la règle de l’unanimité il peut miser sur le fait que les
autres membres du groupe préfèrent réduire la taille de sa contribution plutôt que prendre
le risque que la décision collective soit continuellement bloquée. Bien que les stratégies
soient différentes, les deux solutions au problème du bien public sont potentiellement
vulnérables face au comportement stratégique.
Les résultats expérimentaux de Hoffman et Spitzer (1986) et Smith (1977, 1979a,
1979b, 1980) indiquent que la négociation stratégique de la part des individus avec la règle
de l’unanimité, peut ne pas entraîner des problèmes majeurs. Les expériences de Hoffman
et Spitzer étaient imaginées pour voir si la capacité des individus à parvenir à des alloca-
tions Pareto-optimales dans des situations d’externalité analogues à celles décrites par
Coase, était moindre si le nombre des parties impliquées augmentait. Puisque toutes les
parties impliquées doivent se mettre d’accord lors d’une négociation qui est antérieure à la
mise en place effective de la décision, les expérimentations testent essentiellement l’idée
que la négociation stratégique par les individus pourrait infirmer l’existence de proposi-
tions Pareto-optimales lorsqu’on utilise la règle de l’unanimité. Hoffman et Spitzer (1986,
p. 151) trouvent que « si effet il y a, l’efficience est accrue dans les groupes plus grands »
(avec des groupes composés de 20 personnes).
Le choix de la règle de vote 87
l’approbation unanime existent, mais l’utilisation d’une règle moins exigeante que la règle
de l’unanimité peut être considérée comme imposant un coût sur ceux dont la situation se
détériore après la décision collective. Ce coût pourrait être évité par un autre coût – le
temps additionnel et les efforts nécessaires pour redéfinir le problème de sorte que la déci-
sion puisse profiter à tous. Il peut être décrit comme la différence dans les niveaux d’utilité
réellement obtenus et ceux qui auraient pu être obtenus sous la règle de l’unanimité. Bucha-
nan et Tullock sont les premiers à discuter ces coûts et les appellent les « coûts externes »
de la règle de décision (1962, pp. 63-91 ; voir aussi Breton, 1974, pp. 145-148).
Lorsqu’aucun coût n’est associé avec la règle de l’unanimité, cette règle serait
évidemment optimale, puisqu’elle minimise les coûts externes de décision. Mais le temps
requis pour résoudre un problème de façon à ce que tous puissent en bénéficier est parfois
considérable. Du temps peut également être nécessaire pour parvenir à trouver la formula-
tion d’une proposition qui profite à tous, ou pour expliquer la nature des bénéfices de la
proposition aux citoyens qui ne la comprennent pas bien. Par ailleurs, on doit également
ajouter le temps perdu issu des manœuvres stratégiques que les individus mettent en œuvre
pour être mieux placés sur la courbe des contrats, comme nous l’avons décrit précédemment.
La plupart des observateurs, y compris les plus favorablement disposés à l’égard
de la règle de l’unanimité comme Wicksell, Buchanan et Tullock, ont considéré ces
derniers coûts suffisamment grands pour justifier l’abandon de cette règle. Dès lors, si nous
ne sommes pas tous d’accord sur la décision d’un comité, quel pourcentage d’entre nous
serait d’accord y participer ? Les considérations précédentes suggèrent l’existence d’un
compromis entre les coûts externes liés à une solution qui nuit à certains individus, et les
coûts en temps perdu lors de la prise de décision. Au premier extrême nous avons l’unani-
mité, avec laquelle tout individu peut bloquer toute décision jusqu’à ce qu’il y en ait une
qui le satisfasse ou qu’il pense être la meilleure qu’il puisse obtenir. Les coûts de décision
externes avec cette règle sont nuls, mais les coûts en temps de la décision peuvent être
quasiment infinis. À l’autre extrême, chaque individu décide seul face à chaque problème.
Aucune perte de temps n’est possible, comme dans les décisions sur les biens privés purs,
mais les coûts externes de permettre à chaque individu de décider unilatéralement pour la
communauté peuvent également être infiniment grands.
Les diverses possibilités sont représentées dans la figure 4.4, empruntée à Bucha-
nan et Tullock (1962, pp. 63-91). Les coûts d’une décision collective particulière sont
présentés sur l’axe vertical. Le nombre de personnes allant de 0 à N, la taille du comité
nécessaire pour voter une décision, correspond à l’axe horizontal. La courbe C est la fonc-
tion du coût externe qui représente la perte d’utilité attendue issue de la victoire d’une déci-
sion à laquelle au moins un individu est opposé. La courbe D représente les coûts en temps
de la décision pour parvenir à la majorité requise pour prendre une décision, conçue comme
une fonction de la taille de la majorité requise. La majorité optimale correspond au pour-
centage du comité qui permettra de minimiser les deux ensembles de coûts. Cela arrive au
point K, où le résultat de la somme verticale des deux courbes est le plus petit possible. La
majorité optimale pour résoudre un problème collectif, étant données les courbes des coûts,
est K /N . À ce pourcentage, le gain attendu en utilité de la redéfinition d’un projet de loi
pour obtenir le soutien d’un individu supplémentaire égalise la perte de temps attendue
produite par cette action.
Le choix de la règle de vote 89
Coûts
escomptés
Figure 4.4
Choisir la majorité optimale.
Puisque ces coûts diffèrent probablement selon les enjeux rencontrés, on ne peut
pas s’attendre à ce qu’une règle de vote soit optimale pour tous les enjeux. Les coûts exter-
nes vont varier selon la nature des enjeux et les caractéristiques de la communauté qui doit
prendre la décision. Toutes choses égales par ailleurs, quand les opinions diffèrent forte-
ment ou quand l’information est rare, de longues périodes de temps peuvent être requises
pour parvenir à un consensus. Si les coûts probables pour les citoyens en désaccord ne sont
pas trop élevés, des pourcentages relativement petits de la communauté peuvent suffire
pour prendre une décision. Encore une fois, l’exemple extrême ici est celui des biens privés
purs. En revanche, les enjeux pour lesquels de grandes pertes peuvent arriver, demandent
des majorités plus importantes (par exemple, les enjeux liés aux droits de l’homme) 6. Plus
la communauté est grande, et plus il y a d’individus avec des goûts similaires, et donc, il
est probablement plus facile de parvenir à un consensus parmi un nombre absolu donné
d’électeurs. Par conséquent, une augmentation de N devrait infléchir la courbe D vers la
droite et vers le bas. Mais la baisse des coûts pour parvenir à un consensus parmi un
nombre donné de citoyens n’est probablement pas pleinement proportionnelle à l’accrois-
sement de la taille de la communauté. Donc, pour des enjeux de ce type, le pourcentage
6 Dans le chapitre 26, nous présentons une analyse plus formelle et générale du choix constitutionnel de la règle
de vote.
90 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
optimal requis K /N pour prendre une décision est probablement décroissant avec l’aug-
mentation de la taille de la communauté (Buchanan et Tullock, 1962, pp. 111-116).
On peut s’attendre à ce que les individus dont les goûts sont très différents de ceux
des autres membres de la communauté favorisent des majorités plus inclusives. Buchanan
et Tullock postulent que le choix de la majorité optimale pour chaque catégorie d’enjeux
est fait lors d’un choix constitutionnel dans lequel chaque individu est dans l’incertitude sur
ses futures positions, goûts, etc. Par conséquent, chacun voit le problème de la même
manière, et un accord unanime est atteint pour qu’une règle moins exigeante que l’unani-
mité soit utilisée pour l’ensemble des enjeux. Quand un tel consensus n’existe pas, l’épi-
neuse question à traiter porte sur quelle majorité devrait être requise pour décider quelles
majorités sont requises pour tous les autres enjeux. La question étant posée, nous avançons
dans cette direction.
Coûts
escomptés
Figure 4.5
Les conditions pour faire de la majorité simple une majorité optimale.
une ligne droite, mais elle pourrait raisonnablement être en forme de U ou de U inversé. La
rupture au niveau N/2 rend cette majorité optimale pour ce comité 7.
Sans une rupture en D, le minimum pour C + D ne sera obtenu qu’à la gauche de
N/2, là où la courbe D monte plus rapidement, c’est-à-dire lorsqu’elle monte vers la droite
7 Tullock (1998, pp. 16-17, 93-94) a fait une objection à cette explication de la grande popularité de la règle de
la majorité simple qui présuppose une rupture dans la courbe des coûts de décision. Il cite les élections prési-
dentielles aux États-Unis ou les élections parlementaires en Grande-Bretagne comme exemples de l’utilisation
d’une règle qui exige moins que la majorité simple, parce que les présidents des États-Unis sont occasionnel-
lement élus sans recevoir la majorité du vote populaire, tout comme le parti qui gagne la majorité des sièges
à la Chambre des Communes britannique ne gagne presque jamais la majorité des voix. Mais ce sont des
exemples de règles électorales qui peuvent convertir moins d’une majorité des votes populaires en victoire
d’un parti ou d’un candidat. Il s’agit ici du choix de la règle de vote du comité. Ni la Chambre des Commu-
nes, ni les deux chambres aux États-Unis n’utilisent de règle de majorité de moins de 50 pourcent, ni aucun
autre comité ne le fait, pour autant que nous le sachions. En effet, si le parlement britannique utilisait, disons,
une majorité de 40 pourcent pour faire passer une loi, alors un parti qui n’aurait pas réussi à obtenir la majo-
rité des sièges dans une élection n’aurait pas nécessairement « perdu » les élections. Tant qu’il obtient 40 %
des sièges, il pourrait faire passer des lois unilatéralement, tout comme le parti « gagnant ». Plus fondamenta-
lement, cependant, si les constitutions choisissent les règles de vote dans les parlements en pesant les coûts
externes et les coûts de prise de décision de chaque règle, comme Buchanan et Tullock l’ont soutenu, alors on
ne peut pas expliquer le succès universel de la majorité simple sans l’existence d’un nœud ou d’une rupture
dans une des deux courbes au niveau K /N = N /2. Si cette discontinuité n’est pas dans D, elle est nécessai-
rement dans E. Bien sûr, une autre façon d’expliquer la popularité de la règle de la majorité simple est d’aban-
donner les calculs des coûts comme ceux introduits par Buchanan et Tullock. Nous examinons d’autres critères
pour choisir la règle de majorité simple dans le chapitre 6. Dans le chapitre 26, nous intégrons les deux appro-
ches.
92 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
plus que C ne monte vers sa gauche. Autrement dit, les coûts de décision varient beaucoup
plus en fonction de la taille de la communauté qu’en fonction des coûts externes de la prise
de décision collective. N/2 est la majorité optimale pour les comités à cause de cette
discontinuité dans la courbe D. La méthode de la majorité simple sera sélectionnée comme
règle de décision du comité, par un comité dont les membres accordent une valeur relati-
vement haute aux coûts d’opportunité du temps. Si ce n’était pas pour les coûts en temps
impliqués par les décisions contradictoires comme A et non-A, la majorité qui minimiserait
le coût pour le comité devrait être inférieure à 0,50. La majorité simple est optimale parce
qu’elle est la plus petite majorité que l’on peut sélectionner en évitant que des lois conflic-
tuelles obtiennent en même temps une majorité gagnante.
La rapidité n’est pas la seule propriété de la règle de la majorité pour autant. Cette
règle est si importante que nous utilisons les deux chapitres suivants pour discuter de ses
autres propriétés.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
Tulkens (1978) présente une excellente revue de la littérature sur les procédures de tâtonnement pour
révéler les préférences sur les biens publics. Milleron (1972) présente la littérature sur les biens
publics en général.
Les premières discussions sur les approches en termes d’échange volontaire de Lindhal et Wicksell
sont présentées par Musgrave (1939) et Buchanan (1949). Voir aussi Head (1964).
La relation entre la théorie du vote de Wicksell et l’équilibre de Lindhal est abordée par Escarraz
(1967), qui a décrit le premier la façon dont l’équilibre de Lindhal pourrait être obtenu avec la règle
de l’unanimité. Escarraz soutient que la règle de l’unanimité était un postulat nécessaire à la base
de l’idée de Lindhal que l’équilibre serait atteint et il serait à l’origine du concept lindhalien de
« distribution identique du pouvoir politique ». Avec cette interprétation, la distribution identique
du pouvoir politique de Lindhal, la liberté de la contrainte de Wicksell, la règle de l’unanimité et
l’ensemble des prix des taxes égal aux taux marginaux d’utilité pour le bien public sont tous
élégamment assimilés.
5
LES PROPRIÉTÉS POSITIVES
DE LA RÈGLE MAJORITAIRE
Résultats du vote
à la majorité avec
une majorité de riches
Résultats du vote
à l’unanimité
Résultats du vote
à la majorité avec
une majorité de pauvres
Figure 5.1
Résultat du vote sous la règle de l’unanimité et la règle de la majorité simple.
Les propriétés positives de la règle majoritaire 95
premier à avoir orienté ses recherches dans cette direction est Gordon Tullock (1959).
Tullock a pris comme exemple une communauté de 100 agriculteurs qui pour accéder à la
route principale de leur exploitation agricole doivent emprunter des petits chemins sinueux,
chacun de ces chemins desservant 4 ou 5 exploitations. La question est, alors, de savoir si
la communauté des 100 agriculteurs doit financer l’entretien de tous les chemins par un
impôt frappant tous les membres de la communauté. Il est évidemment possible de conce-
voir une proposition combinant un certain niveau d’entretien et un ensemble de parts d’im-
pôts pour chaque agriculteur, qui serait adoptée à l’unanimité. Mais, sous la règle de la
majorité, certains auront davantage intérêt à proposer l’entretien de la moitié des chemins
grâce à un impôt frappant tout le monde. On peut donc envisager qu’une coalition de 51
agriculteurs se forme et propose que seuls les chemins qui desservent leurs exploitations
soient entretenus grâce aux impôts payés par l’ensemble de la communauté (Tullock discute
d’autres possibilités que nous évoquerons plus tard). Sans la règle de la majorité, cette
proposition serait approuvée et impliquerait une redistribution défavorable aux 49 agricul-
teurs qui paient des impôts sans bénéficier de l’entretien de leurs chemins, et favorable aux
51 agriculteurs dont les impôts ne couvrent que la moitié des coûts d’entretien des chemins.
Dans l’exemple de Tullock, c’est l’inclusion dans le budget de la communauté
entière d’un bien bénéficiant uniquement à un sous-ensemble de la communauté qui est à
l’origine d’une redistribution favorable aux 51 agriculteurs de la coalition majoritaire.
Chaque chemin ne dessert que 4 ou 5 exploitations et n’est donc un bien collectif que pour
ces agriculteurs. Il semblerait que la juridiction optimale, en termes de taille, assurant la
fourniture de chacun de ces biens publics « locaux » soit des groupes de 4 ou 5 agriculteurs
desservis par le même chemin. La possibilité d’inclure des biens privés dans le budget
public comme moyen de redistribution a été discutée pour la première fois par James
Buchanan (1970). Elle a ensuite été analysée par plusieurs autres auteurs. En se fondant sur
l’article de Buchanan, Robert Spann a montré que la fourniture collective d’un bien privé
financée par un ensemble de parts d’impôt de Lindhal aboutit à une redistribution au détri-
ment des riches et au bénéfice des pauvres (Spann, 1974).
Pour préciser ce point, considérons la figure 5.2. Soit D p la fonction de demande
des pauvres, D R celle des riches. Soit X un bien privé pur dont le prix est égal au coût social
marginal, PX . Si le bien est offert de manière privée sur le marché, les pauvres achètent X P
au prix PX et les riches achètent X R . Supposons ensuite que le bien soit acheté collective-
ment et réparti ensuite en quantités égales entre toutes les personnes, comme s’il s’agissait
d’un bien public. La quantité optimale de X correspond alors à l’intersection de la fonction
de demande collective, qui est obtenue en sommant verticalement les fonctions de demande
individuelles. (Nous ignorons ici toute considération relative aux effets de revenu. Cette
omission n’influe pas sur l’argumentation ici développée.)
La fonction d’offre, dans le cas d’une fourniture collective, est obtenue en multi-
pliant le prix de marché du bien par le nombre des membres de la communauté. Si nous
supposons, pour des raisons de simplicité, que les riches et les pauvres sont en nombre égal,
la communauté achètera X c unités du bien pour chaque individu. L’évaluation marginale
du bien par un pauvre, pour cette quantité, est X c H , et sa part d’impôt de Lindhal est t p .
Un membre du groupe des riches paie t R . Les pauvres reçoivent une subvention réelle de
AC H t p , égale au produit de la différence entre le prix qu’ils paient pour le bien et son coût
Les propriétés positives de la règle majoritaire 97
Figure 5.2
Redistribution avec fourniture publique du bien privé.
social par la quantité qu’ils consomment. Mais le gain, en termes de surplus du consom-
mateur, qu’entraîne pour eux la fourniture collective du bien privé n’est égale qu’à
AB H t P . La fourniture collective de X est donc à l’origine d’une perte sèche de BC H . En
plus du transfert direct de revenu de R vers P(t P FC A) qu’implique la subvention des
achats de X par P, R voit son bien-être se dégrader parce qu’il est obligé de consommer une
quantité de X inférieure à la quantité optimale. R perd le triangle du surplus du consom-
mateur FC E .
Cette perte d’efficacité provient de la contrainte à laquelle est soumis le compor-
tement de chaque individu, chacun étant obligé de consommer la même quantité du bien
privé. Étant donnés les coûts de production du bien privé, le bien-être de chacun serait
amélioré si l’on permettait à chaque individu de maximiser son utilité personnelle par
rapport à l’ensemble des prix de marché, c’est-à-dire le prix de ce bien et ceux des autres
biens. La contrainte supplémentaire qui impose que chacun consomme une quantité iden-
tique réduit l’ensemble des utilités possibles. Mais les pauvres gagnent toujours plus à cette
redistribution que s’ils ne recevaient rien. Donc s’ils ne parviennent pas à obtenir des
subventions monétaires directes par le jeu des transferts forfaitaires, alors qu’ils peuvent les
obtenir par l’intermédiaire d’une collectivisation de l’offre du bien privé, cette dernière
solution sera préférable.
Contraindre les riches à consommer moins de X que ce qu’ils souhaiteraient est
source d’inefficience à laquelle il est possible de remédier dès lors que ceux-ci peuvent
acheter des unités supplémentaires de X sur le marché. Les gouvernements fournissent
généralement des biens qui peuvent être produits par le marché : des logements, de la santé,
de l’éducation et de nombreux autres biens. En présence de tels types de biens, les indivi-
98 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
dus peuvent compléter leur consommation publique par une consommation privée sur les
marchés libres. Quand les classes aisées payent pour envoyer leurs enfants dans une école
privée, comme c’est le cas aux États-Unis, au Royaume-Uni ou en France, une nouvelle
forme de redistribution, des riches vers les pauvres, se produit. En effet, les riches finan-
cent une partie du bien public qu’ils ne consomment pas. Même si, en laissant la possibi-
lité aux riches d’acheter le bien privé sur le marché, on réduit la perte d’efficacité liée à la
fourniture publique du bien privé, on ne l’élimine pas totalement pour autant. En effet, ceux
qui restent dans le programme sont toujours artificiellement contraints d’acheter un bien
privé de qualité uniforme et en quantité égale.
L’inefficience perdure également dans le cas où les classes supérieures continuent
d’utiliser le service public, mais complètent leur consommation sur le marché. Si la quan-
tité (ou la qualité) de service public est choisie à la règle de la majorité simple, la quantité
(ou la qualité) choisie peut être plus élevée que celle souhaitée à la fois par les riches et les
pauvres. Les pauvres s’opposent aux choix collectifs parce qu’ils sont obligés de consom-
mer une quantité de bien public plus grande que ce qu’ils souhaitent, étant donné leur
niveau d’impôt. Les riches, quant à eux, préféreraient payer moins d’impôts, consommer
moins de service public et s’approvisionner sur le marché 1.
Considérons le cas français. Alors que l’enseignement élémentaire et secondaire
fourni publiquement par l’éducation nationale est une redistribution des groupes à hauts
revenus vers ceux à faibles revenus, l’enseignement supérieur public (les Universités fran-
çaises) opère, quant à lui, une redistribution des classes inférieures vers les classes moyen-
nes. Enfin, l’enseignement universitaire en droit, en médecine et en gestion qui est fourni
« gratuitement » par l’État (comme c’est le cas dans de nombreux pays d’Europe) opère
une redistribution des classes moyennes vers les futures classes supérieures 2.
Les modalités de transfert de l’État décrites dans le chapitre 3 montraient que la
redistribution ne s’effectuait pas toujours des riches vers les pauvres, et qu’elle n’était
même pas forcément justifiée par des différentiels de revenus (effet Matthieu).
La profession, le sexe, l’ethnie, le lieu de résidence, les préférences en matière de
loisirs et les affiliations politiques peuvent également servir de critère à la redistribution.
Pour que la redistribution ait lieu sous la règle de la majorité, il faut que les membres de la
coalition gagnante soit identifiable. La proposition gagnante pourra ainsi donner lieu à une
discrimination positive en leur faveur. Cette discrimination positive peut porter soit sur la
redistribution des bénéfices sur lesquels porte la proposition (par exemple, comme l’entre-
tien inégal des différents chemins menant aux exploitations, pour reprendre l’exemple de
Tullock) soit sur un crédit d’impôt (comme dans la situation décrite par Buchanan et Spann
dans laquelle tout le monde reçoit la même quantité d’un bien privé X mais y contribue
inégalement avec des parts d’impôts différentes).
Quelle que soit la forme qu’elle prenne, que la décision politique prise à la majo-
rité soit un jeu à somme nulle, comme le suppose Riker, ou qu’elle implique un change-
ment de l’efficacité allocative qui s’accompagne d’une redistribution, il n’en reste pas
1 Gouveia (1997). Ce résultat repose sur le théorème de l’électeur médian qui sera introduit dans la partie 5.3
de ce chapitre.
2 Les inefficiences de la redistribution en matière d’éducation sont discutées dans Barzel (1973) et Barzel et
Deacon (1975).
Les propriétés positives de la règle majoritaire 99
moins que les aspects redistributifs seront toujours présents lors du vote. La règle de la
majorité crée inévitablement une incitation à former des coalitions et à redéfinir les propo-
sitions soumises au vote de manière à ce que les gains redistributifs soient captés par ces
coalitions. Le simple fait de savoir qu’une proposition a été adoptée avec son lot de parti-
sans et d’opposants, ne permet pas de distinguer s’il s’agissait vraiment d’un bien public
qui repoussait la frontière des possibilités de Pareto jusqu’à X Y Z W sur la figure 5.1 et qui
s’accompagnait d’un impôt défavorable aux pauvres, de telle sorte que l’on aboutirait par
exemple au résultat A ; ou bien s’il s’agissait d’une simple redistribution le long de la fron-
tière d’efficacité de Pareto relative au bien privé, qui conduirait au point B ; ou encore s’il
s’agissait d’une redistribution inefficace, des pauvres vers les riches, par l’intermédiaire de
la fourniture collective du bien privé, situation correspondant au point C. Ce dont on est à
peu près sûr, c’est que les riches ont tendance à croire qu’ils seront favorisés, alors que les
pauvres semblent plutôt penser qu’ils seront défavorisés par l’adoption de cette proposi-
tion, c’est-à-dire par un déplacement dans la région S EY X .
Même si la naissance de l’État s’explique davantage par des efforts de coopération
bénéficiant à tous les membres de la communauté que par la prise du pouvoir par un groupe
au détriment du reste de la communauté, il ne fait aucun doute que l’utilisation de la règle
majoritaire pour la prise de décisions collectives contribue à transformer l’État, au moins
en partie, en un État redistributif. Étant donné que toutes les démocraties modernes utili-
sent cette règle (elle est en effet souvent considérée comme la marque du caractère démo-
cratique d’un gouvernement), elles sont toutes en partie, sinon entièrement, des États
redistributifs.
Tableau 5.1
Configuration des préférences des électeurs à l’origine d’un cycle.
Alternatives/questions
Électeurs X Y X Y
V1 > > <
V2 > < >
V3 < > >
Communauté > > >
Figure 5.3
Configuration des préférences des électeurs à l’origine d’un cycle.
Utilité
Figure 5.4
Le rôle décisif de l’électeur médian.
102 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
Définition : Soit {x1∗ , x2∗ , ..., xn∗ } les n points idéaux pour une commission de n individus. Soit N R le
nombre de xi∗ ≥ xm et N L le nombre de xi∗ ≤ xm . Alors xm est une position médiane ssi N R ≥ n/2 et
N L ≥ n/2.
Théorème : Si x est une question unidimensionnelle et que tous les électeurs ont des préférences à
pic unique pour x, alors xm , la position médiane sera la seule alternative retenue sous la règle majo-
ritaire.
Démonstration : Prenons z, tel que z = xm , par exemple z < xm . Soit Rm le nombre de points idéaux
à droite de xm . La définition des préférences à pic unique nous dit que tous les électeurs Rm avec des
points idéaux à droite de xm préfèrent xm à z. La définition de la position médiane nous dit que
Rm ≥ n/2. Donc le nombre d’électeurs préférant xm à z est au moins Rm ≥ n/2. xm ne peut pas
perdre contre z sous la règle de la majorité. De la même manière, on peut montrer que xm ne peut pas
perdre contre tout z > xm .
convaincues qu’il existe une quantité optimale de bien collectif pour cette question et que
plus on s’éloigne de cet optimum, plus le bien-être diminue. Si l’on plaçait les différentes
quantités de dépenses de défense le long de l’axe horizontal, un classement des préféren-
ces tel que celui de la figure 5.4 signifierait que l’électeur 1 est totalement insouciant et que
l’électeur 5 perçoit une menace de guerre très élevée ; mais il existerait un consensus sur
le classement des valeurs attribuées aux différents niveaux des dépenses de défense. Les
théorèmes de Black et de Kramer établissent qu’un consensus de ce type (sur une question
à une seule dimension) est une condition suffisante de l’existence d’un équilibre sous la
règle de la majorité. Pendant la guerre du Vietnam, on a souvent dit que certaines person-
nes souhaitaient soit un retrait immédiat des troupes américaines soit un renforcement
massif des efforts entrepris pour parvenir à une victoire totale. Ce genre de préférences
ressemble à celles de l’électeur 2 de la figure 5.3. Ce sont des classements de préférences
de ce type qui peuvent conduire à l’apparition de majorités cycliques.
Soulignons qu’ici le problème peut ne pas provenir de la manière de concevoir une ques-
tion selon une unique dimension, mais du nombre de dimensions lui-même. La guerre du
Vietnam, par exemple, soulevait des questions à la fois à propos de la position militaire des
États-Unis à l’étranger et des dispositifs humanitaires à mettre en place face aux morts et
aux destructions engendrées. Un citoyen américain pouvait parfaitement être en faveur
d’un niveau de dépenses de défense élevé pour des raisons relatives à la première dimen-
sion, tout en souhaitant un retrait total de l’armée américaine pour des raisons propres à la
seconde dimension. Ces considérations soulèvent donc à leur tour le problème de savoir
dans quelle mesure une question peut être considérée comme unidimensionnelle.
Si toutes les questions étaient unidimensionnelles, les chances que les individus
aient des préférences plurimodales du type de celles décrites par la figure 5.3 seraient assez
faibles pour que l’apparition de cycle ne représente une menace réelle. Mais, dans un
monde à plusieurs dimensions, des préférences semblables à celles du tableau 5.1 semblent
relativement plausibles. Les alternatives X, Y et Z pourraient, par exemple, représenter les
différents projets d’utilisation de terrains libres : la construction d’une piscine, de courts de
tennis ou d’un terrain de football. Chaque électeur pourrait avoir des préférences unimo-
dales sur les dépenses à effectuer pour chacune de ces activités sans que cela n’empêche
l’apparition de cycles à propos de la question de l’utilisation du terrain. Comme nous
l’avons montré, l’introduction de considérations relatives à la répartition, peut également
conduire à l’apparition de cycles.
Jusqu’à maintenant, nous avons concentré tous nos efforts afin de savoir sous
quelles conditions la règle de la majorité pouvait mener à un équilibre. En revenant à la
figure 5.4, nous pouvons constater assez facilement que m, la position de l’électeur médian,
apparaît comme un équilibre parce que les quatre autres électeurs sont également répartis,
deux par deux, de part et d’autre de m. R.C. Plott (1967) a généralisé cette condition. Il a
démontré que la règle de la majorité peut conduire à un équilibre, si celui-ci est le point
idéal pour un (et seulement un) individu et si tous les autres peuvent être répartis par paire
d’individus dont les intérêts sont diamétralement opposés. En effet, à chaque fois qu’une
proposition est modifiée de manière à améliorer le bien-être d’un individu A, cela dégra-
dera dans les mêmes proportions celui d’un autre individu B.
104 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
Pour saisir l’intuition qui se cache derrière le résultat majeur de Plott, observons
tout d’abord la figure 5.5. Soit x1 et x2 , deux questions ou deux dimensions d’une même
question. Les préférences individuelles sont définies pour x1 et x2 avec A le point idéal,
c’est-à-dire le point préféré dans le repère x1 x2 pour un individu A. Si on envisage une troi-
sième dimension, perpendiculaire au plan x1 x2 , l’utilité étant mesurée dans cette troisième
dimension, le point A est alors la projection du pic de l’utilité de A sur le plan x1 x2 . Un
second plan passe entre le pic et la base, il coupera le pic selon des courbes représentant
des niveaux d’utilité équivalents. Une de ces courbes, en forme de cercle, est représentée
sur la figure 5.5.
Figure 5.5
Résultat du vote pour une commission composée d’un seul individu.
Si l’on conçoit l’individu A comme une commission à lui tout seul, prenant des
décisions à la majorité, on peut raisonnablement penser qu’il choisira le point A. C’est pour
lui le point dominant dans le plan x1 x2 . C’est donc « un point qui ne peut perdre face à
aucun autre ». Ce que nous cherchons à démontrer ce sont les conditions d’existence d’un
tel point lorsqu’une commission est composée de plus d’un membre.
Supposons qu’un second individu B intègre la commission. Sous la règle majori-
taire, tout point n’étant pas sur la courbe de contrat, comme le point D sur la figure 5.6,
peut-être battu par tout point appartenant à la courbe de contrat, tel que E. Autrement dit,
aucun point ne figurant sur la courbe de contrat ne peut être un point dominant. De la même
manière, les points sur la courbe de contrat tels que E ne peuvent pas perdre contre les
points qui n’y figurent pas, comme A et B.
Les propriétés positives de la règle majoritaire 105
Figure 5.6
Résultat du vote d’une commission à deux membres.
Cet exemple illustre bien que les notions de prédominance des préférences et d’op-
timalité parétienne sont étroitement liées. En effet, pour que E soit le point dominant, il doit
nécessairement faire partie de l’ensemble de Pareto de toutes les coalitions majoritaires
potentielles. Car si ce n’est pas le cas, il existera un point Z dans l’ensemble de Pareto d’une
coalition majoritaire qui sera donc préféré à E.
Considérons maintenant le cas où une commission est composée de trois membres.
Soit C le point idéal du membre C sur la figure 5.7. Les ensembles de Pareto pour chaque
coalition majoritaire sont encore une fois les segments liant les points idéaux deux à deux,
AC, BC et AB. Il n’existe aucun point se trouvant sur les trois segments à la fois et donc
aucun point ne peut recouvrir tous les ensembles de Pareto. En suivant la logique du para-
graphe précédent, il n’y a pas de point dominant sous la règle de la majorité. Le point D,
par exemple, est sur la frontière Parétienne A − C mais en dehors de la frontière A − B. Il
existe donc des points sur AB tels que Z qui peuvent l’emporter sur D.
Le triangle ABC, côtés inclus, représente l’ensemble de Pareto pour une commis-
sion à trois membres. Si la règle de l’unanimité était utilisée, la commission serait amenée
à choisir un point situé à l’intérieur du triangle ABC ou sur ses côtés. À ce stade, la commis-
sion serait dans une impasse, ses membres ne pouvant s’accorder à l’unanimité sur un autre
point. Tous les points du triangle ABC constituent donc des équilibres potentiels. Cepen-
dant, sous la règle de majorité, seuls les ensembles de Pareto des coalitions majoritaires
conviennent. Ils sont au nombre de trois, mais étant donné qu’il n’existe aucun point
commun à ces trois ensembles, il n’est pas possible d’atteindre un équilibre.
La situation serait différente si le point idéal du troisième membre de la commis-
sion se trouvait sur la droite AB, comme le point E (figure 5.8). Les trois ensembles de
106 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
Figure 5.7
Situation cyclique lors du vote d’une commission à trois membres.
Figure 5.8
Situation d’équilibre lors du vote d’une commission à trois membres.
Les propriétés positives de la règle majoritaire 107
Pareto des coalitions majoritaires sont à nouveau les segments reliant les points idéaux,
c’est-à-dire AB, AE et EB. Cependant, il existe maintenant un point commun à ces trois
ensembles, E, qui est le point dominant sous la règle de la majorité.
Quand le point idéal du troisième membre de la commission se trouve sur le rayon
reliant les points dominants des deux autres membres, ce qui était un problème de choix
multidimensionnel devient un problème de choix unidimensionnel. En effet, la commission
doit sélectionner une combinaison de points, x1 et x2 , situés sur le rayon passant par A et
B. Ce sont les conditions pour que le théorème de l’électeur médian puisse s’appliquer et
que le choix de la commission corresponde au point idéal de l’électeur médian, c’est-à-dire
le point E. Notons également que les intérêts des autres membres de la commission, A et B,
sont diamétralement opposés et « s’équilibrent » mutuellement, conformément à l’appro-
che de l’équilibre du théorème de Plott.
Imaginons maintenant que la commission s’agrandisse de deux membres. On
comprend aisément que si les points idéaux de ces deux nouveaux membres se trouvent sur
le rayon passant par AB, il existera toujours un équilibre. Si un point se trouve en haut à
gauche de E et l’autre en bas à droite de E, E reste alors l’unique point dominant sous la
règle de la majorité. Mais si les deux points ne se trouvent pas sur le segment AB mais tout
de même sur la droite AB, par exemple en haut à gauche de A, il y aura alors toujours un
équilibre, qui deviendra A.
Il n’est pas nécessaire, néanmoins, que les points idéaux des nouveaux membres
se situent sur la droite AB pour qu’il existe toujours un point dominant. Supposons que les
points idéaux des deux nouveaux membres se trouvent sur un segment passant par E, mais
différent de AB, comme par exemple passant par les points F et G sur la figure 5.9. Dans
une commission composée de cinq membres, il faut au moins trois personnes pour former
Figure 5.9
Résultat du vote d’une commission à cinq membres.
108 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
une coalition majoritaire. Les ensembles de Pareto pour les coalitions majoritaires sont les
triangles AEF, AEG, GEB et BEF ainsi que les segments AB et GF (voir la figure 5.9). Ces
six ensembles de Pareto comportent tous un point commun, qui est E. Il représente le point
dominant sous la règle de la majorité. E est toujours le point d’équilibre, car les intérêts des
nouveaux membres sont positionnés de manière symétrique de part et d’autre de E. Les
intérêts des deux nouveaux membres sont différents mais s’équilibrent. Tant qu’on ajoute
des nouveaux membres deux à deux au sein de la commission et que leurs points idéaux
ont E pour centre de symétrie, l’équilibre est alors conservé. E reste donc l’équilibre de la
commission sous la règle de la majorité.
Le fait que E soit le point dominant sur la figure 5.9 n’est pas une application
directe du théorème de l’électeur médian comme c’est le cas pour la figure 5.8. L’espace
multidimensionnel de la figure 5.9 ne peut pas être réduit à un ensemble à une dimension.
Mais le point E est un point médian dans un sens plus général. Considérons une droite
passant par E, comme WW sur la figure 5.10. Il y a trois points à gauche (ou au-dessus) de
cette droite et autant de points à droite (ou en dessous) de celle-ci. Un déplacement de E
vers la gauche rencontrera l’opposition de la coalition majoritaire (EBF) et un déplacement
vers la droite provoquera l’opposition de la majorité (EAG). Étant donné que cela vaut pour
n’importe quelle droite passant par E, aucun déplacement de E n’est possible ; ce qui fait
de E un équilibre. E satisfait la définition d’un point médian présenté dans la section 5.3,
par rapport aux aires situées de part et d’autre de la droite WW passant par E. Le nombre
de points idéaux sur E et à sa gauche est supérieur a n/2, c’est le cas aussi pour les points
sur E et à sa droite, n étant le nombre de membres au sein de la commission, ici 5. Vu que
cette propriété vaut pour toutes les droites WW passant par E, E est un point médian dans
tous les cas. Le théorème – la condition nécessaire et suffisante pour que E soit le point
dominant est qu’il soit médian dans tous les cas – est démontré dans la prochaine section.
Figure 5.10
Les propriétés positives de la règle majoritaire 109
Figure 5.11
Condition nécessaire : Nous devons montrer que si Z est un point qui ne satisfait pas la condition
N R ≥ n/2 et N L ≥ n/2, pour toute droite WW passant par Z, alors il ne peut pas être un point domi-
nant. Soient Z et WW de la figure 5.12 tels que N R < n/2. Alors N L > n/2. Déplaçons maintenant
WW parallèlement à sa position initiale jusqu’à ce qu’elle atteigne un point Z situé sur la droite
perpendiculaire à WW tel que N L satisfait la condition N L ≥ n/2 pour la droite W W passant pas Z.
Il est clair que l’on doit finir par atteindre un point Z qui satisfait cette condition. Choisissons main-
tenant un point Z entre Z et Z sur le segment Z Z . N L défini par rapport à la droite passant par Z
110 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
parallèle à WW doit satisfaire N L ≥ n/2. Mais les N L électeurs dont les points idéaux sont situés à
gauche de W W doivent tous préférer Z à Z. Z ne peut donc pas être un point dominant.
Figure 5.12
les modèles spatiaux de la théorie des choix publics ont fait intrusion dans la littérature des
sciences politiques.
Tous les résultats majeurs concernant le comportement des consommateurs
peuvent être obtenus sans recourir à la géométrie ou à des calculs. Il suffit pour cela de
supposer que les préférences individuelles remplissent certains axiomes basiques de la
rationalité (Newman, 1965). Étant donné que les théorèmes portant sur le comportement
des consommateurs obtenus à partir de ces axiomes ressemblent beaucoup à ceux obtenus
à partir de calculs, on peut supposer qu’il en est de même pour les fonctions de décisions
collectives telles que la règle majoritaire. Nous allons voir que cette intuition se vérifie.
Le concept de point idéal d’un individu est directement transposable en termes
axiomatiques, à partir du moment où l’on suppose que les préférences individuelles satis-
font les trois axiomes de réflexivité, de complétude et de transitivité. Appelons R la rela-
tion qui équivaut soit à une préférence stricte, P, soit à une relation d’indifférence, I, les
axiomes deviennent alors :
Réflexivité : Pour tout x de l’ensemble S, xRx.
Complétude : Pour toute paire de x et y de l’ensemble S, avec x ≠ y, soit xRy, soit yRx, soit
nous avons les deux.
Transitivité : Pour tout triplet x, y, z appartenant à S, (xRy et yRz) → (xRz).
Si les préférences individuelles satisfont ces trois axiomes, elles définissent alors
un classement de l’ensemble des alternatives, S. L’individu est supposé capable de classer
en fonction de ses préférences toutes les alternatives de S. Le point idéal est alors l’alter-
native la plus haute dans son classement, c’est-à-dire celle qu’il privilégie face à toutes les
autres. Étant donné l’hypothèse que les préférences individuelles donnent lieu à un classe-
ment, une manière simple de savoir s’il existe un équilibre sous la règle majoritaire est de
se demander si cette règle permet d’établir un classement des préférences individuelles et
plus particulièrement si elle remplit l’axiome de transitivité. Si c’est le cas, il doit alors
exister une alternative qui bat toutes les autres de n’importe quel ensemble et qui constitue
un point dominant (l’équilibre).
La règle majoritaire définit un classement de l’ensemble, S, des alternatives si les
préférences individuelles, en plus de satisfaire les trois axiomes définissant un classement,
satisfont également l’axiome de restriction (extremal restriction axiom) 5.
Axiome de restriction : Si pour tout triplet classé (x, y, z), il existe un individu i dont le clas-
sement des préférences est x Pi y et y Pi z, alors tout individu j préférant z à x(z Pj x) doit
avoir les préférences z Pj y et y Pj x .
Cet axiome amène plusieurs remarques. Bien qu’il ne nécessite pas l’attribution
d’une position dans l’espace des différentes alternatives, il implique tout de même que les
individus aient une vision particulière de ces alternatives. Ils ont à établir un classement des
alternatives tel que x, y, z ou z, y, x ; ils ne peuvent pas, par exemple, pas les classer de la
manière suivante : y, x, z.
5 Voir Sen et Pattanaik (1969). Sen (1966, 1970a, chs. 10, 10*) présente d’autres variantes de cet axiome (tout
aussi restrictives) et du théorème de base.
112 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
Deuxièmement, cette condition n’implique pas que tous les individus aient soit le
classement x Pi y Pi z soit le classement z Pj y Pj z. La seconde partie de cette condition ne
vaut que si certains individus préfèrent z à x. Mais cela est impossible. Chacun préférera x
à z ou bien sera indifférent entre ces deux alternatives. Dans ce cas, le théorème indique
qu’il ne peut y avoir de cycle.
Troisièmement, si l’on veut classer les alternatives de gauche à droite (x, y, z), la
condition s’apparente mais n’est pas équivalente à la propriété d’unimodalité. La condition
permet en particulier le classement des préférences x I j z Pj y en présence des préférences
x Pi y Pi z. Si y est la préférence du milieu, alors l’ordre de préférences x I j z Pj y implique un
double pic en x et en z. La condition nécessite cependant que les deux pics en x et z soient
de même importance.
Bien que l’axiome de restriction évite de définir les alternatives dans l’espace, il
représente tout de même une lourde contrainte sur les classements possibles des individus
pour que la règle majoritaire respecte l’axiome de transitivité. Si une commission a à
décider si une parcelle de terrain doit servir à construire un terrain de football (x), un court
de tennis (y) ou une piscine (z), il est alors tout à fait possible que certains individus préfè-
rent le football au tennis et le tennis à la natation. Il est aussi tout à fait possible que d’au-
tres préfèrent le tennis à la natation et la natation au football. Si ces deux types d’individus
composent la commission, l’axiome de restriction sera alors violé, ce qui peut donner lieu
à l’apparition de majorités cycliques sous la règle de la majorité. On démontre ce théorème
dans la section suivante.
6 En réalité, il autorise plus que ces quatre ensembles, mais les autres sont éliminés à partir du moment où il y
a un électeur pour qui zPx.
Les propriétés positives de la règle majoritaire 113
On peut supposer que les électeurs de type 5 ne voteront pas et seront donc ignorés.
Supposons maintenant que le théorème ne soit pas valable ; ce qui revient à faire l’hypo-
thèse qu’il existe un cycle en avant.
x Ry, y Rz et z Rx ,
le R sans indice désignant l’ordre social sous la règle majoritaire. Appelons N (zPi x) le
nombre d’individus préférant z à x :
Appelons N1 le nombre d’individus ayant des préférences données par (1) ci-dessus, N2 le
nombre d’individus ayant des préférences données par (2), etc.
Cependant (5.9) via (5.11) implique un cycle à rebours. Ainsi, si l’axiome de restriction est
respecté, un cycle en avant peut exister uniquement dans le cas particulier où un cycle en
arrière existe. Un cycle s’ensuit car la société est indifférente vis-à-vis des trois alternati-
ves. Le nombre d’électeurs préférant x à y est égal au nombre de ceux préférant y à x. Le
nombre d’électeurs préférant y à z est égal au nombre de ceux préférant z à y. Le nombre
d’électeurs préférant x à z est égal au nombre de ceux préférant z à x.
7 Les conditions (5.2) et (5.3) garantissent que, parmi les cinq types d’ensemble donnés ci-dessus, il y a unique-
ment les ordres de préférences des membres de la commission qui respectent l’axiome de restriction.
114 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
Si l’on suppose que le théorème est violé par un cycle à rebours, le même argu-
ment permet de démontrer que la restriction extrême entraîne également un cycle en avant.
Condition nécessaire : Il faut montrer que le non-respect de l’axiome de restriction
peut mener à des préférences sociales non transitives sous la règle de la majorité.
Supposons qu’un individu i ait les préférences suivantes :
x Pi y Pi z. (5.12)
Figure 5.13
Les cycles possibles avec des courbes d’indifférence standards.
8 Garman et Kamien (1968) ; Niemi et Weisberg (1968) ; DeMeyer et Plott (1970) ; Gehrlein et Fishburn
(1976b). Cette littérature a aussi été synthétisée par Niemi (1968), Riker et Ordeshook (1973, pp. 94-97) et
Plott (1976).
Les propriétés positives de la règle majoritaire 117
pouvons également affirmer qu’un cycle n’apparaît pas si une majorité d’électeurs a des
préférences identiques. On peut, à partir de cela, s’attendre à ce que l’introduction de diver-
ses hypothèses d’homogénéité concernant les préférences des électeurs diminue la proba-
bilité d’apparition de cycles. Ce qui est d’ailleurs vérifié. Niemi (1969), Tullock et
Campbell (1970) ont montré que la probabilité de formation d’une majorité cyclique dimi-
nuait avec l’accroissement du nombre d’individus ayant des préférences unimodales.
Williamson et Sargent (1967) et Gehrlein et Fishburn (1976a) ont montré quant à eux que
cette probabilité diminuait avec la proportion de la population qui a les mêmes préféren-
ces 9. De même, Kuga et Nagatani (1974) ont trouvé qu’elle augmentait avec le nombre de
paires d’électeurs dont les intérêts s’opposent. Ces résultats suggèrent que la probabilité
d’apparition d’un cycle sous la règle majoritaire serait faible si le processus de décision
collective se limitait à des déplacements de points qui convergeraient vers la courbe de
contrats (ce qui représente des cas où les décisions peuvent être prises sous la règle de la
majorité), c’est-à-dire lorsque les intérêts des électeurs ont tendance à coïncider.
Figure 5.14
Équilibres avec des règles de majorité qualifiée différentes.
La figure 5.14a nous permet de mieux comprendre cela. Comme précédemment, une
communauté doit décider des quantités à fournir pour deux biens collectifs, x1 et x2 . Les
points idéaux des citoyens sont uniformément distribués sur une surface formant un triangle
équilatéral. Chaque point du triangle représente le point idéal d’un électeur. Les droites
coupant le triangle divisent celui-ci en neuf triangles plus petits de surface équivalente.
Aucun point du grand triangle ne respecte la condition d’équilibre parfait de Plott. Il n’y a
donc pas d’équilibre sous la règle majoritaire. Par exemple, le point g, qui est le centre de
gravité du grand triangle serait battu par un point légèrement en dessous tel que le point g .
Il y a cinq petits triangles en dessous de la droite horizontale AB passant par g, et uniquement
quatre au dessus. Cinq neuvièmes des citoyens préféreront donc des points en dessous de g
plutôt que g et donc certains points tels que g pourront l’emporter à la majorité contre g.
En revanche, tout point du grand triangle constitue un équilibre sous la règle de
l’unanimité. Le grand triangle représente l’ensemble de Pareto. Dès lors qu’une proposition
de l’ensemble de Pareto a été acceptée et devient le nouveau statu quo, toute tentative de
s’éloigner de ce point sera rejetée par veto. On s’attend de manière assez intuitive à ce que
l’ensemble des points constituant des équilibres potentiels diminue en même temps que la
majorité nécessaire pour défaire le nouveau statu quo, jusqu’à devenir l’ensemble vide. Ce
qui se vérifie. Avec une règle de la majorité à, par exemple, 89 %, tous les points, tels que
n’, situés légèrement en dessous de n pourront l’emporter face à ce dernier. En effet, 89 %
des points idéaux se trouvent en dessous de la droite CD et donc plus de 89 % de la commu-
nauté préfèrent n à n. Aucun des points situés dans les trois triangles gris de la figure 5.14b
ne peut être un équilibre sous la règle de la majorité à 89 %, car chacun de ces points peut
être vaincu par un point appartenant au triangle blanc. Aucun des points appartenant aux six
triangles blancs ne peut être défait par un autre point sous la règle de la majorité à 89 %.
Dans ce cas, la plus petite majorité menant à un équilibre doit réunir cinq neuviè-
mes des électeurs. Toute droite passant par g divise le grand triangle (a) en cinq petits trian-
gles d’un côté et quatre de l’autre. Si plus de cinq neuvièmes de la population doivent voter
pour une proposition pour l’emporter face à g, alors les citoyens dont les point idéaux sont
situés dans les quatre triangles peuvent bloquer toute proposition formulée par les autres
citoyens afin de remplacer g par un point situé dans l’espace des cinq triangles. Toute autre
droite passant par g, comme par exemple la droite verticale par rapport au plan, divise le
grand triangle en deux parties, chacune d’elles contenant moins de cinq neuvièmes de la
population. Aucun point ne peut l’emporter sur g sous la règle de la majorité aux cinq
neuvièmes. C’est dans ce cas le seul équilibre stable.
Cet exemple soulève la question de savoir s’il est possible de déterminer dans
différentes situations la majorité qualifiée minimum garantissant l’existence d’un équilibre.
Black (1948b) a été le premier à étudier cette question. Sous l’hypothèse que tous les indi-
vidus ont des préférences convexes définies sur un espace à n dimensions, Greenberg
(1979) a montré que m ∗ , qui désigne la majorité requise garantissant l’existence d’au moins
un équilibre dan cet espace, devait remplir la condition suivante :
m ∗ ≥ n/(n + 1) (5.15)
nel, il suffit qu’une proposition réunisse la majorité à 50 % plus une voix pour que l’exis-
tence d’un équilibre soit assurée. L’équation (5.15) implique cependant que plus le nombre
de dimension des questions soumises au vote est élevé, plus m ∗ augmentera en se rappro-
chant de l’unanimité.
Dans la continuité de ces travaux, la contribution importante de Caplin et Nalebuff
(1988) a montré qu’il était possible de diminuer considérablement m ∗ en imposant des
restrictions à la fois sur les préférences des membres de la communauté et sur la distribu-
tion de leurs points idéaux. Dans un espace à deux dimensions, l’utilité de chaque individu
est donnée par la figure 5.5, c’est-à-dire que chacun a une combinaison préférée de x1 et x2
et voit son utilité diminuer lorsque la combinaison choisie s’éloigne de ce point idéal. Si
l’utilité était représentée le long d’un troisième axe perpendiculaire à la page, elle prendrait
la forme d’un cône ou d’une montagne dont le sommet correspondrait au point idéal A.
Imaginons maintenant « la montagne d’utilité » de chacun des membres de la commission
sur la figure 5.5 et que l’agrégation de toutes ces montagnes constitue elle-même une
montagne à pic unique, ce pic étant situé à l’intérieur du plan x1 x2 . Compte tenu de ces
hypothèses sur les préférences individuelles et la distribution des points idéaux, Caplib et
Nalebuff montrent que m ∗ doit remplir la condition suivante :
Coûts espérés
Figure 5.15
La majorité optimale avec cycle.
On voit bien à partir de l’inégalité la plus à gauche de (5.17) que plus N est grand pour un
A et un M donnés, plus il y a de chances pour que la condition d’apparition d’un cycle soit
satisfaite. L’inégalité la plus à droite de (5.17) révèle que plus le nombre d’alternatives est
élevé en maintenant N et M constants, plus il y a de chances pour que la condition d’appa-
rition d’un cycle soit remplie. L’inégalité du milieu fait référence au théorème de Caplin et
Nalebuff. Quel que soit le nombre d’alternatives A et de membres de la commission N, il
existe une majorité qualifiée, qui permet d’adopter une proposition, suffisamment haute
pour éliminer toute possibilité d’apparition de cycle. En présence d’un N très élevé et de
trois alternatives, cette majorité est de deux tiers ; avec six alternatives, elle est de cinq tiers,
etc. Compte tenu de cela, le résultat de Caplin et Nalebuff vaut pour un nombre infini d’al-
ternatives et pour des électorats très importants. Nous constatons que le coût à ne pas poser
de restrictions sur les formes des préférences des membres de la commission et sur leur
distribution, comme dans le théorème de Weber, est qu’il faut des majorités très importan-
tes pour éliminer le risque de cycle, même en présence d’un nombre restreint d’alternatives.
Tableau 5.2
Exemple d’échanges de voix.
Alternatives
Électeurs X Y
A –2 –2
B 5 –2
C –2 5
Pour que des échanges mutuellement avantageux existent, il faut que la distribu-
tion des intensités des préférences ne soit pas uniforme. Si B et C ne retirent plus une utilité
de 5 mais de 2, respectivement des alternatives X et Y, ces deux individus n’auront alors
plus aucun intérêt à échanger leurs voix. On invoque souvent cette condition d’égalité des
intensités dans les argumentations favorables à la règle de la majorité simple (sans
Les propriétés positives de la règle majoritaire 123
Tableau 5.3
Les possibilités d’échanges.
Utilités
Électeurs impliqués
Paire gagnante Paire perdante dans l’échange A B C
X, Y ~X, ~Y B et C –4 3 3
X, ~Y X, Y A et B –2 5 –2
~X, ~Y X, ~ Y A et C 0 0 0
de voix qui inverserait certains résultats de la règle de la majorité simple réduit le bien-être
collectif.
C’est ce type d’argument qu’utilise Tullock (1959) pour montrer que la règle de la
majorité avec échange de voix peut conduire à un excès de dépenses publiques. Soient A,
B et C trois agriculteurs, X une route utilisée uniquement par l’agriculteur B, Y une route
utilisée uniquement par l’agriculteur C. Si les gains bruts que retire chaque agriculteur
d’une route sont de 7 et les coûts sont égaux à 6 et sont partagés équitablement, nous obte-
nons les chiffres du tableau 5.3. Avec cette configuration des gains et des coûts, le marchan-
dage améliorera le bien-être total. Mais une proposition assurant un gain brut de 5 pour un
coût de 6, équitablement réparti, serait également adoptée. Cette proposition réduit le bien-
être de la communauté en conduisant à une construction excessive de nouvelles routes, dont
les avantages totaux sont inférieurs aux coûts totaux. Le problème se pose à nouveau dans
cette situation car la règle de la majorité peut impliquer simultanément des questions d’af-
fectation des ressources et de répartition. Les deux propositions impliquent à la fois une
construction de routes, dont les avantages bruts sont de 5 et les coûts de 6, et une redistri-
bution des richesses de A vers B et C ; ce dernier pouvant suffire à faire adopter les propo-
sitions.
Une différence majeure sépare les opposants des partisans du marchandage poli-
tique. Elle est liée à leur conception même du vote. Les partisans le considèrent comme un
jeu à somme positive tandis que ses opposants le voient comme un jeu à somme négative
(ou éventuellement nulle). Pour ces derniers, le jeu est intrinsèquement mauvais et donc
toute proposition visant à améliorer son efficacité ne peut que dégrader le résultat final. Les
exemples numériques qu’utilisent Riker et Brams (1973) pour appuyer leur critique du
marchandage politique sont tous de ce type : droits de douane, travaux publics entrepris à
des fins électoralistes… Ce sont tous des exemples de propositions qui profitent à une
minorité en raison de leurs effets redistributifs, susceptibles d’engendrer des pertes impor-
tantes pour la majorité 14. Les exemples de marchandage les plus nuisibles portent toujours
sur des questions de ce type, où l’on ajoute à l’ordre du jour, à des fins redistributives, des
biens privés ou des biens publics locaux, que l’on cherche à faire financer par des budgets
publics et dont la quantité dépasse ainsi le niveau optimal (Schwartz, 1975). Dans ces
conditions, la meilleure solution pour la communauté est évidemment le rejet de toutes ces
propositions. Dans cette logique, Riker et Brams (1973) recommandent la mise en place de
réformes destinées à supprimer toute possibilité de marchandage.
La fourniture d’un bien privé ou d’un bien public local sera d’un grand intérêt pour
un groupe restreint d’individus et d’un intérêt limité pour la majorité. Il est probable que
les conditions nécessaires à un marchandage seront obtenues par l’intégration de ces biens
à l’ordre du jour de la communauté. En revanche, l’intensité des préférences des différents
individus peut varier considérablement en ce qui concerne les véritables biens collectifs
purs comme la défense, l’éducation ou l’environnement. Sur ces questions, un échange de
voix peut être un moyen privilégié de révélation de l’intensité des préférences individuel-
les concernant les biens collectifs.
James Coleman (1966b) a proposé l’une des présentations les plus constructives
des perspectives offertes par le marchandage politique. Il décrit une situation dans laquelle
14 Voir aussi Schattschneider (1935), McConnell (1966) et Lowi (1969).
Les propriétés positives de la règle majoritaire 125
les membres d’une commission ou d’une assemblée parlementaire passent des accords de
marchandage politique sur toutes sortes de questions relatives à des biens collectifs.
Chaque électeur passe des accords pour échanger des voix avec d’autres électeurs, selon le
processus qui vient d’être décrit. Chaque électeur augmente ainsi sa possibilité d’agir sur
les événements (les propositions soumises au vote) auxquels il attache le plus d’importance
en échange d’une perte de contrôle sur ceux auxquels il attache peu d’importance. Cela
mène à une sorte d’optimum de Pareto ex ante où aucun électeur ne peut augmenter son
utilité espérée en se livrant à de nouveaux échanges de voix. Cet équilibre représente l’op-
timum de la fonction de bien-être social de Coleman.
Il se peut malheureusement que le marchandage politique ne conduise ni à une
meilleure révélation de l’intensité des préférences individuelles ni à une meilleure affectation
des biens collectifs, car le processus de marchandage peut échouer à produire des coalitions
stables, d’une part, et les individus peuvent adopter des stratégies de dissimulations réelles
de leurs préférences, d’autre part. Lorsque les échanges de voix passent uniquement par des
accords informels et s’effectuent de manière séquentielle, les électeurs sont incités à la fois
à mentir sur leurs préférences réelles au moment de passer l’accord et à violer l’accord, une
fois celui-ci conclu. Un électeur souhaitant la réalisation de X pourrait prétendre être
désavantagé par cette proposition afin de faire passer une autre proposition qui lui serait
favorable en échange de son vote pour X. Si cela réussit, il est doublement gagnant, sur X et
sur l’autre proposition qu’il affectionne. Mais rien n’empêche son partenaire de bluffer égale-
ment. Le résultat final du marchandage politique devient alors indéterminé (Mueller, 1967).
Même quand le bluff n’est pas un problème, la tricherie peut en être un. Quand les
différentes questions sont soumises au vote les unes après les autres, le partenaire de
l’échange, dont la proposition passe en premier, est évidemment très fortement incité à ne
pas respecter son engagement au moment de voter pour la seconde proposition impliquée
dans le marchandage. Cette incitation existe bien puisque les mêmes classements de préfé-
rences qui donnent lieu à des situations de marchandage politique présentent un risque
d’apparition de cycle électoral. Considérons à nouveau l’exemple du tableau 5.3. En plus
des propositions X et Y avec les résultats du tableau 5.3, nous avons les propositions ~X et
~Y qui seront « gagnantes » si X et Y échouent. Ces deux nouvelles propositions produisent
les résultats (0, 0, 0) pour les trois électeurs. Le processus de vote permet alors quatre
combinaisons de propositions : (X, Y), (~X, Y), (X, ~Y) et (~X, ~Y). La commission a à
choisir entre ces quatre combinaisons. Si le vote se fait sur des paires de propositions, il
existe alors un cycle dans lequel les paires (X, Y), (X, ~Y) et (~X, ~Y) sont choisies tour à
tour. En terme de processus de marchandage, l’existence de ce cycle implique qu’aucun
accord stable n’est possible. Nous avons vu que B et C ont tous deux davantage intérêt à
un accord pour obtenir (X, Y) qu’à une situation sans accord, (~X, ~Y) (voir le tableau 5.3).
Mais A peut améliorer son sort en proposant à B de voter pour X si celui-ci ne vote pas pour
Y. La paire (X, Y) peut alors être battue par (X, ~Y). Mais C peut ensuite proposer à A qu’au-
cun des deux ne subisse de perte d’utilité s’ils s’accordent à voter en respectant leurs préfé-
rences réelles et à réhabiliter la paire (~X, ~Y). Le cycle de marchandage peut alors
s’enclencher. La seule condition sous laquelle une situation de marchandage potentiel ne
pourra jamais permettre l’apparition de majorité cyclique est l’application de la règle de
l’unanimité (Bernholz, 1973). La prise en compte des différences d’intensité des préféren-
126 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
∼ X RX (5.18)
∼ Y RY (5.19)
XY P ∼ X ∼ Y (5.20)
où R et P sont les classements des préférences sociales définies selon la règle de vote utilisée. Dans
un vote « par paire », ~X l’emporte sur X et ~Y sur Y mais la paire XY peut battre ~X~Y.
Théorème : L’existence d’une situation de marchandage politique implique des préférences sociales
intransitives. L’existence d’un classement de préférences sociales transitif rend le marchandage poli-
tique impossible.
Démonstration de la première proposition : Supposons qu’il existe une situation de marchandage
politique [i.e. (5.18), (5.19) et (5.20) sont vérifiés]. Il existe alors des coalitions majoritaires h (i.e.
des coalitions majoritaires sous la règle de majorité) pour lesquelles on a :
∼ X Rh X (5.21)
∼ Y Rh Y (5.22)
XY Ph ∼ X ∼ Y (5.23)
De (5.21) et (5.22) ainsi que de l’hypothèse de l’indépendance des alternatives, on déduit :
∼ X ∼ Y Rh X ∼ Y (5.24)
X ∼ Y Rh XY (5.25)
Étant donné que chaque h représente une coalition gagnante, on a :
∼ X ∼ Y RX ∼ Y (5.26)
X ∼ Y R XY (5.27)
Les propriétés positives de la règle majoritaire 127
∼ X ∼ Y R X ∼ Y R XY P ∼ X ∼ Y (5.28)
L’existence d’une situation de marchandage politique implique que les préférences sociales sont
intransitives.
Démonstration de la seconde proposition : On part de l’hypothèse que la première partie du
marchandage politique a bien lieu pour démontrer que des préférences sociales transitives empêchent
la deuxième partie du marchandage d’avoir lieu (5.20). En d’autres termes, nous faisons les hypo-
thèses :
∼ X RX (5.18)
∼ Y RY (5.19)
Cela implique :
∼ Y Rh X (5.29)
∼ Y Rh Y (5.30)
∼ XY Rh XY (5.31)
∼ X ∼ Y Rh ∼ XY (5.32)
∼ XY R XY (5.33)
∼ X ∼ Y R ∼ XY (5.34)
D’où :
∼ X ∼ Y R ∼ XY R XY (5.35)
Si les préférences sociales sont transitives, alors ~X~YRXY et la dernière partie de la définition du
marchandage politique ne sont plus respectées. L’existence de préférences sociales transitives
empêche toute possibilité de marchandage politique.
p = a p + b p x D + c p xC + u p
d = ad + bd x D + cd xC + u d (5.36)
s = as + bs x D + cs xC + u s .
Si le marchandage politique porte sur ces trois amendements, la probabilité qu’un défen-
seur des intérêts agricoles liés au sucre vote en faveur des agriculteurs laitiers devrait être
plus importante que ce que l’on pourrait prédire à partir des caractéristiques personnelles
de cet élu et de celles de sa circonscription. Les prévisions relatives au marchandage poli-
tique peuvent être testées en ajoutant, à chaque équation de (5.36), les votes prévus pour
les deux autres lois. Ce qui nous donne :
p = a p + β p d̂ + γ p ŝ + b p x D + c p xC + u p
d = ad + αd p̂ + γd ŝ + bd x D + cd xC + u d (5.37)
s = as + αs p̂ + βs d̂ + bs x D + cs xC + u s .
avec p̂, d̂ et ŝ, les votes prévus à partir de (5.36) pour chaque amendement 16. Le tableau 5.4
nous donne une partie des résultats obtenus par Stratmann.
16 Kau et Rubin (1979) ont proposé d’ajouter les votes réels sur les autres propositions, mais cette approche
biaise l’estimation des variables qui captent le marchandage politique.
Les propriétés positives de la règle majoritaire 129
Tableau 5.4
Les preuves économétriques de l’existence de marchandage politique.
Variables explicatives
Variables p̂ d̂ ŝ Const CAP Agriculteur Parti
dépendantes
p 0,36* 0,53* – 0, 15 – 1,04 71* –0,84*
d 0,01 0,21* 0,14 0,18* 0,67* –0,72*
s 0,45* 0,30 –0,33* 1,37* 6,6 0,23
17 La note ACLU de l’élu a aussi été prise en compte pour mesurer son idéologie, mais elle n’est pas significa-
tive dans l’équation étudiée ; c’est pourquoi nous ne l’avons pas prise en compte.
130 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
uniquement sur les votes guidés par les caractéristiques des élus et des circonscriptions, les
intérêts agricoles auraient échoué à la fois pour l’amendement sur les pommes, celui sur le
sucre et celui sur le lait. Ils seraient passés de 207 à 205. Il est intéressant de noter que la
seule variable co-déterminée non significative dans ces trois équations était pour p̂ dans
l’équation représentant le vote sur l’amendement pour le lait. Les voix des défenseurs des
intérêts des producteurs de pommes n’étaient pas nécessaires pour défendre les intérêts des
éleveurs laitiers et il ne semble pas que ces derniers les aient sollicités. Les voix motivées
par les intérêts de la filière du lait ont transformé une courte victoire de 207 à 205 en une
victoire plus probante de 245 à 167 d’après un calcul approximatif. Des marchandages poli-
tiques dépend la différence entre l’adoption ou le rejet des deux autres amendements.
Stratmann a également testé la présence de marchandage politique pour un amen-
dement laitier adopté à 351 voix contre 174 et pour un amendement sur le coton qui a été
rejeté à 251 voix contre 174. Conformément aux prédictions théoriques, on ne trouve
aucune preuve d’échanges de voix sur ces deux questions.
Le « logrolling », que nous avons traduit par « marchandage politique » ou
« échange de voix » est une expression typiquement américaine et désigne un phénomène
qui, comme nous venons de le voir, a bel et bien lieu au Congrès américain. Cependant,
cette pratique n’est pas propre à cet organe législatif ni aux États-Unis. Elvik (1995)
soutient par exemple que le marchandage politique peut expliquer la répartition des dépen-
ses en infrastructure routière en Norvège 18. Ce phénomène reste, néanmoins, assez peu
étudié dans des institutions comme le Parlement européen.
l’individu contrôlant l’agenda politique (autrement dit l’ordre du jour) peut amener la
commission à choisir n’importe quelle proposition parmi les alternatives soumises au vote.
Le théorème est composé de deux parties. Il établi d’abord que, dans un cycle électoral, il
est possible de faire déplacer la commission d’une distance plus ou moins grande à partir
d’une position initiale S. Dans la figure 5.16, les points A, B et C représentent la position
idéale de trois électeurs et S la position initiale de la commission. Si chaque individu vote
systématiquement selon ses préférences réelles, alors la commission peut se déplacer de S
à Z, de Z à Z et de Z à Z en seulement trois étapes. Plus la commission s’éloigne du
point S, plus les cercles d’indifférence de l’électeur sont importants. Le processus de vote
continue jusqu’à ce qu’un individu choisisse une distance particulière d à partir de S.
Appelons r, le rayon d’un cercle admettant S comme centre, tel que (1) soit la posi-
tion de l’individu qui contrôle l’agenda et qui veut atteindre un point à l’intérieur du cercle
(disons que le point idéal est A) et (2) – au moins n/2 – les positions idéales de la commis-
sion (dans notre situation ces positions sont au nombre de deux) à l’intérieur du cercle de
rayon r.
Prenons maintenant d tel que d > 3r . Rappelons qu’il est certain que la majorité
de la commission préfère A au dernier Z n du cycle, Z n étant situé à une distance d de S. Le
dernier choix que la commission a à faire est entre Z n et A et mène à la victoire de A. Celui
qui fixe l’ordre du jour peut soit suspendre le processus de vote, soit faire de nouvelles
propositions permettant de faire échouer A. Un membre d’une commission ayant le pouvoir
de fixer l’agenda politique peut donc faire en sorte d’atteindre son point idéal.
Le théorème de McKelvey a deux implications majeures. La première et la plus
évidente est que la possibilité de fixer l’ordre du jour est décisive. Si ce pouvoir est affecté
Figure 5.16
Les possibilités de manipulation de l’agenda politique.
132 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
x est alors égal à G/n, et le gain de l’individu A qui fixe l’agenda est :
Tant que m < n, la part de G obtenue par l’individu A est supérieure à celle de n’importe
quel autre membre de la commission. Si m diminue, la part de G obtenue par l’individu A
augmente jusqu’à atteindre la moitié de G qui sera distribuée selon la règle de la majorité
simple.
En revanche, si les membres de la commission sont adverses au risque et ont une
préférence pour le présent, ils accepteront, pour toute proposition, un certain montant x
inférieur à G/n, plutôt que de courir le risque de se voir proposer des alternatives moins
bonnes et de supporter le coût d’attendre une nouvelle proposition. L’expression (5.39)
représente le gain minimum de l’individu A. Plus les membres de la commission sont
adverses au risque et impatients, plus les bénéfices de A seront importants.
Harrington étend ces résultats en démontrant qu’avec des règles du jeu différentes
concernant le partage du gâteau, l’individu qui a le pouvoir de fixer l’agenda obtient les
mêmes avantages. Ces résultats sont intéressants dans la mesure où ils ne sont pas liés à un
statut privilégié dont jouirait le membre de la commission qui fixe l’agenda. N’importe
quel individu choisi au hasard pour fixer l’agenda peut bénéficier d’un gain significatif par
rapport aux autres membres de la commission. Ces résultats dépendent de manière décisive
de l’utilisation de la règle de la majorité qualifiée, qui par définition ne requiert pas l’una-
nimité générale. Cela illustre à nouveau l’intérêt de la règle de l’unanimité, qui permet de
protéger les intérêts de l’ensemble des membres de la commission, face à l’égoïsme de l’in-
dividu qui contrôle l’agenda, dans notre cas 19.
jouent ainsi un rôle important dans l’apparition des cycles. Le respect de certaines procé-
dures par les groupes de décideurs peut constituer des contraintes institutionnelles. Une des
plus connues est l’interdiction de remettre à l’ordre du jour une proposition ayant déjà été
refusée par la commission. Dans cette section, il s’agira tout d’abord de considérer l’expli-
cation la plus simple de l’absence de cycles. C’est la nature même des questions soumises
au vote qui empêche la formation de majorités cycliques. Nous discuterons ensuite de deux
exemples dans lesquels la structure d’une commission conduit à un équilibre.
Figure 5.17
Les solutions possibles à une question selon un cadre unidimensionnel.
Poole et Smith (1994) ont utilisé ce procédé afin d’identifier la dimension la plus
significative dans la prise de décisions publiques. Leur résultat va dans le sens du théorème
de l’électeur médian et souligne l’intérêt de se concentrer sur une dimension unique des
débats publics. La figure 5.17 présente ces résultats. Le point R représente le point idéal
d’un élu sur une question publique donnée, le point M, la position médiane sur ce problème
et le point S, le statu quo. L’élu a alors conscience que, s’il propose son point idéal, il sera
battu par le statu quo. Un élu qui cherche à obtenir un résultat proche de sa position idéale
devra faire un compromis, en formulant une proposition éloignée de son idéal, comme par
20 Voir également Hinich et Pollard (1981), Poole et Romer (1985), Laver et Schofield (1990), Enelow et Hinich
(1994), et Hinich et Munger (1994).
Les propriétés positives de la règle majoritaire 135
exemple le point C. Même si ce compromis ne correspond pas à son point idéal, il est
toujours plus proche de M que ne l’est le point S. À l’inverse, un député qui cherche simple-
ment à exprimer son idéologie ne fera aucune concession. Il proposera sa position idéale,
R, et subira une défaite. Poole et Smith ont obtenu des résultats probants confirmant ces
hypothèses. Ainsi, 81 % des propositions adoptées au Sénat américain sont plus proches de
la position médiane que du statu quo. 62 % des propositions rejetées en sont plus éloignées.
Les élus voulant particulièrement imprimer leur conception sur une question en particulier,
ont formulé, en guise de compromis, des propositions plus proches du point médian que de
leur position idéale. Afin de rassembler les divers sujets abordés au Sénat américain et leur
donner une cohérence unidimensionnelle, Poole et Smith ont utilisé le procédé NOMI-
NATE. Cela leur a permis de prédire avec précision le vote des sénateurs en utilisant cet
espace unidimensionnel, montrant par la même occasion la pertinence du choix de cette
dimension. Le fait que les propositions et le vote des sénateurs puissent s’interpréter selon
une unique dimension, comme le suggère le théorème de l’électeur médian, laisse à penser
que les résultats en termes d’équilibre obtenus pour le Sénat s’appliqueraient également au
Congrès américain.
Ladha (1994) a également utilisé le procédé NOMINATE afin d’identifier les posi-
tions des députés. Il confirme ainsi l’hypothèse de la théorie de l’électeur médian selon
laquelle les votes sont unidimensionnels. Ladha a étendu la question aux amendements
proposés par les députés américains. Il montre qu’une série d’amendements qui fait évoluer
une proposition de la position E à R et de R à C a pour effet une opposition décroissante à
ces amendements. En effet, les élus des partis extrêmes ne changent pas de position contrai-
rement aux élus plus au centre pour qui les propositions d’amendement priment sur l’ex-
pression de leur position idéale.
Ces résultats vont dans le sens du modèle de l’électeur médian et renforcent l’idée
selon laquelle le débat public peut s’expliquer selon une unique dimension. Cependant, les
études visant à montrer que les questions publiques comportent plus d’une dimension, y
sont parvenues 21. On ne peut écarter tout risque d’apparition de cycle pour la simple raison
que toute question publique peut être classée le long d’un axe idéologique droite/gauche.
Figure 5.18
Les équilibres avec votes séquentiels.
saires au financement de ces biens sont donnés et que les points A, B et C représentent
toujours les points idéaux de nos trois électeurs. Nous savons que si chaque individu est
autorisé à proposer un point de l’hyperortant positif, il y aura des risques d’apparition de
cycles. Faisons désormais l’hypothèse que la commission composée de A, B et C suit la
règle selon laquelle le vote se fait dimension par dimension. Supposons que x2◦ est donné
et considérons le vote de la commission au niveau de x1 , avec x2◦ donné. Avec des courbes
d’indifférence circulaires, chaque électeur a des préférences unimodales dont la tangente
est x2◦ . B préfère le point b, A préfère le point a et C préfère le point c. A est l’électeur
médian dans la dimension x1 et x1m est la quantité de x1 choisie sous la règle majoritaire.
Considérons maintenant que x1 et x1m sont fixes et observons le choix de la commission
quant à la quantité de x2 . B devient alors l’électeur médian et x2m représente la quantité de
x2 choisie. Le point E est un équilibre avec la règle de la majorité, sous contrainte que x1
et x2 soient décidés de manière séquentielle.
Avec des taux d’imposition fixés, l’ensemble de Pareto est donné par le triangle
ABC. Le point E se trouvant à l’intérieur de ce triangle, il correspond à un optimum de
Pareto sous la contrainte que les parts d’impôt soient fixées. Or la répartition des parts
d’impôt fait partie des décisions importantes que doit prendre la commission. Si le choix
du taux d’imposition peut être formulé dans un espace unidimensionnel, ce que nous
permet de faire un impôt progressif, le vote pourra alors porter sur cette unique dimension
(par exemple la progressivité), avec x1 et x2 constants ; un équilibre étant choisi dans ces
trois dimensions. Mais cet équilibre n’a pas besoin d’être un optimum de Pareto (Slutsky,
1977b). Pour trouver les quantités Pareto-optimales de x1 et x2 , il suffit de choisir x1 et x2
ainsi que les parts d’impôt individuelles de manière à maximiser la somme des utilités des
Les propriétés positives de la règle majoritaire 137
même configuration que des jeux de négociation simple, on peut alors s’attendre à ce que
le marchandage politique mène à des résultats stables et prédictibles même si ceux-ci
peuvent être défaits par d’autres résultats et malgré les risques d’apparition de cycles liés à
la myopie des individus. Oppenheimer (1979) a fourni des arguments allant dans ce sens
alors que McKelvey et Ordeshook (1980) ont montré que le marchandage politique ne
menait pas à des résultats stables et prévisibles.
Matrice 5.1
Les différentes options d’échange de voix.
Électeur C
Vote pour X et pour Y Vote pour Y et contre X
1 2
Vote pour X et pour Y
(+3, +3) (–2, +5)
Électeur B
3 4
Vote pour X et contre Y
(+5, –2) (0, 0)
Dans le jeu décrit par les tableaux 5.2 et 5.3, soit l’électeur B soit l’électeur C
pourra obtenir le résultat (~X ; ~Y) qui émerge lorsque chacun révèle sincèrement ses préfé-
rences en votant contre les deux propositions. Si B, par exemple, vote contre X et Y, l’indi-
vidu A pourra obtenir son résultat préféré (~X ; ~Y) en votant selon ses préférences réelles.
Il est possible que C ne lui fasse pas de propositions plus avantageuses. (~X ; ~Y) sera alors
adopté par la commission. Ainsi, si B et C craignent d’être désavantagés par l’échange des
votes comparativement à la solution (~X ; ~Y), ils peuvent alors adopter une stratégie plus
« sophistiquée » qui consiste à refuser les deux propositions afin de s’assurer du résultat
(~X ; ~Y) 22. Enelow et Koehler (1979) ont montré que la majorité peut toujours assurer le
meilleur résultat grâce à une stratégie de votes appropriée, même lorsque l’échange de
votes sincères aurait pu empêcher l’émergence d’un tel résultat.
Dès lors, il y a de bonnes raisons de croire que soit (X ; Y) soit (~X ; ~Y) sera le
résultat du processus de décision des commissions dans l’exemple des tableaux 5.2 et 5.3.
Bien que B ou C puisse préserver le résultat (~X ; ~Y) avec une stratégie de vote sophisti-
quée, la tentation de s’allier à un autre électeur pour obtenir (X ; Y) est forte. Ce qui empê-
cherait la formation de la coalition entre B et C, c’est la menace qu’une fois la coalition
formée, l’autre partenaire de l’échange ne respecte pas les termes de l’accord (ou s’allie à
A). Ce danger est particulièrement important lorsque les décisions concernant X et Y sont
prises de manière séquentielle. Nous sommes en présence d’une situation du dilemme du
prisonnier (Bernhoz, 1977). La matrice 5.1 nous donne les stratégies possibles des électeurs
B et C pour le choix des alternatives X et Y. Les deux agents sont plus avantagés par une
situation décrite par la case 1 du tableau 5.1, lorsqu’il y a échange de votes, que par celle
décrite par la case 4, sans échange de voix, malgré le fait que l’incitation à tricher est bien
22 La distinction entre « vote sincère » et « vote sophistiqué » a été établie par Farquharson (1969). Dans un vote
séquentiel par pair, un individu vote de façon sincère s’il vote, à chaque séquence, pour l’élément qu’il préfère.
Un individu vote de façon sophistiquée s’il choisit la stratégie optimale en anticipant les séquences futures et
le comportement des autres joueurs. Ce second type de vote nécessite donc que les joueurs entament un
processus d’induction rétrospective et qu’ils écartent toute stratégie faiblement dominée.
Les propriétés positives de la règle majoritaire 139
réelle. Si la proposition X est soumise au vote avant Y et si l’agent C respecte ses engage-
ments en votant pour X, les résultats de la colonne 2 deviennent peu plausibles. L’individu
B a alors à choisir entre les cases 1 et 3. Il optera évidemment pour la case 3 et trahira C si
ce dernier n’a aucun moyen de représailles.
Nous avons vu dans le chapitre 2 les conditions d’émergence de la solution coopé-
rative dans un jeu du dilemme du prisonnier. Il faut que chaque joueur pense qu’en optant
pour la stratégie de coopération, il amènera l’autre joueur à adopter la même stratégie. Si
les options stratégiques sont jouées les unes après les autres et si le jeu n’est joué qu’une
seule fois, le premier joueur n’a aucun moyen d’influencer la décision du second joueur. Il
y a donc très peu de chances pour que des échanges de voix aient lieu lorsque les décisions
sont prises de manière séquentielle et que les coalitions ne se forment qu’une seule fois. Un
jeu de marchandage politique stable et coopératif ne peut être mis en place que si les ques-
tions qui font l’objet d’échanges de voix sont votées simultanément. Une telle situation
peut survenir dans le cadre d’un projet de loi regroupant plusieurs mesures ou lorsque le
même ordre de propositions revient sans cesse et qu’il émerge un superjeu du dilemme du
prisonnier. Bernholz (1978) a étudié cette dernière possibilité. Sous l’hypothèse que le
même type de propositions revient constamment, il montre que l’apparition d’un superjeu
stable du dilemme du prisonnier est positivement corrélée à deux éléments : les gains nets
potentiels engendrés par la coopération et la probabilité que les mêmes joueurs participent
à chaque nouveau jeu. Comme Bernholz le souligne, on peut assimiler des situations de
marchandage politique à des superjeux du dilemme du prisonnier dans le cas d’une assem-
blée législative dont les membres représentent toujours les mêmes intérêts et dont le
mandat est relativement long.
Dans la section 5.11, nous avons présenté des éléments empiriques montrant que
trois amendements concernant le domaine agricole avaient bien fait l’objet de marchanda-
ges politiques. Ce qui contredit la preuve, établie dans la section 5.10, que l’existence
même d’échanges de voix révèle la présence d’un ensemble sous-jacent de préférences qui
peuvent conduire à des cycles sous la règle majoritaire. Qu’est-ce qui a empêché les cycles
de détruire tous les accords passés ? Il s’agit principalement de procédures de validation
par lesquelles doivent passer les projets ou propositions de lois avant d’être soumis au vote
d’une commission. Il s’agit aussi certainement des leaders des deux partis américains qui
s’occupent du bon déroulement des échanges de voix et de leur pérennité. Ces individus en
charge de contrôler l’agenda sont élus à leur poste par les membres de leur propre parti, sur
la base de leur capacité à empêcher la formation de cycles et à atteindre les objectifs de
l’ensemble des membres du parti, et pas uniquement des leaders. Haefele (1971) et Koford
(1982) ont tous deux observé le rôle significatif de la direction des partis à amener la légis-
lature à maximiser le bien-être social de l’ensemble des membres du parti. Leur description
plutôt optimiste du fonctionnement du pouvoir législatif contraste fortement avec la
majeure partie de la littérature sur le marchandage politique, la règle majoritaire et les
cycles 23.
23 Il en va de même du modèle d’échange de votes développé par Philipson et Snyder (1996) qui supposent
l’existence d’un commissaire priseur, incarné par le leader d’un parti politique. Celui-ci orchestrerait les
échanges de voix entre les électeurs qui ont des préférences d’intensité variable dans un espace unidimen-
sionnel afin d’atteindre un équilibre où la somme des utilités serait maximisée. Mueller, Philpotts et Vanek
(1972) ont obtenu des résultats similaires à partir d’un marché walrasien des votes.
140 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
Un cycle apparaît quand y bat x, z bat y, et x bat z. Il y a peu de chance pour qu’une
commission soit assez bornée pour proposer exactement le même projet x, déjà rejeté lors
d’un précédent vote contre y. Il est plus probable qu’un cycle perdure lorsqu’une commis-
sion propose une alternative proche de x, qui l’emporte face à z, cette première étant à son
tour battue par une proposition semblable à y. Repérer la présence de cycles en examinant
le contenu de toutes les propositions individuelles apparaît comme une tâche longue et
fastidieuse.
Tableau 5.5
Les bénéfices anticipés et les variances de bénéfices avec et sans cycle.
A. Avec cycles
Propositions Électeur 1 Électeur 2 Électeur 3 Variance
1 0 ,75 0,25 0 0,097
2 0 0,75 0,25 0,097
3 0 ,25 0 0,75 0,097
Total 1 1 1 0
Somme des variances individuelles (3 × (0,097)) = 0, 292
B. Avec coalitions stables
1 0 ,5 0,5 0 0,055
2 0 ,5 0,5 0 0,055
3 0 ,5 0,5 0 0,055
Total 1,5 1,5 0 0,5
Somme des variances individuelles (3 × (0,055)) = 0, 167
Il est, cependant, possible de détecter la présence d’un cycle d’une autre manière.
L’identité des membres de la coalition gagnante est censée changer au cours du temps, tout
comme la distribution des bénéfices au sein de la commission. Considérons à nouveau le
jeu simple vu précédemment du partage d’un dollar entre trois personnes. La partie A du
tableau 5.5 donne les gains que nous pouvons anticiper en cas de cycle lié à la règle majo-
ritaire. Sur la première proposition, les joueurs 1 et 3 forment la coalition gagnante. Sur la
seconde, ce sont les joueurs 1 et 2, et ainsi de suite. L’issue du vote sur chaque question
prise séparément implique une distribution asymétrique du dollar ; un joueur obtenant au
Les propriétés positives de la règle majoritaire 141
moins la moitié du dollar et l’autre rien. C’est pourquoi la variance des gains du vote sur
n’importe quelle alternative devrait être importante et la somme des variances devrait
augmenter au cours du temps. Pourtant, lorsqu’un cycle se forme, un joueur qui perd à un
tour (de vote) devrait gagner à l’un des tours qui suivent. Les gains agrégés en présence
d’un cycle devraient donc être partagés plus équitablement qu’à n’importe quel autre tour.
En conséquence, la variance de la somme des gains devrait être bien inférieure à la somme
des variances provenant des tours individuels.
La partie B du tableau 5.5 nous donne le schéma de gains attendus en l’absence de
cycles, lorsqu’il existe une coalition stable. Nous anticipons à nouveau une distribution
inéquitable du dollar au moment de chaque séquence de vote et donc une variance positive
des gains. Désormais nous nous attendons, cependant, à ce que la même distribution des
gains persiste dans le temps. La variance de la somme des gains ne sera donc pas inférieure,
mais largement supérieure à la somme des variances lors de chaque séquence de vote indi-
viduel. Ce qui est le cas en présence de cycles.
Tableau 5.6
Les caractéristiques des subventions fédérales versées aux différentes circonscriptions, 1985-90.
Stratmann (1996a) a utilisé ces conclusions pour tester le caractère cyclique ou non
des subventions fédérales versées aux circonscriptions du Congrès américain entre 1985 et
1990. On sait que les programmes fédéraux sont largement redistributifs. Leur étude
devrait permettre de mettre en évidence la présence de cycles au congrès. Le tableau 5.6
présente les principaux résultats de Stratmann. La première remarque que l’on peu faire est
que les gains des différentes circonscriptions sont inégalement distribués. Chaque année,
une « minorité » de circonscriptions bénéficie de la majorité des subventions (plus de
90 %). En 1989, la moyenne des subventions fédérales reçues par les dix circonscriptions
les plus favorisées par ces programmes s’élevait à 968 millions de dollars. Elle était 75 fois
supérieure à celle des dix circonscriptions qui bénéficiaient le moins de ces programmes.
Les colonnes 5 et 6 du tableau 5.6 montrent que la variance des sommes des gains est,
chaque année, quatre à neuf fois supérieure à la somme des variances. Cela semble contre-
dire la prédiction selon laquelle les cycles apparaissent chaque année lors de ces program-
mes de subventions. Les coefficients de corrélation concernant les gains dans le temps sont
au moins de 0,9 ; ce qui sous-entend qu’aucun cycle n’apparaît au cours du temps (Strat-
142 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
mann, 1996a, p. 25) 24. Les résultats de Stratmann confirment, à partir de l’étude des
subventions fédérales, l’hypothèse de l’existence d’une coalition stable au Congrès améri-
cain entre 1985 et 1990.
Même si ces résultats supposent une « tyrannie de la majorité » au sein du Congrès
américain, ils posent certaines énigmes. Pourquoi, par exemple, une circonscription dont
l’élu est mis à l’écart de la coalition gagnante reçoit tout de même des subventions ?
Comment expliquer le manque de rationalité d’une grande partie des votes sur des
programmes électoralistes 25 ? Certains auteurs ont émis l’idée de l’existence d’« une
norme d’universalité » au sein du Congrès américain pour répondre à ces questions 26. Au
lieu d’encourager l’apparition de cycles et de courir le risque d’essuyer une défaite en
formant des coalitions majoritaires qui adoptent des lois à fort effet redistributif avec une
faible majorité de voix, une coalition de l’ensemble des membres émerge de manière à ce
que chacun soit assuré d’obtenir une partie des subventions fédérales.
Bien que le terme d’« universalité » soit un moyen séduisant de sortir du paradoxe
du soutien quasi unanime des programmes redistributifs, il n’est pas dénué de tout
problème. Il ne va pas de soi qu’il existe une norme universelle qui attribue à une personne
une part des gains 75 fois plus grande qu’à une autre. Allons plus loin. Si l’on tient compte
de la part d’impôt payée par chaque circonscription pour financer ces programmes, de
nombreuses régions (probablement la majorité) enregistrent des pertes nettes. Comment les
normes du Congrès américain peuvent-elles être à la fois universelles et aussi inégalitaires ?
Pour répondre à cette question, il est plus judicieux de définir les coalitions, non
comme des groupes d’élus en concurrence, mais des groupes d’élus ayant intérêt à se coali-
ser contre l’intérêt des citoyens. Les citoyens n’ont pas conscience des coûts liés aux
subventions fédérales, car le paiement des impôts sous-jacents est diffus. Ils considèrent
uniquement les bénéfices concentrés qu’ils reçoivent. Chaque élu est évalué sur la base de
sa contribution marginale au bien-être social de sa circonscription. Quel que soit le montant
de la subvention qu’il reçoit, elle sera comptabilisée par les électeurs comme une contribu-
tion marginale de l’élu. Même si un élu dont la circonscription reçoit uniquement
10 millions de dollars de subvention n’a pas « gagné » autant que l’élu de la circonscrip-
tion qui obtient 750 millions de dollars, ce premier a tout de même « gagné » quelque chose.
Selon cette interprétation, les perdants sont uniquement les citoyens-contribuables 27.
ces ont été menées sur le sujet des cycles. Beaucoup d’entre elles ont défini spatialement
l’ensemble des alternatives soumises au vote, comme nous l’avons fait tout au long de ce
chapitre. Dans ces expériences, les préférences sont déterminées de la sorte : si la commis-
sion adopte une position particulière xi dans l’espace à deux dimensions, on donne alors
une récompense de D dollars au participant i. Plus le choix de la commission est éloigné
de xi , plus la récompense accordée à ce participant sera faible. Même si, dans la plupart des
expériences, les courbes d’indifférence ont des formes circulaires, elles prennent parfois
des formes d’ellipse ou d’autres formes plus exotiques dans d’autres études. Les premières
expérimentations ont cherché à savoir si le vote des commissions aboutissait à un vain-
queur de Condorcet, lorsque celui-ci existait. D’après le théorème de Plott (1967), un équi-
libre ne pourra émerger dans un jeu spatial de vote que si les joueurs sont en nombre
impairs et qu’ils peuvent parfaitement être rangés par paire de part et d’autre du point idéal
de l’électeur pivot. Cette situation est représentée par la figure 5.9 où chaque lettre repré-
sente le point idéal d’un électeur et E l’unique point gagnant. Fiorina et Plott (1978) ont été
les premiers à mener des expériences de ce type. Leurs résultats montrent que, même si le
choix de la commission ne correspond pas exactement au résultat d’équilibre, il tend vers
un amas de points autour de cet équilibre. De nombreuses expériences ultérieures ont
confirmé ce résultat. On peut citer, par exemple, les résultats des expériences de McKelvey
et Ordeshook (1987) et les illustrer par la figure 5.19. Sur cette figure chaque point repré-
sente le résultat d’une expérimentation. L’équilibre est donné par le point x5 . La position
idéale du joueur 5 et la plupart des points choisis par la commission lors de chaque expé-
équilibre
Figure 5.19
Procédure de vote question par question avec possibilité de discussion (Figure extraite de McKelvey, Richard D. et Peter
Ordeshook, « A Decade of Experimental Research on Spatial Models of Elections and Committees », dans James M.
Enelow et Melvin J. Hinich (ed.), Advances in the Spatial Theory of Volting, Cambridge University Press, 1990, p. 113).
144 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
Solutions compétitives
Résultats expérimentaux
Figure 5.20
Test de solution compétitive(Figure extraite de McKelvey, Richard D. et Peter Ordeshook, « A Decade of Experimental
Research on Spatial Models of Elections and Committees », dans James M. Enelow et Melvin J. Hinich (ed.), Advances in
the Spatial Theory of Volting, Cambridge University Press, 1990, p. 143).
Les propriétés positives de la règle majoritaire 145
McKelvey, Ordeshook et Winer, ainsi que d’autres expériences, ont aussi testé différentes
hypothèses concernant le choix des commissions en l’absence d’équilibre. Ces expériences
révèlent que la règle de la majorité sélectionne des résultats qui font partie de l’ensemble de
Pareto et ont tendance à former un amas. Ces résultats sont, néanmoins, moins proches les
uns des autres que lorsqu’il existe un équilibre 28.
McKelvey et Ordeshook (1984) ont aussi cherché à tester la réalité de la situation
envisagée dans la section 5.13.2. Elle montrait comment un équilibre pouvait émerger, sous
une règle majoritaire, lorsque la question était multidimensionnelle et que chaque alterna-
tive possible était votée l’une après l’autre. Ils retrouvaient le résultat de leurs expériences,
autrement dit les solutions de la figure 5.21. Le « point stable » se situe à l’intersection des
deux droites verticale et horizontale qui coupent les points idéaux médians dans les deux
directions. Sous l’hypothèse selon laquelle la commission est totalement libre de choisir
une nouvelle alternative, ces expériences montrent qu’elle va choisir des points qui ne sont
pas aussi concentrés autour de ce point stable que dans la situation envisagée lors de la
présentation de la figure 5.19. Ces points sont davantage concentrés que sur la figure 5.20
même s’il n’existe aucun point d’équilibre dans ces expériences. Si les commissions ne
peuvent changer qu’une dimension des propositions à la fois, les décisions obtenues pren-
dront alors la forme d’un amas de points concentrés. En effet, tous les points se trouvent au
Point stable
Une observation
Trois observations
Figure 5.21
Procédure de vote question par question sans possibilité de discussion (Figure extraite de McKelvey, Richard D. et Peter
Ordeshook, « A Decade of Experimental Research on Spatial Models of Elections and Committees », dans James M.
Enelow et Melvin J. Hinich (ed.), Advances in the Spatial Theory of Volting, Cambridge University Press, 1990, p. 143).
28 McKelvey et Ordeshook (1990) proposent une revue de littérature sur l’ensemble des résultats expérimentaux
concernant le vote spatial.
146 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
sein du pentagone formé par les diagonales reliant les positions idéales des membres de la
commission. En ne modifiant que très marginalement les procédures de vote des commis-
sions, on obtient une différence notable quant à la stabilité des décisions.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
Sen, A. (1991). « La possibilité du choix social », Revue de l’OFCE, n° 70, juillet, pp. 7-61, dispo-
nible en version électronique http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ofce_0751-
6614_1999_num_70_1_1691
Salmon, P. et Wolfelsperger, A. (2001). « De l’équilibre au chaos et retour : bilan méthodologique des
recherches sur la règle de majorité », Revue française de science politique, vol.51, n° 3, juin,
pp. 331-369.
Enelow (1997) et Young (1997) proposent des revues de littérature sur la règle majoritaire. Karmer
(1972) présente une démonstration rigoureuse du théorème de l’électeur médian. Kramer et Klevo-
rick (1974) établissent des résultats similaires pour des optima locaux. Kats et Nitzan (1976) ont
montré qu’un équilibre local pouvait devenir un équilibre global en relâchant certaines conditions.
À la suite de Plott (1967), les articles majeurs sur les conditions de stabilité dans des modèles multi-
dimensionnels sont venus de Kadane (1972), Sloss (1973), Slutsky (1977a), Schofield (1978) et
Cohen (1979).
La littérature sur les restrictions axiomatiques sur l’ordre des préférences pour atteindre une règle majo-
ritaire est étudiée par Inada (1969), Sen (1970a), Plott (1971), Taylor (1971) et Pattanaik (1997).
En plus des articles cités, Simpson (1969) et Kramer (1977) ont apporté d’importantes contributions
en spécifiant les conditions sous lesquelles une majorité donnée m* suffit pour assurer l’équilibre.
Les discussions fondatrices sur l’échange de votes dans le courant du choix public proviennent de
Downs (1957), Tullock (1959), et par extension, de Buchanan et Tullock (1962). En sciences poli-
tique, la référence classique est Bentley (1907).
Les arguments selon lesquels, dans une structure appropriée, l’échange de vote permet d’améliorer
les revenus grâce à un vote simple, sincère et effectué sous la règle de la majorité ont été présen-
tés par Coleman (1966a,b, 1970) ; Mueller (1967, 1971, 1973) ; Wilson (1969, 1971a,b) ; Mueller,
Philpotts, et Vanek (1972) ; Koford (1982) et Philipson et Snyder (1996).
Les effets négatifs de l’échange de votes ont été étudiés de manière plus développée en science poli-
tique (Schattschneider, 1935 ; McConnell, 1966 ; Lowi 1969 ; Riker et Brams, 1973 ; Schwartz,
1975).
Le théorème reliant l’échange de vote et les cycles apparaît sous des formes diverses chez Parks
(1967), Kadane (1972), Oppenheimer (1972, 1975), Bernholz (1973, 1974a, 1975), Riker et Brams
(1973), Koehler (1975) et Schwartz (1981). Miller (1977) propose une revue très utile de cette litté-
rature ainsi que des démonstrations supplémentaires. Stratmann (1997) propose un résumé moins
technique de cette littérature.
Shepsle et Weingast (1981) discutent des différentes institutions possibles capables de conduire à un
équilibre. Niemi (1983) met l’accent sur l’importance potentielle de limiter l’ensemble des ques-
tions soumises au vote à un ensemble de choix restreints. Il présente aussi une version simplifiée
de la condition d’unimodalité.
Bernholz (1974b) fut le premier à proposer de limiter les considérations à une unique dimension à la
fois, pour parvenir à des équilibres. Slutsky (1977b) et Shepsle (1979) ont démontré ce résultat.
Coleman (1983) souligne l’importance de prendre en considération le fait que c’est dans un contexte
de long terme que les échanges de voix aboutissent à la stabilité. Bernholz (1977, 1978, 1997)
démontre plusieurs théorèmes permettant d’établir ce résultat.
McKevley et Ordeshook (1990) étudient la littérature expérimentale sur le vote spatial.
6
LES PROPRIÉTÉS NORMATIVES
DE LA RÈGLE MAJORITAIRE
Dans le chapitre 4, nous avons soutenu que la popularité de la règle de vote à la majorité
s’expliquait par la rapidité de la prise de décision. Cet avantage de la règle majoritaire a été
en partie remis en cause dans le chapitre 5 qui a mis en évidence le risque d’apparition de
cycle. Il peut apparaître une majorité cyclique qui empêche la prise de décision. La déci-
sion collective deviendrait alors arbitraire. Elle serait déterminée par ses conditions insti-
tutionnelles ou par la personne qui a le pouvoir de fixer l’agenda. La question était de
savoir si la règle de la majorité restait la meilleure règle de décision collective pour maxi-
miser le bien-être social (section 5.13.3).
Les avantages de la règle de la majorité auxquels penseraient des étudiants qui ne
sont pas familiers de la théorie du choix social sont la justice, l’équité et l’égalité de la déci-
sion. Pour comprendre pourquoi la règle de la majorité s’est généralisée et est devenue aussi
répandue, il faut présenter ses caractéristiques normatives et positives. Dans ce chapitre,
nous allons exposer trois types d’arguments de nature normative en faveur de la règle de la
majorité simple. Les deux derniers sont assez proches. Le premier, en revanche, diffère des
deux autres parce qu’il reflète une conception très différente du choix démocratique.
Théorème de Condorcet. Un nombre impair d’électeurs n qui doivent choisir entre deux
alternatives ont une probabilité a priori égale d’être correcte. Supposons que les électeurs
décident indépendamment les uns des autres et que chacun ait la même probabilité p de
prendre la bonne décision (1/2 < p < 1). Alors, la probabilité pour que le groupe prenne la
bonne décision en utilisant la règle de la majorité simple est égale à
n
Pn = [n!/ h!(n − h)!] p h (1 − p)n−h
h = (n + 1)/2
Ce théorème peut être utilisé, tout d’abord, pour justifier l’existence de jurys ayant
un grand nombre de juges et utilisant la règle de la majorité simple. Il y a plus de 2000 ans,
Athènes appliquait d’ailleurs cette règle sans connaître le théorème de Condorcet.
Ce théorème peut ensuite être utilisé pour justifier la démocratie directe et sa forme
moderne, le référendum. Supposons, par exemple, que tous les membres de la société
souhaitent voir disparaître les crimes et la souffrance liée à la vente illégale de drogue. Ils
proposent à cette fin de légaliser et de réglementer la vente de drogue. Ces décisions
doivent permettre d’éliminer les profits et la criminalité liés à la consommation de drogue.
Elles s’inspirent des mesures d’abrogation des lois sur la prohibition aux États-Unis de
1933 qui avaient pour but de mettre fin à la contrebande. Ce choix de la libéralisation ne
fait cependant pas l’unanimité. Certains peuvent penser qu’il va conduire à l’augmentation
de la consommation de drogues et à augmenter la criminalité et la misère sociale. Le théo-
rème de Condorcet préconise le référendum pour s’assurer que la bonne décision sera prise.
Il soutient que la probabilité de prendre une bonne décision avec une telle procédure est
proche de un si la probabilité pour qu’un individu prenne la bonne décision est supérieure
à 1/2 et que tous les citoyens prennent leur décision indépendamment les uns des autres.
Ce théorème peut, enfin, être utilisé pour défendre, sur des bases normatives, un
régime politique bipartite, utilisant la règle à la majorité et faisant respecter la pluralité lors
des élections. Il est légitime, en effet, de supposer que tous les citoyens ont les mêmes
attentes vis-à-vis de leur gouvernement.
Les citoyens des États-Unis ou de la France, par exemple, souhaitent un président
intègre, bon administrateur, capable d’équilibrer les budgets publics, de limiter l’inflation
et le chômage, etc. Il est logique, dans ces conditions, de préconiser la procédure du réfé-
rendum pour désigner le président si chaque citoyen est en mesure de déterminer avec une
probabilité supérieure à 1/2 le candidat qui aura toutes ces qualités. Une élection désigne-
rait avec une probabilité proche de un le meilleur candidat.
Le théorème de Condorcet repose néanmoins sur plusieurs hypothèses qui peuvent
être remises en question : (1) la probabilité pour que la décision soit correcte est la même
pour tous les individus, (2) le choix de chaque individu est indépendant du choix de tous
les autres, et (3) les électeurs votent de manière sincère (selon leurs préférences réelles) et
en ne se fient qu’à leur propre jugement.
Attribuer à chaque individu i une probabilité distincte de trouver la bonne solution
n’altère pas fondamentalement le théorème. Lorsque la distribution des probabilités pi est
symétrique, le théorème tient toujours, même si la distribution moyenne est supérieure à un
demi 2.
La deuxième hypothèse est plus problématique. On peut supposer, en effet, que
lorsque le jury se réunit pour décider du sort de l’accusé, il commence par un tour de table
où chaque juré exprime son opinion. Il est possible, dans ces conditions, que les jurés qui
prennent la parole en dernier aient plus de poids dans le processus de décision. Il est tout
aussi possible que, lorsque les premiers jurés se prononcent en faveur de la culpabilité de
2 Voir Grofman, Owen et Feld (1983), Shapley et Grofman (1984) et Shapley, Grofman, Nitzan et Paroush
(1982) qui ont généralisé le théorème.
150 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
l’accusé, cela influence grandement la décision des jurés suivants. Il y aurait comme un
effet boule de neige. Le fait que les délibérations soient publiques modifie profondément le
résultat d’une décision par rapport à un vote à bulletin secret. On peut même émettre l’hy-
pothèse que le jugement du premier juré en faveur de la culpabilité de l’accusé incite tous
les autres jurés à se prononcer à l’unanimité pour la culpabilité. Heureusement, on peut
supposer que les votes ne sont pas aussi interdépendants. Cela permet de sauver l’idée selon
laquelle la règle de la majorité peut permettre à la collectivité de faire le bon choix. Ladhat
(1992) a proposé l’expression suivante pour évaluer la relation qui pourrait exister entre
deux votes. Cette formule nous permet de penser que le théorème de Condorcet conserve
ses qualités.
p = p − [n/(n − 1)][(1 − p)/ p]( p − 0,25). (6.1)
de A. Son vote ne peut pas changer le résultat, ce dont il est parfaitement conscient. Lorsque
les n − 1 autres joueurs votent autant pour une couleur que pour l’autre, le vote du joueur
A est décisif. Prenons le cas où la moitié des électeurs ont voté « blanc ». A sait que la boule
gagnante provient de l’urne contenant les 60 boules blanches. La probabilité qu’il s’agisse
d’une boule noire n’est pas de 0,7 comme pourrait le faire croire l’information privée de A,
mais de 0,4. Si A ignore cette information, sa décision fera pencher la décision collective
vers une situation moins probable. Pour cette raison, il est dans l’intérêt de A et de la collec-
tivité, que A ne décide pas en fonction de son information privée, mais en fonction de ce
qu’il sait sur ce que vont faire les autres.
Ce qui est vrai pour le joueur A vaut bien sûr pour tous les autres joueurs. La stra-
tégie individuelle optimale pour tout le monde est de voter « blanc ». Dire que la boule est
blanche est un équilibre de Nash pour chacun. Une fois que tout le monde comprend la
structure du jeu et adopte la stratégie sophistiquée induite par cette structure, tout le monde
vote pour la couleur blanche, même si chacun pense que la probabilité que la boule tirée
soit blanche n’est que de 0,3. Tous les électeurs votent pour la couleur blanche alors que
toutes les boules montrées par les joueurs étaient noires. Dans ce jeu, un vote sincère est
irrationnel et si tous les joueurs votent rationnellement, c’est-à-dire de manière « sophisti-
quée », cela produit de plus mauvais résultats que s’ils votent sincèrement. Austen-Smith
et Banks (1996) prouvent ainsi que, sous des hypothèses assez proches de celles du théo-
rème de Condorcet, on peut atteindre des résultats pernicieux.
Il existe cependant de nombreux équilibres de Nash pour un même jeu. Il est
important aussi de dire que tous ces équilibres ne posent pas les mêmes problèmes que
l’équilibre où tout le monde vote « blanc ». Dans cet exemple, lorsque n = 3 et que deux
joueurs votent sincèrement et le troisième de manière stratégique (toujours blanc), on est
en présence d’un équilibre de Nash qui offre de meilleurs perspectives de gains pour la
collectivité qu’un vote où tous les électeurs voteraient de manière sincère 3. Ladha, Miller
et Oppenheimer (1995) ont réalisé des expériences avec des jeux du type de ceux qui vien-
nent d’être décrits. Ils ont constaté que quand les jeux sont répétés et que les joueurs
peuvent vérifier la manière dont les autres joueurs ont voté lors des tours précédents, ainsi
que leurs informations privées, les joueurs peuvent être bloqués dans une combinaison où
certains votent sincèrement et d’autres adoptent une stratégie sophistiquée en supposant
qu’ils sont électeurs pivots.
Que devons-nous conclure de cela ? Est-il plus vraisemblable que les joueurs
votent (1) sincèrement en fonction de leurs informations privées – dans ce cas, le théorème
de Condorcet permet de défendre la règle de la majorité simple – (2) de manière sophisti-
quée en devenant des électeurs pivots, ou en adoptant une stratégie mixte ? Pour répondre
à cette question, il est utile de revenir à l’exemple du référendum sur la légalisation sur la
drogue. Si un tel référendum avait lieu aujourd’hui en France, les électeurs diraient à 60 %
3 Plus généralement, Ladha, Miller et Oppenheimer (1995) démontrent qu’il existe une minorité m < n/2 quelle
que soit la taille de la collectivité n, n étant réparti de sorte que la probabilité pour que la collectivité vote
correctement (et cela permette d’anticiper un gain) est plus grande que ce que le théorème de Condorcet prédit
quand la minorité vote stratégiquement en ignorant ses informations privées et que la majorité vote en utili-
sant son information privée.
152 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
que la solution du statu quo est la meilleure et à 40 % qu’il faut légaliser la drogue. Ce
choix serait porté par une connaissance commune en t1 . Si l’annonce du référendum
conduit à une campagne d’information et à des débats, les citoyens peuvent changer d’opi-
nion. Certains peuvent se renseigner sur la prohibition aux États-Unis et changer d’opinion
sur les vertus du statu quo. D’autres, après avoir pris connaissance de la situation aux Pays-
Bas, peuvent s’opposer à la libéralisation. Le jour du référendum, les électeurs qui votent
de manière sophistiquée vont admettre que leur vote ne sera décisif que si les électeurs se
répartissent équitablement entre les deux camps pro- et anti-libéralisation de la drogue.
Cela implique que la campagne ait changé l’opinion des électeurs lors du référendum, de
manière à équilibrer les deux camps. La diffusion de l’information a, dans ce cas, un effet
de conversion. L’électeur reconnaît que son vote ne sera décisif que si l’information privée
qu’il détient n’a aucune valeur. Il est rationnel d’ignorer cette information et il doit alors
fonder son vote uniquement sur la connaissance commune détenue par les électeurs avant
la campagne.
Si l’électeur qui a voté de manière sophistiquée est vraiment rationnel, il ne votera
pas, car la probabilité pour que 40 millions d’électeurs potentiels soient également répartis
entre les deux camps est infime. L’ensemble des coûts de collecte d’informations et du vote
est supérieur aux gains attendus d’un vote décisif, étant donné la faible probabilité pour
qu’un tel événement se réalise. Le problème n’est donc pas que l’électeur vote de manière
sincère ou sophistiquée, mais simplement qu’il aille voter.
Ces considérations sur le théorème de Condorcet nous conduisent au paradoxe du
vote. Ce paradoxe remet en cause les fondements normatifs de la démocratie. Il s’oppose
au théorème de Condorcet qui peut être perçu comme le fondement de cette démocratie
majoritaire. De nombreuses tentatives ont été faites pour résoudre ce paradoxe. Elles sont
résumées dans le chapitre 14 de cet ouvrage. L’une des hypothèses est que les citoyens
considèrent le vote comme faisant partie de leur devoir. Ils suivent une norme sociale. Si
cette hypothèse donne les raisons pour lesquelles les électeurs votent, elle peut aussi expli-
quer la manière dont les gens votent dans le cadre du théorème de Condorcet. Si l’électeur
croit en l’efficacité de la règle de la majorité, autrement dit en sa capacité à faire émerger
la bonne décision, il votera sincèrement.
Le théorème de Condorcet repose, néanmoins, sur une hypothèse. La politique est
un jeu coopératif, un jeu à somme positive où tout le monde peut être gagnant. Tous les
citoyens ont le même objectif. Ils souhaitent punir le coupable et acquitter l’innocent. Ils
veulent le meilleur président pour faire la meilleure politique. Cette hypothèse ne va pas de
soi dans la réalité. De nombreux observateurs et théoriciens de la politique pensent au
contraire qu’il s’agit d’un jeu à somme nulle. Le problème d’un référendum n’est pas de
trouver la meilleure solution, mais de trancher entre deux solutions. Les électeurs ne sont
pas d’accord, non pas parce que le monde est différent, mais parce qu’ils n’ont pas les
mêmes intérêts ou les mêmes valeurs. Dans le cas d’un référendum sur l’avortement, la
décision collective n’a pas pour ambition de dire la vérité mais de dire si un groupe (anti-
avortement) va ou non imposer son opinion à un autre groupe (pro-avortement). Il est alors
important de s’assurer que la règle de la majorité est légitime pour imposer la position d’un
groupe à un autre ; ce qui est l’objet des sections qui suivent.
Les propriétés normatives de la règle majoritaire 153
4 Les dénominations et les définitions ont été quelques peu modifiées pour simplifier la présentation. En parti-
culier, on reprend ici la définition de la neutralité de Sen (1970a, p. 72).
154 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
monsieur soit généreux, qu’il vote en faveur de la proposition et que celle-ci soit acceptée.
Supposons maintenant que M. Martin transforme son vote en vote négatif et qu’en même
temps, son pire ennemi qui vote toujours les alternatives opposées, change son vote en un
vote positif. En vertu de la condition d’anonymat, la proposition passera encore. Une procé-
dure de vote respectant cette condition est aveugle : peu importe si c’est M. Martin ou son
pire ennemi qui vote pour la confiscation de la propriété de M. Martin. Dans certaines
circonstances, il est clair que cette propriété peut s’avérer indésirable.
que les électeurs avaient plutôt choisi x. z est cependant équivalent à y mais pas à x. Le
caractère décisif du choix n’est donc pas respecté.
L’équation (6.3) devient, dans ces conditions, incohérente avec les trois premiers
axiomes. Par un raisonnement analogue on peut montrer que (6.4) est incompatible avec
les trois premiers axiomes :
[N (−1) = N (1)] → D = −1. (6.4)
Ainsi, (6.2) doit être valide. De (6.2) et de l’axiome de réceptivité positive, on peut déduire
l’équation (6.5) :
[N (1) = N (−1) + 1] → D = +1. (6.5)
Quand le nombre de bulletins pour x est plus grand que le nombre de bulletins pour y, alors
x doit gagner. Supposons maintenant que, lorsque le nombre de bulletins pour x est m − 1
et supérieur au nombre de bulletins pour y, dans ces conditions x gagne. Un changement
dans les préférences d’un électeur fait que le nombre des électeurs qui préfèrent x à y est
maintenant plus grand que le nombre des électeurs préférant y à x et que ce résultat ne peut
être changé même si les électeurs sont réactifs. Par induction, les quatre conditions impli-
quent une règle de décision collective à la majorité simple.
Ce droit est préservé par le pouvoir donné à chacun, dans la règle de l’unanimité,
d’opposer son veto à toute proposition qui irait à l’encontre de ses intérêts ou par la possi-
bilité de sortir de la communauté ou par les deux à la fois.
Comme le but des électeurs est la réalisation de leurs préférences, il est logique
qu’ils privilégient des propositions qui viennent des individus eux-mêmes. Chaque indi-
vidu a, dans cette perspective, le droit de présenter des propositions à la commission, dont
il pense qu’elles lui seront avantageuses ainsi qu’à tous les autres membres. Si une
première proposition ne réussissait pas à obtenir une majorité unanime, elle serait redéfinie
jusqu’à ce qu’elle obtienne cette unanimité ou jusqu’à ce qu’elle soit rejetée de l’ordre du
jour. Ainsi, sous la règle de l’unanimité la procédure politique est implicitement une procé-
dure ouverte de discussion, de compromis et d’amendement qui se poursuit jusqu’à ce que
soit obtenue la proposition avantageuse pour tous. Les hypothèses fondamentales qui sous-
tendent cette vision de la politique sont que le jeu soit coopératif et qu’il soit en même
temps à somme positive : il existe une formulation de la proposition avantageuse pour tous
et la procédure peut s’achever dans un laps de temps raisonnable, en même temps que les
coûts de transaction associés à la prise de décision ne sont pas prohibitifs 11.
On peut aussi illustrer la procédure de vote envisagée par les partisans de l’unani-
mité par un exemple : la protection contre l’incendie dans une petite communauté. Un
citoyen propose à l’assemblée municipale de protéger la communauté contre les incendies
en achetant un camion et une caserne et il double sa proposition à la manière de Wicksell
d’une proposition d’impôt pour financer cet achat. Supposons que cette première proposi-
tion fiscale soit que chaque propriétaire foncier paie une fraction identique des coûts. Les
citoyens dont la propriété a le moins de valeur se plaignent. La valeur escomptée de la
protection contre l’incendie (la valeur de la propriété multipliée par la réduction du risque
de feu) est, pour certains propriétaires, inférieure à la part des coûts qu’ils doivent suppor-
ter avec une formule d’impôts forfaitaires. L’adoption de la proposition conduirait les
pauvres à subventionner la protection contre l’incendie obtenue par les riches. Une propo-
sition concurrente est présentée. Elle offre un système d’impôt proportionnel à la valeur des
propriétés. Les avantages escomptés de tous les citoyens sont maintenant supérieurs à la
part des coûts qu’ils financent. La proposition est adoptée à l’unanimité.
11 Wicksell (1896) comme Buchanan et Tullock (1962) admettent que les coûts en temps de la prise de décision
puissent être suffisamment grands pour que la règle de l’unanimité complète soit abandonnée au profit d’une
règle de la quasi-unanimité (Wicksell) ou même d’une règle fractionnaire moins stricte. De fait, une bonne
partie du livre de Buchanan et Tullock est consacrée au choix de la règle de « non-unanimité » optimale, tel
qu’on l’a présenté dans le chapitre 4 de ce livre. On pourrait donc se demander s’ils peuvent être légitimement
catalogués comme des champions de l’unanimité. D.C. Mueller a choisi de le faire parce qu’il pense qu’on
peut honnêtement caractériser leurs argumentations par le fait qu’elles établissent que si les coûts de transac-
tion n’existaient pas, l’unanimité serait la meilleure règle, et par conséquent, que toute règle proche a des
chances d’être la meilleure dans de nombreuses situations. Au contraire, Rae (1975) et Barry (1963) soutien-
nent tous deux que leur critique de l’unanimité ne se fonde pas seulement sur le critère des coûts de la prise
de décision.
Les propriétés normatives de la règle majoritaire 159
à s’interroger sur la place des biens collectifs et des effets externes dans les choix collec-
tifs. Dans tous les cas et sous l’hypothèse d’égoïsme des individus, il est clair qu’un accord
unanime sur la propriété de l’air est peu probable. Une règle moins contraignante que la
règle de l’unanimité semble nécessaire pour résoudre de façon équitable les problèmes
posés par la répartition initiale des droits de propriété.
Cette dernière affirmation doit être nuancée parce qu’elle suppose l’existence
d’autres hypothèses qui ont été introduites dans la présentation de la règle à la majorité : la
sortie est impossible (ou onéreuse) ; la question ne peut pas être redéfinie de telle sorte
qu’elle soit avantageuse pour toute le monde. La nécessité de la première hypothèse est
évidente. Si les occupants du compartiment pouvaient se rendre dans un autre comparti-
ment où il est explicitement permis ou interdit de fumer, le conflit disparaîtrait, de même
que si l’usine ou bien les résidents du voisinage pouvaient s’en aller sans coût. L’impor-
tance de la seconde hypothèse nécessite certains développements.
Considérons à nouveau l’exemple des fumeurs et du compartiment de train.
Supposons que le train ne soit pas autorisé à partir avant que les occupants du comparti-
ment aient décidé s’il était ou non permis de fumer. Si on utilisait la règle de l’unanimité,
le type de situation que les critiques de la règle de l’unanimité semblent redouter le plus,
une impasse coûteuse, pourrait apparaître.
Pour sortir de cette impasse, il se pourrait même que la minorité force la majorité
à capituler, si les avantages que la majorité trouve dans l’avance du train étaient suffisam-
ment grands. Avec ces hypothèses, la règle de la majorité devient très attrayante par rapport
à la règle de l’unanimité.
Changeons légèrement les données de l’exemple. Supposons que tous les passa-
gers du train doivent fixer les règles en ce qui concerne le droit de fumer avant que le train
ne parte. Comme il est manifestement plus avantageux de choisir un siège dans l’ensemble
d’un train que dans certaines parties du train seulement, on peut s’attendre à ce qu’un
égoïste rationnel préfère que le train entier soit déclaré comme une zone conforme à ses
préférences en ce qui concerne le droit de fumer. Si on utilisait la règle de la majorité pour
trancher la question, il serait permis ou interdit de fumer dans l’ensemble du train. Mais, si
l’on utilisait la règle de l’unanimité, les passagers du train seraient obligés d’étudier d’au-
tres possibilités que celles qui soumettraient l’ensemble du train à la même règle. La propo-
sition de réserver aux fumeurs certaines zones et d’interdire de fumer dans d’autres
émergerait facilement comme solution de compromis et bénéficierait d’une approbation
unanime face à la perspective de voir le train bloqué. Les membres de la majorité se trou-
veraient un peu moins bien avec ce compromis qu’ils ne l’auraient été si tout le train avait
été déclaré zone conforme à leurs préférences, mais les membres de la minorité s’en trou-
veraient mieux. Un observateur impartial pourrait facilement préférer le compromis auquel
la règle de l’unanimité a contraint le groupe au résultat auquel aboutit la règle de la majo-
rité.
Les arguments favorables à la règle de la majorité supposent implicitement que des
propositions de compromis de ce type sont impossibles. Lorsque les électeurs sont confron-
tés à des alternatives exclusives 12, que l’existence de solutions mutuellement avantageu-
Tableau 6.1
Les hypothèses favorables aux règles de la majorité et de l’unanimité.
13 Cet exemple ressemble à celui qu’utilise Tullock (1959) pour démontrer que la règle de la majorité peut
conduire à des dépenses publiques excessives ainsi que cela a été montré plus haut.
Les propriétés normatives de la règle majoritaire 163
difficile à mesurer. Toutefois, quand des coalitions stables ne parviennent pas à se former,
on s’attend à ce que le processus dynamique de redéfinition des propositions que suscite la
règle de la majorité et qui conduit à la formation de coalitions gagnantes et perdantes de
taille presque égale et de composition changeante, finisse par entraîner à long terme une
redistribution nette nulle. L’hypothèse de Riker, selon laquelle toute la politique est un jeu
à somme nulle de redistribution pure, pourrait caractériser les aspects redistributifs à long
terme des résultats auxquels conduit la procédure politique avec la règle de la majorité.
Ces qualités de la règle de décision à la majorité doivent être soulignées. Les quali-
tés redistributives de la règle majoritaire peuvent provoquer une dynamique telle que la
majorité gagnante peut seulement faire perdre la majorité perdante et justifier l’hypothèse de
Rae selon laquelle la probabilité qu’elle favorise la solution des gagnants est égale à la
probabilité qu’elle favorise les perdants. Si on ajoute à cela l’hypothèse d’intensité égale
faite par Rae et l’axiome de May nous pouvons en conclure que les gains attendus des
gagnants sont égaux quelque soit la solution aux pertes d’utilité attendue du nombre des
perdants. Sous ces hypothèses normatives qui sous-tendent la règle majoritaire, il n’y a pas
de gains nets d’utilité attendus d’un changement de solution. Le jeu est à somme nulle aussi
bien en utilité espéré qu’en euro. Reste à savoir alors pourquoi les électeurs jouent. Les
hypothèses normatives développées dans cette section tendent à compromettre l’intérêt de la
règle de la majorité dans le long terme. Elles rendent son résultat indéterminé. Ce futur de
la règle de la majorité peut expliquer pourquoi des observateurs comme Britan (1975) sont
frustrés par les bénéfices à long terme de la règle majoritaire des régimes démocratiques.
Nous avons vu que les aspects redistributifs de la règle de la majorité peuvent
rendre difficile le maintien de coalitions gagnantes stables et aboutir à des majorités
cycliques. Mais si une coalition gagnante stable parvient à se former, les coûts de transac-
tion dus aux majorités cycliques ainsi qu’à la formation et à la destruction des coalitions
peuvent se réduire fortement ou disparaître. Si les membres d’une commission sont libres
de présenter et d’amender des propositions, une coalition majoritaire stable peut s’engager
dans une redistribution permanente au détriment des membres minoritaires de la commis-
sion. Il se peut que ce résultat d’une « tyrannie de la majorité » soit encore plus indésira-
ble qu’une redistribution vaine, mais plus ou moins impartiale, issue des cycles de majorité
(Buchanan, 1954). Stratmann, en 1996, a testé la présence d’un vote cyclique au Congrès
des États-Unis. Son résultat a été discuté dans le chapitre précédent. Il suggère qu’une telle
majorité stable et tyrannique existe au moins pour les subventions fédérales.
Ainsi, on observe que les arguments favorables à la règle de la majorité compor-
tent deux hypothèses implicites : aucune coalition majoritaire stable ne se forme pour
tyranniser la minorité et les coûts de transaction sont nuls. Cette dernière hypothèse est
analogue à l’hypothèse du temps de décision nul qui sous-tend la règle de l’unanimité.
La procédure de présentation des propositions doit être fixée de manière à ce que
des majorités cycliques ne puissent pas apparaître ou que, si elles apparaissent, elles ajou-
tent un élément de pure redistribution à un ensemble de décisions relatives à l’efficacité de
l’affectation des ressources prédéterminées, ou peu modifiées par le processus de redistri-
bution entraîné par les majorités cycliques. Si ce processus de redéfinition des solutions, de
formation de la coalition et de résultat cyclique a pour effet d’améliorer le bien-être social,
la question reste ouverte.
164 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
14 Voir Reims (1951), Barry (1965, p. 315) et Rae (1975, pp. 1274, 1282, 1286, 1292-1293).
15 Cet argument semblerait pointer derrière les argumentations de Rae relatives à la dérive des droits de propriété
dans l’exemple de la fumée d’une cheminée d’usine (1975, pp. 1287-1293). Mais, comme le souligne Tullock
(1975), ces critiques ne sont pas suffisantes pour justifier que la règle de la majorité tranche cette question. Les
autres hypothèses que nous avons présentées sont également nécessaires.
Les propriétés normatives de la règle majoritaire 165
action collective de la communauté. Ceux qui gagnent au maintien du statu quo réussissent
toujours avec la règle de l’unanimité à la préserver 16.
6.8 CONCLUSION
À la suite de cette présentation des débats sur les qualités respectives des règles de la majo-
rité et de l’unanimité, on pourrait facilement conclure qu’il n’existe qu’une seule règle opti-
male pour prendre les décisions collectives. Wicksell (1896, p. 89) va d’ailleurs dans ce
sens :
« S’il faut approuver une dépense publique quelconque (…) on doit générale-
ment supposer que cette dépense (…) sert une activité utile pour l’ensemble de la
société et est reconnue comme telle par toutes les classes sans exception. Si ce
n’était pas le cas (…) pour ma part, je ne vois pas pourquoi cette dernière satis-
ferait un besoin collectif au sens propre du terme. »
Locke (1939, p. 455, §131) a une position semblable. En fait, cette position se
retrouve chez tous les tenants de la théorie du contrat social.
« Les hommes (…) n’entrant dans une société (…) qu’avec l’intention de préser-
ver leurs propres libertés et propriétés (il est, en effet, impossible de supposer
qu’une créature rationnelle change sa condition avec l’intention de se retrouver
dans une situation moins bonne), on ne peut jamais être sûr que le pouvoir de la
société ou du parlement ne dépasse les limites du bien public ; mais il est obligé
de garantir la propriété de chacun 17. »
À l’autre extrême, se trouve la conclusion de Brian Barry (1965, p. 313) :
« Mais une situation politique surgit précisément lorsque les partis débattent non
pas d’échanges mutuellement avantageux, mais de la légitimité de la position
initiale de l’un et de l’autre » (en italique dans l’original).
Dans le même ordre d’idées, William Riker (1962, p. 174) écrit :
« La majeure partie de l’activité économique est considérée comme un jeu à
somme non nulle, alors que l’activité politique est souvent considérée comme [un
jeu] à somme nulle. »
Il devrait maintenant être clair que la procédure de décision collective se heurte à
la résolution de deux types fondamentalement différents de décisions collectives. Elles
correspondent à la distinction entre les décisions d’affectation et les décisions de redistri-
bution (Mueller, 1977). Certaines décisions politiques importantes impliquent des déci-
sions, qui sont potentiellement des jeux à somme positive, pour garantir la défense, la
police, la protection contre l’incendie, l’éducation, la préservation de l’environnement, etc.
Ces décisions ne vont pas d’elles-mêmes. Il est de même évident qu’une partie des
décisions politiques doit et devrait porter sur des questions fondamentales de redistribution
et de propriété. Les différences dans les caractéristiques de base de ces deux types de déci-
sions nous invitent à penser qu’il faut les traiter séparément sur le plan conceptuel et les
résoudre, sur le plan pratique, par des procédures de décision collective séparées et diffé-
rentes.
D’une certaine manière, il est injuste de placer Wicksell dans le présent contexte
car l’une de ses intuitions les plus importantes est d’avoir distingué, d’une part, les déci-
sions concernant l’affectation des ressources des décisions sur la répartition et d’avoir,
d’autre part, soutenu qu’il fallait les traiter avec des règles de décision différentes. Ces
distinctions ont été des contributions majeures pour l’ensemble des développements ulté-
rieures. Wicksell a, en réalité, devancé ses critiques car il n’a pas seulement reconnu que
les questions d’affectation et de répartition devraient être tranchées séparément ; il a égale-
ment suggéré que la règle de l’unanimité devrait céder la place à la règle de la majorité dans
la résolution des questions de répartition (1896, p. 109, note m). Mais Wicksell n’a rien dit
à propos de la manière dont la règle de la majorité pouvait servir à régler les problèmes de
répartition, et tous les fondements normatifs de l’utilisation de la règle de l’unanimité pour
la prise de décisions afférentes à l’affectation des ressources restent subordonnés au fait
qu’une répartition supposée équitable ait été déterminée avant que ne commence la prise
de décision collective sur les questions d’affectation.
Malheureusement, aucun des partisans de la règle de la majorité n’a élaboré une
explication des conditions dans lesquelles ces règles sont établies. De manière un peu
ironique, les arguments normatifs en faveur d’une utilisation de la règle de la majorité pour
résoudre les questions de redistribution et de droits de propriété sont subordonnés à des
décisions prises avant son application, tout autant que les arguments normatifs en faveur
d’une utilisation de la règle de l’unanimité pour prendre des décisions d’affectation des
ressources sont subordonnés à une détermination préalable d’une répartition équitable du
revenu. Le théorème de Rae et Taylor présuppose une procédure impartiale, dans laquelle
chaque électeur a une chance égale de l’emporter sur chaque question et peut escompter un
gain (ou une perte) égal au résultat d’une décision. Il faut faire des hypothèses du même
ordre pour parvenir à des arguments normatifs inébranlables en faveur des conditions de
neutralité et d’anonymat de May. Mais quelles sont les garanties que ces conditions seront
satisfaites ? Elles ne sont pas, à coup sûr, satisfaites dans les parlements actuels, où les
propositions et les amendements sont présentés par les membres du parlement et où les
décisions sont le fruit d’un mélange de majorités cycliques, de manipulations de l’ordre du
jour et de majorités tyranniques. Pour concrétiser les perspectives offertes par la règle de la
majorité dans la résolution des questions de droits de propriété et de redistribution, il est
nécessaire de définir une forme nouvelle de commission parlementaire, qui obéisse aux
conditions que les partisans de la règle de la majorité ont imaginées pour la défendre. Il faut
une décision constitutionnelle.
Mais quelle règle utiliser pour la création de la nouvelle commission ? Si on utilise
la règle de l’unanimité, ceux qui défendent le statu quo sont en mesure de bloquer la créa-
Les propriétés normatives de la règle majoritaire 167
tion de ce nouveau comité, dont les résultats, quoiqu’équitables, iraient à l’encontre des
intérêts favorables au statu quo. Mais si l’on utilise la règle de la majorité, une minorité
peut très bien contester à la fois les résultats de la procédure de répartition et la procédure
par laquelle elle a été établie. Quels arguments pour défendre l’équité de la décision de
redistribution prise par une commission parlementaire, peut-on opposer à une minorité qui
estime que la procédure même de création du comité a été inéquitable et qui a voté contre
elle en son temps ?
La question semble aussi légitime lorsqu’elle est soulevée contre une décision
prise avec la règle de la majorité dont la justification est subordonnée à l’équité de la procé-
dure de présentation des propositions, que lorsqu’elle est soulevée contre la règle de l’una-
nimité, dont la justification est subordonnée à un certain accord lointain, unanime, sur les
droits de propriété. À un moment quelconque, il faut bien s’attaquer au problème posé par
la façon dont l’équité est introduite dans la procédure de décision et par l’accord obtenu.
Nous nous sommes une fois de plus heurtés à un problème de régression à l’infini.
La seule manière de sortir de ce labyrinthe sain et sauf est de supposer qu’à un certain
moment, un accord unanime a été obtenu sur un ensemble de règles et de procédures 18. Si
cet accord crée une commission parlementaire destinée à fonctionner avec la règle de la
majorité, les résultats obtenus par cette commission peuvent être défendus en recourant au
motif d’après lequel tout le monde, à un moment donné, s’est accordé à penser que ce serait
une manière équitable de résoudre les types de questions dont la présentation au parlement
est autorisée. Cette interprétation place, à ce stade de l’analyse, la règle de la majorité dans
une position secondaire par rapport à la règle de l’unanimité. Elle soulève une nouvelle fois
la question de savoir comment on aboutit à un accord unanime et comment on crée une
procédure parlementaire capable de trancher aussi bien les questions de répartition que les
questions d’affectation. Nous répondrons à cette question dans la partie 5.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
Les questions normatives soulevées dans ce chapitre et la littérature sur la règle de la majorité simple
sont synthétisées par Rae et Schickler (1997) et Young (1997). La généralisation la plus aboutie du
théorème de Condorcet a été présentée par Ben-Yashar et Nitzan (1997) qui font aussi autorité sur
l’ensemble de cette littérature. Sen (1970a, pp. 71-73) offre une autre preuve du théorème de May
(1972) et Campbell (1982) présente un résultat similaire.
Au fil des années, plusieurs alternatives à la règle de la majorité ont été élaborées. Avant
de présenter les alternatives les plus récentes et qui sont aussi les plus complexes, nous
nous concentrerons dans ce chapitre sur quelques alternatives simples.
Ces alternatives à la règle de la majorité ne sont généralement pas considérées
comme des modalités particulières de révélation des préférences en matière de biens collec-
tifs. Elles sont simplement des moyens de choisir un candidat pour un poste donné. En
effet, toutes les propositions (ou candidats) ne peuvent être choisies simultanément. On ne
peut en désigner qu’une à la fois. Cette situation correspond, par exemple, à un choix entre
des listes de candidats qui postulent pour des emplois publics vacants. Il s’agit plus géné-
ralement de choix qui portent sur un ensemble de possibilités exclusives les unes des autres,
comme des points situés sur la frontière des possibilités de Pareto.
Le décompte de Borda. D’après cette procédure, chaque électeur doit, selon ses
préférences, attribuer à chaque liste une note comprise entre 1 et m. Le candidat classé le
premier reçoit m points. Le candidat classé le second reçoit m − 1 points. Le candidat qui
arrive en dernière position reçoit un point. On fait ensuite le décompte des points attribués
à chaque candidat. Le candidat victorieux est celui qui a obtenu le plus de points.
Tableau 7.1
V1 V2 V3 V4 V5
X X Y Z W
Y Y Z Y Y
Z Z W W Z
W W X X X
Tableau 7.2
V1 V2 V3 V4 V5
X X X Y Y
Y Y Y Z Z
Z Z Z X X
Tableau 7.3
V1 V2 V3 V4 V5
Y W X Y W
X Z Z Z X
Z X W X Z
celle de la majorité, un vainqueur peut être désigné mais ce ne sera pas celui qui respecte
le critère de Condorcet 1.
Si l’on juge que les propriétés de la règle de la majorité sont les meilleures, l’in-
capacité des autres règles à sélectionner un vainqueur de Condorcet, même lorsqu’il existe,
peut être perçue comme une défaillance importante. On peut évaluer les qualités d’une
règle en calculant le temps qu’il faut pour déterminer le vainqueur de Condorcet lorsqu’elle
est utilisée. Merill (1984, 1985) a fait un tel calcul et défini l’efficacité d’une procédure par
sa capacité à sélectionner le vainqueur de Condorcet quand il existe (efficacité à la Condor-
cet). Le tableau 7.4 nous donne les résultats de cette simulation pour un corps électoral de
25 électeurs affectés de manière aléatoire et pour un nombre variable de candidats.
La section 7.1 définit six règles de vote. Le critère d’efficacité de Condorcet
permet de les hiérarchiser. Les électeurs sont supposés maximiser une fonction d’utilité
espérée lors du processus électoral. Ils votent pour tous les candidats qui assurent, en
moyenne, une meilleure fourniture du bien collectif (Merrill, 1981). Avec deux candidats,
toutes les règles choisissent le candidat qui respecte le critère de Condorcet avec une proba-
1 Merrill (1984, p. 28, note 4) explique pourquoi l’efficacité au sens de Condorcet n’est pas très sensible au
nombre des électeurs.
Les alternatives simples à la règle majoritaire 173
bilité de 100 %. L’efficacité de toutes les procédures est inférieure à 100 % avec trois candi-
dats. Les baisses d’efficacité les plus marquées pour trois candidats sont pour le vote par
approbation et le vote pluraliste. Lorsque le nombre de candidats est supérieur à dix, les six
règles de vote se divisent en trois groupes selon leur indice d’efficacité de Condorcet : le
vote exhaustif et le décompte de Borda atteignent une efficacité d’environ 80 %, la règle
majoritaire en cascade et le vote par approbation ont un pourcentage inférieur de 60 % et la
règle de la pluralité sélectionne le vainqueur de Condorcet avec un pourcentage de 42,6 %.
L’hypothèse selon laquelle les électeurs votent neuf fois à des moments différents
(dans le cas du décompte de Borda et du vote exhaustif avec dix candidats) est peu opéra-
tionnelle. Si une de ces règles est utilisée, il faudrait donc simplifier la procédure. Il faudrait
demander simplement aux électeurs de donner leur classement complet puis utiliser un
ordinateur pour déterminer un gagnant suivant la règle proposée. Les exigences des règles
du décompte de Borda et du vote exhaustif sont identiques. Elles ne diffèrent que dans leur
traitement de l’information. Étant données ces conditions, il n’est peut-être pas surprenant
que leurs performances soient identiques.
Sur les six règles de vote énumérées dans tableau 7.4, le vote en cascade et le vote
pluraliste sont les seules règles d’usage courant aujourd’hui. On peut, pour cette raison,
regarder les résultats du tableau 7.4 d’une autre manière et calculer les gains en efficacité
au sens de Condorcet en ne tenant plus compte de ces deux règles. Les gains les plus impor-
tants seront réalisés avec les règles du décompte de Borda et du vote exhaustif, notamment
lorsque le nombre de candidats est supérieur à cinq. Lors des élections, cependant, elles
nécessitent beaucoup plus d’information des électeurs. Le vote par approbation peut être
comparé au vote en cascade et le vote pluraliste. Il peut également être désigné comme une
règle relativement simple et respectueuse du critère d’efficacité de Condorcet. Il apparaît
plus avantageux que le vote pluraliste et a des qualités relativement proches du vote en
cascade. Un avantage important que possède le vote par approbation sur le vote majoritaire
en cascade est qu’il permet aux électeurs de ne se rendre aux urnes qu’une seule fois
(Brams et Fishburn, 1981a, 1981b).
Tableau 7.4
Efficacité au sens de Condorcet pour une société donnée (25 électeurs).
Nombre de candidats
Système de vote 3 4 5 7 10
Cascade 96,2 90,1 83,6 73,5 61,3
Pluralité 79,1 69,4 62,1 52,0 42,6
Vote exhaustif par le base 96,2 92,7 89,1 84,8 77,9
Vote exhaustif par le haut 96,3 93,4 90,2 86,1 81,1
Vote d’approbation 76,0 69,8 67,1 63,7 61,3
Décompte de Borda 90,8 87,3 86,2 85,3 84,3
Maximiser l’utilité sociale 84,6 80,3 77,9 77,3 77,8
Tableau 7.5
Efficacité utilitariste pour une société donnée de 25 électeurs.
Nombre de candidats
Système de vote 3 4 5 7 10
Cascade 89,5 83,3 80,5 75,6 67,6
Pluralité 83,0 75,0 69,2 62,8 53,3
Vote exhaustif par le base 89,5 84,7 82,4 80,5 74,9
Vote exhaustif par le haut 89,7 86,7 85,1 83,1 82,4
Vote d’approbation 95,4 91,1 89,1 87,8 87,0
Décompte de Borda 94,8 94,1 94,4 95,4 95,9
Maximiser l’utilité sociale 93,1 91,9 92,0 93,1 94,3
Elle permet d’atteindre un niveau d’utilité sociale supérieur pour n’importe quel nombre de
candidats supérieur à deux. Elle permet aussi de trouver le vainqueur de Condorcet dans de
meilleures conditions que les cinq autres règles. Bordley (1983) présente des résultats
analogues. Bien qu’il ne propose pas d’information sur l’utilité cardinale, comme cela
aurait été nécessaire, pour avoir une efficacité utilitariste dans 100 % des cas, la règle de
Borda est capable d’atteindre cet objectif en fournissant des informations beaucoup plus
exhaustives.
Nous espérons alors avoir une règle de vote qui définisse un ensemble des possi-
bles. Young (1974) prouve que la règle de Borda est la seule règle de vote qui définit un
ensemble des possibles et qui satisfait quatre propriétés : la neutralité, le principe d’annu-
lation, la fidélité et la cohérence.
Comme dans le théorème de May, la propriété de neutralité est une forme d’im-
partialité vis-à-vis des candidats et des solutions. Le nom du candidat ou la nature des solu-
tions n’interfèrent pas avec le choix.
Le principe d’annulation, comme le principe d’anonymat dans le théorème de
May, est une forme d’impartialité entre les électeurs. Toutes les déclarations des électeurs
i selon lesquelles x est préféré à y sont compensées ou neutralisées par un autre vote qui
déclare que y est préféré à x (Young, 1974, p. 45). Ce qui détermine l’ordre social de x et y
est le nombre d’électeurs préférant x à y. L’identité des électeurs n’a aucun effet sur le
résultat.
La propriété de fidélité est une condition totalement inoffensive pour les règles de
vote quand elle s’applique à une société composée uniquement d’un individu. Le choix de
la meilleure solution est celle préférée par les électeurs. On dit qu’il y a fidélité si le choix
est en accord avec les préférences des électeurs.
Les propriétés ci-dessus semblent raisonnables. Elles sont toutes satisfaites pour la
règle majoritaire. La propriété la plus originale est sans doute celle de cohérence.
176 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
Tableau 7.6
N1 N2
V1 V2 V3 V4 V5 V6 V7
z x y z z x X
X y z x x y z
y z x y y z y
ensemble de choix non vide. On peut alors proposer de passer de deux à trois groupes et
d’étudier les implications de ce changement sur le choix du candidat sélectionné. Avec
deux ou trois groupes, nous pouvons espérer qu’une règle de vote permette de sélectionner
un candidat tout en respectant les principes de neutralité, de nullité, de fidélité et de cohé-
rence. Le théorème de Young démontre que l’information nécessaire est un ordre de préfé-
rence complet de tous les électeurs sur l’ensemble des mondes des possibles 2.
Tableau 7.7
V1 V2 V3 V4 V5
X X X Z Z
Y Y Y X X
Z Z Z W W
W W W Y Y
2 Nitzan et Rubinstein (1981) ont substitué au principe de fidélité la condition de monotonie. Ils ont prouvé
l’équivalence entre ces quatre axiomes et ont montré que la règle du décompte de Borda offre un classement
complet de toutes les alternatives. La monotonie peut être formulée de la manière suivante. Soit W et Y deux
options possibles et U et U deux séries de préférences des électeurs. Supposons que la règle de vote classe x
au même rang que y. Introduisons une troisième alternative z qui est préférée par l’électeur i soit z Pi x au
regard de son niveau d’utilité U mais U (x Pi z). La règle doit désigner l’alternative gagnante. X doit être
désigné puisque x est préféré à y(x P y). Pour que ce résultat s’impose, il faut cependant qu’il y ait monotonie.
178 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
issue d’un simple pouvoir majoritaire. Baharad et Nitzan (2001) montrent que les règles
telles que le décompte de Borda sont un meilleur rempart contre la tyrannie de la majorité
que des règles telles que la pluralité parce qu’elles prennent en compte les préférences des
électeurs sur l’ensemble des alternatives proposées 3.
3 Les propriétés des autres règles de vote (vote par point) sont étudiées dans le prochain chapitre.
4 Le principal théorème formulé au sujet des stratégies de manipulation des règles de vote a été proposé par
Gibbard (1973) et Satterthwaite (1973). Leurs résultats sont discutés et présentés dans le chapitre 24.
Les alternatives simples à la règle majoritaire 179
et Z. Cela provient soit de leur ignorance quant aux préférences des autres électeurs soit de
l’incertitude relative à leur propre stratégie. Dans ce cas, cette aversion au risque les conduit
à maximiser leur utilité espérée dans le cadre d’une règle de décompte de Borda sans mani-
puler leur préférence, autrement dit en déclarant honnêtement leur véritable classement.
Plus le nombre d’électeurs est grand, plus il est difficile de supposer qu’ils connais-
sent les préférences des autres électeurs et donc plus les chances de succès d’une stratégie
de manipulation sont faibles. La probabilité d’être l’électeur décisif diminue aussi avec la
taille de l’électorat. Il est alors probable que le succès de la stratégie de manipulation sous
la règle du décompte de Borda baisse avec l’augmentation du nombre des électeurs 5.
les situations où les préférences des électeurs sont dichotomiques repose sur la validité de
l’hypothèse d’indifférence des électeurs aux différentes paires de candidats quand l’élec-
tion met en concurrence plusieurs candidats. Les opinions des auteurs diffèrent sur ce point
(Niemi, 1984). Le vote par approbation s’avère plus sensible à la manipulation que la règle
de décompte de Borda, d’après Saari (1990).
Le vote par approbation mérite donc d’être présenté comme une règle de vote
capable de se substituer avantageusement aux règles de la pluralité, de la majorité ou de la
majorité à plusieurs tours. Elle respecte aussi bien le critère de Condorcet que l’efficacité
utilitariste et possède une plus grande simplicité que la plupart des règles en présence.
Tableau 7.8
Nombre d’élus sous différentes règles de vote.
a Le décompte de Borda ajusté permet de faire des liens. Voir Black (1958, pp. 61-64).
Source : Josyln (1976, Tableau 5, p. 12).
On pourrait soutenir que Muskie aurait dû être le candidat désigné par le parti
démocrate en 1972 et qu’en conséquence, n’importe quelle autre procédure de vote est
préférable à la règle de la pluralité. Muskie aurait eu plus de chances que McGovern de
battre Nixon et les partisans de McGovern auraient sans doute préféré une victoire de
Muskie à une défaite de McGovern dans l’ultime combat contre Nixon. Riche de la sagesse
infinie que donne une vision rétrospective, on peut soutenir que le pays se serait mieux
porté si Muskie l’avait emporté sur Nixon.
Les règles de vote, du jeu ont donc leur importance sur le résultat des élections et
in fine sur les politiques publiques qui seront menées par les élus.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
Les premiers travaux portant sur les règles de vote sont dues à Black (1958, pp. 55-75). Black
présente aussi une liste bibliographique des travaux de Condorcet (pp. 159-180) et de Jean-Charles
de Borda (pp. 156-159, pp. 178-190). On peut aussi consulter Young (1998 ou 1997).
La règle du décompte de Borda est aussi discutée par Plott (1976, pp. 560-563), Sen (1982, pp. 187-
207, 239-240, 376-377) et Schwartz (1986, pp. 179-181). Saari (1994) développe une méthodolo-
gie (géométrie) pour étudier les propriétés des règles de vote. Il refonde un certain nombre de
résultats sur les cycles de vote et les propriétés des règles de vote.
On peut aussi se référer à Brams (1975, ch. 3), Brams et Fishbur (1978) et Fishburn et Brams (1981a,
b) ainsi qu’au livre de Brams et Fishburn 1983) qui propose une synthèse de ces travaux.
8
LES ALTERNATIVES SOPHISTIQUÉES
À LA RÈGLE MAJORITAIRE
En 1954, dans un article classique de la littérature sur les biens collectifs, Paul Samuelson
a à la fois défini les conditions nécessaires à l’atteinte d’un optimum de Pareto en présence
de biens collectifs et influencé le champ de l’économie publique en montrant qu’il n’exis-
tait aucune procédure de révélation des informations relatives qui permette de déterminer
la quantité de biens collectifs satisfaisant les conditions de l’optimalité parétienne. Dans
une section intitulée « Impossibilité d’une solution spontanée décentralisée », Samuelson
(1954, p. 182) affirmait « qu’aucun système de prix ne peut servir à déterminer l’optima-
lité des niveaux de consommation collective » (en italique dans l’original).
L’importance de ces résultats conduisit une génération d’économistes à les refor-
muler de différentes manières et à se lamenter sur l’absence de procédures de révélation des
préférences individuelles en matière de biens collectifs. La règle de l’unanimité semblait
menacée par les coûts de transaction et les incitations des décideurs et des électeurs à
adopter des comportements stratégiques. La rareté de l’information et les conséquences
néfastes des règles moins contraignantes que l’unanimité rendaient la règle de la majorité
tout aussi inopérante.
Il faut attendre les années 1970 pour qu’une révolution conceptuelle se produise
dans ce champ des sciences économiques. De nouvelles procédures commençaient à appa-
raître, soutenant qu’il existait une solution au problème de la révélation des préférences en
matière de biens collectifs. Comme cela arrive dans l’art, les techniques et la science, l’im-
possible est devenu possible. Les économistes ont changé d’avis et il s’en est suivi une litté-
rature abondante sur le sujet.
Tableau 8.1
Alternatives
Électeurs P S Impôt
A 30 20
B 40 0
C 20 10
Total 50 40 30
Samuelson. Mais ni Lerner ni Vickrey n’ont appliqué cette procédure à la résolution des
problèmes de révélation des préférences en matière de biens collectifs. Il faut aussi atten-
dre les articles de Clarke (1971, 1972) et Groves (1973) pour percevoir l’importance de
cette procédure dans ce domaine de l’économie publique.
Pour comprendre le fonctionnement de cette procédure de révélation des préféren-
ces, considérons une décision collective entre deux propositions P et S. Supposons un
comité directeur constitué de trois individus ayant les préférences décrites dans le tableau
8.2. L’électeur A s’attend à gagner 30 euros si P est adopté. L’électeur C espère 20 euros,
tandis que l’électeur B anticipe un gain de 40 euros si la proposition S est adoptée. La
procédure pour sélectionner la proposition victorieuse consiste à demander dans un premier
temps à chaque électeur la valeur en euros qu’il accorde aux avantages qu’il escompte de
l’adoption de sa proposition favorite. Dans un second temps, on additionne ces sommes et
la proposition qui comporte les avantages escomptés les plus importants est déclarée victo-
rieuse. Dans notre exemple, il s’agit de P, parce qu’elle fournirait aux individus A et C des
avantages d’une somme totale de 50, alors que la proposition S procure des avantages
uniquement à l’individu B d’un montant moindre (40).
Les électeurs sont incités à annoncer leurs véritables préférences pour les diverses
propositions du fait qu’ils seront soumis à certains impôts en fonction de leurs réponses et
des effets sur le résultat final. Ces impôts sont calculés comme suit. On additionne les voix,
en euro, de tous les autres votants et on détermine le résultat. On ajoute les voix, en euro,
de l’élection, et on regarde si le résultat est changé. S’il ne l’est pas, ils ne paient pas
d’impôt. S’il est changé, ils paient un impôt équivalent aux avantages nets escomptés dans
le cas d’une victoire de l’autre proposition, en l’absence de son vote. Ainsi, un électeur ne
paie d’impôt que lorsque son vote a un effet décisif sur le résultat. Il ne paie pas l’impôt
qu’il a annoncé, mais seulement la somme nécessaire à l’équilibre des avantages anticipés
des deux propositions. La dernière colonne du tableau 8.2 nous donne les impôts des trois
électeurs. En l’absence de A, les votes, en euro, sont de 40 pour S et de 20 pour P. Le vote
de A est décisif pour déterminer le résultat et impose un coût net de 20 aux deux autres élec-
teurs. Ce coût net représente l’impôt de A. Le vote de B n’influe pas sur le résultat et B ne
paie pas d’impôt. En l’absence du vote de C, S l’emporterait une nouvelle fois, si bien que
Tableau 8.2
Alternatives
Électeurs P S Impôt
A 30 10
B 40
C 20 0
A’ 30 10
B’ 40
C’ 20 0
Total 100 80 20
186 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
C paie un impôt égal aux avantages nets que les autres électeurs auraient reçus s’il n’avait
pas voté (40 − 30 = 10).
Avec cet impôt, chaque électeur est incité à révéler ses véritables préférences à
propos des deux propositions. Toute somme d’avantages, procurée par P au votant A, et que
ce dernier déclarerait égale ou supérieure à 21 ne modifierait pas la décision collective, ni
son impôt. S’il déclarait des avantages nets inférieurs à 20, la proposition S serait choisie
et l’impôt de A passerait de 20 à 0, mais ses avantages, égaux à 30, disparaîtraient égale-
ment. Un électeur ne paie d’impôt que si son vote est décisif et l’impôt qu’il paie est
toujours égal ou inférieur aux avantages qu’il reçoit. Il n’est donc pas incité à sous-évaluer
ses propres avantages car il risque de laisser passer une chance d’effecteur un vote décisif
à un coût inférieur aux avantages qu’il en attend. Il n’est pas davantage incité à surévaluer
ses propres préférences, parce qu’il risque d’émettre un vote décisif et de devoir payer un
impôt supérieur à ses avantages réels, bien que cet impôt soit inférieur à ses avantages
annoncés. La stratégie optimale consiste à révéler ses préférences réelles.
Pour maintenir la qualité de ce système incitatif, il ne faut pas que les recettes
fiscales prélevées pour induire une révélation honnête des préférences soient rendues aux
votants d’une manière susceptible d’influencer l’orientation de leur vote. Le plus sûr, si on
veut éviter que l’argent introduise des distorsions dans les incitations est de faire sans. Mais
cela implique que le résultat auquel conduit la procédure ne sera pas optimal au sens de
Pareto (Groves et Ledyard, 1977a, b ; Loeb, 1977). Il est alors possible de déterminer de
manière explicite à quel point la procédure s’écartera d’une situation optimale au sens de
Pareto : la différence est égale aux recettes tirées de l’impôt incitatif. Dans l’exemple précé-
dent, ce montant n’est pas négligeable : il équivaut à trois fois les avantages nets que
procure l’action collective.
Heureusement, le montant des impôts collectés grâce à la procédure de révélation
des préférences sur la demande devrait diminuer à mesure que le nombre des électeurs
augmente (Tideman et Tullock, 1976, 1977). Pour nous en convaincre, prenons les préfé-
rences des trois électeurs supplémentaires A , B et C , telles qu’elles apparaissent dans le
tableau 8.2. Ces trois nouveaux électeurs ont des préférences identiques aux trois électeurs
initiaux A, B et C. La proposition P l’emporte encore une fois parce qu’elle dégage un
surplus de 20. L’impôt de l’électeur C a diminué de 20 en passant de 20 à 0 alors que
l’impôt de l’électeur A est passé de 30 à 10. En l’absence de l’électeur C, les gains nets
entre les deux propositions sont nuls pour les autres électeurs (80 pour la proposition P et
80 pour la proposition S). Même si le vote de C favorise la proposition P, le gain de 20 qu’il
en retire n’a aucun effet négatif sur les autres électeurs. C ne paie pas d’impôt. A paie
encore un impôt positif, mais dont le montant a été réduit, parce que le coût net de son vote
pour tous les autres électeurs a diminué. Avec trois électeurs de plus (A , B et C ) dont
les préférences seraient identiques à celles de A, B et C, le résultat ne changerait pas et les
impôts de tous les électeurs seraient nuls.
Ainsi, la décision collective prise par cette commission de neuf membres serait
optimale au sens de Pareto. Bien que la procédure prévoie la possibilité d’attribuer des
coefficients de pondération en fonction de l’intensité des préférences, l’effet des préféren-
ces de n’importe quel électeur sur le résultat final diminuera avec l’augmentation du
nombre des électeurs, comme pour les autres procédures de vote.
Les alternatives sophistiquées à la règle majoritaire 187
Cette dernière situation est représentée par la figure 8.1. En l’absence d’échelle de
demande de l’individu i, la demande globale du bien public est D − Di . Si on retranche sa
part d’impôt préétabli, le coût du bien collectif est C − Ti . Si on ne tient pas compte des
préférences de i, la collectivité achètera une quantité A de bien collectif. Si on intègre dans
le calcul les préférences de i, la collectivité achète Q. Pour cette quantité Q, la demande est
égale à l’offre. Le passage de A à Q a un coût pour les autres électeurs, que l’on peut
mesurer par la différence entre la somme que les autres électeurs seraient prêts à payer pour
obtenir les unités supplémentaires (A − Q) et les impôts qu’ils devraient payer pour
obtenir ces unités (C − Ti )(A − Q). Cette différence est représentée par le triangle hachuré
situé au-dessus de la droite C − Ti . Ce triangle représente l’impôt supplémentaire au-delà
de Ti Q, que l’électeur i doit payer.
La construction d’une fonction d’offre de bien collectif effective, Si , en sous-
trayant de C la fonction D − Di , pour l’électeur i, permet de comprendre la nature de stra-
tégie optimale. En présence d’un impôt incitatif, il a intérêt à révéler sa véritable demande.
L’intersection entre la demande individuelle de bien collectif de l’électeur Di et cette fonc-
tion, Si , détermine la quantité optimale de bien collectif pour l’électeur. Cette quantité est
Q. En fixant son échelle de demande à Di , l’électeur i contraint la communauté à consom-
mer Q au lieu de A. Il économise au passage un impôt personnel équivalent au rectangle
Prix
Quantité
Figure 8.1
Nouvelle procédure de révélation des préférences.
Les alternatives sophistiquées à la règle majoritaire 189
Ti (Q A). Il doit payer l’impôt incitatif représenté par le triangle hachuré, qui est égal au
triangle hachuré du dessus et perd le surplus du consommateur représenté par le quadrila-
tère c. Le gain net qu’il trouve à obliger la collectivité à consommer Q plutôt qu’à lui laisser
consommer A est donc égal au triangle s. On peut constater qu’il n’a rien à gagner en fixant
une échelle de demande en dessous de Di , en remarquant que le triangle s disparaît en Q.
À gauche de Q, la somme de l’impôt incitatif payé par i et de la perte de son
surplus du consommateur serait supérieure à l’impôt Ti qu’il économise. S’il fixe son
échelle de demande au-dessus de Di , Ti dépasse la somme de l’augmentation de son
surplus du consommateur et de l’économie d’impôt incitatif qu’il réalise. La stratégie opti-
male de i consiste donc à révéler honnêtement sa véritable échelle de demande Di .
On peut aussi déterminer de manière algébrique le résultat de la procédure. Il faut
alors écrire Ui (G), la fonction d’utilité de l’électeur i pour la consommation du bien collec-
tif G. ti est la taxe incitative. Nous ignorons les effets revenus. On peut supposer, pour cette
raison, que l’utilité marginale de la monnaie est constante et mesurer Ui (G) en euros. L’ob-
jectif de l’électeur i est alors de maximiser une fonction d’utilité Ui , sous deux types de
contraintes : la contrainte de coût de production pour le bien collectif Ti G et la taxe incita-
tive, ti . Ce qui permet d’écrire :
Oi = Ui (G) − Ti G − Ti . (8.1)
La taxe incitative que i doit payer est le coût que son vote impose à tous les autres élec-
teurs, autrement dit la différence entre l’utilité retirée par les électeurs de la consommation
du bien collectif et le coût de production qu’il partage pour consommer cette quantité :
Ti = (Tj G − U j (G)). (8.2)
j=i
En substituant (8.2) dans (8.1) et en maximisant la fonction d’utilité tout en respectant les
contraintes sur G, on obtient :
d Oi /dG = Ui (G) − Ti − (Tj − U j (G)). (8.3)
j=i
Notons que la quantité de biens collectifs sélectionnée par la procédure est Pareto-optimale.
Elle garantit aussi que U (G) = Ti , i = (1, n), comme on peut le voir sur la figure 8.1. Une
caractéristique importante de la procédure est que la part du coût de production du bien
collectif supporté par un individu est indépendante de son échelle de demande. Cette indé-
pendance est nécessaire pour s’assurer de la sincérité des révélations des préférences. Seule
190 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
la taxe incitative représentée par les triangles hachurés de la figure 8.1 dépend directement
de l’échelle de demande des individus et rappelle l’existence d’une perte de ressources qui
n’est distribuée à aucun des acteurs en présence.
L’idée d’un double tarif pour assurer l’efficacité allocative des ressources dans les
industries sujettes à des économies d’échelle ou à d’importants coûts fixes a été appliquée.
Les meilleurs exemples sont probablement dans les secteurs de l’électricité et du gaz (voir
Kahn, 1970, pp. 95-100). Le principe qui sous-tend la fixation de leurs prix est analogue à
ceux proposés par la procédure de révélation de la demande. À la somme payée pour le
consommateur pour la prestation délivrée, s’ajoutent des frais supplémentaires qui dépen-
dent du coût que la demande additionnelle du consommateur fait supporter à l’ensemble de
la collectivité. Les biens collectifs sont aussi caractérisés par des coûts fixes élevés et la
propriété de production jointe. Dans ces conditions, une procédure spécifique de révélation
de la demande qui conduit à la mise en place de deux tarifs paraît justifiée.
Green et Laffont (1977a) ont démontré que la classe des procédures de révélation
de la demande, développée initialement par Groves (1973), représente en réalité l’ensem-
ble complet de ces procédures. Les exemples précédents n’en sont qu’une variante, dans
laquelle la révélation honnête des préférences est la stratégie dominante. Cela signifie que,
quel que soit le message que les autres votants fournissent à l’agent qui les reçoit, la stra-
tégie optimale d’un individu consiste toujours à révéler ses véritables préférences. Cette
propriété de la procédure dépend de l’absence d’interaction entre la part d’impôt assignée
à un individu, l’échelle de demande qu’il révèle et les échelles de demande révélées par les
autres individus. Un individu ne peut influencer, de manière directe ou indirecte, le montant
de l’impôt qu’il paie uniquement en modifiant son échelle de demande. On peut ainsi dire
que la procédure telle qu’elle est décrite par ces auteurs est une analyse d’équilibre partiel
pure, qui néglige toutes les interactions entre les échelles des électeurs provoquées par des
effets revenus ou d’autres types de relations.
Les variantes en termes d’équilibre partiel de la procédure de révélation de la
demande présentent l’avantage d’inciter la révélation honnête des préférences et de respec-
ter les conditions d’efficacité de Samuelson. Elles ne garantissent cependant pas l’équilibre
budgétaire. Il est impossible, pour cette raison, d’admettre qu’elles sont efficaces au sens
de Pareto. La procédure proposée suscite ainsi deux types de controverses : l’une à propos
du montant des recettes fiscales totales obtenu grâce à l’impôt incitatif, l’autre sur son opti-
malité au sens de Pareto. Groves et Ledyard (1977a) ont proposé une version de cette
procédure en termes d’équilibre général qui respecte la condition de l’équilibre budgétaire.
Chaque individu annonce une approximation de sa véritable fonction de demande sous la
forme quadratique suivante :
m i = βi G − (γ /2n)G 2 , (8.5)
où γ est une constante pour tous les individus, y la quantité de biens collectifs et n le
nombre de consommateurs. L’impôt de chaque individu est donné par l’équation suivante :
Ti = ai G ∗ (m) + (γ /2)[((n − 1)/n)(m i − µi )2 − (σi ], (8.6)
où ai est une part d’impôt préétablie, y ∗ (m) la quantité de bien collectif choisie par agré-
gation des informations données par chaque individu, µi la moyenne des messages de tous
Les alternatives sophistiquées à la règle majoritaire 191
les autres électeurs, et σi l’écart-type sur les informations données par tous les autres élec-
teurs. Chaque individu paie une part d’impôt fixe, ai et une part variable qui augmente avec
la différence entre la quantité qu’il propose et celle proposée par tous les autres électeurs
et qui diminue proportionnellement à l’ampleur de la dispersion entre les autres proposi-
tions. Un électeur est là encore pénalisé, dans la mesure où la quantité de bien collectif qu’il
propose diffère de celle proposée par les autres électeurs mais sa pénalité est d’autant plus
faible que le désaccord est plus fort entre les autres votants à propos de la quantité souhai-
table de bien collectif. Pour transmettre l’information optimale, un électeur doit connaître
la part d’impôt préétablie qui lui a été affectée, le niveau de la constante fixée, la moyenne
et l’écart-type des messages de tous les autres électeurs. Il faut donc appliquer une procé-
dure d’ajustement séquentielle, où l’on transmet à chaque individu la moyenne et l’écart-
type des informations données par les autres électeurs, tels qu’ils ont été calculés à l’étape
précédente, afin qu’il puisse faire ses calculs à l’étape en cours. Les informations livrées
par les électeurs à cette dernière étape deviennent la base du calcul statistique de la nouvelle
moyenne et du nouvel écart-type et seront transmises à chaque électeur. La procédure conti-
nue ainsi jusqu’à ce que l’équilibre soit atteint 1.
L’utilisation de la procédure de Groves-Ledyard permet de déterminer l’impôt de
chaque individu de manière à assurer l’équilibre budgétaire et, si chaque électeur traite les
messages des autres comme donnés, chacun est incité à révéler honnêtement ses préféren-
ces. L’équilibre optimal au sens de Pareto peut donc être atteint (1977a, pp. 794-806). Il se
peut, cependant, que la solution la plus intéressante pour chaque électeur ne soit pas de
traiter les informations transmises par tous les autres électeurs comme des données. Le fait
que l’équilibre budgétaire et les équilibres individuels soient atteints grâce à une procédure
d’ajustement comportant de multiples étapes, rend les informations livrées par chaque indi-
vidu, à chaque étape de la procédure, dépendantes des messages transmis par les autres
individus à l’étape précédente. Un électeur capable de déduire les effets de l’information
qu’il transmet aux autres aux étapes de vote suivantes, peut alors être incité à manipuler les
informations qu’il transmet lors des votes ultérieurs en donnant lors des premiers votes de
fausses indications sur sa propre échelle de demande. Les preuves de l’existence d’une
situation Pareto-optimale fournies par Groves et Ledyard postulent essentiellement un
comportement du type Cournot : chaque électeur traite les messages des autres électeurs
comme donnés à chaque étape de la procédure d’ajustement. Dès que les électeurs
commencent à prendre en compte les réactions des autres électeurs, les comportements de
type Stackelberg, peuvent être optimaux au plan individuel, mais les propriétés de révéla-
tion honnête des préférences et l’efficacité au sens de Pareto que comportent la procédure
peuvent être perdues (1977b, pp. 118-120 ; Grove, 1979 ; Margolis, 1983).
Dans la procédure de révélation de la demande de Groves-Ledyard, la révélation
des préférences individuelles n’est pas honnête, l’équilibre budgétaire est respecté et
l’équilibre atteint est un équilibre de Nash, c’est-à-dire que si tous les autres individus révè-
lent honnêtement leurs préférences à chaque étape de la procédure, il est de l’intérêt de
chacun de faire de même. L’enjeu d’un tel résultat, lorsque le nombre des électeurs est
assez grand est alors de savoir s’il est raisonnable de penser que les électeurs vont adopter
1 Groves et Loeb (1975) sont les premiers à avoir envisagé la possibilité de parvenir à l’équilibre budgétaire
quand l’échelle de demande d’une firme a une fonction quadratique de la forme précisée ci-dessus.
192 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
une attitude de type Cournot lorsqu’ils vont révéler des informations. Cette question ne
peut être tranchée à l’aide d’une argumentation a priori 2.
De nombreuses critiques ont été adressées aux procédures de révélation de la
demande lorsqu’elles ont été proposées. L’une d’entre elles porte sur la relation entre
l’augmentation des revenus induits par l’impôt incitatif. Pour préserver ces propriétés inci-
tatives, le revenu collecté à travers l’incitation fiscale est payé par l’individu i qui ne peut
le récupérer. Ce problème pourrait facilement être circonstancié sans avoir à augmenter la
charge de monnaie issue de l’impôt incitatif. Si, par exemple, deux communautés de taille
à peu près égale utilisaient cette procédure, elles pourraient s’entendre pour intervertir des
recettes fiscales incitatives chaque année et reverser les fonds au prorata de la contribution
de chaque citoyen. Bailey (1997) propose de donner à chaque individu une part égale des
recettes fiscales pour qu’elle puisse être reversée aux n − 1 citoyens de la communauté.
Le problème le plus sérieux survient cependant lorsque le niveau de l’impôt est
suffisamment important pour induire des effets revenus.
Les effets revenus sont cependant intégrés dans les analyses en termes d’équilibre
général proposées par Groves et Ledyard (1977a).
Pour tenir compte de ces effets revenus de manière adéquate, on a besoin d’hypo-
thèses toujours plus fortes et de procédures de vote plus complexes que celle de Groves-
Ledyard (Conn, 1983) 3. Dans ces procédures, les comportements stratégiques deviennent
plus intéressants 4.
Les autres difficultés auxquelles se heurte cette procédure sont communes à la
plupart des procédures de vote, sinon à toutes.
Les incitations à transmettre l’information. Dans la mesure où le montant de
l’impôt incitatif prélevé sur chaque individu diminue à mesure que le nombre des électeurs
augmente, l’incitation à une transmission consciencieuse de l’information disparaît 5. Ainsi,
la procédure de révélation de la demande est prise dans une forme de dilemme que l’on peut
qualifier de dilemme numérique. Si les électeurs sont peu nombreux, les impôts incitatifs
peuvent être forts. Dans cette situation, l’inefficacité parétienne provoquée par l’existence
de recettes fiscales inutilisées peut être importante et l’incitation à transmettre l’informa-
tion nécessaire à la prise de décision peut s’affaiblir. L’information transmise par les élec-
teurs pourrait ainsi devenir imprécise sans, cependant, être systématiquement malhonnête.
Clarke (1977), Green et Lafont (1977) et Tullock (1977a) ont exposé des moyens de
contourner ce problème en proposant un système représentatif et des techniques d’échan-
tillonnage. Ces techniques soulèvent, malheureusement, les problèmes suivants :
Les coalitions. Une coalition d’électeurs qui estiment que chacun aurait un gain
net de 100 à voir la proposition P gagner pourrait augmenter significativement la chance
2 Le résultat de base a été établi par Groves et Leydard (1977a). Pour une discussion sur la portée de ce résul-
tat, voir Greenverg, Mackay et Tideman (1977) ; Groves et Ledyard (1977c).
3 Pour une discussion du problème provoqué par l’effet revenu ou la non-séparabilité des fonctions d’utilité, voir
Groves et Ledyard (1977b), Freen et Laffont (1977a, 1979) et Laffont et Maskin (1980). Pour une défense de
l’hypothèse, voir Tideman et Tullock (1977).
4 Pour une discussion plus générale de ce problème, voir Hurwicz (1979).
5 Voir Clarke (1971, 1977), Tideman et Tullock (1976), Tullock (1977a, 1982), Margolis (1982a) et Brubaker
(1983).
Les alternatives sophistiquées à la règle majoritaire 193
de succès de cette proposition en s’accordant pour soutenir qu’ils gagneraient 200 en cas
de victoire de P. Aussi longtemps que la proposition P gagne avec un gain de plus de 200,
ils n’ont pas intérêt à agir de manière indépendante, mais ont en revanche intérêt à se coali-
ser. Si, malgré cette stratégie, P était rejeté lors de l’élection, ils ne verraient pas leur sort
se détériorer. C’est seulement si la proposition P gagne avec plus de 100 et moins de 200
(éventualité peu probable si la coalition est très nombreuse) qu’un électeur aurait un sort
moins bon avec le résultat issu de la stratégie de coalition qu’avec le résultat atteint à la
suite d’une stratégie d’indépendance. Il existe ainsi des incitations à former des coalitions
pour manipuler les résultats dans la procédure de révélation de la demande (Bennett et
Conn, 1977).
On ne peut que donner raison à Tullock (1977c) lorsqu’il soutient qu’il y a peu de
chance pour que le problème de la formation des coalitions soit sérieux si le nombre des
électeurs est grand et si l’élection à lieu à bulletin secret. Sous ces hypothèses, la coalition
serait soumise à d’importantes stratégies de passager clandestin. La stratégie optimale d’un
électeur est de susciter la formation d’une coalition de vote autour de l’idée d’un gain de
200 pour ensuite, lors du vote, voter pour un gain de 100. Si tous les électeurs adoptent
cette stratégie, nous retrouvons une situation où les électeurs révèlent honnêtement leur
préférence 6.
Il est juste, en revanche, de soutenir que lorsque les électeurs sont peu nombreux
et que le vote est public, comme dans les assemblées représentatives, il y a plus de chance
pour que des coalitions se forment.
Cette tendance à la coalition est d’autant plus forte dans les assemblées représen-
tatives que les électeurs désignent des représentants qui appartiennent à des partis et qui, à
ce titre, sont déjà membres d’une coalition. Nous sommes à nouveau confrontés à un
dilemme numérique : dans une démocratie directe comportant de nombreux électeurs,
personne n’est incité à collecter l’information ou à rejoindre une coalition ; dans de petites
collectivités, on est incité à collecter des informations non seulement sur ses propres préfé-
rences, mais aussi sur celles d’autres électeurs qui peuvent être des membres potentiels
d’une coalition.
La faillite. La procédure de révélation de la demande peut conduire à une situa-
tion où la richesse privée d’un individu est confisquée en totalité par la collectivité (Groves
et Ledyard, 1977b, pp. 116-118). Cette possibilité de spoliation existe pour toutes les règles
de vote à l’exception de la règle de l’unanimité. De plus, elle ne représente pas un problème
sérieux dans la pratique. Elle oblige cependant à placer la procédure dans un système cons-
titutionnel qui garantit que certaines propositions ne seront pas soumises au vote 7.
Dans ces conditions, la procédure de révélation de la demande est assez proche des
travaux wickselliens sur les décisions collectives. La décision collective se situe dans un
système formel de droits de propriété et se fonde sur une répartition équitable du revenu.
L’action collective a pour objectif d’améliorer l’efficacité de l’affectation des ressources et
non d’aboutir à une justice distributive. La redistribution sert uniquement à aboutir à des
situations Pareto-optimales. Elle est plus un moyen de réaliser l’affectation optimale des
ressources, l’intérêt général qu’un instrument de redistribution proprement dit 8.
Après chaque itération, les électeurs sont tenus informés de la prise en compte dans la
procédure de leur prix fiscal et de la quantité qu’ils ont proposée (8.8).
Si l’enchère de l’électeur descend en dessous de son prix fiscal, il peut être ajusté
soit grâce à une nouvelle enchère, soit par une variation de la quantité de bien collectif.
Ce n’est que quand l’unanimité se fait à la fois sur le prix fiscal et sur la quantité
de bien collectif que la procédure peut s’arrêter.
L’équation 8.8 décrit la situation d’équilibre et l’utilité de l’individu i peut
s’écrire :
Vi = Ui (G) − Ti G, (8.9)
où l’utilité de la consommation du bien G est exprimée en unité monétaire. Si on maximise
Vi , l’utilité de l’individu i, par rapport à G i , on obtient la condition d’optimalité pour i, la
quantité optimale de bien collectif.
d Vi /dG i = Ui /n − ti /n = 0
(8.10)
Ui = ti .
Chaque électeur égalise l’utilité marginale de sa consommation du bien collectif à son prix
fiscale. Si on somme les équations (8.10) de tous les électeurs, on aboutit à l’équation (8.11) :
n n n
Ui = Ti = (c − Bi ) = c. (8.11)
i=1 i=1 i=1
préférence sur les problèmes qui leur paraissent les plus importants (Philpoots, 1972 ;
Paroush, et Lampert, 1980 ; Nitzan, 1985). L’apport de la procédure de Hylland et
Zeckhauser (1979) est la règle d’agrégation des points qu’ils proposent. Cette règle incite
les individus à être honnêtes. Ils montrent qu’en donnant une quantité donnée de points à
chaque électeur, les électeurs révéleront leurs préférences réelles en matière de biens
collectifs si le gouvernement agrège la racine carrée des points de chaque électeur. Les
principales étapes de cette démonstration sont décrites dans la section suivante.
Le processus est répété jusqu’à ce qu’un vecteur de biens collectifs vérifie l’équation (8.14)
n
Bik = 0 , k = 1, K
i=1
où Ui (G) est l’utilité que l’électeur i retire de la consommation d’une grandeur vectorielle
G de biens collectifs (voir chapitre 2, section 2.4). Pour que W (G) soit à son maximum, il
faut que les conditions du premier ordre soient respectées pour chacune des K quantités de
bien collectif :
n
λi ∂Ui /∂G k (8.16)
i=1
Le poids approprié de chaque utilité marginale doit être équilibré. Cela suppose que toutes
les variations de G k traduisent une variation égale à ∂Ui /∂G k . Nous montrons alors que
deux conditions de notre vecteur d’équilibre de biens collectifs doivent être satisfaites, (8.16)
et (8.14). Nous pourrions assurer que l’optimalité parétienne converge à l’équilibre si :
Bik = λi ∂Ui /∂G k (8.17)
198 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
Nous pourrions nous assurer de l’optimum de Pareto pour chaque vecteur d’équilibre pour
lequel la procédure converge si
Bik = 0 , k = 1, K .
i=1
(8.16) devrait alors être satisfait et l’optimum parétien réalisé. Nous devons maintenons
déterminer la forme de la fonction f ( ). Cette fonction doit remplir les conditions établies
par l’équation (8.17).
Considérons, désormais, la décision d’affectation de ses points, Ai , par l’électeur
i, pour chaque étape de l’itération. Le citoyen souhaite maximiser son utilité définie par le
vecteur des biens collectifs étant donné sa contrainte de budget/point (8.12), qui doit être
telle que la nième itération t + 1 maximise :
Oi = Ui G t1 + b j1 + bi1 , …, G tk + b jk + bik , …, G tk + b jk + bik
j=i j=i j=i
(8.18)
k
+ µi Ai − |aik |
k=1
Les Gtk sont les quantités de biens collectifs que le gouvernement doit annoncer à chaque
itération. La somme j=i b jk représente les points agrégés par les autres électeurs lors de
l’itération et n’est pas sous le contrôle de i. Alors, i peut changer seulement les bik . L’équa-
tion (8.18) atteint son maximum quand les K équations suivantes sont satisfaites :
quand aik < 0. En substituant ∂Ui /∂G k f (aik ) dans l’équation (8.17) nous obtenons :
quand aik > 0. Désormais, λi est le poids de i pour W et µi est la valeur du multiplicateur
de Lagrange (8.18). Alors λi µi = C , une constante. La fonction f ( ) doit être telle que :
µi représente l’utilité marginale d’un point de l’électeur i, µi peut être changé par une
modification des stocks de points initiaux, Ai . Si Ai est choisi tel que :
µi = 1/2(λi ), (8.26)
alors :
√
f (aik ) = aik (8.27)
Le calcul de maximisation de l’utilité de chaque point par l’électeur sera tel qu’il maximi-
sera la fonction de bien-être W, (8.15), pour un stock de points Ai approprié, si le gouver-
nement détermine les quantités de biens collectifs en agrégeant les racines carrées de
chaque point affecté par les électeurs. En prenant la racine carrée des allocations des points,
cela sanctionne les électeurs qui voudraient sur-affecter des points aux alternatives qu’ils
valorisent le plus. Cela permet de pallier les insuffisances d’une procédure naïve du type
f (aik) = aik .
Il est intéressant aussi de faire remarquer qu’une affectation égalitaire des points
Ai = A pour tous les électeurs i s’accorde avec l’idée que chaque individu doit avoir un
poids égal dans la définition de la fonction de bien-être social W, si et seulement si l’utilité
marginale de chaque point est la même pour tous les électeurs. Cette condition est la même
que celle qui consiste à supposer que les individus retirent la même utilité marginale de
l’action collective (Mueller, 1971, 1973 ; Mueller, Tollison et Willett, 1975). Une affecta-
tion égalitaire des points peut aussi être interprétée comme un moyen implicite d’attribuer
une pondération, λi , moindre à ceux qui ont des préférences plus intenses, des µi plus
élevés.
L’équilibre obtenu grâce à la procédure par point de Hylland et Zeckhauser est un
équilibre de Nash, ce qui signifie que l’adoption de stratégies aux étapes intermédiaires ou
la formation de coalition peuvent modifier le résultat. Cela veut aussi dire que les stratégies
consistant à battre le système ne sont pas immédiatement apparentes.
la part fiscale de chacun pour financer la production du bien. La procédure qui fait appel
au veto diffère de toutes les autres procédures de vote parce qu’elle ne considère pas que
les alternatives données.
La procédure du vote par veto nécessite deux étapes. Dans une première, chaque
électeur ajoute une proposition à l’ensemble des propositions soumises au vote. Ces propo-
sitions portent sur la quantité de biens collectifs qu’il faut produire et le montant de l’impôt
nécessaire pour la financer ou sur un vecteur d’impôt et de quantité correspondant à
plusieurs types de biens collectifs. À la fin de la première étape, la collectivité doit se
prononcer sur les n propositions formulées par les n membres de la collectivité et une
proposition de statu quo (par exemple : la situation de l’année passée, ou des quantités
nulles pour tous les biens collectifs, etc.). Dans une seconde étape, on détermine l’ordre des
votes au hasard. Le vote se déroule, ensuite, de cette manière. Chaque électeur élimine une
proposition parmi l’ensemble des propositions. Le premier électeur élimine une proposition
parmi les n + 1 propositions. Le deuxième électeur, parmi les n restantes. Le vote continue
jusqu’à ce que le dernier électeur ait exprimé son veto. La proposition qui n’a pas fait
l’objet d’un veto est déclarée victorieuse.
Tableau 8.3
Classement issu d’une procédure de vote par veto : exemple 1.
Électeurs
Alternatives A B C
A 1 2 3(2)
B 3 1 2(3)
C 2 3 1
S 4 4 4
Pour mieux comprendre les propriétés de cette procédure de vote par veto, prenons
l’exemple d’un groupe de trois électeurs. Les électeurs A, B et C élaborent les propositions
a, b et c. La proposition s consiste à refuser a, b et c, autrement dit à adopter la solution de
statu quo. Les préférences individuelles sont données par le tableau 8.3. On ignore dans un
premier temps les informations données entre parenthèses.
Supposons que chaque électeur connaisse l’ordre des préférences de tous les
autres. Supposons que le hasard ait déterminé un ordre où c’est A puis B puis C qui votent.
A peut faire gagner sa proposition en mettant son veto sur la proposition b. B, alors, peut
mettre son veto soit sur a soit sur s, C peut mettre son veto sur les autres propositions de
sa paire (s ou a), et c gagnera. Comme B préfère a à c, la meilleure stratégie de B est de
mettre son veto sur c et laisser C mettre son veto sur le statu quo, et donner ainsi la victoire
à la proposition a.
Supposons maintenant que le hasard ait donné l’ordre suivant, A puis C puis B. A
n’a aucun moyen d’assurer la victoire de sa proposition. Si A met son veto pour c, C place
son veto sur a ou s et b l’emporte. Si A met son veto sur b, C met son veto sur a et c gagne.
Les alternatives sophistiquées à la règle majoritaire 201
Comme A préfère c à b, il mettra son veto sur b, et laissera c l’emporter. Les propositions
gagnantes pour les six séquences de vote possibles sont les suivantes :
ABC → a BC A → b
AC B → c C AB → d
B AC → a C B A → b.
Dans ces conditions, chaque proposition a au moins une chance sur trois de l’emporter.
Les préférences présentées dans le tableau 8.3 produisent un cycle sous la règle de
la majorité et avec un vote par paire sur les alternatives a, b et c. Dans cet exemple, le paral-
lèle entre la règle de la majorité et le vote par veto s’arrête ici. Alors que cette première
engendre un cycle, ce dernier sélectionne un gagnant au hasard avec une probabilité égale.
Maintenant, remplaçons les gains de l’électeur C par les chiffres entre parenthèses
dans le tableau 8.3. Cela suppose que C préfère désormais a à b, les autres classements
restant les mêmes. Cette modification augmente la probabilité pour que la proposition a
gagne. Elle a 5 chances sur 6 de l’emporter. Le seul ordre qui puisse sélectionner une
proposition différente est la séquence CAB qui entraîne la victoire de c.
Cet exemple illustre une importante propriété incitative du vote par veto. A
augmente la probabilité de victoire de sa proposition en modifiant les préférences des
autres électeurs. Cela incite les électeurs à faire des propositions qui tiennent compte des
préférences des autres électeurs dès le début de la procédure. La même incitation existe,
bien évidemment, pour tous les électeurs. Il s’engage alors une intense concurrence entre
les électeurs pour avoir la proposition la plus attractive.
Tableau 8.4
Élimination des différentes alternatives et vote par veto : exemple 2.
La procédure peut être utilisée pour sélectionner une solution unique qui l’emporte
sur toutes les (n + 1) autres alternatives, compte tenu de la séquence W déterminée au
hasard (Mueller, 1978, 1984). Les chances pour qu’une question l’emporte varient directe-
ment en fonction de sa position parmi les n + 1 propositions dans le classement de chaque
électeur. La proposition la plus mal classée aura moins de chances de l’emporter que les
autres.
202 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
Il propose alors un partage égal de G entre les n-1 autres joueurs tout en s’octroyant une
prime de G/n + ei . Les autres joueurs bénéficient alors d’une part de G/n − ei /n − 1.
Supposons que toutes les alternatives autres que s prennent cette forme.
Sous cette condition, nous pouvons désigner ces propositions comme ayant un
haut degré d’égalitarisme. Appelons p1 l’alternative la plus égalitariste et ayant le plus petit
e1 , p2 la proposition ayant un e2 légèrement supérieur à e1 , et ce jusqu’à pi , ayant un ei
légèrement supérieur à ei−1 . Supposons qu’aucune de ces alternatives n’ait un ei identique.
Supposons maintenant que l’ordre des préférences soit donné par le tableau 8.4. V1
est le premier à voter, V2 , le second et ainsi de suite. Une fois la séquence de vote par veto
déterminée, elle est annoncée à tous les électeurs. Étant donnée la nature des alternatives,
tous les électeurs peuvent aisément déterminer le classement complet des n + 1 proposi-
tions de tous les autres électeurs. Tous les électeurs placent l’alternative s, le statu quo, en
dernière position. Tous savent que Vn , le dernier votant de la séquence, classera s en
dernier. Compte tenu de ce choix entre s et les autres propositions, Vn rejettera s. s étant
abandonné, aucun électeur ne gaspillera son droit de veto pour s. Considérant Vn , on peut
dire qu’il existe un certain nombre de propositions gagnantes parmi l’ensemble ( p1 , p2 , …,
pn ). Les n électeurs se voient proposer trois alternatives et rejettent s ainsi que les derniè-
res de son classement. Parmi les propositions gagnantes possibles ( p1 , p2 , …, pn ), Vn−1
opposerait par exemple son veto à la proposition qu’il classe en dernière position. Appe-
lons cette proposition rn−1 . Si tous les électeurs qui précédent Vn−1 rejetaient rn−1 , ils
perdraient leur droit de veto. Ils laisseront alors à Vn−1 le soin de rejeter rn−1 . Compte tenu
de la nature des propositions, nous pouvons réduire la liste des candidats possibles pour
l’alternative rn−1 . Vn−1 classe la proposition la moins égalitaire, pn , tout en bas de son clas-
sement car elle lui assure les plus faibles niveaux de gains, sauf si pn est l’alternative qu’il
propose. Si Vn−1 a proposé pn , il n’a pas pu proposer pn−1 et classe donc cette dernière au
rang le plus bas de ses préférences. Vn−1 doit alors rejeter soit pn soit pn−1 .
En procédant ainsi, on peut lister les électeurs en associant à chacun une alterna-
tive qu’ils rejettent. Si Vn−1 a proposé pn , cela signifie que Vn−2 ne l’a pas proposé, que ce
n’était pas dans son intérêt. Vn−2 rejette alors pn . Si l’on considère à la fois le vote de Vn−1
Les alternatives sophistiquées à la règle majoritaire 203
et Vn−2 , soit un de ces deux votants, soit les deux ne proposent pas pn . pn est alors défini-
tivement rejeté par un des trois derniers votants. Si l’on considère les trois derniers élec-
teurs, s et pn sont définitivement éliminés de l’ensemble des alternatives gagnantes
possibles. Comme nous nous occupons de la séquence de votes par veto, nous découvrons
que toutes les alternatives sont éliminées à l’exception de p1 et p2 , les deux propositions
les plus égalitaristes.
La proposition p1 , la plus égalitariste, gagne la plupart du temps parce que tous les
électeurs autres que son auteur la classent en deuxième position après leur propre proposi-
tion. Si l’auteur de la proposition p2 , parvient à voter en premier dans la séquence de vote
(V1 ), il peut faire gagner sa proposition 10. La probabilité pour que l’électeur porteur de la
proposition p1 soit le premier dans la séquence de vote tend vers zéro quand le nombre des
électeurs, n, est grand.
Plus généralement, le vote par veto sélectionne l’alternative la plus haute du clas-
sement des préférences de l’ensemble des électeurs. Quand l’espace des alternatives propo-
sées est unidimensionnel et que les préférences des électeurs sont unimodales, le vote par
veto affecte une probabilité de succès non nulle uniquement aux propositions du deuxième
tiers des électeurs, la probabilité la plus élevée revenant à la proposition médiane. Cette
tendance à la sélection médiane est renforcée par les incitations des électeurs au moment
où ils proposent leurs alternatives.
Supposons qu’une communauté cherche à déterminer les quantités et les qualités
de deux biens collectifs X et Y. Soit Ui (X, Y ) la fonction d’utilité d’un individu i qui atteint
son maximum au point I. Supposons des courbes d’indifférence circulaires autour de I. Les
propositions sont de combinaisons de X et de Y, de la forme pi (X, Y ). La probabilité que
tous les autres j électeurs rejettent pi est d’autant plus grande que l’utilité maximum, J, est
éloignée de i. Cette probabilité est πi j (X i , Yi ). La probabilité que les n − 1 électeurs rejet-
tent cette proposition, pi , est :
πi = π ji , (8.29)
j=i
πi n’est pas continue, bien qu’on puisse raisonnablement supposer qu’elle est presque une
fonction continue qui admet un minimum au point C (qui n’est autre que le centre de la
distribution des pics d’utilité des n − 1 autres votants) lorsque n est grand. Soit Ui l’utilité
espérée de i si sa proposition échoue. Il faut alors qu’il propose un ensemble de deux carac-
téristiques (xi , yi ) afin de maximiser son utilité espérée E(Ui ).
E(Ui ) = (1 − π i ).Ui (xi , yi ) + π i U i . (8.30)
La maximisation de (8.30) par rapport à xi et yi et l’égalisation à zéro de chaque équation
nous donnent :
∂Ui /∂ xi (1 − π i ) − Ui ∂π i /∂ xi + ∂π i /∂ xi .U i = 0
(8.31)
∂Ui /∂yi (1 − π i ) − Ui ∂π i /∂yi + ∂π i /∂y i U i = 0
10 Notons que p2 n’est pas toujours gagnante lorsque le votant à l’origine de cette proposition vote en premier.
Quand elle est suivie par la proposition p3 , le votant à l’origine de la proposition p2 n’opposera pas son veto
contre p1 , parce que celui qui a proposé p3 utilisera son vote pour rejeter p2 . Ainsi, p1 gagne toujours quand
la proposition p2 est rejetée et qu’elle est suivie de la proposition p3 .
204 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
Figure 8.2
Détermination des propositions de l’électeur i.
11 Pour une discussion de cela dans le contexte d’une procédure de révélation de la demande, on peut lire
Tideman (1977).
12 Tullock (1977b) a défini les propriétés normatives de cette procédure.
206 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
gains de l’action collective tendront à être répartis également entre les individus et cette
propriété égalitariste représente la caractéristique normative de cette procédure.
La démarche wicksellienne de l’échange volontaire est liée à la philosophie indi-
vidualiste (Buchanan, 1949). Chaque individu s’engage dans la procédure de décision
collective pour améliorer son bien-être personnel et la procédure est fixée de manière à ce
que chacun puisse en tirer avantage. La procédure de décision collective comporte à cet
égard un ensemble implicite de garanties ou de contraintes d’ordre constitutionnel. Elle
suppose aussi qu’il est impossible que des coalitions de groupes se constituent contre d’au-
tres groupes. Chaque homme défend son intérêt personnel, mais comme sur un marché, il
ne lutte pas, collectivement du moins, contre un autre. Les trois procédures présentées dans
ce chapitre supposent toutes que les propositions soumises au vote respectent l’ordre cons-
titutionnel et excluent de manière explicite les coalitions. Avec la procédure de révélation
de la demande, l’impôt supporté par un individu est exactement égal au coût qu’il impose
aux autres du fait de sa participation au processus de décision collective. Avec le vote par
veto, un individu peut se protéger d’une menace de discrimination en utilisant son pouvoir
de veto contre ce type de proposition.
Ces trois propositions n’ont pas pour seul point commun de respecter l’individua-
lisme wicksellien, elles se rapprochent également par les contraintes qu’elles font peser sur
les individus engagés dans la procédure. Il ne suffit pas pour un individu d’exprimer son
accord ou son désaccord. L’individu doit procéder à une évaluation en euro des gains qu’il
tire des diverses solutions possibles et, dans le cas du vote par veto, des avantages qu’en
tirent les autres électeurs. Cet objectif est atteint d’autant plus facilement que la procédure
respecte une autre caractéristique wicksellienne : chaque proposition de dépense est asso-
ciée à une proposition de recette du même montant. Ces trois procédures nécessitent cepen-
dant que les électeurs détiennent beaucoup plus d’informations que dans les procédures de
décision collective actuelle. Elles sont également peut-être trop sophistiquées pour le profil
de l’électeur moyen révélé par les enquêtes d’opinion relatives aux connaissances des élec-
teurs sur les candidats et les propositions de politique publique. Pour de nombreux obser-
vateurs, ce manque de maturité des électeurs constitue un obstacle à la mise en place de ce
type de procédure dans la vie politique concrète. Mueller (2003, p. 180) soutient que,
depuis les travaux de Samuelson et Arrow, la littérature sur les biens publics et les décisions
démocratiques a effectivement montré que la révélation des préférences des individus en
matière de biens collectifs n’est pas une tâche facile. Si les électeurs ne peuvent répondre
que par oui ou par non, cette tâche devient même impossible.
Une partie importante de la discussion autour de ces procédures a été utilisée dans
le contexte de la démocratie directe. Elles semblent tout de même plus facilement applica-
bles dans des systèmes représentatifs, comme des parlements. Ici, l’argument selon lequel
la procédure serait trop complexe pour un électeur moyen ne tient plus. Dans le cadre d’un
parlement, les procédures de vote par point et par veto auraient des avantages sur la procé-
dure de révélation de la demande qui suppose l’utilisation d’incitations monétaires réelles.
(Qui paie la taxe incitative : le citoyen ou le représentant ?) L’utilisation des points pour le
vote des représentants ou les caractéristiques du vote par veto seraient aussi utiles pour les
électeurs au moment où ils évaluent leurs représentants. Seule l’hypothèse d’absence de
coalition constitue un problème, au moins dans un système bipartisan. Avec seulement
Les alternatives sophistiquées à la règle majoritaire 207
deux partis, par exemple, le vote par veto produirait le même résultat que la règle de la
majorité. Les procédures de vote par point et de vote par veto peuvent néanmoins être adap-
tées aux caractéristiques d’un parlement multipartite. Elles auraient l’avantage de permet-
tre à tous les partis d’influencer les résultats du vote. Elles éviteraient que seule l’opinion
des coalitions majoritaires soutenant le gouvernement l’emporte 13.
À travers chacun de ces points faibles, ces trois procédures suggèrent que le
problème de la révélation des préférences en présence de biens collectifs peut être résolu à
la fois théoriquement et dans la pratique. La solution optimale provient sûrement d’une
variante de l’une ou l’autre de ces procédures ou peut-être d’une procédure qui n’a pas
encore été inventée. Malgré leurs différences intrinsèques, les similitudes entre les trois
procédures étudiées sont telles qu’on ne peut s’empêcher de penser que les caractéristiques
communes de ces procédures fassent partie de la solution ultime du problème de révélation
des préférences. Si cela est vrai, nous pourrions alors clore le programme de recherche sur
les processus de choix collectif initiés par Wicksell.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
Pour compléter les procédures discutées dans ce chapitre, on peut mentionner les références suivan-
tes : Thompson (1966), Drèze et de la Vallée Poussin (1971) et Bohm (1972).
Parmi les lois qui régissent les sociétés humaines, il en existe une qui semble être
plus précise et plus claire que toutes les autres. Si être un homme consiste à
demeurer civilisé ou à le devenir, l’habileté à s’associer doit croître et s’améliorer
dans les mêmes proportions que l’augmentation de l’égalité des conditions.
Alexis de Tocqueville
Dans son livre Exit, Voice and Loyalty (1970), Albert Hirschman développe une distinction
très utile entre d’une part les différents processus par lesquels les individus expriment leurs
préférences par des décisions d’entrée et de sortie, et d’autre part les processus par lesquels
une forme de communication est employée, qu’elle soit écrite, verbale ou sous la forme
d’une protestation. Un exemple du premier processus serait un marché pour un bien privé,
au sein duquel les acheteurs indiqueraient leurs attitudes à l’égard des caractéristiques de
prix et de qualité d’un bien en diminuant ou en augmentant (entrée ou sortie) leurs achats.
Un exemple pour illustrer l’utilisation de l’opinion pour influencer le lien entre prix et coût
serait une réclamation ou une recommandation envers le fabricant concernant le produit
délivré. Une condition nécessaire pour que la sortie soit effectivement utilisée est évidem-
ment que les utilisateurs potentiels de cette option soient mobiles. Une parfaite mobilité à
la fois des acheteurs et des vendeurs (entrée et sortie libres) est une hypothèse soulignant
toutes les démonstrations de l’efficience du marché. Par contraste, la littérature ciblée sur
les processus de vote, le choix public et la science politique, a presque exclusivement admis
(le plus souvent de manière implicite) que la sortie n’était pas une option. Les frontières de
l’État sont prédéfinies et inclusives. La citoyenneté est fixe. Un citoyen est, au plus, auto-
risé à s’abstenir de participer au processus politique, mais il ne peut pas quitter le régime
politique pour éviter les conséquences de ses décisions.
En partant de l’hypothèse que les frontières et la citoyenneté sont fixées, les carac-
téristiques d’un bien public pur, non-exclusion et non-rivalité, requièrent que la protesta-
tion collective et le processus de décision hors marché soient utilisés pour révéler les
préférences individuelles et pour parvenir à l’efficience de Pareto, telle que définie par
Samuelson (1954). Mais beaucoup de biens ne sont des biens publics « purs » que dans un
sens limité. Pour ces biens, le principe de non-exclusion et/ou l’absence de rivalité ne peut
être applicable à la totalité des possibilités alternatives de distribution et de production.
Pour ces quasi-biens publics ou ces biens publics locaux, on pourrait employer la « sortie »
comme une alternative ou un complément au processus de protestation. Ces possibilités
sont examinées dans le présent chapitre.
optimale du groupe de consommation peut être plus petite que la population. Si ceux qui
ne contribuent pas aux coûts de fourniture du bien public peuvent être exclus de sa consom-
mation, il devient possible pour un groupe d’individus de se mettre volontairement d’ac-
cord sur la fourniture d’un bien qui ne profiterait qu’à eux seuls. Une telle association
volontaire établie dans le but de fournir des biens publics excluables est ce que nous défi-
nissons comme étant un club. Bien que nous devions généralement supposer que la fourni-
ture du bien public aux membres du club implique au moins certains coûts fixes, et
peut-être certains coûts variables décroissants, il faut noter que le bien public fourni par
certains clubs « sociaux » repose entièrement sur la présence des autres membres du club.
Prenons par exemple un club de bridge. Dans ce cas, il n’existe, hormis le temps, aucun
coût pour fournir le bien public, et aucun bénéfice, à l’exception de ceux qui découlent de
l’association avec d’autres membres jouant au bridge. L’exclusion est cependant possible,
et l’analyse de ces clubs est analogue au cas plus général qui nous intéresse ici. Les asso-
ciations volontaires pour fournir (ou pour influencer la fourniture) des biens publics non
excluables ne correspondent pas à la définition du club employée ici, bien que ces associa-
tions s’attribuent elles-mêmes parfois le nom de « clubs ». Ces associations sont typiques
dans leur tentative d’influencer la fourniture du bien public par l’intermédiaire d’un autre
organe, comme une assemblée régionale ou nationale, et doivent être traités comme des
groupes d’intérêt plutôt que comme des clubs (voir chapitres 15, 20 et 21).
Buchanan (1965a) fut le premier à explorer les propriétés d’efficacité des clubs
volontaires en utilisant un modèle dans lequel les individus ont des goûts identiques pour
les biens tant publics que privés. Pour comprendre ce que cela implique, considérons
l’exemple que Buchanan emploie en premier : la formation d’un club de natation. Suppo-
sons d’abord que la taille de la piscine, et par conséquent son coût total (F), est fixe, et que
la seule chose qui reste à choisir est la taille du club. La figure 9.1 montre les bénéfices
marginaux et les coûts marginaux (respectivement MB et MC) d’un membre supplémen-
taire du point de vue d’un autre membre. Si les goûts et les revenus sont identiques, il est
raisonnable de supposer un partage égal des coûts. Pour le premier membre, le bénéfice
marginal résultant de l’addition d’un second membre au club correspond à l’économie de
la moitié du coût de la piscine, soit M B = F/2. Le bénéfice marginal d’un troisième
membre représente, pour les deux premiers membres, une économie supplémentaire d’un
tiers du coût de la piscine. Les bénéfices supplémentaires résultant de l’ajout de nouveaux
membres, autrement dit les économies réalisées par les autres membres du fait de la répar-
tition supplémentaire des coûts fixes, continuent de baisser en même temps que la taille du
club (N ) augmente, comme le montre la courbe M B sur la figure 9.1. Les coûts marginaux
d’un nouveau membre sont donnés par la courbe MC. Ce sont des coûts psychologiques.
Si les individus préfèrent nager seuls, ces coûts seront positifs sur toute la courbe. Si les
individus apprécient la compagnie des autres lorsqu’ils ne sont pas trop nombreux, les coûts
marginaux des membres supplémentaires seront négatifs sur les niveaux faibles de la taille
du club. Cependant, les coûts positifs d’une augmentation du nombre de membres finissent
par prédominer, et la taille optimale du club, N0 , correspond à l’endroit où le coût margi-
nal d’un membre supplémentaire équivaut à la réduction des cotisations dues par les autres
membres, du fait de la répartition des coûts fixes sur un membre du club supplémentaire 1.
Figure 9.1
Détermination de la taille optimale du club.
La figure 9.1 peut aussi être utilisée pour illustrer les cas opposés que sont les biens
privés purs et les biens publics purs. Pour un bien public pur, l’ajout d’un membre supplé-
mentaire au club ne diminue jamais les bénéfices de l’appartenance au club pour les autres
membres. Le coût marginal est égal à zéro et coïncide avec l’axe horizontal. La taille opti-
male du club est infinie. Pour un bien privé pur, comme une pomme par exemple, la surpo-
pulation apparaît dès la première unité. Si le consommateur retire un surplus de
consommation de sa pomme, l’utilité anticipée du don de la moitié de sa pomme est supé-
rieure aux gains provenant du partage des coûts, et la taille optimale du club se réduit à un
membre. Cela dit, même avec des biens aussi privés que des pommes, une consommation
de forme coopérative peut être optimale. Si, par exemple, le prix unitaire des pommes est
plus bas lorsqu’elles sont vendues par caisses, la distribution de pommes présente des
caractéristiques de non-rivalité et peut imposer des clubs d’achat dont la taille optimale sera
supérieure à un membre unique.
La théorie des clubs peut être étendue pour prendre en compte le choix de la quan-
tité et d’autres caractéristiques du bien de consommation collective. Il est plus simple d’en-
treprendre cette extension de manière algébrique. Définissons l’utilité d’un individu
caractéristique à partir d’un bien privé X , d’un bien public G, et de la taille de club N ,
U = U (X, G, N ). Incluons dans le coût de fourniture du club en bien public un coût fixe
(F) et une unité de coût (le prix) représentée par Pg. Supposons que les agents n’ont pas
la même fonction d’utilité U , mais disposent du même revenu Y , et que chacun paie les
mêmes frais d’adhésion au club, t. Pour déterminer le niveau de bien public à fournir et la
Sortie, protestation et trahison 213
taille que le club doit avoir, nous supposons que l’utilité d’un membre caractéristique du
club est maximisée. Cet objectif doit être posé en tant que choix conscient des membres
fondateurs du club, ou être imposé par un marché concurentiel pour les adhésions à un club.
S’il existe une compétition pour les adhésions, tout club qui ne saurait fournir à ses
membres le maximum d’utilité, ne survivrait pas, étant donnée la technologie d’approvi-
sionnement du bien public excluable. En prenant en compte le budget limité d’un membre
caractéristique, on obtient le Lagrangien suivant :
Si le club doit fonctionner sous la contrainte d’un budget équilibré, alors t doit satisfaire
l’égalité t N = F + PgG. En utilisant cette équation pour remplacer t dans (9.1), on
obtient :
∂L ∂U
= − λPx = 0 (9.3)
∂X ∂X
∂L ∂U Pg
= −λ =0 (9.4)
∂G ∂G N
∂L ∂U λ F + Pg G
= + =0 (9.5)
∂N ∂N N2
Ce qui donne à partir de (9.3) et de (9.4) :
∂U
Pg
N ∂G =
∂U Px
∂X
La quantité de bien public fourni aux membres du club doit être décidée de telle sorte que
la condition de Samuelson pour un approvisionnement Pareto-optimal soit satisfaite. Ceci
signifie que la somme des taux marginaux de substitution des biens publics par rapport aux
biens privés pour tous les membres du club, doit être égale au ratio de leurs prix.
On obtient donc à partir de (9.4) et de (9.5) :
−∂U
F + Pg G
N = ∂G . (9.7)
∂U Pg
∂N
Si une extension de la taille du club provoque une augmentation indésirable du nombre de
membres, ∂U/∂ N < 0, et (9.7) implique N > 0. Plus la désutilité résultant de l’augmen-
214 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
tation du nombre de membres relativement à l’utilité marginale du bien public, est élevée,
plus la taille optimale du club est réduite. Plus les coûts fixes de fourniture du bien public
aux membres du club sont élevés, plus la taille optimale du club est grande, du fait des
avantages de la répartition de ces coûts fixes sur un nombre d’adhérents plus grand.
L’hypothèse selon laquelle les individus ont des goûts et des revenus identiques est
plus qu’une simple convenance pour mener l’analyse. Il est souvent inefficace d’avoir des
individus aux goûts différents dans un même club, si cela peut être évité. Si tous les indi-
vidus sont identiques, excepté le fait que certains préfèrent les piscines rectangulaires
tandis que d’autres préfèrent les piscines ovales, alors la constellation optimale des clubs
répartit les individus entre les clubs qui ont une piscine ovale et ceux qui ont une piscine
carrée 2. Certaines différences dans les goûts pour un bien public peuvent tout de même être
accueillies efficacement au sein d’un même club. Par exemple, si certains individus souhai-
tent nager tous les jours, tandis que d’autres seulement une fois par semaine, cette hétéro-
généité de préférences peut être résolue efficacement en affectant aux différents membres
des tarifs différents pour le service fourni par le club. Si les seuls coûts liés à l’extension
de la taille du club proviennent de l’augmentation du nombre de membres, les tarifs opti-
maux pour financer le club incluront un prix par visite. Des frais d’usage similaires sont
nécessaires pour obtenir l’allocation et l’utilisation optimale du bien proposé par le club, si
les coûts de fourniture de ce bien (la maintenance, par exemple) sont positivement liés à
l’utilisation (Berglas, 1976 ; Sandler et Tschirhart, 1984, 1997, pp. 342-3 ; Cornes et
Sandler, 1986, pp. 179-84).
Si l’éventail des préférences et des technologies pour fournir des biens publics
excluables est tel que le nombre de clubs constitués de manière optimale, qui peuvent être
formés dans une collectivité d’une taille donnée, est élevé, alors une allocation efficace de
ces biens publics excluables à travers une association volontaire d’individus sous forme de
clubs peut être envisagée. Pauly (1967, p. 317) compare le règlement ou la charte d’un club
à un contrat social accepté à l’unanimité par tous les membres, et la théorie des clubs, selon
ces hypothèses, est beaucoup plus dans l’esprit de l’approche de l’échange contractuel et
volontaire développée par les théories des choix publics et des finances publiques. Avec un
grand nombre d’alternatives possibles au niveau des clubs, chaque individu peut se garan-
tir à lui-même des avantages égaux pour un partage égal des coûts, puisque toute tentative
de discrimination contre lui provoquera son départ pour un club concurrent, ou même la
création d’un nouveau club. Néanmoins, si la taille optimale des clubs est grande par
rapport à la taille de la population, il se peut qu’il y ait de la discrimination et qu’il n’existe
pas d’équilibre stable. Avec un club d’une taille optimale des deux tiers de la population,
par exemple, seul un club de ce type peut exister. Si un tel club est constitué, ceux qui n’en
font pas partie sont incités à débaucher des membres en offrant des tarifs disproportionnés
par rapport aux bénéfices tirés de l’extension du club plus petit. Mais les membres restant
dans le club plus grand sont motivés pour maintenir la taille du club, et peuvent attirer de
nouveaux membres en offrant tous les avantages d’adhérer à un grand club ; et ainsi de
suite. Il n’est pas nécessaire d’avoir une répartition stable des tailles des clubs et des béné-
fices (Pauly, 1967, 1970). D’un point de vue analytique, le problème est identique à celui
9.2 VOTER-AVEC-LES-PIEDS
Dans la théorie des clubs, l’exclusion de la consommation d’un bien public peut être rendue
possible par le biais de dispositifs institutionnels. Une barrière peut être construite autour
de la piscine et seuls les membres du club seront autorisés à y pénétrer. Cependant, même
s’il n’y a pas de barrières autour de la piscine, ceux des individus qui vivent à une distance
éloignée de la piscine se retrouvent de fait exclus de son usage par les coûts du déplace-
ment. Lorsque la consommation d’un bien public requiert que celui-ci soit à un certain
endroit, la distance peut servir de dispositif d’exclusion. Si différents agglomérats de biens
publics de ce type étaient proposés à des endroits différents, une division spatiale de la
population en « clubs » de goûts homogènes émergerait, les individus choisissant de résider
dans les localités qui leur offrent la constellation idéale de biens publics. Aucun vote n’au-
rait à être organisé, et toutes les préférences apparaîtraient à travers le silencieux « vote
avec les pieds » : des individus sortant et entrant des communautés, possibilité qui a été
mentionnée pour la première fois par Tiebout (1956).
Contrairement à la promesse décevante de la loi de la majorité, à la qualité
utopique de la loi de l’unanimité, et à l’imposante complexité des procédures plus récentes
et plus sophistiquées, les clubs de Buchanan et le « vote avec les pieds » de Tiebout
semblent accomplir la tâche de révéler les préférences individuelles par le dispositif éton-
namment simple qui consiste à laisser les individus se positionner (ranger) eux-mêmes à
l’intérieur de groupes de goûts semblables. L’efficience et le gain mutuel que Wicksel a tiré
de la règle de l’unanimité dans son approche de l’action collective comme échange volon-
taire, résultent de l’association volontaire d’individus en clubs ou en collectivités locales.
Buchanan décrit les propriétés d’un club unique, et les conditions d’adhésion à un
club seul et isolé [(9.6) et (9.7)]. Tiebout décrit le processus du « vote avec les pieds » qui
pourrait atteindre l’optimum de Pareto en tenant compte de la population dans son ensem-
ble. Cependant, une collectivité locale est une forme de club, et les clubs sont un type de
collectivité. Par conséquent, les conditions (9.6) et (9.7) doivent aussi être valables pour
une collectivité unique, et un monde de clubs doit, en principe, offrir le même potentiel que
ce que le modèle de Tiebout offre pour parvenir à l’efficience de Pareto définie pour toute
la population. De plus, tous les problèmes de stabilité ou d’inefficience de Pareto qui
peuvent se manifester dans la prise en compte d’un modèle, sont probablement valables
pour l’autre.
216 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
3 Voir Tiebout (1956), Buchanan et Wagner (1970), Buchanan et Goetz (1972), McGuire (1972), Oates (1972),
et Pestieau (1977).
4 Voir Pauly (1970) et McGuire (1972).
Sortie, protestation et trahison 217
recherche du profit, et dans ce cas, les récompenses destinées aux entrepreneurs fondateurs
prendraient probablement une forme non pécuniaire, comme, par exemple, le pouvoir et le
prestige associés à la fondation d’une organisation. Tiebout utilise le terme de « managers
communaux » plutôt que de « maires » pour désigner les dirigeants des localités, proba-
blement par reconnaissance de leur rôle entrepreneurial. Frey et Eichenberger (1995, 1999)
ont mis l’accent sur la création de clubs de biens publics, qu’ils appellent des juridictions
fonctionnelles, chevauchantes et concurrentes (FOJC pour Functionnal Overlapping, and
Competing Jurisdictions), comme étant un moyen de mieux ajuster la fourniture de biens
publics et les préférences des citoyens.
Il faut aussi souligner le fait que beaucoup de biens ayant des caractéristiques de
non-rivalité significatives, mais pour lesquels il est possible de pratiquer l’exclusion, sont
fournis par des entrepreneurs à la recherche de profits. La production de programmes télé-
visuels et la radiodiffusion sont de bons exemples d’activités ayant des propriétés de non-
rivalité importantes, mais pour lesquelles l’exclusion est possible grâce à des dispositifs de
brouillage. Ainsi, il n’est pas rare de trouver des entreprises privées qui proposent un
ensemble de programmes télévisés en échange d’une redevance, et ce, à côté d’un ensem-
ble de programmes fournis publiquement. Les premiers sont des clubs de consommation
classiques créés pour la consommation d’un ensemble particulier de programmes télévisés,
tandis que les programmes diffusés publiquement ne sont accessibles qu’aux citoyens
proches des points de transmission. Les responsables de l’aménagement du territoire reçoi-
vent une récompense entrepreneuriale en fonction de la constellation particulière des
caractéristiques de biens publics et privés qu’ils combinent dans les communautés qu’ils
créent.
Comme toujours avec un bien ou un service fourni par le marché, l’optimum de
Pareto ne peut être complètement envisagé si le bien n’est pas fourni dans des conditions
de concurrence. De plus, la fourniture des biens publics excluables par un monopole
augmente les solutions efficaces qui vont au-delà de celles qui existent pour le monopole
d’un bien privé (Brennan et Walsch, 1981 ; Burns et Walsch, 1981). Néanmoins, la
présence de nombreuses firmes à but lucratif en compétition avec des clubs et des localités
à but non lucratif dans l’approvisionnement de biens publics excluables (télévision, sports
et loisirs, éducation, voyage, santé) atteste de l’importance de la fonction entrepreneuriale
dans la production de biens publics excluables.
Bien que les clubs puissent être les fournisseurs d’un seul bien (club de natation)
ou de plusieurs (tennis, golf et natation), les collectivités, quant à elles, fournissent inévi-
tablement un certain nombre de biens et de services, et ont la capacité d’en fournir bien
plus. Si le nombre de dimensions du bien public augmente, alors la plausibilité de l’hypo-
thèse 3 diminue d’autant. Par exemple, avec une seule possibilité de bien public à choisir,
comme la proportion de tulipes dans un jardin public, 101 communautés suffisent pour
permettre à chaque individu de consommer sa fraction optimale de tulipes au centile près.
Avec deux possibilités, comme les proportions de chênes et de tulipes, le nombre de
communautés nécessaires pour assurer l’optimum de Pareto passe à 101 au carré. Chaque
bien public supplémentaire augmente le nombre de localités requises d’un exposant plus
élevé. Si le nombre de biens publics est très élevé, l’on trouve une solution dans le fait
d’avoir un nombre de communautés égal à la taille de la population. Chaque commu-
218 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
nauté/individu devient une localité avec un panier de biens publics-privés (jardins, forêts)
adapté à ses propres goûts, c’est une conséquence possible du modèle que Thiebout lui-
même reconnaît 5.
Figure 9.2
Bénéfices marginaux de l’émigration.
moyen de tous les individus dans les deux communautés. Ce niveau maximum correspon-
drait dans cet exemple au fait que la population serait répartie de manière égale entre les
deux communautés. Cette répartition de la population maximise les bénéfices moyens tirés
du fait d’être dans l’une ou l’autre des communautés. Cependant, une fois ce point dépassé,
les bénéfices marginaux issus du passage à une plus grande communauté sont supérieurs à
ceux que l’on a en restant, et la population se redistribue d’elle-même jusqu’à ce qu’un
équilibre stable, mais inefficient, soit atteint (Buchanan et Wagner, 1970).
Bien que l’hypothèse selon laquelle une communauté de taille optimale comprend
plus de la moitié de la population totale puisse sembler irréaliste si l’on pense à une super-
ficie et à une population aussi grandes que celles des grands États, souvent le migrant
potentiel ne peut pas envisager une gamme d’options aussi vaste. Le choix pertinent peut
être de rester dans la petite ville B ou de migrer vers la grande ville proche A. À l’intérieur
de cet éventail circonscrit de choix, la communauté de taille optimale peut comprendre plus
de la moitié des populations combinées des deux communautés, et la tendance à une surpo-
pulation de la ville centrale devient alors évidente.
Si la taille optimale de la collectivité correspond à moins de la moitié de la popu-
lation, les courbes des bénéfices et des coûts marginaux se croisent et parviennent à un
équilibre stable avec une population également répartie entre les deux communautés. Cet
équilibre aboutit à une maximisation des bénéfices potentiels de chaque citoyen, sous la
contrainte qu’il devrait y avoir deux communautés. Lorsque des communautés supplémen-
taires peuvent être créées, et que la taille optimale de la communauté est petite par rapport
à la population totale, nous revenons à une situation comme celle décrite par Tiebout, dans
laquelle la migration libre et la création de nouveaux clubs peuvent aboutir à un ensemble
de communauté, chacune de taille optimale.
Cependant, d’autres complications sont introduites au modèle de Tiebout, dès lors
que les individus gagnent une partie de leurs revenus à l’extérieur de la communauté.
Supposons à nouveau l’existence de deux communautés ayant chacune des possibilités
identiques de production, et des individus aux goûts identiques. Au sein de chaque commu-
nauté, chaque individu perçoit le même salaire, w, pour des services qu’il fournit au
système de production local, et un revenu différentiel, ri ≥ 0, qui est lié à l’individu, et non
à sa localisation. Ce revenu peut provenir de dividendes, comme dans l’exemple de
Tiebout, ou bien de rentes d’actifs propres à l’individu, tels que les droits d’auteur d’un
écrivain. Nous faisons référence à ce type de revenus comme simplement un revenu de
rente, comprenant toutes les sources possibles de rente. À présent, prenons deux commu-
nautés avec un nombre égal de travailleurs, des frontières de possibilités de production
identiques, ainsi que des fiscalités aux structures identiques. Dans une situation d’équilibre,
la production totale de biens publics et privés dans la communauté A doit être égale à la
somme de ses revenus salariaux et de rente :
NA
NA
Yi + G = N A w A + ri (9.10)
Ui (Yi , G, N A ) (9.11)
Sortie, protestation et trahison 221
qu’un salaire ne ferait qu’empirer l’état de la communauté. Mais s’il dispose de revenus de
rente suffisamment élevés, les gains supplémentaires provenant du financement d’une
expansion de la fourniture de biens publics par ces revenus outrepassent les coûts. En
prêtant moins d’attention à la taille de la communauté, un membre supplémentaire peut
toujours augmenter le bien-être de tous les membres existants s’il apporte avec lui un
revenu de rente suffisamment élevé.
De même qu’une mobilité totale entre communautés ne peut permettre une répar-
tition Pareto-optimale de la population là où les économies d’échelle sont élevées dans la
production des biens publics, une mobilité totale permet difficilement une répartition
Pareto-optimale de la population dès lors que l’on est en présence de rentes. Dans l’exem-
ple précédent, la répartition socialement optimale de la population est celle qui égalise le
produit marginal d’un travailleur dans chaque communauté. Mais si la répartition des
revenus de rente diffère d’une communauté à l’autre, il se produira une migration en faveur
de la communauté qui dispose des rentes les plus élevées. Cette migration continuera
jusqu’à ce que la baisse du produit marginal et que l’augmentation des coûts de congestion
de la population soient assez élevées pour contrebalancer l’avantage que cette communauté
tire de ses revenus de rente plus élevés, et que les niveaux moyens d’utilité soient égaux
dans les deux communautés.
Pour parvenir à une répartition socialement optimale de la population, les impôts
et les subventions doivent être perçus ou sur chacune des résidences à l’intérieur d’une
communauté donnée, ou sur chaque mouvement à l’entrée et à la sortie de celle-ci. L’une
des possibilités est de conférer à une autorité centrale le droit d’effectuer des transferts
entre communautés. Une telle autorité déterminerait alors quelle serait la répartition socia-
lement optimale de la population, lèverait les taxes et distribuerait les subventions pour
parvenir à cette répartition optimale. D’une manière générale, l’autorité centrale tenterait
d’arriver à la condition d’équilibre donnée par (9.9). Cela requiert une fiscalité égale à
n−1
i=1 U A dans la communauté A, si A est la communauté qui se trouve être, ou devien-
i
m−1
drait, la communauté trop grande, et des subventions égales à i=1 U Bi pour la commu-
nauté B si celle-ci perdait sa population. Si la seule différence entre les deux communautés
était le niveau de revenu de rente, il suffirait de mettre en œuvre une politique d’équipe-
ment. L’autorité centrale lèverait un impôt sur le revenu de rente dans la communauté qui
bénéficie de revenus de rente initiaux plus élevés, et verserait des subventions à la commu-
nauté qui souffre de rente plus faible, afin de permettre une égalisation des revenus de rente
et des populations dans les deux communautés 8.
Il existe un autre moyen d’atteindre l’optimum de Pareto : par la voie de la décen-
tralisation, en donnant à chaque communauté le droit de mettre en place un impôt sur l’im-
migration et l’émigration. Si, pour la communauté A, les externalités issues de
l’immigration étaient positives, elle pourrait verser aux nouveaux arrivants une subvention
égale à U Ai et lever un impôt identique sur l’émigration. Si B agit de même, tous les
individus seraient contraints d’internaliser les coûts externes que leurs mouvements ont
provoqués, et l’efficience de Pareto serait atteinte 9.
Bien que ces alternatives conduisent à des résultats identiques en termes d’effi-
cience, ils diffèrent à la fois par leur esprit et par leur propriétés d’équité. La dernière alter-
native mélange le système décentralisé de « vote-avec-les-pieds » de Tiebout avec la
théorie des clubs pour apporter une solution décentralisée au problème d’allocation de la
population. La mise en œuvre d’un tel système de taxes et de subventions par des commu-
nautés locales offre immédiatement aux communautés favorisées par des caractéristiques
naturelles, telles que la taille de la population, les revenus, et ainsi de suite, des droits de
propriété précieux, qu’elles utilisent en taxant les membres à l’extérieur de leur commu-
nauté (i.e., ceux qui seraient entrés en l’absence d’un programme de taxes-subventions). La
solution centralisée confère à la population totale un droit de propriété dans les deux
communautés, et parvient à l’efficience allocative en taxant tous les membres de la
communauté favorisée pour pouvoir subventionner la communauté défavorisée.
La différence entre les deux types de politiques est plus facile à appréhender en
considérant à nouveau notre exemple de revenu de rente, mais en supposant que les revenus
de rente individuels ne sont pas reliés à des individus donnés, mais sont les revenus de rente
de localisation cumulés par tous les résidents d’une communauté donnée. Accorder le droit
de taxer la migration des résidents à l’intérieur de la communauté disposant des revenus de
rente les plus élevés les conduirait à atteindre en permanence des niveaux d’utilité plus
élevés que ceux atteints par la communauté moins favorisée. Ceux qui seraient assez chan-
ceux pour naître dans une région géographiquement plus désirable, ou assez rapides pour
y déménager seraient toute leur vie mieux lotis que ceux qui auraient dû rester dans leur
région moins désirable. En revanche, la solution centralisée égaliserait les niveaux d’utilité
entre les deux communautés en taxant la région aux revenus de rente les plus élevés et en
subventionnant celle aux rentes les plus faibles.
Même lorsque les revenus de rente sont liés aux individus plutôt qu’à leur localisa-
tion, la révélation des préférences à la Tiebout associée aux impôts et aux subventions locales
peut soulever des enjeux d’équité. Ainsi, une communauté peut toujours faire mieux en
admettant un individu dont le revenu de rente est suffisamment élevé. Une fois qu’une
communauté a atteint sa taille optimale en vue du partage des coûts des biens publics, il lui
faut adopter une politique qui, par exemple, n’admettrait que les nouveaux membres qui
apportent avec eux des revenus de rente supérieurs à la moyenne. Cela peut être réalisé en
établissant des exigences de répartition au sein de zones en matière de taille de lots de terrain
et de standing d’appartements, qui écarteraient effectivement ceux dont les revenus sont infé-
rieurs à un certain niveau. L’individu mobile, d’un autre côté, a intérêt à se joindre à une
communauté qui a des revenus de rente plus élevés que les siens. Le croisement de ces deux
stratégies pourrait permettre un tri des individus à l’intérieur des communautés aux revenus
de rente équivalents. Les revenus identiques et l’hypothèse sur les préférences que Buchanan
propose par commodité dans son étude des clubs sont un résultat plausible à la recherche de
Tiebout sur les communautés optimales (Buchanan et Goetz, 1972 ; Epple et Romer, 1991).
pieds » : (1) peut-il exister une répartition équilibrée de la population entre les clubs (les
communautés), (2) l’équilibre qui émerge est-il Pareto-efficient, et (3) quelles sont les
propriétés de redistribution et d’équité qui en découlent ? Afin d’illustrer davantage ces
interrogations, nous allons considérer un exemple simple présenté pour la première fois par
Ellickson (1973).
Supposons que chaque individu i ait la fonction d’utilité hyperbolique u i = xi g
définie avec le bien privé x et le bien public g. Chaque individu d’un club consomme la
même quantité de bien g. Étant donné que ∂u i /∂ xi = g, l’utilité marginale du bien privé
est la même pour tous les individus au sein d’un club. Nous travaillons avec une utilité
transférable en x.
Les coûts unitaires pour fournir le bien g aux clubs de tailles 1, 2 et 3
membres/habitants sont, respectivement, a, b et c. Si a = b = c, on est en présence d’un
bien public pur. Si a = 1/2b = 1/3c, on est en présence d’un bien privé pur. Si le bien est
un bien public pur, la taille optimale du club est la population. Si c’est un bien privé pur, la
taille optimale du club est égale à un individu. Nous supposons que le bien public a des
coûts de congestion tels que :
a < b < 2a et b < c < (3/2)b.
Tout d’abord, considérons la quantité g de biens choisis et le niveau d’utilité obtenu lors-
qu’un individu agit seul. Prenons w pour représenter la richesse de i. Nous maximisons u i
sous la contrainte budgétaire wi = xi + ag ; ce qui donne :
En maximisant en fonction de g et xi ,
∂ Li
= xi − λa = 0 (9.14)
∂g
∂ Li
= g−λ=0 (9.15)
∂ xi
En résolvant pour xi ,
xi = ag (9.16)
À présent, l’utilité de j est représentée par x j g. Si l’on pose qu’au niveau minimum w2j /4a,
j est disposé à entrer dans le club, alors on peut déterminer si un club de deux se forme en
voyant si l’utilité de i dans le club est supérieure à son niveau de sécurité, ce qui donne la
condition
w2j w2
u i = wi + w j g − bg 2 − ≥ i (9.27)
4a 4a
En utilisant (9.25) pour remplacer g et en effectuant quelques réductions algébriques, on
obtient :
2
wi + w j wi2 + w2j
≥ (9.28)
b a
ce qui est la condition nécessaire pour former un club de deux membres. La forme d’un
club dépend de la richesse respective de i et j, et des coûts relatifs de la fourniture en biens
226 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
publics g dans les deux contextes. Pour voir ce qui est en jeu, supposons que w j = αwi ,
avec 0 ≤ α ≤ 1. Alors, pour (9.28) donné, la condition suivante doit être satisfaite :
1 + 2α + α 2 b
≥ (9.29)
1+α 2 a
Les deux côtés de l’inégalité (9.29) ont une valeur comprise entre 1 et 2, mais plus α est
bas, plus la partie gauche de l’égalité (9.29) est faible. Pour former un club de deux, le
revenu de j doit être suffisamment élevé par rapport à celui de i, afin que le partage des
coûts du bien g soit assez important pour que i trouve une compensation à la densification
de la population due à l’entrée de j dans le club (i.e., b devient plus grand que a).
La condition nécessaire pour qu’un club de trois membres ait une fourniture
Pareto-optimale en bien public est donnée par :
wi + w j + wk
g= (9.30)
2c
D’une manière analogue aux démonstrations précédentes, on peut montrer que la valeur
d’une coalition de trois, V (i jk), est (wi + w j + wk )2 /4c. Pour former une grande coali-
tion, il faut satisfaire les conditions (9.31) et (9.32) :
Plus la variable c est petite par rapport à b et a, et plus α est grand, plus il est probable que
la condition (9.35) soit satisfaite. L’individu le plus pauvre, k, sera invité à rejoindre le club
de i et j si son revenu est assez élevé.
Supposons maintenant que α = 1/3, a = 1, b = 3/2, et c = 2. Avec ces paramè-
tres, la condition (9.35) n’est pas vérifiée et le club de trois ne se forme pas. Cependant, un
club constitué des deux individus les plus riches se formera, dès lors que
4w2 /4b > 2w2 /4a, avec b = 3/2 et a = 1. Si les deux individus riches ont la possibilité
de former un club ensemble et de maintenir k à l’extérieur, ils le feront. Si, néanmoins, il
est impossible d’empêcher les individus de se déplacer, c’est ce que k choisira de faire. Le
fait que k décide ou non d’intégrer la communauté dépendra de la part d’impôts qui lui sera
attribuée une fois à l’intérieur. Si, par exemple, la communauté était tenue de financer g en
imposant à tous ses membres le montant de la taxe de Lindhal pour g, alors il serait plus
intéressant pour k d’être dans la communauté plutôt que de rester au-dehors en s’auto-
approvisionnement. Le prix fiscal à la Lindhal est son T M S, qui s’écrit xk /g. Ainsi, à partir
de la contrainte budgétaire,
xk
wk = xk + g (9.36)
g
ou bien
wk
xk = (9.37)
2
La moitié du revenu de k est utilisé pour payer g, et l’autre moitié est utilisée pour sa
consommation de biens privés. Étant donnée sa part de taxe Lindhal, son utilité dans la
communauté de trois membres est :
αw (2 + α)w 7 2
u k = xk g = = w (9.38)
2 2c 72
Tandis que, s’il joue le jeu tout seul, il n’a que
α 2 w2 w2
uk = = (9.39)
4a 36
Ainsi, k choisira de rejoindre la communauté si cela lui est permis, quand bien même l’uti-
lité agrégée de la communauté est plus faible lorsqu’il en fait partie que lorsqu’il ne s’y
trouve pas. Il devrait donc être évident que k pourrait choisir d’entrer dans la communauté
plus riche, même s’il laisse derrière lui d’autres k qui verraient leur situation se dégrader à
cause de son départ de leur communauté.
Même si le club de trois fournit une utilité agrégée plus faible que le club de deux
avec k tout seul, la redistribution effective des deux membres plus riches vers le membre
plus pauvre, lorsque g est fourni aux trois membres et financé par les montants de la taxe
Lindhal, conduit k à entrer dans la communauté, et ce, à son avantage. Nous observons ici
exactement le même type de redistribution Pareto-inefficiente que celle que nous avions
vue dans le chapitre 5, quand un bien privé pur était fourni à une communauté dans des
quantités égales comme s’il s’agissait d’un bien public, et était financé par un prix fiscal à
la Lindhal.
228 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
3w2
= V (i) + V ( j) + V (k) (9.40)
4a
Au moins un membre de la coalition i − j doit payer au maximum le montant de la taxe
Lindhal de sorte que l’utilité individuelle soit d’au moins :
w 2w 2w2
ui = = (9.41)
2 2b 4b
Mais (9.40) implique que
4w2 2w2
> = 2V (k) (9.42)
4b 4a
Ainsi, un membre de la coalition i − j qui ne paie que le prix fiscal Lindhal doit avoir une
utilité plus élevée que l’individu resté au-dehors de la coalition. L’individu extérieur k doit
être en mesure d’offrir au membre de i − j payant au minimum du prix fiscal Lindhal une
proposition plus attractive pour former une coalition de deux personnes, et alors i − j ne
peut être maintenue. Nous avons ici exactement le même cas d’instabilité que celui auquel
nous étions confrontés dans le chapitre 2, lorsque nous étions en présence de multiples
externalités (Aivazian et Callen, 1981).
par conséquent (3), les individus sont plus satisfaits des lots de biens publics dont ils dispo-
sent localement pour une fiscalité donnée là où le tri de Tiebout s’effectue 10.
En ce qui concerne la première implication, de nombreuses études ont trouvé que
les niveaux à la fois des services publics locaux et des taux d’imposition influencent le fait
qu’une famille déménage ou non, ainsi que le choix de la communauté vers laquelle elle se
dirige 11. Par exemple, en examinant les réponses à un sondage effectué dans le Colombus
(Ohio) en 1966, on constate une corrélation significative entre les perceptions individuel-
les sur le fait qu’il y aurait des problèmes avec le voisinage et les intentions de déménager
(Orbell et Uno, 1972). De plus, la tendance à quitter l’endroit plutôt que de recourir à la
discussion, était plus forte dans les régions urbaines qu’elle ne l’était dans les banlieues.
Les individus semblaient penser que la discussion était une option plus efficace dans les
banlieues que dans les villes. John, Downing et Biggs (1995) rapportent qu’un cinquième
de ceux qui changeaient de localité dans la région de Londres considéraient les taux d’im-
position comme un facteur important dans leur décision de déménager 12.
Alors que les riches fuient les hauts niveaux d’imposition, les pauvres se dirigent
vers les hautes prestations d’aide sociale (Gramilch et Laren, 1984 ; Blank, 1988 ; Cebula
et Koch, 1989 ; Cebula, 1991). Cette migration est tellement systématique que les gouver-
nements des États la prennent en compte lorsqu’ils établissent les niveaux des prestations
sociales. Si un État voit qu’un grand nombre de pauvres vivent dans les États voisins, il
mettra en place un niveau de prestations sociales bas (Smith, 1991) 13.
Un groupe social est particulièrement bien adapté pour tester l’hypothèse de
Tiebout, il s’agit des personnes âgées, dès lors que leurs revenus sont typiquement d’ori-
gine non salariale, et qu’ainsi leur choix de lieu de résidence ne dépend pas des caractéris-
tiques du marché du travail. Cebula (1990) a montré que la population des personnes âgées
était manifestement plus disposée à aller dans les États qui n’avaient pas d’impôts sur le
revenu. Les résultats de Conway et de Houtenville (1998) dépeignent cependant un tableau
plus complexe. Ils tentent de considérer à la fois les incitations fiscales qui conduisent les
personnes âgées à se déplacer d’un État à un autre, et les incitations sous la forme de dépen-
ses publiques. Leurs résultats pour l’émigration soutiennent généralement les prédictions
du modèle de Tiebout. Les citoyens âgés sont plus disposés à quitter les États où la part de
la fiscalité est importante et les prix pour les services publics élevés. Les impôts sur la
propriété élevés apparaissent comme un stimulant particulièrement important pour quitter
un État. Néanmoins, en ce qui concerne l’immigration, les résultats de Conway et Houten-
ville ne valident pas l’hypothèse de Tiebout. Les personnes âgées ont tendance à aller dans
les États qui ont globalement les mêmes caractéristiques que celui qu’ils s’apprêtent à
quitter. Les facteurs autres que la composition et l’efficacité du secteur public entre les
10 Une quatrième implication possible serait que les valeurs des habitations soient augmentées dans les commu-
nautés aux dépenses et à la fiscalité élevées (Oates, 1969). Celle-ci est plus problématique et n’est pas étudiée
ici. Voir néanmoins Edel et Sclar (1974), Hamilton (1976) et Epple, Zelenitz et Visscher (1978).
11 Pour un rappel des travaux jusqu’à 1979, voir Cebula (1979). Pour les écrits postérieurs à cette date, voir
Cebula et Kafoglis (1986) et Dowding, John et Biggs (1994).
12 Voir aussi le témoignage supplémentaire présenté par Dowding et John (1996).
13 Pour un rappel de ces écrits avec des références supplémentaires, voir Brueckner (2000).
230 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
États semblent déterminer le choix que les personnes âgées font de leur nouveau lieu de
résidence, une fois qu’ils ont choisi de partir 14.
Tableau 9.1
La fréquence de répartition des indices d’homogénéité des revenus, dans les communes du comté de Los Angeles,
1950, 1970.
Comme dans tant d’autres régions, la Californie a impulsé dans le monde une
tendance croissante vers plus de mobilité, avec Los Angeles comme archétype de la ville
de la fin du vingtième siècle. Si le processus de Tiebout parvient à classer les individus à
l’intérieur de communautés locales homogènes, alors les effets de ce processus devraient
apparaître à Los Angeles. C’est ce qui se produit.
Gary Miller (1981, chap. 6 et 7) a calculé avec la méthode de Herfindhal les
indices des inégalités de revenus (la somme du carré des pourcentages de la population
dans différentes strates de revenus) pour des communes du comté de Los Angeles entre
1950 et 1970. Dès lors qu’il n’utilise que trois strates de revenus, une hétérogénéité
complète des revenus impliquerait un index de 0.333, tandis qu’une homogénéité complète
(tous les habitants se trouvent dans la même strate de revenus) impliquerait un indice de
1,0. En 1950, 60 % des 42 villes pour lesquelles les données étaient disponibles étaient
virtuellement non différenciables du degré maximum d’hétérogénéité et du comté de Los
Angeles dans son ensemble (indice = 0,335) (voir tableau 9.1). Seulement 10 % des villes
de 1950 rentraient dans la catégorie la plus homogène (0,400 et +).
14 Une partie de l’inadéquation entre les résultats de Conway et Houtenville et l’hypothèse de Tiebout peut s’ex-
pliquer comme étant due au niveau d’agrégation de leur analyse. Les États qui ont des impôts sur la propriété
élevés et de hauts niveaux de services publics attirent généralement les individus qui ont des voisins désira-
bles. Les communautés locales dans lesquelles les personnes âgées s’installent ont, cependant des dépenses
d’éducation et des impôts sur la propriété faibles. Le choix que les personnes âgées font de leur nouvelle rési-
dence est également dominé par des facteurs du secteur non public, comme le désir de se trouver près des
enfants et des petits-enfants.
Sortie, protestation et trahison 231
niveau de dépenses démandé par ces citoyens, et que les citoyens sont donc plus satisfaits
avec les biens publics locaux qu’ils consomment. Cette partie du modèle de Tiebout est
soutenue par Gramilch et Rubinfeld (1982a, p. 556), qui constatent que deux tiers des élec-
teurs interrogés dans la région métropolitaine de Detroit souhaitaient qu’il n’y ait aucun
changement au niveau des dépenses publiques, tandis que le désir de changement n’était en
moyenne que de 1 %. Bien que le pourcentage d’électeurs qui ne désirent aucun change-
ment dans les dépenses (60 %) était élevé dans le reste du Michigan, le fait que ce pour-
centage soit plus bas que pour Detroit suggère que les résidents de la région métropolitaine
de Detroit, comme ils disposent d’un plus grand nombre de communautés dans lesquelles
ils peuvent choisir d’habiter, vont plutôt s’installer dans les communautés qui leur assurent
un meilleur niveau de fournitures, et ce, avec le niveau de dépenses qu’ils demandent.
Les constats de Gramlich et Rubinfeld sont corroborés par Ostrom (1983) et
Mouritzen (1989), qui rapportent tous deux que les citoyens expriment une plus grande
satisfaction de leurs services publics locaux dans des régions urbaines dotées d’un plus
grand nombre de circonscriptions locales. La preuve de Brueckner (1982) selon laquelle la
valeur des propriétés, dans 54 communautés du Massachussets, ne suggérait pas non plus
de sous- ou de sur-fourniture de biens publics locaux, apporte encore un soutien supplé-
mentaire à l’hypothèse de Tiebout.
16 Voir aussi McGuire (1974), et à propos des relations entre le « vote-avec-les-pieds » et la règle de l’unanimité,
voir Pauly (1967, p. 317). Dans la proposition de Frey et de Eichenberger (1995, 1999), ce n’est pas la mobi-
lité des citoyens qui stimule la compétition entre les communautés, mais l’entrée et la sortie des unités poli-
tiques à l’intérieur d’un système fédéral.
Sortie, protestation et trahison 233
rences distinctes pour les combinaisons de biens publics. Dès lors que l’on considère que
le choix public a pour tâche de révéler les (différentes) préférences individuelles pour des
biens publics, la formation de clubs et le vote-avec-les-pieds résolvent en partie le
problème du choix public en limitant son champ d’action.
Malgré ces restrictions, la capacité d’exclure certains individus des bénéfices d’un
bien public reste un mécanisme potentiellement puissant pour révéler les préférences indi-
viduelles. Si A demande à faire construire des courts de tennis, et B un terrain de golf, alors,
dans une communauté où tout le monde doit consommer le même panier de biens publics,
et dans laquelle les préférences sont connues au moyen du vote, il est possible que cela
conduise à des quantités non optimales d’au moins un bien pour l’un des votants. Ce votant,
A, est alors bien moins loti que ce qu’il aurait été si B avait aussi préféré le tennis au golf
et était prêt à supporter une plus grande part des coûts de cet équipement. Si A était membre
de la communauté et B à l’extérieur, A préférerait nettement que d’autres individus aux
préférences plus proches des siennes rejoignent la communauté, et, si c’était en son
pouvoir, discriminerait B en leur faveur.
Rien de tout cela n’est vraiment troublant si les biens publics sont le tennis et le
golf, et si les localités sont des clubs privés. Personne ne s’oppose trop énergiquement au
fait qu’un club de tennis réserve l’adhésion à ceux qui veulent jouer au tennis. Mais les
conséquences sont plus gênantes lorsque l’on prend en compte des définitions du bien
public plus générales. Comme nous l’avons vu, quand des individus ont une élasticité-
revenu positive de la demande pour les biens publics, ils tirent des avantages à faire partie
d’une communauté qui a des revenus en moyenne plus élevés que les siens, du fait des
unités supplémentaires de biens publics qu’elle fournit. Même quand un individu voit son
évaluation marginale de bien public taxée – il s’agit du montant de la taxe Lindhal – une
redistribution effective des riches aux pauvres a lieu à travers la distribution égalitaire du
bien public, ce qui se produit nécessairement à partir du moment où les riches et les pauvres
consomment ce bien ensemble. Mais l’élasticité-revenu de la demande d’un individu peut
être regardée comme une sorte de « goût » pour un bien public. Si le titulaire de l’adhésion
à une localité est libre d’exclure de nouveaux membres, alors on peut s’attendre à une
discrimination des individus au sein de localités aux goûts et aux revenus identiques,
contrecarrant les chances pour que ce type de redistribution puisse avoir lieu.
Wicksell suppose que le vote sur les questions de répartition a lieu après la déter-
mination d’une juste distribution des revenus. La même hypothèse pourrait être faite pour
soutenir l’association volontaire comme solution au problème des biens publics. Cepen-
dant, force est de reconnaître ici que l’approche de l’association volontaire est susceptible
d’affecter la distribution des revenus, tout en révélant les préférences pour des biens
publics. Une distribution donnée de revenus privés pourrait être considérée, uniquement
lorsque les individus résident dans des communautés aux strates de revenus hétérogènes,
de sorte que la population relativement pauvre bénéficie de la demande plus élevée de biens
publics formulée par la population relativement plus aisée. La même distribution de
revenus pourrait être considérée comme inique si les individus étaient répartis au sein de
communautés au revenu similaire, et la population relativement pauvre ne pourrait
consommer que les quantités de biens publics qu’elle serait elle-même en mesure de
fournir.
234 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
nelle de l’État sur le mode fédéral peuvent être créés pour minimiser les coûts de transac-
tion afférents aux décisions collectives (Tullock, 1969 ; Breton et Scott, 1978) 17. Mais la
discussion de ce chapitre montre que la création de nouvelles juridictions administratives à
l’intérieur d’un État, que l’attribution de fonctions et de sources de revenu à différentes
unités, ainsi que la définition de droits civiques à l’intérieur d’un État fédéral, améliorent
les résultats, qui vont au-delà des économies réalisées sur les coûts de transaction et de l’ef-
ficience allocative. Ils sont au cœur des caractéristiques normatives de la collectivité.
17 Par analogie, les clubs de propriétaires de facteurs de production (les entreprises) se constituent pour minimi-
ser les coûts de transaction dans le processus de production (Coase, 1937).
236 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES DIRECTES
∂πi ∂ Pi ∂Ci
βi + = Fi +w (9.44)
∂tir ∂tir ∂tir
comme étant la condition que i doit satisfaire lorsqu’il détermine le niveau optimal de son
activité révolutionnaire. Le gain marginal attendu, en termes de bénéfices de bien public
(βi ), d’une heure de participation supplémentaire, ajoutée au plaisir personnel marginal,
doit être égal aux risques d’être capturé pour une heure supplémentaire passée à faire la
révolution, ajoutée au salaire perdu du fait de n’avoir pas travaillé cette heure-là.
Si Oi est élevé, le changement de πi et de Ci , relatif à une heure de participation
supplémentaire pour une personne en moyenne, sera négligeable. Le fait de savoir si quel-
qu’un participe ou non, et si oui, à quel degré, dépendra donc presque uniquement de la
satisfaction personnelle pure tirée de la participation au mouvement révolutionnaire ; parti-
cipation comparée avec les revenus perdus du fait d’avoir pris du temps sur son activité de
marché (Tullock, 1971a, 1974). Ce résultat est très semblable à celui de la littérature sur la
participation électorale.
Pour le citoyen moyen, les bénéfices d’une révolution réussie sont les bénéfices de
pur bien public liés au fait de vivre sous un régime plutôt que sous un autre. Mais pour
certains, βi représente les bénéfices d’une position dans le nouveau gouvernement formé
après la révolution. Pour ces dirigeants, βi et ∂π/∂tir sont tous deux beaucoup plus élevés
que pour la moyenne des individus. Par conséquent, il est plus facile d’expliquer la parti-
cipation des dirigeants à un mouvement révolutionnaire en utilisant un modèle de choix
rationnel que d’expliquer celle de la masse (Silver, 1974 ; Tullock, 1974). Il faut cependant
noter que, pour les dirigeants, Fi et ∂Ci /∂tir sont aussi plus élevés. Selon la théorie du
choix rationnel, les dirigeants d’une révolution sont comme les entrepreneurs dans la
théorie de l’entreprise, des preneurs de risques dotés d’un optimisme extrême quant à leur
capacité à déjouer les pronostics.
L’effet marginal de la contribution d’un individu moyen au succès de la révolution
devrait diminuer avec les contributions agrégées des autres, Oi . Cet effet passager clan-
destin fera diminuer tir (Olson, 1965 ; Austen-Smith, 1981a). Mais plus le nombre d’indi-
vidus est important, moins il y a de danger. Le risque marginal d’être capturé, ∂Ci /∂tir ,
diminue également lorsque l’activité révolutionnaire des autres augmente, ce qui encourage
à plus de participation à la révolution (Gunning, 1972 ; DeNardo, 1985). Les récompenses
personnelles dues à la participation à la révolution sont aussi caractérisées par un effet d’en-
traînement, et augmentent à mesure que d’autres se joignent au mouvement. Ainsi, les
niveaux de participation pourraient être caractérisés par des rendements d’échelle crois-
sants ou décroissants.
Une augmentation des ressources consacrées à l’écrasement de la révolution
devrait conduire à une augmentation de la probabilité marginale d’être capturé, et ainsi
décourager la participation. Plus les coûts monétaires, w, sont élevés, plus la participation
devrait être faible.
Bien que l’approche de l’activité révolutionnaire par le comportement rationnel
donne quelques aperçus des raisons pour lesquelles des révolutions se produisent, elle
Sortie, protestation et trahison 237
n’engendre pas pour autant une grande variété d’implications testables. Il apparaît cepen-
dant que le succès d’une révolution est considérablement affecté par les ressources que le
régime déploie pour y mettre un terme, et, par ce moyen, pour freiner la participation
(Silver, 1974 ; DeNardo, 1985).
Peut-être l’implication la plus caractéristique de la théorie est de prévoir que la
participation décline avec le taux de salariat. Austen-Smith (1981a) a aussi montré qu’elle
diminuait avec une réduction de l’incertitude sur les salaires, si les participants avaient une
aversion pour le risque. Des tests de ces implications réalisés par Finney (1987) montrent
que le nombre de morts dues à des violences politiques dans un pays est négativement lié
au niveau et à la croissance du revenu national, et est positivement lié à l’écart-type du taux
de croissance (une mesure de l’incertitude).
Bien que les résultats, à l’instar de ceux de Finney, soient encourageants, il est
temps de voir dans quelle mesure le modèle du comportement rationnel peut expliquer un
comportement aussi extrême que celui observé lors des révolutions. Exactement comme la
fourniture volontaire d’un bien public, le choix optimal des individus les plus rationnels,
lorsqu’une réunion est appelée à se transformer en révolution, est de rester chez soi (Olson,
1965 ; Dixit et Olson, 2000). Néanmoins, ces modèles comblent un vide analytique dans la
littérature du public choice. Dans un État fermé, un individu risque toujours d’être
« exploité » ou « tyrannisé » par une majorité ou une minorité de ses compatriotes. Ses
choix, dans de telles situations, sont de continuer à s’investir dans la protestation dans
l’espoir que cela changera, ou de chercher une nouvelle collectivité par le biais de la migra-
tion, ou encore d’en créer une nouvelle en faisant la révolution. L’objectif de la théorie du
choix public doit être d’expliquer ces trois types de choix.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
La discussion autour de l’efficience et de l’équité dans un système fédéral est antérieure aux écrits de
Tiebout sur le choix public. Voir, par exemple, Buchanan (1950, 1952), Scott (1950, 1952a,b) et
Musgrave (1961).
Ng (1985b) montre que l’on ne peut pas obtenir l’efficience en formant un club sans que l’on viole
soit l’équité, comme on l’a soutenu précédemment, soit la liberté (d’association volontaire).
Les écrits de Tiebout à propos des clubs ont été revisités par Hendersen (1979) ; Sandler et Tschir-
hart (1980, 1997) ; Dowding, John et Biggs (1994) ; et Inman et Rubinfeld (1997). Ostrom et
Walker (1997) examinent les propriétés d’une variété d’organisations faites sous la forme de clubs
ou de communautés politiques.
Les propriétés des marchés dans le domaine des biens publics excluables des prix sont analysées par
Oakland (1974), Burns et Walsh (1981), Brennan et Walsh (1981) et Walsh (1986).
Sur ces questions, on pourra également trouver les principaux ouvrages d’A. Hirschman traduits en
français.
Une recension en français des théories économiques des révélations à été faite par J.-D. Lafay (1991).
PARTIE
3
LES
CHOIX PUBLICS
DANS LES DÉMOCRATIES
REPRÉSENTATIVES
Dans cette troisième partie, nous allons étudier les propriétés de différents types de gouver-
nement représentatif qui ont été élaborés et suggérés afin d’améliorer le mécanisme de
révélation des préférences qu’est la démocratie directe. Deux modèles de démocratie repré-
sentative sont généralement opposés : le gouvernement fédéral du type de celui qui a été
mis en place aux États-Unis et le modèle d’État central, tel qu’il s’est développé en France.
Ce chapitre applique la théorie des clubs exposée au chapitre 9, décrit les qualités du
modèle fédéral américain et propose un certain nombre d’applications de la théorie du fédé-
ralisme au cas de la Suisse, de l’Allemagne et du Canada.
Figure 10.1
Points idéaux dans un système politique fédéral.
Les neuf membres consomment la même quantité de biens publics G F . Les indi-
vidus A1 , A2 et A3 appartiennent à la communauté A, et consomment uniquement la quan-
tité de biens publics G L fournie par leur juridiction. Le même raisonnement s’applique aux
trois individus appartenant à B et aux trois autres appartenant à la juridiction C.
Supposons que les neuf individus décident sous une règle de vote à la majorité des
quantités de biens publics G F et G L et que la quantité de bien public G L relève d’une déci-
sion de chaque groupe de trois. Tous les électeurs ont des préférences unimodales et déci-
dent dans un espace des choix à une seule dimension. Cela permet, d’une part, d’appliquer
le modèle de l’électeur médian et implique, d’autre part, que les quantités fournies des
Fédéralisme 243
biens G F et G L correspondent au point idéal, B2 , de l’électeur médian dans cet espace poli-
tique. Étant donné que G F possède les propriétés d’un bien public pour l’ensemble de la
collectivité (neuf personnes), toute quantité de biens G F et G L choisie, doit être consom-
mée par l’ensemble des neuf citoyens. Sous la règle de la majorité simple, le montant B2
peut être considéré comme l’optimum économique. À l’inverse, les propriétés de biens
publics G L sont propres à chaque juridiction locale. Connaissant les points idéaux de la
figure 10.1 et sous le postulat de préférences unimodales, les membres de la juridiction A
peuvent tous améliorer leur situation si une quantité plus faible de G L est produite. Les
membres de la juridiction C verront leur situation s’améliorer si la quantité de bien public
G L s’élève. De telles quantités seront choisies si chaque juridiction locale peut décider à la
majorité simple de son propre niveau de bien public G L . Ainsi, le meilleur mécanisme
institutionnel pour bénéficier des quantités G F et G L idéales consiste, d’une part, à donner
au niveau de décision le plus élevé (les neuf électeurs) le soin de décider de la quantité de
bien public G F et au niveau le plus bas (trois électeurs) la responsabilité de choisir la quan-
tité de bien public G L . Si on adopte une telle solution, on crée un État fédéral.
À partir de l’exemple précédent, supposons maintenant que G F est la défense
nationale et G L la police. Si une partie quelconque de la France était envahie par une armée
étrangère, c’est toute la population française qui serait en danger. Tous les Français ont
donc un intérêt commun à assumer leur défense contre une éventuelle invasion. Les Pari-
siens ne sont, en revanche, nullement affectés par les cambriolages ou les incendies sévis-
sant à Marseille. La défense nationale concerne l’ensemble des Français et sa production
provoque des effets de débordement (spillover effects). Les Français peuvent, alors, avoir
intérêt à produire la défense nationale au niveau central (État) et la police au niveau local.
La ville de Paris produit le bien sécurité pour les Parisiens et l’État central protège les Fran-
çais contre une invasion étrangère. L’impôt local finance la police locale. L’impôt national
finance la défense nationale. La définition d’une structure de gouvernement idéal dépend
ainsi du type de bien public auquel on se réfère. Le fédéralisme s’impose comme le
meilleur système, car un système unitaire produit une quantité de police identique sur tout
le territoire français, alors que la ville de Paris a un besoin moins important de sécurité que
la ville de Marseille. Un système unitaire produit la quantité de bien public local (police)
qui correspond à la demande de l’électeur médian national alors qu’il faudrait qu’elle repré-
sente la demande de l’électeur médian des citoyens de la ville de Marseille.
Un État fédéral a deux caractéristiques fondamentales : (1) séparation et chevau-
chement des niveaux de gouvernement et (2) spécialisation des compétences à chaque
niveau de gouvernement. La situation extrême d’un système fédéral reposerait sur l’exis-
tence d’autorités spécifiques pour chaque niveau de gouvernement. Chaque niveau serait
en mesure de déterminer à la fois le niveau de dépenses publiques et le montant d’impôts
pour financer ses dépenses. Aucun système fédéral contemporain ne correspond à ce cas
extrême.
Aux États-Unis, par exemple, les compétences primaires pour l’application des
lois concernent les gouvernements locaux et l’État fédéral, bien que le Congrès américain
ait voté des lois qui encadrent certaines infractions pénales ayant pour conséquence que la
police fédérale, telle que le FBI (Federal Bureau of Investigation), peut souvent être
conduite à faire ce que font déjà les polices locales ou à les accompagner dans leur travail.
244 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
Dans plusieurs pays de tradition fédérale, comme l’Allemagne, les gouvernements locaux
et régionaux disposent d’une autorité très limitée pour lever leurs propres impôts. Ils se
retrouvent, alors, contraints lors de l’affectation des transferts reçus du gouvernement
central. Malgré quelques différences entre les États fédéraux, tous les pays qui ont adopté
ce modèle de gouvernement présentent ces deux caractéristiques à des degrés plus ou
moins variables.
L’existence de l’État s’explique généralement par les défaillances du marché
(chapitre 2). Lorsque l’on étend ce raisonnement aux juridictions politiques et au système
fédéral, on cherche à savoir quel niveau de gouvernement doit produire quel type de bien
public : police, justice, ramassage des ordures ménagères, éducation, etc. On veut s’assu-
rer que ce sont bien les individus qui utilisent le bien public qui contribuent à son finance-
ment 1. L’application de la théorie économique des externalités à la définition de la
structure politique détermine les frontières de chaque gouvernement sur la base de l’am-
pleur des externalités générées par la fourniture de biens publics, ou encore la taille de la
juridiction dans un jeu de type dilemme du prisonnier. Si la taille des externalités dérivées
de deux biens publics en présence est identique, alors, ces deux biens peuvent être produits
au niveau du même gouvernement. Si, en revanche, ces deux biens publics ne génèrent pas
le même niveau d’externalités géographiques, une structure fédérale optimale impliquera
que chaque bien soit fourni par un gouvernement différent, par exemple chaque loi sera
déterminée et appliquée par un gouvernement différent. Un individu pourrait facilement
être citoyen dans des centaines de gouvernements différents mais qui se chevauchent.
Il est plutôt évident qu’un tel design institutionnel peut ne pas être optimal. En
mobilisant la fameuse théorie des coûts de transaction, une autre explication de la forma-
tion des États fédéraux peut être avancée. L’existence de coûts de transaction peut expli-
quer pourquoi un État fédéral est composé, de manière optimale, de quelques niveaux de
gouvernement dotés de compétences multiples plutôt que de centaines de niveaux de
gouvernement avec seulement une compétence attribuée. Même dans une démocratie
directe, chaque citoyen doit encourir des coûts de participation aux décisions prises lors de
réunions définissant les actions à prendre. Il doit, donc, contrôler ceux qui exécutent les
tâches qu’il a autorisées. Remplacer la démocratie directe par une démocratie représenta-
tive allège le fardeau des décisions budgétaires et fiscales des citoyens vers les représen-
tants politiques, mais en contrepartie alourdit le fardeau lié à la participation au processus
de désignation des représentants, et in fine étend les devoirs de contrôle des citoyens aux
représentants choisis et aux bureaucrates qui exécutent les décisions collectives. Si les
citoyens sont mobiles à travers les juridictions, nous devons prendre en compte les coûts
liés à la décision de localisation géographique et donc aussi les coûts de déplacement. Les
personnes qui évoquent les problèmes d’attribution de compétences dans un système
fédéral doivent mettre dans la balance d’un côté les coûts de transaction liés à l’existence
de multiples niveaux de gouvernement et de l’autre, les inefficacités informationnelles qui
surviennent en présence d’un seul gouvernement aux compétences élargies au regard des
bénéfices que ce gouvernement apporte aux citoyens.
Dans ces conditions, pourquoi ne pas envisager un seul niveau de gouvernement
qui décide de tous les enjeux publics ? Le caractère non optimal de cette attribution dans
1 Principe dit du théorème de Oates (1972).
Fédéralisme 245
notre exemple précédent dépend de l’idée de contrainte qui pèse sur le gouvernement
« supérieur » lorsqu’il décide de choisir le même niveau de biens pour toutes les juridictions
de niveau inférieur. Une telle contrainte n’a aucune raison d’exister. Les individus ont la
liberté de choisir s’ils veulent une quantité spécifique de G L pour chaque communauté : A,
B ou C ou s’ils préfèrent imposer à tous les membres de la communauté une même quantité
de G L . Si les trois citoyens de la juridiction B sont indifférents entre ces deux propositions,
les six autres électeurs (juridictions A et C) seront en faveur d’un montant de bien public
G L différent. Ainsi, une assemblée unique de tous les citoyens attribuant des responsabili-
tés pour les niveaux de biens publics locaux et nationaux pourrait, en principe, reproduire
les mêmes décisions que lorsque les biens publics sont fournis par les juridictions locales.
La raison pour laquelle les quantités de tous les biens publics ne sont pas décidées
dans une assemblée unique de citoyens (ou de leurs représentants) est encore une fois liée
à l’existence de coûts de transaction. Une fois que nous élargissons la liste des biens publics
à produire à l’échelle locale, régionale et nationale, il deviendra inconcevable pour une
assemblée unique de décider les quantités de chaque panier de biens publics à fournir pour
chaque juridiction 2.
2 Une partie de la littérature étudie la relation entre coût de transaction et bien public dans le cadre du problème
de l’affectation des compétences. Voir Tullock (1969), Oates (1972) et Breton et Scott (1978). Une bonne
revue de la littérature est proposée par Inman et Rubinfield (1997).
3 La suite de la partie III traite d’un gouvernement représentatif, nous n’entrerons pas dans les détails du prin-
cipe de fonctionnement d’un tel gouvernement mais considérerons plutôt une version simplifiée.
246 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
Notons que sous un système représentatif détaché de son socle territorial et si les
quantités de G L sont décidées au niveau de chaque juridiction nationale, une coalition entre
les partis A et B favorisera, toutes choses égales par ailleurs, une fourniture uniforme de G L
dans toutes les juridictions locales qui étaient entre A3 et B1 . Cela a pour conséquence de
réduire la quantité de biens publics pour deux des trois juridictions, quand elles sont seules
responsables de la décision. C’est pourquoi nous écrivons « trop grande » entre guillemets
dans le titre de cette section. Dans un système fédéral, les stratégies de coalition et la redis-
tribution des biens publics par le gouvernement central engendrent généralement une situa-
tion de surproduction de biens publics locaux dans certaines juridictions et de sous-
production dans d’autres.
Cette conclusion est un cas particulier de l’exploitation de la minorité par la majo-
rité sous la règle de la majorité simple, que Tullock a décrit dans son exemple sur les
fermiers et les routes. Certains ont contesté cet argument. Nous examinons désormais leurs
arguments.
10.2.2 Universalisme
La thèse selon laquelle une coalition réussit à exploiter la règle de décision collective à la
majorité pour faire payer plus certains membres de la collectivité n’est pas partagée par
tous les auteurs. Cette forme de « tyrannie » de la majorité gagnante n’est pas évidente, car
l’alternance politique rend cette stratégie risquée. Le représentant ou le parti qui se trouve
dans une coalition gagnante aujourd’hui peut se retrouver du côté des perdants demain.
Pour éviter de tels risques, plusieurs auteurs ont soutenu que les assemblées législatives
adoptent une norme d’universalisme. Chaque juridiction locale fournit un bien public local
que le gouvernement central fournit à son tour.
Si le gouvernement central utilise une norme d’universalisme, il doit déterminer
les quantités de bien G L pour chaque juridiction locale. Il est probable qu’il fournisse les
montants A2 , B2 et C2 si les préférences des citoyens sont telles que représentées sur la
figure 10.1. La validation empirique d’un tel universalisme suggère que les demandeurs les
plus « forts » ont une plus grande influence dans l’assemblée (Weingast et Marshall, 1988 ;
Hall et Grofman, 1990). Ainsi, au lieu d’avoir un ensemble de résultats A2 , B2 et C2 , les
situations A3 , B3 et C3 sont attendues.
Souvent, l’effet d’une représentation géographique n’implique pas nécessairement
qu’un bien public local donné soit fourni par le gouvernement central pour chaque juridic-
tion locale, mais plutôt que différents biens publics locaux soient produits. Chaque repré-
sentant d’une assemblée fédérale propose un projet favori (a pet project) que les électeurs
aimeraient voir financer par le gouvernement fédéral. L’application de la norme d’univer-
salisme résulte de la satisfaction de l’ensemble de ces souhaits.
Schwartz (1994) présente un modèle pour expliquer comment ce phénomène se
manifeste. Chaque représentant est préoccupé par sa réélection. Les électeurs de leur côté
sont préoccupés par la fourniture des projets favoris. Les électeurs ignorent les coûts de tels
programmes. Le résultat final est la production de biens publics locaux par le gouvernement
central qui aurait été individuellement rejetés par les juridictions locales respectives.
Fédéralisme 249
G A = R A + s A RB G B = RB + sB R A (10.1)
5 Gilbert G. (1996).
250 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
Si tous les citoyens de la juridiction A avaient le même revenu, Y A , et des fonctions d’uti-
lité de la forme U A (X A , G A ), alors ils s’accorderaient à l’unanimité pour construire la
quantité de routes qui maximise la formule lagrangienne suivante :
L = U A (x A , G A ) + λ(Y A − Px x A − Pr R A ) (10.2.)
où Px et Pr sont respectivement les prix du bien privé X et des routes, et G A satisfait l’équa-
tion 10.1. Le programme d’optimisation de 10.2 donne les conditions de premier ordre
suivantes :
∂U A
∂G A Pr
= (10.3)
∂U A Px
∂XA
Une condition similaire pourrait être dérivée pour le citoyen représentatif de la juridiction
B (tous les agents de B ont une fonction d’utilité identique).
Pour obtenir les quantités Pareto-optimales de routes, nous maximisons l’utilité
d’un représentant A en fonction de quatre variables de décision X A , X B , R A et R B sous la
contrainte que l’utilité d’un représentant B soit constante, et d’une contrainte budgétaire
agrégée.
L P O = U A (x A , G A ) + λ(U B − U B (x B , G B ))
(10.4)
+ γ (Y A + Y B − Px x A − Px x B − Pr R A − Pr R B ).
Quatre conditions de premier ordre en sont déduites :
∂ L PO ∂U A
= − γ Px = 0
∂XA ∂XA
∂ L PO ∂U B
= − γ Px = 0
∂XB ∂XB
(10.5)
∂ L PO ∂U A ∂G A ∂U B ∂G B
= −γ − γ Pr = 0
∂ RA ∂G A ∂ R A ∂G B ∂ R A
∂ L PO ∂U A ∂G A ∂U B ∂G B
= −γ − γ Pr = 0
∂ RB ∂G A ∂ R B ∂G B ∂ R B
À partir de (10.1), nous obtenons :
∂G A ∂G A ∂G A ∂G B
= 1, = SB , = 1, = SA (10.6)
∂ RA ∂ RB ∂ RB ∂ RA
En substituant (10.6) dans (10.5), on obtient 6 :
∂U A /∂G A Pr ∂U B /∂G B
= − sB
∂U A /∂ X A Px ∂U B /∂ X B
(10.7)
∂U B /∂G B Pr ∂U A /∂G A
= − sA
∂U B /∂ X B Px ∂U A /∂ X A
6 On peut comparer ce raisonnement aux dérivations portant sur les externalités dans l’équation (2.34) à travers
(2.41).
Fédéralisme 251
L’équation (10.3) établit que la condition est satisfaite lorsque le citoyen représentatif de la
juridiction A maximise son utilité ignorant les conséquences de sa décision pour B. Une
condition analogue vaut pour B. En substituant (10.3) dans (10.7), nous obtenons :
∂U A /∂G A Pr
= (1 − s B )
∂U A /∂ X A Px
(10.8)
∂U B /∂G B Pr
= (1 − s A )
∂U B /∂ X B Px
Pour atteindre une offre Pareto-optimale de routes dans les deux juridictions, une subven-
tion pigouvienne doit être proposée à une juridiction A selon un principe d’égalisation entre
chaque quantité de routes et le niveau proportionnel d’externalités dérivées de ses routes
vers la juridiction B.
Une manière de résoudre ce problème consiste à laisser le niveau de gouvernement
le plus élevé prélever une imposition forfaitaire sur les deux juridictions et à offrir ensuite
à chacune d’elles des subventions sous la forme de subventions compensatoires (matching
grants). L’effet d’une subvention compensatoire sur les achats d’une juridiction locale est
illustré sur la figure 10.2. En l’absence de toute subvention, la juridiction fait face à sa
Figure 10.2
Les effets d’une subvention de compensation.
252 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
Figure 10.3
Les effets de subventions affectées forfaitaires.
Si les citoyens du groupe A préfèrent des quantités de biens publics plus faibles que
ceux des groupes B et C (parce qu’ils sont par exemple plus pauvres que les citoyens de B
et C), la consommation de biens privés dans le groupe A devrait, alors, être plus faible que
dans les deux autres juridictions. Si les citoyens dans B et C désirent seulement que le
niveau de bien-être des citoyens de A augmente par l’intermédiaire de subventions inter-
gouvernementales, ils voteront, sans doute, pour la mise en œuvre d’une subvention géné-
rale. Une telle subvention permettrait aux citoyens du groupe A d’utiliser les fonds de la
manière qu’ils souhaitent, et donc d’affecter ces sommes aux biens publics et privés de
manière à maximiser leur niveau d’utilité. C’est la forme de subvention intergouverne-
mentale qui est la plus compatible avec le choix souverain du consommateur/citoyen. Ainsi,
la logique derrière la forme optimale de subvention intergouvernementale est complète-
ment renversée lorsqu’il s’agit d’atteindre une optimalité parétienne : là où les subventions
compensatoires sont préférables pour corriger les inefficacités produites des externalités
inter-juridictionnelles, les subventions générales sont optimales pour éliminer les externa-
lités interpersonnelles qui surviennent lorsque les résidents de juridictions riches prennent
en considération la situation des personnes qui résident dans des juridictions pauvres.
Parfois, il est avancé que les subventions intergouvernementales sont nécessaires
pour les juridictions à faible revenu, non seulement pour permettre à leurs citoyens d’amé-
liorer leur niveau de bien-être, mais aussi pour leur permettre d’augmenter leurs achats de
biens spécifiques fournis volontairement par le gouvernement. Les citoyens de juridictions
riches retirent seulement un niveau d’utilité en dehors de la consommation supplémentaire
de certains biens publics par les juridictions pauvres. L’éducation constitue un bon exemple
d’un tel bien spécifique. Si le groupe A peut produire de l’éducation sans en supporter l’in-
tégralité des coûts fiscaux, l’électeur médian de ce groupe choisira un niveau A2 d’éduca-
tion supérieur à celui qu’il aurait choisi en l’absence de subvention. Les citoyens des
juridictions B et C, de leur côté, considèrent qu’aucun enfant ne devrait recevoir moins
d’éducation qu’un niveau implicite B2 d’éducation. Si c’était le cas, les subventions fédé-
rales de nature compensatoire ou affectées en matière d’éducation versées aux juridictions
locales pourraient être nécessaires pour atteindre une optimalité parétienne.
Il existe d’autres facteurs qui affectent la nature et la taille des subventions inter-
gouvernementales mais plusieurs d’entre eux restent des hypothèses sur l’existence réelle
de telles subventions plutôt que des hypothèses sur leur justification normative. Analysons
ces différences dans la section suivante.
résidents, car dans ce cas de figure (subvention sans condition) seul l’effet revenu joue.
Cependant, cette prévision a été régulièrement invalidée dans la littérature empirique. La
hausse des dépenses publiques locales a été évaluée en moyenne entre 25 % et plus de
200 % du montant de la subvention accordée, avec une moyenne supérieure à 50 %. Fina-
lement, l’argent transféré du gouvernement central vers un gouvernement local reste « collé
au secteur public local ». Ce résultat est tellement récurrent qu’il a donné son nom à l’effet
« papier tue-mouche » (flypaper effect) 7.
La réfutation empirique de l’impact prévu des subventions gouvernementales a
donné lieu à une inflation de travaux ancrés dans la littérature du fédéralisme financier, qui
ont soit tenté de raffiner le modèle théorique pour l’adapter aux données empiriques, soit
tenté d’améliorer les données utilisées pour les faire correspondre au modèle théorique 8.
La littérature est si vaste qu’il serait impossible de l’analyser en profondeur. Nous nous
contenterons donc ici d’un double examen explicatif de l’effet flypaper et d’une discussion
critique des modèles économétriques mobilisés.
Une première explication de l’effet flypaper concerne un autre concept, celui de
l’illusion budgétaire – fiscal illusion – (Courant, Gramlich et Rubinfeld, 1979 ; Oates,
1979). Tanzi (1980) a établi que ce concept d’illusion budgétaire remontait aux travaux de
John Stuart Mill en s’appuyant sur les citations de Pareto. Mais c’est plutôt à l’économiste
italien Puviani (1897, 1903) que le mérite revient dans une première tentative d’inscrire
l’illusion budgétaire dans une théorie positive du gouvernement (voir la discussion dans
Buchanan, 1967, pp. 126-43). L’idée générale derrière ce concept repose sur le principe
qu’il existe certaines sources de recettes budgétaires qui ne sont pas complètement ou tota-
lement observées par les citoyens. Si l’argent provenant de telles sources est dépensé, un
grand nombre de citoyens bénéficieront des dépenses publiques correspondantes et soutien-
dront l’augmentation de dépenses publiques. Parce que les individus ne sont pas toujours
conscients des sources de telles dépenses publiques, ils ne perçoivent finalement pas le fait
qu’ils ont acquitté pour cela des impôts plus élevés ou qu’ils ont finalement renoncé à une
baisse d’impôts pour obtenir davantage de biens publics. Ainsi, les dépenses engagées par
des recettes dont l’origine n’est pas perçue par les citoyens en raison d’illusion budgétaire
devraient augmenter la popularité du gouvernement. Par ailleurs, les gouvernements en
place qui cherchent à être réélus ont une forte incitation à dépenser toute recette qui est
sujette à illusion budgétaire, voire même à chercher des recettes budgétaires qui présentent
une telle caractéristique. En ce qui concerne la problématique des subventions intergou-
7 L’impact des transferts forfaitaires sur la dépense locale est positif. Cela signifie que les transferts encouragent
les dépenses publiques locales. Ce problème est connu sous le nom de flypaper effect (expression de Gram-
lich et Galper, 1973). Rigoureusement, il correspond au fait qu’un euro de transfert supplémentaire induit une
augmentation de la dépense locale qui est supérieure à celle qui résulterait d’un euro de revenu supplémentaire
pour l’individu représentatif de l’Administration Publique Locale (APUL) considéré. Si l’agent représentatif
de l’APUL considéré dispose d’un euro de revenu supplémentaire, il va utiliser ce revenu supplémentaire pour
partie pour consommer davantage de biens privés mais également pour partie pour accroître ses dépenses et
sa demande de biens publics locaux. L’accroissement des transferts de l’État provoque ainsi une augmentation
des dépenses publiques. Kurnow (1963) et Gramlich (1977), dans leur revue de la littérature, dressent une liste
des augmentations estimées dans les dépenses locales qui correspondent en moyenne à 245 % du montant de
la subvention.
8 Pour des revues de la littérature, voir Gramlich (1977), Inman (1979), Fisher (1982), Heyndels et Smolders
(1994, 1995), Hines et Thaler (1995), Becker (1996) et Bailey et Connolly (1998).
256 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
vernementales, l’illusion budgétaire implique que les électeurs ne perçoivent pas que ces
subventions leur sont implicitement dédiées, plutôt qu’aux décideurs publics locaux, et
donc l’argent pourrait être alloué directement aux électeurs si les gouvernants décidaient
d’agir ainsi. L’ignorance des citoyens à la logique économique des subventions intergou-
vernementales explique donc cette illusion budgétaire. Cela revient à dire que l’illusion
budgétaire conduit les gouvernements locaux à dépenser une part plus importante des
subventions reçues dans le but de maximiser l’utilité des électeurs. Le gouvernement local
peut donc tirer un bénéfice de cette situation, ce qui explique le paradoxe de l’effet flypa-
per.
La partie précédente expliquant l’effet flypaper souligne la motivation des élus
locaux à augmenter leur popularité. Une seconde explication de l’effet flypaper met en
avant la motivation de dirigeants locaux non élus qui exercent des responsabilités bureau-
cratiques. Niskanen (1971) a formulé l’hypothèse que les bureaucrates cherchent à maxi-
miser la taille de leur budget. Sa théorie s’appuie sur l’existence d’asymétries
informationnelles où les décideurs publics locaux élus sont en déficience d’information par
rapport aux bureaucrates de leur administration qui possèdent cette information 9. À l’appui
de cette théorie économique de la bureaucratie, l’effet flypaper peut être expliqué de la
manière suivante : le gouvernement central alloue à un gouvernement local une subvention
spécifique pour un programme d’éducation. La subvention est moins importante que le
budget d’éducation actuel du gouvernement local et correspond donc à une subvention
générale qui devrait entraîner une faible hausse des dépenses publiques d’éducation. Les
bureaucrates en charge du budget local d’éducation tiennent à dépenser cet argent et profi-
tent de l’ignorance des élus locaux sur les coûts et bénéfices des programmes d’éducation
pour les convaincre que cet argent est réellement important pour améliorer la qualité des
programmes locaux d’éducation. Une part importante de cette subvention finit donc
comme un supplément dans le budget local dédié à l’éducation 10.
La prévision selon laquelle les subventions intergouvernementales auraient un
impact budgétaire modeste s’applique aux subventions générales et à la plupart des subven-
tions spécifiques (affectées). L’impact des subventions compensatoires pourrait être beau-
coup plus grand. Comme il n’est pas toujours facile de déterminer la nature des subventions
versées, certaines subventions compensatoires ont été prises en compte (à tort) dans les
études empiriques qui trouvent un effet flypaper. Cela reste une explication empirique
possible.
Une explication analogue consiste à avancer qu’une subvention spécifique pour-
rait implicitement être une subvention compensatoire (Chernick, 1979). Lorsque le gouver-
nement central décide d’allouer une subvention compensatoire d’éducation à un
gouvernement local, il présume que le gouvernement local dépensera davantage en éduca-
tion. Si le gouvernement local choisit d’utiliser l’essentiel de cette subvention pour réduire
le niveau d’imposition et non pour améliorer l’offre d’éducation, l’objectif du gouverne-
ment central ne sera pas atteint. Ce résultat pourrait réduire la probabilité qu’une telle
9 La théorie de Niskanen est discutée dans le chapitre 16, avec la théorie de Brennan et Buchanan (1980).
10 L’explication de Wilde (1968, 1971) de l’effet flypaper anticipe d’une certaine façon le modèle de Niskanen.
Schneider et Ji (1987) fournissent un support empirique pour l’explication fondée sur le pouvoir bureaucra-
tique en montrant que l’accroissement de la compétition entre gouvernements – qui réduit probablement le
pouvoir monopsonique de la bureaucratie – réduit l’étendue de l’effet flypaper.
Fédéralisme 257
subvention soit de nouveau versée à l’avenir. Si les membres du gouvernement local réali-
sent cela – et sinon, il est vraisemblable que les membres du gouvernement central les
sensibilisent à ce danger – alors ils traiteront la subvention spécifique comme une subven-
tion compensatoire et augmenteront leur budget d’éducation d’un montant supérieur à celui
garanti par l’effet revenu de la subvention elle-même. Il est donc préférable pour les élus
locaux d’obtenir des transferts du gouvernement central même s’ils doivent les dépenser en
éducation que de ne rien obtenir du tout.
Plusieurs critiques ont été adressées aux analyses économétriques cherchant à
estimer l’effet flypaper. Mais l’amélioration des techniques économétriques ne semble pas
suffisante pour éliminer cet effet 11. Peut-être que la critique la plus simple et probablement
la plus dévastatrice de la vérification empirique de l’effet flypaper est celle fournie par
Becker (1996). Elle consiste à éliminer l’effet flypaper en substituant une fonction loga-
rithmique à une fonction linéaire basique. Parmi les nombreux travaux économétriques,
l’impact de telles substitutions reste modeste au regard des conclusions tirées. En attendant
la confirmation des travaux de Becker avec d’autres bases de données, on doit toujours
conclure qu’une part significative d’une subvention fédérale entraîne une surconsomma-
tion de services publics locaux 12.
respectivement sur les figures 10.4a et 10.4b l’évaluation marginale des dépenses engagées
par les élus locaux (M VL ) et les élus fédéraux (M VF ) (si nous avions considéré comme
décisives les préférences des bureaucrates maximisateurs de budget, alors les courbes
représenteraient les utilités marginales des bureaucrates locaux et fédéraux).
Alors que la dépense publique peut faire gagner des votes, augmenter le niveau
d’imposition peut, toutes choses égales par ailleurs, en faire perdre. Les droites MCL et
MCF sur les figures 10.4a et 10.4b représentent les coûts marginaux d’une popularité
réduite pour chaque recette supplémentaire nécessaire au financement des dépenses
publiques engagées aux deux niveaux de gouvernement. Si la constitution définit l’alloca-
tion de biens publics locaux aux gouvernements locaux et l’allocation de biens publics
nationaux aux gouvernements fédéraux, alors ces deux niveaux de gouvernement choisis-
sent d’offrir les quantités G 0L et G 0L où le gain marginal d’une augmentation de dépenses
sur la probabilité d’être réélu égalise juste la baisse de la probabilité d’être réélu suite à une
hausse des impôts.
Maintenant, considérons que les représentants à l’assemblée nationale sont géogra-
phiquement élus et que cette même assemblée est libre de fournir directement des biens
publics locaux ou d’allouer des subventions aux gouvernements locaux. Ces représentants
peuvent alors augmenter leurs chances d’être réélus en dépensant plus en biens publics
nationaux et en dépensant davantage en biens publics locaux. À partir de ce raisonnement,
représentons sur la figure 10.4b l’évaluation marginale d’une augmentation de dépenses
publiques locales pour ceux qui siègent à l’assemblée nationale.
L’évaluation marginale des dépenses au niveau fédéral pour des biens publics
locaux et nationaux est donnée par M VF + M VL . Le nouveau niveau de dépenses fédéra-
les totales, incluant les subventions versées au gouvernement local et la fourniture directe
Figure 10.4
Effets des subventions sur les dépenses du gouvernement dans un système fédéral.
Fédéralisme 259
de biens publics locaux est G TF , qui est la somme des dépenses du gouvernement central en
biens publics nationaux, G GF , et la somme des subventions ou dépenses directes locales,
G G (G G = G TF − G GF ). La production totale du gouvernement central augmente et ses
dépenses en biens publics nationaux baissent de G 0F à G GF . Le financement de biens publics
locaux en dehors des recettes fédérales a pour conséquence de « faire sortir » du budget
fédéral le financement de certains biens publics nationaux. Si G 0F était le niveau optimal de
dépenses des biens publics nationaux, alors le changement du financement de certains
biens à partir du budget du gouvernement local vers le niveau national aurait pour effet de
rendre trop petit le budget fédéral prévu pour le financement des biens publics nationaux 14.
En regardant cette fois du côté du gouvernement local (figure 10.4b), nous obser-
vons qu’une subvention G G fait déplacer le coût marginal du gouvernement local sur
MC LG . Le nouveau niveau de dépenses locales incluant la subvention est G GL . Même si nous
avions admis que la subvention était une subvention générale plutôt qu’une subvention
compensatoire, en autorisant le gouvernement local à couper certains impôts, la subvention
réduit son coût marginal d’achat de biens publics locaux et débouche sur une augmentation
des dépenses de biens publics locaux de G GL − G 0L , soit un montant qui excède celui que
nous aurions pu observer par le seul effet revenu 15.
Une comparaison des figures 10.4a et 10.4b révèle que l’effet net des transferts
intergouvernementaux sur la taille du secteur public est positif. La diminution des dépen-
ses consacrées aux biens publics nationaux, G 0F − G GF , est moindre que la hausse de dépen-
ses en biens publics locaux, G GL − G 0L . Un gouvernement fédéral avec représentation
géographique et subventions intergouvernementales peut conduire à un niveau de dépenses
inférieur au niveau optimal au niveau national et dépenser plus qu’il ne serait optimal à
l’échelle locale.
Grossman (1989a) a testé la prévision selon laquelle les subventions intergouver-
nementales entraînent un plus grand secteur public à partir de données comparatives et de
séries temporelles aux États-Unis 16. Son estimation comparative concernait l’année 1976-
77 et 48 États. Une des relations estimées était de la forme :
14 Un modèle dans lequel la compétition politique mène des politiciens qui maximisent les voix à choisir des
quantités Pareto-optimales de biens publics est discuté dans le chapitre 12. Ce modèle prédirait que, si le
gouvernement central est chargé de financer des biens publics locaux, le bien-être va décliner. Ce résultat est
décrit dans la figure 10.4b.
15 La différence des résultats de ce modèle et de ceux du modèle simple des subventions utilisées dans la section
précédente est importante car le modèle simple suppose que les coûts marginaux d’acheter plusieurs biens
publics sont constants en l’absence d’une subvention compensatoire, alors qu’ici nous postulons que les coûts
marginaux des politiciens sont croissants.
16 Le modèle ci-dessus est une version simplifiée de celui présenté par Grossman. Pour un modèle de transferts
intergouvernementaux dans un système fédéral beaucoup plus élaboré, voir Renaud et van Winden (1991).
260 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
Dans cette équation, G correspond aux impôts nationaux et locaux mesurés par une
portion du revenu personnel, TR correspond aux transferts d’État par habitant vers les juri-
dictions locales, FTR correspond aux transferts fédéraux par habitant vers l’État, et MFG
correspond à la taille de la population divisée par le nombre de gouvernements locaux dans
l’État (c’est-à-dire les villes et les comtés). La troisième variable n’était pas significative-
ment différente de zéro, mais les deux autres l’étaient. Le signe positif du coefficient
associé à TR indique qu’une augmentation dans la taille du secteur public dans un État en
proportion du montrant des transferts est passé du gouvernement de l’État aux gouverne-
ments locaux. Le signe positif de FTR illustre la présence d’un effet flypaper. L’estimation
de Grossman implique une élasticité des dépenses de l’État (en dehors de toute subvention
fédérale) de 31 %. En prenant en compte les dépenses engagées au plan fédéral, de l’État
et des juridictions locales, les séries temporelles de cette étude confirment l’hypothèse
selon laquelle les transferts intergouvernementaux dans un système fédéral entraînent un
accroissement de la taille du secteur public 17.
Une forme un peu différente de perte sociale survient lorsque deux gouvernements
se font concurrence pour fournir le même service. Cela rejoint le fameux problème de « pot
commun » lorsque deux gouvernements surexploitent l’ensemble des ressources fiscales
des contribuables 18.
Tableau 10.1
Répartition des dépenses de l’Union européenne par catégorie fonctionnelle, 1985-1995 (en %).
1985 1995
Redistribution Agriculture et pêche 72,9 53,6
Politique régionale 5,9 13,6
Politiques sociales 5,7 11,9
Efficacité allocative Recherche, énergie, transport 2,6 5,6
Relations extérieures . 6,2
Coûts administratifs 4,6 5,1
Divers 4,4 4,5
Il existe une importante littérature aux États-Unis qui a discuté la possibilité que
les gouvernements locaux transfèrent au plan national le financement de projets locaux
créant de facto un effet d’éviction sur les intérêts nationaux 19. Cependant, l’Union euro-
péenne fournit un exemple encore plus illustratif de ce phénomène. Le Conseil européen
est l’organe de décision le plus important de l’Union européenne et tient régulièrement des
rencontres à Bruxelles. Chaque État membre est représenté au Conseil par des délégués
17 Bien que Grossman ne teste pas explicitement la présence d’un effet d’éviction (crowding out), le fait qu’une
des prédictions de son modèle était confirmée, nous porte à croire que ses autres implications ont des chances
d’être observées dans ses données.
18 Voir les modèles et les preuves empiriques fournies par Flowers (1988), Mingué (1997) et Wrede (1999).
19 Voir, par exemple, Ferejohn (1974) et Fiorina (1977a).
Fédéralisme 261
désignés par chaque gouvernement national. Ainsi, au sein de l’organe décisionnel le plus
important en Europe, une forme de représentation géographique, à l’instar des États-Unis,
existe.
Le Conseil fait face à une contrainte budgétaire très forte. Son financement
provient des contributions des États membres qui sont déjà poussés au maximum de leurs
capacités de financement par un niveau d’imposition nationale (voir chapitre 22). Le
montant du budget européen représente moins de 3 % du PIB de l’Union européenne.
Donc, si tout programme public local – c’est-à-dire, dans le cas européen, national – trouve
un chemin dans le budget européen, il existe un risque élevé d’effet d’éviction dans la
consommation du bien public « européen ».
D’un autre côté, les décisions prises au sein du Conseil européen étaient prises à
l’unanimité jusqu’en 1991. À partir de la discussion engagée dans le chapitre 4, on aurait
pu s’attendre à ce qu’une telle règle de décision ait écarté du budget européen les biens
publics locaux et toute forme de redistribution involontaire. Mais ce ne fut pas le cas. À la
place, le Conseil semble avoir pratiqué le même type d’universalisme que celui observé au
sein du Congrès américain. Le tableau 10.1 sépare les principales dépenses de l’Union
européenne entre deux années (1985 et 1995). Les dépenses qui étaient purement ou large-
ment redistributives représentaient environ 85 % du budget de l’Union européenne en 1985
et 80 % en 1995. Les activités qui pouvaient être facilement identifiées comme possédant
des propriétés de bien public représentaient seulement 2,6 % du budget européen en 1985.
Même si les dépenses de relations extérieures (aide aux pays non-membres de l’UE) étaient
comptabilisées comme des dépenses de redistribution Pareto-optimales (efficacité alloca-
tive), les dépenses pour améliorer l’efficacité allocative n’atteignaient que 11,2 % du
budget européen en 1995.
Aujourd’hui, le poste budgétaire le plus important du budget européen concerne
les subventions accordées aux agriculteurs dans le cadre de la politique agricole commune.
On peut avancer qu’à l’échelle nationale, cela pourrait constituer une forme de redistribu-
tion Pareto-optimale. Les citoyens français retirent une utilité à voir leurs agriculteurs
subventionnés, et sont donc disposés à payer des prix plus élevés pour les produits agrico-
les et acquitter des impôts plus élevés pour financer de telles subventions. Il est toutefois
difficile d’appuyer cet argument au niveau de l’Union européenne. Pour aller dans ce sens,
on devrait considérer qu’un citoyen moyen, par exemple portugais, retire une certaine
utilité à l’amélioration du sort des agriculteurs français – même si l’agriculteur français
moyen est plus riche que le citoyen moyen portugais. La prédominance de la politique
redistributive agricole dans le budget européen repose sur la même logique de politique
clientéliste qui a conduit à subventionner les grandes exploitations agricoles aux États-
Unis. Chaque agriculteur européen peut imposer des coûts politiques suffisamment impor-
tants auprès de leurs décideurs nationaux pour les forcer à s’engager dans des opérations
de lobbying et ainsi obtenir de substantielles subventions.
Étant donné l’échelle de redistribution au sein de l’UE et la taille du budget, il ne
reste guère de marges de manœuvre pour financer des biens publics européens qui devaient
justifier l’existence de l’UE – tels que la défense et la politique étrangère. En admettant
qu’il existe certains biens publics européens, les politiques de redistribution de l’UE, favo-
risées par la structure politique confédéraliste avec représentation géographique, ont
262 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
débouché sur des dépenses trop faibles dans le domaine qui justifiait l’existence de l’UE, à
savoir la fourniture de ces biens publics.
et la Suisse. Alors que les sources de recettes gouvernementales sont devenues dramati-
quement plus centralisées en Allemagne depuis la Seconde Guerre mondiale, elles sont
devenues de plus en plus décentralisées en Suisse. Durant la même période, le secteur
public allemand a grossi 20 pourcent plus vite qu’en Suisse 22.
L’exemple de la Suisse montre que la loi Popitz peut parfois être révoquée.
Plusieurs caractéristiques des institutions politiques helvétiques aident à comprendre ce
résultat. Les citoyens suisses sont capables d’adresser une pétition pour un référendum
dans le but de réexaminer toute décision majeure de leurs élus. Ces référendums ont
souvent été utilisés pour condamner les augmentations de dépenses ou de taxation. Certai-
nes juridictions locales continuent de recourir à la démocratie directe, éliminant ainsi la
possibilité que ceux qui sont au gouvernement de substituer leurs préférences en ce qui
concerne les programmes du gouvernement pour celles des citoyens. Plus important, les
citoyens suisses ont régulièrement résisté aux tentatives d’affaiblissement de leur contrôle
direct sur le gouvernement, à l’instar de leur rejet répété d’entrer dans l’Union euro-
péenne 23.
Potentiellement, la constitution peut aussi aider à préserver une structure fédéra-
liste décentralisée en attribuant clairement différentes fonctions et sources de revenus à
différents niveaux de gouvernement. Une telle attribution était déjà présente dans la cons-
titution allemande de 1949. Cependant, elle fut simplement amendée pour accommoder le
processus de décentralisation, comme dans le cas canadien (Blankart, 2000 ; Grossman et
West, 1994, p. 22). La section 8 de la constitution américaine attribue au gouvernement
fédéral une liste courte et plutôt spécifique de fonctions, excepté la première de la liste -
« assurer la défense commune et le bien-être social des États-Unis ». Cette attribution cons-
titutionnelle de fonctions a réussi à empêcher le gouvernement central d’empiéter sur les
compétences des États et des gouvernements locaux depuis plus d’un siècle et demi,
jusqu’à ce que la constitution soit amendée par une réinterprétation juridique dans les
années 1930.
La leçon que l’on peut tirer de ces exemples est qu’une attribution constitution-
nelle de fonctions doit être accompagnée de procédures qui rendent difficile l’amendement
de la constitution, et que la justice doit être ferme dans son interprétation de la constitution
pour s’assurer que les objectifs de la structure fédérale ne soient pas contournés 24.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
Les travaux classiques sur le fédéralisme en économie et science politique, en dehors de The Fede-
ralist lui-même, sont l’œuvre de Riker (1964), Elazar (1966), Friedrich (1968), Oates (1972) et
Breton et Scott (1978).
Pour une revue récente de la littérature en économie/théorie des choix publics, voir Inman et Rubin-
feld (1997).
Gilette (1997) offre une discussion générale sur le problème d’attribution de compétences et sur les
conflits entre niveaux de gouvernement qui surviennent dans un système fédéral.
Strumpf et Oberholzer-Gee (2000) montrent empiriquement que la présence de groupes géographi-
quement concentrés avec des préférences élevées peut influencer l’attribution de compétences dans
un système fédéral.
Filippov, Ordeshook et Shvestova (2001) analysent le problème de limitation de l’instabilité politique
dans les systèmes fédéralistes.
On peut par ailleurs consulter trois ouvrages majeurs sur la question du fédéralisme :
– Boadway Robin et Anwar Shah (2009). Fiscal Federalism : Principles and Practice of Multiorder
Governance. Cambridge : Cambridge University Press.
– Rodden Jonathan A., Gunnar S. Eskeland et Jennie Litvack (2003). Fiscal Decentralization and the
Challenge of hard Budget Constraints. MIT Press.
– Rodden Jonathan A. (2006). Hamilton’s Paradox : The Promise and Peril of Fiscal Federalism.
Cambridge : Cambridge University Press.
En français, Guy Gilbert (1996) propose une revue très exhaustive des problèmes microéconomiques
sous-jacents au fédéralisme financier.
Gilbert Guy (1996). « Le fédéralisme financier, perspectives de microéconomie spatiale », Revue
économique 47(2) : 311-63.
Autres références francophones :
Mueller D.C. (1995, p. 784), « Fédéralisme et Union européenne : une perspective constitution-
nelle« , Revue d’économie politique, vol. 105, pp. 779-805.
Rocaboy, Y. (1994). « L’influence des subventions sur la dépense publique locale », Revue d’écono-
mie politique, 54(4), juillet-août, pp. 589-603.
Josselin J.M. et Marciano A. (2002), « Les relations de mandat dans les systèmes constitutionnels.
Approche théorique et application au cas européen », Revue d’économie politique, 112 (6), nov.-
déc., pp. 921-941.
Gilbert G. (1996), La péréquation financière entre les collectivités locales, Paris, PUF.
Alain Guengant, (2001) « Économie spatiale et économie publique », Cahiers d’économie et socio-
logie rurales, 58-59, pp. 59-79.
11
THÉORIE DU VOTE DÉTERMINISTE
Les politiciens n’ont ni amour ni haine. Ils sont gouvernés par les intérêts et non
les sentiments.
Earl of Chesterfield.
Avec un grand nombre d’électeurs et d’enjeux, la démocratie directe est impossible. Même
pour des groupes suffisamment petits où chaque individu peut se réunir et décider des
enjeux – disons un groupe de 500 – il est impossible pour tous les individus de présenter
leur propre opinion, si brève soit-elle, sur chaque enjeu. Ainsi, le « problème du président
de séance » est de choisir des individus pour représenter les positions de la plupart des indi-
vidus du groupe (de Jouvenel, 1961, fr. 2005). Quand un groupe est trop grand pour se
réunir, des représentants doivent être choisis par d’autres moyens.
La littérature sur la théorie des choix publics s’est concentrée sur trois aspects de
la démocratie représentative : le comportement des représentants durant une campagne
électorale et, par la suite, lors de l’exercice de leurs fonctions ; le comportement des élec-
teurs lorsqu’ils choisissent leurs représentants ; et les résultats caractéristiques d’une démo-
cratie représentative. La théorie des choix publics suppose que les représentants, tout
comme les électeurs, sont des agents économiques rationnels qui maximisent leur utilité.
Bien qu’il soit naturel de supposer que l’utilité puisse être une fonction du panier de biens
publics et de services consommés, il n’est pas aussi évident de formuler les « conditions
naturelles » qui décrivent la maximisation de l’utilité du représentant. L’hypothèse fonda-
mentale de la théorie de Downs (Downs, 1957, p. 28) est que « les partis proposent des
politiques en vue de gagner leur élection, et non de gagner les élections en vue de mettre
en œuvre des politiques ». Son étude fut la première à explorer systématiquement les impli-
cations de ce postulat. La littérature s’est ensuite développée à l’intérieur de ce cadre 1.
La littérature en théorie des choix publics et en science politique s’est principale-
ment concentrée sur la démocratie représentative puisqu’elle constitue le mode d’expres-
sion politique dominant. Bien que plusieurs enjeux abordés dans la littérature aient été
décrits ici dans le contexte d’un modèle basé sur la démocratie représentative, lorsque nous
faisons référence aux comités, nous employons ce terme dans le sens d’une assemblée de
représentants et nous faisons référence aux coalitions au sens de partis politiques. Plusieurs
des problèmes et résultats déjà discutés ici se rapportent presque directement à la démo-
cratie représentative. Ainsi, le lecteur ne s’étonnera pas de voir réapparaître les notions
d’électeur médian, de théorie des cycles et de marchandages de votes.
1 Pour un argumentaire documenté en faveur du postulat de la maximisation du vote, voir Mayhew (1974).
Théorie du vote déterministe 267
qu’il fut le premier à utiliser les outils de la science économique pour analyser le proces-
sus politique.
Dans le modèle de Hotelling-Downs, les opinions politiques sont représentées
comme étant divisées selon un continuum libéral-conservateur (gauche-droite). Il est
supposé que chaque électeur préfère que son candidat ou son parti 2 se positionne d’une
certaine manière sur ce continuum. Plus le candidat est éloigné de cette position, moins
l’électeur souhaitera son élection ; le modèle Hottelling-Downs suppose ainsi des préfé-
rences unimodales. La figure 11.1 montre une distribution de fréquence de positions préfé-
rées pour les candidats. Nous supposons dans un premier temps que cette distribution de
fréquence est unimodale et symétrique.
Nombre
de votants
Nombre
de votants
Nombre
de votants
Figure 11.1
Représentations de l’électeur médian avec une compétition bipartite.
2 Le mot « candidat » ou « parti » peut être utilisé de manière interchangeable, ce qui implique que lorsque nous
discutons de partis, ils prennent une position unique aux yeux des électeurs.
268 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
Si chaque électeur vote et qu’il vote pour le candidat qui se situe le plus près de
ses préférences, L reçoit tous les votes des individus qui se situent à gauche du point X, le
point médian du segment LR. R reçoit tous les votes à droite du point X. Si L et R sont les
positions que les deux candidats prennent, R va gagner. L peut augmenter son total de votes
en se rapprochant de R, déplaçant X à droite, le contraire est aussi vrai pour R. Chaque
candidat est ainsi poussé vers la position préférée de l’électeur médian. La logique de cet
argument est la même que celle décrivant la victoire de l’enjeu favorisé par l’électeur
moyen puisque dans le modèle Hotelling-Downs il n’existe qu’un seul enjeu, le position-
nement à droite ou à gauche du vainqueur final. Les conditions qui sous-tendent ce résul-
tat initial sont si irréalistes (un seul enjeu ; une distribution de préférences unimodales et
symétriques ; tous les individus votent ; deux candidats en concurrence) que plusieurs cher-
cheurs se sont naturellement décidés à examiner les conséquences d’un assouplissement de
ces conditions. Dès lors que tous les électeurs votent, les électeurs positionnés entre la posi-
tion d’un candidat et le point le plus extrême pris par l’autre candidat sont « forcés » de
voter pour lui. Ainsi, le candidat peut tenter d’aller chercher les votes de l’autre candidat
en « envahissant son espace », et ce processus va se poursuivre jusqu’à ce que les deux
convergent vers l’électeur médian.
Smithies (1941) a toutefois montré dans une première extension du modèle de
Hotelling que les électeurs pourraient décider de laisser tomber un candidat s’il s’éloigne
trop de leur propre position pour voter pour un autre (troisième) candidat ou simplement ne
pas voter du tout. Deux hypothèses raisonnables à propos de l’abstention sont que (1) les
positions des candidats peuvent être trop rapprochées pour rendre le vote profitable (indif-
férence), et que (2) le candidat le plus près est toujours trop loin pour rendre le vote atti-
rant (aliénation). Soit Pj la plateforme du candidat j, Pi∗ est le point idéal (plateforme) pour
l’électeur i, et Ui (Pj ) est la fonction d’utilité de l’électeur i pour une plateforme j ; alors,
nous pouvons définir formellement l’indifférence et l’aliénation comme suit :
Indifférence : l’électeur i vote si et seulement si |Ui (P1 ) − Ui (P2 )| > ei pour tout ei > 0 .
Aliénation : l’électeur i vote si et seulement s’il existe certains δi > 0 , tels que
Ui (P ∗ ) − Ui (Pj ) < δi , pour j = 1 ou 2.
Les termes ei et δi sont des constantes spécifiques à l’électeur qui détermine s’il
vote ou non.
Si la probabilité qu’un électeur ne vote pas est une fonction croissante de la proxi-
mité de deux candidats, un mouvement vers le centre d’une distribution de préférences
symétriques a un effet symétrique sur le nombre total de votes total pour chacun des candi-
dats. L’attraction vers le médian demeure et le point d’équilibre reste le médian. L’indiffé-
rence n’influe pas sur ce résultat. Si la probabilité qu’un électeur s’abstienne est une
fonction croissante de la distance des candidats avec sa position favorite, le candidat est
attiré vers l’électeur modal. Cependant, si la distribution est symétrique et unimodale, la
médiane et le mode vont se confondre et le résultat de l’électeur médian ne changera pas.
Ainsi, ni l’indifférence ni l’aliénation – ensemble ou pris séparément – n’influenceront la
tendance des deux candidats à converger vers la position préférée de l’électeur médian
Théorie du vote déterministe 269
Tableau 11.1
Électeur
Enjeu A B C
I 4 –2 –1
II –2 1 4
III –1 4 –2
3 Downs (1957, pp. 132-7) ; Tullock (1967a, pp. 57-61) ; Breton (1974, pp. 153-5). Notez que cette forme
d’échange de faveurs est encore plus facile à envisager quand les enjeux sont multidimensionnels. Quand cela
arrive, nous n’avons pas besoin de considérer l’hypothèse d’aliénation pour avoir une stratégie dominante de
marchandage.
4 Bien sûr, un des avantages d’être le candidat sortant est qu’il peut réécrire les lois électorales en sa faveur.
Théorie du vote déterministe 271
Ainsi, nous devons encore une fois faire face au problème de l’instabilité politique
issue d’une représentation politique qui prend la forme de tourniquet (revolving-door). On
peut toutefois s’interroger sur le bien-fondé d’une telle conjecture. Bien qu’il soit difficile
d’identifier des cycles dans l’activité d’un comité, la prédiction voulant que le candidat du
parti sortant soit fréquemment battu est facilement testable. Dans le tableau 11.2, les
données présentées montrent la fréquence avec laquelle le candidat du parti sortant est
défait dans une élection au poste de gouverneur. Puisque le candidat du parti qui détient le
Tableau 11.2
Résultats électoraux et taux de croissance, 1775-1996.
Nombre Part de changement Part de vote du Différence entre les Total parti
Période
d’élections du parti parti vainqueur 2 premiers partis minoritaire
1775-93 41 0,273 0,708b 0,489b 0,073b
1794-1807 85 0,133b 0,700b 0,426b 0,026
1808-19 95 0,211 0,637b,c 0,297c 0,022b
1820-34 163 0,190b 0,675b 0,406b,c 0,055b
1835-49 201 0,292c 0,551b,c 0,142b,c 0,039
1850-59 156 0,296 0,541b 0,137b 0,056b
1860-69 176 0,260 0,627b,c 0,271c 0,017b,c
1870-79 167 0,259 0,571b,c 0,177b,c 0,035
1880-89 160 0,244 0,580 0,196 0,036
1890-99 178 0,290 0,551b,c 0,172b 0,070b,c
1900-09 184 0,143b,c 0,588c 0,218c 0,043c
1910-19 185 0,315c 0,565b 0,215 0,085b,c
1920-29 187 0,211c 0,619c 0,269b 0,031c
1930-39 180 0,320c 0,608 0,248 0,032
1940-49 178 0,243 0,633b 0,272 0,010b
1950-59 173 0,236 0,612 0,232 0,009c
1960-69 156 0,372b,c 0,568b,c 0,146b,c 0,010b
1970-79 151 0,391b 0,596 0,160b 0,024b
1980-89 120 0,325 0,569 0,160 0,018b
1990-96 103 0,379b 0,565 0,175b 0,040
1775-1996 3039 0,273 0,596 0,226 0,037
a Ajusté en supprimant chaque première élection dans chaque État, car aucun changement ne peut être observé pour cette première élection.
b Statistiquement significatif à 5 % par rapport à la moyenne du reste de l’échantillon.
c Statistiquement significatif à 5 % par rapport à la moyenne du sous-échantillon précédent.
Source : Glashan (1979) ; Mueller (1982) ; Election Research Center (1985) ; Scammon, Gillivray et Cook (1998) et Congressional Quarterly
(1998).
272 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
poste de gouverneur doit, dans une certaine mesure, s’appuyer sur la plateforme du candi-
dat sortant, la théorie de l’alternance prédit que le candidat sortant sera battu, que ce soit la
même personne ou non qui se présente (c’est l’appartenance partisane qui prime ici).
En plus de la prédiction que la probabilité de changement de gouvernement est
unitaire, deux autres hypothèses « naïves » peuvent être mises en avant :
1. Hypothèse aléatoire : les élections sont des événements aléatoires, peut-être parce
que les électeurs ne prennent pas le temps de recueillir de l’information à propos
des candidats en raison de mesures incitatives trop faibles. Cette hypothèse nous
amène à prédire que la probabilité de changement du parti d’un gouverneur dans
le système bipartite étatsunien est d’une chance sur deux 5.
2. Hypothèse de la conspiration : les candidats sortant peuvent manipuler le système
ou les préférences de l’électeur pour qu’ils ne soient jamais battus. La probabilité
qu’il soit battu est nulle.
Figure 11.2
Électorat avec trois votants avec un triangle équilatéral comme ensemble Pareto-optimal.
5 À certaines périodes de l’histoire américaine, quelques États ont eu plus de deux partis avec des candidats en
course pour le poste de gouverneur, impliquant une probabilité de changement légèrement en dessous de 0,5.
Théorie du vote déterministe 273
des cycles est rejetée de manière retentissante 6. Avec le résultat des comités de vote, la
question de Tullock « Why so much stability ? » reste pleine d’acuité.
6 Bien sûr, dans plusieurs élections d’État, seulement un parti a présenté un candidat comme gouverneur. Mais
ce fait semble être plus cohérent avec l’hypothèse de la conspiration qu’avec l’hypothèse de l’alternance. En
considérant la vulnérabilité inhérente du candidat sortant dans la théorie de l’alternance, pourquoi est-ce que
les Démocrates au Vermont et les Républicains en Alabama ont été si inefficaces pour trouver des plateformes
et des candidats crédibles pour défier les candidats sortants ?
7 Une ligne médiane divise l’espace des enjeux pour que jamais plus de la moitié des points idéaux des élec-
teurs ne soit de l’un ou l’autre des côtés (voir chapitre 5, sections 5.4 et 5.5)
8 L’expression initiale est dans Milller (1980), avec une correction dans (1983). Pour des explications plus
approfondies, voir Ordeshook (1986, pp. 184-187) et Feld et al. (1987).
274 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
x Py y Pz zPx
x Pw y Pw w Pz
Les résultats x, y, et z sont tous découverts. Par exemple, z l’emporte sur x, mais perd avec
y, alors que ce dernier peut être battu par x. De manière similaire, ni x ni z ne couvrent w,
– z parce qu’il perd face à w, et x parce qu’il perd face à z. Toutefois, y couvre bien w,
puisque simultanément il l’emporte sur w et est battu par x, alors que ce dernier ne peut être
battu par w ; y bat z et w, et w l’emporte seulement sur z. La victoire de w est un sous-
ensemble de la victoire de y. Ainsi y domine w comme choix stratégique ; y défait chaque
résultat que w peut battre, et y l’emporte sur w. L’ensemble découvert, dans ce cas (x, y, z),
correspond à l’ensemble des plateformes qui ne peuvent pas être dominées 9.
Retournons à la figure 11.2, où nous pouvons facilement voir que j est couvert par
h, puisque h bat j et est ensuite battu par g, mais j ne peut pas battre g. Tous les points que
j défait sont aussi battus par h, alors aucun candidat ne devrait choisir j plutôt que h.
Quand il y a trois électeurs et que l’ensemble de Pareto est un triangle équilatéral,
comme dans la figure 11.2, l’ensemble découvert est l’optimum de Pareto (Feld et al.,
1987). Mais cet ensemble découvert peut être bien plus petit que l’optimum de Pareto.
McKelvey (1986) a prouvé que l’ensemble découvert est toujours contenu à l’intérieur d’un
cercle de rayon 4r, où r est le rayon minimal d’un cercle qui croise toutes les lignes média-
nes 10. Ce cercle est défini comme la partie jaune d’un œuf. Avec un triangle équilatéral, le
jaune d’œuf est tangent au point milieu de chaque côté. Mais maintenant il faut considérer
les points idéaux des trois électeurs, qui forment un triangle isocèle de hauteur 6r, où r est
le rayon du cercle, qui est encore tangent aux trois lignes médianes (voir figure 11.3). La
théorie de McKelvey implique que le point idéal C, même situé à l’intérieur d’un optimum
de Pareto, est maintenant à l’extérieur de l’ensemble découvert et donc est dominé par les
points situés sur la ligne AB ou proche de AB .
Figure 11.3
Électorat avec trois votants avec un triangle isocèle comme ensemble Pareto-optimal.
Sur la figure 11.4, deux électeurs de plus ont été ajoutés avec des points idéaux de
chaque côté de m, la médiane de AB . Les trois lignes médianes sont maintenant C D , C E
et AB . Le rayon du jaune d’œuf et les dimensions de l’ensemble découvert se rétrécissent
à e < r . Étant donné que de plus en plus d’électeurs sont ajoutés d’un côté ou de l’autre de
m le long de AB , l’ensemble découvert converge vers m. Lorsque les candidats restreignent
Figure 11.4
Électorat avec cinq votants avec un triangle isocèle comme ensemble Pareto-optimal.
276 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
leur choix à l’ensemble découvert, le résultat d’une concurrence à deux candidats converge
vers ce qu’on aurait pu anticiper à partir du théorème de l’électeur médian si l’électeur C
n’était pas présent, même si la présence de C est suffisante pour détruire la condition
d’équilibre parfait de Plott (1967) et la garantie de l’existence d’un équilibre.
Comme exemple final, considérons la figure 11.5. Les points idéaux de l’électeur
sont tous rangés sur la circonférence du cercle avec un rayon c centré au point o. La condi-
tion de Plott (1967) assure un équilibre au point o seulement quand les points idéaux de
l’électeur apparaissent en paires au bout de la ligne opposée de longueur 2c, qui passe à
travers o, par exemple A et B, et le point idéal d’un électeur est au point o. Même si aucun
électeur n’a comme point idéal o, l’ensemble découvert peut toutefois rétrécir en o à
mesure que l’on ajoute de manière aléatoire des points idéaux au périmètre du cercle. Cela
donne o ou des points très proches comme les résultats prédits sous le modèle de concur-
rence à deux partis quand des candidats choisissent leur plateforme à partir d’un ensemble
découvert.
Avec les points idéaux des électeurs représentés sur les figures 11.4 et 11.5, il est
intuitivement suggéré que les candidats vont choisir une plateforme aux points, ou très près
des points, m et o. Mais m et o peuvent être battus sous la règle majoritaire, à l’instar de
tous les autres points situés dans l’espace x, y. La plus grande partie de la littérature en
théorie des choix publics s’est contentée de laisser la discussion à ce stade, l’implication
étant que tous les résultats dans le plan x, y peuvent survenir de manière égale. La propriété
de dominance de l’ensemble découvert apparaît toutefois comme une raison suffisante pour
Figure 11.5
Électorat avec six votants avec un ensemble Pareto-optimal circulaire.
Théorie du vote déterministe 277
choisir des points en son sein, ce qui en retour attire notre attention sur le statut des points
se rapprochant de m et o 11.
Vj est la valeur de l’enjeu consensuel dans la fonction d’utilité de chaque électeur i et γ est
le poids d’un enjeu. Ii − Pj est la distance euclidienne entre le point idéal Ii de l’électeur
i, Pj est la plateforme du candidat j. Supposons maintenant que les points idéaux des trois
électeurs sont situés dans les coins du triangle équilatéral tel qu’illustré sur la figure 11.6,
√
avec comme coordonnées A(1, 1), B(3, 1) et C(2, 1 + 3). Supposons aussi que tous les
électeurs évaluent plus fortement le candidat 1 sur l’enjeu de consensus que le candidat 2,
V1 > V2 . Si le candidat 1 choisit comme plateforme le point qui se situe à un tiers du point
C sur la ligne bissectrice AB , l’utilité retirée par chaque électeur de la plateforme du candi-
dat 1 va s’écrire ainsi :
√ 2
j 2 3
Ui = K i + γ V1 − = K i + γ V1 − 4 3 (11.2)
3
La meilleure réponse du candidat 2 est de choisir le centre d’une des lignes entre les deux
points idéaux des électeurs, c’est-à-dire 2, 2’ ou 2’’. Cette plateforme offre à chacun de ces
deux électeurs une utilité :
j
Ui = K i + γ V2 − (1)2 = K i + γ V2 − 1 (11.3)
Ainsi si γ (V1 − V2 ) > 1/3, il n’y a pas de plateforme que 2 peut choisir qui lui permettrait
de battre 1. Ansolabehere et Snyder (2000) ont examiné les conditions nécessaires pour
11 Goff et Grier (1993) mettent en avant que les tendances de vote au Congrès américain sont plus facilement
représentées par l’hypothèse que les résultats tombent à intérieur de l’ensemble découvert.
278 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
Figure 11.6
Électorat avec trois votants avec un triangle équilatéral comme ensemble Pareto-optimal.
générer une stratégie d’équilibre en présence d’enjeux consensuels. Voici un des théorèmes
qu’ils avancent :
Théorème : Supposons que V1 > V2 . Alors, il existe une paire de stratégies d’équilibre
(P1 , P2 ) si et seulement si r < γ (V1 − V2 ) .
où r est le rayon du « jaune d’œuf ».
Ainsi, pour toute distribution de points idéaux d’un candidat, il existe une diffé-
rence d’enjeux consensuels entre les deux candidats suffisamment importante pour garan-
tir au candidat arrivé en tête sur cet enjeu de l’emporter, s’il choisit une plateforme près du
centre de la distribution des points idéaux de l’électeur.
autre explication au fait que nous n’observons pas le degré d’instabilité anticipé du modèle
dans un contexte multidimensionnel. Un ensemble de modèles assouplit la condition qui
stipule que l’électeur vote avec une probabilité de 1 pour le candidat qui prend la position
la plus proche de son point idéal. Cet ensemble de modèles va être abordé dans le chapi-
tre 12. Nous allons ici discuter seulement de deux modifications supplémentaires au
modèle de Downs.
12 Voir, par exemple, Budge, Robertson et Hearl (1987) ; Budge (1994) ; Laver et Schofield (1990) ; Schofield
(1993a,b,1995) ; et Schofield, Martin, Quinn et Whitford (1998).
280 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
13 Kenneth Koford (1989, 1990) a aussi remis en question le résultat pour les États-Unis.
14 Voir Palfrey (1984) ; Feddersen, Sened et Wright (1990) ; Osborne et Sliviniski (1996) ; Besley et Coate
(1997) ; et Congleton et Steunenberg (1998). La prochaine discussion repose sur Besley et Coate.
Théorie du vote déterministe 281
ln G = a + α ln tm + β ln Ym + γ ln Z + µ (11.4)
17 Turnbull et Djoundourian (1994) et Turnbull et Mitias (1999). D’autres confirmations du modèle de l’électeur
médian en utilisant des données municipales sont fournies par Deno et Mehay (1987), Wyckoff (1998) et Turn-
bull et Chan (1998).
284 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
mées par des modèles empiriques. En allant de modèles théoriques aux « vérifications »
empiriques, de nouveaux postulats et compromis doivent souvent être faits rendant plus
difficile l’interprétation des résultats. Ce que l’on pourrait conclure de manière péremptoire
sur la base des résultats déduits de manière analytique de relations comportementales
postulées, doit plutôt être traité avec prudence lorsqu’il provient d’équations comporte-
mentales estimées empiriquement.
La même prudence doit être de mise lorsque des conclusions plus larges sont tirées
à partir d’une série de résultats en provenant d’un modèle fondé sur la théorie des choix
publics. Il est pratique courante en économie de « tester » des hypothèses en observant si
les résultats sont « conséquents » avec le modèle sans explorer s’ils sont aussi conséquents
avec d’autres hypothèses conflictuelles. Même s’il est peut-être injuste d’exiger des stan-
dards plus élevés pour les théories des choix publics que pour d’autres branches de l’éco-
nomie, cette méthodologie n’est pas suffisante. Pour démontrer que la théorie des choix
publics peut contribuer utilement à l’actuelle littérature empirique sur les finances
publiques et sur les politiques publiques, ses modèles doivent être testés contre les modèles
existants, qui ignorent les considérations de la théorie des choix publics. À moins que les
modèles dérivés de la théorie des choix publics puissent se révéler plus performants que les
théories traditionnelles et les modèles « ad hoc » contre lesquels ils rivalisent, nous devons
rester prudents sur la pertinence des théories des choix publics. Jusqu’à maintenant peu
d’études ont proposé de telles comparaisons. Nous avons recensé trois d’entre elles dans
cette section (Pommerehne et Frey, 1976 ; Pommerehne, 1978 ; Turnbull et Chan, 1998).
Elles présentent toutefois des résultats peu encourageants quant au potentiel de prévision
des politiques des gouvernements représentatifs avec un modèle d’électeur médian agissant
comme un dictateur.
évidemment attrayantes pour plusieurs auteurs, et plus d’un y a succombé 18. Ces conclu-
sions ne sont toutefois pas garanties. Les coefficients à partir desquels le degré de « publi-
citude » est estimé sont obtenus à partir d’équations comparatives établies sur des
observations de juridictions de taille différente, chacune d’elles fournissant des services
(considérés homogènes à travers les juridictions) à leurs membres. L’estimation à 1 du
paramètre pour le service de protection policière implique qu’un citoyen vivant dans une
ville de deux millions d’habitants n’améliore pas sa situation après avoir soustrait les coûts
d’une augmentation (répartie sur tous les citoyens) de la protection policière sur un plus
grand nombre de contribuables, aux coûts additionnels (plus de crimes ?) qui résultent de
la concentration de citoyens dans une grande ville. Ceci n’implique pas que les individus
dans une plus grande ville puissent contractualiser avec des polices « privées » aussi effi-
cacement que les départements de police municipale peuvent l’offrir. Puisqu’il n’y a pas de
systèmes de police privée inclus dans ces études, rien ne peut être dit à propos des coûts
relatifs à la protection policière publique. Personne ne peut aussi dire si les citoyens dans
une partie d’une ville de deux millions d’habitants pourraient efficacement former un club
local et se procurer leur propre protection policière. S’il y a des effets redistributifs forts
d’une partie de la ville à une autre, il se peut qu’il n’y ait pas de manière efficace d’offrir
une protection policière à une ville de deux millions d’habitants autrement que par la
collectivisation, même si les bénéfices nets de la protection policière à un citoyen dans une
ville de deux millions d’habitants ne sont pas nécessairement plus grands que ceux d’un
citoyen d’une ville deux fois moins grande. La conclusion des résultats des études qui
présument que la protection policière est un bien privé vient d’une confusion entre la
propriété de non-rivalité et celle de non-exclusivité des biens publics. Les études citées
précédemment montrent que les bénéfices nets de la non-rivalité dans la fourniture de biens
publics dépendent généralement de l’échelle de grandeur de la communauté considérée. Le
fait que des parties de ces communautés peuvent être exclues efficacement des bénéfices
de ces services seulement dans un sous-ensemble de la population, sous la forme d’une
fourniture privée ou par un club local, est une autre hypothèse qui n’a pas été testée.
18 Pour un exemple, voir Niskanen (1975, pp. 632-3) ; Borcherding, Bush et Spann (1977).
286 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
La littérature sur le vote spatial et la compétition électorale été recensée par Taylor (1971), Riker et
Ordeshook (1973, ch. 12), Borooah et van der Ploeg (1983), Enelow et Hinich (1984), Calvert
(1986) et Ordeshook (1986, ch. 4 ; 1997).
Barr et Davis (1966) et Davis et Haines (1966) ont été les pionniers dans l’application du modèle de
l’électeur médian, et leur travail a été suivi par des tentatives de sophistication par Borcherding et
Decon (1972), Bergstrom et Goodman (1973), Peterson (1973, 1975), Clotfelter (1976), Pomme-
rehne et Frey (1976), Deacon (1978), Inman (1978), Pommerehne (1978), Holcombe (1980),
Congleton et Bennett (1995) et Ahmed et Greene (2000).
Les remarques critiques dans les sections 11.4 et 11.5 sont similaires à plus d’un égard à la recension
faite par Romer et Rosenthal (1979a).
Pour plus ample discussion et critiques du paramètre du « degree-of-publicness », voir Inman (1979,
p. 296) et Oates (1988a).
En français, l’article de de Jouvenel (1961) a été traduit (2005). De nombreuses études ont confirmé
la théorie de l’électeur médian au niveau municipal (Baudry et al., 2002 ; Binet et Pentecôte, 2006 ;
et dans une moindre mesure Le Maux 2007). En revanche, cet impact est moins visible dès qu’on
passe à une échelle supérieure, comme le département (Dubois et al., 2005).
Marc Baudry, Mathieu Leprince et Cyriaque Moreau (2002). « Préférences révélées, bien public local
et électeur médian : tests sur données françaises », Economie & prévision 5, n° 156, pp. 125-146.
Bertrand de Jouvenel (2005). « Le problème du Président de séance », Négociations 2, n° 4, pp. 175-
186.
Marie-Estelle Binet et Jean-Sébastien Pentecôte (2006). « Structure de l’impôt et cycle électoral au
plan municipal », Economie & prévision, 3, n° 174.
Éric Dubois, Matthieu Leprince, Sonia Paty (2005). « Les déterminants politiques des choix fiscaux
locaux », Revue de l’OFCE, 3, n° 94, pp. 317-349.
Benoit Le Maux (2007). « L’électeur médian est-il vraiment décisif ? Un examen des communes fran-
çaises », Revue d’économie régionale et urbaine, n° 5, pp. 921-944.
12
THÉORIE DU VOTE PROBABILISTE
Le problème des cycles a hanté la littérature de la théorie des choix publics depuis son
apparition. Les cycles introduisent un degré d’indétermination et d’incohérence dans le
processus politique qui nuit à la capacité de l’observateur de prédire des résultats et brouille
les propriétés normatives des résultats atteints. Le théorème de l’électeur médian offre une
voie de sortie de ce marasme d’indéterminations, une voie de sortie que plusieurs cher-
cheurs à l’esprit empirique n’ont pas hésité à emprunter. Cependant, l’équilibre de l’élec-
teur médian demeure un artéfact de la prévision selon laquelle l’espace des enjeux
politiques n’a qu’une seule dimension (Hinich, 1977). Si les candidats peuvent s’affronter
autour de deux dimensions ou plus, l’équilibre disparaît et avec lui le pouvoir de prédiction
de modèles économétriques qui s’appuient sur le concept d’équilibre.
Naturellement, de nombreux efforts ont été entrepris pour éviter les terribles impli-
cations qu’aurait le postulat d’un espace d’enjeux multidimensionnels. Certaines d’entre
elles ont été abordées dans le chapitre précédent. Nous nous pencherons ici sur un ensem-
ble de modèles qui proposent une modification particulièrement plausible et puissante du
modèle classique de concurrence spatiale bipartite et qui permettent de produire des résul-
tats en équilibre. Commençons cependant par réexaminer la raison pour laquelle le modèle
classique échoue dans recherche d’un équilibre.
Figure 12.1
Points idéaux de 3 électeurs.
qui prennent la position la plus rapprochée de leur position idéale. Si le candidat 1 est à M,
alors 2 peut battre 1 en prenant n’importe quelle position à l’intérieur des trois demi-cercles
formées par Ua et Ub , Ua et Uc , et Ug et Uc (voir la figure 12.2). Il est à noter que ces demi-
cercles incluent des points comme N hors de l’ensemble de Pareto. Cependant, n’importe
quel point que 2 sélectionné peut être battu par un mouvement en réponse de 1 et vice-versa
jusqu’à l’infini.
Considérons maintenant le postulat selon lequel chaque électeur vote avec certi-
tude pour le candidat dont le programme est le plus près de son point idéal. Le candidat 1
a pris position à P1 dans la figure 12.3 et le candidat 2 prend position le long de AZ. En
décidant quel point choisir le long de AZ, 2 évalue les effets de ce choix sur la probabilité
de gagner le vote de A. Sous le postulat du vote déterministe, l’électeur A vote pour le
candidat se situant le plus près du point A, cette probabilité reste à zéro aussi longtemps que
2 reste en dehors de Ua pour ensuite sauter à un lorsque 2 dépasse le contour de Ua . La
290 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
Figure 12.2
Possibilités de cycle.
Figure 12.3
Réponse de l’électeur A au déplacement du candidat 2.
probabilité de A votant pour 2 est une fonction discontinue qui vaut 0 pour tous les points
qui se situent hors de Ua et 1 pour tous les points à l’intérieur.
Que le candidat s’attende à ce que les électeurs répondent aux changements effec-
tués dans son programme d’une manière aussi radicale apparaît peu probable pour plusieurs
Théorie du vote probabiliste 291
Sous un vote déterministe, π1i et π2i adoptent la forme d’une fonction à échelon :
où U1i et U2i sont les utilités probables sous les programmes de 1 et 2 respectivement.
Les modèles de vote probabilistes remplacent (12.2) avec l’idée que la fonction de
probabilité est continue en U1i et U2i ; c’est-à-dire :
∂ fi ∂ fi
π1i = f i (U1i , U2i ), > 0, < 0. (12.3)
∂U1i ∂U2i
Trouver un maximum pour (12.1) est beaucoup plus facile si les π1i sont des fonctions
concaves lisses et continues que des fonctions discontinues. L’hypothèse du vote probabi-
liste réalise cette substitution et se retrouve au centre des différences entre les caractéris-
tiques des deux modèles.
1 Pour de plus amples justifications de ce modèle d’hypothèse de vote probabiliste, voir Hinich (1977) ; Cough-
lin, Mueller et Murrell (1990) ; et Hinich et Munger (1994, pp. 166-76).
292 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
La fonction d’utilité de chaque électeur peut être pensée comme des montagnes
aux sommets desquelles se situe le point idéal de chaque électeur. L’hypothèse du vote
probabiliste transforme ces montagnes d’utilité en montagnes de probabilité avec la proba-
bilité que n’importe quel électeur qui vote pour un candidat donné atteigne un sommet
quand le candidat prend position au point idéal de l’électeur.
L’équation (12.1) fait l’agrégation de ces montagnes de probabilités individuelles
pour former une montagne de probabilités agrégées. La compétition pour les votes entre les
candidats les conduit au sommet de cette montagne.
Le fait que la position des candidats au sommet de la montagne soit un équilibre
peut être établi de diverses manières. Par exemple, la nature de jeu à somme nulle de la
compétition pour les votes, combinée à l’hypothèse de la continuité sur π1i et π2i (qui
implique la continuité de E V1 et E V2 ), peut être utilisé pour établir un équilibre de Nash si
l’espace d’enjeux sur lequel le candidat évolue est compact et convexe (Coughlin et Nitzan,
1981a). Si les fonctions sont strictement concaves, l’équilibre est unique, avec les deux
candidats soumettant le même programme.
De plus, pour satisfaire (12.3), les fonctions de probabilité doivent être choisies pour que :
0 ≤ f() ≤ 1 (12.5)
pour tous les arguments valides. En tant que première illustration, admettons que f i ( ) est
une fonction concave et continue des différences en utilités promises dans les programmes
des deux candidats :
Considérons maintenant une concurrence électorale entre les deux candidats définis autour
d’un espace politique dont l’enjeu est la distribution de Y euros entre les n électeurs 2. L’uti-
lité de chaque électeur est une fonction de son revenu, Ui = Ui (yi ), Ui > 0, Ui < 0. Le
candidat 1 choisit un vecteur de revenu (y11 , y12 , …, y1i , etc.) pour maximiser son vote
escompté, E V1 , sujet à la contrainte du revenu total ; c’est-à-dire qu’il maximise :
E V1 = π1i = f i (Ui (y1i ) − Ui (y2i )) + λ Y − y1i . (12.7)
i i i
f i Ui = λ = f j U j , i, j = 1, n. (12.8)
Chaque candidat égalise les utilités pondérées marginales de l’électeur avec les pondéra-
tions ( f i ), qui dépendent de la sensibilité du vote d’un électeur aux différences dans les
utilités promises par les candidats. Plus grandes sont les chances que le vote pour 1 de
l’électeur i dépende d’une augmentation de U1i − U2i , plus élevé sera le revenu promis à i
par les deux candidats.
Si la réponse probabiliste de tous les électeurs aux différences des utilités promi-
ses étaient les mêmes, c’est-à-dire f i ( ) = f j ( ) pour tout i, j alors (12.8) se simplifie en
Cette condition est la même que celle devant être satisfaite pour maximiser la fonction du
bien-être social benthamienne :
Ainsi, lorsque la réponse probabiliste de tous les électeurs à l’utilité espérée du programme
des candidats est la même, la compétition pour les votes entre les candidats les force à
choisir un programme qui maximise la fonction de bien-être social benthamienne 3.
Lorsque la réponse probable des électeurs diffère, la compétition entre les candidats débou-
che sur la maximisation d’une fonction de bien-être social benthamienne pondérée.
Une alternative raisonnable à l’hypothèse selon laquelle les décisions d’un électeur
dépendent des différences dans l’utilité à laquelle il s’attend du programme des candidats
est qu’elles dépendent des ratios d’utilités, c’est-à-dire que π1i est de la forme :
En substituant (12.11) à (12.7) et en se rappelant que U1i = U2i à l’équilibre nous obte-
nons :
Ui U j
f i = λ = f i , i, j = 1, n. (12.12)
Ui Uj
comme condition de premier ordre pour la maximisation à laquelle l’on s’attend pour
chacun des candidats. Lorsque les réponses probabilistes marginales sont identiques chez
tous les électeurs, cela se simplifie en :
Ui U j
= , i, j = 1, n. (12.13)
Ui Uj
3 Ledyard (1984) obtient la fonction de bien-être social benthamienne en utilisant une hypothèse analogue à
(12.6).
294 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
qui est la condition de premier ordre obtenue en maximisant le fonction de bien-être social
de Nash.
W = U1 .U2 .U3 ...Un (12.14)
Une fois de plus, la concurrence entre les candidats est perçue comme le produit de la maxi-
misation implicite d’une fonction de bien-être social classique 4.
Pour prendre un dernier exemple, considérons de nouveau la compétition spatiale
avec les trois électeurs représentés à la figure 12.1. Supposons que les probabilités que i
soutienne les candidats 1 et 2 soient définies par (12.6). Puisque nous savons que ce
problème est équivalent à la maximisation de (12.10), nous pouvons établir le programme
d’équilibre qui maximise (12.10). Nous écrivons les fonctions d’utilité des trois électeurs
telles que Ua = Z a − (1 − x)2 − (1 − y)2 , Ub = Z b − (5 − x)2 − (1 − y)2 , Uc = Z c
−(3 − x)2 − (5 − y)2 , où les Z i représentent les niveaux d’utilité atteints aux points
idéaux respectifs de chacun des votants. Les deux conditions de premier ordre sont :
2(1 − x) + 2(5 − x) + 2(3 − x) = 0
(12.15)
2(1 − y) + 2(1 − y) + 2(5 − y) = 0
à partir desquelles nous obtenons le programme qui maximise le vote probable pour les
deux candidats (3, 7/3), le point M sur la figure 12.1. La compétition pour les votes conduit
les deux candidats dans l’ensemble de Pareto à un point situé au milieu du triangle.
Lorsque l’on suppose que les probabilités du soutien d’un électeur dépendent des
différences dans l’utilité espérée, la compétition conduit les candidats vers la moyenne
arithmétique (pondérée) de l’utilité des électeurs. Quand les probabilités dépendent des
ratios d’utilité, l’équilibre tend vers la moyenne géométrique. De plus, une autre condition
à propos de la relation entre la probabilité du soutien d’un électeur et son utilité espérée
pour chaque programme en compétition pourrait produire des équilibres sur d’autres
points. Mais aussi longtemps que la probabilité de gagner le vote d’un individu répond de
manière positive à une augmentation dans l’utilité qu’un électeur retire du programme d’un
candidat, nous pouvons espérer retrouver ces équilibres à l’intérieur d’un ensemble de
Pareto, et ainsi avoir les propriétés normatives désirées (Coughlin, 1982, 1992).
4 Coughlin et Nitzan (1981a) obtiennent le fonction de bien-être social de Nash d’une hypothèse sur les πi analo-
gue à (12.11).
Théorie du vote probabiliste 295
Coughlin, Mueller et Murell (1990) ont étendu le modèle du vote probabiliste pour
intégrer l’impact des groupes d’intérêts sur la compétition politique. Les groupes d’intérêts
sont définis comme des groupes d’individus avec des préférences et des revenus identiques.
Si Ui j est la fonction d’utilité de l’électeur j qui est membre d’un groupe d’intérêt i, alors
Ui j = Ui , pour tout j = 1 et n i , où n i est la taille du ième groupe d’intérêt. Chaque individu
est un membre d’un des groupes d’intérêt.
La condition du vote déterministe (12.2) est remplacée par la condition suivante :
Les bi j sont des termes « biaisés ». Un bi j > 0 implique un biais positif en faveur du candi-
dat 1 de la part du jème électeur dans le ième groupe d’intérêt. L’utilité que cet électeur espère
du programme du candidat 2 doit excéder celle qu’il espère du programme du candidat 1
par plus de bi j , avant que 1 ne perde ce vote au profit de 2.
Un élément probabiliste est introduit par le modèle en supposant que les termes
biaisés sont des variables aléatoires tirées d’une distribution de probabilités avec des para-
mètres connus pour chacun des individus.
La figure 12.4 montre une distribution de probabilités uniforme d’un individu dans
un groupe d’intérêt donné. Ce groupe peut être considéré biaisé en faveur du candidat 1,
puisque le gros de la distribution est à droite de la ligne 0. Néanmoins, certains individus
de ce groupe vont être associés avec les termes de biais négatif. Si le candidat 1 s’aligne
sur le programme du candidat 2, il gagne la majorité, mais pas tous les votes du groupe
d’intérêt i.
La condition qui stipule que les groupes d’intérêt sont biaisés en faveur ou en défa-
veur de certains candidats ou partis est en accord avec les tendances de vote observées. Les
ouvriers et les fonctionnaires ont tendance à voter pour les partis de gauche, alors que les
Fréquence
Figure 12.4
Distribution uniforme de biais.
296 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
cadres du privé ou les commerçants tendent à voter pour les partis de droite. Mais bien
évidemment, ce sont des généralisations qui ne sont valables qu’en moyenne.
La condition qui stipule que les candidats connaissent la distribution de termes
biaisés, mais pas les termes individuels de biais, implique qu’aucun des candidats ne peut
dire avec certitude comment un certain nombre de membres d’un groupe d’intérêt particu-
lier va voter. Ce qu’ils peuvent prédire est la possibilité d’obtenir une plus grande fraction
du vote d’un groupe d’intérêt si la différence dans l’utilité retirée par le membre d’un
groupe d’intérêt entre les promesses faites dans son programme et celui de son opposant
augmente.
La condition (12.16) implique que la probabilité que i supporte le candidat 1 va
dépendre de la différence entre les utilités promises par les programmes des deux candi-
dats. La condition de premier ordre pour la maximisation du vote espéré est ainsi de forme
(12.8). Toutefois, quand les biais sont tirés d’une distribution uniforme, f i , le changement
dans la probabilité de gagner le vote d’un membre d’un groupe d’intérêt i, correspond à la
hauteur de la distribution uniforme, h i , d’où les bi j sont obtenus. Puisque la surface de la
distribution uniforme est égale à un, alors h i = 1/(ri − li ). Ainsi, sous la condition qui
stipule que les termes biaisés sont distribués uniformément, une compétition bipartite pour
un vote mène chaque candidat à offrir des programmes qui maximisent la fonction de bien-
être suivante :
W = α1 n 1 U1 + α2 n 2 U2 + ... + αm n m Um (12.17)
des différents groupes et que ces groupes ont différentes capacités d’approcher les candi-
dats, alors ceux qui bénéficient de la compétition politique dépendent en partie du groupe
d’intérêt dont ils font partie. L’égalitarisme inhérent au slogan « un homme, une voix » est
perverti quand les groupes d’intérêts sont utilisés comme intermédiaires entre les candidats
et les citoyens.
Pour équilibrer son budget, le gouvernement doit choisir un taux de taxation individuelle ti
n
tel que G = i=1 ti Yi . Le parti 1 maximise le nombre de votes attendus en choisissant G
et ti qui maximisent (12.18). En maximisant sous la contrainte de G, nous obtenons la
condition de premier ordre suivante :
n
∂Ui
fi = λ. (12.19)
i=1
∂G
n
En posant G = i=1 ti Yi dans la contrainte budgétaire de (12.18), et en remplaçant dans
chaque Ui (G, X i ) les contraintes budgétaires individuelles, et ensuite en maximisant sous
la contrainte de ti , nous obtenons les conditions de premier ordre suivantes :
∂Ui
fi = λ, i = 1, n. (12.20)
∂ Xi
Une comparaison entre (12.19) et (12.20) avec (2.8) et (2.9) du chapitre 2 nous montre
qu’elles sont les mêmes excepté que nous avons maintenant implicitement admis que
PG = PX = I , et que les γi dans l’équation (2.8) et (2.9) ont été remplacés par des f i . Les
298 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
yi dans (2.8) et (2.9) étaient des pondérations positives placées sur l’utilité de chaque indi-
vidu dans la fonction de bien-être social (2.6) qui était maximisée pour trouver la quantité
Pareto-optimale de bien public. Les f i sont les poids que chaque parti place implicitement
sur les utilités de chaque individu quand il maximise son vote escompté. Comme nous
l’avons vu dans le chapitre 2, chaque f i de (12.20) peut être utilisé pour remplacer un f i
dans l’équation (12.19) pour donner :
∂Ui /∂G
= 1, (12.21)
i
∂Ui /∂ X i
nombreuses propositions pour une taxation qui soit généralisée et à taux unique, le système
de taxation dans la majorité des pays développés reste rempli d’exemptions et privilèges
spéciaux. Ainsi, la prédiction de cette théorie positive semble, à partir d’observations
superficielles, s’avérer vraie. Nous allons maintenant présenter plus de preuves systéma-
tiques sur les déterminants de la structure des niveaux de taxation.
6 La même chose peut bien sûr être dite pour plusieurs autres études qui essayent de tester les propositions de
la théorie sur le niveau de taxation optimal. Voir les références dans Kenny et Toma (1997) et Hettich et Winer
(1999, chap. 8).
300 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
influence dans la détermination des taxes. Par exemple, les propriétaires de maisons
dispendieuses ne sont pas supposés avoir un poids additionnel dans la fonction de bien-être
social d’un planificateur raisonnable, ni d’inclure l’électeur médian dans ce groupe. Hunter
et Nelson (1989) ont trouvé que la proportion du revenu des taxes totales dans les paroisses
de Louisiane représenté par les taxes sur la propriété est inversement reliée au pourcentage
de propriétaires de maisons qui possèdent des maisons dispendieuses. Ainsi, cela semble
confirmer l’hypothèse que les riches propriétaires sont un groupe efficace en Louisiane 7.
Hettich et Winer (1984, 1999, ch. 9) emploient le modèle du vote probabiliste pour
développer leur étude sur la dépendance à l’impôt sur le revenu comme source de revenu
dans les États. Le soutien le plus évident au modèle du vote probabiliste vient de la seconde
équation de leur modèle, qui prédit que même les États permettent aux résidents de crédi-
ter leurs paiements de taxe sur la propriété contre leurs obligations d’impôt sur le revenu.
Encore une fois les riches propriétaires semblent exercer une influence significative comme
les citoyens de plus de 65 ans 8.
Même si le nombre d’études qui testent directement l’importance d’une force poli-
tique dans la détermination de la structure de taxation est faible, les résultats sont encoura-
geants jusqu’à maintenant.
12.6 COMMENTAIRES
Quand Anthony Downs a mis en avant sa théorie économique sur la démocratie, il semblait
suggérer que les résultats d’un système politique dans lequel les candidats sont en compé-
tition pour les votes d’un électorat, devraient d’une manière ou d’une autre échapper aux
implications nihilistes de la littérature sur l’alternance, et plus généralement au théorème de
l’impossibilité d’Arrow (voir un exemple dans Downs, 1957, pp. 17-19). Toutefois, Downs
ne réussit à démontrer aucun résultat normatif concernant les résultats d’une compétition
politique. La littérature ultérieure sur le modèle spatial du vote a au fur et à mesure prouvé
que la théorie des cycles est potentiellement un problème quand les candidats sont en
concurrence pour des votes comme c’est le cas des votes dans une commission.
La littérature sur le vote probabiliste se glisse entre la littérature des choix publics
sur le vote des commissions et celle qui porte sur la compétition électorale. Les votes dans
des commissions sont, par leur nature, déterministes, et les problèmes de majorités cycliques
vont continuer à confondre les résultats sous les règles comme celle de la majorité simple.
Mais si les électeurs récompensent un candidat qui leur promet une utilité plus grande, en
augmentant la probabilité de voter pour lui, alors la compétition de votes entre les candidats
conduit – « comme s’il y avait une main invisible » – à un programme qui maximise le bien-
être social. L’analogie entre la compétition de marché et la compétition politique existe. Les
deux résultent dans une allocation des ressources qui est optimale au sens de Pareto. La foi
de Downs dans l’efficacité de la concurrence politique a donc été réhabilitée.
7 Une paroisse en Louisiane est une unité de politique locale qui correspond au comté dans les autres États. Les
fermiers sont aussi identifiés comme un groupe politique efficace par Hunter et Nelson.
8 Plusieurs variables additionnelles, que Hettich et Winer supposent significatives, le sont. Mais souvent ces
autres variables peuvent être également cohérentes avec les modèles alternatifs.
Théorie du vote probabiliste 301
Maintenant, considérons que l’utilité retirée par chaque électeur i d’un programme du
candidat j prenne la forme suivante :
2
Ui = K − Ii − Pj ,
j
(12.23)
où Ii est le point idéal de l’électeur i, Pj est le programme du candidat j, et |Ii − Pj | est la
distance euclidienne entre deux points. K est la constante positive que représente l’utilité
de chaque électeur selon la combinaison de x, y qui correspond à son point idéal. K doit être
j
suffisamment grand pour que Ui > 0, si il est cohérent de fournir les biens publics x et y à
tous.
Si le candidat 1 est situé au point M qui est équidistant de A, B, et C, et si le candi-
dat 2 est à mi-chemin entre A et B, alors la probabilité que le candidat 1 gagne les votes de
A ou B est :
2
K − √23 K − 43
π1A = π1B = 2 = , (12.24)
K − √23 + K − 1 2K − 73
302 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
En additionnant chaque fonction de probabilité pour les trois électeurs nous obtenons π1 et
π2 , à partir duquel il est facile de montrer que :
1
(π1 > π2 ) ↔ K > . (12.27)
2
Rappelons-nous que K doit être suffisamment grand pour que la fourniture de x et y soit
intéressante pour la communauté. Il est facile de voir que (12.27) est satisfaite pour chacun
des programmes des deux candidats. Le candidat 2 ne va pas augmenter sa probabilité de
gagner en quittant la position M.
Si nous pensons que les deux candidats promettent des paniers différents de biens
publics, alors l’imposition d’une contrainte de budget sur le gouvernement ou une
contrainte de ressources sur l’économie devrait suffire pour que l’ensemble de l’enjeu satis-
fasse les conditions de compacité et de convexité. Avec deux biens publics, x et y et une
contrainte de budget, B, la condition sera satisfaite. Est-ce que ces conditions sont raison-
nables ? Est-ce qu’il y a une probabilité pour un citoyen donné de voter pour le candidat 1
pour chaque programme possible que ce candidat peut choisir ? Est-ce que ces program-
mes s’étendent jusqu’à l’infini dans certaines directions de l’espace d’enjeux ? Ultime-
ment, ce sont des questions à propos de la psychologie de l’électeur qui ne peuvent pas être
résolues par un argument logique 9.
Une manière alternative de tester l’exactitude des conditions qui sous-tendent les
théorèmes est de tester leurs implications. Dans un système bipartisan comme aux États-
Unis, les candidats convergent-ils vers les mêmes positions (ou presque) sur l’ensemble
complet des enjeux ? Est-ce que le processus électoral produit parfois des candidats avec
des positions extrêmes sur une série d’enjeux et, à d’autres moments, avec des positions
complètement différentes ? Si le lecteur pense que oui, alors il devrait douter des postulats
qui sous-tendent les modèles de vote probabiliste. Si le lecteur pense le contraire, il peut se
rassurer par les implications de ce modèle.
9 Enelow et Hinich (1989) ont introduit un élément probabiliste dans un modèle électoral bipartisan comme un
terme d’erreur aléatoire dans les anticipations d’un candidat sur son nombre de votes. La question de savoir si
un équilibre existe ou non, va dépendre de « la variance de cet élément aléatoire..., de la taille de l’ensemble
des positions politiques possibles d’un candidat, de la saillance des enjeux politiques au sein des électeurs, de
la dimension de l’espace politique, et du degré de concavité dans les fonctions d’utilités de l’électeur »
(p. 110). Ainsi, le modèle de vote probabiliste de Enelow et Hinich illustre certains aspects que Kirchgässner
pointe dans sa critique. L’existence d’un équilibre n’est pas garantie par l’introduction d’un élément aléatoire
dans un système bipartisan. Une fois encore, il n’est pas facile de dire si les conditions (à propos de la gran-
deur de l’espace des possibles, la concavité de la fonction d’utilité de l’électeur, etc.) qui sont nécessaires pour
assurer un équilibre sont raisonnables ou non.
Théorie du vote probabiliste 303
Même si nous acceptons les postulats qui sous-tendent les modèles de vote proba-
biliste et ses implications à propos des équilibres dans une compétition bipartisane, on peut
faire face à des problèmes normatifs très désagréables. Le modèle de vote probabiliste
incluant des groupes d’intérêts implique que différents groupes reçoivent des poids diffé-
rents dans la fonction de bien-être maximisée implicitement par la compétition entre candi-
dats. La littérature empirique sur la taxation discutée plus haut, qu’on reverra dans le
chapitre 20, souligne l’importance de cet enjeu en fournissant des preuves suffisantes d’une
relation d’échange bilatérale entre les candidats et les groupes d’intérêt. Alors qu’il est
rassurant de savoir que la compétition politique nous mène à un équilibre sur la frontière
des possibilités de Pareto, avant de faire les éloges d’un système démocratique bipartite
nous voulons peut-être nous demander où ce point se trouve sur la frontière. Avant de juger
les mérites d’un système bipartisan, il est utile de le comparer avec ses alternatives – un
système avec parti unique et un système multipartite. Nous allons analyser les systèmes
multipartites dans le prochain chapitre et laisser les systèmes à un seul parti pour le chapi-
tre 18.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
Les premiers articles à établir l’existence des équilibres sous des conditions de vote probabiliste
furent écrits par Davis et al. (1970) et Hinrich, Ledyard et Ordeshook (1972, 1973). Même si le
résultat d’équilibre était clairement là, la signification de ce résultat n’avait pas été appréciée par
les observateurs, parce que les éléments probabilistes dans le modèle étaient considérés comme
étant dus aux abstentions quand les candidats étaient trop loin du point idéal de l’électeur. Ainsi,
les équilibres semblent fusionnés comme une sorte de conséquence accidentelle du refus de voter
de certains électeurs. Ceci est apparu comme étant une base douteuse sur laquelle bâtir un argu-
ment normatif fort pour les résultats d’une compétition électorale. Toutefois, comme la littérature
a évolué, l’emphase s’est détournée des abstentions à l’incertitude de la part des candidats ou des
électeurs. Les articles pertinents dans cette évolution sont : Comanor (1976), Denzau et Kats
(1977), Hinich (1977), Coughlin et Nitzan (1981a, b), Coughlin (1982, 1984, 1986), et Ledyard
(1984), Enelow et Hinich (1984, ch. 5), Ordeshook (1986, pp. 177-180 ; 1997), et Coughlin (1992).
Ces articles nous donnent une vue d’ensemble de la littérature.
La signification normative des résultats est illustrée plus clairement par Coughlin et Nitzan (1981 a),
Coughlin (1982, 1984, 1992) et Ledyard (1984) est soulignée de manière incisive par Wittman
(1989, 1995).
Wittman (1984) étend les résultats de l’équilibre à la compétition entre plus de trois candidats,
Austen-Smith (1981b) à une compétition entre partis dans plusieurs circonscriptions.
Samuelson (1984) considère que les candidats commencent avec des points de départ différents et,
dans chaque élection, ont des contraintes sur la distance qu’ils peuvent prendre de leurs points de
départ. Les équilibres surviennent quand les candidats adoptent des programmes différents et
calculent différemment les votes escomptés. Hansson et Stuart (1984) ont obtenu des résultats simi-
laires en supposant que les candidats ont des fonctions d’utilité qui sont définies sur un choix stra-
tégique.
L’analyse des choix publics des systèmes de taxation a été lancée par Hettich et Winer (1984, 1988).
Une revue de la littérature a été menée par Hettich et Winer (1997, 1999).
Finalement, une mention doit être faite pour le travail le plus important, celui de Becker (1983).
Becker ne modélise pas le processus de la compétition politique, mais suppose que le gouverne-
304 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
ment est une forme de marché pour équilibrer les demandes des groupes d’intérêts pour des
faveurs. À l’équilibre, l’optimum de Pareto tient comme dans les équilibres des modèles de vote
probabilistes.
En français, le modèle du vote probabiliste a été introduit par Lafay (1992). Quelques études sur
sondages ont été conduits pour établir l’effet des déclarations des sondés sur les probabilités de
vote (Magni Berton, 2003, 2009 ; Denni et Caillot, 2007).
13
LES SYSTÈMES MULTIPARTIS
Ces deux propositions auraient pour résultat de faire voter les citoyens pour des
candidats qui ne siégeront pas à l’assemblée. Ceci pourrait être évité par l’organisation d’un
second tour entre les gagnants du premier tour pour déterminer combien de voix chacun
aurait à l’assemblée. Chaque citoyen pourrait alors voter pour le représentant sélectionné
au premier tour dont les priorités sont les plus proches des siennes. Même si la représenta-
tion n’était alors plus parfaite, elle se rapprocherait plus de l’idéal que le résultat d’une
compétition à deux candidats où le gagnant emporte tout (winner takes all).
Enfin, si la taille réalisable d’une assemblée m est importante par rapport à s, m
citoyens devraient être choisis aléatoirement parmi la population et se reposer sur la loi des
grands nombres pour s’assurer que l’assemblée est formée de membres dont les priorités
sont proportionnées à celles de l’ensemble des citoyens (Mueller, Tollison et Willett,
1972).
Dans un premier temps, la répartition des sièges entre les partis est faite en donnant à
chaque parti un nombre de sièges égal à son I. Les sièges restants sont attribués aux partis
en fonction de l’importance des voix restantes, f . Par exemple, sur la base du I de chaque
parti, les sièges de la circonscription 1 sont répartis de la façon suivante : trois sièges pour
3 Ce tableau ainsi que la plus grande partie de la discussion du paragraphe sont extraits de Mueller (1996a,
ch. 10).
310
Tableau 13.1
Répartition des sièges dans un système pluri-représentants et à plusieurs circonscriptions.
Circ. 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 Totaux
Répartition
Parti V S V S V S V S V S V S V S V S V S V S V s réelle
A 349 851 4 489 441 5 141 222 1 73 444 1 NL 111 422 1 141 383 1 268 317 3 NL 4 525 1 579 605 16 16
B NL 69 617 1 92 856 1 101 867 1 17 642 71 683 1 155 363 2 182 741 2 81 646 1 115 922 1 889 337 9 10
LES
C 41 442 NL 52 956 1 NL 66 817 1 NL 646 522 7 433 829 4 124 317 1 611 323 6 1 977 206 20 20
D 107 814 1 31 145 NL 32 496 75 323 1 NL NL 110 009 1 111 666 1 224 103 2 692 556 7 6
E NL 180 017 2 66 100 1 115 466 1 NL 88 238 1 333 661 3 101 842 1 NL 89 306 1 974 630 10 10
F 23 500 16 333 41 323 304 275 3 80 969 1 NL 141 682 1 NL NL 79 221 1 687 303 7 6
G 227 275 2 490 376 5 480 727 5 170 631 2 59 249 192 349 2 NL 162 300 2 190 841 2 NL 1 973 748 19 20
H 50 118 1 323 071 3 224 816 2 101 821 1 NL 236 308 2 81 389 1 140 962 1 91 530 1 275 600 3 1 525 615 15 15
Totaux 800 000 8 1 600 000 16 1 100 000 11 900 000 9 300 000 3 700 000 7 1 500 000 15 1 400 000 14 600 000 6 1 400 000 14 10 300 000 103 103
CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
les systèmes multipartis 311
A, un pour D et 2 pour G. Les sièges restants sont donnés à A et H car ils ont la portion de
voix restante la plus importante.
L’avant-dernière colonne du tableau 13.1 montre le total des voix gagnées par
chaque parti dans le pays (V ) et le nombre de sièges que chacun aurait si la formule 13.2
était appliquée aux totaux nationaux plutôt qu’au total circonscription par circonscription.
La dernière colonne représente les sièges remportés dans les dix circonscriptions. La
correspondance entre les sièges gagnés dans les dix circonscriptions et ce qui aurait été
attribué si le pays n’était composé que d’une circonscription, est proche mais pas parfaite.
Si elle était appliquée à l’ensemble des voix du pays, la formule de répartition du plus grand
nombre de voix restante, attribuerait un siège en plus aux partis D et F et un de moins pour
B et G.
Même si le quotient de Hare, associé à la règle de répartition du plus grand nombre
de voix restantes dans une circonscription, est le plus direct et le plus facile à appliquer, il
n’est pas le seul à être utilisée. Il existe deux variantes du quotient de Hare, le quota de
Droop, d :
v v
d= ou d = +1 (13.3)
s+1 s+1
et l’Imperiali i :
v
i= , (13.4)
s+2
avec d tel que défini à gauche de l’expression 13.3 et i arrondi à l’entier le plus proche. La
méthode d’Hondt ne calcule pas un quotient mais répartit simplement les sièges de la
circonscription en appliquant le principe du plus grand nombre de voix restantes de façon
répétitive. La formule modifiée de Sainte-Lagué utilise 1, 4, 3, 5, 7,… comme diviseurs au
lieu de 1, 2, 3, 4,… comme le fait la formule d’Hondt. Il y a encore d’autres variantes qui
sont ou ont été utilisées 4. Comme nous allons le voir, elles diffèrent sur la qualité de la
correspondance entre le nombre de suffrages récoltés et le nombre de sièges attribués, mais
elles essayent toutes de faire en sorte que cette correspondance soit raisonnable et proche.
4 Ces diverses formules sont illustrées et comparées par Carstairs (1980, chs 2 et 3), Balinsky et Young (1982),
Lijphart (1986) et Aly (1993, pp. 225-38).
312 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
avec v et s correspondant aux totaux des votes et des sièges dans une circonscription,
comme précédemment. On commence par définir le nombre de candidats avec le plus de
voix de premier rang, excédant d. Ces candidats sont tous élus. Toutes les voix de premier
rang pour un candidat qui dépassent celles nécessaires pour atteindre d sont attribuées aux
seconds choix des électeurs. Si, après ces transferts de voix, un candidat a plus de voix que
d, les voix excédentaires sont attribuées au troisième choix des électeurs, et cela jusqu’à ce
que les s sièges soient attribués. Actuellement, le STV est utilisé en République d’Irlande,
à Malte, en Irlande du Nord (pour élire les représentants au Parlement européen), en
Australie (pour élire les sénateurs) et dans quelques villes américaines.
Lorsque les électeurs ne classent que les candidats d’un seul parti, les résultats
dans la représentation des partis à l’aide du STV sont identiques à ceux résultant de l’utili-
sation de la formule de répartition des voix restantes (Lijphart, 1986, p. 175). La principale
différence entre le STV et un système de listes de partis réside dans le fait que sous un
système de listes, la direction du parti doit déterminer quelles seront les personnes qui
rempliront les sièges gagnés par le parti, alors qu’avec le STV, il revient aux électeurs de
faire ce choix. Avec le STV, les électeurs ont la possibilité de sanctionner un chef de parti
en lui donnant par exemple un rang très bas, alors qu’avec le système de liste, il serait élu
tant que sa place au sein de la direction du parti lui assurant un rang dans la liste du parti
est plus haut que le nombre de sièges obtenus par le parti.
Le STV semblerait alors avoir tous les avantages d’un système de liste de partis
(les électeurs pouvant parfaitement ranger les candidats dans le même ordre que celui
choisi par le parti), en plus de l’avantage évident d’offrir la possibilité dans le processus
électoral aux électeurs de donner leur opinion sur les mérites de chaque membre du parti.
En outre, le STV a un avantage particulier : il permet aux groupes ethniques, religieux et
sexuels, de choisir des membres du parti provenant de leur groupe 5.
5 Pour plus de détails sur les avantages et les inconvénients du STV, voir Hellett (1984), Katz (1984), Amy
(1993, pp. 183-91, 193-7) et Bowler et Grofman (2000b).
6 Pour une discussion sur le scrutin limité en général, et en particulier sur l’expérience espagnole, voir Lijphart,
Lopez et Sone (1986) et Cox (1997, pp. 115-17).
les systèmes multipartis 313
problèmes de stratégie aussi bien pour les électeurs que pour les candidats des partis.
Supposons par exemple, que quatre sièges soient à pourvoir dans une circonscription et que
chaque électeur ait trois voix, comme c’est le cas en Espagne. Un électeur voudra peut-être
que les quatre sièges soient occupés par des représentants du parti qu’il préfère, mais il n’a
que trois voix. Si le parti présente quatre candidats, l’électeur doit choisir un candidat sur
les quatre pour lequel il ne votera pas. Si tous les électeurs qui soutiennent le parti choisis-
sent de ne pas voter pour la même personne, alors seulement trois membres du parti seront
élus. Cependant, si le nombre d’électeurs soutenant le parti est important, les quatre sièges
pourraient être attribués aux membres de ce parti, sous différents modèles de répartition des
votes. Cela pourrait amener quelques électeurs à voter pour leur quatrième choix de candi-
dat du parti, et non plus pour leur premier choix, espérant alors que leur premier choix
recevra beaucoup plus de voix que celles requises pour être élu. Mais, si un nombre impor-
tant d’électeurs fait de même, leur premier choix pourrait ne pas réussir à être élu alors que
le quatrième le serait.
Les partis font face à un problème de symétrie lorsqu’ils choisissent le nombre de
candidats à présenter aux élections. Les voix d’un parti qui présente quatre candidats pour
quatre sièges pourraient être tellement diluées que seulement deux d’entre eux seraient
élus, alors que s’il n’en avait présenté que trois, ils auraient pu être tous élus. Cependant,
s’il ne présente que trois candidats, il renonce à la chance d’en faire élire quatre. Ces consi-
dérations stratégiques montrent que les systèmes de scrutin limité sont des moyens moins
efficaces pour obtenir des informations sur les priorités des électeurs que les systèmes
proportionnels d’élection par liste ou que le STV.
toire, ne gagnent pas de sièges. Au fil du temps, le manque continu de succès de ces partis
politiques pourrait entraîner un tarissement de leur soutien financier et décourager leurs
membres et leurs chefs. Donc, sous la règle de la majorité relative, on s’attend à ce que ces
partis minoritaires disparaissent, sauf si leurs sympathisants sont concentrés dans des zones
géographiques spécifiques. On s’attend à ce que la règle de la majorité relative produise un
système bipartisan.
En 1954, Maurice Duverger soutenait qu’en fait cette tendance de la règle de la
majorité relative peut être « une vraie loi sociologique » 8. La Loi de Duverger repose sur
la supposition que les citoyens votent de façon stratégique.
Pour voir pourquoi, il faut considérer le calcul d’un électeur sous la règle de la
majorité relative, lorsque trois candidats issus de trois partis sont en compétition. En se
fondant sur les sondages précédant l’élection, ainsi que sur les performances passées des
trois partis dans sa circonscription, l’électeur estime que les probabilités de victoire des
trois candidats sont π A > π B > πC . Pour que sa voix fasse la différence, la victoire des
deux candidats recevant le plus de voix doit être liée à sa voix, et il doit donner sa voix
décisive à l’un d’entre eux. Sauf si π B et πC sont très proches, la probabilité d’un lien
entre les candidats des partis A et C est bien plus faible que la probabilité d’un lien entre A
et B. Si l’électeur veut avoir une vraie chance d’affecter les résultats de l’élection, il ne doit
pas « gâcher » sa voix en votant pour le candidat du parti C, mais il doit plutôt la donner
au candidat qu’il préfère voir gagner entre le parti A et le parti B. Avec la règle de la majo-
rité relative, les électeurs rationnels désertent les partis minoritaires au profit des deux
partis majoritaires 9.
La logique du calcul de l’électeur qui étaye la loi de Duverger peut être générali-
sée aux systèmes électoraux qui permettent à deux représentants ou plus d’être choisis dans
une circonscription, ce qui mène à la prédiction générale qu’il y aura plus de deux partis en
compétition lorsqu’il y a plus d’un représentant élu dans chaque circonscription. Il est
souvent fait référence à cette prédiction en tant que loi de Duverger.
Supposons maintenant que deux représentants peuvent être élus dans une circons-
cription et que des candidats issus de quatre partis sont en compétition pour deux sièges.
L’électeur estime que les probabilités de gagner pour chaque parti sont
π A > π B > πC > π D. Si les différences entre chaque paire de probabilités sont substan-
tielles, l’électeur gâchera sa voix en votant pour le parti A ou D. Le premier rang de candi-
dats en compétition est presque certain de gagner un des deux sièges, la vraie compétition
concerne le second siège. La probabilité d’un lien pour le second siège entre les candidats
issus des partis qu’on s’attend à voir aux deuxième et troisième rangs est bien plus impor-
tante que celle d’un lien entre le parti classé quatrième et les trois autres. Si l’électeur veut
avoir une chance d’affecter les résultats de l’élection, il choisira entre les deux candidats en
concurrence pour le siège marginal dans la circonscription. Si M représentants sont élus
8 Comme cité par William Riker (1982a, p. 754). Riker revoit à la fois l’histoire intellectuelle de la « loi » et les
preuves empiriques accumulées autour d’elle.
9 Si le nombre d’électeurs dans la circonscription est important, l’électeur rationnel se rendra peut-être compte
que la probabilité qu’il y ait un lien entre deux des candidats est infime, et il ne votera pas du tout. Donc, l’hy-
pothèse que les électeurs rationnels votent stratégiquement inclut une présomption qu’ils votent comme si leur
voix avait une chance significative d’affecter le résultat. Nous traiterons de la question des raisons pour
lesquelles les électeurs votent dans le prochain chapitre.
les systèmes multipartis 315
dans la circonscription, alors la compétition pour le siège à faible majorité a lieu entre les
candidats classés M et M+1 dans les sondages pré-électoraux et les électeurs rationnels se
concentreront sur ces deux candidats 10.
Le raisonnement mène à des prédictions assez précises : non seulement nous
devons nous attendre à ne trouver que deux partis majoritaires lorsqu’un représentant est
élu dans chaque circonscription (circonscription à un seul représentant) mais également le
nombre de partis importants doit augmenter avec la taille électorale moyenne des circons-
criptions. Cependant, la logique liant la taille de la circonscription au nombre de partis
s’applique uniquement au niveau de la circonscription. Dans une circonscription où est élu
un seul représentant, un vote sera probablement gâché s’il est en faveur du quatrième parti
le plus fort dans la circonscription, même si c’est le plus important au niveau national.
Donc, la loi de Duverger et son hypothèse ne sont valables que pour des pays dans lesquels
l’importance des partis varie de façon marquée selon les régions 11.
Avant qu’il soit possible de vérifier s’il y a une relation entre le nombre de repré-
sentants élus par circonscription et le nombre de partis, il est nécessaire de définir ce que
« nombre de partis » veut dire. Dans un pays où il y a cinq partis, chacun obtenant 20 % du
vote populaire, il semble raisonnable de parler de « cinq partis majoritaires ». Cependant,
si les partis reçoivent respectivement 60, 30, 7, 2, et 1 % des suffrages, cela semble plus
difficile de considérer ce système comme un « système à cinq partis », car on s’attend à ce
qu’il fonctionne plus comme un système mono-parti ou bi-partis. Pour tenir compte des
différences de taille des partis, la plupart des chercheurs mesurent le nombre effectif de
partis dans un pays.
Ces statistiques peuvent être calculées en se fondant sur le nombre de voix que
chaque parti a reçu dans tout le pays lors d’une élection (ENV), ou en se fondant sur le
nombre de sièges qu’il a au Parlement (ENS). Si v p est le nombre de voix que le parti p a
reçu lors de l’élection, et que v est le nombre total de voix, alors ENV se définit de la sorte :
1
ENV = n (13.6)
vp 2
v
p=1
Voici la formule analogue appliquée aux sièges gagnés par les partis (sp), dans un parle-
ment avec s sièges.
1
E N S = n 2 (13.7)
Sp
S
p=1
Dans les deux exemples précédents d’un système à cinq partis, lorsque chaque parti obtient
20 % des suffrages, le ENV est de 5 alors qu’il est de 2,2 dans le second cas 12.
Les tableaux 13.2 a et b présentent les chiffres de l’ENV et de l’ENS pour 19 pays
à circonscription à représentant unique (CRU) et pour 34 pays pour lesquels plusieurs
représentants sont élus par circonscription (CRM). On remarque aisément que les systèmes
de CRU produisent des équivalents plus bas, peu importe si les statistiques sont fondées sur
les sièges gagnés à l’assemblée législative ou sur le décompte des suffrages. Il est aussi
évident que les formules utilisées pour traduire les voix en sièges tendent à concentrer le
pouvoir sur les partis importants, dans les deux types de systèmes, avec une concentration
plus importante encore dans les pays à CRU.
Le nombre significatif de partis des pays à CRU calculé sur les sièges au Parle-
ment est exactement de 2,00 et donc offre un soutien assez spectaculaire à la loi de Duver-
ger. Cependant, l’examen des chiffres par pays révèle plusieurs problèmes importants
concernant les systèmes bipartisans. D’une part, la Barbade, Trinité et Tobago qui ressem-
blent à des pays mono-parti, et d’autre part, la France, Grenade et la Corée du Sud, ont tous
un ENS supérieur à 3. Néanmoins parmi les dix-neuf pays à CRU, treize ont un ENS situé
entre 1,5 et 2,5.
En France, le nombre de partis, plus important que prévu, est souvent attribué à
l’utilisation de la règle électorale des deux tours. Pour être élu au premier tour, un candidat
Tableau 13.2a
Nombres moyens de représentants par circonscription (M), nombres réels de partis (ENV, ENS), déviations par rapport à
la proportionnalité (Dev) et réduction relative du nombre de partis (RRP).
Circonscriptions à représentant unique Année M ENV ENS Dev (%) RRP (%)
Australie 1984 1,0 2,79 2,38 11,5 18,7
Bahamas 1987 1,0 2,11 1,96 19,2 7,7
La Barbade 1986 1,0 1,93 1,25 – 54,4
Belize 1984 1,0 2,06 1,60 22,0 28,8
Boswana 1984 1,0 1,96 1,35 17,2 45,2
Canada 1984 1,0 2,75 1,69 24,9 62,7
Dominique 1985 1,0 2,10 1,76 34,8 19,3
France 1981 1,0 4,13 2,68 20,6a 54,1
Grenade 1990 1,0 3,84 3,08 – 24,7
Inde 1984 1,0 3,98 1,69 31,8 135,5
Jamaïque 1989 1,0 1,97 1,60 – 23,1
Corée du Sud 1988 1,0 4,22 3,56 – 18,5
Nouvelle-Zélande 1984 1,0 2,99 1,98 19,0 51,0
St Kitts et Nevis 1984 1,0 2,45 2,46 – –0,4
Sainte-Lucie 1987 1,0 2,32 1,99 26,0 16,6
Saint-Vincent et Grenadines 1984 1,0 2,28 1,74 17,8 31,0
Trinité et Tobago 1986 1,0 1,84 1,118 – 55,9
Royaume-Uni 1983 1,0 3,12 2,09 23,4 49,3
États-Unis 1984 1,0 2,03 1,95 6,7 4,1
Moyenne 1,0 2,68 2,00 21,1 30,5
Tableau 13.2b
Nombres médians de représentants par district (M), nombres effectifs de partis (ENV, ENS), déviations par rapport à la
proportionnalité et réduction relative du nombre de partis (RRP).
doit récolter la majorité des voix. Si personne n’obtient la majorité absolue au premier tour,
les candidats ayant reçu moins de 12,5 % des inscrits sont éliminés du scrutin et un second
tour est organisé, pour lequel seule une majorité relative est requise pour gagner. Cepen-
dant, la logique sous-jacente à la loi de Duverger devrait s’en tenir au second tour et je vois
difficilement pourquoi on ne pourrait pas espérer l’émergence de deux partis majoritaires
en France 13.
Les chiffres entre parenthèses dans la colonne M sont les ajustements par la
méthode de Taagepera et Shugart (1989), ajustements par rapport aux nombres de repré-
sentants par circonscription tels que définis dans la loi électorale. Les calculs tiennent
compte des ajustements éventuels dans le second rang du nombre de sièges que chaque parti
obtient et qui sont basés sur la répartition des suffrages à un niveau plus élevé d’agrégation
comme par exemple en Autriche ou en Allemagne ; des effets de seuil dans les pourcentages
de voix nationales ; et ainsi de suite. Parfois, les effets de ces ajustements sont assez impor-
tants, comme par exemple, la réduction de 150 à 75 du nombre de représentants élus par
circonscription aux Pays-Bas alors que leur nombre augmente de 10 à 90 en Norvège 14.
La logique sous-jacente à l’hypothèse de (M + 1)/M amène à prédire que non
seulement il y a deux partis lorsque M = 1 et plus de deux partis lorsque M ≥ 2, mais aussi
que le nombre de partis augmentera avec M. Les données du tableau 13.2b sont cohérentes
avec cette prévision. Le tableau 13.3 présente les ENS moyens pour différentes variations
de M. Plus il y a de représentants élus dans chaque circonscription d’un pays, plus le
nombre réel de partis augmente.
Tableau 13.3
Nombres effectifs de partis dans les Assemblées, nombre de représentants élus par district, et déviations par rapport à
la proportionnalité.
13 Une telle tendance est ensuite renforcée par la propension des partenaires de coalition à se retirer entre les deux
tours des élections, voir Tsebelis (1990).
14 Les Pays-Bas utilisent un système de listes de partis au niveau national. Les Néerlandais votent donc pour des
partis et non des personnes. Il y a 150 sièges au Parlement néerlandais, mais le seuil pour obtenir des sièges
ne permet pas qu’il y ait 150 partis au Parlement. Cox place l’Allemagne comme un pays CRU. Cependant,
seulement la moitié des 496 sièges sont répartis de cette manière. L’autre moitié est remplie en fonction des
parts de voix que chaque parti a reçues dans les 16 Länder. Nous avons donc classé l’Allemagne avec les pays
CRM, en fonction de la taille réelle de ses circonscriptions électorales.
les systèmes multipartis 319
Cox (1997, ch. 11) a entrepris une analyse méthodique de la relation entre la taille
des circonscriptions électorales et le nombre de partis représentés à l’Assemblée nationale.
Utilisant les données des pays du tableau 13.2, il a estimé l’équation suivante :
ENS = 0,58 + 0,51 ENV + 0,08 ENV × ln(M) + 0,37 ENV × UP, R2 = 0,921
Soit ln(M) le log naturel du nombre médian de représentants élus par circonscription et UP
l’ajustement réalisé à cause de l’existence de formules d’attribution de second rang comme
il en existe en Allemagne 15. Plus de partis ont tendance à être représentés parmi le corps
législatif dans les pays où la répartition des priorités des électeurs est telle qu’elle donne
des voix à un plus grand nombre de partis. Et le fait que beaucoup de partis gagnent des
voix est accentué par les règles électorales qui permettent à un nombre important de repré-
sentants d’être élus dans chaque circonscription 16.
Comme cela a été remarqué auparavant, lorsque l’importance des partis diffère de
façon importante dans le pays, la loi et l’hypothèse de Duverger risquent de ne plus fonc-
tionner. Des différences géographiques significatives dans la puissance des partis peuvent
être associées à une hétérogénéité ethnique et religieuse. Cox essaie alors d’expliquer les
nombres équivalents fondés sur les votes dans le pays, en utilisant un indice sur la diver-
sité ethnique et ln(M). Il obtient les meilleures estimations lorsque ces deux variables inter-
agissent. Les pays dans lesquels sont élus un nombre important de représentants dans
chaque circonscription électorale et dans lesquels il y a beaucoup de groupes ethniques
différents ont tendance à avoir un nombre important de partis récoltant des voix 17.
Tableau 13.4
Distribution des voix dans 10 circonscriptions électorales (nombres de voix en millions).
Circonscriptions
Partis 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
A 3 3 3 3 3 3 3 3 3 3
B 3 3 2 2 3 0 3 3 3 3
C 0 0 0 0 0 4 4 4 4 4
D 0 0 4 4 4 3 0 0 0 0
E 4 4 1 1 0 0 0 0 0 0
Total 10 10 10 10 10 10 10 10 10 10
Même si cet exemple n’est pas naturel et bien évidemment extrême, lorsque les électeurs
de chaque parti sont répartis au hasard, à travers les circonscriptions électorales, avec la
règle de la majorité relative, un petit avantage dans les pourcentages du soutien populaire
d’un parti peut se traduire par un avantage important dans le pourcentage des sièges
obtenus (Segal et Spivak, 1986).
Cet exemple soulève juste la question du degré d’exactitude lors de la transforma-
tion des voix du pays en sièges dans l’assemblée législative en fonction des différentes
règles électorales. Dans le tableau 13.2, la colonne appelée « Dev » donne une réponse à
cette question. Dev est la déviation par rapport à la stricte proportionnalité mesurée par
l’écart entre le partage des voix pour chaque parti, v p , et le partage des sièges de l’assem-
blée, s p , comme calculé par Taagepera et Shugart (1989). Elle est obtenue en utilisant cette
formule :
1 n
s p − v p
Dev = (13.8)
2 p=1
La déviation moyenne de la proportionnalité pour les pays CRU est de 21,1 % alors qu’elle
n’est que de 5,8 % pour les pays CRM.
La dernière colonne du tableau 13.2 présente la réduction du pourcentage du
nombre effectif de partis qui a lieu dans chaque système, lorsque l’on différencie le nombre
de partis dans le partage des voix du nombre de partis dans le corps législatif. Malgré la
baisse de 78,5 % du nombre de partis enregistrés en Équateur – où ne sont élus que trois
représentants en moyenne par circonscription – la relative réduction des partis dans les pays
CRM équivaut seulement à 50 % de celle des pays CRU.
Dans le tableau 13.3, la colonne du milieu indique la déviation moyenne de la
proportionnalité pour différentes variations de M. Il y a une baisse importante en allant d’un
représentant par circonscription à une variation de 2 à 5, et une petite baisse en allant de 2-
5 à 6-10. Cependant, les échantillons de taille sont petits et, en fait, la Dev significative
augmente un peu pour les pays avec M > 15.
La troisième colonne du tableau 13.3 fournit des données comparables pour des
déviations de la proportionnalité, calculée par Lijphart (1990), pour une période allant de
les systèmes multipartis 321
1945 à 1985. Les observations de Lijphart sont des valeurs significatives de Dev pour tous
les pays. Lijphart utilise un bien plus petit échantillon de pays CRU que Taagera et Shugart
et obtient une Dev bien moins importante que celle obtenue par ces derniers. Néanmoins,
le même modèle général peut être observé avec une baisse importante de la déviation
moyenne de la proportionnalité en allant des pays CRU aux pays CRM, avec entre deux et
cinq représentants par circonscription et toujours de petites baisses quand la taille de la
circonscription grandit.
Lijphart a aussi comparé les différentes méthodes de conversion des voix en
sièges. Il y a aussi trouvé quelques différences, mais moins importantes que celles relatives
au nombre de représentants par circonscription. Les plus petites déviations de la propor-
tionnalité ont été observées dans les cinq pays qui utilisent la méthode de Hare et les
méthodes de Sainte-Lagué (déviation moyenne de 2,6 pourcent). Les méthodes de Droop,
Imperiali, de Sainte-Lagué modifié et les systèmes de STV arrivent en seconde position
(six pays dont la déviation moyenne est de 4,5 pourcent). La méthode d’Hondt est la moins
proportionnelle des méthodes de représentation proportionnelle testées, avec une déviation
moyenne de 5.9 pourcent dans les 14 pays où elle est utilisée 18.
Les théorèmes établissant une série d’équilibres de positions politiques dans des
systèmes pluri-partis ou pluri-candidats sont assez difficiles à prouver et impliquent
souvent des conditions d’équilibre assez compliquées ou peu vraisemblables 19. D’un autre
côté, quelques observations sur les systèmes européens de représentation proportionnelle
montrent que les partis s’établissent bien sur certaines positions dans l’espace idéologique
et tendent à y rester. Chaque État européen a son parti socialiste, son parti chrétien, son
parti vert et ainsi de suite, et pratiquement chaque observateur placera les chrétiens démo-
crates à la droite des socialistes et les verts à leur gauche. Il arrive qu’il y ait des change-
ments de position mais les partis ne semblent pas jouer à saute-mouton dans l’espace en
recherchant des voix (Budge, Robertson et Hearl, 1987), pas plus qu’ils ne convergent vers
un même ensemble de politiques publiques.
Une des manières de rendre compte de ces phénomènes est d’affaiblir ou d’aban-
donner l’affirmation de Downs sur la maximisation des voix et de la remplacer par une
hypothèse qui donne de l’importance à l’idéologie d’un parti 20. Supposons alors que
l’unique objectif de la direction d’un parti soit de représenter la position idéologique de ses
sympathisants et qu’il le fasse en adoptant la position médiane de ses sympathisants. Si
nous présumons, comme dans le modèle de Downs, un espace politique unidimensionnel
avec des citoyens votant pour le parti dont la position est la plus proche de leur point idéal,
il en résulte un équilibre avec des partis répartis sur le spectre idéologique 21.
La figure 13.1 dépeint l’équilibre avec cinq partis et une répartition uniforme des
points idéaux des électeurs. Chaque parti reçoit 20 des voix et la position occupée par le
parti médian, le parti C, coïncide avec le point idéal de l’électeur médian.
20 % 20 % 20 % 20 % 20 %
G D
Figure 13.1
Les positions des partis avec une distribution uniforme des points idéaux des électeurs.
19 Voir, par exemple, Hinich et Ordeshook (1970, pp. 785-8) ; Lindeen (1970) ; Selten (1971), Wittman (1984) ;
Greensberg et Weber (1985) ; Breyer (1987) ; De Palma, Hong et Thisse (1990), Hermsen et Verbeek (1992) ;
Lin, Enelow et Dorussen (1999) ; et Hamlin et Hjortlund (2000).
20 La présupposition de Downs que les politiciens cherchent uniquement à maximiser les suffrages aux dépens
de la cohérence idéologique a été critiquée par Wittman (1973) dans le contexte du modèle bipartisan. Dans
une analyse détaillée des élections aux Pays-Bas et en Allemagne, Schofield, Martin, Quinn et Whitford (1998)
montrent que les partis peuvent laisser passer l’opportunité d’augmenter leurs voix dans une élection et donc
leur poids au prochain parlement, parce que cela les obligerait à négocier sur une position idéologique qui est
éloignée de leur point idéal lors des négociations sur la formation d’un cabinet. Sur ce point, voir aussi Adams
(1999, 2000).
21 Cela a été prouvé par McGann (2002) avec l’ajout d’une hypothèse selon laquelle le nombre de partis est fixé
et qu’ils sont ordonnés de droite à gauche.
les systèmes multipartis 323
La figure 13.2 dépeint une distribution non uniforme des points idéaux des élec-
teurs. Même si l’électeur médian soutient toujours le parti C, sa position (5) ne coïncide
plus avec le point idéal de l’électeur médian (M = 5,67). De plus, le parti D gagne en fait
une part plus importante des suffrages en occupant l’espace qui contient la densité la plus
importante d’électeurs. Le parti A, quant à lui, est défavorisé par la fraction relativement
petite de l’électorat localisé dans son espace idéologique.
Mc Gann (2002) examine aussi les implications de supposer que les positions des
partis sont choisies en prenant en compte à la fois les priorités des sympathisants du parti
et le gain potentiel en voix en cas de changement de position. Comme on pourrait peut-être
s’y attendre, un tel changement d’objectifs tend à changer les positions vers la médiane de
distribution des points idéaux de l’électeur et réduit les parts de voix gagnées par les partis
centristes.
Les dirigeants des partis doivent aussi se demander s’ils doivent compromettre la
position idéologique de leur parti au tour final de l’élection, lors de la formation du gouver-
nement. Si deux partis ou plus forment un gouvernement, au moins l’un d’entre eux doit
approuver la mise en œuvre d’un ensemble de politiques qui ne correspondent pas entière-
ment à son ensemble préféré. Le compromis avec les préférences de la politique du parti
est souvent le prix à payer pour gagner de l’influence sur les politiques effectivement mises
en œuvre. Donc, on pourrait remplacer la première partie de l’affirmation de Downs dans
les systèmes multipartis par « les partis changent de politiques pour entrer dans le gouver-
nement ».
Dans la prochaine sous-section, nous examinons plusieurs hypothèses qui permet-
tent différentes prévisions sur la formation des gouvernements. Quelques-unes supposent
Parti D
Parti C
Parti B
Parti E
Parti A
10 % 20 % 24 % 30 % 16 %
G D
Figure 13.2
Les positions des partis avec une distribution non uniforme des points idéaux des électeurs.
324 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
qu’un parti est capable de faire n’importe quoi pour entrer dans un gouvernement, d’autres
supposent qu’une inertie politique est présente au niveau de la formation du cabinet et utili-
sent cette supposition pour prédire quels partis sont susceptibles de former un cabinet.
Une élection est organisée et chaque citoyen vote pour le parti qui est le plus
proche de son point idéal. L’élection débouche sur la répartition des 100 sièges du Parle-
ment en fonction des nombres sous les lettres de chaque parti. Comme cela arrive souvent
dans les systèmes pluripartisans, aucun parti n’obtient une majorité de sièges.
Si le Parlement du demokrastan, comme la plupart des autres, utilise la règle de la
majorité simple, il est raisonnable de supposer que l’objectif de tous les partis qui veulent
former une coalition, est de chercher à en construire une qui contrôle au moins 51 sièges,
pour qu’elle puisse décider de tous les projets de lois qui sont débattus durant la session
parlementaire. Il y a 61 possibilités de coalition qui contrôlent au moins 51 sièges : une
grande coalition de tous les partis, de six des sept partis, peu importe lesquels (six possibi-
lités) ; B et quatre autres partis, E et quatre autres partis, B et E plus trois autres partis (18
possibilités) ; 24 coalitions à quatre partis possibles ; 10 coalitions possibles entre trois
partis ; et une coalition possible entre deux partis : B et E. Laquelle de ces coalitions, s’il
y en a une, formera le gouvernement ?
Neumann et Morgenstern (1953) étaient les premiers à avoir fourni une hypothèse
sur les coalitions pouvant être formées. Ils ont proposé la formation d’une coalition
gagnante minimale.
Définition : Une coalition est une coalition gagnante minimale si le départ de n’importe lequel de
ses membres entraîne sa transformation de coalition majoritaire en coalition minoritaire.
L’intuition qui sous-tend la proposition de Neumann et Morgenstern est évidente.
Tous les ajouts à une coalition gagnante minimale vont renouveler les propositions du
gouvernement qui, sinon, appartiendraient aux membres originaux, et vont probablement
changer les résultats de la coalition, loin de ceux favorisés par les membres originaux. Il y
a 11 coalitions gagnantes minimales possibles au Parlement du Demokrastan (BE, ABF,
ACE, ADE, AEF, AEG, ABCD, ABCG, ABDG, CDEF, et DEFG).
Riker (1962) a étendu l’intuition à la base du concept de la coalition gagnante
minimale à l’étape suivante du choix de la coalition, et a montré que parmi les coalitions
gagnantes minimales ce serait la plus petite qui serait formée. Cette hypothèse repose sur
les systèmes multipartis 325
la modélisation des politiques comme un jeu à somme nulle. La plausibilité de cette suppo-
sition est mieux évaluée lorsque l’on pense que tous les problèmes politiques impliquent
une redistribution de la richesse à somme nulle, c’est-à-dire sans création de richesse. Dans
un tel jeu, la stratégie optimale est de permettre à la coalition adverse d’être aussi grande
que possible mais de rester une coalition perdante et qui subit les coûts de la politique. Sous
la contrainte de formation du gouvernement, le gain à se partager est le nombre fixe de
postes dans le gouvernement. Chaque parti veut avoir autant de postes ministériels que
possible. Plus sa place dans la coalition est importante, plus il réclamera de postes. Ceci
plaide en faveur d’une taille de la coalition gagnante minimale aussi petite que possible, en
termes de nombre de sièges au Parlement. Riker propose alors la solution de la coalition
gagnante minimum (GM).
Définition : Une coalition gagnante minimum contient le plus petit nombre de sièges de toutes les
coalitions gagnantes minimales.
Il y a une seule coalition gagnante minimum parmi les onze coalitions gagnantes
minimales. CDEF qui contrôle 51 sièges, est la coalition de majorité la plus petite qu’il soit
possible de former.
Former une coalition entraîne un marchandage au sein des membres potentiels de
la coalition, ce qui prend du temps. Il est donc raisonnable de supposer qu’il est plus facile
pour trois partis de former une coalition, que pour quatre, et toujours plus facile pour deux
partis de former une coalition. Donc, on peut s’attendre à ce que la coalition composée du
plus petit nombre de partis est celle qui a le plus de chance d’être formée (Lieserson, 1966).
Cette hypothèse mène aussi à une seule prévision dans notre exemple – une coalition entre
les partis B et E.
Les quatre hypothèses que nous venons d’examiner fondent leurs prévisions
uniquement sur la taille ou sur le nombre des membres potentiels de la coalition gagnante.
Leur positionnement sur le spectre gauche/droite est ignoré. Ces hypothèses incorporent
donc l’affirmation de Downs selon laquelle les politiques publiques n’ont pas de valeur
intrinsèque pour la direction d’un parti. Son seul objectif est de faire partie de la coalition
gagnante. Le parti B est donc autant prêt à créer une coalition avec E, qu’avec C ou A.
Cependant, si gagner n’est pas tout, le parti B devrait préférer former une coalition
avec C qu’avec E, ceteris paribus, car le résultat de la politique d’une telle coalition va
vraisemblablement se rapprocher bien plus de la position de B dans l’espace gauche/droite.
Les deux prochaines hypothèses examinées sur la composition d’une coalition gagnante
supposent que les positions des membres potentiels de la coalition affectent aussi leurs
chances de rejoindre une coalition gagnante 22.
Axelrod (1970) a proposé que les partis formant une coalition gagnante doivent
être adjacents le long de la dimension unique de définition des politiques. Cette hypothèse
du minimum de connexion du gagnant (MCG) réduit à quatre le nombre de coalitions
22 Pour plus de détails sur les différences entre les théories qui envisagent les partis comme des chercheurs de
postes purs ou comme orientés politiquement, voir Laver et Schofield (1990, chap 3-5) et Müller et Strom
(1990, pp. 5-9). Müller et Strom (1999) proposent des études de cas illustrant comment les chefs de partis agis-
sent lorsque les objectifs de recherche de votes et de postes sont en conflit. Notre discussion dans ce paragra-
phe repose grandement sur Laver et Schoffield.
326 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
gagnantes potentielles dans notre exemple : ABCD, BCDE, CDEF et DEFG. Notons que
l’exigence que les positions des partis soient voisines les unes des autres implique que la
coalition peut être de type MCG sans être une coalition gagnante minimum, comme c’est
le cas pour CDEF. Les sièges du parti D ne sont pas nécessaires à la formation de la coali-
tion gagnante, mais ne pas l’inclure briserait la connexion entre les quatre partis. Si C, E et
F formaient une coalition gagnante minimale, cela ne leur coûterait rien d’introduire D dans
la coalition, en termes de divergence de leurs positions politiques.
Il est plausible qu’il soit plus facile pour deux partis de s’accorder sur un jeu de
politiques communes lorsqu’ils sont situés près l’un de l’autre que lorsqu’ils sont éloignés.
Le parti F peut conclure un accord avec E plus facilement qu’avec G. En l’étendant, ce
raisonnement mène à prédire que la coalition gagnante sera la coalition MCG avec le plus
petit alignement (de Swaan, 1973). Invoquer l’hypothèse de l’alignement minimal le plus
proche mène à l’unique prévision que la seule coalition formée est CDEF.
Même si ces six hypothèses n’incluent pas toutes celles qui ont été proposées, elles
incluent celles qui sont le plus souvent citées et qui ont accumulé le plus de validations
empiriques. Pour tester les deux dernières, nous avons besoin de localiser tous les partis
d’un pays le long de la dimension gauche/droite. Pour ce faire, les chercheurs en politiques
européennes se sont appuyés sur les jugements d’un panel d’experts, un ensemble de
données d’enquêtes et l’analyse du contenu des manifestes de partis 23. Comme les cher-
cheurs interrogés ne sont pas tous d’accord à certains niveaux sur les positions des diffé-
rents partis, et même parfois sur quels partis sont membres de facto de la coalition qui
forme le gouvernement, il n’est pas surprenant de trouver des divergences sur les valida-
tions empiriques des prédictions des différentes théories sur la formation des coalitions
observées. Taylor et Laver (1973), de Swaan (1975) et de Swaan et Mokken (1980) affir-
ment tous que l’hypothèse MCG donne la meilleure explication pour les données obser-
vées. Mais Warwick (1979, 1994) trouve que l’hypothèse MCG n’ajoute aucun pouvoir
explicatif aux prévisions par rapport à l’hypothèse de la coalition gagnante minimale. La
comparaison plus récente de Laver et Schofield (1990) soutient la position de Warwick.
La première chose à noter dans le tableau 13.5 est qu’un tiers des gouvernements
en Europe, entre 1945 et 1987, étaient des gouvernements minoritaires. Comme toutes les
théories sont prédites à partir de l’hypothèse que les partis veulent faire partie de la coali-
tion de majorité, cette fraction substantielle de gouvernements minoritaires doit être vue
comme les contredisant toutes.
Le second constat à faire est qu’il est très rare qu’un parti gagne une majorité de
sièges dans les systèmes de représentation proportionnelle. Cela arrive dans à peine 10 %
des cas.
Envisageons maintenant les taux de succès du MCG et du GM pour prédire la
formation des coalitions. Nous voyons qu’il y a 123 exemples dans lesquels aucun parti ne
gagne la majorité des sièges au Parlement. Parmi ces coalitions, à peine plus de 50 % (62
observations) étaient des coalitions MCG et 77 des coalitions GM (63 pourcent). Seuls 9
des gouvernements MCG n’étaient pas des coalitions GM. Donc, la classification de Laver
et Schofield confirme le jugement précédent selon lequel l’hypothèse de MCG n’ajoute
qu’un faible pouvoir prédictif à l’hypothèse GM.
23 Pour une discussion et une comparaison de ces techniques, voir Laver et Schofield (1990, pp. 245-65).
les systèmes multipartis 327
Tableau 13.5
Fréquence des types de coalitions par pays, 1945-1987.
Situations minoritaires
Situations Surplus MCG MCG GM
Pays majoritaires non MCG non GM et GM non MCG Minorité Total
Autriche 6 – – 5 1 1 13
Belgique 1 4 – 7 8 2 22
Danemark – – – 2 – 18 20
Finlande – 17 – 4 1 10 32
Allemagne 2 – – 9 1 – 12
Islande – 2 – 6 4 2 14
Irlande 4 – – – 3 5 12
Italie 4 8 6 – 3 14 35
Luxembourg – 1 – 8 1 – 10
Pays-Bas – 5 3 4 2 3 17
Norvège 4 – – 3 – 8 15
Suède 1 – – 5 – 10 16
Total 22 37 9 53 24 73 218
Dans notre exemple avec sept partis, il y avait 61 possibilités de coalitions qui
pouvaient être formées et qui contrôlaient une majorité de sièges au Parlement. Seulement
onze d’entre elles étaient GM. Si notre hypothèse nulle était que chacune des 61 coalitions
de majorité possibles était également vraisemblable, nous nous attendrions alors à observer
une GM une fois sur six. Les nombres dans notre exemple devraient se rapprocher de ceux
habituels des Parlements européens, et nous nous attendrions donc à voir une GM un
sixième du temps, lorsqu’une majorité de coalition réussit à être formée. La prévision que
la coalition qui forme un gouvernement soit GM fait bien plus que juste attribuer à chaque
majorité de coalition possible une probabilité égale d’être formée. Les taux de succès du
GM continuent à augmenter si nous y ajoutons tous les gouvernements qui ont été formés
par un seul parti détenant la majorité des sièges car eux aussi sont des GM.
Les quatre autres théories unidimensionnelles sur la coalition discutées auparavant
sélectionnent toutes des sous-ensembles parmi les ensembles de coalitions MCG ou GM.
Elles ont donc des taux de réussite encore plus bas pour prédire la formation des coalitions
que le GM et le MCG. Les six théories prédisent toutes la formation d’une majorité de
coalition et sont donc contredites par l’existence d’une portion importante de gouverne-
ments minoritaires. L’existence d’autant de gouvernements minoritaires peut être expliquée
328 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
par le fait que la politique publique est très importante pour les partis et affecte leur volonté
de joindre une coalition 24.
Dans l’exemple avec les sept partis, si aucun gouvernement n’est formé et que les
partis votent simplement la loi, la nature unidimensionnelle de l’espace idéologique nous
amène à prédire la victoire des propositions de la position médiane. Toutes les propositions
formulées par le parti D devraient gagner. Vu sa position centrale, D devrait donc essayer
de former un gouvernement seul. Même s’il est peu probable qu’un parti avec 4 pourcent
des sièges au Parlement essaye de former un gouvernement minoritaire ; si D avait par
exemple 40 % des sièges, il pourrait très bien essayer.
Van Roozendaal (1990, 1992, 1993) définit un parti central exactement de la même
façon que la définition de la position médiane du chapitre 5 : en incluant les voix du parti
central, il y a 50 pourcent ou plus des voix au Parlement qui sont à droite et à gauche du
parti qui a la position centrale. En étendant la logique du théorème de l’électeur médian à
la formation du cabinet, van Roozendaal prédit que les partis centraux feront partie de
chaque gouvernement, qu’il soit minoritaire ou majoritaire.
Des 196 gouvernements européens examinés par Laver et Schofield (1990, p. 113),
165 contenaient ou étaient soutenus par un parti centriste. Donc, la théorie de van Roozen-
daal sur la formation des gouvernements obtient un soutien empirique notable. Cependant,
presque 20 pourcent des gouvernements formés ne contenaient pas de parti centriste. Nous
avons donc toujours besoin d’hypothèses explicatives supplémentaires ou d’une théorie
plus générale. Une possibilité est que l’espace des problèmes politiques n’est pas unidi-
mensionnel comme le supposent van Roozendaal et plusieurs autres théories examinées
auparavant. Si cet espace a une seconde dimension, alors le parti D de notre exemple, qui
a seulement 4 pourcent des sièges au Parlement, pourrait se voir refuser l’entrée dans le
gouvernement. Même si c’est une position centrale dans un espace unidimensionnel, cela
peut ne plus être le cas dans un espace multidimensionnel. Nous envisageons maintenant
deux théories sur la formation des coalitions qui prennent en compte plus d’une dimension
dans l’espace des problèmes politiques.
24 Pour une analyse sur les raisons pour lesquelles les gouvernements minoritaires sont si souvent formés, voir
Strom (1984, 1996).
les systèmes multipartis 329
nent d’autres. On peut raisonnablement supposer que les propositions gagnantes sont confi-
nées dans une certaine zone centrale de l’espace comme l’ensemble non recouvert et le
noyau (yolk). Les concepts comme l’ensemble non recouvert et le noyau ne peuvent pas
être raisonnablement généralisés pour prévoir la victoire des grandes coalitions, parce que
le résultat est un assemblage de partis ayant différents points idéaux. La question qui se
pose n’est pas quel point unique sera choisi dans l’espace, mais plutôt quelle coalition
unique de partis sera formée. Néanmoins, on peut s’attendre à ce que les partis de la coali-
tion gagnante soient situés dans une région centrale de l’espace-problème, et à ce que
certains concepts analogues à l’ensemble non recouvert définissent cette région centrale.
Schofield (1993a,b, 1996a) a proposé une telle région, qu’il appelle cœur de la politique.
Pour localiser le cœur, nous devons dans un premier temps localiser toutes les
lignes médianes dans l’espace bidimensionnel des problèmes politiques, ou tous les plans
médians dans un espace multidimensionnel. Tous les points situés le long ou d’un côté de
la ligne médiane (plan) s’ajoutent à la majorité des votes dans une législature. Dans la
figure 13.3, les partis du parlement israélien, la Knesset, sont placés dans un espace-
problème bidimensionnel formé par les positions des partis sur les problèmes de sécurité
nationale et sur leur position idéologique en matière religieuse ou laïque. Les lignes média-
nes sont basées sur le nombre de sièges (indiqué au-dessous des partis) que chaque parti a
Religieux
Majorité
Majorité
Cœur
Majorité
Séculier
Figure 13.3
La Knesset en 1988 (source Schofield (1997, p. 289).
330 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
gagnés à l’élection de 1988. Il y a trois lignes et elles forment un triangle. Ce triangle cons-
titue le cœur politique de la Knesset. L’ensemble de Pareto est la zone délimitée par les
points idéaux de tous les partis, et nous voyons donc que le cœur se trouve à l’intérieur de
l’ensemble Pareto. (Le cœur se situe toujours à l’intérieur de l’ensemble Pareto ou, au pire,
coïncide avec lui.)
Si nous considérons un parti comme le Degel Hatora, noté DH sur la figure, nous
pouvons voir qu’il était dans une situation désavantageuse en essayant d’obtenir sa posi-
tion la plus favorable, car la majorité des votes à la Knesset est détenue par les partis sur
ou à gauche de la ligne médiane passant par SHAS et LIK. Ainsi, ces partis préfèrent indu-
bitablement les points situés plus près de cette ligne médiane au point idéal de DH. En
revanche, les points situés dans le cœur ne peuvent perdre que contre d’autres points du
cœur. Ainsi, les alternances devraient être confinées à l’intérieur du cœur, et on s’attend à
ce que la coalition éventuellement formée contienne un ou plusieurs membres du cœur.
Deux gouvernements ont exercé leurs fonctions pendant quatre ans jusqu’à
l’élection suivante : la coalition conduite par le Likud (LIK) et comprenant le parti
travailliste (LAB) fut suivie d’une coalition qui comprenait le Likud et SHAS.
La figure 13.4 illustre la situation après l’élection de 1992 en Israël. Les trois
lignes médianes se croisent maintenant au point idéal du parti travailliste, qui constitue le
noyau central. Aucun point situé au-dessus du point idéal du parti travailliste ne peut diriger
Religieux
Médiane
Noyau
Médiane
Séculier
Figure 13.4
La Knesset en 1992 (source Schofield (1997, p. 289).
les systèmes multipartis 331
une majorité. La prévision devient certaine et le parti travailliste fera partie de la coalition
gagnante qui forme le gouvernement. Lorsque toutes les lignes médianes se coupent en un
point unique, celui-ci constitue le noyau. Lorsqu’elles ne se coupent pas en un point unique,
la surface qu’elles délimitent est appelée l’ensemble du cycle. Le cœur est l’union de l’en-
semble du cycle et du noyau central. La théorie de Schofield prévoit que toute coalition,
qui forme un gouvernement, contient au moins un des partis situés dans le cœur. Cette
théorie semble avoir un pouvoir de prévision considérable (Schofield, 1993b).
Politique
étrangère
Politique économique
Figure 13.5
Formation du gouvernement allemand au Bundestag en 1987.
de ces ensembles d’options gagnantes, mais simplement les politiques proposées par le
parti occupant le ministère approprié. Toutefois, ce qui est pertinent, ce n’est pas qu’un
ensemble d’options gagnantes soit non vide mais qu’il contienne les points où les lignes
établies dans la figure se croisent. Si l’ensemble des options gagnantes contient un tel point,
alors il existe une répartition ministérielle qui peut briser le statu quo, et la théorie prévoit
ces nouvelles formes de gouvernement. Aucun point n’est contenu dans l’ensemble des
options gagnantes pour le point C F et la théorie Laver-Shepsle prévoit alors que le statu
quo soit renforcé. La théorie fait la prévision précise que les démocrates chrétiens et les
libéraux formeront le gouvernement, et que le ministère des Finances ira aux démocrates
chrétiens et les Affaires étrangères aux libéraux, ce qui est exactement ce qui s’est produit.
Dans cet exemple précis, la médiane dimension par dimension implique une coali-
tion de deux partis. Cela peut bien sûr arriver qu’un seul parti occupe cette position. Si un
parti était dans ce cas et que son ensemble des options gagnantes ne contenait pas de point
de croisement, alors il n’y aurait pas d’attribution de postes de ministres qui pourrait faire
échouer l’attribution de ces deux postes. Laver et Shepsle (1996, pp. 69-78) définissent un
tel parti comme étant très fort et ils prévoient qu’il soit dans n’importe quel gouvernement
stable qui se forme.
Ils définissent aussi les partis simplement forts. Le point idéal d’un parti simple-
ment fort a un ensemble d’options gagnantes non vide, mais tous les points dans cet ensem-
ble impliquent des attributions de cabinet dont le parti a sa part. Imaginons, par exemple,
que la position du parti des Verts sur les problèmes économiques ait été décalée assez loin
vers la droite dans la figure 13.5 de telle sorte que sa ligne de préférence et la ligne hori-
zontale passant par CC se coupent, dans l’option gagnante (nouvellement établie), en C F .
Les démocrates chrétiens peuvent alors se rapprocher de leur point idéal en éliminant de la
coalition les libéraux et en accueillant les verts, ce qu’ils feraient sans doute si cette
nouvelle coalition ne devait pas perdre par rapport à une autre, et qui ne laisserait pas les
démocrates chrétiens dans une situation pire. Ainsi, un parti moyennement fort est fort car
il peut opposer son veto même loin de son point idéal, et peut par conséquent « faire et
défaire les gouvernements ». Les deux modèles de partis forts (très et simplement fort)
tendent à être relativement larges et à se situer au centre de l’espace politique (Laver et
Shepsle, 1996, pp. 184-5).
Un des avantages importants de la théorie de Laver-Sheplse est qu’elle peut
permettre de prédire les gouvernements de minorité, comme par exemple quand un parti est
très fort mais a moins de sièges que la majorité requise au parlement. La théorie fonctionne
également pour les coalitions majoritaires de surplus, quand l’espace comporte trois dimen-
sions ou plus (Laver et Shepsle, 1996, pp. 266-9). Ainsi, tout comme l’existence de gouver-
nements qui excluent le parti médian dans un espace unidimensionnel, l’existence de
gouvernements avec des majorités de surplus implique que cet espace peut avoir plus de
deux dimensions, si on accepte les autres principes de la théorie de Laver et Shepsle.
Laver et Shepsle (1996, chap. 6-9) soumettent leur théorie à plusieurs tests empi-
riques comprenant des milliers de simulations de formation de coalition. En général, la
théorie reçoit une validation impressionnante tant des simulations que de la confrontation
aux données sur la formation véritable des gouvernements. Elle semble toutefois meilleure
pour expliquer la formation des coalitions dans les pays comme la Suède, qui a un parti
334 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
central important, que dans des pays comme la Belgique ou le Danemark, qui ont de nom-
breux partis de taille petite ou moyenne. Cependant, l’ensemble de la théorie tient assez
bien, particulièrement lorsque l’on prend en compte certaines spécificités.
recueillies par Müller et Strøm (2000b). Notons tout d’abord qu’il existe une grande varia-
tion dans les durées de vie des gouvernements, à la fois entre pays et selon les différents
types de structures de coalition. Le gouvernement italien dure en moyenne un an, tandis
Tableau 13.6a
Durée moyenne des gouvernements européens par type de coalition : 1945-1987 (en mois).
AUS ALL BEL ICE LUX NOR IRE SUE DAN P-B FIN ITA Total
Majorité monoparti 46 46 48 49 24 45
Coalition de surplus avec 24 49 16 26
parti majoritaire
Coalition non connectée 10 40 47 15 11 17
et non GM
Coalition connectée mais 18 40 5 38 16 22 23
non GM
Coalition MCG mais non 25 20 22
GM
Coalition de surplus 24 49 12 40 5 34 15 17 21
Coalition GM et MCG 40 33 27 36 45 31 24 43 35 15 35
Coalition GM mais non 39 33 24 44 61 42 23 33 17 31
MCG
Coalition minimale 40 33 25 39 47 37 42 24 43 31 19 17 33
Coalition minoritaire 67 5 10 24 36 44 30 24 12 26
avec soutien
Coalition minoritaire 2 5 25 27 21 16 4 7 6 15
sans soutien
Coalition minoritaire 67 7 8 24 30 30 22 4 10 9 19
Total 41 37 22 34 45 32 39 28 26 27 15 13 26
Tableau 13.6b
Nombre et durée moyenne des gouvernements européens par type - 1948-1988 (en mois).
AUS ALL BEL ICE LUX NOR IRE SUE DAN P-B FIN ITA Total
Nombre de 21 25 32 15 25 21 25 30 22 36 47 25,5(a)
gouvernements
Durée moyenne (b) 28 23 17 39 25 30 26 21 27 16 12 23,4(a)
(a) - la moyenne comprend également la France et le Portugal. La France a connu 22 gouvernements avec une durée moyenne de 21 mois,
le Portugal 10 avec une durée moyenne de 20 mois.
(b) - Les exemples de Mûller et Strom sont exprimés en jours. Ils sont convertis en mois en divisant par 30.
Source : Mûller et Strøm 2006b, p. 585)
336 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
que les gouvernements au Luxembourg durent 5 ans, avec une moyenne de 45 mois dans
les données de Schofield et de 39 mois dans celles de Müller et Strøm.
Parmi les différents types de coalitions, les gouvernements à majorité à parti
unique ont duré le plus longtemps (moyenne de 45 mois) ; les gouvernements de minorité
ont la vie la plus courte (moyenne de 19 mois). Les coalitions gagnantes minimum durent
en moyenne deux fois plus longtemps que les coalitions de surplus (33 mois contre 21). La
prédominance, en termes de stabilité, des gouvernements à majorité uniparti sur toutes les
autres formes serait renforcée si des données sur la durée des gouvernements dans les systè-
mes majoritaires étaient incluses dans le tableau 27.
où x est le vecteur des variables affectant les morts gouvernementales, et β le vecteur des
coefficients à estimer 29. En cohérence avec la littérature antérieure, King et les autres
auteurs trouvent premièrement que les gouvernements de majorité ont des taux de risque
plus bas et deuxièmement que ceux ayant des niveaux élevés de fractionnalisation ont des
taux plus élevés.
Warwick (1994) élargit et réanalyse le modèle de King et al. Le tableau 13.7
présente les estimations pour deux de ses équations. Les six variables incluses dans l’équa-
tion 1 sont les seules d’une grande série à s’avérer significatives parmi celles que Warwick
teste. Les variables tentent de capturer différents aspects de la complexité d’une situation
de négociation et les coûts pour les partis d’une chute du gouvernement. Par exemple, plus
la part des membres d’un gouvernement qui revient dans le gouvernement suivant est
27 Voir aussi Lijphart (1984, 1999).
28 La contribution pionnière est due à Browne, Frendreis et Gleiber (1986).
29 Pour la dérivation de cette équation, voir King et al. (1990) et Warwick (1994, pp. 17-21).
les systèmes multipartis 337
grande, plus le coût pour un parti de voir le gouvernement chuter est faible, et plus il y a
de chance qu’il chute réellement. Le coefficient positif de polarisation politique peut être
expliqué ainsi : plus le parlement est polarisé (c’est-à-dire si les partis les plus forts sont à
droite et à gauche) plus importante sera la probable perte en suffrages lors de la prochaine
élection pour un parti quelconque qui compromettrait sa position politique en la déplaçant
vers le centre. Puisque la création et le maintien des coalitions dépendent de compromis,
les gouvernements de coalition dans un système polarisé sont les plus susceptibles de
chuter.
Tableau 13.7
Déterminants du taux de risque de chute des gouvernements.
Équations
Modèle 1 Modèle 2
Variables explicatives Coef. (e.t.) Coef. (e.t.)
Statut majoritaire : le gouvernement est une majorité de coalition –1,11 (0,16) –1,37 (0,23)
Statut postélectoral : premier gouvernement après une élection –0,61 (0,15) –0,51 (0,17)
Investiture : un vote formel d’investiture est requis 0,44 (0,15) 0,50 (0,19)
Nombre réel de partis représentés au gouvernement 0,20 (0,06) 0,11 (0,07)
Proportion des partis du gouvernement participant au gouvernement suivant 1,60 (0,47) 1,34 (0,51)
Polarisation politique : proportion de sièges détenus par les partis extrémistes 3,54 (0,62) 2,62 (0,83)
Diversité idéologique : indice à partir d’échelles d’opposition gauche/droite, 0,34 (0,14)
clérical/laïque, pro/anti régime
Ratio de vraisemblance –1120 –842
Nombre d’observations 360 284
de trois autres indices : une échelle normale d’opposition gauche-droite, une échelle d’op-
position clérical-laïque, et une échelle relative au soutien au régime. Cela a un effet positif
et significatif sur le taux de risque. Plus la diversité idéologique entre les partis formant le
gouvernement est grande, plus la probabilité que le gouvernement s’effondre est impor-
tante. Une fois que la diversité idéologique est incluse dans le modèle, le nombre de partis
de gouvernement perd de sa significativité statistique. Warwick (pp. 64-7) interprète ce
résultat comme le fait que les données du nombre effectif de partis captent une partie de
l’information sur la diversité idéologique. Quand elles sont omises c’est effectivement cette
diversité idéologique qui augmente la probabilité qu’un gouvernement multipartite chute,
et non le nombre de partis qu’il comporte.
Nous avons vu précédemment que le degré d’hétérogénéité ethnique et sociale
dans un pays avait une corrélation positive avec le nombre effectif de partis dans le pays.
Plus il y a de partis au parlement, plus la part en sièges de chaque parti est petite, et plus il
y a besoin de partis pour constituer une coalition majoritaire. Si la diversité idéologique
dans un pays est reflétée par les partis de son parlement, nous pouvons nous attendre à des
degrés plus élevés de diversité idéologique en fonction du nombre de partis formant le
gouvernement. Ainsi, on peut interpréter les résultats de Warwick de l’équation 2 du
tableau 13.7 de la façon suivante : le nombre de partis qui composent un gouvernement
ainsi que leur diversité idéologique sont susceptibles d’être liés positivement à la probabi-
lité de sa chute.
Une fois la diversité idéologique introduite dans le modèle, Warwick constate que
les coalitions minimales gagnantes ne sont pas plus susceptibles de survivre que d’autres
formes de coalitions (pp. 67-72). La seule caractéristique de la coalition qui s’avère être
significative et importante dans l’explication du taux du risque, est son statut de majorité.
Une abondante littérature a maintenant assez fermement établi que de bonnes
conditions économiques augmentent la probabilité qu’un président ou un gouvernement
soit réélu, et que les présidents et les partis tiennent compte de ce paramètre lors de l’éla-
boration de leurs politiques économiques (voir chapitre 19). Cette littérature a largement
ignoré la question de savoir si les conditions économiques influent également sur l’espé-
rance de vie d’un gouvernement. Il semble tout à fait plausible que cela soit le cas. Une
mauvaise conjoncture économique pourrait conduire les partis à verrouiller une coalition,
de peur d’être tenus responsables, à la prochaine élection, de l’état de l’économie ; une
période de prospérité économique pourrait maintenir des coalitions factices alors que tous
les députés veulent s’attribuer le mérite de cette prospérité à la prochaine élection. Les
données de Warwick sont conformes à ces propositions. L’environnement économique
difficile des années 1980 et 1990 semble avoir à la fois augmenté les taux de risque pour
l’ensemble des pays d’Europe occidentale, et les avoir rendus plus sensibles aux variations
du chômage et de l’inflation, étant donné le poids croissant que les électeurs ont attribué à
ces phénomènes économiques au fil du temps 31.
31 Compte tenu du mauvais état de l’économie allemande au début des années 1980, il était peu probable que la
coalition entre le parti socialiste et les libéraux puisse être à nouveau au pouvoir après les prochaines élections.
Ce paramètre semble avoir joué dans la décision des libéraux de former une nouvelle coalition avec les chré-
tiens démocrates (Poguntke, 1999). La décision du parti socialiste autrichien, en 1966, de ne pas renouveler la
grande coalition avec le parti populaire a également été influencée par l’état de détérioration de l’économie à
cette période.
les systèmes multipartis 339
13.8.3 Résumé
La littérature étudiée dans cette section qui concerne la stabilité gouvernementale, ainsi que
certaines des conclusions des précédents chapitres, peut se résumer à l’aide d’un schéma
(figure 13.6). Les politiques d’un pays à une seule confession religieuse n’ont pas tendance
à se diviser en fonction de caractéristiques religieuses. Les différences linguistiques ne
prendront pas une dimension politique majeure dans un pays où tout le monde parle la
même langue. L’hétérogénéité ethnique, religieuse et idéologique d’un pays détermine la
place de ces enjeux. Le nombre d’enjeux politiques primordiaux d’un pays détermine le
nombre de partis politiques qu’il possède. Cependant, le nombre de partis politiques est
également lié aux règles électorales du pays. Particulièrement, le nombre de partis poli-
tiques sera lié de façon certaine au nombre de représentants qui peuvent être élus dans
chaque circonscription. Et aussi bien le nombre de partis politiques que le niveau d’hété-
rogénéité idéologique sont inversement proportionnels à la stabilité gouvernementale.
On peut encore ajouter bien des éléments à la figure 13.6 et peut-être aussi d’au-
tres liens. Par exemple, à un niveau constitutionnel, la diversité sociale peut expliquer le
choix de règles électorales. La Suisse et la Belgique ont toutes deux abandonné le scrutin
proportionnel uninominal à la fin du XIXe siècle en réponse à de violentes protestations de
citoyens qui ne souhaitaient pas être représentés par des personnes d’un groupe religieux
ou linguistique différent (Lakeman 1974, pp 192-99 ; Carstairs, 1980, chap. 6 et 13). Ceci
nous amène à la question du rapport entre les règles électorales et la stabilité sociale.
Nombre de partis
Diversité ethnique,
religieuse et idéologique
Figure 13.6
Les déterminants de la stabilité gouvernementale.
340 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
32 Voir Powell (1981), Jackman (1987), Blais et Carty (1990), Amy (1993, chap 7), Mueller et Stratmann (2002).
Mudambi, Navarra et Nicosia (1996) exposent des témoignages plus détaillés d’électeurs siciliens en système
proportionnel.
les systèmes multipartis 341
tion relative des suffrages du troisième et du second candidat, 3P/2P, nous pourrions nous
attendre à ce que cette proportion traduise une répartition bimodale dans la circonscription.
Lorsque les probabilités de gagner entre le second et le troisième candidat diffèrent beau-
coup, 3P/2P devrait être proche de zéro ; inversement, quand ces probabilités sont proches,
le ratio devrait être proche de 1. Et les proportions intermédiaires devraient disparaître.
Une différence significative entre la portion des suffrages attendus pour le second
parti et le troisième est nécessaire mais n’est pas une condition suffisante pour le vote stra-
tégique. Si le principal parti dans une circonscription est considéré comme le quasi-vain-
queur, il n’y a aucune raison de délaisser le troisième parti pour le second, dans la mesure
où les deux n’ont qu’une chance infime de gagner. On peut tout aussi bien voter pour le
parti qu’on préfère, puisque le résultat de l’élection est connu d’avance. Donc, on ne peut
pas prévoir la répartition bimodale des proportions de 3P/2P dans les circonscriptions où
les probabilités sont élevées que le parti principal gagne.
Les démocrates libéraux 33 sont devenus le troisième grand parti ces dernières
années en Grande-Bretagne, ce qui en fait un pays parfait pour tester ces prévisions. Cox
(1997, pp. 85-9) propose un tel test. Dans les circonscriptions peu disputées, il trouve une
distribution unimodale des proportions de 3P/2P avec un mode situé entre 0,3 et 0,4. D’un
autre côté, dans les circonscriptions très disputées, la répartition bimodale de ces propor-
tions correspond à ce que prévoit l’hypothèse du vote stratégique, avec un mode situé entre
0,1 et 0,2 et le second entre 0,9 et 1.
Bien que les résultats de Cox suggèrent fortement que le vote stratégique s’est
produit en Grande-Bretagne, cela n’implique pas qu’une grande partie des anglais votent
stratégiquement. L’hypothèse ne suggère pas de vote stratégique dans les circonscriptions
où le parti principal a de grandes chances de l’emporter, ni où les différences de probabili-
tés sont faibles entre le deuxième et le troisième parti. Même lorsqu’aucune de ces deux
conditions n’est satisfaite, tous les électeurs ne votent pas stratégiquement 34. Cette preuve
du vote stratégique associée à ce qui a été discuté auparavant concernant la relation entre
les suffrages et les sièges laisse entendre que les démocrates libéraux en Grande-Bretagne
ont été doublement désavantagés par la règle majoritaire. Certains électeurs les ont délais-
sés pour les deux principaux partis afin de ne pas gaspiller leur voix, avec pour résultat que
les démocrates libéraux reçoivent moins de suffrages que d’intentions de vote. De plus, le
système électoral transforme la part des suffrages des démocrates libéraux en une petite
portion de sièges au parlement.
Cox (1997, pp. 81-3) a également étudié la présence de vote stratégique en Alle-
magne et a montré la preuve de son existence. Les résultats des études confirment encore
une fois la preuve statistique que le vote stratégique a bien lieu.
M est le nombre d’élus sélectionnés dans une circonscription. Un simple coup d’œil au
tableau 13.2 suggère que la logique de de ce test disparaît quand M s’accroît. Une inter-
prétation simpliste de cette théorie impliquerait 76 partis en lice aux Pays-Bas, alors qu’il
est clair que le nombre réel de partis dans ce pays est bien plus faible. Cox (1997, chap. 5)
a montré que les prévisions concernant cette proportion (M + 1)/M se maintiennent, tant
que M reste inférieur à cinq. Ainsi, le vote stratégique ne semble pas influer sur les résul-
tats dans les systèmes de représentation proportionnelle, où la taille des circonscriptions est
moyennement grande 35.
Les électeurs ont généralement des a priori non seulement sur les suffrages espérés
par chaque parti gagnant une élection, mais aussi sur quels partis sont susceptibles de
former des coalitions. Ces a priori peuvent également produire du vote stratégique.
Considérons encore l’exemple du Demokrastan, où les partis se situeraient le long
d’un espace monodimensionnel gauche-droite. Les chiffres sous la ligne représentent main-
tenant le nombre espéré de sièges pour chaque parti à l’issue de l’élection.
Les chiffres sous la ligne représentent à nouveau le nombre attendu de sièges pour
chaque parti juste avant l’élection. La constitution allemande impose à chaque parti un seuil
minimum de 5 pourcent des suffrages nationaux pour avoir un siège au Bundestag. Si les
sondages préélectoraux sont exacts, les libéraux ne dépasseront pas ce seuil et les deux
autres partis se partageront proportionnellement les sièges. Le parti social-démocrate peut
former le gouvernement seul. L’idéologie des libéraux étant plus proche de celle des démo-
crates chrétiens que de celle des socialistes, si les libéraux parviennent à dépasser le seuil
minimal, ils formeraient une coalition de majorité avec les démocrates chrétiens. Sachant
35 Ordeshook et Zeng (1994) discutent des motivations à voter stratégiquement dans le système du scrutin trans-
férable.
les systèmes multipartis 343
cela, les partisans des Démocrates chrétiens ont une forte motivation à voter pour les libé-
raux afin qu’ils obtiennent au moins 5 pour cent des voix. Des situations similaires sont
devenues courantes en Allemagne depuis 1961, et les libéraux ont essayé de tirer avantage
de leur positionnement proche du centre en encourageant ouvertement les citoyens alle-
mands à voter stratégiquement 36.
réels peuvent être considérés comme des approximations du « système idéal » décrit au
début de ce chapitre, dans la mesure où la représentation des différents groupes d’électeurs
est prise en compte.
La logique sous-jacente au système proportionnel idéal est de représenter les préfé-
rences de tous les citoyens à l’assemblée nationale en proportion de leur nombre dans la
population, au sens large, et ensuite de regrouper ces préférences de façon optimale. Pour
les raisons exposées dans les chapitres 4, 5 et 6, la règle de la majorité simple n’est pas
adaptée pour parvenir à ce regroupement optimal. En plus d’une règle majoritaire efficace,
on peut utiliser une version du vote par veto, pour que l’ensemble des préférences des
citoyens aient une influence sur le résultat. Dans un système proportionnel idéal, l’exécu-
tif et le législatif seraient séparés, et la fonction de l’exécutif serait de réaliser « ce que veut
le peuple », par l’intermédiaire des décisions prises par l’assemblée 38.
Les systèmes proportionnels dans la réalité s’éloignent de cet idéal car ils utilisent
inévitablement la règle de la majorité simple pour les décisions législatives, et fusionnent
les fonctions législatives et exécutives en exigeant que le parlement choisisse, ou au mieux
accepte, les choix du chef de l’exécutif ou du gouvernement. Cette exigence sur la forme
du gouvernement dans le système proportionnel modifie les options stratégiques de l’élec-
teur. Si l’assemblée utilise une règle de vote qui permet au parti choisi d’influer sur les
décisions, alors l’électeur aurait une forte motivation à voter pour le parti dont les positions
sont les plus proches des siennes. Toutefois, si seulement quelques partis entrent au gouver-
nement, et que ce gouvernement décide de l’ensemble des décisions politiques, alors l’élec-
teur rationnel doit prendre en compte la possibilité que chaque parti puisse entrer au
gouvernement, ainsi que son positionnement, avant qu’il ne décide pour quel parti voter.
Donc, sous cette forme de gouvernement et en système proportionnel, la répartition des
votes entre les partis peut refléter de façon inexacte les préférences des citoyens pour les
positions politiques de chaque parti.
Malgré ces différences importantes entre les systèmes électoraux réels et leurs
versions théoriques, on peut espérer que les deux sont assez proches, de manière à pouvoir
utiliser la littérature de la théorie des choix publics pour comparer les systèmes électoraux
réels. Dans un système purement bipartisan, un parti remporte toujours une majorité de
votes et de sièges au parlement, et on peut donc espérer une stabilité pour ces gouverne-
ments de majorité. Dans les systèmes bipartisans réels, les gouvernements de majorité ne
se constituent pas toujours, mais se constituent, comme on l’espère, bien plus souvent que
dans les systèmes proportionnels 39.
Avec deux partis et un espace unidimensionel des enjeux politiques, les deux
concourent pour que le vote de l’électeur médian et la plateforme gagnante coïncide avec
le point idéal de l’électeur médian. Le modèle probabilistique du vote présenté dans le
chapitre 12 nous laisse espérer des résultats équilibrés dans le système bipartisan, même s’il
y a plus d’une dimension dans cet espace, avec un parti vainqueur situé en moyenne vers
38 Pour d’autres commentaires sur les différences entre les deux types de système et les moyens de créer leurs
prototypes idéaux, voir Mueller (1996a, chap. 8 à 10).
39 Blais et Carty (1988) énoncent qu’un parti seul remporte une majorité absolue des sièges au parlement dans
72 pourcent des cas dans un système bipartis contre 10 pourcent des cas dans un système proportionnel. Powel
(2000) a dernièrement entrepris une vaste comparaison entre les systèmes bipartis et multipartis.
les systèmes multipartis 345
les points idéaux de l’électeur. Même lorsque l’équilibre ne peut pas exister, les construc-
tions théoriques comme l’ensemble non recouvert ou le noyau (yolk), nous laissent entre-
voir des résultats en système bipartisan qui se rapprochent de la répartition des points
idéaux des électeurs (voir chapitre 11).
La littérature sur les systèmes multipartis conduit, parfois même de façon surpre-
nante, a une conclusion très similaire. Quand un espace politique unidimensionnel existe,
la parti occupant le point idéal de l’électeur médian peut espérer rejoindre n’importe quelle
coalition qui se forme, ou même former le gouvernement lui-même quand bien même il
n’occupe pas une majorité de sièges au parlement. Quand cet espace a plus d’une dimen-
sion, la coalition gagnante qui compose le gouvernement est susceptible de contenir le parti
situé sur la médiane dimension par dimension si un tel parti existe, ou, tout au moins, sur
la médiane d’une des dimensions de cet espace. Les concepts tels que l’ensemble non
recouvert et le noyau, sont remplacés par le cœur politique pour prédire quels partis vont
rejoindre les gouvernements de coalition, et cela implique à nouveau qu’ils vont se situer
quelque part près du centre des points idéaux des électeurs. Dans les systèmes multiparti-
sans, l’électeur médian est considéré comme l’acteur clé par le parti « central », « fonda-
mental » ou « fort ».
Les partis « forts » sont vastes et implantés centralement, alors que les partis
« fondamentaux » se positionnent à l’intersection des lignes médianes. L’utilisation quasi
exclusive de la règle de la majorité simple dans les systèmes bipartisans ou multipartisans
produit une puissante force centripète indépendamment de la règle électorale utilisée pour
attribuer les sièges des assemblées.
De l’utilisation du modèle spatial de vote de Downs dans les études tant pour les
systèmes bipartisans que multipartisans, il résulte, sans surprise, une grande préoccupation
pour les positions des candidats et partis des deux systèmes. L’hypothèse, souvent impli-
cite dans les travaux, est que les politiques en rapport avec les positions situées sur l’espace
politique sont retenues. La préoccupation d’analystes comme Breton et Gaelotti sur le
gouvernement responsable ne concerne pas tant la nature des politiques promises que le fait
que les promesses sont tenues et que les décisions politiques sont effectivement mises en
œuvre. Quand le gouvernement revient sur ses promesses dans un système bipartis, les
électeurs ont une stratégie claire pour le punir, en votant pour le parti d’opposition. Dans
les systèmes proportionnels, la meilleure stratégie de l’électeur est moins évidente, puisque
que la responsabilité des politiques passées est partagée par tous les membres de la coali-
tion, et l’électeur ne met manifestement pas ses propres intérêts en avant en affaiblissant le
parti qui lui est le plus proche. Sans surprise, on trouve que les changements dans un
gouvernement suite à une élection sont plus souvent observés dans un système bipartisan
que multipartisan 40.
L’abondante littérature sur l’alternance et les cycles nous conduit à anticiper que
l’instabilité gouvernementale prend la forme de décisions politiques perpétuellement chan-
geantes. Le coût le plus significatif de l’instabilité gouvernementale peut être une paraly-
sie complète du gouvernement. Schofield (1995) a montré, par exemple, que les
démocrates chrétiens ont occupé une position très proche du « cœur » politique dans l’Ita-
40 Blais (1991, p. 242) compare le système proportionnel et bipartis avec des critères supplémentaires de perfor-
mance, comme le font Grofman et Reynolds (2001) et Powell (2000).
346 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
Parmi les classiques, Considérations sur le gouvernement représentatif de John Stuart, première
publication en 1861, est intéressant à lire pour la discussion sur la théorie de la représentation
proportionnelle ainsi que pour celle sur la théorie politique plus générale.
Des discussions plus récentes sur les propriétés normatives de la représentation proportionnelle
comprennent Pitkin (1967), Riker (1982a), Chamberlin et Courant (1983), Johnston (1984), Rose
(1984), Sugden (1984), Blais (1991), Powell (2000) et Grofman et Reynolds (2001).
Pour une analyse formelle des diverses règles de répartition des sièges à l’Assemblée législative après
les élections, voir Balinsky et Young (1978, 1982). Myerson et Weber (1993), Myerson (1999) et
Persson et Tabellini (2000a, ch. 8) examinent les questions de stabilité et de performance dans des
systèmes électoraux différents.
Schofield (1997) passe en revue l’analyse spatiale du vote dans les systèmes multipartisans et fournit
une introduction simple au concept de cœur. Austen-Smith (1996) propose des modifications au
sein du cœur pour éliminer la possibilité de sélectionner un résultat qui n’appartient pas à l’en-
semble non recouvert.
Grofman et van Roozendaal (1997) proposent une excellente étude de la littérature sur la stabilité
gouvernementale. Müller et Strom (2000a) présentent 15 essais sur les gouvernements de coalition
en Europe. Grofman, Lee, Winckler et Woodall (1999) proposent 18 contributions sur le vote
simple non transférable en vigueur au Japon, en Corée et à Taiwan. Douze essais sur la procédure
du vote simple non transférable sont inclus dans les travaux de Bowler et Grofman (2000a).
14
LE PARADOXE DU VOTE
La caractéristique distinctive du choix public est l’hypothèse que les individus, dans l’arène
politique comme dans le secteur marchand, se comportent de façon rationnelle et selon leur
propre intérêt personnel. Nous avons examiné des exemples de compétition de candidats
fondés sur cette hypothèse, mais il a encore été dit peu de chose sur l’acteur clé du proces-
sus politique qu’est l’électeur individuel. Ce chapitre comble ce manque.
P= √ (14.1)
2 2π(N − 1)
P diminue lorsque N augmente, et p diminue de 1/2 1. Même si p = 1/2, la probabilité
1 Owen et Grofman (1984) dérivent la formule suivante pour la probabilité que le vote d’un électeur brise une
égalité lorsque N est impair.
2e−2(N −1)( p−1/2)
2
POG = √ .
2π(N − 1)
Maintenant P1 est simplement la probabilité que N soit impair (0,5) fois POG , et il en est de même pour P2 .
Ainsi, P ≈ (1/2)POG + (1/4)POG , qui est la formule du texte. Voir aussi Beck (1975), Margolis (1977) et
Mayer et Good (1975).
Le paradoxe du vote 349
qu’un vote unique décide de l’élection est de 0,00006 s’il y a 100 000 000 d’électeurs 2. S’il
y avait un coût à voter (C), alors les bénéfices espérés de la victoire d’un candidat préféré
devraient être réellement importants pour que le calcul de l’électeur produise un gain d’uti-
lité à voter (P B − C > 0). L’approche ci-dessus peut être critiquée en ceci qu’elle
implique une infime probabilité que tous les électeurs choisissent le candidat 1 alors que le
candidat 2 n’obtient aucun vote. Les électeurs ne choisissent pas un candidat comme on
choisit une boule dans un sac. Le jour de l’élection, il est plus raisonnable de penser que
tous les électeurs sont déterminés à voter soit pour le candidat 1, soit pour le candidat 2.
Chaque électeur fait une prédiction (p) concernant la fraction de la population des votants
potentiels qui sont déterminés pour le candidat 1, fondée par exemple sur les sondages
préélectoraux. L’électeur rationnel sait, cependant, que la mesure de ce p est inexacte.
Ainsi, pour décider s’il votera ou non, un électeur rationnel doit calculer la probabilité que
son vote produise une égalité ou la brise, étant donné p, et l’imprécision avec laquelle elle
√
est estimée. Cette probabilité est inversement proportionnelle à N p(1 − p), l’écart-type
du nombre estimé de personnes votant pour un candidat, et qui donc devient infime quand
N devient important 3.
Quelques personnes ont remarqué que la probabilité de se faire renverser par une
voiture en allant au bureau de vote ou en en revenant est la même que la probabilité d’être
l’électeur décisif 4. Si être renversé est pire que voir son candidat préféré perdre, alors le
coût potentiel de voter excéderait le gain potentiel, et aucun individu égoïste ne voterait
jamais. Mais des millions le font, et c’est bien cela le paradoxe.
Il y a essentiellement trois perspectives autour de ce paradoxe : (1) redéfinir le
calcul rationnel de l’électeur de sorte que l’action rationnelle est maintenant de voter ; (2)
assouplir l’hypothèse de rationalité ; (3) assouplir l’hypothèse d’intérêt personnel. Ces trois
approches ont été suivies. Nous commençons avec trois essais qui supposent un comporte-
ment rationnel, intéressé, tel qu’il a été traditionnellement dépeint dans la théorie des choix
publics, puis, nous considérerons d’autres remises en cause radicales de cette hypothèse de
comportement.
2 Peters (1998, p. 180) omet le 2 du dénominateur de (14.1) et calcule ainsi P comme 0,00012.
3 Avec p = 0,51 et N = 100 000 000, P = 6 × 10−6 (Fischer, 1999, p. 274). La formule (14.1) implique une
baisse très forte de P, de telle sorte que p s’éloigne de 0,5, tandis que la méthode d’échantillonnage que nous
venons de décrire suppose une relation beaucoup plus plate et plausible entre P et p. Voir Mayer et Good
(1975), Fischer (1999) et Shachar et Nalebuff (1999).
4 Skinner (1948, p. 265) apparaît comme étant le premier à avoir utilisé la probabilité d’un accident de voiture
pour mettre en avant la défaillance de l’hypothèse de l’électeur rationnel, probabilité décrite quelque neuf
années avant Downs, et citée dans Goodin et Roberts (1975). Meehl (1977) l’a également utilisée.
350 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
ger cette envie, en apportant des avantages (services) D 5. Ainsi, une personne vote si PB
+ D – C > 0. Avec un faible PB, l’acte du vote s’explique par les bénéfices personnels
(l’apport psychique) tirés de l’action de voter en elle-même, D, dépassant l’investissement
personnel pour aller au bureau de vote, C. Voter n’est pas considéré comme un acte méca-
nique pour choisir le candidat gagnant, mais comme un acte personnel, symbolique, dans
lequel la satisfaction est indépendante du résultat de l’élection.
Cette modification de la théorie de l’électeur rationnel réconcilie l’acte du vote
avec la rationalité personnelle, mais elle le fait en supprimant l’hypothèse raisonnable et
intéressée de son pouvoir prédictif. N’importe quelle hypothèse peut être rattachée à n’im-
porte quelle preuve contradictoire avec l’ajout d’hypothèse complémentaire adéquate. Si je
trouve que la quantité demandée de voitures Mercedes augmente suite à une augmentation
de leur prix, je n’ai pas besoin de rejeter la loi de la demande, j’ai seulement besoin de la
mettre de côté, et dans ce cas, on suppose un penchant pour le snobisme. Mais en le faisant,
je réduis la loi de la demande en une hypothèse plutôt qu’en une loi, à moins que je n’aie
un argument logique précis pour prévoir cet attrait pour le snobisme.
C’est le goût pour le devoir civique qui vient au secours de l’hypothèse de l’élec-
teur rationnel et intéressé. Si ce goût explique l’acte du vote, que peut-il expliquer d’autre ?
Si une électrice est poussée vers le bureau de vote par un sens du devoir civique, quelle
motivation détermine ses actes une fois là ? Vote-t-elle pour le candidat dont la politique
sert ses intérêts proches, ou est-ce que son sens civique la pousse à voter pour le candidat
dont la victoire serait la plus utile à l’intérêt public et général ? Si les électeurs peuvent être
motivés par le sens civique, alors pourquoi pas les bureaucrates et les politiciens ? Sans une
théorie expliquant l’origine, la force et l’étendue d’un sens personnel du devoir civique, le
simple postulat de sens du devoir civique « sauve » l’égoïsme rationnel en abolissant son
contenu prédictif.
5 Voir Riker et Ordeshook (1968). Tullock (1967a, p. 110) décrit ces gains psychiques personnels du vote
comme un coût négatif, C.
Le paradoxe du vote 351
ment personnel (Palfrey et Rosenthal, 1985). Cet effort pour soutenir l’hypothèse de l’élec-
teur rationnel en s’appuyant sur la théorie du jeu ne fonctionne pas. Examinons-en une
autre.
6 Beck (1975), Goodin et Roberts (1975), Mayer et Good (1975) et Meehl (1977).
352 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
largement soutenu le candidat de droite alors même que la victoire du candidat d’extrême-
droite paraissait peu probable.
Matrice 14.1
Options de regret minimax.
États de nature
SI SD
(a) (c)
Vote
C 0
Stratégies
(b) (d)
Abstention
0 B-C
Peu de situations dans la vie quotidienne où les individus peuvent faire appel à des
stratégies du regret minimax viennent à l’esprit. En effet, il est plus facile de penser à des
exemples où les gens présentent la tendance inverse. Perdre sa maison et ses biens doit être
un désastre au moins comparable à celui d’avoir un deuxième choix pour la victoire d’un
président, et n’a probablement pas moins de probabilité de se produire que le fait qu’un
vote décide d’une élection. Pourtant, beaucoup de gens ne se protègent pas eux-mêmes
contre les pertes dues aux inondations, même lorsque l’assurance est vendue à des prix
inférieurs à la valeur actuarielle (Kunreuther et al., 1978) 7. Est-il raisonnable de supposer
que la même personne peut prendre des risques à l’égard de sa maison ou de ses biens
personnels, mais devient un conservateur utilisant la stratégie du minimum du regret
maximum lorsqu’il s’agit de décider s’il va voter ou non ?
Ferejohn et Fiorina semblent le penser. Ils citent Levine et Plott (1977) en accord
avec « la possibilité que des individus agissent comme s’ils variaient leurs règles de déci-
sion en fonction du contexte de la décision » (1975, p. 921). Les gens votent aussi. La ques-
tion n’est pas de savoir si ces choses se produisent, mais si elles peuvent être expliquées et
prédites à l’aide du postulat de l’égoïsme rationnel. Si les individus passent souvent de stra-
tégies sans prise de risques à des stratégies avec prise de risques, comment pouvons-nous
prévoir leur comportement ? Quelle théorie nous dit quelle situation engendre quelle stra-
tégie ? Rationnaliser une action donnée a posteriori comme pouvant peut-être être compa-
tible avec l’utilisation d’une stratégie de décision particulière dans cette situation ne suffit
pas à justifier le postulat de l’égoïsme rationnel comme le fondement d’une théorie géné-
rale du comportement, à moins d’avoir une théorie pour prévoir quelles stratégies de déci-
sions sont choisies dans telles ou telles situations.
7 D’autre part, certaines personnes achètent une assurance contre les inondations même si la probabilité d’un tel
événement est très basse. Peters (1998) utilise ce genre de comportement et des hypothèses sur l’aversion du
risque, moins extrêmes que celles de Ferejohn et Fiorina, afin d’essayer de réhabiliter l’électeur rationnel
Downsian qui va voter.
Le paradoxe du vote 353
Pourcentage
Figure 14.1
Pourcentage de suffrages du candidat victorieux et de la participation aux élections présidentielles américaines 1932-
2000.
Note : Les carrrés représentent le taux de participation et les triangles les suffrages du candidat victorieux
à cause d’un vote », et ces étudiants ont également montré une propension plus élevée à
voter à l’élection nationale de 1993. Cependant, dans une régression expliquant la décision
de vote, la « variable minimax » s’est révélée être statistiquement insignifiante une fois que
sont incluses les autres variables mesurant le sens du devoir civique de l’individu. « Ceux
qui croient qu’il est du devoir de chaque citoyen de voter sont enclins à dire qu’ils se
sentent vraiment terriblement mal s’ils ne votaient pas et que leur candidat perde d’une
voix » (Blais, Young, Fleury et Lapp, 1995, p. 833). Par conséquent, l’explication du
« regret minimax » du vote ne peut être distinguée empiriquement de l’explication du goût
pour le vote.
L’un des premiers articles à présenter des preuves empiriques à l’appui de l’hypo-
thèse de l’électeur entièrement rationnel est de Riker et Ordeshook (1968), duquel nous
avons emprunté la formule de cette hypothèse R = P B + D − C . Riker et Ordeshook ont
examiné 4 294 réponses de questionnaires sur les présidentielles du SRC pour les années
1952, 1956 et 1960. Ils ont croisé les réponses afin de voir si P, B et D ont un impact signi-
ficatif sur la probabilité d’un vote individuel. Ils ont trouvé qu’une fois pris en compte
Le paradoxe du vote 355
l’effet des autres variables, P, B et D ont tendance à avoir un impact significatif sur la
probabilité du vote, comme le prévoit l’hypothèse de l’électeur rationnel. Ainsi, les résul-
tats de Riker et Ordeshook soutiennent à la fois le vote instrumental dans l’hypothèse de
l’électeur rationnel (poids de P et B) et l’influence du goût pour le vote (D).
Bien que P, B et D semblent tous liés au comportement de l’électeur, comme le
prévoit l’hypothèse de l’électeur rationnel, l’importance quantitative de D est beaucoup
plus grande que celle de P ou B. La différence dans la probabilité du vote, entre ceux dont
P est élevé (ceux qui pensaient que l’élection serait serrée) et ceux dont P est bas, en igno-
rant à la fois B et D, est de 78 % contre 72 %. Quatre-vingt-deux pour cent des répondants
connaissant des valeurs élevées de B ont voté, par opposition aux 66 % des répondants
avec des valeurs basses de B. Cependant, 87 % des personnes interrogées avec des valeurs
élevées de D ont voté contre seulement 51 % avec des valeurs faibles de D. D a été opéra-
tionnalisé par Riker et Ordeshook à travers des questions liées au devoir du citoyen. Ainsi,
la différence entre un sens civique élevé et un sens du devoir citoyen bas a un impact beau-
coup plus fort sur la participation électorale que les différences entre des valeurs élevées de
P ou de B et des valeurs basses de ces mêmes variables. Les deux composantes de l’hy-
pothèse de l’électeur rationnel sont donc soutenues dans l’étude de Riker-Ordeshook, mais
la composante du goût a le plus grand impact quantitatif.
Parmi les tests les plus ambitieux de l’hypothèse de l’électeur rationnel en termes
de taille d’échantillon et de nombre de variables prises en compte, on trouve celui d’As-
henfelter et Kelley (1975). Ils ont examiné les réponses de 1 893 personnes sondées par le
SRC dans le cadre des élections présidentielles américaines de 1960 et 1972. Ils ont mis en
relation les réponses individuelles à la question « Avez-vous voté ? » avec un grand ensem-
ble de variables regroupées de la manière suivante :
1. Les caractéristiques personnelles
2. Les variables du coût
3. La valeur stratégique du vote
4. L’intérêt pour la campagne électorale
5. L’obligation à l’égard du vote.
Ces variables peuvent être liées à l’hypothèse de l’électeur rationnel.
R = P B + D − C, (14.2)
donne une idée approximative de ce qu’est la distribution de P B + D pour une large frac-
tion des électeurs. Plusieurs des autres variables introduites comme variables proxy pour les
coûts du vote n’ont pas eu de bons résultats bien que la multicolinéarité entre les variables
du coût soit un problème.
Passant aux variables proxy pour P et B, Ashenfelter et Kelley (1975, p. 717)
n’ont pas constaté que la perception d’un électeur concernant le caractère serré du scrutin
a une influence statistiquement significative sur la probabilité du vote. D’autre part, la
variable pour P a le signe exact, et la différence entre le pourcentage des électeurs qui
pensaient que la victoire de Nixon en 1972 serait serrée et le pourcentage de ceux qui
pensaient que l’élection Nixon-Kennedy de 1960 serait serrée, était aussi grande (10 %
contre 60 %) que la différence entre les niveaux de cette variable entre 1960 et 1972
(pp. 720-1). Ces deux résultats sont d’une importance considérable dans l’explication
d’une autre incohérence déconcertante de la littérature sur la participation des électeurs, et
nous allons y revenir.
Parmi les variables qui peuvent mesurer la perception, par un individu, des diffé-
rences entre les candidats, B, la réponse à la question « Comment pensez-vous que vous
allez voter ? » s’est avérée avoir le pouvoir le plus explicatif. Si, au moment du sondage,
un individu était indécis quant à la façon dont il va voter, il y a 40 % de probabilité en moins
que cet individu vote. Si l’indécision d’un individu se présente en raison d’une petite diffé-
rence perçue entre les deux candidats, un petit B, alors ce résultat offre un appui considé-
rable à l’hypothèse de l’électeur rationnel. Mais si l’indécision concernant la façon dont il
va se prononcer, découle de l’indécision quant à savoir s’il va voter – ce qui veut dire qu’il
n’est pas intéressé par l’élection – alors l’impact de la conclusion est moins clair. Certaines
personnes peuvent tout simplement préférer se tenir à l’écart du processus politique.
Les individus qui se sentaient une « forte obligation » de voter, l’ont fait avec une
probabilité supérieure de 30 % ; et ceux se sentant « une très forte obligation » ont voté
38 % de fois plus souvent (pp. 719-20). Ces variables, mesurant un sens de l’obligation du
vote, ont un pouvoir explicatif substantiel. Leur importance impressionnante souligne l’im-
portance du terme D dans le calcul de l’électeur rationnel.
Ashenfelter et Kelley (1975, p. 724) concluent ainsi : « La théorie de la participa-
tion qui est le mieux validée par nos résultats est celle qui postule le sens du devoir ou
l’obligation morale de vote comme étant la motivation première pour le scrutin. Les varia-
bles ayant le plus d’impact quantitatif sur le vote sont l’éducation, l’indécision, les varia-
bles binaires représentant le sens d’une obligation de vote, et certaines variables du coût ».
Cette étude offre un soutien assez fort à l’interprétation du vote rationnel par Tullock-
Riker-Ordeshook, laquelle considère D et C dans les termes de l’équation B P + D − C ,
comme dominant la décision de vote. Comme indiqué précédemment, l’indécision pourrait
provenir d’un petit B, mais elle pourrait également peser sur D, si l’obligation morale de
vote est affaiblie par le fait de ne pas savoir pour qui voter. L’éducation devrait réduire
ceteris paribus l’importance des termes BP, car des niveaux d’éducation plus élevés
devraient rendre moins sensible à la fausse idée qu’un vote fait la différence (que P est
grand). L’impact positif de l’éducation sur le vote doit ensuite passer par les termes D et C.
Nous examinerons par la suite le rôle de l’éducation dans l’explication du vote.
Le paradoxe du vote 357
Une tendance très similaire est apparue dans les résultats de l’analyse, faite par
Silver (1973), de 959 questionnaires du SRC issus de l’enquête électorale de 1960.
Plusieurs variables du coût (du vote) étaient significatives, comme l’étaient l’intérêt pour
la campagne, le sens du devoir citoyen et l’éducation. Le fait que la personne pense que
l’élection va être plus ou moins serrée, n’a pas d’impact significatif sur la probabilité du
vote. Ainsi dans les résultats de Silver, le seul soutien à la partie BP de l’hypothèse de
l’électeur rationnel vient des réponses autour de l’intérêt pour la campagne électorale, si
l’on suppose que ces variables mesurent B, bien que Silver les considère comme une
mesure de D.
Cette même vision générale de la décision de l’électeur réapparaît dans l’analyse
de Brody et Page (1973) à partir des résultats de l’enquête menée sur plus de 2500 élec-
teurs lors de l’élection présidentielle américaine de 1968. Pour expliquer l’abstention, ils se
concentrent sur l’importance de l’indifférence (la différence perçue entre les candidats) et
du détachement (la différence entre la position d’un électeur et la position de son candidat
préféré, on parle également d’aliénation de l’électeur). L’abstention augmente autant avec
l’indifférence qu’avec le détachement, mais pas assez pour confirmer une interprétation
purement mécanique de l’action de voter. Quarante-trois pourcent des 201 personnes qui
ne font aucune différence entre les candidats (B = 0) votent toutefois. Quarante-quatre
pourcent des 174, qui étaient aussi détachés qu’indifférents, choisissent de voter (Brody et
Page, 1973, p. 6). Pour ces électeurs et sans doute pour beaucoup d’autres, les éléments D
et C de R peuvent expliquer la décision du vote.
Le cinquième test de l’hypothèse de l’électeur rationnel utilisant les données du
SRC, bien qu’explicitement construite sur la formulation de Downs, est plus difficile à
interpréter. Frohlich et al. (1978) reconstituent des données pour B, P et D d’après les ques-
tions du SRC en combinant diverses questions d’importances différentes. Ils font alors
diverses hypothèses sur la distribution de la variable inconnue C, et utilisent des combi-
naisons de B, P, D et C 8 pour prévoir à la fois le taux de participation et le choix du candi-
dat à l’élection présidentielle de 1964. L’hypothèse où C suit une distribution log-normale
a le mieux fonctionné, et avec cette hypothèse, ils peuvent prévoir la participation avec un
R 2 de 0,847 9. Mais Frohlich et al. n’ont pas présenté leurs résultats de manière à mesurer
l’importance relative de B P, D et C dans l’explication du taux de participation, bien que
l’hypothèse en ce qui concerne la distribution de C soit importante. Cependant, l’avis de
l’individu sur l’importance de son vote (la variable proxy pour P) apparaît vraiment impor-
tant, suggérant que P joue un rôle plus important dans l’explication du taux de participa-
tion dans l’étude de Frohlich et al., que dans celles de Ferejohn et Fiorina d’une part, et
d’Ashenfelter et Kelley d’autre part.
Matsusaka et Palda (1993) ont présenté les données des enquêtes sur le vote aux
élections générales de mai 1979 et de février 1980 au Canada. Ils ont découvert que la
prévision d’une élection plus ou moins serrée n’avait statistiquement pas d’impact signifi-
8 Ils ont formulé l’équation R = B P + D − C légèrement différemment, mais leur formulation et celle utilisée
ici sont équivalentes.
9 Comme avec l’échantillon SRC de Ferejohn et Fiorina, un pourcentage gigantesque de 90,9 pourcent des
sujets a déclaré avoir voté, ce qui soulève des problèmes de représentativité ou de mauvaise représentativité.
358 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
catif sur la probabilité du vote d’une personne. Aucune mesure directe de B, C ou D n’a été
incluse dans l’estimation.
Les résultats tirés de ces six études ainsi que de quatre autres sont résumés dans le
tableau 14.1. Aux quatre variables clés du modèle de Downs – P, B, D et C – ont été ajou-
tées deux des variables sociologiques qui reviennent le plus régulièrement avec les mêmes
signes : l’éducation (E) et le revenu (Y). Même si, cependant, il existe certaines exceptions.
Comme indiqué ci-dessus, les personnes interrogées pour les sondages électoraux
surestiment systématiquement la fréquence avec laquelle ils votent. Par exemple, 91 pour-
cent des personnes interrogées au cours d’un sondage au Canada ont déclaré avoir voté à
l’élection générale de 1979 pour laquelle le taux de participation n’était que de 76 pour-
cent. Ce degré de surestimation introduit une erreur dans la mesure de la variable dépen-
Tableau 14.1
Résumé des études testant le modèle de Downs (avec extensions) sur des données d’enquêtes.
Notes : P, B, D et C sont des variables pour les principaux composants du modèle de Downs, R = PB + D – C.
E et Y correspondent au niveau d’instruction et de revenu de l’électeur.
« + » indique un effet positif important sur la probabilité qu’un sondé ait répondu qu’il a voté
« – » indique un effet négatif, et « 0 » un effet non-significatif. Les cases vides indiquent que la variable n’est pas prise en compte. Un point
d’interrogation indique une incertitude sur le fait que les données correspondent à la variable.
a Le test de Thurner et Eymann met en avant des différences dans les positions des partis sur les questions clés qui ont fait augmenter le vote
du sondé. Un effet significatif a été observé pour une seule question : l’immigration. Nous le considérons comme une faible preuve de l’im-
portance de B.
Le paradoxe du vote 359
dante qui réduit le pouvoir explicatif du modèle et explique pourquoi le modèle type, utili-
sant les données de sondage, explique uniquement un petit pourcentage de la variation de
la variable dépendante. En effet, Matsusaka et Palda (1999) trouvent que les estimations
d’un modèle avec 36 variables explicatives ne leur permettent pas de classer correctement
plus de participation (classement entre les comportements prédits et observés en matière
d’abstention) qu’une prédiction moyenne.
Cette difficulté avec les données de sondage est évitée lorsque l’on utilise les
données de taux de participation effectif. Dans ces études, l’hypothèse de l’électeur ration-
nel est testée en rapportant les chiffres globaux de la participation électorale, par exemple,
au niveau de l’État, aux caractéristiques de la population des électeurs de cet État. Ces
études ont essentiellement testé si P, la probabilité qu’un vote change le résultat, a un
impact significatif sur les taux de participation. Ils l’ont ainsi fait en régressant les taux de
participation au niveau de p, le pourcentage des voix allant au candidat de premier plan, et
de N, la taille de la circonscription. La référence aux formules utilisées pour calculer P, qui
ont été discutées dans la section 14.1.1, indique que P varie inversement à la fois avec N et
l’écart de P par rapport à un demi. Le tableau 14.2 résume les résultats de 26 études,
abstraction faite de la forme fonctionnelle utilisée pour introduire N et ( p − 0, 5). Certains
utilisent le pourcentage attendu (réel) de votes allant au candidat gagnant comme donnée
pour ( p − 0, 5) ; d’autres utilisent la marge de victoire du gagnant. Chacun diffère de
l’autre en ce qui concerne le choix de la forme fonctionnelle et le choix des autres varia-
bles incluses. Nous nous concentrons ici sur ( p − 0, 5) et N, mais nous rendrons compte à
nouveau des résultats de l’éducation et du revenu lorsque ceux-ci sont inclus. Un coeffi-
cient négatif pour ( p − 0, 5) où N est considéré comme étant conforme à ce que l’hypo-
thèse de l’électeur rationnel prévoit. Seuls les signes et les niveaux de significativité sont
indiqués dans le tableau. Cebula et Murphy (1980) essayent une mesure ex ante de
( p − 0, 5) en limitant leur exemple aux États ayant une majorité démocrate à la chambre
basse et considérant ( p − 0, 5) comme la fraction démocrate de la chambre. Le dernier
ensemble de résultats de Foster (1984) utilise une mesure ex ante similaire de ( p − 0, 5),
mais à la fois pour les majorités républicaine et démocrate. Shachar et Nalebuff (1999)
calculent une équation pour déterminer le vote attendu. La plupart des autres études présu-
ment les attentes rationnelles des électeurs et mesurent ( p − 0, 5) par la répartition réelle
dans le vote entre les candidats le jour de l’élection.
La plus ambitieuse de ces études – séparée des autres par des lignes horizontales –
est celle de Foster (1984) qui réévalue les modèles de quatre études, et élabore son propre
modèle en utilisant les données des élections présidentielles de 1968, 1972, 1976 et 1980.
L’instabilité dans les estimations des coefficients en coupe instantanée empêchait l’analyse
en données de panel pour réestimer les modèles de Barzel-Silberberg et de Kau-Rubin,
alors les résultats en coupe sont présentés. En général, la participation électorale n’est pas
liée à ( p − 0, 5) ou à N dans l’analyse par Foster de l’hypothèse de l’électeur rationnel. En
dehors de la victoire de Nixon en 1972, ( p − 0, 5) fonctionne assez mal. N ne fonctionne
que modérément mais de façon plus cohérente.
Foster (1984, p. 688) conclut « que la probabilité perçue d’une élection serrée au
niveau agrégé n’est pas un facteur puissant sur lequel on peut compter pour expliquer une
variation inter-circonscription dans les taux de participation des électeurs aux élections
Tableau 14.2
360
Résumé des études testant le modèle de Downs (avec extensions) sur des données agrégées.
Darvish et Rosenberg, 1988 108 municipalité en Israël, 1978, 1983 –(0,01) –(0,01)
Knesset, parlement israélien, 1977, 1981 –INS
Cox et Munger, 1989 270 élections pour la chambre des représentants, 1982 –(0,01) +(0,01) +(0,01)
Filer, Kenny et Morton, 1991, 1993 Données du comté, présidentielles américaines, 1948, 1960, 1980 +(0,01) +(0,01)e
Kirchgässner et Schimmelpfennig, 1992 248 circonscriptions, élections nationales allemandes de 1987 –(0,01) INS
Élections nationales Grande-Bretagne de 1987
Matsusaka, 1993 885 scrutins en Californie, 1912-90 INS
Fort, 1995 Référendum sur une centrale nucléaire aux USA –(0,01) +(0,01)
562 pays, 1976, 1980
Grofman, Collet et Griffin, 1998 Élections partielles au sénat et à la chambre US, 1952-92 –(0,01)
Shachar et Nalebuff, 1999 50 États, présidentielles US 1948-88 –(0,01)f –(0,01) +(0,01) +(0,01)
Notes : (p – 0,5) = pourcentage réel de vote pour le candidat principal ou marge de victoire du gagnant.
N : taille de la circonscription.
a donnée pour la variable proxy utilisée, proportion de démocrates à la chambre basse pour l’ensemble des états avec plus de 50 pour cent de représentation démocrate.
b significatif dans 6 des 10 élections provinciales, et mauvais signe ou non significatif dans 3 sur 10
c coefficient d’éducation généralement positif, souvent significatif
d coefficient de revenus toujours négatif, parfois significatif
e spécification non linéaire
f caractère semé prédit à partir d’une équation de régression
361
362 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
10 Voir aussi la discussion de Grofman (1993b) sur les biais existant dans les tests empiriques du modèle Down-
sien de l’électeur, et Shachar et Nalebuff (1999).
Le paradoxe du vote 363
11 Comme indiqué précédemment, l’intensité avec laquelle les citoyens sont informés que leur vote compte ou
la fréquence avec laquelle ils reçoivent d’autres messages et pressions les incitant à voter, peuvent augmenter
dans les districts où le scrutin s’annonce serré, donnant lieu à une fausse corrélation entre la participation et le
caractère serré de l’élection.
364 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
Paulter (1975) sont conformes à l’explication, donnée par Riker et Ordeshook, de l’impor-
tance de la perception de l’aspect serré de l’élection. Ils ont remarqué une incidence accrue
de cette variable dans les États ayant une distribution relativement importante de journaux.
« Dans des élections serrées, l’information concernant les résultats attendus tend à encou-
rager les gens à voter. » Mais si les électeurs sont si facilement induits en erreur quant à
l’importance de leur vote, la confiance dans l’intelligence de l’électeur rationnel se trouve
affaiblie. Bien que la naïveté et la rationalité ne soient pas strictement opposées, l’existence
de cette première sape quelque peu l’importance de l’hypothèse de rationalité.
Les résultats examinés ici suggèrent que la relation entre les changements de P et
l’abstention des électeurs est plus fragile que ne le concluent Riker et Ordeshook. Si c’est
le cas, alors les électeurs sont moins naïfs quant à leur capacité à changer les résultats de
l’élection, et se comportent ainsi dans ce qui semble être une voie rationnelle plus sophis-
tiquée. Mais, se faisant, ils confirment l’interprétation la plus cynique de la rationalité des
électeurs, c’est-à-dire le point de vue non instrumental selon lequel le vote est uniquement
déterminé par la valeur du bénéfice psychologique (D) et par les coûts privés (C) associés
au vote. Cette interprétation, en dérivant d’une théorie du vote, soulève la question des
déterminants de D et C.
Certains composants de C sont faciles à identifier. Les impôts de capitation, les
tests d’alphabétisation, et d’autres obstacles érigés dans les États américains du Sud pour
empêcher les Noirs de s’inscrire ou de voter, ont été jugés comme ayant des effets signifi-
catifs et négatifs (Ashenfelter et Kelley, 1975 ; Filer, Kenny et Morton, 1991 ; et les études
de cas dans Davidson et Groman 1994). De même, Jackman (1987) a constaté que les taux
de participation des électeurs ont tendance à être plus élevés dans les pays, comme la
Belgique, où de petites amendes sont appliquées si l’on ne vote pas.
Plusieurs États aux États-Unis établissent des listes de jurés à partir des listes élec-
torales. Cette pratique élève le coût de l’inscription électorale en augmentant le risque
d’être appelé à la fonction de juré, si l’on s’inscrit. Knack (1993, 2000) a constaté que la
sélection des jurés à partir des listes électorales abaisse sensiblement la probabilité que les
gens s’inscrivent pour voter, ainsi que les taux de participation des électeurs.
Heckelman (1995) a constaté une baisse de sept points aux élections aux postes de
gouverneur après l’introduction du vote à bulletin secret au début des années 1890. La
récompense servant à inciter les gens à voter pour un candidat en particulier baissa de façon
spectaculaire quand le corrupteur ne pouvait plus vérifier que le bénéficiaire du pot de vin
avait en effet voté pour le « bon candidat ». Lorsque les pots de vins diminuèrent, la parti-
cipation diminua également 12.
Une croyance communément admise établit que le mauvais temps décourage les
citoyens d’aller voter. Shachar et Nalebuff (1999) ont observé la baisse des taux de parti-
cipation aux élections présidentielles américaines lorsqu’il pleuvait, mais aussi bien Knack
(1994) que Masusaka et Palda (1999) ont constaté que le temps n’avait pas d’impact signi-
ficatif sur la participation électorale aux États Unis et au Canada. Cependant, Knack
(1994) a bien observé que le mauvais temps entraînait une baisse significative de la proba-
bilité que les personnes, ayant un faible sentiment du devoir civique, aient l’intention de
voter, alors qu’il n’avait aucun effet sur le vote de ceux ayant un sentiment élevé. Les
conclusions de Knack soulignent bien l’importance conjointe des termes D et C dans le
modèle de Downs 13. À un niveau agrégé, le même constat a été effectué pour les départe-
ments français. À savoir que la participation électorale diminue avec une météo peu favo-
rable ainsi qu’avec un scrutin se déroulant durant des congés scolaires (Ben Lakdhar et
Dubois, 2006 et 2007). Ce dernier élément met en lumière le coût important en France des
contraintes administratives pesant sur le vote par procuration et l’interdiction du vote à
distance.
D’où provient le sens du devoir civique, le goût de vote, et comment peut-on
prédire sa variabilité entre les individus et dans le temps ? Nous allons maintenant exami-
ner deux réponses à cette question.
D = D + B, (14.3)
autre côté, les études démontrant que P est un facteur significatif, et que B est de signifi-
cativité modeste, doivent être considérées contre elle. La première interprétation de l’hy-
pothèse de l’électeur expressif mène à la même prévision que le modèle downsien, sur
comment un individu vote, s’il vote. Sa nouveauté provient entièrement de la façon dont
elle explique pourquoi un individu vote.
Plusieurs auteurs ont proposé une interprétation quelque peu différente du vote
expressif. Ils prétendent qu’en séparant l’acte de vote du résultat de l’élection, l’existence
d’un faible P du fait d’un vaste électorat, libère l’électeur pour exprimer des préférences.
Du coup ces dernières s’éloignent radicalement de celles qu’il exprimerait s’il pensait que
son vote était décisif. Brennan et Buchanan (1984) suggèrent, par exemple, que la nature
non instrumentale du vote peut conduire à un vote plus irresponsable. Un exemple lié aux
élections présidentielles françaises de 2002 peut être donné. L’électeur croit que la victoire
de X serait un désastre pour le pays. Mais X est le seul candidat qui condamne l’afflux d’im-
migrants et promet de « faire quelque chose à leur sujet ». L’électeur se sent menacé par le
nombre croissant d’immigrants et laisse libre cours à son inquiétude en votant pour X, une
chose qu’il n’aurait jamais faite s’il pensait que la victoire de X dépendait de son vote. Un
scrutin à deux tours peut encore plus renforcer le caractère expressif du vote. Par exemple,
en supposant la présence de son candidat préféré au second tour, il est possible d’utiliser le
premier tour pour exprimer des préférences politiques et envoyer un « message » à ce
candidat en votant pour un autre. Mais de la même manière que pour le caractère serré du
scrutin, le calcul repose sur des anticipations sur ce que feront les autres électeurs, dans
notre exemple qualifier le candidat préféré pour le second tour (Blais, 2004).
Inversement, le fait de savoir qu’un vote « ne compte pas » peut induire à expri-
mer des sentiments plus nobles. Certaines personnes donnent à des œuvres caritatives, s’ar-
rêtent pour aider quelqu’un dont la voiture est en panne, apportent les bouteilles et
cannettes aux bacs de recyclage, etc. Une explication de ces actions en apparence désinté-
ressées est que le comportement de la personne est gouverné par des normes de conviction
morale, qui prescrivent certains types de comportements envers les autres. Puisque le vote
implique des décisions collectives qui touchent tous les membres de la communauté, on
peut s’attendre à ce que les normes qui régissent le comportement envers les autres soient
particulièrement susceptibles d’entrer en jeu lorsque des individus votent. Quand des
personnes votent, ils expriment leurs idées sur ce qui est bon pour la communauté ainsi que
sur l’élection du candidat qui serait la plus important pour l’intérêt public 14.
Cette interprétation du vote expressif semble en contradiction avec la preuve que
de nombreuses personnes votent stratégiquement (Cox, 1997). Lors d’une élection dans
une circonscription à un seul siège, l’électeur ne va pas voter pour son premier choix si ce
candidat est arrivé troisième ou quatrième aux primaires. Il décide de ne pas gaspiller son
vote, et vote plutôt pour un des deux candidats en tête. Si cet électeur voulait seulement
exprimer ses idées sur la victoire de quel candidat est la meilleure pour la communauté, il
n’espère pas donner à l’élection le moindre poids. Son désir de ne pas « gaspiller son vote »
14 Bien que Brennan et Lomasky (1993) et Brennan et Hamlin (2000) admettent que le vote expressif pourrait
prendre une forme vindicative, leurs ouvrages mettent beaucoup plus l’accent sur l’électeur bien intentionné,
et constituent une défense pleine d’esprit de cette version de l’hypothèse de l’électeur expressif.
Le paradoxe du vote 367
semble suggérer qu’il pense que son « vote compte », et donc qu’il considère le vote
comme une action instrumentale.
À la fois Carter et Guerette (1992) et Fisher (1996) ont réalisé des expériences
pour tester une forme d’intérêt public ou privé dans l’hypothèse du vote expressif. Ils
testent si les individus sont plus enclins à faire un don à une organisation charitable plutôt
qu’à conserver l’argent pour eux lorsque la perception du poids de leur vote décroît. Les
deux études trouvent de faibles preuves en faveur du vote expressif 15.
Cette dernière version de l’hypothèse de l’électeur expressif a plus de points
communs avec l’hypothèse de l’électeur éthique.
15 Fischer critique le modèle expérimental de Carter et Guerette et prétend trouver des appuis plus forts au vote
expressif qu’ils ne l’ont fait. Sur les 82 participants, 42 ont voté égoïstement dans huit de ces expériences, avec
toutefois 20 votants de façon altruiste. Les 20 autres n’ont pas voté avec constance, comme l’avait énoncé l’hy-
pothèse de l’électeur expressif. Ainsi, l’hypothèse décrit le comportement d’au plus un quart des participants
à l’expérience.
16 Voir Goodin et Roberts (1975), Margolos (1982b) et Etzioni (1986). L’approche de Hasanyi (1955) est la
même, bien qu’il ne discute pas de l’acte de voter. Voir également le commentaire d’Arrow (1963, pp. 81-91).
368 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
Notons que dans cette enquête les électeurs n’avaient pas de choix direct à faire
entre leur intérêt individuel et l’intérêt collectif (même si on peut avancer qu’un électeur
éthique votera pour l’égalisation sans se soucier de l’équité). Alors qu’une majorité a voté
constamment en vue de son intérêt personnel, plus de 40 pour cent de la population a voté
pour une augmentation des impôts. Certains facteurs indépendants de l’intérêt personnel
peuvent avoir influencé le vote de cette partie importante des citoyens 19.
La proposition de limiter l’augmentation des taxes soulève un arbitrage entre inté-
rêts publics et privés via les diminutions des dépenses publiques qu’elle implique si la
proposition de limitation est adoptée. Gramlich et Rubinfeld (1982b) observent à partir de
l’examen des réponses faites par 2001 ménages à un sondage téléphonique dans le Michi-
gan que les bénéficiaires (personnes âgées, au chômage, malades) ont seulement une plus
faible tendance à voter contre une limitation des impôts que les non-bénéficiaires. Une
différence encore plus marquante est le fait des fonctionnaires : 42 pour cent d’entre eux
votent pour réduire les dépenses publiques. En général, les modèles du vote par intérêt
personnel expliquent mal le vote sur les problèmes de la Proposition 13 20 (Lowery et
Segelman, 1981). Les votes sur ce genre de propositions semblent mieux expliqués comme
étant des « actes symboliques » contre un « mauvais gouvernement » par des citoyens cher-
chant une meilleure efficacité gouvernementale ; c’est-à-dire le genre d’action qu’on peut
espérer d’un électeur (expressif) doté d’un sens civique.
Des comparaisons plus directes avec le test de Hudson et Jones sur l’hypothèse de
l’électeur éthique sont obtenues dans les études sur le vote économique, qui estiment les
coefficients de pondération relative des variables égotropiques et sociotropiques. Les varia-
bles égotropiques mesurent les attentes de l’électeur concernant les gains des politiques du
gouvernement sur son revenu personnel, sa situation professionnelle, etc. Les variables
sociotropiques mesurent les attentes de l’électeur concernant les effets des politiques
gouvernementales au sens large, sur le bien-être de l’ensemble des citoyens. En liant le
soutien des électeurs au gouvernement à leur réponses à ce type de questions, les cher-
cheurs ont été en mesure d’estimer les équivalents de θ dans (14.4), où θ = 1 implique que
seules les variables sociotropiques pèsent sur la décision, et où θ = 0 implique que la déci-
sion dépend exclusivement des variables égotropiques. Des estimations de θ entre 0,5 et 1,0
ont été faite pour les États-Unis, le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne 21. Seuls les
électeurs danois semblent se conformer largement à l’hypothèse de l’électeur égotropique
d’après les études de Nannestad et Paldam (1996, 1997). Ils estiment en effet un θ à environ
0,15 pour le Danemark 22.
Les résultats des recherches sur le financement des biens collectifs montrent que
les personnes ont tendance à participer volontairement à environ la moitié de la différence
entre les montants optimaux en commun et les montants optimaux individuels (Hoffman,
1997), ce qui est également compatible avec un θ à environ 0,5.
19 Une interprétation similaire se prête à l’analyse de Bloom (1979) du vote sur la classification fiscale dans le
Massachusetts.
20 La Proposition 13 est une Initiative populaire de limitation de la taxation sur la propriété proposée lors d’un
référendum d’initiative populaire en Californie en 1978 et qui limite les impôts fonciers que l’État peut préle-
ver. Votée comme un amendement, elle a été ajoutée à l’article 13 de la constitution de l’État de Californie le
6 juin 1978.
21 Kinder et Kiewiet (1979), Markus (1988, 1990) et Lewis-Beck (1988). Voir aussi Fiorina (1978, 1981), Kiewet
(1981, 1983), Kirchgässner (1985) et Lewin (1991).
22 Déduit à partir du tableau 6 dans Nannestad et Paldam (1996).
370 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
L’ensemble des tests précédents sur la motivation directe ou indirecte des électeurs
supposent que l’électeur se comporte soit éthiquement soit égoïstement. L’électeur est libre
de choisir entre une proposition qui est favorable à l’intérêt général et une proposition qui
est favorable à son propre intérêt, 0 < θ < 1. Aucune tentative n’a été faite pour tester une
hypothèse d’électeur immoral, et une possibilité que θ < 0 n’a pas été envisagée. Pourtant,
Sears, Law, Tyler et Allen (1960) ont montré dans leur analyse des données d’une enquête
sur l’élection présidentielle américaine de 1976 que les préjugés raciaux constituaient une
des « attitudes symboliques (qui avaient) des effets importants » dans l’explication du vote
dans quatre domaines politiques controversés, « tandis que l’intérêt personnel n’en avait
presque aucune » (voir aussi Sears, Hensler et Speer, 1979). Dr. Jekyll et Mr. Hyde sont
rejoints par Simon Legree 23. Sur les questions concernant les hommes et les femmes, les
attitudes sexistes pourraient bien aussi jouer un rôle. L’ensemble des différentes préféren-
ces auxquelles un individu peut faire appel augmente.
Même si nous supposons que nous pouvons définir les arguments des fonctions
d’utilité individuelle qui entrent au bénéfice de (14.4) (revenus, recettes publiques, etc.),
nous ne pouvons pas estimer un pareil modèle tant que nous n’avons pas spécifié les déter-
minants de θ . Comment peut-on prédire quand une personne se comportera egoïstement ou
éthiquement, ou dans quelle mesure ses préférences éthiques guideront ses actions, dès lors
que le comportement éthique n’est pas une simple alternative ou décision ? Qu’est-ce qui
fait que les électeurs danois votent de façon plus égotropique que leurs voisins allemands ?
Qu’est-ce qui fait que les étudiants en économie accèdent plus facilement à un diplôme plus
élevé que les étudiants des autres disciplines (Marwell et Ames, 1981) ? Pour prévoir de
telles différences on a besoin de faire plus que simplement énoncer des préférences
éthiques, on a besoin d’une théorie sur comment les préférences éthiques s’élaborent, ce
qui détermine leur force, et ce qui provoque leur utilisation. On a besoin d’une théorie de
l’apprentissage, qui est probablement à trouver dans les domaines de la psychologie ou de
la sociologie.
dans ce qu’il apprend. L’homme est capable d’apprendre des modèles de comportement
beaucoup plus complexes que les autres créatures 25.
Le comportement éthique est acquis. Beaucoup de cet apprentissage se fait quand
nous sommes enfants. Quand nous commettons des actes qui nuisent aux autres, nous
sommes punis par nos parents, professeurs ou autres adultes responsables. Les actes qui
bénéficient aux autres sont récompensés. Les modèles de comportement éthique acquis
pendant l’enfance peuvent être maintenus à une fréquence élevée à l’âge adulte par de
simples rappels occasionnels, positifs et/ou négatifs 26. Ce que nous décrivons habituelle-
ment comme un comportement éthique n’est intrinsèquement ni plus ni moins égoïste que
ce que nous appelons un comportement égoïste. C’est une réponse conditionnée par
certains stimuli régis par un renforcement d’expériences passées.
Il y a plusieurs avantages à utiliser la psychologie comportementale ou une
variante de la psychologie cognitive qui subsume leurs principes afin d’expliquer le
comportement éthique. Premièrement, cela nous permet de travailler avec un concept
simple de l’homme, une conceptualisation cohérente avec le postulat égoïste-individualiste
sous-jacent à la fois à l’économie et aux théories des choix publics. Deuxièmement, cela
nous permet de développer une théorie purement positive du comportement, libre de tous
présupposés normatifs qui accompagnent souvent la vision « Dr. Jekyll et Mr. Hyde » de
l’homme. Troisièmement, cela nous indique en quoi des variables peuvent expliquer pour-
quoi certaines personnes se comportent d’une façon communément décrite comme éthique
et d’autres non. Le milieu familial durant l’enfance, l’expérience éducative, la religion, la
stabilité d’une communauté et beaucoup d’autres facteurs qui peuvent influencer l’expé-
rience d’apprentissage du comportement éthique chez une personne deviennent des varia-
bles explicatives possibles d’une théorie positive du comportement éthique. Donc, un
comportement éthique comme le vote peut s’expliquer si on retient l’hypothèse d’égoïsme,
ou au moins en la modérant, l’hypothèse de rationalité.
L’équation (14.4) peut être utilisée pour décrire le comportement dans des situa-
tions impliquant des choix éthiques, en considérant que les individus agissent comme s’ils
cherchaient à l’optimiser, avec un θ quelconque pas nécessairement égal à zéro ou à un.
L’argument est semblable à celui d’Alchian (1950) pour qui la compétition élimine les
entreprises les moins profitables, conservant seulement les plus profitables, et dont l’action
au final ressemble à celle qui aurait été choisie si elles avaient cherché à optimiser le profit
global même quand cela n’est pas réellement profitable au niveau de l’entreprise. C’est
l’intérêt collectif d’une société dans certains contextes d’établir des institutions qui pous-
sent les gens à se comporter comme s’ils devaient optimiser l’expression (14.4) où θ = 1.
Bien que ce degré de comportement coopératif soit rarement atteint, le processus de condi-
tionnement est généralement couronné de succès en suscitant un certain degré de coopéra-
tion. Ainsi, le comportement observé ressemble à ce qu’on pourrait espérer si des personnes
optimisaient consciencieusement (14.4) avec un θ > 0, même si le comportement indivi-
25 Pour expliquer des comportements complexes, on fera appel à des variantes de la théorie cognitive. Mais
comme le suggère Schumpeter, voter est probablement mieux compris comme une action relativement simple
et habituelle.
26 Voir les références en note 22.
372 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
duel est guidé par le conditionnement social 27. Avec cette interprétation, θ est un paramè-
tre comportemental qui s’explique par l’histoire du conditionnement individuel ou du
groupe, et non une série de variables de choix ou un paramètre dépendant du fait que la
personne ait choisi d’être aujourd’hui Jekyll ou Hyde 28.
27 La sélection darwinienne va jouer un rôle en déterminant quelles institutions sociales ou quels groupes survi-
vront. Si les revenus collectifs de la coopération sont larges, ces groupes ont plus de chance de susciter un
comportement coopératif (comprenant des individus se comportant comme si θ = 1) qui aura plus de chance
de perdurer. Les forces d’évolution peuvent aussi sélectionner des structures génétiques plus favorables à l’ap-
prentissage et à l’enseignement du comportement coopératif, quand la coopération fait augmenter les chances
de survie individuelle.
28 Overbye (1995a) propose une explication pour un vote qui mène à des prévisions dont beaucoup sont similai-
res à la théorie comportementale qui vient d’être discutée, bien que cette théorie soit complètement cohérente
avec l’hypothèse de l’acteur rationnel et égoïste. Building et Franck (1988) et Overbye avancent l’idée que les
gens votent pour développer une réputation de personne qui vote, du même genre que le don à des œuvres peut
être considéré comme un investissement pour développer une réputation de générosité. Ces réputations servent
de signaux pour les autres qui indiquent que l’acteur est le genre de personne qui ne trichera pas sur un contrat,
s’impliquera dans des problèmes sociaux, etc. À la longue une telle réputation peut entraîner une augmenta-
tion du revenu, des relations personnelles plus heureuses, etc. Ainsi, développer une telle réputation en votant
est une action rationnelle qui sert à long terme l’intérêt personnel de l’individu. L’hypothèse d’Overbye
conduit à des prévisions similaires à l’explication psychologique décrite plus haut, car la valeur d’une telle
réputation dépend du groupe qui entoure la personne. Donc, Overbye prédit que beaucoup des variables socio-
logiques précédemment analysées doivent être corrélées à des habitudes conditionnées à coopérer. Hudson
(1995) et Uhlaner (1989a,b, 1993) se rapprochent de l’hypothèse comportementale soulignée ici en élaborant
un lien entre le vote et l’appartenance à un groupe, et la récompense et l’approbation des autres membres de
ce groupe.
Le paradoxe du vote 373
du conditionnement dans les nombreux jeux coopératifs. Soit on reçoit son diplôme, on est
récompensé encore et encore pour avoir respecté les règles et avoir fait ce qui était attendu,
soit on est généralement puni quand on a enfreint les règles. On attend des plus éduqués
qu’ils se comportent de façon plus coopérative, en enfreignant le moins de règles, que ce
soit le code de la route ou des règles plus sociales, et qu’ils fassent plus que ce qui est
attendu d’eux en tant que citoyens. Presque toutes les études sur la participation électorale
ont démontré que les années d’études avaient un impact positif et significatif sur la partici-
pation 29.
Le revenu est une autre variable qui a toujours le signe contraire dans l’explication
du taux de participation à celui attendu de la simple application du postulat de l’égoïsme
rationnel. Plus le revenu est élevé, plus le coût d’opportunité du temps augmente, et ceteris
paribus plus la probabilité d’aller aux urnes diminue 30. Mais on constate que le revenu est
constamment et positivement corrélé avec la probabilité de voter 31.
Le revenu, tel un diplôme, est une marque de succès au regard de certaines règles
du jeu sociétal. Bien sûr, certaines personnes accumulent des revenus en violant les règles
avec brio, mais il est peu probable que beaucoup d’entre elles fassent partie des panels de
sondages. Les personnes à fort revenu sont plus susceptibles de se plier aux règles et à vivre
avec des pratiques plus sociales. De plus, ce fort revenu est la preuve d’une récompense en
soi, depuis que l’argent est une des valeurs maîtresses et symboliques de la société. Les
personnes à fort revenu, comme les personnes instruites, sont supposées enfreindre le
moins de règles possibles, et se comporter de façon socialement coopérative, par exemple
en votant.
Cette interprétation du vote comme une sorte de « bonne habitude » conditionnée
semble être compatible avec les résultats expérimentaux de Blais et Young (1999). Ils
observent une baisse significative des taux de participation parmi les étudiants d’une
université canadienne après un cours de dix minutes sur le modèle électoral de Downs. Il
est apparu que de nombreux étudiants « ne pensent pas habituellement en termes de béné-
fices et de coûts » lorsqu’ils votent, car le vote est plutôt pour eux « un acte irréfléchi et
habituel, fondé principalement sur le sens du devoir » (p. 52). Lorsqu’ils entendent que
cette action caractérisée en tant que choix rationnel implique de peser des bénéfices et des
coûts, 7 % supplémentaires décident de ne pas voter.
Il y a bien sûr d’autres explications que celles données ci-dessus pour lesquelles le
revenu et l’éducation pourraient être positivement liés à la participation politique. L’édu-
cation par exemple peut réduire les efforts de recherche d’informations sur les candidats et
29 Campbell et divers auteurs (1964, pp. 251-4) ; Milbrath (1965) ; Kelley, Ayres et Bowen (1967) ; et Verba et
Nie (1972, pp. 95-101). Voir aussi les études citées dans les tableaux 14.1 et 14.2. L’éducation semble avoir
un effet important et positif sur le vote d’après l’étude de Patteson et Caldeira (1983) ; même lorsqu’on consi-
dére séparément les électeurs de chaque parti. L’incapacité à obtenir un impact significatif quand le revenu est
inclus est sans doute due à la multicolinéarité, une difficulté rencontrée dans beaucoup d’études.
30 Voir les commentaires de Russel, Fraser et Frey (1972) ; et de Tollison et Willett (1973).
31 Dahl (1961) et Lane (1966) cités par Frey (1971) ; Milbrath (1965) ; Kelley, Ayres et Bowen (1967) ; Dennis
(1970) ; et Verba et Nie (1972, pp. 95-101). Voir aussi les études dans les tableaux 14.1 et 14.2. Chapman et
Palda (1983) constituent une importante exception en obtenant un coefficient négatif significatif, comme
prédit par l’hypothèse de l’électeur rationnel. Voir également Mueller et Stratmann (2002).
374 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
être ainsi positivement reliée au vote, comme le prédit le modèle de l’électeur rationnel 32.
Si l’éducation est positivement associée au vote parce qu’elle réduit par exemple les coûts
de la participation politique, on pourrait s’attendre à une hausse substantielle du taux de
participation depuis que le niveau d’éducation augmente. Pourtant, depuis le début des
années 1960 la participation électorale dans la plupart des démocraties occidentales n’a
cessé de décliner considérablement et régulièrement (voir figure 14.1). Abramson et
Aldrich (1982) attribuent pour les États-Unis au moins les deux tiers de cette baisse à deux
facteurs : (1) la moindre identification de l’électeur aux partis politiques, et (2) une perte
de croyance dans la réactivité de l’exécutif. Ces deux facteurs peuvent à leur tour s’expli-
quer comme le résultat d’un rendement négatif du vote depuis l’élection présidentielle de
1960. Lors d’une élection présidentielle normale, plus de la moitié des électeurs sont
récompensés pour avoir été aux urnes puisque cette action est suivie de la victoire de leur
candidat préféré. En ce sens, la règle de la majorité a tendance à favoriser la participation
électorale. Toutefois, depuis 1960, trois présidents ont été élus dont les performances
durant leurs fonctions ont dû causer une grande déception à leurs partisans : Johnson à
cause du Vietnam, Nixon avec le Watergate, et Carter à cause de ses pauvres performances
économiques..Ainsi, voter pour le vainqueur a été puni, et cette punition peut expliquer la
baisse de la fréquence avec laquelle les gens sont allés voter après 1960. La figure 14.1
montre également que la spirale de la baisse de participation électorale depuis 1960 s’est
simplement approchée des bas niveaux de participation de l’épreuve de la grande dépres-
sion, où la perte de confiance dans le gouvernement était très élevée.
Cette explication comportementale du vote peut également être considérée comme
un soutien à l’hypothèse de l’électeur expressif. Brennan et Buchanan (1984) comparent le
vote aux acclamations dans une manifestation sportive. Dans chaque cas, l’acteur reçoit un
plaisir personnel de cet acte ; dans chaque cas, l’action a un effet négligeable sur le résul-
tat de la compétition. L’acclamation d’un supporter est récompensée si son équipe gagne ;
la plupart des supporters acclament l’équipe locale. Les équipes locales gagnantes donnent
plus de satisfactions positives à leurs supporters. Ces mêmes équipes locales gagnantes ont
tendance à avoir plus de public et des supporters plus expressifs que les équipes perdan-
tes 33.
Cette interprétation d’un renforcement positif du vote est également compatible
avec le constat de taux de participations plus élevés dans les pays dotés de systèmes multi-
partisans que dans les démocraties bipartisanes (Jackman, 1987). Dans un système multi-
partisan, les actions de la quasi-totalité des électeurs sont renforcées par le fait que le parti
pour lequel ils ont voté gagne quelques sièges. Dans un système bipartisan, une partie
importante des électeurs est punie de son vote par la défaite de son parti.
32 Voir en particulier Frey (1971), et l’échange qui a suivi entre Russell (1972), Fraser (1972), Frey (1972), Tolli-
son et Willett (1973) et Chapman et Palda (1983).
33 Matsusaka (1995) propose une explication comportementale quelque peu différente sur la baisse de la partici-
pation aux présidentielles américaines depuis 1960. Il met en avant une variante à l’hypothèse de l’électeur
expressif dans laquelle les électeurs obtiennent plus de services en votant, étant plus confiants dans la supé-
riorité de leur candidat préféré. Matsusaka suppose que le Vietnam, le Watergate et autres ont augmenté l’in-
certitude des Américains à propos de ce qu’est un « modèle correct du monde », et donc une incertitude pour
quel candidat voter. Cette incertitude accrue renforce bien sûr l’abstention.
Le paradoxe du vote 375
34 C’est la méthode décrite par Frohlich et al. (1978) dans leur test de l’hypothèse de Downs.
376 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
pourquoi les gens votent subsume essentiellement les prémisses d’un raisonnement en
termes de devoir civique.
Alors que les hypothèses d’électeurs expressifs et éthiques proposent des raison-
nements sur pourquoi et comment les gens votent, elles ne fournissent pas un ensemble de
propositions vérifiables sans élaboration supplémentaire. Pour comprendre pourquoi, il
faut à nouveau envisager l’analogie entre voter et acclamer. Pourquoi certains supporters
font-ils du bruit ? Certainement pour exprimer leur soutien à leur équipe. Supposons
maintenant que nous voulons dépasser la simple rationalisation, alors pourquoi certains
supporters font-ils un acte aussi irrationnel que celui d’applaudir ? Supposons que nous
voulons prédire quels supporters applaudissent, ceux qui ne le font pas, pour quelle équipe
ils le font, avec quelle intensité, etc. Comment pourrions-nous procéder ? Une solution
serait de mener une enquête sur les supporters pendant un match. Nous pourrions alors
trouver que les supporters qui supportent l’équipe locale ont tendance à venir de la région
de l’équipe locale. Beaucoup de ceux qui supportent l’équipe adverse viennent de sa
région. Allons plus loin, et enquêtons sur pourquoi ils sont devenus supporters, et nous
pourrions trouver qu’ils ont grandi dans la région, que leurs parents les emmenaient aux
matchs quand ils étaient enfants, beaucoup de leurs camarades d’école étaient également
supporters de cette équipe, etc. Nous ne serions pas étonnés de trouver que les motivations
de ceux qui ne sont pas supporters sont assez différentes. Nous pouvons commencer à
élaborer à partir d’une telle information un ensemble de variables évaluant les caractéris-
tiques personnelles des supporters sportifs, ce qui nous permettrait de prévoir le compor-
tement du supporter.
Une telle approche serait similaire aux enquêtes d’opinion utilisées pour étudier le
comportement de l’électeur. La psychologie comportementale propose une explication des
raisons pour lesquelles l’histoire individuelle d’une personne est un facteur déterminant
pour l’explication du vote. Appliquer les principes de la psychologie comportementale est
une façon particulièrement attrayante en choix public pour introduire des « variables socio-
logiques », comme l’éducation et l’exemple familiale dans un modèle de comportement de
l’électeur, car c’est totalement compatible avec la portion égoïste du postulat rationnel-
égoïste, et dans certaines circonstances la psychologie comportementale prédit l’action des
personnes comme si elles optimisaient une fonction d’utilité.
Une telle théorie comportementaliste du vote peut être interprétée simplement
comme une alternative aux théories de l’acteur rationnel incluant les variantes de l’électeur
expressif et éthique. Toutefois on peut également considérer les différentes théories comme
complémentaires. La psychologie comportementale fournit une théorie de la formation des
préférences qui peut guider le choix des variables dans les préférences qu’un électeur
expressif veut exprimer par exemple. La preuve étudiée plus haut indique que les individus
mettent beaucoup d’importance dans le bien-être des autres lorsqu’ils indiquent leurs préfé-
rences pour certaines politiques publiques. Leurs réponses aux questions d’enquête sont
comme s’ils optimisaient une fonction-objectif avec une importance positive du bien-être
des autres. Une hypothèse de l’électeur expressif-éthique est conforme avec les réponses de
ces enquêtes. Plusieurs implications en découlent.
Premièrement, si voter était en soi une action éthique (conditionnée), alors les esti-
mations des pondérations qui portent sur l’utilité des autres, le θ de (14.4), et qui sont issues
Le paradoxe du vote 377
des réponses des citoyens dans les enquêtes, sous-estiment le θ des électeurs, puisque les
citoyens avec des θ élevés votent plus que la moyenne des enquêtés. Les expériences telles
que celles de Fisher (1996) dans lesquelles voter est obligatoire par la nature de l’expé-
rience, surestiment l’importance du comportement purement intéressé dans la population 35.
Cette observation a un rôle important dans les propositions visant à augmenter arti-
ficiellement le taux de participation, comme par exemple les amendes aux personnes qui
ne votent pas (Lijphart, 1997). De telles mesures augmenteraient les taux de participation
des « électeurs égoïstes » par rapport aux « électeurs éthiques », et par là même réduiraient
la qualité des résultats sociaux.
Le danger est accru si une raison importante des abstentions est le nombre d’élec-
teurs indécis sur le choix des candidats, comme le souligne Matsusaka (1995) et comme le
suggèrent les éléments de son importante enquête 36. Pousser plus de gens à voter est donc
susceptible de conduire aux urnes des individus indécis ou incertains sur les candidats. Cela
semble un bien mauvais moyen pour améliorer le résultat des élections 37.
La question clé normative soulevée par la littérature à propos de pourquoi et
comment les gens votent est de savoir si remplacer un électeur expressif-éthique (condi-
tionné) par un électeur rationnel-égoïste du modèle traditionnel du choix public améliore-
rait ou aggraverait les résultats du processus. Hélas, on ne peut pas simplement répondre
« oui » ou « non » à cette question 38. Même quand les gens attachent de l’importance au
bien-être des autres, ils peuvent réévaluer leurs priorités face aux différentes alternatives
politiques. L’« alternance » est toujours possible, et avec elle existe la possibilité de mani-
pulation du calendrier électoral entre autre.
De plus, la prise en considération de ces questions au travers d’un filtre éthique-
idéologique tendrait à réduire le nombre de dimensions dans l’espace idéologique et donc
la probabilité de cycles (Hinich et Munger, 1994, chap. 6 et 7). Cependant, introduire des
considérations éthiques/idéologiques peut également accroître leur saillance, et rendre les
compromis plus difficiles à obtenir. Sur des sujets tels que l’avortement, les transports
scolaires, les lois sur l’immigration, et les statuts officiels des langues, le centre du spectre
idéologique peut être faiblement occupé. Même lorsque le cadrage idéologique et éthique
de ces questions réduit l’importance de la question à une simple dimension gauche-droite,
l’instabilité politique peut survenir si des divisions éthiques-idéologiques au sein du
système politique conduisent à une polarisation (Sartori, 1976). L’incapacité à faire des
compromis sur un sujet éthique a conduit les États-Unis dans une guerre civile sanglante.
Le Canada et la Belgique ont été poussés au bord de la dissolution à cause de problèmes
linguistiques ; l’Irlande du Nord et Israël à cause de la religion.
35 Rappelons que plus de la moitié des participants des huit expériences de Fischer votent tous égoïstement, avec
une répartition équitable entre un vote altruiste cohérent et un autre expressivement altruiste.
36 Le fait d’être indécis avant une élection et de ne pas voter semble être significativement corrélé. Voir par
exemple Ashenfelter et Kelley (1975, p. 717).
37 Très peu de travaux existent pour tester les effets d’une participation élevée sur le processus politique. Voir
toutefois Husted et Kenny (1997), Lott et Kenny (1999) et Mueller et Stratmann (2002).
38 Pour des arguments sur un « oui » à cette question, voir Brennan et Lomasky (1993) et Brennan et Hamlin
(2000).
378 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
Le modèle de vote probabiliste prévoit un équilibre dans les systèmes bipartis dans
lesquels une certaine fonction de bien-être social est optimisée. Avec les groupes d’intérêt
et les contributions de campagne ajoutés à ce modèle, le poids que chaque groupe reçoit
implicitement dans ce schéma de bien-être social varie, mais les avantages espérés restent
pareto-optimaux. Ces prévisions ne sont pas affectées par la substitution des préférences
expressives-éthiques sous-entendues par (14.4) à des préférences égoïstes. Seule l’impor-
tance assignée à chaque groupe change. Un tel amendement pourrait améliorer de beaucoup
la capacité prédictive de ces modèles. Par exemple, les agriculteurs des pays développés
ont été extraordinairement gagnants à avoir des gouvernements démocratiquement élus qui
leur ont obtenu d’importantes aides publiques et ont maintenu des prix de vente élevés. Les
subventions agricoles ont constitué plus de la moitié du budget de l’Union européenne tout
au long de son existence, en dépit du fait que le Conseil européen a fonctionné selon la
règle de l’unanimité sur une grande partie de cette période. Pourquoi les agriculteurs ont-
ils réussi à gagner les faveurs des gouvernements démocratiques plus que les infirmières
ou les plombiers par exemple ? Une raison est peut-être que chaque enfant dans ces pays a
grandi en lisant des livres ou en chantant des chansons sur la belle vie et les bonnes gens
de la ferme. D’innombrables livres et films dépeignent de courageuses familles d’agricul-
teurs qui luttent contre le mauvais temps et les cyniques banquiers pour maintenir leur
ferme opérationnelle. Les citoyens de tous les pays développés ont été conditionnés à
penser avec émotion aux agriculteurs et ils attachent implicitement de l’importance à leur
bien-être en votant. Les mineurs ont également reçu un traitement particulièrement favora-
ble dans la littérature, la chanson et le cinéma, et sont eux aussi bien perçus par l’opinion
publique.
Est-ce que les résultats du processus démocratique peuvent s’améliorer avec la
repondération des utilités des différents groupes calculée sur ce que les citoyens expriment
lorsqu’ils votent avec leurs préférences éthiques plutôt que leurs préférences personnelles
et égoïstes ? La réponse à cette question dépend de la façon dont ce nouvel ensemble de
pondérations correspond aux préférences du lecteur.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
Pour une présentation de la littérature concernant les raisons pour lesquelles les gens votent, voir
Aldrich (1997). Pour une présentation concernant la manière dont les gens votent, voir Fiorina
(1997).
Merill et Grofman (1999) développent le modèle spatial downsien pour expliquer comment les
citoyens votent. Le soutien empirique à leur prédiction s’appuyant sur des données de France,
Norvège et des États-Unis peut être considéré comme un soutien à l’hypothèse de l’électeur ration-
nel et intéressé – une fois que l’on a fait abstraction de savoir si l’acte de voter est lui-même ration-
nel.
Pour des études sur la participation électorale en France, on se référera à François (2003), Fauvelle-
Aimar et François (2006) et Ben Lakdhar et Dubois (2006 et 2007). En français, l’analyse de Blais
(2004) porte sur le comportement stratégique dans un mode de scrutin à deux tours.
15
LA RECHERCHE DE RENTE
Dans le chapitre 12, nous faisions référence à un modèle politique dans lequel les politi-
ciens offrent des politiques ou des lois pour gagner les voix des citoyens et des groupes
d’intérêt. Au vu de notre discussion sur ce point, la législation peut être interprétée soit
comme un ensemble de biens collectifs dont les caractéristiques peuvent plaire à tel ou tel
groupe d’électeurs, soit comme des transferts de revenus d’un groupe de la population vers
un autre. Ces transferts peuvent à leur tour être interprétés comme une lacune fiscale qui
profite à un groupe particulier et qui s’accompagne d’une augmentation du taux d’imposi-
tion moyen pour récupérer les revenus redistribués. Ils peuvent, cependant, prendre des
formes plus ou moins subtiles.
Le gouvernement peut, par exemple, contribuer à créer, renforcer ou protéger des
positions de monopoles pour certains groupes. Ce faisant, le gouvernement augmente la
rente monopolistique de ces groupes privilégiés aux dépens du consommateur. Les rentes
monopolistiques que les gouvernements peuvent contribuer à créer s’apparentent à des prix
que les groupes ont tout intérêt à obtenir. Le terme de recherche de rente désigne, alors,
l’activité consistant à investir des ressources pour obtenir le droit d’imposer ses prix.
Prix
Coût marginal
Quantité
Figure 15.1
Le coût social du monopole avec recherche de rente.
La recherche de rente 381
perte sociale ne serait engendrée par cette corruption. Cela ne représenterait qu’un transfert
redistributif de plus, des passagers vers les fonctionnaires en passant par la compagnie
aérienne. Le coût social engendré par le pot-de-vin se décompose en réalité en coûts de
transaction liés à l’activité de corruption, en frais supportés par le lobbyiste, et en pertes en
temps et en argent liées à la compétition entre fonctionnaires pour obtenir les postes qui
leur permettront de recevoir le pot-de-vin 1.
La littérature a consacré une attention considérable pour savoir si les rentes mono-
polistiques étaient totalement dissipées par les dépenses socialement inefficientes pour
capter ces rentes. Nous allons étudier cette question avec une série de modèles, en
commençant par le modèle de recherche de rente basique avec un nombre fixe de joueurs.
Nous nous pencherons, ensuite, sur les conséquences de la libre entrée avec une approche
séquentielle du jeu puis sur un certain nombre d’extensions du modèle.
avec ∂πi /∂ Ii > 0. Les investissements dans la recherche de rente peuvent avoir des rende-
ments décroissants, constants ou croissants c’est-à-dire ∂ 2 πi /∂ Ii2 < 0, = 0 ou > 0. Tullock
(1980) introduit ce modèle en faisant l’hypothèse que f i(Ii ) = Iir , et une grande partie de
la littérature s’en est tenue à cette variante du modèle. Avec cette formulation, les proposi-
tions « la recherche de rente a des rendements décroissants, constants ou croissants » se
traduisent par : r < 1, = 1, ou > 1.
Sous l’hypothèse que tous les individus sont neutres vis-à-vis du risque, chacun
choisit le I qui maximise son gain espéré E(G),
Ir
E(G) = + T R − I, (15.2)
Ir
T désignant l’impact des dépenses totales des n − 1 autres joueurs, T = j=i I jr . Sous
l’hypothèse de Cournot-Nash, que les dépenses des autres joueurs restent fixes, la condi-
tion de premier ordre provenant de (15.2) est :
r I r−1 R r I r−1 I r R
− r − 1 = 0. (15.3)
I +T
r (I + T )2
1 Brooks et Heijdra (1986) ont discuté de la possibilité que certaines dépenses pour l’obtention d’une rente
pouvaient être assimilées à un transfert et non pas à une perte sociale sèche. Congleton (1988) fait, quant à lui,
remarquer que les revenus versés au lobbyiste ne sont pas un transfert pur, si l’on suppose qu’ils pourraient
être employés à faire quelque chose de socialement productif.
La recherche de rente 383
Un joueur neutre vis-à-vis du risque investit le montant I donné par (15.4) tant que ce I
donne un gain espéré (15.2) positif. Lorsque le gain espéré est négatif, le chercheur de rente
potentiel ne participe pas. Trois résultats qui dépendent de la valeur de r sont particulière-
ment intéressants.
nI (n − 1)
= r. (15.7)
R n
Avec des rendements d’échelle constants, on obtient un résultat analogue à celui
du modèle oligopolistique de Cournot. La partie de la rente totale qui est dissipée va de 1/2
lorsqu’il n’y a que deux joueurs à 0 lorsque n tend vers l’infini.
Avec des rendements décroissants (r < 1), la partie de la rente dissipée est
toujours inférieure à un. Par exemple, si r = 1/2, la partie de r dissipée sera comprise entre
1/4 et 1/2.
pant à la recherche de rente avec I > 0. Appelons I ∗ le I qui remplit la condition d’opti-
malité. Alors :
∂ I ∗ /∂r = (n − 1)R/n 2 > 0.
plus bas est le premier à fixer sa production. Une fois encore, dans un jeu de recherche de
rente séquentiel, la situation sera complètement inversée. Des montants inférieurs seront
investis et la société sera donc plus riche si le chercheur de rente le plus efficace joue en
deuxième.
En effet, prenons un jeu de recherche de rente simple avec deux joueurs, dans
lequel le premier joueur choisit un investissement I L , et le second un investissement I F .
Par souci de simplicité, nous choisissons de représenter l’efficacité relative de l’investisse-
ment de chaque joueur par un coefficient multiplicateur α plutôt que par une relation expo-
nentielle. La probabilité que L gagne la course à la rente s’écrit alors
IL
π L (I L ) = , (15.9)
IL + α IF
avec α < 1, ce qui implique que les investissements du premier joueur sont plus efficaces
que ceux du second. α > 1 impliquerait donc l’inverse. Le gain espéré de L peut s’écrire
de la manière suivante :
IL
E(G L) = R − IL . (15.10)
IL + α IF
À partir de (15.15) et (15.16), on voit facilement que lorsque les investissements des deux
joueurs ont la même efficacité (c’est-à-dire α = 1), ils investissent le même montant R/4
et le résultat est le même que dans le jeu non séquentiel de Cournot.
Quand α = 1, le joueur dont l’investissement est le plus efficace aura un gain
espéré plus élevé s’il joue en deuxième, alors que le joueur le moins efficace aura un
meilleur retour sur investissement en commençant le jeu. On peut voir cela en utilisant
(15.15), (15.16) et (15.10) pour obtenir le gain espéré que chaque joueur retire à être le
meneur ou le suiveur :
R
E(G L ) = (15.17)
4α
1 2
E(G F ) = R 1 − . (15.18)
2α
Avec α = 3/4, le premier joueur à choisir son investissement est le joueur le plus fort et
son gain espéré donné par (15.17) est R/3. Si on fait les mêmes hypothèses sur l’équilibre
des forces, et que le joueur le plus fort joue en seconde position, cela implique que
α = 4/3 et que les gains espérés pour le second joueur soient plus élevés et atteignent la
valeur de 25R/64, cette dernière étant supérieure à R/3. Si le joueur peut choisir le
moment et le montant de son investissement, le joueur le plus fort choisira de jouer en
deuxième, et le plus faible en premier. Cela sera plus profitable à la société que toutes les
autres séquences, car le montant total investi sera minimisé.
Dans cet exemple, nous avons supposé que les deux joueurs différaient par l’effi-
cacité relative de leurs investissements, représentée par α. Un moyen de complexifier le
modèle serait de faire l’hypothèse que les deux joueurs n’accordent pas la même valeur à
la rente. Avec α = 1, le joueur qui attribue le plus de valeur à la rente préférera être le
deuxième joueur et fera le plus grand investissement. Plus généralement, si α1 et α2 repré-
sentent respectivement l’efficacité des investissements des joueurs 1 et 2, R1 et R2 les
valeurs que les deux joueurs attribuent à la rente, alors le joueur 1 aura un investissement
I supérieur et choisira de jouer en deuxième si et seulement si α1 R1 > α2 R2 . 3
de rente en faisant l’hypothèse que les individus ont des fonctions d’utilité logarithmiques.
Le tableau 15.1 est extrait de leur article. R/A représente les rentes à gagner par rapport à
la richesse initiale du chercheur de rente, n le nombre de chercheurs de rente. Notons que
lorsque les rentes en jeu sont faibles comparativement à la richesse initiale du chercheur de
rente (i.e. moins de 20 %), plus de 90 % de la valeur des rentes sont dissipés par la concur-
rence pour leur obtention. Ce résultat tient toujours lorsque l’on introduit la possibilité
d’aversion au risque en supposant d’autres formes de fonctions d’utilité (Hillman et Katz,
1984, pp. 105-7).
Une grande partie de la littérature discute du processus de recherche de rente
comme si les individus agissaient pour leur propre compte. Si c’est bien le cas, on peut
raisonnablement supposer que la valeur de la rente recherchée est largement contingente
vis-à-vis des actifs initiaux du chercheur de rente. Mais, dans la plupart des cas de recher-
che de rente dans le secteur public et probablement dans le secteur privé également, la taille
de la rente recherchée sera petite par rapport aux actifs des chercheurs de rente. Si l’on
suppose que les actionnaires d’une grande société sont les seuls bénéficiaires des profits,
alors les rentes que la compagnie aérienne obtiendrait en ayant un monopole sur une route
aérienne doivent être comparées à la richesse agrégée des actionnaires de la compagnie.
Les rentes que les producteurs laitiers perçoivent de l’augmentation du soutien au prix du
lait doivent être divisées par les actifs de tous les agriculteurs laitiers. Dans le secteur
public, le rapport des rentes potentielles sur les actifs initiaux des groupes de recherche de
rente concernés doit être faible, ce qui correspond à la première ou éventuellement la
deuxième colonne du tableau 15.1. Si la concurrence pour la recherche des rentes n’est pas
limitée, on peut s’attendre à une dissipation totale de ces rentes même quand les chercheurs
sont averses au risque 4.
La question de la taille des actifs des chercheurs de rente se complique un peu plus
lorsque l’on remarque que les sociétés par action ou d’autres formes de groupe d’intérêt
peuvent être sujettes au problème du principal-agent. La décision d’investir les fonds de la
Tableau 15.1
La dissipation de la rente en concurrence, avec utilité logarithmique, A = 100.
n
R/A 2 3 5 10 50 100 1000
0,10 98 97 96 96 95 95 95
0,20 95 94 93 92 91 91 91
0,50 88 85 83 82 81 81 81
1,00 76 74 72 70 70 69 69
5,00 32 34 35 36 36 36 36
10,00 18 21 22 23 24 24 24
4 Plus généralement, Konrad et Schlesinger (1997) montrent qu’une augmentation du degré d’aversion au risque
des chercheurs de rente a un effet ambigu sur la taille de leurs investissements.
La recherche de rente 389
compagnie pour remporter le monopole sur une route aérienne est prise par les dirigeants
de l’entreprise. Tout le problème est, donc, de savoir avec la richesse de quelle personne ou
entité, doit-on comparer l’investissement réalisé pour obtenir la rente.
Quand les acteurs impliqués dans le jeu de recherche de rente sont des dirigeants,
qui sont les agents des actionnaires, l’hypothèse d’aversion au risque ne tient plus. Le gros
de l’argent investi par le dirigeant appartient aux actionnaires de la compagnie, ce qui incite
les managers à prendre plus de risques (Jensen et Meckling, 1976). Quand les chercheurs
de rente sont des agents qui investissent l’argent de leur principal, des comportements de
prise de risque sont plus réalistes que l’hypothèse d’aversion au risque, ce qui favorise la
dissipation totale de la rente. Des considérations similaires pourraient sans doute s’appli-
quer aux actions des agents d’autres groupes d’intérêt, comme les syndicats, les associa-
tions agricoles,…
Knight (1934) pense que le processus d’auto-sélection des entrepreneurs fait de ces
individus un groupe doté d’une forte préférence pour le risque. Il prévoit ainsi que les
profits agrégés seront en moyenne négatifs en raison de la concurrence acharnée que se
livrent ces entrepreneurs attirés par le risque. Comme les profits équivalent aux rentes pour
l’entrepreneur individuel, l’hypothèse de Knight suggère qu’en situation de concurrence, la
recherche de rente des entrepreneurs provoque une dissipation des rentes supérieure à la
totalité des rentes potentiellement perçues. Cette conclusion devrait être valable aussi bien
si les rentes recherchées proviennent d’investissements sur le marché privé (i.e. publicité
ou brevet) ou sur le marché politique (dépense de campagne, lobbying) ; cette tendance
étant accentuée dans le cadre des relations principal-agent.
méthode ne permet plus de définir ces probabilités. On pourrait dans ce cas faire l’hypo-
thèse, réaliste, que tous les joueurs ont la même probabilité de gagner. Cependant, l’équa-
tion (15.1) impliquerait alors un bond discontinu vers 1 dans la probabilité de victoire de
chaque joueur s’il dépense ne serait-ce qu’une somme infime pour remporter la rente. Des
investissements nuls de recherche de rente conduisent à un équilibre très instable quand les
probabilités de succès sont définies mathématiquement comme dans (15.1). Ce problème
peut être surmonté en supposant que les probabilités de gagner la rente dépendent des diffé-
rences de montants dépensés dans la recherche de rente plutôt que de leurs ratios (Hirsh-
leifer, 1989). Cependant, les variantes de ce modèle posent elles aussi quelques problèmes.
Par exemple, avec deux joueurs, A et B, la probabilité pour A de gagner la rente prend la
forme π A = f (I A − I B ). Cette probabilité sera la même si A investit 100 € et B, 1 € ou si
A investit 1 000 100 € et B, 1 000 001 € 5.
5 Pour une caractérisation axiomatique des différents types de jeux de recherche de rentes, voir Skaperdas
(1996).
La recherche de rente 391
concours, le montant maximum que le gouvernement peut gagner, W, est donné par l’ex-
pression suivante :
R2 R2
W = 1+ . (15.19)
R1 2
Comme l’investissement fait par le joueur 2 diminue à mesure que R1 augmente, W varie
dans le sens inverse de R1 . Si maintenant R1 = 100, R2 = 50 et R3 = 45, (15.19) implique
que W sera de 37,5 si le joueur 1 est autorisé à investir pour obtenir le prix, tandis qu’il
vaudra 42,75 s’il est exclu du jeu. Étant données les valeurs très proches que les joueurs 2
et 3 accordent au prix, l’augmentation de leurs investissements provoquée par l’exclusion
du joueur 1 fera plus que compenser la perte de l’investissement de 1. Une manière pour le
gouvernement d’écarter le joueur 1 est d’organiser le concours en deux étapes. Le gouver-
nement annonce, tout d’abord, une liste limitée de candidats (les importateurs) autorisés à
concourir pour le prix (la licence), puis il autorise les joueurs de la liste à faire des inves-
tissements (pots-de-vin, contributions de campagne, etc.). Ne figurant pas sur la liste, le
joueur 1 se trouve exclu 6.
6 Pour une présentation plus exhaustive de l’organisation optimale de concours de recherche de rente, voir
Nitzan (1994c) et Gradstein (1998).
7 En pratique, la régulation aux États-Unis avait tendance à imposer des prix plus proches des coûts moyens de
production que des coûts marginaux. De cette manière, il se produisait des pertes du triangle de bien-être
même si la régulation fonctionnait bien (Kahn, 1970).
392 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
che de rente, Stigler (1971) 8 déplace les débats sur la régulation de la question normative
du prix à fixer pour minimiser L vers l’analyse positive de l’effet de la lutte pour l’obten-
tion de R sur le niveau du prix. Bien que le papier de Stigler soit plus ancien que la littéra-
ture sur la recherche de rente, il a tout de même attiré l’attention sur le pouvoir qu’ont les
régulateurs de créer des rentes et sur les efforts de recherche des entreprises des secteurs
régulés. Prolongeant l’argument de Stigler, Peltzman (1976) a intégré à la fois les consom-
mateurs et les producteurs dans la lutte pour la recherche de rente. Il a décrit la régulation
comme le résultat d’un calcul fait par un politicien pour maximiser ses voix. Soit V, le
nombre de voix que le politicien reçoit, qui est une fonction des utilités du producteur
régulé, U R , et des consommateurs du produit régulé, UC :
∂V ∂V
V = V (U R , UC ), > 0, > 0. (15.20)
∂U R ∂UC
Par souci de simplicité, nous supposons que les utilités du consommateur et du régulateur
sont des fonctions linéaires de R et de L, ce qui donne :
U R = R, UC = K − R − L , (15.21)
avec K une constante arbitraire. Si l’on suppose ensuite que les conditions de second ordre
s’appliquent et garantissent l’existence d’un maximum, le régulateur qui maximise ses voix
fixe un prix, P, qui satisfait :
dV ∂V d R ∂V d R ∂V dL
= − − =0 (15.22)
dP ∂U R d P ∂UC d P ∂UC d P
ou encore :
∂V d R ∂V dR dL
= + . (15.23)
∂U R d P ∂U C dP dP
Le régulateur qui maximise le nombre de ses voix fixe un prix tel que le gain pour
les producteurs que représente une augmentation des rentes monopolistiques, est tout juste
compensé par la perte des voix des consommateurs due à une augmentation de R et de L.
Même si la plupart des secteurs régulés ne sont pas des monopoles, le nombre de
vendeurs est généralement faible. Il est en tout cas toujours plus faible que le nombre de
consommateurs. Les coûts que représente l’organisation des producteurs combinée à la
répartition des bénéfices, R, entre chaque producteur, ont de grandes chances de rendre
∂ V /∂U R largement supérieur à ∂ V /∂UC , au moins pour un choix initial de valeurs de R
(Olson, 1965 ; Stigler, 1971 ; Peltzman, 1976). Stigler (1971) insiste sur ce point affirmant
que les firmes régulées sont les principaux bénéficiaires de la régulation. Les prix seront
augmentés jusqu’à ce que d R/dp diminue suffisamment ou que ∂ V /∂UC devienne suffi-
samment grand pour égaliser l’équation (15.23). Remarquons également que tant que
8 On peut consulter l’article de Jean Bénard (1988) dans la Revue d’économie politique pour une présentation
de cette théorie (p. 16) et plus généralement de cette littérature sur la capture du régulateur (p. 18 et suivante).
La recherche de rente 393
∂ V /∂UC > 0, en d’autres termes, tant que des voix sont perdues en raison de la diminution
de l’utilité des consommateurs, l’équation (15.23) ne sera pas résolue au prix qui maximise
la rente, c’est-à-dire où l’on a d R/d P = 0. Lorsque d R/d P = 0, d L/d P est supérieur à
zéro et ∂ V /∂UC > 0, le membre de droite de l’équation (15.23) devient positif. Le politi-
cien qui maximise ses voix peut privilégier les producteurs de l’industrie régulée, mais se
retient pour ne pas fixer un prix au niveau qui maximise la rente (Peltzman, 1976, pp. 222-
41 ; Becker, 1976). Peltzman a tiré quelques conclusions intéressantes de son analyse,
comme celle que « des situations de monopole naturel ou bien de concurrence pure sont
politiquement plus attrayantes pour la régulateur que des formes oligopolistiques hybri-
des » (1976, pp. 223-4, en italique dans la version originale). L’équation (15.23) implique
que la régulation fixe des prix entre ceux du monopole pur et ceux de la concurrence pure.
Si l’on suppose que les prix de l’oligopole ont tendance à se situer entre ceux du monopole
et ceux de la concurrence, les oligopoles et leurs consommateurs ont alors moins à gagner
de la régulation que les consommateurs d’un monopole naturel et les producteurs de la
concurrence pure. Cet argument permet d’expliquer la régulation du secteur agricole que
l’on retrouve dans de nombreux pays et en Europe en particulier 9, ainsi que d’autres inter-
ventions dans des secteurs de même intensité concurrentielle comme le camionnage et les
taxis aux États-Unis.
Stigler (1971) met l’accent sur le pouvoir des groupes réglementés qui utilisent le
processus de réglementation pour améliorer leurs revenus. Certaines études soutiennent
cette approche de la régulation, comme par exemple Shepherd (1978), Paul (1982), Ulrich,
Furtan et Schmitz (1987) et Alexander (1997). Un exemple classique de coût social provo-
qué par la régulation de la recherche de rente est l’industrie aéronautique des États-Unis
jusqu’à ce qu’elle soit déréglementée à la fin des années 1970. Le Bureau de l’Aéronau-
tique Civile (BAC, Civil Aeronautics Board) contrôlait la concurrence sur les prix, mais
autorisait la libre concurrence pour la clientèle par la fourniture d’avantages non-payants
comme la distribution de boissons ou encore la diffusion de films. La concurrence porte
alors sur ces coûts additionnels et plus sur la rente que leur assurent désormais les prix fixés
par le BAC (Douglas et Miller, 1974).
Posner (1975) fait l’hypothèse que tout le rectangle R est dissipé par les dépenses
de recherche de rente et utilise des estimations de l’augmentation des prix provoquée par
la réglementation pour calculer R + L de plusieurs secteurs pour approximer le coût social
de la réglementation. Ces estimations figurent dans le tableau 15.2. Dans la colonne η1 sont
représentées les élasticités de la demande calculées sous l’hypothèse que l’industrie fixe
des prix afin de maximiser les rentes monopolistiques, (P − MC)/P = 1/η, en utilisant
des estimations indépendantes de la hausse des prix sous la réglementation. Les estimations
de la colonne η2 proviennent d’études économétriques de l’élasticité de la demande pour
ces secteurs. Les colonnes C1 et C2 nous donnent des mesures de R + L faites respective-
ment à partir des estimations η1 et η2 . Elles sont toutes plutôt élevées, aussi bien dans l’ab-
solu que par rapport aux estimations existantes du coût social du monopole dans le secteur
privé, qui s’appuient sur les mesures de L.
Peltzman (1976) avait mis l’accent sur l’arbitrage entre les intérêts du régulateur
et ceux du consommateur dans l’équilibre final de maximisation des voix. En cherchant à
vérifier la généralisation de la théorie de Stigler faite par Peltzman, des études ont cherché
des variables mesurant à la fois les intérêts des producteurs-vendeurs et ceux des consom-
mateurs. Leffler (1978), Keeler (1984), Primeaux, Filer, Herren et Hollas (1984) et Becker
(1986) proposent tous des preuves qui corroborent l’idée que l’intérêt des consommateurs
et des producteurs a un certain poids dans le résultat final de la régulation.
Paul et Schoening (1991) ont étendu le modèle de base de Peltzman pour prendre
en compte la recherche de rente de partis tiers. Ils ont trouvé des preuves de la recherche
de rente de partis tiers et de la théorie de la capture en analysant la régulation des prix de
l’électricité. En effet, les prix de l’électricité sont plus élevés dans les États où les régula-
teurs sont nommés que dans ceux où ils sont élus. En revanche, Teske (1991) ont établi que
les membres d’une commission élue avait tendance à changer plus facilement les tarifs télé-
phoniques pour satisfaire les exigences des firmes. Son étude de cas des États-Unis révèle
cependant qu’une des firmes en question était un lobbyiste très efficace.
Ippolito et Masson (1978) montrent que la régulation dans l’industrie du lait redis-
tribue des rentes d’un groupe de producteurs à un autre et d'un groupe de consommateurs
à un autre. L’étude de Kamath sur la régulation du marché du sucre en Inde fournit des
preuves supplémentaires à l’appui de la théorie de la capture. Wise et Sandler (1994) trou-
vent également que les intérêts agricoles peuvent influencer la législation sur la régulation
des pesticides, alors, que des groupes environnementaux plus diffus n’ont pas le même
succès. Salhofer, Hofreither et Sinabell (2000) estiment les pertes du triangle et du rectan-
gle dues à la recherche de rente à partir du protectionnisme agricole en Autriche. Bien
qu’ils trouvent que les agriculteurs autrichiens s’enrichissent aux dépens des consomma-
teurs et des contribuables, ils concluent que les producteurs en amont et en aval de l’in-
dustrie agroalimentaire gagnent davantage.
Deux articles ont utilisé l’approche de l’étude de cas pour tester la présence d’ac-
tivité de recherche de rente. Cette approche examine les variations du cours des actions des
firmes concernées par la régulation au moment où la régulation est annoncée. En observant
la chute des valeurs du marché sur les principales places boursières, Schwert (1977) a
conclu que les consommateurs recevaient des gains redistributifs importants du vote de la
législation dans les années 1930 sur la règlementation financière.
En revanche, avec un échantillon de 48 cas, Beck et Connolly (1996) ne sont pas
parvenus à identifier l’existence d’effets significatifs sur le cours des actions des entrepri-
ses concernées par les mesures du gouvernement. Leur explication de l’absence du moindre
effet richesse qui proviendrait du gain d’un concours de recherche de rente, est que les pot-
de-vin et autres investissements réalisés par la firme compensent largement la rente éven-
tuellement gagnée. Cependant, cette explication pose quelques problèmes. Bien que sous
certaines conditions, les dépenses totales de tous les chercheurs de rente peuvent égaler la
valeur du prix recherché, les dépenses du sous-groupe qui a finalement gagné le prix ne
correspondant pas à ce prix. Si c’était le cas, pourquoi une personne rationnelle choisirait-
elle d’entrer dans la compétition ? Beck et Connolly tentent d’expliquer leurs résultats en
invoquant la malédiction du vainqueur. Mais cela revient tout de même à supposer que les
chercheurs de rente ne sont pas rationnels.
La recherche de rente 395
s’est faite une réputation. Mais on arrive tout de même à des conclusions moins pessimis-
tes lorsque l’on intègre les groupes d’intérêt au processus politique en utilisant un des
modèles de vote probabilistes exposés dans le chapitre 12. Dans ces modèles, la concur-
rence pour les voix des électeurs amène chaque parti à proposer un programme qui maxi-
mise une forme de fonction de bien-être social dans laquelle les utilités de tous les électeurs
ont des pondérations positives. Bien que l’on puisse considérer que les groupes d’intérêt
« achètent la législation » en intégrant les contributions de campagne et les activités de
lobbying dans les modèles, les résultats politiques demeurent efficients tant qu’ils satisfont
la condition de l’optimalité parétienne 10. Ces modèles posent les fondements logiques de
la majeure partie de la littérature sur la politique commerciale endogène, que nous allons
maintenant étudier.
En plus de ces deux triangles de perte de bien-être, la figure 15.2 représente les
rentes gagnées par les propriétaires et producteurs de l’industrie domestique, R(PR PF E G),
et les revenus issus des droits de douane perçus par le gouvernement, T (PR C B A). R et T
représentent les revenus qui motivent la demande des membres des secteurs protégés ou du
gouvernement pour le tarif douanier.
398 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
12 Voir en particulier Findlay et Wellisz (1982) ; Mayer (1984) ; Hillman, (1982, 1989) ; Magee, Brock et Young
(1989) ; Vousden (1990) ; et Trefler (1993).
La recherche de rente 399
recherche de protectionnisme. Cette fonction objectif est très proche de celle qui résulte de
la concurrence politique dans les modèles probabilistes du vote. Et elle mène à des résul-
tats similaires en termes d’efficience des différentes situations de protectionnisme. Plus la
demande domestique pour le produit est inélastique, plus le triangle L de perte de bien-être
de la figure 15.2 sera petit. Leur modèle prévoit, alors, des droits de douane plus élevés
pour les produits avec des programmes de demande plus inélastiques. Il prévoit aussi des
tarifs douaniers plus élevés dans les secteurs où les groupes d’intérêt sont bien organisés.
Goldberg et Maggi (1999) ont vérifié empiriquement ces prédictions ainsi que
celles du modèle qui utilise des données de 1983 pour certains secteurs des États-Unis. Ils
approximent le protectionnisme par le niveau des barrières commerciales sans tarif doua-
nier et la puissance du groupe d’intérêt par la variable binaire qui capte si les contributions
de campagne d’une industrie sont inférieures ou supérieures à 100 millions $ en 1981-2.
Une étude sur le protectionnisme qui se rapproche davantage de la littérature sur
la recherche de rente est celle de Lopez et Pagoulatos (1994). Ils commencent par estimer
la taille des rectangles de la recherche de rente, R et T de la figure 15.2, qu’ils comparent
ensuite aux contributions des comités d’action politique (CAP). Ils concluent ainsi à une
relation positive et fortement significative. Plus les contributions que les CAP industriels
versent aux politiciens sont importantes, plus leurs rentes issues du protectionnisme sont
élevées.
Alors que Goldberg et Maggi (1999) ainsi que Lopez et Pagoulatos (1994) ont
établi une corrélation entre le protectionnisme effectif et les contributions des CAP, d’aut-
res études établissent une relation entre le vote des membres du Congrès sur la législation
protectionniste et les niveaux et origines des contributions qu’ils reçoivent des CAP.
Baldwin (1985, pp. 59-69) a étudié l’effet des contributions faites par les syndicats aux
membres du Congrès sur le vote de ces derniers lors du Trade Act de 1994 ; Coughlin a
étudié la même question pour l’Automotive Products Act de 1982 (loi pour l’amélioration
des conditions d’embauche dans l’industrie automobile), qui fait partie de la législation sur
le parc automobile domestique. Tosini et Tower (1987) ont analysé l’effet des contributions
faites par les groupes d’intérêt de l’industrie du textile sur les votes au congrès pour la loi
sur le textile de 1985. Ces trois études ont trouvé un effet positif et significatif de l’impor-
tance des contributions politiques des groupes d’intérêt sur la probabilité pour un membre
du Congrès de voter pour une législation protectionniste. D’autres variables significatives
de ces études mesurent l’importance des industries protégées dans la circonscription ou
dans l’État du membre du Congrès, le taux de chômage dans l’État et l’affiliation partisane
du membre du Congrès 13.
Dans la lignée d’autres études, Lopez et Pagoulatos (1994) intègrent aussi une
mesure de la concentration du secteur industriel dans leur modèle. Cet ajout peut se justi-
fier de deux manières. Premièrement, plus un secteur est concentré, plus il sera facile de
s’organiser et donc plus le lobbying sera efficace (Olson, 1965). Deuxièmement, plus un
secteur est concentré, plus il sera facile pour les producteurs de ce secteur d’augmenter les
prix et de tirer profit d’une réduction de la concurrence des producteurs étrangers. En plus
13 Voir aussi la revue des effets des contributions des CPA sur les votes des membres du Congrès dans le chapi-
tre 20.
400 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
de Lopez et Pagoulatos (1994), les études de Pincus (1975), Marvel et Ray (1983), Godeck
(1985) et Trefler (1993) ont également constaté des tarifs douaniers plus élevés dans les
secteurs à forte concentration. Caves (1976) et Finger, Hall et Nelson (1982) ont cependant
trouvé que la concentration industrielle était négativement corrélée au protectionnisme.
La même logique que celle qui prévoit une corrélation positive entre la concentra-
tion des vendeurs et le protectionnisme peut nous amener à conjecturer une corrélation
négative entre la concentration des acheteurs et le protectionnisme, ce qui a également été
observé (Pincus, 1975 ; Trefler, 1993).
L’argument d’Olson sur la relation entre faible taille des groupes et efficacité d’or-
ganisation est conforté par le fait que le secteur agricole est davantage protégé dans les pays
développés où les agriculteurs sont relativement peu nombreux que dans les pays en déve-
loppement où ils sont très nombreux (Balisacan et Roumaset, 1987). Les tarifs douaniers
généralement plus élevés dans les industries de biens de consommation appuient un peu
plus l’argument d’Olson (Baack et Ray, 1983 ; Marvel et Ray, 1983 ; Ray, 1991).
Alors que généralement les consommateurs ont tendance à être assez mal organi-
sés, les travailleurs sont souvent très bien organisés. Il n’est donc pas surprenant de cons-
tater que les tarifs douaniers ont tendance à être plus élevés dans les industries à forte
intensité de main-d’œuvre (Caves, 1976 ; Anderson, 1980 ; Saunders, 1980 ; Ray, 1981,
1991 ; Marvel et Ray, 1983 ; Dougan, 1984 ; Baldwin, 1985).
Ces études révèlent que le processus politique répond à la pression des groupes
d’intérêt en offrant du protectionnisme. Elles ne disent cependant pas si ce protectionnisme
donne lieu « uniquement » à des transferts aux industriels privilégiés ou bien s’il entraîne
des investissements qui dissipent les transferts. Dans un article fondateur, Krueger (1974,
pp. 52-4) énumère les nombreuses formes de pertes sociales qui résultent de la « vente de
protectionnisme » par le gouvernement : (1) la construction d’usines avec des capacités de
production trop importantes lorsque les licences sont attribuées en fonction des capacités
de production des usines ; (2) l’entrée d’un nombre très important de firmes qui n’attei-
gnent pas la taille optimale lorsque les licences sont allouées équitablement entre tous les
candidats ; (3) des efforts de lobbying et des pots-de-vin sous forme d’embauche de
proches des clients fonctionnaires, moins productifs que leurs revenus, dans le but d’obte-
nir des licences d’importation ; et (4) le coût de la concurrence entre les membres du
gouvernement pour obtenir les postes qui permettent de recevoir les pots-de-vin.
Krueger a proposé des mesures de rentes provenant de licences d’importation en
Inde. Son étude a révélé une perte probable de 7,3 % du revenu national en 1964. Pour le
cas turc en 1968, les licences d’importation ont engendré une perte de ressources équiva-
lente à 15 % du PNB (Krueger, 1974, pp. 55-7). Comme les calculs de Posner, ces estima-
tions sont imprécises mais n’en sont pas moins impressionnantes.
Les modèles de recherche de rente avec monopole naturel prennent comme réfé-
rence la situation où le monopole existe déjà et essaient de voir si les rentes sont intégrale-
ment dissipées. Il serait toutefois plus naturel de prendre comme point de départ une
situation de libre échange. Dans ce cas, la limitation des échanges entraînerait des pertes
représentées par le triangle d’Harberger ainsi que des investissements qui dissiperaient la
totalité de la rente. Si ces derniers sont effectivement assez importants pour dissiper l’inté-
La recherche de rente 401
gralité de la rente potentielle, alors les coûts sociaux de la recherche de rente à travers le
protectionnisme excéderont la taille du rectangle 14.
14 Il est cependant possible, lorsque l’on prend comme référence une situation optimale de second rang, que la
recherche de rente puisse améliorer le bien-être comme, par exemple, en éliminant une barrière commerciale
(Bhagwati et Srinivasen, 1980 ; Bhagwati, 1982).
402 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
(2) les niveaux effectifs de protectionnisme ou d’efforts pour obtenir des aides sont positi-
vement corrélés aux taux de chômage (Takacs, 1981 ; Magee, 1982 ; Baldwin, 1985,
pp. 142-80 ; Bohara et Kaempfer, 1991 ; Schuknecht, 1991 ; Trefler, 1993 ; Das et Das,
1994) ; et (3) le phénomène de « dépendance de sentier » des restrictions commerciales. En
d’autres termes, une fois que le protectionnisme est mis en place, il a tendance à perdurer
dans le temps (Brainard et Verdier, 1997 ; Gardner et Kimbrough, 1989).
Nous attirons l’attention sur le fait qu’à partir du moment où l’on explique l’utili-
sation du protectionnisme comme instrument de redistribution, par les comportements irra-
tionnels des agents, ce sont uniquement ceux qui recherchent des compensations qui sont
irrationnels en ce sens qu’ils semblent surréagir à certains événements qui leur sont défa-
vorables. En revanche, la réponse politique à ces efforts de lobbying est parfaitement
rationnelle. Les partis au gouvernement maximisent leur chance de réélection. En effet,
comme il est difficile d’identifier et de quantifier les pertes subies par les industriels à la
suite d’événements tels qu’une baisse drastique du prix des produits importés, la mise en
place de droits de douane ou de quotas peut s’avérer être la manière la moins coûteuse
d’orienter la redistribution vers les « bons » bénéficiaires (Feenstra et Lewis, 1991).
Tout le budget fédéral peut être considéré comme une gigantesque rente pouvant
être captée par ceux qui ont le plus d’influence politique.
On peut s’attendre à ce que les conséquences redistributives de l’activité contrac-
tuelle des gouvernements influencent le niveau des dépenses de campagnes électorales et
de lobbying, comme dans les modèles de recherche de rente. Les dépenses de campagne
électorales devraient provenir de ceux qui recherchent les contrats publics, et ces contrats
devraient revenir à ceux qui versent des contributions. Zardkoohi (1985) a établi que le
La recherche de rente 403
Tableau 15.3
Estimations des pertes de bien-être issues de la recherche de rente.
montant des contributions de campagne faites par une entreprise est positivement et signi-
ficativement corrélé à la part de la production du gouvernement achetée par les firmes et à
la nature plus ou moins réglementée du secteur d’activité où évolue la firme. Wallis (1986)
a montré que, dans les années 1930, les États de taille importante utilisaient leur avantage
numérique à la Maison Blanche pour obtenir une plus grande partie des programmes
d’aides fédérales que celle que le sénat leur accordait. Sans surprise, ceux qui travaillent
dans le gouvernement participent également à la recherche de rente. Waters et Moore
(1990) ont montré que le vote de lois favorables aux employés du secteur public est posi-
tivement corrélé au pouvoir des syndicats professionnels du public et négativement au
pouvoir des groupes d’intérêts qui s’y opposent.
Une seconde catégorie d’études utilise les dépenses effectives de lobbying. Ces
études suggèrent que les pertes sociales ne représentent qu’une infime partie des rentes en
jeu. Par exemple, Dougan et Snyder (1993) ont calculé que la réglementation fédérale
concernant le pétrole dans les années 1970 a donné lieu à une perte nette de 1,1 milliard de
dollars. Les dépenses de lobbying de l’ensemble des groupes d’intérêt concernés par cette
réglementation ont été estimées à 125 millions de dollars, soit 11 % du triangle de perte 16.
Les estimations de Goldberg et Maggi (1999) du modèle de Grossman et Helpman
mènent à des conclusions similaires. Rappelons que ce modèle suppose que le gouverne-
ment maximise une somme pondérée des utilités de tous les citoyens et des dépenses des
groupes d’intérêt. Les estimations de Goldberg et Maggi attribuent une pondération de 0,98
au bien-être des citoyens et de 0,02 à celui des groupes d’intérêt. Ces pondérations ne
semblent pas si surprenantes vu que les obstacles au commerce international aux États-Unis
sont en général plutôt faibles. Bien que la recherche de rente par des mesures protection-
nistes existent, et a les effets escomptés, ces conséquences ne sont pas si importantes.
Cependant, avant de minimiser l’inefficacité sociale de la recherche de rente, on
doit garder à l’esprit que les dépenses de ceux qui parviennent à obtenir des rentes ne sont
qu’une partie des pertes sociales issues de la recherche de rente. Aux investissements des
chercheurs de rente de l’industrie pétrolière qui gagnent le concours, il faut ajouter les
dépenses des perdants des autres secteurs qui ont tenté leur chance après avoir observé les
politiques du gouvernement dans le secteur pétrolier. De plus, les changements de richesse
engendrés par les politiques gouvernementales entraînent des investissements supplémen-
taires réalisés par ceux qui tentent d’anticiper ces changements et de profiter de cette
connaissance. Quand le département de la défense annonce la victoire de General Dyna-
mics (GD) face à Boeing dans la compétition pour un contrat portant sur un système
d’armes particulier, la réaction typique des marchés boursiers est une hausse du prix de
l’action General Dynamics et une baisse de l’action Boeing. Une personne qui détient cette
information avant qu’elle soit divulguée peut réaliser d’importants profits en bourse, même
si elle n’a pas de participation directe dans les rentes distribuées par le gouvernement. Les
investissements en information visant à anticiper les transferts de rente sont donc à ajouter
aux investissements faits pour obtenir ces transferts lorsque l’on calcule le coût total de la
recherche de rente (Hirschleifer, 1971 ; Tollison, 1989).
Ce dernier exemple nous rappelle que la recherche de rente ne concerne pas
uniquement le secteur public, et que toute tentative pour mesurer le coût total de la recher-
che de rente dans une économie nationale doit inclure les coûts de recherche de rente dans
le secteur privé. Une armée de courtiers et d’analystes existe à Wall Street ainsi que dans
toutes les grandes places boursières. Des milliards de dollars sont dépensés pour réunir des
informations sur les entreprises afin que les investisseurs puissent choisir la « bonne entre-
prise » à mettre dans leur portefeuille d’actions. Bien qu’un marché du capital efficient
diminue le coût du capital pour les firmes, seulement une petite partie des investissements
annuels réalisés par les entreprises est financée par de nouvelles émissions d’actions. Plus
de 95 % des actions échangées ne proviennent pas de nouvelles émissions. Le moindre gain
réalisé par l’achat d’actions de la « bonne compagnie » est automatiquement compensé par
une perte subie par le vendeur de l’action. Le fait que certaines compagnies remportent des
16 Voir aussi Tullock (1988).
La recherche de rente 405
rentes importantes et que ces rentes fluctuent au cours du temps entraîne d’énormes inves-
tissements monétaires et en temps de la part des agents qui tentent d’anticiper des change-
ments et d’en profiter.
Cowling et Mueller (1978) ont inclus toutes les dépenses publicitaires des entre-
prises dans leurs estimations du coût social du monopole ; or la publicité sert parfois à
informer les acheteurs de certaines caractéristiques d’un produit et améliore ainsi l’alloca-
tion des ressources. Toutes les dépenses publicitaires ne peuvent donc pas être considérées
comme une perte sociale. Mais une grande partie des publicités est simplement destinée à
redistribuer des rentes gagnées par des compagnies dans un marché donné. Une part non
négligeable de toutes les dépenses publicitaires doit être considérée comme des investisse-
ments de recherche de rente.
Cela vaut également pour une partie des dépenses en R&D ainsi que pour les hono-
raires des juristes qui assurent les droits de propriété associés à la R&D. En effet, une
grande partie des activités des juristes peut être considérée comme une recherche de rente
pure. Courbois (1991) a établi un lien entre recherche de rente et faible croissance écono-
mique. Rama (1994) a également montré que la recherche de rente via les restrictions
commerciales avait des effets néfastes sur la croissance économique en Uruguay. Plus
généralement, les preuves de la corrélation négative entre taille du secteur public et crois-
sance dans les pays développés nous montre bien le coût de la recherche de rente dans la
mesure où cette activité augmente la taille de l’État (voir la discussion du chapitre 22).
Cette observation nous fournit une autre piste que celle utilisée habituellement
pour estimer les pertes de bien-être issues de la recherche de rente. On pourrait, à partir de
la comptabilité nationale, identifier toutes les activités qui sont liées de près ou de loin à la
recherche de rente. Cela nous fournirait une liste qui ne se limiterait pas aux activités de
lobbying ou de publicité politique. Même si les analystes financiers, juristes, publicitaires,
et autres, sont indispensables à toute économie capitaliste, les rentes gigantesques générées
par une économie comme celle des États-Unis, a sans aucun doute produit un nombre
considérable de chercheurs de rente.
Pour clore ce chapitre, il serait intéressant de comparer la manière de mesurer le
coût social de la recherche de rente que nous venons de décrire avec celle de Phillips (1966)
qui a essayé, il y a déjà un moment, de mesurer « le coût social des monopoles en écono-
mie capitaliste ». Philipps a également procédé en additionnant plusieurs postes de la
compatibilité nationale mais avec des critères différents. Il comptabilisait toutes les activi-
tés économiques qui n’auraient pas été en monopole si le socialisme ne menaçait pas le
capitalisme américain. Pour l’année 1996, il a ainsi pris toutes les dépenses de défense dont
l’unique vocation était de protéger le capitalisme du communisme. Il a aussi tenu compte
de tous les revenus des juristes pour estimer le coût social du droit par l’État et producteur
de conflits. Bien que la plupart des chercheurs du Public Choice considéreraient qu’une
partie du budget de la défense sert à la fourniture d’un bien public pur, cela ne les empê-
cherait pas de penser, à l’instar d’Aranson et Ordeshook (1981), qu’une autre partie
provient de la recherche de rente. L’intégration de toutes ces dépenses augmente considé-
rablement les coûts sociaux de la recherche de rente. Sa liste finale nous donne un coût
social qui représente 50 % du PIB, ce qui correspond à la plus grande estimation de la litté-
rature sur la recherche de rente.
406 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
Les apports fondateurs de Tullock (1967c) et Krueger (1974), parmi d’autres, ont été réunis dans une
anthologie sur la recherche de rente réalisée par Buchanan, Tollison et Tullock (1980).
Tollison (1982, 1997) et Nitzan (1994b) ont proposé des revues de littérature sur la recherche de
rente. Des revues de la littérature du Public Choice sur les déterminants du protectionnisme ont été
proposées par Frey (1984, ch. 2 et 3 ; 1985 en allemand ; 1985, ch. 2 et 3) ; Nelson (1988) ; Hillman
(1989) ; Magee, Brock et Young (1989) ; Rodrick (1995) ; et Magee (1997). Bhagwati et Rosen-
dorff (2001) rassemblent les apports majeurs de cette littérature.
Si l’on considère les pots-de-vin comme des transferts purs, ils ne représentent plus des activités de
recherche de rente inefficaces, mais ne font pas non plus partie des activités les plus saines.
Hillman et Ursprung (2000) montrent comment la recherche de rente qui prend la forme de corrup-
tion peut mener une nation au déclin économique. Rose-Ackerman (1978, 1999) analyse la corrup-
tion du point de vue de la théorie du Public Choice. Ses ouvrages complètent parfaitement la
littérature sur la recherche de rente (voir le chapitre 22).
On peut consulter l’article d’Ignacio Del Rosal (2009), « The Empirical Measurement of Rent-
Seeking Costs », Journal of Economic Surveys, DOI : 10.1111/j.1467-6419.2009.00621.x, pour
une synthèse récente de ces travaux.
Vornetti, P. (1990), « La théorie de la recherche de rente. Une rente pour la théorie économique »,
Analyses de la SEDEIS, n° 78, novembre, pp. 175-180.
Rapoport H. (1995), « Recherche de rente, politique commerciale et développement », Revue Fran-
çaise d’économie, X (2) : 147-185 (printemps).
Vornetti P. (1998), « Recherche de rente, efficacité économique et stabilité politique », Mondes en
Développement, tome 26, pp. 102-113.
16
LA BUREAUCRATIE
Le chapitre précédent a focalisé l’attention sur le côté demande des choix publics. Les
préférences des citoyens/électeurs déterminent les décisions des acteurs publics. Le
gouvernement, comme dans un pur échange marchand, est conçu comme une institution
qui n’a aucun autre objectif que de répondre et de s’ajuster aux demandes individuelles des
électeurs en matière de politiques publiques. Dans cette perspective, les individus qui
composent le gouvernement, les élus comme les candidats, ne cherchent qu’à être élus. À
cette fin, ils cherchent à séduire les électeurs et à s’imposer face aux autres candidats lors
des élections, du processus de concurrence politique. La théorie de la recherche de rente et
l’ensemble de la littérature qu’elle a suscité a commencé à introduire une autre fonction
d’objectif pour le gouvernement. Les politiciens n’agissent pas seulement pour obtenir un
maximum de suffrages. Ils peuvent aussi rechercher le plaisir et la richesse. Leurs préfé-
rences peuvent alors agir sur le résultat du processus de décision publique.
Dans ce chapitre et les suivants, nous examinerons plusieurs théories des choix
publics qui donnent au gouvernement un rôle déterminant dans la formation des politiques
publiques et le processus de révélation de la demande des citoyens. Ces chapitres dévelop-
pent ce que l’on peut appeler un modèle d’offre des choix publics.
Dans ce chapitre, seul le comportement du bureaucrate est étudié. Il s’agit de
savoir dans quelle mesure les quantités de biens publics produites par l’État traduisent, non
pas les préférences des électeurs, mais celles des bureaucrates.
Le terme « bureaucratie » a été introduit par le philosophe français Vincent de
Gournay en 1765 et a, depuis son introduction, une connotation plutôt négative (van
Creveld, 1999, p. 137). Alors que l’expression « laisser faire », aussi introduite par de
Gournay porte en elle les notions de liberté et d’efficacité, au moins aux yeux d’un certain
nombre d’économistes, le terme bureaucratie suggère un comportement routinier, contraint
et le plus généralement source d’inefficacité. Le bureaucrate serait l’antithèse iconoclaste
de l’entrepreneur sur un libre marché. Il serait l’homme conformiste assis derrière son
bureau.
Cette figure du bureaucrate oisif n’est pas celle qui est décrite et théorisée par le
sociologue Max Weber 1. La théorie de la bureaucratie de l’école des choix publics n’ex-
plique pas les comportements des bureaucrates par la culture et les valeurs du service
public et/ou la recherche de pouvoir, mais par la poursuite d’intérêts égoïstes. Le modèle
wébérien classique de bureaucratie soutient que le type purement bureaucratique d’organi-
sation administrative est « capable d’atteindre le plus haut degré d’efficacité et qu’il est,
en ce sens, le moyen connu le plus rationnel d’exercer le pouvoir sur des êtres humains »
(Weber 1978, p. 223 cité par Cheung 1997, p. 528).
L’école des choix publics soutient, au contraire, que le bureaucrate est inefficace
et profite de sa position pour tirer des profits personnels de la demande de bien publics
exprimés lors des élections.
La critique de la théorie de l’efficacité de la bureaucratie contraste avec le sens
même du mot bureaucratie qui, comme nous l’avons rappelé, est plutôt péjoratif et n’a pas
débuté avec la théorie des choix publics et les travaux de Niskanen en particulier. La litté-
1 Voir à ce sujet : Rosette, N. (1995). Max Weber et la bureaucratie, Aix : Presses Universitaires.
La Bureaucratie 409
rature anglophone avec l’ouvrage de Northcote Parkinson (1962) faisait déjà observer que
le nombre des marins de la Royal Navy avait baissé entre 1914 et 1928 de 67 % alors que
le nombre des bureaucrates du ministère de la Marine avait augmenté dans la même période
de 78 % (Parkinson, 1957, p. 7).
Cette critique s’est ensuite prolongée avec les travaux de Tullock (1965), Downs
(1967) et Niskanen (1971). Niskanen formalise en fait ce que Parkinson avait déjà constaté.
Au lieu de maximiser le nombre d’employés, les chefs de bureau cherchent à maximiser la
taille de leur budget. Ces deux approches sont équivalentes si la taille du budget est liée au
nombre d’employés, comme Staaf l’a observé pour l’enseignement aux États-Unis 2. Nous
reviendrons sur ce point au cours du chapitre.
En France, la question de l’efficacité de la bureaucratie et de son caractère plétho-
rique est omniprésente dans le débat politique et les essais des journalistes politiques,
hommes politiques et intellectuels, mais quasiment absente des recherches des économis-
tes, qui outre une veille scientifique et quelques travaux au début des années 1980 n’ont
pratiquement pas étudié les liens entre le comportement des bureaucrates et la croissance
des dépenses publiques.
Après un dépouillement des principales revues de science économique dirigées par
des économistes français, on constate, en effet, que c’est au début des années 1980 que l’on
trouve le plus de publications. Il y a l’ouvrage de Xavier Greffe publié en 1980 3 qui est
contemporain de la thèse de troisième cycle de Claude Le Pen en 1981 (Le Pen, 1981) et
d’un article publié dans la Revue d’économie politique 4 en 1981 ainsi que d’une synthèse
faite par Guy Terny et Pascal Baraduc (1982) dans cette même revue. Il y a ensuite la vieille
scientifique proposée par la revue Analyse de la SEDEIS et réalisée par Jacques Lecaillon
(1989) 5 et Jean-Dominique Lafay (1994) 6. Il y a enfin quelques articles publiés dans la
Revue économique et la Revue d’économie politique sur les comportements bureaucra-
tiques d’administrations spécifiques telle que la Banque centrale 7.
Ce faible intérêt des économistes français pour l’étude du comportement des
bureaucrates contraste avec les nombreux essais et pamphlets écrits par des journalistes ou
des fonctionnaires sur les dysfonctionnements de la bureaucratie française et ses effets sur
l’équité et la croissance nationale. On peut citer des ouvrages comme Le Mal français
d’Alain Peyrefitte (Peyrefitte, 1976) 8, Toujours plus de François de Closet (Closets,
2 Staaf a vérifié cette relation pour les États-Unis dans Staaf (1977).
3 Voir Greffe X. (1980), Analyse économique de la bureaucratie, Paris, Economica.
4 Voir Le Pen (1982) qui présente « un modèle de comportement bureaucratique ».
5 Voir Lecaillon (1989) sur la question : « Le pouvoir bureaucratique est-il sans limites ? » et Lecaillon J. (1994)
sur le thème « Bureaucratie et bien être ».
6 Voir Lafay (1994) pour la « Théorie économique de la bureaucratie : du mea culpa de Niskanen à l’examen
des faits ».
7 Consulter N’Guessan (1991) pour « un modèle de comportement bureaucratique de la Banque centrale », et
N’Guessan (1989) à propos du « système de contrôle du comportement bureaucratique de la Banque
centrale ».
8 Ce livre tente d’expliquer pourquoi certaines nations réussissent mieux que d’autres dans le domaine du déve-
loppement économique et social et livre l’expérience d’un ministre de la République sur l’ampleur du malaise
administratif français. Le Mal français est le refus des valeurs de la liberté et du pluralisme. Il est la confiance
dans la mainmorte de l’État et la méfiance vis-à-vis des entrepreneurs.
410 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
9 Voir aussi du même auteur : De Closets F. (1977), La France et ses mensonges, Paris, Denoël.
10 Cette section reprend très largement le texte de Mueller (1980).
La Bureaucratie 411
pouvoir qui est au cœur des modèles discutés dans ce chapitre. Tous les modèles d’écono-
mie de la bureaucratie traitent du pouvoir comme le résultat d’une situation d’asymétrie
d’information dans un monde incertain.
11 Voir aussi l’ouvrage en français de B. Coriat et O. Weinstein (1995), Les nouvelles théories de la firme, pour
une mise en perspective des théories contemporaines de la firme.
La Bureaucratie 413
des choix publics a été fait par William Niskanen. Nous présentons dans la section suivante
son apport 12 et les débats que son hypothèse a suscités.
L’inefficience des services produits par l’administration trouve aussi sa cause dans
le système de rémunération des bureaucrates. Alors que les dirigeants d’une société privée
peuvent prétendre à une part des profits qu’engendre une efficacité accrue, les traitements
des bureaucrates publics ne sont pas liés ou ne sont liés qu’indirectement (peut-être même
inversément selon Warren, 1975) à l’efficacité. Ainsi, les administrations publiques se carac-
térisent par un faible contrôle externe de leur efficacité et par de faibles incitations internes.
Si le bureaucrate n’est pas incité à améliorer l’efficacité de son service, quels sont
alors ses objectifs et quel lien ont-ils avec l’efficacité ? Niskanen recense les objectifs
possibles suivants d’un bureaucrate : « le traitement, les indemnités assurées par le poste,
la réputation, le pouvoir, le mécénat, la production du bureau, la gestion du change-
ment » 13. Il affirme alors que tous ces objectifs, à l’exception des deux derniers, sont liés
positivement et de manière monotone à la taille du budget.
16.2.2 Le modèle
L’administration publique se voit allouer un budget de la part de l’organisme qui gère les
fonds publics (le Congrès aux États-Unis ou l’Assemblée nationale en France). Le montant
de ce budget est une fonction positive de la production de l’administration :
B = B(Q), B > 0, B < 0 (16.1)
Cette fonction peut être perçue comme une fonction des avantages collectifs ou comme une
fonction d’utilité publique. Les bénéfices sont supposés augmenter, mais avec des rende-
ments décroissants à mesure que la production s’accroît.
L’administration a une fonction de coût qui augmente à taux croissant, de la même
façon que la fonction de coût d’une firme concurrentielle.
C = C(Q), C > 0, C > 0, (16.2)
Cette fonction de coût est seulement connue des membres de l’administration (ou d’un de
ses sous-ensembles). C’est pour cette raison qu’il existe un problème de supervision ou de
pilotage. L’organisation qui gère les fonds publics connaît la fonction des gains pour la
collectivité de la production du bien collectif (16.1), mais ne connaît pas la fonction de coût
de l’administration. Elle ne connaît que la relation qui existe entre le niveau de la produc-
tion de biens collectifs et le niveau du budget. Elle ne peut donc pas savoir si l’activité de
production de l’administration est efficace au sens de Pareto, autrement dit si les gains
publics marginaux sont égaux aux coûts publics marginaux. L’organisation qui gère les
fonds publics ne connaît que la production totale de l’administration et son budget total.
L’administration est donc libre de maximiser son budget sous la contrainte que ce budget
couvre les coûts de production. Si nous supposons que l’administration ne restitue jamais
de fonds à l’organisation qui gère les fonds publics, cette contrainte se traduit par une
égalité. La fonction d’objectif de l’organisation qui gère les fonds est alors :
O B = B(Q) + λ(B(Q) − C(Q)), (16.3)
13 Downs (1967, pp. 81-111) consacre aussi une bonne partie de son livre sur la bureaucratie à l’analyse des
objectifs du bureaucrate.
La Bureaucratie 415
Figure 16.1
La surproduction comme résultat de la stratégie des bureaucrates publics.
416 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
La contrainte selon laquelle le budget total doit couvrir les coûts totaux ne jouerait pas dans
ce cas et l’administration se contenterait alors du niveau de production qui satisferait le
bailleur de fonds. Cette situation est représentée par la fonction B et la quantité Q sur la
figure 16.1.
La possibilité que l’organisation qui attribue les fonds publics soit satisfaite par
une certaine quantité de biens collectifs avant même que l’administration ait pu capter l’en-
semble du surplus des consommateurs qu’il est capable d’exploiter, pourrait conduire un
bureaucrate, qui maximise son budget, à proposer d’autres produits que celui dont il est le
seul responsable. Cette stratégie pourrait prendre la forme d’innovations radicales ou, plus
probablement, d’un empiètement sur les champs de compétence et d’activité d’une autre
administration ou d’une firme privée.
B = PQ (16.7)
dB dQ
=Q+P = 0, (16.8)
dP dP
La Bureaucratie 417
Figure 16.2
Les différentes options pour les bureaucrates en matière de fixation de prix.
14 Clarr (1998) donne à la tutelle l’autorité de réglementer à la fois les prix et les quantités produites par le bureau
et dérive de son modèle une politique de second rang pour la tutelle. En général, il ne peut pas obtenir encore
un résultat de premier rang parce qu’il manque de connaissance sur la fonction de coût du bureau.
418 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
d’agence peuvent être en partie levés par la cour des comptes qui a pour mission de détec-
ter et de révéler les dépenses publiques excessives et d’alerter ainsi la tutelle. Il peut égale-
ment y avoir des délateurs parmi les bureaucrates. En déclarant que P > C (Q), le
bureaucrate court le risque d’avoir des pénalités, autrement dit une baisse de ses budgets
futurs et/ou des sanctions plus personnalisées (coupe discrétionnaire dans les budgets,
promotion, licenciement, etc.).
La sanction prévue pour annoncer un P > C est π(P), π > 0. Si π est défini en
unités comparables à B, alors les objectifs du bureaucrate peuvent être de maximiser la
fonction suivante :
0 = B − π(P) (16.10)
Sous ces conditions, on obtient :
P dQ
η= . = 1 − π (16.11)
Q dP
Si la contrainte B ≥ C(Q) n’est pas effective, le bureaucrate annonce un prix plus bas que
P1 , situé dans la partie inélastique du programme de demande, afin de réduire la probabi-
lité d’être sanctionné (Bendor, Taylor et van Gaalen, 1985). À partir du moment où la
tutelle peut contrôler au moins partiellement et sanctionner le bureaucrate, ce dernier est
forcé de déclarer un prix plus proche de son coût marginal réel.
Cette conclusion est renforcée si l’on suppose, comme cela est souvent le cas, que
le bureaucrate est adverse au risque. Si les bureaucrates sont adverses au risque, chaque
euro supplémentaire fournit une utilité marginale plus basse et augmente le prix des sanc-
tions anticipées ; ce qui entraîne une augmentation de la désutilité marginale. L’aversion au
risque des bureaucrates le conduira à baisser encore son prix au-delà du risque neutre
(Bendor, Taylor et van Gaalen, 1985).
À partir du moment où la tutelle peut surveiller le bureaucrate et recueillir des
informations, le pouvoir de l’administration sur la tutelle n’est plus le même comparé à la
situation initiale où l’administration connaît la fonction de demande de l’administration et
la tutelle ignore la fonction de coût de l’administration. Le pouvoir de la tutelle peut encore
être renforcé par la mise en place d’un système qui dissimule sa demande au bureaucrate.
Miller et Moe (1983) montrent comment cette situation oblige le bureaucrate à révéler ses
véritables coûts.
Enfin, le pouvoir de l’administration est affaibli par la concurrence que se livrent
les bureaucrates entre eux. Si chaque administration annonce un prix unitaire, la tutelle peut
utiliser ces informations pour comparer les offres de chaque administration et obliger les
bureaucrates à révéler la bonne information. En effet, la concurrence entre les bureaux sert
à contrôler l’activité des bureaucrates et à les forcer à déclarer des prix plus faibles 15.
Si on relâche l’une ou l’autre des hypothèses du modèle de maximisation du
budget, la thèse selon laquelle les budgets publics sont toujours excessifs n’est plus
toujours vraie.
15 McGuire, Coiner et Spancake (1979) ; Bendor, Taylor et van Gaalen (1985). Niskanen (1971, chapitres 18 à
20) focalise l’attention sur la concurrence potentielle entre les bureaux et entre les bureaux publics et les firmes
privées. C’est un moyen d’obliger les bureaucrates à être sincères.
La Bureaucratie 419
nisation a un budget total, B, qu’elle peut diviser entre la production de biens collectifs par
l’administration et d’autres objectifs. B B est alors la contrainte budgétaire de la tutelle.
Umax et Umin sont deux courbes d’indifférence de l’organisation qui attribue les
fonds publics. Ces courbes d’indifférence sont celles de l’électeur médian. La tutelle est
une organisation, comme une assemblée parlementaire, qui cherche à maximiser ses
chances de réélection en satisfaisant la demande du dictateur positionnel (électeur médian).
Étant donné sa contrainte budgétaire, la combinaison optimale pour les parlementaires de
Y et de Q se situe au point de tangence O.
Umin est le niveau minimum d’utilité que l’organisation qui attribue les fonds
publics tolérera avant de changer d’offreur et de fermer le bureau. La seule combinaison
quantité - budget que le bureau peut atteindre est soit au-dessus de Umin soit en dessous de
B B.
Un bureaucrate qui maximiserait la taille de son budget offrirait le niveau de
production Q z qui lui permettrait d’avoir le budget B Z . Tous les points le long de Umin à
gauche de Z conduisent à une taille de budget plus petite, comprenant le budget discré-
tionnaire. Le budget discrétionnaire est mesuré par la distance entre un point sur la courbe
Umin et un point sur la droite représentant la contrainte budgétaire B B. Le bureau cherche
Figure 16.3
Le choix d’une administration qui maximise son budget discrétionnaire.
La Bureaucratie 421
18 Pour des études particulières sur ce point, voir Haye et Wood (1995), Duncombe, Miner et Ruggiero (1997),
Hayes, Razzolini et Ross (1998) et Majumdar (1998).
422 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
d’investissement les moins risqués. Ils mettent ainsi en difficulté les villes qui ont les
programmes immobiliers les plus risqués parce qu’ils veulent éviter qu’on leur reproche
d’avoir prêté de l’argent public pour des projets qui n’ont pas abouti.
Lindsay (1976) propose aussi des données qui attestent l’aversion au risque des
fonctionnaires du ministère de la Santé (Veteran Hospital Administration). Ces derniers
concentrent leur budget sur des biens facilement mesurables comme les lits d’hôpitaux, le
nombre de patients soignés par jour, etc. Ils délaissent, en revanche, la qualité du service et
l’ensemble des services difficilement mesurables.
Lors de leurs études sur les Services de l’immigration et de la naturalisation (Immi-
gration and Naturalization, INS) de l’administration américaine, Davila, Pagan et Grau
(1999) font des observations similaires. Parce qu’il est plus facile de mesurer le nombre de
personnes entrant illégalement sur le territoire que de mesurer le nombre d’immigrés illé-
gaux dans un pays, l’INS consacre le gros de ses ressources à limiter l’entrée des immigrés
illégaux. Il néglige alors le travail de contrôle des immigrés qui travaillent déjà clandesti-
nement et qui pourraient être reconduits à la frontière. Tous ces exemples montrent l’im-
portance de l’information dans la bonne gestion de l’administration par la tutelle. Cette
dernière possède un certain contrôle sur la bureaucratie. Elle peut lui assigner des objectifs
et mesurer ses performances. Il lui est cependant difficile de surveiller l’ensemble des
agents de la fonction publique. Il demeure donc toujours une zone d’ombre, de pouvoir, que
le bureaucrate utilisera pour réaliser ses propres objectifs au détriment des objectifs de la
tutelle qui est censée représenter les électeurs.
rique. Cette section est consacrée à ces travaux et à l’examen des preuves qui ont été
données pour l’une ou l’autre des thèses en présence. La thèse de l’inefficacité des bureau-
craties semble plus juste que sa concurrente.
diter l’existence d’un budget discrétionnaire. Pour que le gouvernement ne finance pas
l’inefficacité, il faudrait qu’il possède des critères d’évaluation des politiques publiques et
du travail des universitaires, par exemple. Or il n’en possède pas et affecte son argent sur
un critère simple, le nombre d’étudiants inscrits. Ce qui n’a rien à voir avec un critère de
qualité.
Il est constaté, tout d’abord, qu’il n’existe pas de relations robustes entre la taille
du budget et la promotion salariale. Le bureaucrate qui maximise son budget ne le ferait
pas, dans ces conditions, pour avoir un salaire plus élevé. Il faudrait mobiliser les autres
composantes de la fonction d’utilité. Si Staaf (1977) semble vérifier l’idée que les salaires
des fonctionnaires dépendent de la taille de leur budget, Robert Young (1991) et Johnson
et Libecap (1989) sont moins optimistes. Lors de leur étude sur un large échantillon pris
aux États-Unis dans les arcanes du gouvernement fédéral, ils constatent qu’il n’y a pas de
relations positives entre les salaires des bureaucrates et la croissance de leurs budgets. Ils
concluent qu’un bureau doit plus que doubler son budget pour voir ses salaires augmenter
de 4 %. Young (1991) sur la base d’une synthèse des travaux autour de la relation entre
taille du budget et promotion salariale conclut aussi que la relation entre les deux variables
est plutôt faible. L’article de Kiewiet (1991) va aussi dans le même sens. Il est difficile,
alors, d’affirmer l’existence d’une relation entre taille du budget et salaire.
Pour expliquer cet échec on peut rappeler que les syndicats de fonctionnaires
préfèrent généralement une augmentation du nombre des fonctionnaires à une augmenta-
tion de salaire. Ils sont alors plus favorables à une baisse de la charge de travail qu’à une
amélioration des rémunérations (Spizman, 1980). Le paiement ne se fait plus par les salai-
res mais en nature. Il devient possible de soutenir que les bureaucrates ont intérêt à avoir
de gros budgets, non pas parce qu’ils en tirent un salaire élevé, mais parce qu’il est source
de prestige et de pouvoir. Cette interprétation est confortée par le fait que les salaires de la
haute fonction publique sont moins élevés que ceux des cadres dirigeants des entreprises.
Les bureaucrates ne sont pas seulement payés en nature. Ils sont aussi attirés par le prestige
de la fonction et l’importance du personnel et des ressources qu’ils peuvent contrôler. Ils
ne raisonnent pas en termes de salaire, mais en nombre de fonctionnaires sous leurs ordres.
Ils raisonnent comme des militaires. Le grade définit le nombre d’hommes commandés
(Frank, 1988). Il n’est plus étonnant, alors, de constater que la taille des budgets ne soit
corrélée au salaire puisque le fonctionnaire valorise les gains en nature (appartement de
fonction, voiture, chauffeur, bureau dans les ministères de la République, etc.).
Les travaux empiriques conduisent, de surcroît, à faire remarquer que la théorie n’a
pas intérêt à simplifier abusivement le comportement des bureaucrates en modélisant le
comportement d’un type de bureaucrate (Young, 1991, pp. 33-58) et en ignorant le rôle des
syndicats dans le pouvoir que les fonctionnaires exercent sur les hommes politiques
(Borcherding, Bush et Spann, 1977, pp. 211-228 ; Girard et Cousineau, 1994).
L’article de Young (1991) montre, en effet, que certains bureaucrates souhaitent se
maintenir le plus longtemps possible dans leur emploi, d’autres privilégient la mobilité,
d’autres enfin préfèrent s’orienter vers le secteur privé. Ceux qui effectuent des travaux de
routine cherchent à travailler le moins possible, à augmenter leur salaire, ou à obtenir des
avantages sociaux. Ceux qui exercent des fonctions de direction cherchent au contraire à
satisfaire les attentes des cabinets ministériels qui les ont nommés pour, par exemple, faire
La Bureaucratie 425
des économies budgétaires. Il existe ainsi un antagonisme entre le haut et le bas de l’échelle
administrative. Les hauts fonctionnaires sont d’ailleurs beaucoup plus mobiles que les
petits fonctionnaires et n’ont alors aucune raison d’être systématiquement attachés au déve-
loppement d’un service particulier.
L’article de Borcherding, Bush et Spann (1977, pp. 211-228 cité dans Borcherding,
1977) focalise l’attention sur l’effet du comportement des syndicats de fonctionnaires et la
pression qu’ils exercent sur le pouvoir politique pour expliquer l’existence d’un statut de la
fonction publique et plus généralement d’une organisation dotée de règles de fonctionne-
ment méthodiques et un facteur non négligeable de gonflement des budgets parce qu’elle
laisse une marge de manœuvre très faible aux hommes politiques et aux managers publics.
Ces avantages sont ensuite utilisés par les syndicats de la fonction publique pour protéger
leurs avantages et en obtenir de nouveaux.
L’efficacité de la Voice (chapitre 9) du bureaucrate est d’autant plus grande qu’il
est souvent en situation de monopole et qu’il peut ainsi bloquer de nombreuses activités
économiques essentielles à la vie d’un pays. Une grève des fonctionnaires des impôts pour-
rait, par exemple, empêcher la levée de l’impôt et le paiement des fonctionnaires. La grève
des entreprises publiques de transports à qui on a progressivement donné le monopole de
la circulation dans les grandes capitales peut bloquer l’économie d’une région et nuire
gravement au bien-être des populations, les individus organisant leur vie autour des servi-
ces publics locaux de transports collectifs. Les bureaucrates ont ainsi un pouvoir de négo-
ciation très puissant pour faire pencher les décisions publiques en leur faveur.
L’observation des comportements syndicaux des fonctionnaires corrobore assez
bien ce type de scénario. Les employés du secteur public utilisent largement leur pouvoir
de pression pour empêcher les réformes et les hommes politiques d’agir. La grève est un
moyen traditionnel de pression des syndicats. Ce n’est cependant que depuis le quatrième
trimestre de 1982 qu’un recensement global des grèves dans la fonction publique de l’État
en France est faite par les services du ministère ou du secrétariat d’État chargé de la fonc-
tion publique (voir le Rapport annuel sur la fonction publique publié à la Documentation
française). Il est possible depuis cette date de comparer les jours non travaillés dans le privé
et le public. Il y a eu en moyenne moins de journées non travaillées dans la fonction
publique que dans les autres secteurs d’activité de 1983 à 1988, mais pas proportionnelle-
ment aux effectifs salariés concernés. Dans l’ensemble de ces six années, le taux de grève
a été en moyenne de 31 journées non travaillées par an pour 100 salariés dans la fonction
publique de l’État et d’un peu moins de 9 dans les autres secteurs d’activité, soit 3,5 fois
plus dans la première que dans les secondes. Pour le secteur de la poste et des télécommu-
nications, le taux de grève y est de 65 journées non travaillées par an pour 100 salariés en
moyenne de 1983 à 1988 et de 74 sur la seule période 1986-1988. Si on fait le même calcul,
non plus uniquement pour la fonction publique de l’État mais pour les entrepreneurs et
établissements publics (SNCF, RATP, EDF - GDF, etc.), on peut conclure que sur la période
1983-1988 le taux de grève a été cinq fois plus élevé en moyenne dans le secteur public que
dans le secteur privé. Sur la période 1986-1988, il a été huit fois plus élevé (Fontaine,
1989). Tous ces résultats peuvent donner lieu à actualisation et à des études qui restent
embryonnaires en France.
426 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
Électeur
médian
Figure 16.4
Les différentes options qui s’offrent au bureaucrate qui fixe l’agenda politique afin de maximiser son budget.
428 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
les données collectées pour les 64 districts de l’État de l’Oregon qui échouent soit à orga-
niser le référendum, soit à augmenter le budget initialement voté.
Quand le budget versé excède le niveau demandé par le médian, on anticipe que le
bureaucrate ne demande pas de référendum. Il s’en tient alors à son budget légal. L’éva-
luation moyenne pour ces 64 districts était supérieure à 99 % de leur budget initial 20.
Le système de budgétisation des dépenses scolaires en Oregon fournit au bureau-
crate une opportunité d’augmenter la taille du budget en exploitant le pouvoir qui lui est
accordé pour faire une proposition de type « tout ou rien » lors du référendum. Mais,
comme on l’a déjà vu plus haut, la plupart des budgets scolaires sont le résultat d’un
processus de négociation entre l’administration publique et ses tutelles.
Sur la base d’une expérience faite dans les écoles, Eavey et Miller (1984) ont
montré que l’octroi par la tutelle d’un droit à former des coalitions augmentait leur pouvoir
vis-à-vis de l’acteur qui contrôle l’ordre du jour. L’expérience d’Eavey et Miller montre
que les solutions trouvées à l’issue de la négociation se situent entre les préférences de la
tutelle et du bureaucrate qui contrôle l’ordre du jour. Fort (1988), de son côté, a trouvé que
le financement des hôpitaux par émissions obligataires non renouvelables donnait des
résultats similaires à ceux qui auraient été trouvés avec l’hypothèse de l’électeur médian.
20 Voir aussi Filimon (1982). D’autres évidences de l’existence d’un pouvoir discrétionnaire des bureaux publics
ont été produites par Shapiro et Sonstelie (1982) qui montrent que la proposition 13 dans l’État de Californie
conduisait à mobiliser des fonds des administrations locales et les forçait à une reconduction des dépenses
publiques passées. Kress (1989) a fait une observation similaire sur ce même État de Californie dans sa propo-
sition 13.
La Bureaucratie 429
bureaucratie d’État ou par une entreprise publique entraîne des profits résiduels plus bas
et/ou des coûts plus hauts et une productivité plus basse 21.
Dans de nombreuses études comparant la production publique et privée d’un bien
ou d’un service, les firmes privées évoluent dans un contexte fortement réglementé. Les
différences entre le public et le privé peuvent alors être réduites voir éliminées par l’exis-
tence de cette réglementation. La réglementation du marché de l’électricité aux États-Unis
incite, par exemple, les offreurs à maximiser leur profit et à choisir des investissements en
capital d’équipement plutôt inefficaces 22. Pour cette raison, les comparaisons les plus
significatives proposées dans les études listées dans le tableau 16.1 sont d’autant plus perti-
nentes qu’elles proposent des comparaisons entre des entrepreneurs privés qui évoluent
dans un univers de libre marché et des entreprises publiques.
Comme nous venons de le montrer, il existe désormais une large littérature discu-
tant, d’une part, des problèmes d’agence (principal-agent) dans les firmes privées et,
d’autre part, des buts variés des managers dans les grandes firmes. Les firmes publiques
sont, elles aussi, confrontées à des problèmes d’agence. L’ignorance rationnelle entraîne les
citoyens à être de piètres contrôleurs de l’efficacité des firmes publiques lors des suffrages
électoraux. Les asymétries d’information donnent aux managers des firmes dont la
propriété est publique, un pouvoir discrétionnaire important sur les représentants du Parle-
ment. L’introduction d’un superviseur entre le Parlement et le manager de l’entreprise
publique introduit d’autres relations principal-agent et renforce l’inefficience-X et la
lâcheté de la contrainte budgétaire. Les six dernières études du tableau 16.1 trouvent que
les firmes privées sont généralement plus performantes que les firmes publiques dans des
secteurs équivalents. Une propriété publique partielle est aussi à l’origine de moins bonnes
performances. Si des firmes qui font face à la concurrence deviennent inefficaces, qu’est-
ce que l’on peut attendre d’une bureaucratie qui produit des biens qui sont difficiles à
évaluer et qui est soumise à très peu ou pas de concurrence ?
Cette littérature a sans doute justifié les politiques de privatisation initiées dans ces
années et encore d’actualité dans de nombreux pays aujourd’hui. En 1986, avait débuté en
France un des plus grands mouvements de privatisation observés dans le monde. Les
années 1980 ont, de la même manière, été l’occasion d’importantes privatisations dans le
secteur des infrastructures en Amérique du Sud et en Afrique dans tous les secteurs : eau,
transport, énergie et télécommunication (Lora et Panizza, 2002). Toutes ces expériences de
privatisation ont fait l’objet d’évaluations diverses (Villalonga, 2000 ; Alexandre et Char-
reaux, 2004) qui, selon les cas, estiment qu’elles n’ont pas eu les résultats escomptés ou le
contraire. Au débat sur l’évaluation des politiques de privatisation, se sont ajoutées les
controverses autour, d’une part, de la mise en évidence d’autres formes d’intervention de
l’État que la production en régie et, d’autre part, des conditions de la soutenabilité des
privatisations (économie politique de la privatisation, Benson, 2002 ; Tollison et Wagner,
1991 ; Facchini, 2005). Pour les néo-institutionnalistes, il s’agit de définir la nature d’un
21 Voir Vining et Boardlan (1992, tableau 2) qui proposent une importante liste d’études difficiles à trouver ou
non publiées sur le sujet. Ils trouvent des résultats similaires.
22 Voir Averch et Johnson (1962). L’étude dans le secteur de l’assurance en Allemagne de Finsinger, Hammond,
et Tapp (1985) est plus instructive pour décrire l’effet du processus de régulation en Allemagne et l’ineffica-
cité qu’elle provoque qu’un exemple d’entreprise publique moins efficace qu’une entreprise privée.
Tableau 16.1
430
Oelert (1976) Allemagne de l’Ouest (RFA), Autobus municipal vs. Privé Coûts des services publics d’autobus 160 % plus élevés que
dans le privé
Bails (1979) Autobus scolaire dans 6 États des États-Unis Les coûts sont plus bas dans les autobus de quartiers que pour
les autobus privés.
McGuire et Van Cott (1984) Autobus scolaire dans 275 districts en Inde (1979-1980) Les autobus privés ont un coût inférieur de 12 % par rapport
aux autobus publics
Pashigian (1976) Système de transit aux États-Unis dans 117 villes (1971) Les systèmes publics ont un profit marginal et un revenu par
véhicule inférieurs.
4. Service de ramassage des ordures ménagères
Budesrechnungshoff (1972) Services publics vs. privés dans la Poste de l’Allemagne de Service public : 40-60 % plus coûteux
l’Ouest (RFA)
Hamburger Senat (1974), Fischer-Menshausen (1975) Production publique vs. Contrat privé dans les immeubles Service public : 50 % plus coûteux que dans le privé
publics en RFA.
5. Gestion de la dette
Bennett et Johnson (1980a) Service Général de la comptabilité du gouvernement vs. Les services publics du gouvernement sont 200 % plus coûteux
Équivalent en contrat privé par dollar de dette gérée.
CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
Auteurs et Activités Lieu/Forme d’organisation Résultats
6. Électricité
Meyer (a) (1975) Firmes publiques vs. Privées, États-Unis (échantillon 60-90) Indices montrant des coûts plus élevés dans le privé.
Moore (1970) 27 offices municipaux vs. 49 firmes privées (États-Unis) Surcapitalisation et coût de production plus élevés dans le
La Bureaucratie
Spann (b) (1977b) Villes USA service public (SanAntonio, Los Angeles) vs. firmes public
privées (Dallas, San Diego) Les firmes privées
Wallace et Junk (1970) Pour différentes régions aux USA : public vs. Privé
Le coût des opérateurs publics est plus élevé de 40 à 75 % que
les opérateurs privés, ces derniers ont aussi plus de 40 %
Atkinson et Halvorsen (b) (1986) Production d’électricité aux USA (1970) d’investissement par KWh que dans le public
DiLorenzo et Robinson (b) (1982) Production d’électricité aux USA Efficacité équivalente
Peltzman (1971) 135 producteurs d’électricité aux États-Unis Efficacité équivalente
Le privé est plus efficace.
7. Protection incendie
Ahlbrandt (1973) Scottsdale, Arizona (contrat privé) vs. Seattle (municipalité Les services municipaux ont des coûts 39-88 % plus élevés par
avec un service incendie) habitant.
Pescatrice et Trapani (a) (1980) 56 compagnies électriques, USA, (1965-1970)
Les propriétaires publics ont des coûts plus bas de 24-33 %
8. Gestion de la fôret
Bundesregierung Deutschland (1976) Gestion publique vs privée en Allemagne de l’Ouest (1965- Les revenus dans les forêts privées sont plus élevés de 45 DM
1975)
Pfister (1976) Gestion publique vs. Privée dans le Land de Bande- Le coût du travail est deux fois plus élevé par unité de produit
Württemberg. dans le public que dans le privé.
9. Hôpitaux
Clarkson (1972) Échantillon d’Hôpitaux aux USA. Non lucratif vs privé Les charges administratives sont plus significatives dans les
associations à but non lucratif. Les ratios d’intrants sont plus
élevés aussi dans ces associations. Ces deux résultats montrent
que les hôpitaux privés sont plus efficaces.
Lindsay (a) (1976) Hospices privés, versus publics Coût par jour pour chaque retraité moins élevé dans les
hospices publics ; la longueur des séjours est aussi plus
grande ; il accepte enfin plus de minorité comparativement
aux hospices privés.
431
Auteurs et Activités Lieu/Forme d’organisation Résultats
432
Rushing (1974) Échantillon de 91 services hospitalier de court séjour aux USA. Substitution entre les intrants et les extrants plus lâches dans
Non lucratifs privé vs lucratifs les hôpitaux à but non lucratif.
Wilson et Jadlow (1985) Hôpitaux du gouvernement vs. Hôpitaux privés Les hôpitaux privés deviennent moins des indices d’efficacité
que les hôpitaux publics.
Becker et Sloan (b) (1985) Données pour 1979 sur 2231 hôpitaux aux USA Coûts et profitabilité similaire dans les différentes formes
d’organisation (privée, lucratif, non-lucratif, publique)
Frech (1985) Clinique USA Aucune différence de coût significative entre organisation
lucrative et non-lucrative
Tuckman et Chang (1985) Clinique État du Tennessee Aucune différence significative entre organisation lucrative et
non- lucrative
10. Immobilier
Muth (1973) Coûts de la construction dans les villes américaines, privés vs. Les agences publiques sont 20 % plus coûteuses à qualité
Publics constantes par unité (qualité des maisons)
Rechnungshof Rheinland-Pfalz (1972) Entreprise Publique vs Privée, coût de l’offre immobilière en Agence publique plus coûteuse de 20 % que les contrats privés
LES
Allemagne de l’Ouest
Schneider et Shuppener (1971) Coût de la construction publique et privée en Allemagne de Les firmes publiques ont des coûts significativement plus
l’Ouest élevés
11. Assurance
Finsinger (a) (1981) Allemagne de l’Ouest. 5 firmes publiques vs 77 firmes privées Même niveau de rentabilité et aucune différence entre les
Assurance automobile publique dans le Manitoba vs. Assurance types d’organisation
Kennedy and Mehr (1977) privée dans l’Alberta Qualité et service d’assurance privée plus meilleurs
96 Compagnies d’assurance vie Allemande, 83 compagnies
Finsinger, Hammond et Tapp (a) (1985) d’assurance automobile (1979) Les entreprises publiques ont des coûts inférieurs aux
78 Compagnies d’assurance santé entreprises cotées en bourse.
Frech (1976) Les entreprises privées ont des coûts inférieurs de 15 % par
rapport aux associations.
12. Maintenance et réparation des cargos
Bennett et Johnson (1980) (a) Compagnies d’État vs. Cargos privés et pétroliers US Navy a des coûts de 230 à 5100 % plus élevés
CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
Auteurs et Activités Lieu/Forme d’organisation Résultats
13. Transport ferroviaire
Caves et Christensen (b) (1980) Compagnie canadienne nationale vs. Compagnie privée Aucune différence de productivité, mais compagnies
canadienne canadiennes moins efficaces avant 1965, la période de
La Bureaucratie
Funkhouser et Macavoy (1979) 100 firmes indonésiennes (1971) Taux de profit inférieur de 14 à 15 % pour les firmes
publiques ; les prix sont identiques : les coûts plus élevés.
Majumdar (1998) Mesure l’efficacité relative d’une échantillon de firmes Les firmes publiques ont des scores d’efficacité en moyenne de
indiennes (1973-1989) à partir d’une courbe enveloppe 0,64-0,66 (1.0 etant le score maximum). Les firmes mixtes
ont en moyenne un score de 0,91 alors que les firmes privées
Échantillon pour six pays et quinze industries ont une moyenne de 0,975.
Picot et Kaulmann (1989) Les sociétés privées ont des taux de profit supérieurs aux
94 firmes autrichiennes (1975-1994) compagnies d’État.
Gugler (1998) Les firmes publiques ont des taux de profit plus faibles que les
370 firmes canadiennes (1986) banques familiales et les firmes à capitaux étrangers.
Vining et Boardman (1992) Les compagnies privées sont plus profitables et efficaces que
les firmes publiques. Les firmes mixtes sont entre les deux.
contrat optimal entre le public et le privé afin de corriger les défaillances du marché sans
propriété publique, mais par des systèmes de concession 23. Ils espèrent ainsi faire bénéfi-
cier la communauté nationale des bienfaits du privé et du public. Ils n’envisagent, ni que
ce type de contrat cumule l’inefficience du public et du privé, ni qu’il repose sur une hypo-
thèse de bienveillance des acteurs publics que la théorie des choix publics et ses applica-
tions ont amplement remise en cause.
Pour mieux comprendre la différence entre les deux hypothèses, on peut reprendre le
modèle traditionnel d’arbitrage entre le travail et le loisir en présence d’un impôt sur le
revenu. Sur la figure 16.5, AB représente le lieu des possibilités offertes à un individu en
l’absence de tout impôt.
Un impôt idéal déplacerait vers l’origine le lieu des possibilités offertes à l’indi-
vidu, sans produire de distorsions dans son choix entre la recherche d’un gain monétaire et
les loisirs. Ce déplacement pourrait, par exemple, conduire à C D, avec un impôt portant
sur la capacité de l’individu à gagner un revenu et non seulement sur les revenus qu’il a
réellement gagnés. Si l’autorité fiscale ne peut prélever des recettes qu’au moyen de
l’impôt sur les revenus gagnés, il doit prélever le même montant de recettes, AC, en insti-
tuant un taux d’imposition effectif nettement plus élevé sur les revenus gagnés, comme
l’indique implicitement la droite des possibilités offertes, E B. S’il fallait prélever un
montant donné de recettes fiscales, comme le supposent les écrits normatifs relatifs à la
fiscalité optimale, on préférerait l’impôt dont l’assiette est la plus large, parce que U2 > U3 .
Néanmoins, si le bureaucrate désire maximiser son budget et peut imposer les
loisirs et les revenus gagnés, il n’y a aucune raison de supposer qu’il s’arrêterait à un niveau
de recettes fiscales égales à AC. Si le citoyen acceptait que son utilité soit réduite par l’au-
torité fiscale jusqu’au niveau U3 , le bureaucrate cherchant à maximiser son budget augmen-
terait suffisamment les taux d’imposition pour prélever AG. La différence entre une
définition globale et une définition restreinte du revenu ne réside pas dans le niveau de
l’utilité de l’électeur contribuable qui est associé à des recettes fiscales données, mais dans
Revenu
gagné
Loisirs
Figure 16.5
Stratégies alternatives pour taxer les revenus et les loisirs.
438 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
le montant des recettes fiscales prélevées pour un niveau d’utilité donné, dans la vision de
l’État qui en fait un Léviathan avide.
Si l’électeur se retrouvait toujours au même niveau d’utilité quelle que soit la défi-
nition de l’assiette de l’impôt, la résolution de ce problème le laisserait indifférent. Mais
Brennan et Buchanan supposent qu’il existe des limites physiques et institutionnelles qui
excluent que les taux d’imposition nominaux perçus sur un revenu donné franchissent un
certain seuil. Avec ces limites, la capacité de la bureaucratie à imposer les citoyens est plus
faible avec une définition étroite de l’assiette de l’impôt qu’avec une définition large. Un
citoyen qui anticiperait que les bureaucrates maximisent leur budget, restreindrait sa capa-
cité de le faire en enserrant dans des limites constitutionnelles les types de revenus et de
richesse susceptibles d’être imposés.
Le modèle de Brennan et Buchanan renouvelle ainsi l’analyse standard des excès
de charge fiscale par habitant parce qu’il fait correspondre aux stratégies du Léviathan
fiscal les stratégies des contribuables. Le gouvernement a intérêt à mettre en place un impôt
qui provoque peu de distorsions et exploite efficacement les sources de revenu les plus
inélastiques à l’impôt. Le contribuable, de son côté, cherche à faire pression sur le gouver-
nement pour asseoir l’impôt sur des revenus élastiques.
Le modèle de Brennan et Buchanan s’applique à d’autres aspects de la fiscalité. Il
aboutit parfois à des conclusions analogues aux modèles fiscaux d’économie normative,
mais leurs origines sont totalement différentes. Un gouvernement qui maximise sa proba-
bilité de réélection est incité à mettre en place des systèmes fiscaux spéciaux pour favori-
ser l’intérêt des groupes de pression.
Un citoyen qui écrirait une constitution fiscale, dont l’objectif serait de limiter le
pouvoir du Léviathan, imposerait des impôts aux barèmes uniques afin de limiter sa capa-
cité à discriminer les citoyens par l’impôt et d’accroître ainsi ses recettes. Il favoriserait
l’équité horizontale pour restreindre les marges de manœuvre du gouvernement et non pour
réaliser un ordre éthique idéal 24. La même logique le conduirait à préférer les impôts
progressifs aux impôts régressifs. Les barèmes fiscaux qui comportent des taux marginaux
élevés permettent, en effet, de prélever moins de recettes que les barèmes qui comportent
de faibles taux marginaux.
Le modèle du Léviathan fiscal donne aussi une justification supplémentaire en
faveur de la prescription du Wicksell selon laquelle toute proposition de dépense doit être
accompagnée d’une proposition d’impôt pour la financer. Cette prescription semble une
évidence pour assurer la transparence ou l’information des citoyens/électeurs sur les coûts
et les bénéfices d’une mesure, quand les gouvernements cherchent à maximiser leur
revenu. Elle assure aussi l’équilibre budgétaire et force les gouvernements à produire des
bénéfices publics pour mieux sécuriser leurs revenus (Brennan et Buchanan, 1980, pp. 154-
155). Les ponts et les routes doivent être construits avant que le gouvernement puisse
collecter les fonds (ou lever une taxe).
La théorie des finances publiques traditionnelles soutient que la dette et la création
monétaire supposent que les objectifs des gouvernements sont, sous l’hypothèse du Lévia-
than fiscal, de chercher toujours de nouvelles sources de revenus. Ils utilisent à cette fin
24 Des arguments similaires mais de nature plus normative sont proposés par Buchanan et Congleton (1998).
La Bureaucratie 439
tous les instruments de politiques économiques dont ils disposent, ce qui peut être dange-
reux. La règle constitutionnelle selon laquelle le budget doit être à l’équilibre et toutes les
règles qui restreignent le pouvoir de création monétaire de l’État servent à limiter ce type
de stratégies gouvernementales (Brennan et Buchanan, 1980, ch. 5, 6 et 10). Il serait même
souhaitable d’empêcher l’État de créer de la monnaie (Brennan et Buchanan, 1980, p. 130)
afin de mieux contrôler ses abus de pouvoir.
Dans le modèle de Brennan et Buchanan, les citoyens ont perdu une partie du
contrôle qu’ils devraient exercer sur le gouvernement. Ils cherchent en instituant des règles
constitutionnelles sur le gouvernement à mieux le contrôler. L’objectif de maximisation du
budget est facilité par l’ignorance rationnelle des électeurs sur l’impact de la dette, les
effets de la création monétaire et leur charge fiscal. Le pouvoir d’information du Léviathan
fiscal réapparaît ainsi avec l’illusion fiscale et l’ignorance rationnelle. De temps en temps,
il arrive, cependant, que les citoyens perçoivent que le Léviathan gouvernemental a été trop
loin dans l’exploitation de leurs richesses. Ils sortent, alors, de leur situation d’ignorance et
cherchent des solutions à ces abus de pouvoir du gouvernement. Cela explique les révolu-
tions fiscales et les brèves victoires électorales des programmes de conservatisme fiscal aux
États-Unis durant le XIXe siècle. Entre ces périodes de résistance à l’impôt, le gouverne-
ment maximise ses recettes dans la limite de ses contraintes constitutionnelles.
16.6.2.1 Le fait que les membres des administrations publiques soient aussi des électeurs
crée automatiquement une augmentation de la demande des services publics. La croissance
des dépenses publiques n’est plus le résultat d’un phénomène d’asymétrie d’information
mais bien d’un vote fondé sur le portefeuille. Il faut alors s’interroger sur l’orientation des
votes des acteurs du service public ainsi que sur leur taux de participation. Il est observé
dans la plupart des grandes démocraties que les agents de la fonction publique participent
plus aux élections que les agents du secteur privé. Ils ont donc un poids électoral plus fort
que leur poids en valeur absolu. Les fonctionnaires s’abstiennent donc moins que les autres.
Si les fonctionnaires orientent leurs voix vers les partis politiques interventionnistes, il est
juste d’affirmer qu’il y a un effet d’autorenforcement des dépenses publiques. Les bureau-
crates votent en faveur de politiques dépensières qui conduisent à augmenter les dépenses
publiques. Cette hypothèse trouve une confirmation dans les travaux de Borcherding, Bush
et Spann (1977) dans quatre pays sur onze avec un coefficient de 5 %, ce qui signifie que
globalement les bureaucrates votent plus à gauche de 5 %. Il est constaté aussi que lors des
référendums fiscaux aux États-Unis à la fin des années 1970, les bureaucrates étaient plus
enclins à voter contre les restrictions fiscales (Blais et Dion, 1987, p. 80). Blais et Dion
(1987, p. 81) concluent que les bureaucrates forment un électorat hétérogène, mais qu’il
existe une tendance chez eux à voter en accord avec l’intérêt de leur secteur d’emploi (Blais
et Dion, 1987, p. 81).
Les conclusions de Potvin (1994) vont dans le même sens. Sur la base d’une étude
comparative de la fonctionnarisation du personnel politique aux États-Unis, au Canada, en
Grande-Bretagne, en France, en RFA, Maryse Potvin (1994, p. 525) conclut qu’il existe
bien un effet pro-gauche de la fonctionnarisation dans les cinq démocraties étudiées. Elle
constate aussi une différenciation selon les secteurs publics. Les militaires sont plutôt à
droite. Ils soutiennent alors des candidats qui sont traditionnellement favorables aux dépen-
ses de défense. Les hauts fonctionnaires sont aussi généralement à droite. Ce phénomène
est renforcé par l’histoire politique des différentes démocraties étudiées. Il est probable, en
effet, que les bureaucrates nommés par le gouvernement ne s’engagent pas politiquement
contre les élus qui vont les nommer. Ils deviennent de droite par opportunisme et non par
conviction.
Le fait que les bureaucrates soient aussi des élus crée automatiquement une
augmentation de l’offre des services publics. Ils ne sont plus seulement des exécutants, ils
deviennent des décideurs. La question est alors de savoir si leur formation professionnelle
a un effet sur leur orientation politique et leur décision de politique publique. En France
comme en Allemagne, le nombre des bureaucrates élus est extrêmement important. Sur la
période 1980-1983, 46 % des élus au Bundestag étaient issus de la fonction publique. En
France, les élections législatives de 1981 ont porté à la députation 59,6 % de fonctionnai-
res dont 32 % d’enseignants (Blais et Dion, 1987, p. 79).
Ces élus de la fonction publique se retrouvent dans tous les partis, mais une majo-
rité appartient aux partis de gauche traditionnellement plus interventionnistes. Cela signi-
fie que la bureaucratie peut croître sans qu’aucune fonction de bien-être social ne soit
utilisée. La bureaucratie soutient sa croissance elle-même.
Ce phénomène est sans doute à l’œuvre en France, où les fonctionnaires représen-
tent entre le quart et le tiers des électeurs selon que l’on considère les sept millions d’agents
La Bureaucratie 441
publics ou les cinq millions de fonctionnaires (Rouban, 1998, p. 168, tableau 16.2). Ils
votent traditionnellement plus (moins d’abstentions) et plus souvent à gauche. Les fonc-
tionnaires de l’État sont, de surcroît, comme les agents des services publics, très hostiles
aux valeurs libérales. Rouban (1998, p. 172) propose de créer une échelle d’attitude mesu-
rant le libéralisme sur la base de plusieurs questions. Cette échelle permet de mesurer le
degré d’homogénéité et de corrélation statistique des réponses à plusieurs questions mettant
en lumière un ensemble de valeurs. L’échelle portant sur le libéralisme est composée de
questions concernant la perception de la notion de profit et des questions du type : pour
vous, le profit est quelque chose de très positif, d’assez positif, d’assez négatif, de très
négatif ? Le résultat de son enquête est résumé dans le tableau 16.3.
Ce tableau montre que l’antilibéralisme est plus affirmé dans la fonction publique
et plus particulièrement dans les catégories basses de l’administration (B et C) que chez les
salariés du secteur privé. Rouban (1998, p. 173) souhaite, cependant, nuancer son propos
en faisant remarquer que les catégories hiérarchiques jouent un rôle décisif en matière de
Tableau 16.2
Pourcentage de fonctionnaires par rapport à la population dans 21 pays développés, par échelon administratif et dans
les entreprises publiques.
Source Rowat 1990, p. 268, Tableau dressé à partir de S. Heller et A.A. Tait, (1983), Gouvernment employment and pay : some international
comparaisons, Washington, D.C. : FMI, Tableau 21, p. 41.
442 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
valeurs sociopolitiques. Il estime sur la base d’une enquête que la haute fonction publique
a intégré l’exigence de réformes de l’État et des modes de gestion. Le tableau 16.4 précise
ce point. La lecture de ces résultats montre surtout à nos yeux l’énorme écart (20 points)
entre l’élite publique et l’élite privée ainsi que les professions intermédiaires (23,1 points).
Tableau 16.3
Le libéralisme dans le secteur public et le secteur privé.
Sur la base de ces résultats il n’est pas idéologique, dans ces conditions, de penser
qu’il existe un réel effet sur les politiques publiques de la politisation de la fonction
publique. Cette politisation de la fonction publique pose un problème de gouvernance, car
elle met en cause le principe d’autonomie fonctionnelle de l’administration et sa capacité à
élaborer des solutions aux problèmes de la société (Rouban 1998, p. 167). Elle favorise
aussi une sur-représentation de la fonction publique et une tendance à l’augmentation des
dépenses.
Tableau 16.4
Le libéralisme des agents des services publics et des salariés du secteur privé (%).
L’étude de l’origine sociale des bureaucrates n’est pas non plus dénuée d’intérêt,
car elle permet de lier les modèles d’économie de la bureaucratie au modèle de l’électeur
médian ayant un revenu moyen. Il n’est pas impossible, en effet, que l’électeur médian soit
dans certaines démocraties comme la France, un fonctionnaire. Si les fonctionnaires sont
pour 80 % d’entre eux recrutés dans les classes moyennes comme le note Subramaniam
(2000) et que 60 % de la population appartiennent à la classe moyenne, ils deviennent dans
une certaine mesure représentatifs de la population, mais on a tendance à orienter les déci-
sions publiques vers leurs intérêts. Il est alors possible de voir se développer, comme sous
l’empire chinois, des relations entre une classe, la classe des lettrés et les diverses dynas-
ties dirigeantes qui favorisent l’émergence d’un statu quo porteur de stagnation (Subrama-
La Bureaucratie 443
niam, 2000, p. 573). En mettant au cœur du système politique une population à la culture
professionnelle routinière et conservatrice, le système électoral bloque les réformes et
empêche l’émergence d’innovations institutionnelles.
La grande force du modèle du Léviathan bureaucratique est de pouvoir s’accorder
avec une observation désormais partagée par de nombreux analystes de la vie administra-
tive de la plupart des démocraties constitutionnelles. On observe depuis l’émergence d’un
État providence que :
« Le pouvoir politique se substitue de façon croissante au pouvoir économique et
des problèmes dont la solution était auparavant laissée à l’initiative privée, relè-
vent maintenant des affaires publiques. Pressés de prendre de multiples décisions
de toutes sortes, pour lesquelles ils sont mal outillés, le Parlement et fréquemment
aussi le pouvoir exécutif s’en remettent aux bureaucrates, en tant que détenteurs
des connaissances nécessaires pour obtenir les résultats politiques désirés : en
tant que metteur en œuvre des instruments de la planification économique et
sociale là où ni le législateur ni l’exécutif ne savent exactement quels résultats
finaux sont souhaitables ; en tant qu’arbitres des conflits auxquels on demande, au
moins implicitement, de débrouiller l’écheveau inextricable des revendications et
des appréciations contradictoires, particulièrement lorsque le pouvoir législatif a
incorporé ses propres doutes et ses hésitations dans la loi » (Ehrmann, 1961,
p. 542).
ger de la responsabilité de l’exécution sur les groupes d’intérêt bien organisés (Ehrmann,
1961, p. 545). La gestion paritaire patronat-syndicat des politiques sociales en France en
est un bon exemple. 3) Il conduit les bureaucrates à prendre l’initiative de créer des groupes
d’intérêt. Au lieu de subir la pression de groupes déjà constitués ils préfèrent organiser
l’échange et la représentativité du secteur qu’ils doivent gérer. Il existe alors une relation
de dépendance entre les groupes d’intérêt et les bureaucrates. Les services administratifs et
les groupes ont un intérêt commun au maintien d’un haut niveau d’intervention publique
parce qu’ils jouent l’un et l’autre leur survie. Les groupes d’intérêt peuvent même aller
jusqu’à vouloir influencer, clandestinement, en France du moins, la nomination (pression
sur les nominations) de tel ou tel responsable à la tête d’une administration publique
(Ehrmann, 1961, p. 551). Ils peuvent aussi proposer aux bureaucrates des hautes fonctions
de leurs secteurs d’activité. Il est possible alors d’avoir des situations dans lesquelles celui
qui réglemente une activité aujourd’hui, démissionne de la fonction publique et applique la
loi pour la société qu’il était censé réglementer. C’est la logique du pantouflage. La forma-
tion des politiques publiques en Suède, en Suisse ou en Belgique est très proche de ce
système où le Parlement ne fait qu’entériner les décisions du duo bureaucrate - groupe d’in-
térêt. Ce modèle de gouvernance était moins développé dans un pays comme la France qui
a gardé, jusqu’à la mise en place de la cinquième République, une place importante pour
les Commissions parlementaires. Depuis que la Constitution française de 1959 a limité le
pouvoir d’amendement de l’Assemblée nationale, les groupes ont, excepté certaines situa-
tions, déserté les couloirs du Parlement (Ehrmann, 1961, p. 548).
L’ensemble de ces évolutions et de ces faits confirme l’importance de la bureau-
cratie dans l’élaboration des politiques publiques et le caractère assez peu réaliste des
modèles qui théorisent la dynamique des dépenses publiques sans s’interroger sur le rôle
du bureaucrate (Bélanger 1970).
16.6.2.2 L’autre manière d’observer l’hypothèse du Léviathan fiscal est de montrer que
seules les règles constitutionnelles peuvent limiter la croissance de la taille de l’État. Camp-
bell (1994) étudie à cette fin la constitution du New Hampshire aux États-Unis. Cette cons-
titution impose un taux de l’impôt proportionnel.
La chambre basse a aussi un grand nombre de sièges, ce qui est inhabituel et la
proportion des sièges de la chambre basse par rapport à la chambre haute est très impor-
tante. Suivant l’argumentation de McCormick et Tollison (1981), cette figure de la consti-
tution du New Hampshire devrait rendre difficile sa modification par des groupes d’intérêt.
La conséquence est que le New Hampshire a l’une des assiettes fiscales les plus basses des
cinquante États des États-Unis – aucune taxe sur la consommation et un impôt sur le revenu
limité aux intérêts et aux dividendes.
Les habitants du New Hampshire approuvent les résultats de ces contraintes cons-
titutionnelles. Campbell note une augmentation de la population de cet État plus importante
que dans les États voisins. Pour reprendre l’expression de Tiebout, les citoyens ont voté
avec leurs pieds pour contraindre le Léviathan. Les habitants des États voisins ont immigré
dans l’État du New Hampshire.
Le résultat de Campbell sur le rôle déterminant des constitutions fiscales sur la
taille du gouvernement a été confirmé par l’étude de Nelson (1986). Elle trouvait que la
taille du gouvernement était une fonction négative du nombre de gouvernements locaux et
La Bureaucratie 445
positive de l’existence d’un impôt sur le revenu des personnes physiques. Si avoir un
nombre important de gouvernements locaux correspond à une structure fédérale plus forte
et des contraintes plus fortes sur les gouvernements, en raison de la concurrence intergou-
vernementale, alors Nelson confirme le modèle du Léviathan et l’efficacité des contraintes
constitutionnelles. Campbell notait aussi que l’État du New Hampshire avait un modèle de
gouvernement plus décentralisé que les États voisins comme le Vermont, le Maine et le
Massachusetts. D’autres preuves ont été avancées par Deacon (1979), Mehay (1984),
Meheay et Gonzales (1985) et Marlow (1988) pour confirmer l’effet négatif de la décen-
tralisation sur la taille des gouvernements. Plusieurs études en données transversales mon-
trent aussi que les structures fédérales sont inversement proportionnelles à la taille du
gouvernement (Cameron, 1978 ; Saunders, 1986 ; Schneider, 1986 ; Mueller et Stratmann,
2002). Oates (1985) n’a pu, en revanche, confirmer l’hypothèse du Léviathan par le biais
des données sur les structures constitutionnelles fédérales et le degré de centralisation de
l’impôt sur le revenu. La même chose a été observée par Nelson (1986) dans une analyse
sectorielle croisée sur les États des États-Unis.
Cependant, les bénéfices de la concurrence politique n’existent que si les gouver-
nements ne choisissent pas des stratégies de collusion, alors qu’ils avaient toutes les raisons
de le faire dans le modèle du Léviathan. Les accords intergouvernementaux sont un moyen
pour les États de s’étendre et de limiter la concurrence (Brennan et Buchanan, 1980,
pp. 182-183).
Dans le New Hampshire, le gouvernement utilise moins la stratégie de la collusion
intergouvernementale que les États voisins : Vermont, Maine et Massachusetts (Campbell,
1994, pp. 140-141). Grossman (1989a, b) et Grossman et West (1994) proposent des études
plus systématiques sur les États-Unis et le Canada 26.
L’ultime contrainte dans le modèle du Léviathan fiscal de Brennan et Buchanan est
la règle constitutionnelle. Le succès de la proposition 13 dans l’État de Californie pour
réduire la croissance de la taille du gouvernement en est une preuve (Shapiro et Sonstelie,
1982 ; Kress, 1989).
16.7 CONCLUSION
La grande majorité de la littérature de l’école des choix publics suppose que l’électeur est
souverain. Il domine l’État. Il est l’équivalent du consommateur sur un marché libre. Il est
l’ultime autorité dans la sphère politique.
Le mot souverain n’est cependant pas synonyme de citoyen. Historiquement, il
renvoie à une personne unique qui préside à la destinée du peuple comme un monarque.
L’État était en effet séparé du peuple qu’il dirigeait. Les citoyens servent l’État et non l’in-
verse.
Cette deuxième vision de l’État apparaît très clairement dans le modèle du Lévia-
than fiscal de Brennan et Buchanan, mais elle est aussi en partie présente dans les modèles
26 Pour une présentation plus approfondie et des preuves empiriques, voir les chapitres 10 et 21.
446 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
bureaucratiques classiques. Quel modèle explique le mieux la réalité publique dans les
différents pays du monde ?
Le modèle du citoyen souverain est probablement plus approprié pour décrire les
politiques publiques du canton suisse d’Appenzell. Le modèle du Léviathan est, en revan-
che, plus adapté pour des pays comme la France et l’Allemagne.
Les modèles de bureaucratie de Buchanan-Brennan et de Niskanen supposent l’un
et l’autre que le principal objectif des acteurs de l’État est de maximiser la taille du budget.
Le souverain et le bureaucrate sont l’un et l’autre sous l’emprise de l’appât du gain. Cette
emprise existe aussi dans le secteur privé et se traduit par la recherche d’un maximum de
richesse. Les rémunérations des dirigeants tendent, notamment, à être hautement corrélés à
la taille de la compagnie. Dans les services publics, néanmoins, les salaires des bureaucra-
tes ne sont pas liés de manière très stricte à la taille de leur bureau (Johnson et Libecap,
1989). Dans le secteur public, le bureaucrate exerce typiquement son pouvoir discrétion-
naire en créant et en saisissant les avantages qu’il peut tirer de la souplesse de son organi-
sation. Le système des écoles publiques aux États-Unis, par exemple, échoue non pas parce
qu’il n’éduque pas un grand nombre d’étudiants, mais parce qu’il leur donne une formation
de mauvaise qualité par rapport aux formations proposées par les écoles privées (Chubb et
Moe, 1990).
Il existe aussi de nombreux exemples qui montrent la lâcheté de la contrainte
budgétaire et son inefficacité. Il est évident aussi que les citoyens sont capables d’exercer
un contrôle sur le Léviathan. Hayes et Wood (1995) trouvent pour les services de police
municipaux dans l’État de l’Illinois aux États-Unis que les dérives bureaucratiques sont
faibles du fait d’une bonne information des citoyens. L’indice moyen d’efficacité pour les
polices départementales était de 0.96 sur une échelle de 0 à 1. Hayes, Razzolini et Ross
(1998) trouvent des résultats similaires pour d’autres services dans ce même État.
Duncombe, Miner et Ruggiero (1997) trouvaient que l’école publique dans l’État de New
York était d’autant plus efficace que les citoyens étaient incités à s’informer. La Proposi-
tion 13 fournit enfin un autre exemple de contrôle de la taille de l’État par les citoyens.
Des économistes comme Brennan, Buchanan ou Niskanen soutiennent que l’État
et ses bureaucrates exploitent les citoyens en utilisant leur pouvoir politique. D’autres
comme Breton (1996) et Wittman (1995) arguent que la concurrence politique dans le
système démocratique a des qualités comparables à la concurrence économique sur un
marché libre. Il n’est pas évident, alors, de savoir quel est le modèle qui décrit le mieux la
réalité. C’est évidemment une question empirique. Nous en avons présenté quelques
preuves dans ce chapitre. Nous approfondirons plus particulièrement ces points dans les
chapitres 20, 21 et 22.
Il serait injuste, cependant, de conclure ce chapitre sans faire référence à Ludwig
von Mises (1944) qui fut le premier à proposer une analyse économique de la bureaucratie.
Son livre composé de sept chapitres vise principalement à critiquer l’économie politique
socialiste, qui aurait pour principale conséquence de généraliser l’économie administrée et
de donner un rôle économique central aux bureaucrates. Il définit la bureaucratie comme
un mode de gestion applicable en différents secteurs de l’activité humaine (Mises, 1944,
2003, p. 50). Elle est un principe d’organisation administrative et de technique. Elle est la
méthode appliquée à la conduite des affaires administratives dont le résultat ne s’apprécie
La Bureaucratie 447
pas en monnaie sur le marché (Mises, 1944, 2003, p. 53). L’auteur l’oppose au système du
profit et place le débat au cœur de l’économie politique puisque le capitalisme est assimilé
au système du profit alors que le socialisme « signifie le contrôle généralisé de l’État dans
tous les secteurs de la vie privée et son pouvoir illimité dans l’organisation de la produc-
tion » (Mises, 1944, 2003, p. 14). Cette approche n’a pas fait l’objet d’importants déve-
loppements. Elle est, néanmoins, aujourd’hui l’objet d’analyses nouvelles 27 et de
perspectives prometteuses qui conduisent à penser que l’on pourrait renouveler la théorie
de la bureaucratie et la théorie du Léviathan fiscal par cette approche fondée sur la thèse de
l’impossibilité du calcul économique en l’absence de prix de marché.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
Il existe de nombreuses revues de la littérature. On peut consulter Orzechowski (1977), Moe (1997),
Wintrobe (1997) et, pour une référence en français, Lafay (1994).
Le modèle du contrôle de l’Agenda politique a été approfondi par Mackay et Weaver (1981).
Dans le modèle de démocratie représentative de Breton (1974), le gouvernement est modélisé comme
un offreur en situation de monopole pour ce qui est de la production de biens collectifs comme la
défense, la police, la protection incendie et les autoroutes. Auster et Silver (1979) décrivent aussi
l’histoire de l’État comme s’il était un monopole.
27 On peut consulter Carnis (2007) pour une perspective critique de la théorie autrichienne de la bureaucratie de
Mises, ou Carnis (2010) pour une théorie de la bureaucratie inspirée du modèle de Niskanen et de l’approche
de Mises.
17
POUVOIR LÉGISLATIF,
ADMINISTRATION, EXÉCUTIF
ET POUVOIR JUDICIAIRE
Dans le modèle politique fondé sur la recherche de rentes, abordé dans le chapitre 15, les
politiciens achètent et vendent les lois aux groupes d’intérêt. La production de la loi est un
marché sur lequel les rentes sont achetées et vendues. Les questions du pouvoir discrétion-
naire de l’administration sont ignorées. L’assemblée législative assure un contrôle total. Le
contraste est fort avec le premier modèle de bureaucratie abordé dans le chapitre précédent,
où le pouvoir législatif est à la merci complète d’une administration toute-puissante. Les
deux types de modèle sont, bien sûr, des cas antithétiques exposés pour illustrer certaines
caractéristiques du processus politique. Dans ce chapitre, nous examinerons plus particu-
lièrement la relation entre l’organe législatif et les administrations chargées de mettre en
œuvre les politiques initiées par l’assemblée. Nous considérerons également le rôle parti-
culier joué par le chef de l’exécutif dans des systèmes présidentiels, comme celui des États-
Unis, ainsi que le rôle du pouvoir judiciaire. Nous commencerons par l’examen d’un
modèle qui renverse complètement la relation de pouvoir telle que Niskanen la conçoit
dans son modèle de bureaucratie 1.
1 Les modèles présentés dans ce chapitre s’inspirent de l’exemple institutionnel américain mais peuvent être
adaptés à toute configuration constitutionnelle.
2 Voir Mueller (1967), Park (1967), et la discussion sur les échanges entre les parlementaires (logrolling) dans
le chapitre 5.
Pouvoir législatif, administration, exécutif et pouvoir judiciaire 451
3 Voir McCubbins et Schwartz (1984). Cependant, un trop grand nombre de « fausses alertes » pourrait détruire
l’efficacité de ce moyen de contrôle (Lupia et McCubbins, 1994).
452 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
4 Pour des contre-arguments et des témoignages, voir Rundquist et Griffith (1976), Rundquist (1978) et Kreh-
biel (1991).
5 Voir Faith, Leavens et Tollison (1982) ; Weingast et Moran, 1983 ; Coate, Higgins et McChesney (1990) ;
Vachris (1996) ; et le recueil d’essais dans Mackay, Miller et Yandle (1987). Eisner et Meier (1990) critiquent
cependant l’importance de l’influence du Congrès.
Pouvoir législatif, administration, exécutif et pouvoir judiciaire 453
d’un gouvernement divisé sur la délégation. Quand la présidence est contrôlée par un parti
et le Congrès par un autre, le problème principal-agent qui se pose avec la délégation de la
responsabilité des politiques augmente la probabilité que l’Assemblée (1) ne délègue pas,
(2) utilise des formulations plus précises quand elle délègue, et (3) délègue à un organisme
indépendant plutôt qu’à une administration de l’exécutif.
Horn, Epstein et O’Halloran fournissent des preuves considérables pour corrobo-
rer leurs théories. Mais ces théories posent une question déroutante à la littérature des choix
publics. Pourquoi un législateur adoptant un projet de loi aujourd’hui, restreindrait-il la
liberté du législateur de demain étant donné qu’il est fort probable qu’il s’agisse de la même
personne ? La réponse de Horn est que le législateur, en imposant une telle contrainte,
accroît considérablement sa capacité à lever des fonds et à être récompensé par les soutiens
d’aujourd’hui, et ce gain doit sans doute compenser les possibilités, qui lui seront fermées
demain, d’offrir des lois à d’autres soutiens. Mais cette réponse semble présumer une
sophistication et une clairvoyance de la part des électeurs qui sont en contradiction avec
l’image de l’électeur rationnellement ignorant que l’on trouve dans la littérature de la
théorie des choix publics 7. Les électeurs et les groupes d’intérêts sont-ils ainsi capables de
reconnaître que leurs objectifs à long terme seraient mieux servis si un texte de loi était
formulé vaguement, délégué à un organisme de réglementation avec telle ou telle règle
administrative, et ainsi de suite, plutôt que clairement rédigé et contrôlé par les tribunaux ?
Figure 17.1
Jeu entre l’Assemblée et le président.
Pouvoir législatif, administration, exécutif et pouvoir judiciaire 457
Figure 17.2
Arbre de jeu quand l’Assemblée décide en premier.
dent, on réduit l’arbre à celui présenté dans la figure 17.4. S’il existe des propositions
comme C P telles que le législateur accepte le statu quo et qui donnent une utilité au prési-
dent supérieure à C L , il est dans l’intérêt du président d’engager ces politiques.
Bien sûr, si le pouvoir législatif était vraiment indifférent entre C – pour lequel le
président s’est engagé – et le statu quo, il pourrait proposer le statu quo simplement pour
ennuyer le président. Pour éviter ce risque, et pour éviter de ne pas obtenir le résultat
souhaité parce qu’il avait mal évalué la situation en U L2 , le président est susceptible de
s’engager sur des propositions qui promettent quelques suppléments d’utilité pour l’as-
semblée par rapport au statu quo. Tenant compte des incertitudes de la situation, le prési-
dent pourrait, par exemple, s’engager à s’opposer à toutes propositions situées au-dessus et
à gauche de la ligne CC dans la figure 17.5. Cette ligne devient maintenant la limite de
l’ensemble des opportunités accessibles pour le législateur, et il choisira sur celle-ci le point
qui lui assurera la plus grande utilité, par exemple, C LC . Lorsque le président peut se pré-
engager sur certaines combinaisons de politiques publiques, l’issue probable du jeu légis-
Figure 17.3
Arbre de jeu quand le président peut prendre des engagements.
Figure 17.4
Arbre de jeu après élimination des stratégies faiblement dominées.
Pouvoir législatif, administration, exécutif et pouvoir judiciaire 459
Figure 17.5
Compromis entre l’Assemblée et le président : partage des « gains à l’échange ».
460 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
latif est une proposition de compromis offrant des gains au statu quo à la fois pour le prési-
dent et pour le législateur.
Comme toujours avec les stratégies de pré-engagement, il faut se demander si elles
sont crédibles. Si la proposition du législateur est juste à l’intérieur de U P2 , la courbe d’in-
différence du président passant par S, le président opposerait-il en effet son veto pour main-
tenir son engagement ? Évidemment dans un « jeu à un coup » cette action pourrait être
irrationnelle, et donc l’engagement non crédible. Mais le jeu législatif entre l’assemblée et
le président se répète de nombreuses fois sur un cycle électoral. Opposer son veto à un
projet de loi qui fournirait au président un petit gain d’utilité, peut être une stratégie ration-
nelle dans ces jeux répétés si cela rend les menaces de veto du président admissibles et
conduit ainsi à de futures propositions de la part du corps législatif qui contiendraient de
larges gains pour le président.
En pratique, bien sûr, le président ne peut pas strictement respecter la carte d’in-
différence du Congrès, ni respecter la sienne. Une incertitude sur ce que l’autre va faire
existe des deux côtés. Cameron (2000) a récemment modélisé les stratégies de négociations
des deux ensembles de protagonistes, et utilisé ce modèle pour interpréter l’utilisation du
droit de veto chez les présidents américains.
Figure 17.6
Blocage entre l’Assemblée et le président.
462 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
Libéral Conservateur
Figure 17.7
Modélisation du blocage législatif.
Congrès se trouvent sur ou à droite de v, pivot permettant de passer outre un veto prési-
dentiel. Trois cinquièmes des points idéaux pour les sénateurs se situent à gauche de f, qui
devient donc le point pivot où la loi peut être bloquée par une obstruction parlementaire.
Supposons que le président est un libéral avec un point idéal en p.
Considérons maintenant un point de statu quo tel que q1 est situé entre m et f . Le
point m représente une situation où il y aurait une majorité du Congrès plus importante
qu’au point q1 et m est également préféré par le président à q1 . Mais plus des deux
cinquièmes du Sénat préfèrent q1 à m, puisque le point pivot f est à droite du point q1 .
Ainsi, un vote au point m peut être bloqué par une obstruction parlementaire au Sénat. Les
promoteurs de la loi au point m n’ont pas la majorité des trois cinquièmes pour faire aboutir
le vote. Le statu quo l’emporte et le blocage est effectif.
Le même processus est valable si le point du statu quo q2 se situe entre v et m. Le
président préfère q2 à m et oppose son veto aux propositions de loi faites dans la situation
au point m. Le veto du président ne peut pas être ôté ; le blocage est à nouveau effectif.
Cependant, les points de statu quo en q3 et q4 ne peuvent pas l’emporter. Si on
prend comme point de statu quo q3 , l’Assemblée haute peut proposer v et passer outre le
veto du président si celui-ci prend la peine d’en poser un. Si on prend comme point de statu
quo q4 , une proposition faite au niveau du point f pourrait obtenir assez de soutien dans la
chambre basse pour éliminer l’obstruction parlementaire. Une caractéristique intéressante
de la théorie de Krehbiel est la mise en évidence de l’existence de blocages dans les poli-
tiques aux États-Unis qui ne dépendent ni de la présidence ni du Congrès contrôlé par diffé-
rents partis. Tout ce qui compte sont les positions relatives des points pivots et des statu quo.
Figure 17.8
Compromis entre l’Assemblée, le président et le pouvoir judiciaire.
464 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
se situe en J et celui-ci opposera son veto à toute proposition qui ne relève pas de sa courbe
d’indifférence circulaire, UC , passant par S. La série d’alternatives aux statu quo qui pour-
raient être proposées par le pouvoir législatif et qui ne seraient pas soumises soit au veto
présidentiel, soit au veto de l’appareil judicaire, se trouve maintenant réduite à l’espace
représenté entre U P2 et U L2 par la partie foncée. Cet ensemble serait encore réduit si nous
permettons au président de recourir à certaines combinaisons.
Très souvent, le point idéal pour l’appareil judiciaire coïncide avec les statu quo.
Dans ce cas, l’ensemble des solutions alternatives au statu quo sur le plan législatif est, bien
sûr, nul. Un exemple connu allant dans ce sens s’est produit en Californie. Le gouverneur
souhaitait un changement de politique afin de refuser aux immigrants l’accès aux écoles
publiques et au système de santé. La Cour suprême de Californie préféra le statu quo sur
cette question et imposa celui-ci en déclarant anticonstitutionnelle la proposition du
gouverneur 10.
Dans une perspective plus normative de la Constitution où celle-ci serait écrite par
les citoyens pour mettre en avant leurs propres intérêts, un pouvoir judiciaire indépendant
jouerait un rôle important comme représentant des citoyens. Un tel agent indépendant est
nécessaire pour aider à atténuer le problème de principal-agent entre les citoyens et leurs
représentants concernant les pouvoirs législatif et judiciaire. Même si, dans une telle
théorie normative, l’indépendance du pouvoir judiciaire ne permet qu’aux membres du
pouvoir judiciaire d’intervenir au nom des citoyens, elle ne leur donne pas les incitations
positives pour le faire 11.
La question de la définition des objectifs du pouvoir judiciaire dans la théorie des
choix publics a été traitée de manière très lointaine – c’est-à-dire en proposant un objectif
pour le pouvoir judiciaire sans défendre cette hypothèse, puis sans procéder à l’analyse des
conséquences de cette hypothèse sur les résultats en matière de législation. Bien que cette
approche puisse être défendue comme une première étape dans l’intégration du pouvoir
judiciaire aux modèles de comportement législatif, elle limite évidemment l’utilité de ces
modèles, à moins que nous puissions déterminer plus concrètement ce que les juges maxi-
misent et pourquoi ils le font. La question des motivations des juges d’un appareil judiciaire
indépendant reste une zone largement inexplorée par la théorie des choix publics 12.
au Parlement européen, lequel peut l’accepter telle quelle, l’amender ou la rejeter par un
vote à la majorité simple. Si la proposition n’est pas rejetée, elle va ensuite au Conseil. Si
le Conseil l’accepte sans l’amender, elle devient une loi. Si le Conseil l’amende, la propo-
sition retourne au Parlement pour une dernière lecture. À ce stade, le Parlement a alors trois
possibilités : (1) accepter la proposition telle qu’elle est, (2) amender la proposition puis la
renvoyer au Conseil, ou (3) rejeter la proposition. À ce stade, le rejet de la proposition
requiert la majorité absolue du nombre total de sièges au Parlement. Si le Parlement rejette
ou modifie la proposition qu’il a reçue du Conseil, celle-ci retourne au Conseil. Le Conseil
peut passer outre le rejet du Parlement uniquement par un vote unanime. Il peut aussi
amender la proposition déjà amendée par le Parlement mais également et uniquement par
un vote unanime.
Commission
Parlement
acce
acceff
accepte
fffpte
fpte
ou amande
Conseil
accepte amende
adopté
Parlement
accepte
rejette à la majorité absolue
amende
adopté
Conseil Conseil
choue à obtenir
accepte unanimement échoue accepte à amende à
le projet rejet
rejeté l’unanimit
l’unanimité
unanimité la majorité
majorit l’unanimité
unanimité
l’unanimit
qualifiée
quali
la proposition
du Conseil devient statu quo devient devient
une loi l’emporte une loi une loi
Figure 17.9
Séquence de la procédure de décisions au sein de l’Union européenne.
Pouvoir législatif, administration, exécutif et pouvoir judiciaire 467
Figure 17.10
Compromis dans l’Union européenne entre le Conseil et le Parlement.
468 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
idéal pour le Parlement européen, et C le point idéal pour le Conseil. Afin de simplifier l’ar-
gumentation, les préférences de la Commission n’ont pas été incluses dans la figure. Il est
supposé qu’une majorité de la Commission acceptera toutes propositions qui se dégagent
de cette procédure, comme ce fut également le cas dans la figure 17.9.
Si C est le point idéal où la majorité qualifiée du Conseil est suffisamment impor-
tante pour approuver la législation, et UC1 et UC2 sont les courbes d’indifférence de cette
majorité qualifiée, alors en deuxième lecture le Parlement sera tenté d’amender les propo-
sitions du Conseil afin que cela corresponde au point C P , et qu’il obtienne le meilleur résul-
tat parmi la série de propositions qu’à la fois le Parlement et le Conseil préfèrent au statu
quo (les points situés dans l’espace entre U P2 et UC2 ). Si à l’opposé, C est le point idéal
correspondant à un Conseil en situation d’accord unanime, alors il sera capable d’imposer
ce résultat si une majorité de la Commission préfère cette situation au statu quo.
De nouvelles procédures, introduites par le traité de Maastricht en 1992, ont ajouté
une étape supplémentaire dans la procédure de décision qui vient d’être décrite. Si le
Conseil n’accepte pas la proposition qui ressort de la seconde lecture faite par le Parlement
européen, le problème est alors confié à un commission de conciliation constituée de 15
représentants du Conseil et de 15 représentants du Parlement. Si cette commission ne
parvient pas à un accord, le Conseil est habilité à faire une proposition finale. Selon la
nature du problème, cette proposition exigerait soit un accord unanime du Conseil, soit une
majorité qualifiée. La proposition du Conseil ne peut être rejetée par une majorité absolue
du Parlement. Cette nouvelle procédure de conciliation déplace la décision du Conseil à la
fin du processus d’établissement de l’agenda, et augmente la probabilité que la proposition
CC l’emporte sur la proposition C P .
Bien entendu, ni la Commission, ni le Conseil, ni le Parlement ne sont des acteurs
unitaires avec des points idéaux uniques et des cartes d’indifférence uniques ; ainsi, une
analyse complète des prises de décisions dans l’Union européenne exige une structure plus
élaborée et l’utilisation de concepts, tels que le noyau, les ensembles non couverts (uncov-
ered set) et les tournois entre ensembles d’équilibres (the tournament equilibrium set) 14.
Une telle analyse est au-delà du cadre de ce chapitre.
17.6 CONCLUSIONS
La littérature sur les règles de vote examinée dans la première partie de cet ouvrage part du
principe que les électeurs choisissent les résultats directement. Quel que soit le point de
l’espace x − y que la commission choisit, celui-ci est mis en œuvre. La littérature sur la
démocratie représentative, examinée au début des chapitres de la deuxième partie, suppose
également que les politiques promises par les candidats ou les partis dans leurs efforts pour
gagner des voix, ne soient mises en œuvre qu’après l’élection. Les discussions dans ce
14 Le concept d’ensemble non recouvert (uncovered set) est discuté au chapitre 11. Les tournois entre ensemble
d’équilibres (turnament equilibrium set) ont été pour la première fois discutés par Schwartz (1990). Les appli-
cations de ces outils d’analyse à la prise de décision bicamérale comprennent Cox et McKelvey (1984),
Hammond et Miller (1987), et Tsebelis et Money (1997).
Pouvoir législatif, administration, exécutif et pouvoir judiciaire 469
chapitre et les précédents révèlent toutefois que ces points de vue du processus politique
sont beaucoup trop simplistes. Le dépouillement des bulletins de vote le jour du scrutin
constitue la fin d’une sorte de lutte politique et le début d’une autre : la lutte pour façonner
les résultats réels qui émergent du processus politique, lutte entre les organes de la décision
et de la mise en œuvre des décisions publiques, qu’ils soient élus ou nommés.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
Wintrobe (1997) et Moe (1997) offrent un survol de la littérature sur l’administration et les négocia-
tions entre législatif et exécutif. Tsebelis et Money (1997) ont décrit et analysé les procédures de
négociation et de prise de décision commune dans plusieurs pays ainsi que dans l’Union euro-
péenne.
Les écrits de Bergman, Müller et Strom (2000) contiennent plusieurs articles analysant les problèmes
de délégation dans les démocraties parlementaires européennes.
18
LA DICTATURE
1 Freedom House (1997) estime que seulement 22 pourcent des pays possèdent l’ensemble des libertés poli-
tiques et civiles que l’on associe aux démocraties à part entière.
La dictature 473
des actions d’un seul individu : le dictateur. Mais, aucun dictateur ne gouverne entièrement
seul. Il est entouré par une bureaucratie qui doit exécuter ses décrets et il est, par consé-
quent, confronté aux mêmes relations de type principal-agent, qui existe dans toute admi-
nistration. Et même les citoyens qu’il réprime ont la possibilité, dans la mesure du possible,
de résister aux actions du gouvernement ou de les soutenir, et, si c’est la résistance qui est
choisie, elle peut être passive ou active. Par conséquent, nous devrions trouver, en dépit des
différences significatives qui existent entre les dictatures et les démocraties, qu’une même
approche méthodologique de base peut être appliquée à l’analyse des dictatures et des
démocraties. En effet, nous devrions trouver que plusieurs des concepts analysés dans les
chapitres précédents sont également opérationnels dans l’analyse de la dictature. Nous
commençons ainsi, avec l’étude des origines de la dictature issue d’une situation anar-
chique.
bandit rationnel, maximisant sa richesse, souhaitera, dans ce cas-là, donner aux individus
des motivations pour créer de la richesse de manière à ce qu’il y ait plus de richesses dont
il puisse s’emparer. De telles motivations peuvent être fournies si le bandit ne prend qu’une
partie de la richesse d’une communauté et protège la richesse qui lui reste des autres bandits
itinérants. Par conséquent, un bandit itinérant peut accumuler plus de richesses en devenant
un bandit sédentaire et en fournissant tous les biens publics et les services qui persuaderont
ceux qu’il vole de produire de la richesse et qui nécessiteront une protection policière et
une défense contre les attaques externes. C’est de cette façon que naît la dictature 2.
Le bandit ainsi que la communauté qu’il domine ont intérêt à ce qu’il se sédenta-
rise, entretienne et protège sa communauté. Bien que la sédentarité du bandit fasse qu’il
aligne ses intérêts avec ceux de la communauté, cet alignement est loin d’être parfait. La
richesse de la communauté n’atteint pas le niveau qu’on obtiendrait avec un dictateur bien-
veillant qui maximiserait la richesse de celle-ci. Pour voir ce que cela implique, nous allons
étudier les flux de revenus plutôt que les réserves de richesses. Le dictateur fournit les biens
publics tels que les routes et les ponts, ainsi qu’un système judiciaire qui fait respecter les
contrats et protège la propriété, etc. Par conséquent, le revenu national Y augmente en fonc-
∂Y ∂ 2Y
tion de la valeur des biens publics G, Y = Y (G), avec > 0, < 0 . Afin de finan-
∂G ∂G 2
cer l’approvisionnement en biens publics, le dictateur met en place une taxe
proportionnelle sur les revenus, t. Cette taxe a des effets désincitatifs sur l’effort de produc-
tion de richesse, et ainsi, une taxe plus élevée conduit à une baisse du revenu national. Le
moyen le plus simple pour saisir ce phénomène est de supposer une élasticité constante en
fonction du taux d’imposition η et de noter le revenu réalisé Yr = Y (1 − ηt).
La consommation du dictateur, C, doit provenir de la recette de l’impôt, et donc
tYr = G + C . Le dictateur souhaite maximiser sa consommation qui est soumise à cette
contrainte des recettes fiscales. Si nous utilisons cette contrainte pour remplacer C, le dicta-
teur peut être pensé comme choisissant G et t afin de maximiser la fonction objectif
O D = tY (G)(1 − ηt) − G . Ce qui nous amène aux deux conditions suivantes de premier
ordre :
dY 1
= (18.1)
dG t
Y − 2ηtY = 0 (18.2)
2 Volckart (2000) décrit comment est né l’État moderne dans l’Allemagne médiévale, en tant qu’institution four-
nissant une protection et générant des rentes.
La dictature 475
L’équation (18.4) définit le même taux optimal d’imposition que celui obtenu par Brennan
et Buchanan (1980) dans le modèle du Léviathan. En effet, dans ce modèle le dictateur
exploite la population exactement de la même manière que dans le modèle du Léviathan, à
l’exception près que l’argent pris aux citoyens de la communauté va financer la consom-
mation personnelle du dictateur plutôt que l’expansion de l’État.
Si les biens publics ne fournissent pas d’utilité aux citoyens de la communauté
autrement qu’à travers leur impact sur le revenu, les citoyens souhaitent alors augmenter le
revenu de la communauté net du montant nécessaire pour financer les biens publics,
Y (1 − ηt) − G . Si nous augmentons au maximum cette fonction à objectif sociétal, O S ,
nous obtenons en fonction de G :
∂ OS dY ∂t
= (1 − ηt) − Y η −1=0 (18.5)
∂G dG ∂G
en tenant compte que t est une fonction de G via la contrainte budgétaire. La première
dY
partie de (18.5), (1 − tη) , est le gain marginal que la communauté tire de l’aug-
dG
∂t
mentation de la quantité de biens publics. Le deuxième terme, Y η , est le coût
∂G
marginal de l’augmentation du montant des biens publics en raison du fait qu’une augmen-
tation de G nécessite également une augmentation de t, et que cette augmentation réduit Y
à cause des effets désincitatifs de l’imposition. Le troisième terme dans (18.5), –1, intègre
le coût marginal de l’augmentation de G due au fait que G doit être financé par Y.
Malgré la simplicité supposée des relations, en résolvant une valeur explicite de t,
dY
cela nous amène à une expression assez compliquée relative à t pour . Heureusement,
dG
nous pouvons observer à partir des fonctions objectifs du dictateur et de la communauté,
respectivement O D et O S , que la quantité de biens publics fournie par le dictateur tombe à
un niveau inférieur à la quantité socialement optimale.
Ces deux fonctions-objectifs sont tracées dans la figure 18.1. En raison de la concavité de
Y(G), et du fait que (1 − ηt) diminue avec t, O S est concave en G, tout comme O D . En
raison de la nécessité de financer la consommation du dictateur par la recette fiscale, t est
plus élevé sous une dictature quel que soit le niveau de G (et donc (1 − ηt) est plus bas).
Cela ajouté au fait que le premier terme à l’intérieur de O D est multiplié par t < 1, ce qui
garantit le fait que O D atteigne un maximum, et ce, avant O S . En d’autres termes, une
dictature fournit un plus petit niveau de G que ce qui serait socialement optimal.
476 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
Figure 18.1
Fourniture d’un bien collectif sous une dictature et optimum de la communauté.
18.2.2 Le pouvoir
Cependant, tous les dictateurs n’aspirent pas à vivre « comme des princes ». Adolph Hitler
vivait plus modestement, malgré l’ampleur de son pouvoir absolu, comme l’avait fait Jean
Calvin durant la période où lui et ses partisans imposèrent une autocratie religieuse aux
citoyens de Genève. Certains dictateurs semblent être mus par des désirs qui vont bien au-
delà de leur consommation personnelle. Dans ce cas et dans des cas analogues, le dictateur
adopte une idéologie particulière qu’il souhaite inculquer aux autres. Le dictateur recher-
che du pouvoir pour maintenir et étendre une idéologie. Pour Hitler, il s’agissait du
fascisme ; pour Calvin, il s’agissait d’une version particulière du protestantisme qui fut
appelée calvinisme. Le dictateur mû par une telle idéologie s’attend à ce que ses sujets
adoptent les préceptes qui sous-tendent son idéologie et vivent selon ces derniers. Il
cherche à avoir un certain pouvoir sur ses sujets, du pouvoir pour contrôler ce qu’ils
pensent et ce qu’ils font. Jean Calvin, par exemple, dictait aux Genevois ce qu’ils devaient
porter, où ils devaient vivre, et les noms qu’ils devaient donner à leurs enfants (Bernholtz,
1997b, pp. 289-90). Le but du fascisme était de contrôler chaque aspect de la vie de ses
sujets, comme le révèla Mussolini 3. Tout système, comme le fascisme ou le calvinisme, qui
cherche un contrôle total sur la vie des individus, doit être placé dans la catégorie du tota-
litarisme 4. Le second objectif que nous pouvons attribuer à un dictateur est donc la recher-
che du pouvoir : le pouvoir de contrôler la plupart et, si possible, toutes les actions de ceux
qu’il gouverne.
18.2.3 La sécurité
Puisque nombre de personnes pourraient trouver le pouvoir et/ou le mode de vie d’un dicta-
teur séduisant, nombreux sont ceux qui souhaiteraient le remplacer. Si le dictateur veut
continuer à exercer son pouvoir et à profiter des avantages indirects de sa fonction, il doit
déjouer les tentatives des autres pour le remplacer. Conserver sa position – la sécurité de
son emploi – voilà le troisième et le plus évident des objectifs qu’un dictateur est suscepti-
ble de poursuivre, et l’un des plus difficile à réaliser (Tullock, 1987).
Dans cet ouvrage, nous avons examiné le comportement des trois acteurs d’une
démocratie – les citoyens électeurs, les politiques élus et les fonctionnaires nommés. Un
dictateur combine les trois rôles et, par conséquent, il n’est pas surprenant que ses motiva-
tions soient une combinaison des motifs supposés des trois types d’acteurs que l’on trouve
dans une démocratie. Dans une dictature, ce sont les préférences du dictateur, et non celles
3 « Pour résumer, pour le fasciste toute chose fait partie intégrante de l’État et il n’existe rien d’autre d’humain
ou de spirituel qui puisse avoir une quelconque valeur en dehors de l’État. En ce sens le fascisme est totali-
taire, et l’État fasciste interprète, développe, multiplie la vie tout entière des gens comme étant une synthèse
et l’union de chacune de ces valeurs. », Benito Mussolini.
Cette citation est tirée de Bernholz (1991, p. 431), où on peut trouver une définition et une discussion sur les
propriétés des mouvements totalitaires.
4 Pour de plus amples discussions au sujet des propriétés du totalitarisme et des références à la littérature qui
traite de ce sujet, hors de la littérature du choix public, voir Bernholz (1991, 1997b) et Wintrobe (1998, pp. 7-
11, 58-68).
478 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
des citoyens, qui sont primordiales et, par conséquent, les impôts et les dépenses du gouver-
nement sont orientés au moins pour une part vers la satisfaction de ses désirs de consom-
mation. De même dans une démocratie, les impôts et les dépenses du gouvernement sont
orientées, au moins pour une part, vers la maximisation des avantages que les citoyens
tirent de leur consommation de biens privés et publics. En tant que chef de l’État, le dicta-
teur est aux commandes de l’administration gouvernementale, et il doit, au minimum,
exercer un pouvoir sur cette bureaucratie pour atteindre ses autres objectifs. S’il souhaite
imposer une idéologie particulière à tous ses sujets, il doit exercer son pouvoir sur chacun
d’entre eux. Par conséquent, le dictateur, comme tous les autres bureaucrates, cherche le
pouvoir. Et finalement, comme chaque politicien élu, il veut rester dans l’exercice de ses
fonctions. Nous allons maintenant explorer en détail par quels moyens le dictateur atteint
ces objectifs.
TR afin de maximiser son utilité. Connaissant ces valeurs, le montant total prélevé par les
taxes est déterminé et fixe à son tour le revenu net d’impôts de la population
(YT = Y − G − C − TR ) , et ainsi le niveau de sa loyauté. En maximisant U en fonction de
C et de TR , on obtient :
∂U ∂U ∂U ∂ P ∂U ∂ S
= − − =0 (18.8)
∂C ∂C ∂P ∂L ∂S ∂L
∂U ∂U ∂ P ∂U ∂ P ∂U ∂ S ∂U ∂ S
=− + R − + R =0 (18.9)
∂ TR ∂P ∂L ∂P ∂R ∂S ∂L ∂S ∂R
En réécrivant (18.8), nous obtenons :
∂U ∂U ∂ P ∂U ∂ S
= − . (18.10)
∂C ∂P ∂L ∂S ∂L
Le dictateur choisit un niveau de consommation de telle sorte que l’utilité marginale issue
du dernier talent 5 de l’impôt consacré à sa consommation, soit égale à l’utilité marginale
qu’il recevrait d’un pouvoir et d’une sécurité accrus, si ce talent n’était pas prélevé par les
impôts en accroissant ainsi la loyauté des citoyens.
En réécrivant (18.9) nous obtenons :
∂U ∂ P ∂U ∂ S ∂U ∂ P ∂U ∂ S
+ R = + . (18.11)
∂P ∂R ∂S ∂R ∂U ∂ L ∂S ∂L
Le dictateur consacre de la recette fiscale à la répression jusqu’au point où le gain margi-
nal de la dépense supplémentaire d’un talent dans la répression est égal à l’utilité marginale
dérivée de l’augmentation de la loyauté que ce talent produirait s’il n’était pas prélevé en
impôt.
Le dictateur fantoche arbitre entre le gain marginal d’utilité issu d’une augmentation de la
consommation et le gain marginal issu d’un autre talent laissé au peuple afin d’augmenter
sa sécurité, et il partage l’argent entre construire la loyauté de ses sujets et augmenter la
répression de sorte que ce soit également autant à la marge qu’augmenter la sécurité.
Une menace à la sécurité d’un dictateur peut être interprétée comme une hausse de
∂U /∂ S. La réaction du dictateur fantoche à une telle contestation est dépourvue d’ambi-
guïté. Il réduit sa consommation pour augmenter la loyauté et rééquilibrer les deux côtés
de (18.12). La réaction du dictateur totalitaire est plus ambiguë. L’augmentation de ∂U /∂ S
augmente à la fois du côté gauche et du côté droit de l’expression (18.11). Que le dictateur
totalitaire réagisse en réduisant les impôts pour augmenter la loyauté ou en les augmentant
pour accroître la répression, le choix entre ces deux stratégies dépend de leur efficacité rela-
tive.
Une augmentation exogène du revenu national produit une augmentation remar-
quable de la loyauté de la population et, ainsi, une chute de l’impact marginal de la réduc-
tion des impôts sur la population. Les côtés droits des expressions (18.12) et (18.13)
disparaissent, et le dictateur fantoche réagit en augmentant les impôts et en dépensant plus
d’argent pour la répression afin d’augmenter sa sécurité en plus de sa consommation
personnelle 6. Une augmentation exogène du revenu national diminue les termes du côté
droit de (18.11) et donc amène le dictateur totalitaire à réévaluer à la hausse les impôts et
à augmenter la répression afin d’accroître à la fois son pouvoir et sa sécurité.
6 Wintrobe (1998, chap. 3 et 5) suppose que la loyauté est une fonction croissante de la répression lorsque la
répression se trouve à un bas niveau. Ainsi, une croissance exogène de la loyauté due à une croissance des
revenus conduit le despote fantoche à réduire la répression. Nous préférons garder séparés les concepts de
loyauté et de répression dans nos développements. La loyauté connote une allégeance volontaire des citoyens
envers le dictateur, par la gratitude ou la confiance. La répression met l’accent sur le soutien involontaire du
dictateur, provenant de la peur et de la coercition.
La dictature 481
Une stratégie serait de cultiver la loyauté des individus ou groupes qui peuvent contribuer
le plus au succès de la dictature et de réprimer ceux qui sont les plus à même de lui nuire.
Aussi, la loyauté militaire est renforcée par de hauts salaires et de gros budgets, tandis que
les groupes étudiants et la presse sont censurés et réprimés 7.
Jusqu’à maintenant nous avons supposé que le dictateur fournit des biens publics
pour augmenter les impôts de tous les membres de la société à la fois pour développer la
loyauté qui contribue au pouvoir et à la sécurité du dictateur, et pour maximiser son revenu
fiscal potentiel. Cependant, la loyauté d’un groupe donné peut être gagnée de façon très
simple en transférant à celui-ci le revenu d’autres groupes à partir de la création d’impôts
grâce à la fourniture de biens publics purs et à partir de politiques économiques pertinen-
tes. Ainsi, on peut s’attendre à ce que le dictateur rationnel ne se contente pas de s’appro-
prier le revenu de la communauté pour satisfaire ses propres désirs consuméristes et ses
ambitions personnelles mais qu’il confère aussi un revenu à des groupes de la communauté
dont il veut renforcer la loyauté. À l’opposé, les groupes qui voient leurs revenus appro-
priés pour financer de tels transferts deviennent des cibles évidentes de répression.
Nous pouvons modéliser ce processus en supposant que le succès de la dictature,
quelle que soit sa mesure, ou de manière plus précise sa sécurité, S, est une fonction des
niveaux d’utilité obtenus par chaque groupe dans le pays, qui sont eux-mêmes des fonc-
tions du revenu gagné par chaque membre des groupes et de l’ensemble des
subventions/transferts qu’il reçoit, Ui = Ui (Yi + si ) , où si est la subvention à un membre
du groupe i , qui, si elle est négative devient un impôt. Lorsque le revenu d’un groupe
augmente, sa loyauté envers le régime et sa contribution à son succès augmentent d’autant.
Mais les contributions de chaque groupe au succès du régime peuvent être bien différentes.
Pour simplifier, nous allons identifier ces différences avec le paramètre αi qui est spéci-
fique à chaque groupe. De plus, le succès de la dictature dépend des moyens qui sont consa-
crés à la répression. Une fois de plus, nous allons supposer que les contributions au succès
du régime grâce à la répression diffèrent en fonction des groupes, et nous allons simple-
ment évaluer ces réponses différentielles avec le paramètre βi . La sécurité de la dictature
peut maintenant plus simplement être transcrite avec l’ajout de ces deux termes,
sachant que Tri est le montant du revenu fiscal consacré à la répression du groupe i, et que
n i est la taille de ce groupe. La tâche du dictateur est de maximiser S avec pour seule
contrainte le fait que le montant total des subventions et de la recette fiscale consacrée à la
répression soit égal au montant de la recette fiscale prélevée (subventions négatives) 8.
m
m
n i si + n i TRi = 0 . (18.15)
i=1 i=1
7 Ce raisonnement explique pourquoi nous distinguons la loyauté de la répression. Si les dépenses qui permet-
tent d’augmenter la loyauté bénéficient aussi des cibles de la répression, alors il serait logique de considérer
que L = L(YT , R) avec ∂∂ RL < 0.
8 Nous laissons à nouveau de côté la consommation du dictateur et la fourniture en biens publics.
482 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
En plus de cette contrainte budgétaire, il y a les contraintes dues au fait que les dépenses
associées à la répression ne peuvent pas être négatives, et qu’aucune taxe s’appliquant à un
groupe ne peut excéder le revenu déterminé de manière exogène, si si < 0, alors
| − si | ≤ Yi , et TRi ≥ 0 pour tout i. En maximisant l’expression (18.14) en fonction de si et
de TRi , cela donne les conditions de premier ordre suivantes pour tous les groupes pour
lesquels les contraintes d’inégalité ne sont pas fixées :
αi Ui = α j U j = βk R = βh R (18.16)
Le revenu est redistribué entre les groupes de manière à égaliser les impacts marginaux sur
la sécurité du gouvernement provenant de l’augmentation du revenu d’un membre de l’un
des groupes. Des recettes fiscales sont allouées à la répression de chaque groupe afin d’éga-
liser à nouveau les impacts marginaux sur la sécurité de la répression d’un membre d’un
des groupes. Pour les groupes dont les βi sont très bas, les gains issus de la répression sont
si bas qu’aucune ressource n’est consacrée à cette activité. Les groupes dont les α sont très
bas voient tous leurs revenus continuellement taxés.
En réalité, une relation fonctionnelle plus complexe reliant S et les utilités des
citoyens et les gains issus de leur répression semble plausible. Par exemple, les gains issus
de la répression d’un groupe donné sont susceptibles d’augmenter en même temps que le
montant du revenu prélevé régulièrement, ce qui fait que βi est une fonction de si . Mais
nous n’avons pas besoin d’explorer ces alternatives plus compliquées pour voir que l’en-
semble des politiques d’un dictateur sont susceptibles d’impliquer l’usage de récompenses
et de punitions 9. Il est important de noter dans ce contexte que la tâche à laquelle est
confronté le dictateur consiste à choisir des politiques d’impôts/dépenses qui sont similai-
res à celle à laquelle sont confrontés les partis en compétition dans le système électoral
bipartisan, dans l’hypothèse d’un modèle de vote probabiliste (voir chapitre 2). Quand des
groupes d’intérêt contribuent de différentes manières au succès du parti, on leur promet des
avantages particuliers issus des programmes gouvernementaux. La compétition pour les
votes entre les deux partis conduit ces derniers à proposer un ensemble de politiques qui
maximisent une certaine forme de fonction pondérée du bien-être social. Le dictateur n’a
pas à combattre une opposition organisée, mais doit vivre dans la peur constante qu’un
général ou un caporal ou un universitaire provoque un enchaînement de manifestations qui
aurait pour résultat sa chute.
Cette incertitude amène le dictateur à maximiser une fonction-objectif qui dépend
des utilités des citoyens. Ce qui le distingue le plus d’un parti dans une démocratie est le
fait que les poids qu’il accorde aux utilités de certains groupes doivent réellement être
négatifs.
tie. La recherche de rentes s’instaurera et des groupes différents se disputeront pour les
obtenir. Pour atteindre ces objectifs, le dictateur doit distinguer ses vrais partisans de ses
ennemis, et déterminer lesquels récompenser et lesquels punir (les α et β de la sous-section
précédente). Dans une démocratie, cette information est facilement disponible. Des
groupes d’intérêt apportent un soutien visible à un parti sous la forme de votes et de parti-
cipation à sa campagne. Un politicien peut alors facilement déterminer de manière claire
les groupes qui lui sont le plus fidèles – lesquels groupes méritent des récompenses. En
revanche, dans une dictature, le soutien au gouvernement est beaucoup plus passif. Il prend
la forme d’une absence d’opposition active au gouvernement, il ne sabote pas ses poli-
tiques, ni ne déclenche une révolution pour le renverser, etc. Tous les groupes sont incités
à feindre de soutenir la dictature, même s’ils travaillent activement à sa perte. Le dictateur
doit faire face au difficile problème de distinguer les groupes qui le soutiennent réellement,
de ceux qui prétendent seulement le soutenir, ainsi que déterminer lesquels sont actifs mais
complotent secrètement pour le renverser.
Par ailleurs, l’incitation à cacher ses véritables intentions et opinions à propos de
la dictature augmente selon le niveau de la répression et la volonté du dictateur d’exercer
un pouvoir absolu. Chaque citoyen doit se demander quand il exprime ouvertement une
opinion à propos du dictateur et de ses politiques, et si cela va améliorer son bien-être ou
renforcer la répression. Par conséquent dans une dictature, il est attendu qu’un individu
rationnel cache ses véritables sentiments concernant la dictature et ses politiques. Cela est
vrai du citoyen moyen de la rue mais également pour les conseillers les plus proches et les
plus importants du dictateur. Il en découle un véritable dilemme pour le dictateur 10. Plus
son pouvoir est absolu et plus son usage de la répression, pour rester en place, est impi-
toyable, plus ses sources d’information quant à la manière d’exercer son pouvoir le plus
efficacement sont pauvres. Paradoxalement, le pouvoir effectif du dictateur qui utilise la
crainte et la répression pour rester au pouvoir décline en réalité à mesure qu’il utilise de
plus en plus ces stratégies.
Pour s’assurer d’un soutien à son régime, le dictateur doit trouver un moyen de
signaler, de manière crédible, à ceux dont il cherche à gagner la loyauté qu’il ne se retour-
nera pas contre eux. De même, ceux qui recherchent des rentes et autres récompenses de la
part du dictateur, doivent trouver un moyen de signaler leur volonté d’échanger leur loyauté
contre des rentes. Plus généralement, le dictateur a besoin de critères pour distinguer ceux
qui devraient être récompensés de ceux qui ne devraient pas l’être, mais également pour
déterminer ceux qui devraient être réprimés. Dans ce cas, l’idéologie peut jouer un rôle
utile. Dans une théocratie, par exemple, les citoyens peuvent être distingués sur la base de
leur appartenance ou non à la religion d’État. Ceux qui n’en font pas partie deviennent les
cibles évidentes de la répression et de la taxation. Le soutien au dictateur est obtenu parmi
les adeptes de la religion à travers des transferts monétaires et d’autres mesures pour gagner
leur loyauté. L’idéologie du régime identifie les gagnants et les perdants potentiels de la
politique du gouvernement, et contraint, jusqu’à un certain point, le dictateur à ne pas
employer la répression contre les membres de la religion d’État. L’existence de la religion
d’État aide ainsi à rendre les promesses du dictateur crédibles. D’autres critères de diffé-
10 Le terme vient de Wintrobe (1998, pp. 20-39) ; voir aussi Elster (1993, pp. 66-9).
484 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
renciation parmi les citoyens ont existé du fait d’intérêts économiques (communisme) ou
d’appartenance à des groupes ethniques (fascisme, apartheid, nationalisme) 11.
Le dictateur victorieux étend et renforce ensuite son soutien initial. Des récompenses sont
accordées pour s’assurer de la loyauté de certains groupes ; la répression est utilisée pour
contrôler la (possible) trahison des autres. Et si le mouvement qui mène à l’émergence de
la dictature avait une idéologie, le dictateur l’emploiera afin de renforcer la loyauté.
Les vainqueurs d’une lutte révolutionnaire, tout comme les vainqueurs de toutes
contestations politiques, sont remplis de joie et d’enthousiasme, ainsi que d’une conviction
qu’eux et leur idéologie ont été reconnus. Cet enthousiasme, nourri par la victoire, peut
aider à fournir l’énergie requise pour construire les nombreuses institutions nécessaires au
soutien de la dictature sur le long terme. Mais, avec le temps, un tel enthousiasme diminue,
les souvenirs de la victoire s’estompent et la dictature entre en déclin. L’exemple le plus
récent et le plus spectaculaire d’un déclin suivi de l’effondrement d’un système dictatorial
est évidemment l’effondrement des régimes communistes de l’Union soviétique et de l’Eu-
rope de l’Est. Wintrobe (1998), tout comme Olson (2000), ont fourni des explications
complémentaires de ce déclin, en se focalisant sur les propriétés des gigantesques systèmes
planifiés bureaucratiques d’État de ces pays.
Dans la représentation classique d’une organisation hiérarchique, l’information qui
permet à l’organisation de réussir (c’est-à-dire des changements dans les goûts des clients
ou des consommateurs, de nouvelles options technologiques, etc.) est accumulée tout en
bas de la hiérarchie et remonte jusqu’à son sommet, alors que les directives sont décidées
au sommet et descendent vers la base. Les deux types d’information se déforment et se
dissipent quand elles circulent à travers la hiérarchie. En plus des pertes involontaires de
contenu qui se produisent quand l’information circule, il se produit des déformations et une
destruction intentionnelle de l’information, lorsque les membres d’une hiérarchie poursui-
vent de façon opportuniste leurs propres objectifs. La tâche qui incombe à chaque supervi-
seur est de réduire de telles pertes de contrôle afin que l’organisation réussisse à atteindre
les objectifs poursuivis par la ou les personnes se trouvant au sommet de la hiérarchie 13.
Wintrobe (1998, ch. 9 et 10), en s’appuyant sur Breton et Wintrobe (1982), fait une
distinction dans une organisation hiérarchique entre les échanges verticaux et les échanges
horizontaux. Les subordonnés proposent certains services à leurs supérieurs qui, en retour,
leur offrent certaines récompenses. C’est de cette manière que s’établit la confiance entre
les subordonnés et leurs supérieurs, de tels échanges verticaux mènent ainsi à la satisfac-
tion complète des objectifs de l’organisation. On peut s’attendre à ce que l’enthousiasme
qui caractérise les premières années d’un nouveau système dictatorial combiné à de forts
engagements pour l’idéologie soutenant la dictature renforcent les niveaux de confiance
entre les membres hiérarchiquement liés des administrations de l’État, et ainsi contribuent
à l’efficacité de la dictature. Wintrobe argumente notamment que la confiance hiérarchique
était particulièrement forte dans la bureaucratie de l’État soviétique pendant la première
décennie suivant la révolution, et que cela aide à expliquer son succès extraordinaire et
surprenant ainsi que l’apparente efficacité de la planification centrale soviétique sur la
majeure partie du vingtième siècle.
13 Des discussions traditionnelles à propos des propriétés de ces hiérarchies peuvent être trouvées chez Simon
(1961) et Williamson (1964, 1975). Voir aussi Milgrom et Roberts (1992).
486 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
samment de temps s’est écoulé depuis la révolution ou la guerre qui les a instituées, la sclé-
rose institutionnelle et la recherche de la rente au sein de bureaucraties géantes qui gèrent
une économie planifiée au niveau central se désagrègent uniquement à mesure que passent
les années suivant la révolution ou la guerre qui instaura la dictature.
Wintrobe et Olson reconnaissent à Staline le fait d’avoir su reporter la charge de la
sclérose bureaucratique, et ainsi d’avoir su prolonger le « miracle économique » de l’Union
soviétique en détruisant l’échange horizontal et les structures de cartel au sein des bureau-
craties soviétiques au moyen de purges nombreuses et brutales. D’une part, ces purges
modifiaient l’adhésion potentielle à tout cartel horizontal et d’autre part, elles augmentaient
la pénalité pour quiconque était dénoncé. La sclérose bureaucratique devint inévitable une
fois que les purges prirent fin, et les bureaucraties soviétiques furent capables de se main-
tenir dans une forme de maturité pacifique.
O D = tY (1 − ηt) − G (18.17)
488 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
D’un autre côté, la communauté dans son entier souhaite maximiser la différence entre le
revenu total et le coût des biens publics,
O S = Y (1 − ηt) − G . (18.18)
L’une des manières de concevoir le comportement d’une coalition majoritaire est qu’elle
sélectionne à la fois un montant de biens publics et, de même que le dictateur, transfère à
son avantage une partie du revenu de la communauté sous la forme d’une subvention, S.
Les recettes fiscales doivent par conséquent couvrir à la fois les dépenses de biens publics
et la subvention,
tY (1 − ηt) = G + S . (18.19)
Considérons m comme étant la fraction de la communauté qui est dans la coalition majori-
taire, son objectif est ensuite de maximiser son partage du revenu national net d’impôt plus
ses subventions :
O M = m(1 − t)Y (1 − ηt) + S . (18.20)
En utilisant (18.19) pour remplacer S dans l’expression (18.20), nous obtenons
O M = m(1 − t)Y (1 − ηt) + tY (1 − ηt) − G . (18.21)
Avec m = 0, l’expression (18.21) se réduit à l’égalité (18.17) et nous obtenons la fonction-
objectif du dictateur maximisateur de consommation. Avec m = 1, l’expression (18.21) se
réduit à l’égalité (18.18) et nous obtenons la fonction-objectif de la communauté qui maxi-
mise le revenu net des coûts de biens publics. Par conséquent, la fonction-objectif pour une
coalition majoritaire redistributive se situe entre une dictature pure et une communauté
fonctionnant selon la règle de l’unanimité, et le taux d’imposition ainsi que les quantités de
biens publics qu’elle choisit, se trouveront donc entre ces deux valeurs 14.
Bien qu’il soit instructif de concevoir une coalition majoritaire comme pouvant
s’offrir simplement une subvention à partir des recettes fiscales générales, étant donnés les
effets désincitatifs de la taxation, une coalition majoritaire ne se taxerait pas elle-même, ni
ne s’offrirait une subvention. Une stratégie alternative serait de se taxer elle-même, ainsi
que la minorité mais à des taux différents. Si nous considérons tm comme le taux d’impo-
sition de la coalition majoritaire, et tn comme le taux d’imposition de la coalition minori-
taire, la fonction-objectif de la coalition majoritaire devient simplement la maximisation de
son revenu net d’impôts soumise à la contrainte budgétaire :
O M = m(1 − tm )Y (1 − ηtm ) + λ [G − mtm Y (1 − ηtm ) − (1 − m)tn Y (1 − ηtn )] .
dY
Malgré sa simplicité, le développement de (18.22) ne donne pas de valeurs pour tm et
dG
qui permettent facilement des interprétations intuitives. Toutefois, la maximisation de
(18.22) donne des valeurs pour tn . Le taux d’imposition imposé à la minorité par la majo-
rité est exactement le même que celui imposé à la communauté par le dictateur cherchant
à maximiser sa consommation 15.
14 Pour de plus amples discussions utilisant un modèle plus élaboré, voir McGuire et Olson (1996).
15 En développant l’expression (18.22) tout en tenant compte des rendements de tn comme une condition de
premier ordre, nous obtenons λ [−(1 − m)Y (1 − 2ηtn )] = 0. Puisque λ > 0, l’expression entre crochets doit
être égale à zéro, ce qui implique que tn = 12 η.
La dictature 489
Par conséquent, bien que dans une démocratie on puisse s’attendre à ce que la
coalition majoritaire exploite la minorité de la même façon qu’un dictateur l’aurait fait, ses
choix seront moins des choix d’exploitation, et les résultats dans une démocratie majori-
taire seront plus proches de ceux qui maximisent le bien-être de la communauté que dans
une dictature.
Ces arguments font abstraction des problèmes auxquels font face les dictateurs, à
savoir le maintien de leur position, leur possible intérêt pour le pouvoir et leurs objectifs
idéologiques, ce qui aurait comme conséquence de réduire le bien-être de la communauté.
Overland, Simons et Spagat (2000) ont récemment exploré les conséquences de l’intro-
duction de l’incertitude, plutôt que de la survie, dans le modèle d’un dictateur cherchant à
maximiser sa consommation.
Ils supposent que la probabilité pour un dictateur d’être renversé diminue à mesure
que la prospérité de la communauté augmente. Si les conditions initiales – dans leur
modèle, le stock de capital initial – sont assez favorables pour produire un niveau de vie
au-dessus d’un seuil critique, la dictature a une probabilité suffisamment élevée de survie
pour que le dictateur choisisse des politiques pour promouvoir la croissance, puisqu’il sait
qu’il y a de grandes chances qu’il soit bien placé pour pouvoir accaparer une part du revenu
national. Cependant, si les conditions initiales sont défavorables, la probabilité que la dicta-
ture survive est faible et le dictateur pille l’économie. Overland, Simons et Spagat prédi-
sent ainsi que les dictatures se classent en deux catégories : les très performantes en termes
de croissance économique, et les désastreuses.
Dans un modèle assez différent, Robinson (2000) a montré que les dictateurs
pouvaient choisir de ne pas investir dans les biens publics (comme l’éducation) suscepti-
bles d’améliorer le bien-être de la communauté, parce qu’une société bien instruite est plus
apte à les renverser.
Il est difficile, avec de tels résultats, de prévoir si les dictatures sont performantes
ou pas en termes de croissance économique. Et l’on parvient à la même conclusion pour les
démocraties, une fois que nous admettons diverses formes de la recherche de rentes, les
cycles, les administrations cherchant à maximiser leur budget, etc. 16 Comme c’est souvent
le cas, la question doit être réglée de manière empirique.
16 Pour de plus amples discussions à propos des différents arguments théoriques et des références à la littérature,
voir Przeworski et Limongi (1993).
490 LES CHOIX PUBLICS DANS LES DÉMOCRATIES REPRÉSENTATIVES
si les niveaux de revenus et les taux de croissance dans les deux pays sont les mêmes.
Néanmoins, il est intéressant de se demander si ces mesures de performance économique
sont systématiquement reliées au degré de liberté et de démocratie. Une littérature assez
étendue a tenté de nous offrir une réponse.
Bien qu’il y ait des problèmes à définir et à mesurer proprement la performance
économique, ces difficultés sont insignifiantes à côté des problèmes de définition et de
mesure de la liberté et de la démocratie. Aujourd’hui, l’approche standard consiste à combi-
ner divers indices de libertés civiles, économiques et politiques à l’intérieur d’un ou
plusieurs grands indices. Dans certains cas, par exemple Scully et Slottje (1991) et de Haan
et Siermann (1998), l’accent est mis sur les libertés économiques : les indices de « liberté
de régime de change », de « liberté de permis de travail » et ainsi de suite, sont combinés.
Dans d’autres études, l’accent est mis davantage sur les libertés démocratiques.
Le plus rassurant pour les défenseurs du marché libre et des systèmes capitalistes
est que les indicateurs de liberté économique semblent corrélés positivement avec les taux
de croissance du revenu par personne. De Hann et Siermann (1998), par exemple, montrent
que les coefficients de neuf mesures différentes de la liberté économique ont tous les signes
attendus dans les régressions pour expliquer la croissance du revenu par personne, et
certains d’entre eux du moins étaient statistiquement significatifs et réussissaient une série
de tests de sensibilité. Cependant, dans une étude complémentaire, de Haan et Sturm (2000)
rapportent que seules les augmentations, et non les niveaux, de la liberté économique ont
un impact significatif sur la croissance économique 17. Wu et Davis (1999), d’autre part,
constatent aussi qu’il existe une corrélation positive entre la croissance du revenu et un
indice composé de libertés économiques, et Knack et Keefer (1995) trouvent que la protec-
tion des droits de propriété est positivement liée à la performance économique quelle que
soit la forme du système politique.
Ce qui est moins rassurant pour les défenseurs de la démocratie, ce sont les types
de relations entre les libertés démocratiques/politiques et les taux de croissance du revenu.
Bien que certaines études ont établi un lien positif significatif entre les mesures de liberté
politique et la croissance (e.g., Pourgerami, 1992), d’autres ont trouvé que les régimes auto-
ritaires avaient de meilleurs niveaux de croissance (Adelman et Morris, 1973 ; Barro,
1996). Przeworski et Limongi (1993) réexaminent 21 études testant le lien qui pouvait
exister entre le type de système politique et la croissance économique, et sont incapables
de déterminer des tendances probantes à partir de ces résultats. L’une des raisons de l’am-
biguïté de ces résultats vient de la discussion sur le déclin de la tendance bureaucratique
des économies planifiées centralisées. Dans le chapitre 22, nous discuterons des hypothè-
ses et des preuves qui suggèrent que les démocraties peuvent aussi connaître un déclin
économique. Les deux (démocratie et dictature) passent par des « cycles de vie », de sorte
que leurs taux de croissance économique varient de manière significative en fonction de
l’âge du régime. Pour tester efficacement les effets de la démocratie et de la dictature, il
faut faire la différence entre les variantes de ces deux systèmes selon qu’ils sont récents ou
anciens.
17 Berggren (1999) a trouvé que l’augmentation des libertés économiques réduit les inégalités de revenu.
La dictature 491
tico-économique ». Pour des raisons analogues, ils s’attendent à ce que l’adhésion à la LCY
soit inversement liée au niveau des salaires réels. Une série de régressions fournit l’appui
le plus fort à ces prévisions dans les deux provinces ayant une importante population serbe,
où le gouvernement communiste était établi avec le plus de fermeté – la Serbie et le Monté-
négro. Peu de preuves empiriques soutiennent l’hypothèse de l’échange politique dans les
républiques non serbes de Slovénie et de Macédoine, où le gouvernement communiste était
le plus faible. La preuve empirique de l’hypothèse de l’échange politique s’est effondrée
entre ces deux extrêmes en Bosnie-Herzégovine et Croatie, qui avaient différentes popula-
tions serbes et des régimes communistes dont les forces ont aussi diminué par rapport aux
quatre autres républiques. Les résultats de Schnytzer et Šušteršič prennent un sens avec
l’hypothèse que les gouvernements de la Serbie et du Monténégro, et dans une moindre
mesure de Bosnie-Herzégovine et de Croatie, renforçaient et soutenaient un mélange idéo-
logique de nationalisme serbe et de communisme à travers l’échange politique, comme le
suppose le modèle de Wintrobe sur la dictature.
18.6 CONCLUSIONS
Le terme de démocratie évoque la souveraineté des citoyens. Les citoyens décident des
politiques menées par l’État, et seules leurs préférences comptent. En revanche, le terme de
dictature renvoie à l’antithèse de la démocratie. Seule compte la préférence du dictateur.
Sans doute, dans une démocratie directe, les choix collectifs des citoyens tendent raison-
nablement à se rapprocher de l’idéal de la souveraineté des citoyens. Même dans ce cas, il
faut se soucier du problème de l’ignorance d’une partie des électeurs, et des cycles de
certains choix du fait des règles de vote. Cela mis à part, on peut espérer qu’il y ait une
certaine correspondance entre ce que les citoyens attendent de l’État et ce qu’ils ont effec-
tivement.
On peut prévoir que cette correspondance est incontestablement moindre lors-
qu’une assemblée de représentants élus par les citoyens décide de la politique gouverne-
mentale et nomme des administrations pour la mettre en œuvre. Cette dernière structure
institutionnelle introduit le problème de l’agrégation des préférences des citoyens en ce qui
concerne le choix de leur représentants, les problèmes principal-agent entre les citoyens et
leurs représentants, entre leurs représentants et les fonctionnaires qu’ils nomment pour
mener à bien leurs politiques, et les problèmes principal-agent à travers les niveaux hiérar-
chiques des administrations gouvernementales. Néanmoins, la croyance largement répan-
due selon laquelle les démocraties représentatives – malgré tous leurs défauts – parviennent
mieux que les dictatures à satisfaire les préférences de leurs citoyens reste bien ancrée, dès
lors que, dans les démocraties représentatives, les citoyens-principaux continuent d’exer-
cer un certain contrôle sur leurs agents politiques et administratifs, tandis que, dans une
dictature, ce contrôle est absent.
La littérature examinée dans ce chapitre jette le doute sur la validité de ce fort
contraste entre les régimes. Le dictateur se heurte au problème principal-agent en ce qui
concerne la difficulté d’instaurer comme priorités, pour les bureaucrates qu’il contrôle
nominalement, ses intérêts et non leurs intérêts propres. Cela contraint le dictateur à
La dictature 493
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
La contribution de référence à la littérature du choix public sur la dictature est celle de Tullock
(1987). Kurrild-Klitgaard (2000) a récemment présenté des preuves soutenant l’une des prédictions
clefs de Tullock, à propos de la succession dans les dictatures. Entre 935 et 1849, il y avait beau-
coup plus de stabilité lorsque le successeur du monarque était choisi selon des lois héréditaires qui
identifiaient clairement le prochain monarque, que lorsqu’il y avait une ambiguïté sur son identité.
PARTIE
4
APPLICATIONS
ET TESTS EMPIRIQUES
Dans ce chapitre, nous présentons quatre applications de la théorie des choix publics pour
expliquer des phénomènes réels. La première analyse essaie d’expliquer les politiques
macroéconomiques. Jusqu’à quel point ces politiques sont-elles déterminées par la compé-
tition pour les votes ? Jusqu’à quel point les électeurs prennent-ils en compte les perfor-
mances macroéconomiques d’un gouvernement lors de leur vote ? Ces questions ont fait
émerger une variété de modèles théoriques pour expliquer les choix en matière de poli-
tiques macroéconomiques et un nombre gigantesque d’études empiriques. En effet, aucun
autre champ de la théorie des choix publics n’a autant suscité de tests empiriques que celui
consacré aux modèles politico-macroéconomiques. Malheureusement et comme souvent
pour des travaux empiriques, les auteurs ne parviennent pas aux mêmes conclusions, ce qui
contribue à créer des échanges très vifs. Plutôt que de tenter de résoudre tous ces désac-
cords, ce chapitre offre au lecteur un large aperçu de la nature des débats sur plusieurs
enjeux et leur validation empirique. Nous commencerons par la question posée par Harald
Wilson qu’il considère manifestement comme un fait établi : les conditions économiques
affectent-elles le choix de l’électeur ?
Variable
dépendante Taux de
Variables dépendantes Auteurs Période retardée Taux d’inflation (P) chômage (U) Revenu national (Y)
Élections américaines à la Chambre
des Représentants
% de votes républicains Kramer (1971) 1896-1964 –0,41*Pt –0,001∆Ut 0,27Yt
% de votes républicains Stigler (1973) 1896-70 –0,21**(Pt – P) 0 ,17*(Yt – Y)
% de votes républicains Alesina et Rosenthal (1995) 1915-88 0,89**
Probabilité de réélection du sortant Grier et McGarrity (1998) 1916-1994 –0,43*Pt –0,40**Ut –0,32**Yt
Élections sénatoriales
–1 –1
a
% de votes du parti sortant Peltzman (1990) 1950-88 – 3,6** ∑ ( P t + j – P̂ t + j ) 1,1** ∑ ∆ ln Y t + j
j = – 48 j = – 48
Compétition politique et performance macroéconomique
∆Y c ∆Y c
Vote du parti sortant Chressenthis et Shaffer (1993) 1976-90 0,18** 0,05P tc – 0,08 --------t – 0,01 --------t
Yt Yt
Élections présidentielles
Y t + Y t – 1 + Y t – 2 + Y t – 3
Ln(candidat en place) Niskanen (1979) 1896-1972 -
1,51 ln ----------------------------------------------------
4
dépendante Taux de
Variables dépendantes Auteurs Période retardée Taux d’inflation (P) chômage (U) Revenu national (Y)
–1 –1
a
% de votes du parti sortant Peltzman (1990) 1952-88 – 9,7** ∑ ( P t + j – P̂ t + j ) 3,1** ∑ ∆ ln Y t + j
j = – 48 j = – 48
% de votes Bush par État Abrams et Butkiewicz (1995) 1992 0,75** –0,61**Ut 0,19**(∆Yt – ∆Yt–1)d
% de votes candidats républicains Alesina et Rosenthal (1995) 1915-88 0,74** 1,14**∆Yt
j e
Σ j14= 0 λ ∆ ln Y t – j
Candidat du parti sortant Hibbs (2000) 1952-1996 -
4,1** ----------------------------------
j
Σ j14= 0 λ
Élections du Gouverneur
–1
a
Probabilité de réélection du sortant Adams et Kenny (1989) 1946-84 0,007** ∑ ( Y t + j – Ŷ t + j )
j = –4
–1 –1
a
% de votes du parti sortant Peltzman (1990) 1952-88 – 2,7** ∑ ( P t + j – P̂ t + j ) 1,4** ∑ ∆ ln Y t + j
j = – 48 j = – 48
Danemark
Variation à long terme des princi- –0,119(∆Ut
Madsen (1980) 1920-73 –0,43*Pt
paux partis de gouvernement – ∆Ut–1)
ET TESTS EMPIRIQUES
Variable
dépendante Taux de
Variables dépendantes Auteurs Période retardée Taux d’inflation (P) chômage (U) Revenu national (Y)
Norvège
Variation des partis de gouverne-
Madsen (1980) 1920-73 –0,36*Pt –0,61**Ut
ment en moyenne de long terme
Suède
Variation des partis de gouverne- –2,30*(∆Ut –
Madsen (1980) 1920-73 –0,22Pt 0,73**Yt
ment en moyenne de long terme ∆Ut–1)
France
P t + P t – 1 + P t – 2 Y t + Y t – 1 + Y t – 2
Partis d’opposition de gauche Rosa (1980) 1920-73 -
0,20* ----------------------------------- – 0,08** ------------------------------------
3 3
Grande-Bretagne
% de votes du parti sortant Hibbing (1987) 1945-84 –0,49*Pt –0,50*Ut –1,2*∆Yt
Compétition politique et performance macroéconomique
Angleterre
% de votes Parti Travailliste/Parti
Fielding (2000) 1997 1,02*Ut
Conservateur
Note : * significatif au seuil de 95 %, ** au seuil de 99 %. Les définitions des variables diffèrent selon les études (par exemple, revenu national réel vs. revenu national nominal). Le lecteur doit consulter les études
originales pour une description précise. X t est la valeur courante de X , X t−i est la variable retardée pour la période i , X t = X t−1 , X est la moyenne ou la tendance de la variable X .
Note :
aPt+ j , Y
t+ j est le taux d’inflation ou le revenu réel prédit en t + j.
b Conditions économiques des États non significatives.
C Conditions économiques nationales lorsque le Président appartient au même parti.
d « Croissance inattendue » du revenu réel par tête de l’État défini comme la croissance de 1988-1992 (Y ) ; moins la croissance de 1984-88 (Y
t t−1 )
e λ estimé à 0,95.
f Données en coupes par pays. Parti conservateur au pouvoir, signe prédit sur U positif.
t
Sources : Les premières études sont tirées de Schneider et Frey (1988, tableau 1). Reproduit avec la permission des Presses de l’Université de Duke.
501
502 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
conséquent par des degrés de significativité statistique limités. La proposition suggérée par
Kramer pour contourner ce problème consiste à estimer des relations pour des gouverne-
ments sous-nationaux, augmentant de facto le nombre d’observations.
Une autre méthode consiste à utiliser des données de sondage plutôt que des
données d’élection. En effet, les réponses aux questions de type « Pensez-vous que le Prési-
dent a fait un bon travail ? » reflètent au moins en partie le jugement d’un citoyen sur l’état
de l’économie et la responsabilité qu’il associe au président pour ce résultat. Puisque les
enquêtes d’opinion publiques sont plus nombreuses que les élections elles-mêmes, il est
possible d’utiliser des données économiques trimestrielles voire mensuelles. Le
tableau 19.2 présente plusieurs études qui ont testé une relation entre la popularité d’un
gouvernement ou d’un président (mesurée par les instituts de sondage à un niveau indivi-
duel) et les performances macroéconomiques. Harold Wilson semble avoir raison. Une
bonne performance macroéconomique augmente le jugement favorable des électeurs
envers le gouvernement sortant et donc augmente ses chances de réélection.
Variable
Variable dépendante /
Auteurs Période dépendante Taux d’inflation (P) Taux de chômage (U) Revenu national (Y)
Pays
retardée
États-Unis
Présidentielles, T Schneider (1978) 1961 :1-1968 :4 –2,61*Pt–2 –5,43**Ut–2
Présidentielles, T Schneider (1978) 1969 :1-1976 :4 –2,15*Pt–2 –3,89**Ut–2
POP Hibbs (1982c) 1961 :1-1980 :1 0,84b –0,017** ln (Pt/Pt–1) –0,017** ln (Ut/Ut–1) –0,015** ln (Yt/Yt–1)
ln --------------------- , T
100 – POP
Républicains
Indépendants
Présidentielles, T Smyth et Dua (1989) 1971-1978 –1,47**Pt +7,0**Ut – 0,60**Ut2
Présidentielles, M Smyth, Dua et Taylor (1994) 1981-1988 0,63** –0,11**Pt2 –0,35**Ut2
France
Présidentielles, M Lewis-Beck (1990) 1960 :1-1978 :4 –1,47**Pt–2 –0,56**Ut–2
Variable
Variable dépendante /
Auteurs Période dépendante Taux d’inflation (P) Taux de chômage (U) Revenu national (Y)
Pays
retardée
Australie
Schneider et Pommerehne 1960 :2-1977 :2 0,66** –0,47**Pt–1 –1,13**Ut–1 0,005**Yt–1
Partis de gouvernement, T
(1980)
Danemark
Partis de gouvernement, T Paldman et Schneider (1980) 1957 :2-1968 :1 0,67** –0,41*(Pt – Pt–4) –0,73*(Ut – Ut–4) 0,19*(Yt – Yt–4)
Allemagne
Parti de gouvernement, M Kirchgässner (1976) 1951 :1-1966 :10 0,67** –0,20**Pt –0,43**Ut
Partis de gouvernement, M Kirchgässner (1977) 1970 :3-1976 :10 0,61** –0,09**Pt –0,31**Ut
Partis de gouvernement, T Hibbs (1982c) 1957 :4-1978 :4 0,88b –0,017** ln (Pt/Pt–1) –0,006** ln (Ut/Ut–1) –0,005** ln (Yt/Yt–1)
ln[POP(100 – POP)]
Grande-Bretagne
Leader gouvernement, T Pissarides (1980) 1955 :3-1977 :4 0,52** –0,57*(Pt – Pt–1) 1 0,26**Yt
4,55* ----------
U
(POPGOV – POPOPP) t–2
Partis de gouvernement, T Hibbs (1982c) 1959 :4-1978 :4 0,88b –0,0038** ln (Pt/Pt–1) –0,21** ln (Ut/Ut–1) –0,0081∆ ln (Yt/Yt–1)
ln[POP(100 – POP)]
Leader gouvernement, T Minford et Peel (1982) 1959 :1-1957 :3 1,95P tc + 1 0,53Y tc + 1
(POPGOV – POPOPP)
APPLICATIONS
Gouvernement, T Price et Sanders (1994) 1951-1989 0,87** –0,015**Pt – 0,009*Pt–2 –0,24*∆ ln Ut–1
ln[POP/(1 – POP)] –0,28*∆ ln Ut–2
Irlande
Leader du principal parti de Borooah et Borooah (1990) 1974-87 –1,86*Pt –0,008**Ut–1 1,39**Yt
gouvernement sur princi-
pal parti d’opposition, T
ET TESTS EMPIRIQUES
Variable
Variable dépendante /
Auteurs Période dépendante Taux d’inflation (P) Taux de chômage (U) Revenu national (Y)
Pays
retardée
Japon
Partis de gouvernement Inoguchi (1980) 1960-76 –0,68**Pt 0,59**Yt–2
Parti de gouvernement, T Suzuki (1994) 1961-87 0,81** 0,008Pt–1 0,0003**Yt–1
Nouvelle-Zélande
Leader gouvernement, T Ursprung (1983) 1970 :1-1981 :4 0,21 –0,35**(Pt – Pt–1) –2,12**Ut 0,07(Yt/Yt–1)
(POPGOV – POPOPP)
Gouvernement, T Smyth et Woodfield (1993) 1985-1990 2
–0,039Pt–4 –0,79**Ut2
Suède
Sociaux-démocrates, M Jonung et Wadensjoe (1979) 1967 :3-1976 :9 0,88** 0,10*Pt–1 –0,73**Ut–1
Pays-Bas
Renaud et van Winden 1970 :1-1981 :12
Popularité de 3 partis, M
(1987a)
Compétition politique et performance macroéconomique
Sources : Schneider et Frey (1988, tableau 2 et 3). Reproduit avec la permission des Presses de l’Université de Duke.
505
506 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
tions économiques affectent les chances d’élection d’un candidat sénateur seulement si ce
dernier appartient au même parti que le président en place. Enfin, Chressanthis et Shaffer
(1993) ne trouvent aucun effet significatif pour les variables macroéconomiques sur le vote
aux élections sénatoriales.
Des relations plus faibles entre d’une part variables macroéconomiques et d’autre
part votes ou popularité (POP) ont été observées dans les pays où le gouvernement est cons-
titué d’une coalition de plusieurs partis 4. Ces résultats suggèrent encore une fois que les
conditions macroéconomiques influencent seulement la manière dont les citoyens votent
dès lors qu’ils peuvent « personnaliser » le ou les responsables de la situation économique.
Figure 19.1
Arbitrage entre inflation (P) et chômage (U).
4 Voir aussi Alesina et al. (1999) et les discussions et références dans Nannestad et Paldam (1994, pp. 233-4).
Swank et Eisinga (1999) démontrent empiriquement que les gouvernements de coalition aux Pays-Bas sont
sanctionnés pour leurs mauvais résultats macroéconomiques, une fois contrôlés les effets partisans.
Compétition politique et performance macroéconomique 507
lité plus élevés 5. LL étant le domaine des possibles et en supposant deux partis politiques
en présence, la compétition électorale entre eux débouche sur un point unique de maximi-
sation de vote le long de LL. Alors que le plan d’indifférence de chaque électeur devrait le
conduire à favoriser un point différent le long de LL (avec seulement U et P dans la fonc-
tion d’utilité), la relation inverse entre U et P inhérente à la courbe de Phillips réduit l’en-
semble des possibles à une seule dimension de U (c’est-à-dire un seul choix). Les
préférences de l’électeur étant unidimensionnelles le long de LL, le modèle de l’électeur
médian peut s’appliquer. Si I1 et I2 sont les courbes d’indifférence de l’électeur médian,
alors les deux partis s’efforceront d’adopter des politiques de stabilisation qui déplacent
l’économie au point M sur la courbe de Phillips.
Figure 19.2
Le cycle politico-économique.
5 Smyth et Woodfield (1993) estiment des courbes d’indifférence pour les électeurs néo-zélandais qui ressem-
blent à celles de la figure 19.1, à l’inverse des courbes d’indifférence estimées par Smyth et Dua (1989) pour
les États-Unis qui ont une forme en U inversé.
508 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
6 Voir aussi Lächler (1984), Persson et Tabellini (1990), Rogoff (1990), Alesina et Rosenthal (1995, chap. 9) et
Sieg (1998).
Compétition politique et performance macroéconomique 509
mie entraîne un niveau d’inflation non nécessaire après l’élection, les électeurs préféreront
élire A car il est en mesure de mieux gérer l’économie que son adversaire. Ce modèle prédit
donc, comme le modèle de l’électeur myope, que les gouvernements augmenteront certai-
nes catégories de dépenses ou laisseront courir les déficits avant une élection.
%
40
35
32
29
30
30
28
19
20 22
21
19
14
10 12
mai-75
sept-69 6
oct-64
0
Travailleurs semi- Travailleurs Contremaître Cadres
et non qualifiés, qualifiés et travailleurs
retraités, veufs non manuels
Figure 19.3
Pourcentage de répondants jugeant le chômage comme le « problème le plus sérieux ».
Tableau 19.3
Variations de soutien politique au président américain et au gouvernement britannique en réponse aux performances
macroéconomiques.
Source : Hibbs (1982a, tableau 4 ; 1982b, tableau 3). Les chiffres sont ceux de Hibbs pour une augmentation de 2 points de pourcentage
divisés par 2.
Compétition politique et performance macroéconomique 511
Valeur
du coefficient
Chômage
Inflation
et plus
Revenu nominal en dollars par année
Figure 19.4
Coefficients estimés du chômage et de l’inflation dans la fonction de popularité des présidents américains (1969-76),
selon 7 catégories de revenus.
toile de fond un postulat comportemental partisan. Les partis de gauche sont supposés
bénéficier du soutien politique des groupes professionnels à faibles revenus. Dans la
mesure où ces groupes sont plus concernés par les questions de chômage, leur soutien poli-
tique est plus sensible aux variations du taux de chômage. Les partis de droite sont eux
supposés bénéficier du soutien politique des groupes professionnels les plus sensibles aux
taux d’inflation. Une analyse des partisans des partis de centre-gauche devrait les trouver
plus sensibles aux questions de chômage, et ceux des partis de centre-droit plus sensibles à
l’inflation. Une augmentation du taux de chômage réduit le pourcentage de démocrates qui
appuient la performance du président de deux à trois fois plus qu’elle ne réduit le soutien
aux républicains. D’un autre côté, une augmentation du taux d’inflation réduit davantage
l’appui présidentiel des républicains que des démocrates, bien que les différences soient
moins prononcées (Hibbs, 1982a, tableau 4 ; 1987, pp. 175-82).
8 Key (1966, p. 61). Voir la discussion par Keech (1995, chap. 6).
Compétition politique et performance macroéconomique 513
Nombre d’électeurs
G med D
Figure 19.5
Distribution des préférences électorales et positions du parti politique.
parti de gauche et celui défendu par le parti de droite. Si la gauche emporte l’élection, elle
peut adopter une politique temporaire de stimulation de l’économie et de réduction du
chômage au prix d’une inflation plus élevée. Une victoire de la droite impliquera une
réduction de l’inflation au prix d’une contraction de l’économie. Lorsque les élections de
mi-mandat approchent, il n’y a plus d’incertitude à propos de qui gouverne à la Maison
Blanche. Le modèle avec anticipations rationnelles prend donc tout son sens.
Le modèle d’Alesina et Rosenthal propose alors des prédictions très spécifiques
sur la tendance du taux de chômage et taux d’inflation dans une perspective de cycle élec-
toral à 4 ans. Si une administration démocrate est en place, le chômage devrait diminuer
après l’élection et retourner à son taux naturel jusqu’à la fin du cycle. Une victoire des
républicains débouche sur une tendance exactement opposée après les deux premières
années, mais l’économie revient au même niveau à la prochaine élection.
L’avantage du modèle d’Alesina et Rosenthal réside dans la manière de traiter le
jeu de réciprocité entre le Congrès et le Président. Observons ce que cela implique sur la
figure 19.5. La compétition électorale est représentée dans un espace à une dimension. Pour
simplifier la démonstration, considérons que le chômage est cette dimension unique. Les
préférences des électeurs sont caractérisées par une distribution unimodale avec deux partis
politiques (G : gauche et D : droite) qui adoptent des positions à gauche et à droite de la
politique préférée par l’électeur médian (med). Si le parti de gauche est en place à la
Maison Blanche et au Congrès, alors il adopte sa politique préférée en G. Si la droite détient
les pouvoirs exécutif et législatif, elle adopte une politique en D. En cas de cohabitation,
par exemple, la gauche détient la Maison Blanche et la droite le Sénat, Alesina et Rosen-
thal considèrent qu’un compromis de politique macroéconomique sera recherché et le taux
Compétition politique et performance macroéconomique 515
de chômage s’établira entre G et D. Cela signifie que certains électeurs qui préfèrent un
taux de chômage situé entre G et D seront plus favorables à une forme de gouvernement de
cohabitation plutôt que de confier le pays aux mains d’un seul parti.
Ce raisonnement permet à Alesina et Rosenthal de tenir compte du vote partagé
(split-ticket voting) et du cycle de mi-mandat. Un électeur qui préfère un taux de chômage
entre G et D devrait rationnellement voter pour installer un parti à la tête de la Maison
Blanche et un autre parti à la tête du Congrès. Si un parti, par exemple de gauche, gagne
l’élection présidentielle, un déplacement d’électeurs vers le parti de droite est attendu lors
des élections de mi-mandat car certains électeurs situés au centre de la distribution vont
essayer de renforcer le parti de droite au Congrès et ainsi rééquilibrer les pouvoirs.
Regardons maintenant comment ces modèles politico-économiques ont été validés
empiriquement.
et 1992. Van Dalen et Swank (1996) observent des hausses considérables des dépenses de
sécurité publique, telles que les dépenses de la défense, et celles des administrations
publiques lors des années électorales. Finalement, Schuknecht (2000), utilisant des données
provenant de 24 pays de l’OCDE, et Alesina, Roubini et Cohen (1997, ch. 7), utilisant des
données de 18 pays de l’OCDE, observent une hausse des dépenses publiques et des défi-
cits juste avant les élections.
La marge de manœuvre des politiques fiscales laissées à la discrétion des gouver-
nements est assurément limitée et, par conséquent, les hausses de dépenses et les baisses de
fiscalité durant les périodes d’élection ont tendance à être modestes – généralement de
l’ordre de 1 à 3 pourcent. Face à de si petites variations et à un comportement hétérogène,
il est tout à fait possible qu’une relation statistiquement significative ne puisse pas être
trouvée dans un ensemble de données, particulièrement lorsque celui-ci est petit. Cepen-
dant, les études plus récentes disposant de plus longues séries temporelles et utilisant des
données en panel semblent confirmer les travaux précédents de Tufte, et Frey et Schneider.
Il est difficile de ne pas en conclure que certains politiciens distribuent des fonds publics
avant certaines élections pour obtenir des votes 10.
Les résultats montrant que les gouvernements utilisent la planche à billet juste
avant les élections sont plus controversés, mais ils penchent encore dans la direction de
hausses opportunistes de l’offre de monnaie, habituellement mesurée par l’agrégat M1, à
l’aube des élections. Des preuves en ont été apportées pour les États-Unis par Allen (1986),
Richards (1986), Grier (1987, 1989a), Havrilesky (1987), Chappell et Keech (1988),
Heynes et Stone (1989), Williams (1990), et Carlsen (1997) ; pour l’Allemagne par Berger
et Woitek (1997) ; et pour 18 pays de l’OCDE par Alesina, Roubini et Cohen (1997, ch. 7).
Les contre-exemples, tous pour les États-Unis, viennent de Golen et Poterba (1980), Beck
(1984, 1987) et Hibbs (1987). Une fois de plus, les données en séries temporelles sont
souvent restreintes et, même là où la hausse opportuniste de la demande de monnaie est
démontrée, la significativité statistique et/ou économique n’est pas importante. Même dans
les pays comme les États-Unis et l’Allemagne, où l’indépendance de la banque centrale est
incontestée, les banques centrales ne sont pas complètement insensibles aux enjeux électo-
raux de leurs gouvernements.
10 Ce geste pourrait aussi être interprété comme cohérent avec les cycles politico-économiques avec anticipations
rationnelles de Rogoff et Sibert (1988) et Rogoff (1990). Toutefois, l’une des prévisions de ce modèle est que
« le leader politique sortant a une incitation à biaiser la politique budgétaire pré-électorale par des dépenses
publiques de consommation visibles et non des dépenses d’investissement » (Rogoff, 1990, p. 21). Plusieurs
études ont trouvé cependant que l’investissement est l’une des dépenses gouvernementales qui augmente juste
avant les élections (Blais et Nadeau, 1992 ; van Dalen et Swank, 1996 ; Schuknecht, 2000), encore plus que
les dépenses de consommation finale (Reid, 1998).
Compétition politique et performance macroéconomique 517
Cette allégeance partisane est-elle rationnelle ? Est-ce que les partis de gauche promettent
d’en faire davantage en ce qui concerne le chômage que ne le font les partis de droite ? Est-
ce vrai dans les faits ? Les réponses à ces deux dernières questions sont un « oui » très clair.
Une analyse du contenu du Rapport (annuel) économique du président et du
Conseil des conseillers économiques combinée aux plateformes des partis révèle une
importance plus grande accordée au chômage par les démocrates contre une attention plus
forte pour l’inflation par les républicains (Tufte, 1978, pp. 71-83). D’autres recherches
démontrent que les mêmes différences existent ailleurs dans le monde (Kirschen, 1974).
Ces différences en rhétorique vont de pair avec les différences dans le choix des
politiques. Utilisant des données trimestrielles pour la période de 1953-1990, Hibbs estime
les taux de croissance cible sous les administrations démocrates et républicaines et conclut
que le taux de croissance après inflation visée par les démocrates est typiquement d’envi-
ron 6 à 7 pourcent plus élevé que la moyenne historique. Sous les républicains au contraire,
la demande agrégée est à peine suffisante pour maintenir un taux de croissance moyen
(Hibbs, 1994, p. 10).
De plus, la politique monétaire des États-Unis a été plus expansionniste quand les
démocrates contrôlent les comités bancaires clés au Congrès et/ou occupaient la Maison
Blanche, bien que les différences de politiques ne sont pas uniformes à travers les admi-
nistrations (Hibbs, 1977, 1987 ; Beck, 1982c ; Chappell et Keech, 1988 ; Grier, 1991,
1996 ; Havrilesky, 1993 ; Caporale et Grier, 1998). Alogoskougis, Lockwood et Philippo-
poulos (1992) ont aussi trouvé que les gouvernements travaillistes menaient des politiques
monétaires plus expansionnistes au Royaume-Uni que les conservateurs ; et Alogoskougis
et Philippopoulos (1992) ont noté la même différence en Grèce. Alesina, Roubini et Cohen
(1997, ch. 7) ont prouvé la présence de biais partisans dans la politique monétaire dans leur
étude portant sur 18 pays de l’OCDE. Toutefois, Berger et Woitek (1997) n’ont pas été en
mesure de détecter un tel biais partisan dans la politique monétaire allemande.
À l’intérieur de l’échantillon de 18 pays de l’OCDE, Alesina, Roubini et Cohen
(1997, ch. 7) n’ont pas retrouvé de déficits budgétaires plus importants lorsque des partis
de centre-gauche étaient au pouvoir. Cependant, Blais et Nadeau (1992) ont observé des
dépenses inférieures et des déficits plus petits au sein des provinces canadiennes contrôlées
par des gouvernements de droite. De Haan et Sturm (1994) ont constaté que les pays de
l’Union européenne contrôlés par des gouvernements de gauche dépensent plus. Van Dalen
et Swank (1996) ont constaté que les gouvernements de gauche aux Pays-Bas allouent plus
de fonds à la sécurité sociale et aux soins de santé ; les gouvernements de droite dépensant
plus pour les infrastructures et la défense. Allers, de Haan et Sterks (2001) observent des
impôts fonciers locaux plus élevés dans les municipalités néerlandaises contrôlées par des
partis de centre gauche.
L’idéologie du parti au pouvoir semble donc influencer les politiques choisies.
Quelles différences ces politiques font-elles ? Puisque la portée de la littérature sur
les grandes politiques macroéconomiques politiquement orientées s’articule autour de l’ar-
bitrage chômage/inflation, il est naturel de regarder ces indicateurs de performance macro-
économiques. Le tableau 19.4 présente le taux de chômage U et le taux d’inflation P pour
les quatre années de chaque mandat présidentiel depuis 1952. La partie centrale du tableau
518 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
Tableau 19.4
Performance macroéconomique de l’économie américaine (1952-2000).
Année U P Année U P
1952 3.0 0.9 1980 7.1 12.4
1956 4.1 2.9 1984 7.5 3.9
1960 5.5. 1.5 1988 5.5 4.4
1964 5.2 1.2 1992 7.5 2.9
1968 3.6 4.7 1996 5.4 3.3
1972 5.6 4.4 2000 4.0 3.2
1976 7.7 4.8
Source : Council of Economic Advisors, Economic Report of the President. Washington, D.C. : US Government Printing Office, 1989, 2001. Les
chiffres pour 2000 sont non verifies.
Compétition politique et performance macroéconomique 519
indique que chacun des sept mandats présidentiels républicains a conduit en moyenne à une
hausse de 1 point de pourcentage du taux de chômage, une hausse de 20 pourcent par
rapport au taux de l’année précédant le début du mandat présidentiel. D’un autre côté, l’in-
flation a été réduite en moyenne de 1,4 point de pourcentage. Les cinq mandats présiden-
tiels démocrates ont abaissé le chômage en moyenne de 1,2 point de pourcentage par
mandat, alors que l’inflation a augmenté de 2,2 points de pourcentage.
Peut-être que les chiffres les plus révélateurs sont au bas du tableau pour les quatre
administrations républicaines et les trois administrations démocrates. Depuis 1952, les
administrations républicaines ont augmenté de 7 points de pourcentage le taux de chômage
et réduit de 8,9 points de pourcentage le taux d’inflation. À l’inverse, les démocrates ont
contribué à une hausse de 11,1 points de pourcentage du taux d’inflation et diminué de 6
points de pourcentage le taux de chômage.
Un résultat similaire est obtenu par Hibbs à partir du modèle en séries temporelles
pour la prévision du chômage et des niveaux de production réelle. Utilisant les données
trimestrielles à partir de 1953 :1 jusqu’à 1983 :2, Hibbs estime que les administrations
démocrates ont un impact à long terme sur l’économie qui tend à réduire le taux de
chômage de 2 points de pourcentage et à augmenter la production réelle d’environ 6 pour-
cent 11.
On pourrait faire valoir que les républicains se concentrent sur l’inflation quand ils
entrent en fonction parce qu’il s’agit du problème macroéconomique le plus important
auquel le pays fait face à ce moment et que les démocrates se concentrent sur le chômage
pour la même raison. Mais puisque les républicains reprennent le pouvoir aux démocrates,
et les démocrates aux républicains, cette observation ne contredit guère l’hypothèse du
biais partisan. La performance de l’administration Reagan est particulièrement révélatrice
à cet égard. On peut reconnaître que le chômage (7,1 %) et l’inflation (12,4 %) consti-
tuaient de sérieux problèmes lorsque Reagan a pris le pouvoir, mais finalement c’est l’in-
flation qui a monopolisé l’attention. À la deuxième année du mandat de l’administration
Reagan, l’inflation avait été réduite de plus de 65 %, alors que le chômage avait augmenté
à son niveau le plus élevé depuis la Deuxième Guerre mondiale, soit 9,5 %. Il a fallu atten-
dre six années avant que le taux de chômage ne tombe en dessous du niveau précédant l’in-
vestiture de Reagan.
Une dichotomie similaire est évidente dans d’autres pays. Hibbs (1977) présente
les données sur les taux de chômage et d’inflation au sein de douze démocraties occiden-
tales (Belgique, Canada, Danemark, États-Unis, Finlande, France, Italie, Norvège, Pays-
Bas, Royaume-Uni, Suède et Allemagne de l’Ouest) et les compare sur la période 1945 à
1969 pour les périodes durant lesquelles les partis socialistes-travaillistes étaient au
pouvoir. La corrélation entre un gouvernement de centre-gauche et le chômage est -0,68.
La corrélation entre un gouvernement de centre-gauche et l’inflation est +0,74 (voir aussi
Beck, 1982b ; Beetsma et van der Ploeg, 1996 ; Oatley, 1999).
Ces différences de performance dans le traitement du chômage ne passent pas
inaperçues pour les électeurs. Aux États-Unis, les personnes davantage touchées par le
chômage, ou qui perçoivent le chômage comme un problème national important, sont,
11 Hibbs (1987, pp. 224-32). Voir aussi Hibbs (1994, tableau 1, p. 4).
520 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
ceteris paribus, plus enclins à voter pour les démocrates (Kiewet, 1981, 1983 ; Kuklinski
et West, 1981). En Allemagne, un taux de chômage élevé augmente le pourcentage de vote
pour le parti social-démocrate de centre gauche (Rattinger, 1981). En France, un taux de
chômage élevé augmente la part des votes allant aux partis de centre-gauche, alors qu’au
contraire, un revenu élevé diminue leur part (Rosa, 1980).
Ainsi, la compétition pour les votes ne mène pas les partis opposés à converger
vers la même cible en matière de taux de chômage et d’inflation. La prédiction d’une forme
simple du théorème de l’électeur médian appliquée aux politiques macroéconomiques n’est
pas démontrée. Comment expliquer cette situation ?
Une première explication possible tient à ce que la distribution des préférences de
l’électeur n’est pas unimodale. Hibbs a mis l’accent sur l’importance des classes écono-
miques dans l’explication du soutien électoral des partis politiques et le lien entre cet appui
et les politiques macroéconomiques. L’existence de distinction de classes significative
pourrait être interprétée comme le résultat d’une distribution bi- ou multimodale des préfé-
rences des électeurs en matière de taux de chômage et d’inflation. Si les électeurs s’ab-
stiennent de soutenir un parti qui se positionne trop loin de leur position préférée, la
compétition pour le vote peut éloigner les plateformes des partis l’une de l’autre vers les
modes de la distribution (voir Downs, 1957, pp. 118-22 ; Davis, Hinich et Ordeshook,
1970 ; et le chapitre 11 de ce volume). Le traitement de l’abstention est susceptible d’être
particulièrement efficace dans les régimes parlementaires à représentation proportionnelle,
alors que l’électeur a souvent l’option de partis à la fois sur la gauche et la droite d’un parti
donné, et de nouveaux partis peuvent plus facilement émerger que dans les systèmes bipar-
tisans. Ainsi, on trouve des partis européens plus idéologiques que les deux partis améri-
cains, et des électeurs liés de plus près à leurs partis (pour un exemple, Hibbs, 1982c).
Une deuxième explication réside dans le fait que les plateformes des partis et les
identités des candidats sont déterminées par les militants des partis, et que ces militants ont
tendance à se retrouver plus dans la queue de distribution des électeurs qu’au centre 12 ce
qui entraînerait des choix de dirigeants de partis dont les différences de positionnement
sont plus marquées.
12 Pour poursuivre cette discussion et avoir d’autres explications sur les raisons qui expliquent pourquoi les partis
choisissent des positions politiques distinctes, voir Alesina et Rosenthal (1995, pp. 40-1).
Compétition politique et performance macroéconomique 521
d’économétrie pour chacun, il est utile de comparer leurs prévisions avec l’expérience des
États-Unis. Dans le tableau 19.5, les prévisions de chaque hypothèse sont résumées. En
présence d’un électeur rationnel, le modèle des cycles politico-économiques opportunistes
prédit seulement les politiques au moment de l’élection. Le modèle de Nordhaus et MacRae
(NM) prédit évidemment la même tendance quel que soit le parti au pouvoir – le chômage
augmente jusqu’à un sommet atteint dans la deuxième année du cycle, puis il baisse de
manière à ce que le parti s’engage en campagne électorale avec un chômage à son
minimum.
Les cycles politico-économiques partisans de Hibbs prédisent un chômage conti-
nuellement à la baisse sous les gouvernements démocrates et continuellement à la hausse
sous les républicains 13.
Le modèle Alesina et Rosenthal fait des prédictions tellement fortes qu’il est diffi-
cile de faire une juste comparaison avec les deux autres modèles. En termes de taux de
croissance, il prévoit une croissance au même rythme naturel pour les deux dernières
années pour les deux administrations, avec une croissance plus rapide pour les démocrates
et plus lente pour les républicains dans les deux premières années 14. Puisque le taux de
chômage s’ajuste lentement, le tableau 19.5 retranscrit ces prédictions en un mouvement
ascendant (hausse) du taux de chômage sous une administration républicaine qui culmine
dans la deuxième année pour ensuite converger vers le taux de chômage naturel. La même
tendance, mais opposée, est appliquée aux administrations démocrates. Cette tendance
correspond aux changements tendanciels dans le PIB estimé par Alesina, Roubini et Cohen
(1997, tableau 4.1, p. 76) et semble être une représentation raisonnable de cette classe de
modèles de cycles politico-économiques rationnels. Notons que quand les républicains
gouvernent, le modèle de Nordhaus et MacRae et le modèle d’Alesina et Rosenthal font
essentiellement les mêmes prédictions.
Avec le modèle d’Alesina et Rosenthal, il y a toutefois des complications supplé-
mentaires provenant de la spécification du taux de chômage naturel. Jusqu’aux années
1960, le plein emploi s’accompagnait souvent d’un taux de chômage proche de 4 %. Après
l’épisode de stagflation des années 1970, certains économistes ont révisé leurs estimations
de ce chiffre à 6 %. La performance de l’économie durant les années 1990 a laissé suggé-
rer que le chiffre de 4 % était en fait plus approprié. Définir le taux de chômage naturel
comme étant situé entre 4 % et 6 % semblerait biaiser ce concept de toute valeur prédic-
tive. Ainsi, dans un souci de comparaison, le taux de chômage naturel est défini dans une
fourchette allant de 4 % à 5 %. La colonne la plus à droite du tableau 19.5 nous indique
combien de fois les prédictions de chaque modèle correspondent aux chiffres réels du
chômage indiqués dans les colonnes de gauche. De manière cohérente avec les chiffres du
tableau 19.4, les prédictions du modèle partisan de Hibbs correspondent le mieux aux
données effectives. Le taux de chômage semble diminuer lorsque les démocrates sont à la
Maison Blanche, et augmenter lorsque les républicains occupent le bureau ovale.
Les modèles de Nordhaus et MacRae et d’Alesina et Rosenthal sont aussi perfor-
mants sous une administration républicaine. Il est intéressant d’observer que, même si les
13 Bien sûr, si plusieurs administrations démocrates se succèdent, le chômage arrêtera éventuellement de dimi-
nuer.
14 Voir Alesina et Rosenthal (1995, pp. 171-8, et particulièrement la figure 7.1 à la page 175).
522 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
modèles originaux de Tufte et Nordhaus étaient probablement inspirés par les actions de la
première administration Nixon (si « inspiré » est le mot juste), la performance de l’écono-
mie durant les deux administrations Nixon ne correspond pas pour aucune de ces années
Tableau 19.5
Scores des modèles de cycles politico-économiques.
Année Y1 Y2 Y3 Y4
Modèle Démocrates
Cycle électoral NM Hausse Max Baisse Min
Cycle partisan Hibbs Max Baisse Baisse Min
Cycle partisan AR Baisse Min Hausse Naturel
Scores
Administration Chômage NM Hibbs AR
Truman, 1949-52 5.9 5.3 3.3 3.0 3 4 0
Kennedy/Johnson, 1961-64 6.7 5.5 5.7 5.2 2 3 1
Johnson, 1965-68 4.5 3.8 3.8 3.6 2 4 2
Carter, 1977-80 7.1 6.1 5.8 7.1 1 3 1
Clinton, 1993-96 6.9 6.1 5.6 5.4 2 4 1
Clinton, 1997-2000 4.9 4.5 4.2 (4.0)a 2 4 2
Total Moyenne 4.7 12 22 7
Année Y1 Y2 Y3 Y4
Modèle Républicains
Cycle électoral NM Hausse Max Baisse Min
Cycle partisan Hibbs Min Hausse Hausse Max
Cycle partisan AR Hausse Max Baisse Naturel
Scores
Administration Chômage NM Hibbs AR
Eisenhower, 1953-56 2.9 5.5 4.4 4.1 2 2 3
Eisenhower, 1957-60 4.3 6.8 5.5 5.5 3 2 3
Nixon, 1969-72 3.5 4.9 5.9 5.6 0 3 0
Nixon/Ford, 1963-66 4.9 5.6 8.5 7.7 0 3 0
Reagan, 1981-84 7.6 9.7 9.6 7.5 4 1 3
Reagan, 1985-88 7.2 7.0 6.2 5.5 2 0 1
Bush, 1989-92 5.3 5.6 6.8 7.5 0 4 0
Total Moyenne 6.2 11 15 10
Total (2 partis) 23 37 17
aestimation
NM : modèle de Nordhaus et MacRae ; AR : modèle d’Alesina et Rosenthal
Source : Council of Economic Advisers, Economic Report of the President. Washington, D.C. : US Government Printing Office, 1989, 2000.
Compétition politique et performance macroéconomique 523
15 Il est intéressant de noter que quand Nordhaus (1989) retourne après plus de deux décennies pour examiner la
manière dont son modèle se comporte face aux modèles concurrents, il se concentre sur les données durant les
années Reagan.
16 Le modèle d’Alesina et Rosenthal fonctionnerait mieux si la croissance du revenu servait de mesure de perfor-
mance économique et moins bien avec une variable de changements de prix. Voir Drazen (2000, pp. 260-8).
17 Voir Nordhaus (1975, 1989) ; Hibbs (1977, 1986, 1987, 19992, 1994) ; Alesina et Sachs (1988) ; Alesina et
Rosenthal (1995) ; et Alesina et Roubini avec Cohen (1997).
524 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
Tableau 19.6
Études testant le CPE de Nordhaus et MacRae.
Soutien Rejet
Lächler (1978) McCallum (1978)
Tufte (1978) Golen et Poterba (1980)
Maloney et Smirlock (1981) Dinkel (1982)
Richards (1986) Beck (1982a,b,c)
Pack (1987) Brown et Stein (1982)
Keil (1988) Alt et Chrystal (1983)
Haynes et Stone (1989) McGavin (1987)
Lewis-Beck (1988)
Berger et Woitek (1997)
Hibbs a mobilisé trois ensembles de preuves pour valider sa théorie partisane : (1)
les différences systématiques entre les choix politiques des partis de centre-gauche et de
centre-droit, (2) les différences systématiques dans les résultats politiques des partis, et (3)
les fonctions de réaction de l’électeur telles que présentées dans (19.1) dans lesquelles les
électeurs font preuve d’une mémoire relativement longue avec des poids relativement
élevés (λ) portant sur les résultats électoraux en début de cycle électoral. Nous avons
amplement illustré les travaux empiriques validant ces deux premières catégories. Nous
allons maintenant discuter des preuves se rapportant à la troisième catégorie 18. Puisque les
modèles avec électeur rationnel (Alesina, 1987) supposent le même type de différences
dans les politiques partisanes que Hibbs, la plupart des preuves empiriques soutenant les
modèles d’Alesina peuvent être interprétées comme soutenant le modèle partisan rationnel.
La principale différence entre les deux concerne le calendrier du changement de politique.
Dans les modèles d’Alesina, toutes les actions viennent dans les deux premières années du
cycle électoral. Indirectement, Paldam (1979, 1981 b) a été le premier à valider empiri-
quement un tel modèle, presque une décennie avant qu’il ne soit formulé, en montrant que
les plus grands changements dans les variables principales sont survenus durant les deux
premières années suivant une élection, et que ces changements ne correspondent générale-
ment pas avec les prédictions du modèle de Nordhaus et MacRae. Alesina et Rosenthal
(1995, pp. 178-87) et Alesina, Roubini et Cohen (1997, pp. 83-93) nous apportent encore
plus de preuves. Par exemple, considérons les résultats de l’estimation d’Alesina, Roubini
et Cohen (1997, p. 92) :
L’équation est estimée avec des données trimestrielles pour la période 1947 :1 à 1993 :4.
Le taux de chômage est significativement relié au taux de chômage des trois derniers
trimestres et à une variable dichotomique, DR6, qui prend la valeur 1 pour la période du
deuxième au septième trimestre d’une administration républicaine (** indique un niveau de
18 Voir aussi Beck (1982b) et Swank (1993) qui valident le modèle partisan.
Compétition politique et performance macroéconomique 525
19.4.5 Discussion
Le comportement apparemment irrationnel de l’électeur tel qu’il est décrit par Alesina et
Rosenthal dans la phrase ci-dessus est, bien sûr, le type de comportement que le modèle de
Nordhaus et MacRae suppose. Même si ce modèle a fait l’objet de l’examen empirique le
plus exhaustif parmi tous les modèles de CPE, et enregistré la plus longue liste d’auteurs
qui le rejettent, nous avons toujours l’impression quand nous consultons la littérature que
20 Écrivant dans le début des années 1990, Alesina et Rosenthal auraient pu affirmer que leur prédiction d’une
perte de terrain pour le parti du président dans une élection partielle a toujours été confirmée. Mais l’élection
de 1998 a contredit ce résultat parfait.
Compétition politique et performance macroéconomique
Moyenne = –3,75
Source : Alesina and Rosenthal (1995, p. 84) for elections through 1990 ; Statistical Abstract of the United States, 1995, 1999 for the 1994 and 1998 elections.
528 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
ce résultat n’est pas totalement en désaccord avec les données. Une hypothèse plus naïve
que celle modélisée par Nordhaus et MacRae à propos du comportement politique oppor-
tuniste devrait être que les présidents vont tenter d’améliorer l’état de l’économie l’année
de l’élection. La littérature sur les changements à court terme dans les dépenses publiques,
les transferts, les taxes et la politique monétaire soutient largement cette hypothèse. Un
nouveau coup d’œil au tableau 19.5 révèle que le chômage a diminué entre la troisième et
la quatrième année de dix des treize mandats présidentiels depuis 1948. Seulement à deux
reprises, un Président se présentant pour sa réélection a perdu : J. Carter en 1980 et G. Bush
en 1992. À partir de ces chiffres, il est facile de conclure que les présidents ont essayé de
diminuer le chômage en période électorale et qu’ils ont été bien avisés de le faire.
Le modèle opportuniste de CPE prédit que chacun des partis va adopter le même
ensemble de politiques macroéconomiques. Dans sa critique féroce de l’article de Kramer
(1971), Stigler (1973) a écarté les résultats de Kramer en partie parce qu’« il n’y a aucune
différence entre les républicains et les démocrates dans ce qui a trait à la poursuite achar-
née d’un haut niveau d’emploi et des taux élevés et stables de croissance du revenu ».
Empiriquement, ceci doit être l’une des observations les moins bien fondées de Stigler. Les
travaux empiriques discutés plus tôt indiquent de manière univoque que les partis de droite
et de gauche poursuivent généralement des buts différents et produisent des politiques
macroéconomiques différentes.
Quelle conclusion tirer de ces résultats ? Quel modèle correspond le mieux aux
données ? Le modèle le moins satisfaisant est clairement la forme rigide du modèle d’anti-
cipations rationnelles qui prédit que les politiques économiques gouvernementales ne
peuvent pas affecter les variables économiques réelles, parce que ces politiques sont correc-
tement anticipées et parfaitement escomptées. Les gouvernements démocratiquement élus
ne semblent pas croire qu’il est futile d’essayer d’influencer le taux de chômage et de crois-
sance à travers des politiques macroéconomiques. Et les études empiriques suggèrent que
chaque parti au pouvoir a connu un certain succès à atteindre ses buts idéologiques.
En ce qui concerne les modèles CPE qui sont en concurrence, il semble qu’il y ait
un soutien empirique pour chaque CPE opportuniste et surtout ceux qui mettent l’accent
sur les différences partisanes. Pourtant, les postulats sur lesquels ces deux ensembles de
modèles reposent sont plutôt différents. Les modèles CPE opportunistes sont compatibles
avec Downs (1957, p. 28) en postulant que « les partis formulent des politiques pour gagner
des élections, plutôt que de gagner des élections dans le but de formuler des politiques ».
À l’inverse, les modèles CPE partisans « supposent que les partis gagnent des élections
pour formuler des politiques » (Chappell et Keech, 1986, p. 881 ; voir aussi Alesina et
Rosenthal, 1995, pp. 16-19). Une différence plus fondamentale dans les points de départ
semble impossible, mais peut-être que les deux points de départ sont partiellement corrects.
Downs défend son postulat de base en arguant qu’un parti politique ne pourrait poursuivre
aucun but s’il ne gagnait pas en premier lieu les élections. Le fait de gagner une élection
est la condition nécessaire à la poursuite de tous les objectifs supplémentaires et cela peut
expliquer la raison pour laquelle certains politiciens à un moment donné entreprennent des
actions opportunistes afin de remporter des élections.
Ayant gagné une élection, un parti peut se sentir libre de mettre en application
certains objectifs idéologiques et son degré de liberté peut varier en fonction de la marge
Compétition politique et performance macroéconomique 529
de sa victoire électorale, son avance dans les sondages et du délai jusqu’à la prochaine élec-
tion. Chaque postulat comportemental peut être correctement caractérisé par la motivation
des différents partis sur différents points dans le temps.
Une des contributions pionnières de la littérature des CPE a fait exactement ce type
de supposition. Frey et Lau (1968) postulent que les gouvernements de gauche devraient
dépenser plus que les gouvernements de droite lorsque leur popularité est élevée, mais
qu’ils essaieraient de diminuer le chômage et d’augmenter le revenu national à l’approche
des élections ou lorsque leur popularité converge vers une valeur critique (estimée dans leur
travail empirique à 52 %). Des taux de chômage en moyenne plus faibles et des taux d’in-
flation en moyenne plus élevés pour les gouvernements de centre-gauche se déduisent du
modèle de Frey et Lau comme une conséquence de leur tendance idéologique à dépenser
plus. Le comportement opportuniste des politiciens en poste pourrait aussi être observé à
quelques occasions. Le soutien empirique pour ce modèle alternatif, modifié pour prendre
en compte les spécificités économiques et les facteurs institutionnels, a été testé aux États-
Unis (Frey et Schneider, 1978 a), au Royaume-Uni (Frey et Schneider, 1978b, 1981 a) et
en Allemagne de l’Ouest (Frey et Schneider, 1983). Certains de leurs résultats empiriques
furent remis en question (Chrystal et Alt, 1981) et le modèle semble avoir été rejeté avec
les premiers modèles CPE.
Toutefois, ce modèle a été récemment redécouvert par nombre d’auteurs qui l’ont
amélioré par rapport à sa première formulation et l’ont validé empiriquement (Blais et
Nadeau 1992 ; Davidson, Fratianni et von Hagen, 1992 ; Carlsen 1997 ; Price, 1997). Par
exemple, Davidson et al. présentent un modèle satisfaisant qui inclut des différences parti-
sanes, mais dans lequel une administration présidentielle adopte des politiques pour dimi-
nuer le chômage dans la quatrième année d’un cycle électoral si le taux de chômage
augmente durant la troisième année. Ils valident empiriquement leur modèle en utilisant
des données pour les élections présidentielles américaines depuis 1916.
Tout modèle combinant des objectifs idéologiques et des comportements opportu-
nistes, substitue au comportement de maximisation des préférences, la myopie aux antici-
pations rationnelles, et ainsi, est critiqué au motif de son caractère ad hoc (i.e. consacré à
un but ou une fin particulière). Le but ou la fin particulière de cette littérature est l’expli-
cation de l’impact de la politique sur les variables macroéconomiques, et les effets de la
macroéconomie sur les résultats politiques. Si un modèle admet une maximisation étroite
et tournée vers l’avenir, le comportement rationnel n’explique pas toutes les données, et
alors peut-être qu’un ou plusieurs de ses postulats doivent être assouplis. Notre lecture des
résultats empiriques obtenus jusqu’à maintenant suggère que les modèles hybrides
correspondent mieux aux données que les alternatives extrêmes.
varient de l’électeur complètement myope qui tient seulement compte de l’état de l’écono-
mie avant de voter à un électeur très rationnel qui utilise les performances économiques
récentes pour juger de la compétence d’un parti ou d’une administration pour prédire ses
performances futures. Entre ces deux extrêmes se situe l’électeur disposant d’une rationa-
lité rétrospective qui garantit que son représentant va bien exécuter sa mission dans le futur
en le récompensant des bonnes performances du passé.
La preuve empirique en faveur d’une forme ou d’une autre de l’hypothèse de
l’électeur rétrospectif consiste en des enquêtes où les électeurs sont interrogés sur la
manière dont ils forment leurs choix électoraux, et des études de fonctions de vote et de
popularité. Comme les tableaux 19.1 et 19.2 le suggèrent, l’hypothèse de l’électeur
rétrospectif est largement confirmée. Le principal enjeu non traité dans ces études serait de
prendre en compte le poids des événements d’un passé lointain par rapport à celui des
événements d’un passé récent. Certaines études, à l’instar de celles de Fair (1978), Nord-
haus (1989, pp. 28-39) et Borooah et Borroah (1990), suggèrent que seuls les événements
actuels ou les plus récents concernant le chômage, l’inflation, etc., sont importants dans
l’explication du vote ou de la popularité d’un Président.
D’autres comme Hibbs (1982 c, 1987, 2000) et Peltzman (1990) ont estimé des
poids positifs et ayant un sens économique sur les performances du passé durant l’ensem-
ble du cycle électoral. En considérant les résultats pour les élections présidentielles, par
exemple, Peltzman (1990, p. 42) tire les conclusions suivantes : « ces résultats ne sont pas
cohérents avec la notion d’électeur myope qui accorderait de manière myope beaucoup
d’importance aux événements les plus récents. (…) L’attention maximale ne survient
jamais avec un décalage de deux ans mais généralement avec un décalage de quatre ans ».
Le tableau 19.1 présente les estimations d’un tel décalage de quatre années.
Hibbs (2000) tire aussi la conclusion que les données pour les 48 mois précédant
une élection sont évaluées par les électeurs au moment du vote. Son estimation de 0,95
pour le paramètre λ dans l’équation (19.1) implique, bien sûr, seulement un petit décalage
dans les poids accordés aux événements économiques passés. Si nous modélisons les déci-
sions d’un électeur en utilisant (19.1) et que nous supposons que les paramètres sont stables
à travers le temps, plutôt élevés dans ce cas-ci puisque la stabilité du paramètre n’a pas été
un des points centraux de la littérature, alors le coefficient de la variable dépendante retar-
dée dans une fonction de vote ou de popularité avec les valeurs actuelles des autres varia-
bles devient simplement une estimation de λ. Un retour sur les chiffres des tableaux 19.1
et 19.2 révèle que plusieurs des paramètres λ estimés de cette façon sont plutôt élevés ;
même si, bien sûr, plusieurs demeurent modestes. Alors que toutes les études ne corrobo-
rent pas les positions extrêmes de Peltzman et Hibbs, il y a certainement des preuves
supplémentaires confirmant leur modèle dans d’autres études.
Peu d’études utilisant des données de panel ont trouvé que les anticipations à
propos des conditions économiques futures améliorent davantage le modèle explicatif du
choix de l’électeur que les niveaux actuels ou passés (Kuklinski et West, 1981 ; Hibbing,
1987). Ces résultats confirment le postulat de l’électeur rationnel. Malheureusement, ces
études semblent être plutôt l’exception que la règle. La généralisation la plus sûre à partir
de cette littérature semble être que certaines formes de l’hypothèse de l’électeur rétrospec-
Compétition politique et performance macroéconomique 531
tif sont massivement confirmées sur le terrain empirique, mais avec une incertitude à
propos du nombre de mois ou d’années passés dont l’électeur tient compte lorsqu’il vote.
Figure 19.7
Équilibre en l’absence de courbe de Phillips.
d’inflation plus élevés tels qu’un gouvernement opportuniste produirait à long terme. Ainsi,
le gouvernement ne doit pas déclencher une élection au point M, mais plutôt au point E,
rendant caduque sa stratégie d’agir de manière opportuniste. Ainsi, l’économie connaît des
taux d’inflation plus élevés de manière permanente en raison de l’incapacité du gouverne-
ment à s’engager dans des politiques macroéconomiques plus responsables.
Tableau 19.7
Déficits publics, inflation et taux de chômage de 23 pays industrialisés, 1951-98.
Note : D = déficit public en % du PIB ; P=% de variation de l’indice des prix à la consommation ; U= taux de chômage ; « . » signifie données
manquantes.
a Les données de déficit concernent le déficit public pour les années disponibles, le déficit du gouvernement central a été pris en compte pour
Sources : Déficit, inflation et taux de chômage viennent du FMI, Financial Statistics, Octobre 1986
d’un pays était beaucoup plus petit que celui observé dans la réalité. Et les niveaux anor-
malement élevés ont perduré dans certains pays jusque dans les années 1980, longtemps
après que les prix du pétrole se soient stabilisés. Pourquoi les taux d’inflation de l’Autri-
che, de l’Allemagne et de la Suisse ont-ils plus ou moins retrouvé leur niveau d’avant le
choc pétrolier au début des années 1980, alors que le Danemark, la Finlande, l’Espagne et
la Suède enregistraient des taux deux fois supérieurs à ceux d’avant le choc ? Et pourquoi
Israël a-t-il fait l’expérience de niveaux d’inflation aussi élevés pour l’essentiel de la
période suivant la Deuxième Guerre mondiale ?
Une réponse partielle à ces questions a déjà été exposée dans notre discussion sur
les CPE et la politique partisane. Certains gouvernements ont gonflé leur offre de monnaie
juste avant des élections ; les gouvernements de gauche poursuivent généralement des poli-
tiques monétaires moins rigides et produisent des niveaux d’inflation plus élevés. Mais
Compétition politique et performance macroéconomique 535
nous allons maintenant considérer certaines pistes de réponses qui s’intéressent en particu-
lier à la question suivante : pourquoi des pays qui sont similaires économiquement expéri-
mentent des taux d’inflation aussi significativement différents ?
21 Pour une discussion des coûts et bénéfices de cette solution, voir Waller et Walsh (1996). Pour une discussion
générale sur la création des agences gouvernementales indépendantes et responsables, voir Mueller (1996a,
ch. 19).
536 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
19.7 DÉFICITS
19.7.1 Les faits
Le tableau 19.7 présente les chiffres des déficits budgétaires pour la majorité des pays
industrialisés depuis la Deuxième Guerre mondiale. Tout comme pour les chiffres de l’in-
flation, il existe une variation considérable au sein des pays. Néanmoins, une tendance
générale se dégage clairement. La première période de 5 ans (1951-1955) présente plus de
pays avec des surplus budgétaires que n’importe quelle autre période de 5 ans. Les déficits
importants en France, Irlande et Italie augmentent légèrement la moyenne des déficits pour
les années 1956-1960. À partir de cette période de 5 ans, la moyenne de déficit augmente
constamment jusqu’au début des années 1980 où elle se situe à presque 7 % du PIB. Ce qui
est vrai pour la moyenne des pays est aussi vrai pour les pays considérés au niveau indivi-
duel. Au cours de la première période de 15 ans, plus de la moitié des pays a fait l’expé-
rience soit de surplus budgétaires soit de déficits équivalents à moins de 1 % du PIB. Au
début des années 1980, un seul pays, la Norvège, disposant d’importants revenus pétroliers,
réalise des surplus budgétaires. La moyenne des déficits a diminué depuis 1985, mais il
reste vrai qu’une forte majorité de pays industrialisés continue d’accumuler des déficits au
cours des années 1990. Pourquoi la tendance des finances publiques à travers les 50 derniè-
res années a-t-elle changé au point de transformer la pratique des déficits budgétaires en
une norme 23 ? Dans la prochaine sous-section, nous allons présenter certaines hypothèses
explicatives.
22 Voir Grilli, Dourato et Tabellini (1991) ; Cukierman (1992) ; Alesina et Summers (1993) ; Havrilesky et
Granato (1993) ; Al Marhubi et Willett (1995) ont des difficultés à mettre en relation les taux d’inflation aux
différents indices d’indépendance des banques centrales proposés par Cukierman (1992). Des huit différentes
mesures examinées par Oatley (1999) une simple dichotomie entre les BCI fortes et modérément fortes d’un
côté et faibles de l’autre donne un résultat aussi bon que toutes les autres alternatives.
23 Weber et Wildavsky (1986, ch. 5 et p. 562 et suivante) prétendent que les états ont été confrontés à des problè-
mes de revenus plus faibles que leurs dépenses à travers toute leur histoire.
Compétition politique et performance macroéconomique 537
19.7.2 Hypothèses
19.7.2.1 Illusion budgétaire et la désillusion keynésienne
À travers le XIXe et la première moitié du XXe, les électeurs ont tenu les politiciens respon-
sables des budgets équilibrés. Même Roosevelt a promis l’équilibre budgétaire lors de sa
première campagne présidentielle. Ensuite, durant les années 1960, Buchanan et Wagner
(1977) affirment que la « révolution keynésienne » a changé l’attitude des économistes et
celle du public envers les dettes publiques. Puisque les Américains détiennent la majorité
de la dette fédérale, ils sont donc à la fois créditeurs et débiteurs, alors cela implique que
la dette publique n’a pas vraiment imposé de fardeau fiscal à la population. La logique de
l’économie keynésienne implique que de plus grands déficits pourraient être favorables à
l’économie parce que cela stimule l’activité économique et réduit le chômage.
L’individu rationnel manque d’incitatifs pour calculer de manière rationnelle les
conséquences des politiques gouvernementales. Un chèque reçu par courrier, une annonce
de réduction de fiscalité, ou une diminution dans le taux de chômage peuvent être facile-
ment observés et sont des manifestations grandement publicisées par les gouvernements.
L’inflation future ou les dettes futures que les politiques de déficit public laissent présager
demeurent obscures pour la majorité des électeurs. Ainsi, comme on leur a dit que les défi-
cits étaient en vérité une bonne chose pour l’économie, les citoyens ont arrêté de punir les
politiciens pour des déséquilibres et la compétition électorale a favorisé le déséquilibre
entre les recettes et les dépenses, impliquant des déficits budgétaires et de l’inflation
(tableau 19.7).
niveaux de chômage et d’inflation, il peut voter pour le parti d’opposition. S’il dispose d’un
revenu élevé, il est plus enclin à voter pour les partis de droite. Dans un tel système bipar-
tisan, le parti sortant peut toujours être tenu responsable de la situation macroéconomique
au moment du scrutin.
Toutefois, la majorité des pays européens évoluent dans un système multipartisan
qui mène souvent à un gouvernement formé par une coalition de deux ou plusieurs partis.
Dans une telle coalition, des différends à l’intérieur des gouvernements sur des choix poli-
tiques, comme par exemple la réponse appropriée à un choc économique, peuvent se
produire. Chaque parti a ses propres électeurs et aucun ne veut donner l’impression de
céder à un compromis qui se ferait au détriment de ses propres électeurs face à ceux des
autres membres de la coalition. Une forme de « guerre d’usure » en découle, dans laquelle
chaque parti s’accroche à l’espoir que les autres membres de la coalition vont céder les
premiers (Alesina et Drazen, 1991). Il en résulte que les politiques visant à gérer les chocs
économiques sont retardées et que l’économie en souffre.
Ce type d’argument peut expliquer pourquoi certains pays ont été capables de
s’ajuster plutôt rapidement aux chocs économiques et de réduire le niveau d’inflation pour
un retour à la normale, alors que d’autres s’ajustent plus lentement. Notons que cette hypo-
thèse, contrairement aux deux précédentes, nous offre aussi des prédictions claires à propos
des causes des différences d’ampleur des déficits entre les pays.
politiques à adopter une position fiscale conservatrice et vers la fin des années 1990, le
déficit fédéral avait disparu. Les électeurs américains semblent s’être débarrassés de leurs
illusions à propos du déficit.
Certaines des études citées en appui au modèle des CPE ont découvert que la dette
du gouvernement croît à la veille d’une élection (Blais et Nadeau, 1992 ; Alesina et Roubini
avec Cohen, 1997, ch. 9 ; Franzese, 2000 ; Schuknecht, 2000). Des biais partisans ont été
observés dans certaines de ces études (Blais et Nadeau, 1992), mais pas pour d’autres (de
Haan et Sturm, 1994 ; Alesina et Roubini avec Cohen, 1997, ch. 9) et au moins une étude
a démontré un biais inverse (Franzese, 2000).
Roubini et Sachs (1989) ont trouvé que les déficits publics étaient plus grands dans
des pays où les coalitions gouvernementales tendent à être de courte durée et composés de
plusieurs partis. Leurs résultats ont été confirmés par quelques études (Grili et al., 1991 ;
Alesina et Perotti, 1995 ; Franzese, 2000) 25, mais pas dans d’autres (de Haan et Sturm,
1994 ; de Haan, Sturm et Beekhuis, 1999).
La démonstration de von Hagen (1992) sur l’importance des institutions budgétai-
res dans l’explication des déficits a été corroborée par plusieurs autres études (par exemple,
de Haan et Sturm, 1994 ; Helland, 2000 ; Strauch, 2000).
Ainsi, comme c’est souvent le cas lorsque des hypothèses concurrentes sont
testées, les preuves sont plutôt équivoques quant aux déterminants du déficit public. Clai-
rement, aucune hypothèse seule ne peut tenir compte de toutes les différences.
19.8 RÉFLEXIONS
Le modèle de base abordé dans ce chapitre s’appuie sur des postulats différents à propos
du comportement de l’électeur, des partis et de l’économie. Sans surprise, ces modèles
génèrent souvent des prédictions divergentes. En effet, des différences importantes dans les
opinions des promoteurs de ces modèles existent quant à savoir comment les données vali-
dent leurs prédictions.
Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, nous pouvons peut-être expliquer les
difficultés des chercheurs à trouver un modèle qui soit compatible avec toutes les données
par le fait que plus d’un modèle soit nécessaire. Certains auteurs du modèle original du
CPE opportuniste semblaient avoir les politiques macroéconomiques de Richard Nixon en
tête quand ils ont écrit leur modèle, et certainement Richard Nixon était l’idéal-type de
l’opportunisme. Cependant, d’autres Présidents se sont peut-être comportés différemment
de Nixon.
Juan Perron a déjà offert le conseil suivant au Président du Chili :
« Mon cher ami : donne au peuple, particulièrement aux travailleurs, tout ce qui
est possible. Quand il semble que tu as déjà trop donné, donne-leur encore plus.
Tu vas voir les résultats. Tout le monde va essayer de te faire peur avec le spectre
25 Edin et Ohlson (1991) affirment que ce sont les gouvernements minoritaires plutôt que les gouvernements de
coalition qui produisent de plus importants déficits.
540 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
d’une économie qui va s’effondrer. Mais tout ça, ce sont des mensonges. Il n’y a
rien de plus élastique que l’économie dont tout le monde a peur parce que
personne ne la comprend. » (cité dans Hirschman, 1979, p. 65)
27 Frans van Winden (1983) a développé et simulé un modèle d’interactions entre le secteur privé et le secteur
public qui permet de séparer le rôle du travail, des firmes, des bureaucraties publiques, des groupes d’intérêt
et des partis politiques.
542 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
Cette littérature est immense et a mené à des publications d’au moins un manuel de plus de 800 pages.
Le livre de Drazen (2000), Political Economy in Macroeconomics, est une excellente introduction
à la littérature scientifique, même si ce livre est quelque peu mal intitulé, puisqu’il discute de prati-
quement tous les sujets de la littérature des choix publics.
Plusieurs auteurs des principaux modèles de CPE ont écrit leur propre revue de la littérature (Schnei-
der, 1978, 1982 ; Schneider et Frey, 1988 ; Nordhaus, 1989 ; Hibbs, 1992 ; Alesina, 1988a ;
Alesina, Roubini et Cohen, 1997).
Des revues additionnelles incluent Paldam (1981a, 1997), Alt et Chrystal (1983), Borooah et van der
Ploeg (1984), Gärtner (1994, 2000), Keech (1993) et Nannestad et Paldam (1994).
On peut également citer en langue française les travaux d’Auberger (2001) et Dubois (2005) pour une
revue de littérature exhaustive sur les cycles politico-économiques, et Dubois (2007) pour une esti-
mation microéconométrique des fonctions de vote en France en 1976 et 2006.
Aubin et Lafay (1995) estiment une fonction de réaction du taux d’intérêt de court terme sur la
période 1973-1993 (données mensuelles) en France. Ce travail met en relation la probabilité de
défaite électorale à partir des seuils de popularité des gouvernants.
Auberger et Dubois (2005) testent à l’aide d’un estimateur 3SLS l’influence des conditions écono-
miques nationales et locales sur le résultat des élections législatives françaises entre 1981 et 1997.
Enfin, au niveau local, Foucault et François (2005) démontrent empiriquement l’existence de cycles
politico-économiques opportunistes (et non partisans) pour le choix de dépenses publiques des
municipalités françaises de plus de 50 000 habitants.
20
GROUPES D’INTÉRÊT,
CONTRIBUTIONS DE CAMPAGNE
ET ACTIVITÉS DE LOBBYING
Karl Marx considérait que la société était divisée en deux classes antagonistes. Depuis,
cette idée a fait son chemin. En effet, de nombreux théoriciens de la politique ont observé
que les orientations idéologiques des partis, comme le vote des électeurs, répondaient à une
logique de classe. Plusieurs modèles de cycles d’affaires politiques font d’ailleurs l’hypo-
thèse qu’un parti s’adresse à la classe ouvrière et se donne comme objectif premier la
réduction du chômage, alors que l’autre, favorable à la classe capitaliste, cherche à main-
tenir les taux d’intérêts à leurs plus bas niveaux.
Il y a plus de 200 ans, James Madison a également observé que « les intérêts des
propriétaires et de ceux qui ne le sont pas divergent au sein de la société ». Mais il poursuit
en identifiant les divers intérêts des créanciers et des débiteurs : « l’intérêt foncier, l’inté-
rêt à produire, l’intérêt mercantile, l’intérêt financier, (et) beaucoup d’autres intérêts
mineurs ». Comme semble le suggérer Madison, dans une démocratie moderne, la politique
ne se réduit pas à un affrontement entre deux classes économiques antagonistes, mais s’ap-
parente plutôt à une lutte opposant une multitude de groupes aux intérêts divergents. Dans
ce chapitre, nous allons nous concentrer sur l’étude de ces groupes. Nous commencerons
par examiner les hypothèses relatives aux groupes d’intérêt, que proposent Olson (1965)
dans l’un des classiques de la littérature des choix publics.
sion sur les commissaires européens pour que l’application de la nouvelle législation soit
retardée d’un an. Le coût d’un bureau destiné au lobbying est de 1,5 million de dollars. La
probabilité que le lobbying soit efficace augmente avec le nombre de bureaux ouverts. Elle
est de 0,25 pour un bureau, 0,4 pour deux bureaux, 0,5 pour trois bureaux et 0,55 pour
quatre bureaux. L’entreprise G réalise que si elle ne tire aucun bénéfice de l’ouverture d’un
bureau, alors aucune entreprise n’en bénéficiera non plus. Le bénéfice qu’elle attend de
l’ouverture d’un bureau est de 0,25 fois 40 millions, ce qui est supérieur au 1,5 million que
nécessite la création d’un bureau. L’entreprise F se rend compte qu’elle ne tirera aucun
profit à ouvrir un bureau sauf si G en ouvre un également et calcule donc les bénéfices
qu’elle tire à ouvrir un deuxième bureau. La probabilité de réussite de cette activité de
lobbying supplémentaire de 0,15, une fois multipliée par les coûts de productions écono-
misés par F (20 millions), représente pour F une augmentation du profit espéré de
3 millions. Ce qui est supérieur au 1,5 million nécessaire à l’établissement d’un bureau.
Étant donné que G et F ont ouvert des bureaux, ni C ni A ne trouvent rentable d’en faire
autant. Ces deux dernières entreprises choisissent alors d’adopter un comportement de
passager clandestin. Elles vont donc profiter des efforts de lobbying de G et F en réalisant
des bénéfices respectifs de 4 millions € et 2 millions €. De cette façon, les faibles vont donc
exploiter les forts.
Il est également important de constater que le montant des dépenses de lobbying,
lorsqu’elles sont fixées par chaque entreprise indépendamment des autres, n’est pas
optimal du point de vue de l’ensemble du secteur. Un troisième et un quatrième bureau
rapporteraient respectivement 7,5 et 3,75 millions € de bénéfices pour l’industrie automo-
bile. Mais ces bureaux supplémentaires ne seront ouverts que si G et F ont la possibilité de
soudoyer C et A pour qu’ils le fassent. En outre, étant donné que C et A savent que G et F
ouvriront des bureaux quoi qu’il arrive, C et A peuvent réclamer des subventions à G et F
pour que ces premiers ouvrent un bureau 3. Verser une subvention serait dans l’intérêt de G
et F qui augmenteraient leur espérance de profit.
Une des prédictions contre-intuitives de la théorie d’Olson est que les groupes d’in-
térêt de petite taille parviennent plus facilement à obtenir des faveurs du gouvernement que
les grands groupes. Les politiques agricoles nationales corroborent cette hypothèse. Dans
les pays pauvres, où le secteur agricole est important et les membres de la classe moyenne
habitant dans les villes sont peu nombreux, les agriculteurs reçoivent des subventions à la
production faibles, voire négatives. Les gouvernements font en sorte que les agriculteurs
reçoivent moins que les prix du marché mondial. Dans les pays riches, où les agriculteurs
représentent une partie infime de la population active, ceux-ci reçoivent souvent d’énormes
subventions. Van Bastelaer (1998) étudie le niveau de subventions que reçoivent les agri-
culteurs sur la période 1955-1980. Elles vont de – 26,9 au Ghana à 85,9 pourcent en Suisse.
L’étude économétrique de Van Bastelaer confirme l’hypothèse d’Olson avec des données
sur 31 pays 4. On pourra trouver d’autres preuves de l’hypothèse d’Olson dans la littérature
expérimentale qui traite du problème du passager clandestin, abordée dans le chapitre 2.
3 Prenons le cas où C est d’accord pour payer seulement 1/7 des coûts du lobbying et G et F payent 6/7, ce qui
correspond à leurs bénéfices et A est d’accord pour payer seulement 1/15 des coûts de son bureau, avec les 3
autres qui se partagent les bénéfices. Au final A et C récupèrent respectivement 6,7 % et 13,3 % des bénéfices
retirés du lobbying mais en ne supportant que 1,7 % et 6,9 % des coûts.
4 Bastelaer prend une partie de ses données chez Krueger, Schiff et Valdés (1991).
Groupes d’intérêt, contributions de campagne et activités de lobbying 547
Bien qu’Olson ait focalisé ses travaux sur la question des groupes d’intérêts, il n’a
cependant pas proposé de véritable modélisation de leur fonctionnement dans le processus
politique et de leurs effets sur les décisions politiques. Cette lacune a cependant été
comblée par un grand nombre de chercheurs qui ont développé et testé des modèles poli-
tiques du comportement des groupes d’intérêts. Nous allons maintenant étudier ces
modèles.
5 Il peut évidemment en faire une autre utilisation, ce qui est courant en politique bien qu’illégal dans la plupart
des pays. On discutera cependant de la corruption plus loin dans le chapitre.
6 Austen-Smith (1997, pp. 312-20) fait une revue de la littérature sur les groupes d’intérêts qui ont pour seule
activité la transmission d’information.
548 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
teurs votent pour lui mais diminuent en même temps celle que d’autres électeurs lui
donnent leur voix. Évidemment, la situation idéale serait que la campagne d’information
augmente sa probabilité de succès dans l’absolu, que tous les électeurs qu’il informe votent
pour lui. En reprenant l’analogie avec la publicité, ces dépenses de campagne idéales s’ap-
parenteraient à des campagnes de persuasion ou à de la propagande. Quand une entreprise
de sodas informe ses consommateurs potentiels qu’elle lance une boisson aromatisée au
citron, elle augmente la probabilité que ceux qui aiment le citron achètent la boisson, mais
réduit la probabilité que ceux qui préfèrent l’orange, la cerise ou la vanille achètent cette
boisson. Par contre, quand cette même entreprise communique sur le fait que sa boisson « a
un meilleur goût » ou qu’elle « est meilleure que les autres boissons », elle augmente la
probabilité que tous les consommateurs potentiels l’achètent.
Cela s’applique tout à fait à un certain type de publicité politique. En effet, tous les
citoyens préfèrent des hommes politiques honnêtes plutôt que corrompus, compétents
plutôt qu’incompétents, etc. Un homme politique peut donc essayer de convaincre via la
publicité politique qu’il est plus honnête que son rival et ainsi augmenter la probabilité que
l’ensemble des électeurs vote pour lui. Cela vaut quelle que soit sa position sur le sujet x.
Dans cette section, nous allons nous pencher sur les implications qui découlent de l’exis-
tence de ce type de publicité politique 9.
Soit π J la probabilité qu’un membre du groupe i vote pour le candidat J. Soit I C J
et PC J , les dépenses de campagne d’information et de propagande de J. En supposant que
des membres du chaque groupe soient incertains quant à la position des deux candidats, la
probabilité qu’un membre du groupe i vote pour le candidat J est une fonction de la posi-
tion des deux candidats et de leurs dépenses d’informations et de persuasion.
πi J = πi J (x L , x R , I C L , I C R , PC L , PC R ) (20.1)
D’un autre côté, les dépenses d’information augmentent la probabilité que certains groupes
votent pour un candidat, tout en diminuant la probabilité que d’autres groupes votent pour
lui. Notons f les groupes qui préfèrent L quand ils sont parfaitement informés et r les
groupes qui préfèrent R, ce qui nous donne :
Les dépenses de propagande sont évidemment plus intéressantes que les dépenses en infor-
mation. Ces dernières, à moins d’être ciblées, réduisent la probabilité que certains groupes
9 Austen-Smith (1987) attribue une fonction similaire aux dépenses de campagne, tout en conservant l’hypo-
thèse qu’elles sont de nature informationnelle. Il suppose pour cela que, grâce à l’information qu’il reçoit, tout
électeur opposé au risque bénéficiera d’une réduction de l’incertitude concernant le programme d’un candidat.
550 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
π L = π L (x L , x R , C L , C R ), π R = π R (x R , x L , C R , C L ) (20.4)
Supposons pour commencer que l’électeur pense que la position des deux candidats est
fixée et que sa contribution aura pour seul effet de changer la probabilité de victoire du
candidat. L’électeur i choisit la contribution Ci qui maximise son utilité espérée E(Ui ),
sous la contrainte budgétaire (yi = vi + Ci ) où yi est le revenu de i. 10
∂Ui (x L , vi )
∂π L /∂C L [Ui (x L , vi ) − Ui (x R , vi )] = (20.7)
∂vi
hausse de l’utilité espérée qu’il retire de l’augmentation des chances de victoire de son
candidat favori est supérieure à la désutilité engendrée par la baisse de son revenu.
Plaçons-nous désormais du point de vue d’un candidat. Si, durant la campagne, il
adopte le même programme que son adversaire, les contributions qu’il recevra seront
nulles. Il aura 50 pourcent de chance de remporter les élections. En s’écartant du
programme de son adversaire, il va pouvoir obtenir des contributions qui vont lui permet-
tre d’augmenter ses chances de victoire. Cependant, il doit également garder à l’esprit
qu’en se démarquant de son adversaire, il fournira des contributions de campagne à son
adversaire. Alors que la concurrence pour les voix au sens de Downs fait converger les
candidats vers l’électeur pivot, au contraire, la concurrence pour les contributions de
campagne les amènera à s’éloigner de cette position médiane. En réalité, la concurrence
pour les voix conduit à la concurrence pour les contributions et cette dernière mène à une
différenciation des programmes.
Donc en choisissant x L , L doit prendre en compte les effets de son choix à la fois
sur ses propres dépenses de campagne et sur celles de son adversaire, c’est-à-dire que
C L = C L (x L , x R ) et que C R = C R (x L , x R ). Si x R reste fixe, le x L qui maximise les
chances de succès de L, π L , satisfait :
∂π L ∂C L ∂π L ∂π L ∂C R
=− − (20.8)
∂C L ∂ x L ∂ xL ∂C R ∂ x L
où π L est donné par (20.4). Si les contributions de campagne versées aux deux candidats
sont nulles, chacun choisira un programme qui maximise la probabilité de gagner les élec-
tions, c’est-à-dire la position médiane. En revanche, si un candidat gagne plus de voix en
dépensant les contributions de campagne qu’il reçoit et en s’éloignant des positions de son
adversaire, il sera alors effectivement amené à quitter la position médiane. L’équation
(20.8) montre que L va choisir le point où l’augmentation marginale de la probabilité de
succès, engendrée par les contributions supplémentaires qu’il obtient en se démarquant de
R, égalise la diminution de la probabilité de succès provoquée par cette stratégie de diffé-
renciation, qui augmente également les contributions reçues par R. Ainsi, si les dépenses de
campagne génèrent des voix supplémentaires et que les contributions de campagne dépen-
dent des programmes que proposent les candidats, ces derniers devront déterminer leur
programme en tenant compte des contributions potentielles que leurs positions entraîne-
raient. L’argent affectera donc à la fois l’identité du vainqueur et les programmes sélec-
tionnés par les deux candidats.
Nous pouvons voir que lorsque les dépenses de campagne amènent des voix
supplémentaires, la distinction entre « l’homme politique » et « l’homme économique »
disparaît. Une augmentation marginale des contributions de campagne d’un euro modifiera
à la fois le nombre de voix espérées par chaque candidat et les programmes qu’ils adopte-
ront. Sachant que ces programmes dépendent des contributions qu’ils vont entraîner, les
donateurs vont prendre en compte non seulement l’effet de leur contribution sur la proba-
bilité de victoire de leur candidat mais aussi l’effet qu’elle aura sur les programmes des
deux candidats. La probabilité que L gagne peut s’écrire de la manière suivante
π L [x L (C L , C R ), x R (C L , C R ), C L , C R ] et Ui devient Ui [x L (C L , C R ), vi ] ou
Ui [x R (C L , C R ), vi ] qui dépend de l’identité du vainqueur. En remplaçant ces fonctions
552 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
dans (20.6) et en maximisant par rapport aux contributions que i verse à L et vi , on obtient :
∂π L ∂ x L ∂π L ∂ x R ∂xR
+ + [Ui (x L , vi ) − Ui (x R , vi )]
∂ x L ∂C L ∂ x R ∂C L ∂C L
∂Ui (x L , vi ) ∂ x L ∂Ui (x R , vi ) ∂ x R
+ πL + (1 − π L ) (20.9)
∂ xL ∂C L ∂xR ∂C L
∂Ui (x L , vi )
= .
∂vi
Le premier terme de l’équation (20.9) représente la variation de l’utilité espérée de i s’il
contribue à la campagne de L. Cette variation provient de l’effet de sa contribution sur la
probabilité de victoire de L. Si i préfère R, c’est-à-dire si Ui (x L , vi ) − Ui (x R , vi ) < 0, le
premier terme sera négatif et i devrait ne rien donner à L, sous l’hypothèse que les postions
de L sont fixées 12. Mais si la probabilité que L gagne (π L ) est élevée et que l’augmenta-
tion de l’utilité que i retire d’une variation de x L est importante, alors le second terme de
(20.9) est grand et positif et pourrait compenser le premier terme, incitant i à contribuer à
L, même s’il préfère R 13. Ainsi, lorsque les candidats sélectionnent leurs programmes en
fonction des contributions de campagne, i pourrait verser des contributions aux deux candi-
dats, afin de rapprocher davantage l’un vers sa position optimale et de réduire la distance
qui le sépare de l’autre. Un électeur soutiendra financièrement les deux candidats seule-
ment si les programmes des candidats sont influencés par les contributions de campa-
gne. Ainsi, le fait que certains Comités d’Action Politique (« Political Action Committee »),
CAP, et groupes d’intérêt financent les deux candidats à la fois lors d’une élection implique
que ces derniers modifient bel et bien leurs programmes afin d’obtenir le plus de contribu-
tions possibles 14.
Les résultats que nous venons de présenter ont été établis par différents auteurs à
partir d’hypothèses différentes. Grossman et Helpman (1996) supposent, par exemple,
l’existence de deux groupes d’électeurs au lieu de deux types de dépenses électorales. Il y
a le groupe des électeurs mal informés et celui dans lequel les électeurs sont informés et
votent, conformément à un modèle de Downs, pour le candidat proposant le programme le
plus proche de leur position idéale. En revanche, les électeurs mal informés sont « influen-
çables ». Ils « peuvent être influencés par les messages qu’ils reçoivent au cours de la
campagne » (p. 268.). Les contributions électorales du modèle de Grossman-Helpman ont
donc les mêmes caractéristiques que les campagnes de propagande décrites précédemment.
Elles ont à la fois un effet sur les probabilités de victoire de chaque candidat et sur les posi-
tions qu’ils prennent 15.
12 Le premier facteur dans le premier terme est positif. Si la contribution de i versée à L augmente x L , il rappro-
che x L de x R augmentant π L . Si la contribution de i à L réduit x L , il réduit aussi π L . Le même raisonnement
tient pour le deuxième terme du facteur et ∂π L /∂C L > 0.
13 Le signe du troisième terme est ambiguë, car R peut être à droite ou à gauche du point idéal de I et donc sa
contribution à L peut éloigner R de ce point ou alors l’en rapprocher.
14 Voir Jacobson et Kernell (1983, p. 36). Poole et Romer (1985, p. 95) fournissent un soutien modeste à cette
prévision.
15 Voir aussi Ben-Zion et Eytan (1974) ; Bental et Ben-Zion (1975) ; Kau et Rubin (1982) ; Kau, Keenan et Rubin
(1982) ; Jacobson et Kernell (1983) ; Denzau et Munger (1986) ; Austen-Smith (1987) ; Congleton (1989) ;
Hinich et Munger (1989, 1994, chap 9 et 10) ; Morton et Cameron (1992) ; Grossman et Helpman (1994) et
Ball (1999).
Groupes d’intérêt, contributions de campagne et activités de lobbying 553
Bien que nous ayons illustré, avec un modèle unidimensionnel, les principales
relations inhérentes au financement de la vie politique, le rôle important joué par l’incerti-
tude dans ce modèle simplifie la prise en compte des groupes d’intérêt et des contributions
de campagne dans le modèle de vote probabiliste du chapitre 12. Plusieurs articles que nous
venons de citer ont d’ailleurs établi l’existence d’un équilibre dans un espace multidimen-
sionnel (portant sur plusieurs questions) en utilisant des variantes du modèle du vote proba-
biliste.
Les modèles de contributions de campagne ont produit de nombreuses prévisions
ainsi qu’une littérature pléthorique qui s’est donnée pour objectif de tester ces prévisions.
Plus particulièrement, on peut penser que la relation entre les dépenses et les voix
gagnées n’est pas linéaire. Pour démontrer cela, la comparaison avec les dépenses publici-
taires est toujours pertinente. L’objectif des campagnes publicitaires des grandes marques
de soda est, dans un premier temps, de se faire connaître du grand public, puis, dans un
second temps, de rappeler l’existence de leur marque, de manière à ce que, lorsque l’on
commande une boisson dans un bar, on pense immédiatement à leur marque en particulier.
On peut s’attendre à ce que les ventes engendrées par ce type de publicité suivent une
courbe en S. Plus la population est inondée de publicités et plus la productivité marginale
des messages publicitaire diminue, c’est-à-dire que chaque nouveau message attirera un
peu moins de nouveaux consommateurs.
Le même raisonnement s’applique à la publicité politique. La principale difficulté
rencontrée par les nouveaux arrivants en politique est de se faire un nom. À moins d’être
fils de président ou ancien champion de judo, le candidat démarre au début de la fonction
en S décrite dans (20.1) 16. Au début de la campagne, ses dépenses sont très productives.
En effet, les électeurs de gauche voteront pour le candidat de gauche dès lors qu’ils auront
des informations pour l’identifier. Mais plus les citoyens reçoivent d’informations supplé-
mentaires et plus le nombre de voix que le candidat peut gagner par euro investi dans la
campagne diminuera, pour arriver à zéro au point C z sur le graphique.
Nous pouvons tirer deux enseignements de ce graphique. Premièrement, sous l’hy-
pothèse que la courbe est toujours croissante, le candidat sera incité à dépenser toutes les
contributions récoltées lors de sa campagne. Deuxièmement, l’objectif du candidat est de
récolter suffisamment d’argent pour atteindre C z , le point où le retour sur investissement
des dépenses du candidat en termes de voix est nul.
Une autre prédiction importante peut être déduite de l’analogie entre la publicité
politique et celle des entreprises. La publicité procure un capital intangible 17. Une marque,
comme Coca-Cola, déjà bien installée sur le marché des sodas, aura besoin de dépenser
beaucoup moins pour maintenir son capital qu’un nouvel entrant pour se constituer un
capital. Cette asymétrie crée une barrière à l’entrée sur le marché des sodas et procure un
avantage substantiel au candidat sortant sur le marché politique. Quand un nouvel entrant
sur la scène politique se lance dans la campagne pour les élections régionales, il commence
à l’origine dans le graphique, alors qu’un député sortant, commence à un point Ci et a donc
un avantage significatif sur son challenger.
Toutes ces prévisions relatives aux dépenses de campagne ont reçu un large
soutien empirique. L’étude de Grier (1989) portant sur les élections au Congrès américain
de 1978 à 1984 prend en compte les principales caractéristiques du modèle de dépenses de
campagne. Son résultat majeur est donné par la régression suivante, avec laquelle il
explique les voix (Vt ) obtenues par les candidats sortants :
Tableau 20.1
Les effets marginaux des dépenses de campagne du sortant et du challenger sur la part de voix obtenues par le sortant,
élections à la chambre des Représentants 1984.
18 Abromowitz (1988) obtient des résultats similaires à ceux de Grier pour les élections au Sénat sur la période
1974-86. Welch (1976) et Jacobson (1985) obtiennent aussi des résultats qui suggèrent une baisse de rende-
ment marginal des dépenses de campagne.
19 Des rendements marginaux négatifs sont également possibles si la courbe du graphique 20.1 était décroissante
à partir d’un certain niveau de dépenses. Coates explique que ces points peuvent exister et qu’il est probable
que les candidats engagent des dépenses supérieures à ceux-ci, car ils ne savant pas où ces points se situent.
Levitt (1994) adopte une stratégie ingénieuse qui consiste à éliminer toutes les caractéristiques spécifiques aux
circonscriptions et aux candidats en incluant dans son échantillon seulement les élections dans lesquelles les
deux candidats ont été face à face au moins deux fois. Levitt trouve que les dépenses du sortant n’ont aucun
effet marginal et celles des challengers ont un effet quasi nul. On peut cependant remettre en question sa
démarche car elle ne prend pas en compte les effets d’interaction entre les dépenses et les caractéristiques du
candidat ou de sa circonscription.
556 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
Tableau 20.2
Dépenses et voix dans les élections législatives françaises de 1997.
* exprimées en FF
Le tableau 20.3 présente les résultats d’un échantillon d’études représentatives sur
le sujet. La majorité d’entre elles conclut à un effet marginal important des dépenses de
campagne engagées par les challengers. Et même lorsqu’elles mettent en évidence un effet
marginal significatif des dépenses des sortants, elles concluent que les dépenses des chal-
lengers restent plus productives.
La forte corrélation des dépenses des deux candidats (Jacobson, 1978 et 1985)
explique également la difficulté à estimer les effets des dépenses de campagne. Ce
problème est amplifié dès lors que l’on tient compte des effets rétroactifs des voix obtenues
par les candidats sur les dépenses qu’ils engagent. Il semblerait que la plupart des sortants
gagnent les élections. Une étude de Glantz, Abromowitz et Burkart (1976), qui s’intéresse
aux élections à la Chambre des Représentants en Californie, montre que seuls 16 députés
sortants sur 511 perdent leurs sièges. La plupart d’entre eux sont quasiment certains de leur
réélection, quel que soit le niveau de leurs dépenses. Ils reçoivent donc relativement peu de
contributions et ont des dépenses assez faibles. Les sortants qui font face à des élections
serrées recevront davantage de fonds, mais le montant qu’ils doivent dépenser pour gagner
une voix reste inférieur à celui de leur challenger. Il est possible qu’une régression en coupe
instantanée qui inclut les deux types de sortants ne parvienne à capter la relation positive
qui existe entre les dépenses et les voix gagnées dans une élection serrée. Le problème de
la circularité de la relation dépenses-voix gagnées peut expliquer le résultat surprenant
Groupes d’intérêt, contributions de campagne et activités de lobbying 557
observé par Palda et Palda (1998) pour les élections parlementaires en France en 1993. Ils
trouvent que même si, de manière générale, les dépenses de campagne augmentent le
nombre de voix obtenues par le sortant et le challenger, les sortants qui financent leur
campagne de leur poche réussissent beaucoup moins bien. L’interprétation de Palda et
Palda est que les électeurs sanctionnent les sortants qui essayent « d’acheter leur réélec-
tion ». Une autre interprétation est que les sortants n’ont pas utilisé leurs fonds propres
lorsque leur challenger ne représentait pas une menace sérieuse et que la variable « fonds
propres » approxime uniquement le caractère plus ou moins serré d’une élection, ce qui
peut expliquer son coefficient négatif dans la régression en coupe instantanée 20.
Tableau 20.3a
Résumé des résultats des principaux articles qui étudient la relation entre les voix obtenues par les candidats et leurs
dépenses de campagne, aux élections préseidentielles, à la Chambre des Représentants et au Sénat des États-Unis.
a. Kau, Keenan et Rubin (1982) et Kau et Rubin (1993) font une régression de la marge de victoire du vainqueur sur ses dépenses et celles du
perdant. Mueller attribue les taux de victoire élevés des sortants à leur qualité de sortant.
b. Les échantillons sont limités aux élections dans lesquelles les deux candidats sont opposés plus d'une fois. Les coefficients attribués aux dépen-
ses du challenger sont beaucoup plus faibles que dans les autres études.
c. Snyder fait une régression de la part des voix obtenues par les démocrates sur leur part dans les dépenses totales. La « significativité » des
dépenses des républicains est déduite de la « significativité » de la part des dépenses des démocrates dans les dépenses totales.
20 Johnson (1978) met l’accent sur la difficulté à évaluer la relation entre les dépenses et les voix gagnées avec
des données en coupe transversale. Welch (1981) et Jacobson (1985) font une revue de la littérature qui traite
de la question de la simultanéité.
558 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
Tableau 20.3b
Résumé des résultats des principaux articles qui étudient la relation entre les voix obtenues par les candidats et leurs
dépenses de campagne, à d’autres élections.
a. Palda (1973, 1975) utilise le vote de tous les candidats comme variable dépendante. Le fait d'être sortant est traité comme une variable
dummy (qui est significative).
Votes
Dépenses
0 CI CZ de campagne
Figure 20.1
Relation entre votes obtenus par les candidats et leurs dépenses de campagne.
Une étude de Nagler et Leighley (2002) montre bien la circularité de la relation qui
existe entre le caractère plus ou moins serré d’une élection et le niveau des dépenses élec-
torales. Ils testent l’hypothèse de Snyder (1989) selon laquelle les candidats à l’élection
présidentielle (américaine) engageront des dépenses électorales plus importantes dans les
États indécis où les élections seront serrées. Ils évaluent un modèle à deux équations qui
Groupes d’intérêt, contributions de campagne et activités de lobbying 559
expliquent, d’une part, la répartition des dépenses pour les élections présidentielles améri-
caines de 1972 et, d’autre part, la relation entre dépenses et voix obtenues. Leur modèle
prédit l’allocation des dépenses de campagne de Nixon et de McGovern pour chaque État
et trouve que les dépenses des deux candidats ont bien des effets marginaux élevés.
Enfin, lorsque les membres du Congrès américain votent au sujet d’une loi visant
à réduire les dépenses de campagne, ils semblent être guidé par la « croyance » que ces
dépenses agissent différemment sur leurs chances de réélection (Bender, 1988 et 1991).
d’obtenir certaines « faveurs politiques » (Snyder, 1990). Stratmann (1992a) montre que les
CAP agricoles seront davantage enclins à financer les députés indécis qui n’ont pas une
opinion arrêtée sur les questions agricoles. Grier et Munger (1991) font l’hypothèse que les
députés se sentiront davantage redevables envers leurs donateurs lorsque les élections sont
serrées. Sachant cela, ces derniers seront incités à verser des contributions plus importan-
tes en cas d’élections disputées. Ils auront également tendance à financer en priorité les
députés venant de circonscriptions dont les caractéristiques idéologiques et économiques
compliquent leur réélection (Stratmann, 1996b). Poole et Romer (1985) établissent aussi
que les candidats sortants reçoivent des contributions importantes lors d’élections serrées
et concluent, en citant Jacobson (1985) et Kau et Rubin (1982), que « ce résultat, comme
celui relatif aux contributions faites au challenger, semble être le plus robuste de la littéra-
ture empirique sur les contributions électorales » (p. 101).
Le modèle de contributions de campagne de « l’homme économique », donateur-
investisseur recueille également un large soutien empirique. En effet, il est conforté par de
nombreuses études qui observent un lien systématique entre les intérêts économiques des
donateurs et les positions des destinataires des contributions 22. En s’appuyant sur la théorie
des commissions permanentes de Shepsle et Weingast (1987), Krozner et Stratmann (1998)
conjecturent l’existence d’une relation d’échange de long terme entre les membres des
comités permanents et les groupes d’intérêt réglementés par ces comités. Ils vont ensuite
tester leur intuition en utilisant des données sur les contributions faites par des banques de
détail et d’investissement, des entreprises dans le secteur de la sécurité et des assurances,
aux membres de la Chambre des Représentants de 1983 à 1992. Les résultats qui suivent
confirment leur prévision :
1. Les contributions les plus importantes sont destinées aux membres de la commis-
sion bancaire de la Chambre des Représentants (House Banking Committee).
2. Les contributions des lobbies dont les intérêts sont opposés à la législation de la
commission bancaire sont négativement corrélées pour les membres de cette
commission, mais positivement corrélées pour tous les autres députés.
3. Les contributions de ces lobbies à un membre de la commission en particulier
diminuent fortement quand il quitte son poste au sein de la commission bancaire.
4. Les députés de cette commission qui ne parviennent pas à obtenir des contributions
importantes ont tendance à la quitter.
Si les lobbies du secteur financier et les députés sont impliqués dans des relations
d’échange sur le long terme, les banques commerciales et les compagnies d’assurance sauront
« qui sont leurs alliés » dans les commissions et concentreront leurs contributions sur ces
derniers (résultat 2). Étant donné qu’il n’y a pas de relation d’échange de long terme entre les
entreprises du secteur financier et les députés qui ne sont pas dans la commission bancaire, les
22 Voir Munger (1989) ; Grier et Munger (1991) ; et Dow, Endersby et Menifield (1998). L’échec de Grier,
Munger et Torrent (1990) à mettre en évidence des schémas systématiques de contributions des groupes d’in-
térêt vers les sénateurs fournit indirectement un soutien empirique à l’existence d’une relation d’échange à
long terme entre les membres de la Chambre des Représentants et les groupes d’intérêt. Leur explication est
que les règles du Sénat sont très différentes de celles de la Chambre des Représentants et qu’elles diminuent
l’importance accordée à un sénateur faisant partie d’une commission de la Chambre des Représentants. Poole
et Romer (1985) trouvent cependant une faible corrélation entre les contributions de campagne et les commis-
sions dans lesquelles se trouvent les députés à la Chambre des Représentants.
Groupes d’intérêt, contributions de campagne et activités de lobbying 561
lobbies financiers répartiront leurs contributions de manière égale entre tous les autres
membres du Congrès. Les montants de ces contributions seront donc nécessairement peu
élevés. Les résultats 3 et 4 confortent bien l’hypothèse de l’existence de relations d’échange 23.
Snyder (1992) démontre également que les lobbies établissent des relations de long
terme, dites « d’investissement » avec les députés. Un lobby donné a tendance à financer
toujours les mêmes députés d’une année à l’autre. Ceci est d’autant plus vrai pour les
lobbies à vocation économique que pour les lobbies idéologiques. Étant donné que les
députés les plus âgés ont plus de chance de quitter leur poste (retraite ou décès), ils reçoi-
vent moins de contributions que les plus jeunes députés, toutes choses égales par ailleurs.
C’est sans doute Stratmann (1995 et 1998) avec ses travaux sur le choix du
moment opportun pour faire une contribution, qui a mis le mieux en évidence le caractère
intéressé de la relation entre les groupes d’intérêt donateurs et les députés. Si les donateurs
prenaient les positions des députés comme données et finançaient simplement ceux qui ont
les positions qui leur sont le plus favorables, on pourrait s’attendre à des contributions régu-
lières tout au long du cycle électoral, ou qui suivent un schéma conforme à ce cycle. D’un
autre côté, si les groupes d’intérêt essayaient d’influencer le vote des députés sur certaines
questions, on pourrait s’attendre à des montants de contribution plus importants dans deux
cas. Soit juste avant que ces questions soient soumises au vote afin de « rappeler » aux
députés la relation d’échange implicite que les lie, soit juste après le vote, en guise de
récompense. Stratmann (1998) montre, en effet, que les contributions du lobby agricole
arrivent majoritairement au moment de votes clés sur les questions agricoles.
diaire de leurs contributions. Langbein (1993) a, par exemple, étudié le schéma des contri-
butions de la National Rifle Association (favorable au port des armes à feu) et de l’asso-
ciation citoyenne Handgun Control (pour le contrôle des armes à feu) aux États-Unis. On
pourrait s’attendre à ce que l’idéologie soit un déterminant important de la décision d’un
individu d’adhérer et de financer un de ces lobbies et donc que le modèle de « l’homme
politique » ou du « donateur-consommateur » s’applique à ce cas de figure. Mais Langbein
(1993) trouve au contraire que la NRA finance aussi bien les députés pro-armes que ceux
qui sont pour le contrôle des armes. Comme on peut s’y attendre, plus un député pro-armes
reçoit de contributions de la part de la NRA, plus il aura tendance à soutenir les intérêts de
ce lobby. Mais, plus étonnant, plus un député pour le contrôle des armes est financé par la
NRA, plus il s’éloigne de sa position initiale. Les contributions financières sont donc déci-
sives même pour des questions aussi chargées idéologiquement et émotionnellement que le
contrôle des armes à feu.
tions aux effets économiques plus diffus (en dehors de leur circonscription). On pourrait
s’attendre à ce qu’une loi interdisant le travail des enfants ait des conséquences écono-
miques assez larges et à ce qu’elle comporte une composante idéologique importante.
Davidson, Davis et Ekelund (1995) trouvent pourtant que les votes au Sénat sur le Child
Labor Act de 1937 sont fortement corrélés aux impacts économiques restreints de la légis-
lation sur chacun des États. Les sénateurs des États pénalisés par la loi (comme les États
ayant beaucoup d’entreprises exportatrices, dans le secteur du textile ou dans les services
domestiques, c’est-à-dire dans les secteurs qui emploient le plus d’enfants) se sont majori-
tairement prononcés contre le Child Labor Act. Les sénateurs des États qui étaient favori-
sés ont voté pour son adoption. Libeacp (1992) et Ramirez et Eigen-Zucchi (2001) ont
obtenu des résultats similaires en étudiant respectivement le vote des sénateurs sur le
Sherman Antitrust Act de 1890 et le Clayton Act de 1914 26.
Dans un papier extrêmement ambitieux, Peltzman (1985) se propose d’expliquer
« le vote des membres du Congrès américain au cours du vingtième siècle ». Il montre que
« les changements politiques profonds » survenus au cours du siècle peuvent être « large-
ment attribués à l’évolution des intérêts économiques » (p. 669). Autrement dit, l’évolution
des intérêts économiques des États et des circonscriptions des membres du Congrès
explique les grandes tendances du vote dans les deux chambres parlementaires. Peltzman
identifie également « des caractéristiques historiques persistantes » dans la manière de
voter des députés des différents États et régions. Ces caractéristiques peuvent être associées
à des différences idéologiques sous-jacentes. De plus, Peltzman limite son analyse aux lois
relatives à la fiscalité et au budget, questions pour lesquelles on peut légitimement penser
que le vote des élus est principalement motivé par des intérêts économiques. On peut
imaginer que des questions, a priori plus marquées idéologiquement, telles que la prohibi-
tion, les droits civiques, le contrôle des armes, etc., pourraient révéler des différences idéo-
logiques régionales encore plus persistantes.
Il apparaît ainsi que le vote d’un élu est influencé par les intérêts économiques et
les préférences idéologiques. On peut modéliser le vote d’un député r sur une question i de
la manière suivante :
Vri = α Ic + β E Ic + µi (20.10)
où Ic est un vecteur mesurant la préférence idéologique des différentes circonscriptions et
E ic est un vecteur qui mesure leurs intérêts économiques. Il émerge de notre discussion
précédente qu’il n’y a aucune raison de supposer qu’un unique ensemble de variables idéo-
logie/intérêts économiques puisse expliquer le vote sur toutes les lois. Le pourcentage de
producteurs de lait dans une circonscription peut expliquer le vote d’un élu sur la question
des subventions agricoles mais pas sur celle de l’avortement. Inversement, le taux de
pratique religieuse d’une circonscription peut nous permettre d’expliquer le vote d’un élu
sur la question de l’avortement mais pas sur celles des subventions agricoles. Il est plus que
possible que les variables et les coefficients de (20.10) varient selon les situations.
Un modèle de Downs basique prédirait que seuls les intérêts économiques et les
préférences idéologiques d’une circonscription expliquent le vote de son élu. Les députés
auraient pour unique objectif de se faire réélire et suivraient les préférences de leur circons-
cription par peur de la sanction électorale. Les travaux de Peltzman (1984 et 1985) sont
26 Voir aussi Delorme, Frame et Kamerschen (1997).
564 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
deux sénateurs d’un même État diffère uniquement parce qu’ils représentent des circons-
criptions différentes de cet État (Peltzman, 1984 ; Dougan et Munger, 1989 ; Lott et Davis,
1992). Mais dès lors que l’on considère les habitants d’une circonscription comme des élec-
teurs potentiels, cet argument ne tient plus ou alors il occulte tous les travaux empiriques qui
ont cherché à expliquer le vote des membres du Congrès à partir des caractéristiques de la
population de chaque État ou circonscription 29. En effet, un moyen d’identifier les circons-
criptions où le sortant se représente, consiste à utiliser la même méthode d’examen des
résidus de (20.10) que celle qui a servi à mesurer l’idéologie des élus (Stratmann, 1996b).
Une manière d’expliquer pourquoi deux sénateurs d’un même État votent diffé-
remment consiste à différencier les circonscriptions géographiques d’électeurs potentiels des
circonscriptions économiques et idéologiques de groupes d’intérêts qui font pression sur les
élus et financent les candidats de leur choix 30. Ce dernier type de circonscription ne com-
prend pas uniquement les groupes d’intérêt installés dans l’État du sénateur, il peut égale-
ment inclure des intérêts provenant d’autres États. Il convient alors d’ajouter à l’équation
(20.10) un vecteur supplémentaire, CAP, qui mesure l’intensité des contributions de campa-
gne et donc les efforts de pression exercée par les groupes d’intérêt, ce qui nous donne :
Vri = α Ic + β E Ic + δ Ir + γ C A P + µi . (20.11)
L’équation (20.11) prédit que toute divergence entre les votes de deux sénateurs d’un même
État proviendra soit de leur idéologie personnelle soit de leur relation avec les différents
groupes d’intérêt.
Plusieurs études ont essayé de tester l’importance de l’idéologie personnelle des
députés, en s’intéressant à la manière de voter d’un élu qui annonce sa retraite, afin de voir
s’il vote différemment lors de son dernier mandant. Une fois qu’un député annonce sa
retraite, il se libère à la fois du contrat implicite qui le lie aux groupes d’intérêt et de la
nécessité de satisfaire les préférences de sa circonscription. Les variables Ic , E Ic et C A P
sortent alors de l’équation (20.11), laissant l’idéologie du député, Ir , comme seule variable
explicative de son vote. Certaines études ayant réalisé ce test sont parvenues à la conclu-
sion que les députés ne votent pas différemment lors de leur dernier mandat 31, alors que
d’autres prétendent le contraire 32. Tien (2001), qui se trouve dans la deuxième catégorie,
utilise un indice amélioré d’idéologie et montre ainsi que les membres du Congrès qui ont
pris leur retraite volontairement entre 1983 et 1990 se dérobent à leurs obligations. Besley
29 En suivant Peltzman (1984), on serait tenter d’ajuster les données des États pour prendre en compte les diffé-
rentes tendances de vote des groupes, mais ceci ne serait pas suffisant pour obtenir de nouvelles prévisions
concernant le vote de deux sénateurs d’un même État.
30 Voir, par exemple, Fort, Hallagan, Morong et Stegner (1993)
31 Voir Lott (1987, 1990), van Beck (1991), Lott et Davis (1992), Lott et Bronars (1993) et Poole et Romer
(1993)
32 Un des problèmes liés à l’étude de la dernière période de vote est que les élus ont tendance à voter beaucoup
moins fréquemment une fois qu’ils ont annoncé leur départ en retraite (Lott, 1987, 1990). Si les caractéris-
tiques de la circonscription d’un candidat impliquent qu’il s’oppose à la loi sur les crédits pour la défense, mais
que son pacte implicite avec les groupes d’intérêt implique qu’il se prononce en faveur de cette loi, dès lors
qu’il vote, il décevra nécessairement soit sa circonscription géographique, soit sa circonscription « financ-
ière ». Par contre, s’il s’abstient, il évitera d’offenser ouvertement les deux groupes. Le fait que les représen-
tants dévient de leurs obligations lors de leur dernier mandat peut révéler un choix non aléatoire des questions
sur lesquelles ils choisissent de s’abstenir. On trouve un soutien empirique à cette interprétation chez Calca-
gno et Jackson (1998). Ils montrent à cette occasion que le taux de participation des sénateurs augmente avec
les contributions qu’ils reçoivent des groupes d’intérêts.
566 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
et Case (1995) trouvent aussi des différences significatives dans la manière de voter des
élus qui ne briguent pas de mandat supplémentaire en raison des limitations constitution-
nelles sur le nombre de réélections possibles 33.
Une autre manière de vérifier si les députés dévient de leurs obligations consiste à
tester si les membres du Congrès qui sont assurés de conserver leur siège s’écartent davan-
tage des préférences de leur circonscription que ceux qui seront soumis à une forte concur-
rence pour être réélus. Coates (1995) mène ce type d’études pour la question du vote au
Congrès sur les déchets radioactifs et Coates et Munger (1995) s’intéressent à la question
de la législation sur les mines à ciel ouvert. Les deux études ont trouvé des différences
significatives dans la manière de voter des élus qui sont sûrs de conserver leur siège. Elles
trouvent également que les variables représentant les intérêts économiques sont significa-
tives. Enfin, Figlio (2000) trouve que les députés ont tendance à dévier des préférences de
leur circonscription plus souvent au début de leur mandat qu’à l’approche d’une nouvelle
élection. Ce comportement semble rationnel puisque Figlio (2000) trouve aussi que les
sénateurs qui dévient des préférences de leur circonscription en début de mandat sont
moins sanctionnés par les électeurs. Pour conclure, il ressort de toutes ces études que les
élus suivront d’autant plus leurs propres préférences idéologiques qu’ils n’ont pas à en
supporter les coûts aux élections suivantes.
20.3.5 Évaluation
Le modèle des groupes d’intérêt repose sur trois fondements pour rendre compte de la
compétition politique : (1) une équation qui explique la manière dont les groupes d’intérêt
allouent leurs contributions de campagne, (2) une équation qui explique les effets de ces
contributions sur le vote des députés et (3) une équation qui explique les effets des contri-
butions sur les élections. Les trois fondements de ce modèle ont reçu un certain soutien
empirique mais ils ont également été remis en cause par une autre partie de la littérature
empirique. L’hypothèse qui semble être la moins controversée est celle selon laquelle les
lobbies et autres donateurs distribuent leurs contributions de campagne de manière sélec-
tive. Même s’il existe certains désaccords concernant les caractéristiques des députés qui
déterminent la répartition et le montant des contributions, il y a un consensus pour dire que
les contributions ne sont pas faites de manière aléatoire.
Si les donateurs sont rationnels et que leurs anticipations le sont également, le fait
qu’ils orientent leurs contributions de manière sélective valide une autre sinon les deux
autres hypothèses du modèle des groupes d’intérêt. Les donateurs, à travers leurs contribu-
tions, espèrent nécessairement influencer l’issue d’une élection ou le vote d’un élu 34.
Le fait que les dépenses de campagne augmentent significativement les chances de
succès d’un candidat est également largement admis, au moins pour le challenger face au
candidat sortant et lorsque les élections sont ouvertes. L’effet mineur des dépenses des
sortants sur leur chance de réélection peut également être interprété comme une preuve de
la robustesse du modèle des groupes d’intérêt, car les sortants reçoivent des fonds tellement
33 Voir aussi Kalt et Zupan (1990) et Zupan (1990).
34 Ce qui est remis en question par l’hypothèse de Synder (1990) selon laquelle le donateur achète des faveurs
qui ne sont pas législatives.
Groupes d’intérêt, contributions de campagne et activités de lobbying 567
Lorsque la compétition politique est suffisamment forte, seuls les candidats sortants dont
les votes passés maximisent (20.12) survivront. Les deux cas extrêmes où, d’un côté, les
candidats sont dépourvus de toute idéologie et votent de manière à maximiser (20.12) et où,
à l’opposé, ils sont totalement guidés par leur idéologie personnelle et ne peuvent survivre
en tant qu’élus que si leur idéologie se réalise et leur permet, d’une manière ou d’une autre,
de maximiser (20.12), ne peuvent expliquer le vote des députés sur le long terme. Dans ces
deux cas, Vi dépendra uniquement des variables Ic , E Ic et PAC dans (20.11). La note idéo-
logique obtenue à partir des votes passés, comme celle que propose ADA, s’expliquera
aussi uniquement à partir des variables Ic , E Ic et P AC . Ainsi Ir , approximée par la note
des élus, devrait apparaître comme un résidu aléatoire déterminé par Ic , E Ic et PAC. On
devrait pouvoir expliquer les votes passés d’un élu à partir d’une équation qui inclut soit
Ic , E Ic et PAC soit Ir , sous réserve que le niveau de concurrence politique soit suffisam-
ment élevé.
Plusieurs études ont testé la robustesse de ce processus darwinien en utilisant les
résidus d’équations telles que (20.11) qui excluent Ir pour expliquer la probabilité de
réélection des candidats sortants. Elles trouvent toutes que les élus sont « fortement punis »
lorsqu’ils dévient de leurs obligations. Lott et Davies (1992, p. 470) trouvent que « les
candidats qui n’ont pas été réélus ont dévié des intérêts de leurs électeurs sur 1,27 pourcent
des questions » 36.
Pour que ces déviations soient sanctionnées par les électeurs, il faut bien qu’elles
se produisent de temps à autre. Lorsque l’équation (20.11) est estimée sans variable Ir , nous
obtenons un résidu corrélé avec l’idéologie des élus (Carson et Oppenheimer, 1984 ; Kalt
et Zupan, 1984 et 1990). Même si plusieurs études, comme celle de Lot et Davies, mont-
rent que le phénomène de déviation est marginal dès lors que l’on considère un grand
nombre de votes, il est possible que quand ces déviations se produisent, elles concernent les
questions les plus marquées idéologiquement. En effet, l’idéologie des élus s’avère déter-
minante pour expliquer leur vote sur des questions telles qu’un amendement constitution-
nel interdisant de brûler les drapeaux (Lascher, Kelman et Kane, 1993) ; la création d’un
fond spécial pour traiter les déchets toxiques (Gibson, 1993) ; le financement d’un accélé-
rateur de particules (Basuchoudhary, Pecorino et Shughart II, 1999) ; une législation protec-
tionniste (Nollen et Iglarasch, 1990) ou sur l’avortement (Brady et Schwartz, 1995) 37.
On peut raisonnablement conclure que l’idéologie personnelle d’un élu affecte sa
manière de voter sur au moins certaines questions. Les interrogations portent alors sur le
nombre et la nature de ces questions. Comme l’ont très justement fait remarquer Jackson et
Kingdon (1992), étant donné que l’idéologie est nécessairement mesurée comme le résidu
d’une équation, elle ne représente qu’une mesure de notre ignorance et donc une source
d’interrogations. Ce que nous prenons pour une préférence idéologique d’un élu peut tout
simplement être un intérêt économique persistant des électeurs de sa circonscription ou de
36 D’autres preuves sont fournies par Kau et Rubin (1993), Lott et Bronars (1993) et Wright (1993). Cependant,
Figlio (2000) observe que seuls les sénateurs qui dévient de leurs obligations lors des deux dernières années
de leur mandat sont sanctionnés.
37 Brady et Schwartz montrent que le vote des élus sur la loi pour l’avortement est beaucoup plus proche des
préférences de leur circonscription quand elles sont ajustées de manière à prendre en compte le fonctionne-
ment des élections primaires. L’ajustement de Brady et Schwartz réduit le pouvoir explicatif de l’idéologie
personnelle d’un élu sur la manière dont il vote, mais sans l’éliminer complètement.
Groupes d’intérêt, contributions de campagne et activités de lobbying 569
groupes d’intérêt, que l’on aurait oublié de prendre en compte. Tant que nous ne dispose-
rons pas d’un ensemble de variables capables d’expliquer le vote des élus sans laisser
systématiquement un résidu pouvant être relié à un indicateur de mesure de l’idéologie,
nous devrons reconnaître que l’idéologie des élus est un déterminant plausible de leur vote.
20.4 LE LOBBYING
Dans son étude détaillée sur le vote des membres du House Agricultural Committee et du
Ways and Means Committee, Wright (1990) trouve que la pression exercée par les groupes
d’intérêt joue un rôle plus important que les contributions électorales dans l’explication du
vote des membres de ces deux commissions. Les groupes d’intérêt semblent investir davan-
tage dans l’activité de pression, aussi appelée lobbying, que dans les contributions de
campagne. L’activité de pression des groupes d’intérêt est donc un facteur supplémentaire
permettant d’expliquer le vote des élus.
Le lobbying ou l’activité de pression désigne essentiellement la transmission d’in-
formations à sens unique des groupes d’intérêt vers les membres du gouvernement. Cette
information peut porter sur les préférences du groupe d’intérêt ou sur « les états du
monde ». Bien que les groupes d’intérêts n’aient aucune incitation à falsifier les informa-
tions relatives à leurs préférences, si ce n’est en les exagérant, ils peuvent, en revanche,
dans certains cas, être incités à déformer les informations qu’ils possèdent sur « les états du
monde ». Supposons que la limitation de vitesse sur autoroute soit de 100 km/h pour les
camions et que cela fasse subir aux transporteurs un coût de 200 millions d’euros dû aux
pertes de temps. En faisant pression sur les législateurs pour qu’ils augmentent cette limi-
tation, les transporteurs informent ces derniers que l’industrie gagnerait à une éventuelle
réforme des limites de vitesse, ce qui pourrait se traduire par des voix et des contributions
financières supplémentaires pour les législateurs. Mais les transporteurs peuvent aller plus
loin en fournissant une estimation des gains possibles d’une telle mesure pour les camion-
neurs et pour le reste de la population. Ils peuvent également proposer une présentation des
coûts, comme par exemple une estimation du nombre d’accidents mortels, liés à cette
nouvelle limitation de vitesse. C’est à ce moment que le lobby des transporteurs routiers
peut être incité à déformer les faits, afin d’augmenter l’intérêt d’une loi augmentant la
vitesse minimum.
Cependant, si le lobby des transporteurs déforme systématiquement la réalité, les
législateurs n’auront aucune incitation à accorder de l’importance aux informations fournies
par ce lobby. Étant donné que l’activité de pression est coûteuse, aucun groupe d’intérêt n’a
intérêt à exercer cette activité si celle-ci est ignorée par les législateurs. Les lobbies sont
donc incités à transmettre, au moins de temps en temps, des informations correctes pour que
les législateurs prennent en considération les informations communiquées. Lorsque des
faits liés à la réalisation de certains états du monde peuvent modifier la législation en faveur
d’un groupe d’intérêt, ce groupe sera incité à faire pression sur le législateur en lui fournis-
sant des informations correctes sur les états du monde effectivement réalisés 38.
38 Mais ce n’est pas tout le temps le cas, car les coûts à rassembler et à fournir l’information peuvent parfois
excéder largement l’impact qu’ils peuvent avoir sur la probabilité d’influencer une politique.
570 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
Si le lobby des transporteurs pense que les législateurs vont rehausser la limitation
de vitesse, qu’il fasse pression sur ces derniers ou non, les transporteurs n’entreprendront
alors aucune activité de pression en raison du coût que présente une telle activité. De la
même manière, les transporteurs ne feront pas de lobbying s’ils pensent qu’une vitesse plus
faible est préférable pour des raisons de sécurité. Donc, aussi bien les efforts de lobbying
que l’absence de toute activité de pression d’un secteur fournissent des informations
exactes aux législateurs. Quand un secteur n’entreprend pas d’activité de lobbying pour
obtenir un changement de politique, les législateurs peuvent interpréter cela de deux maniè-
res. Soit le secteur ne tirera aucun bénéfice d’un changement de la législation en vigueur,
soit il est conscient que l’information dont il dispose ne lui permettra pas de changer la
législation en faisant du lobbying.
Potters et van Winden (1992) et Potters (1992) ont modélisé la décision d’entre-
prendre une activité de pression pour un groupe d’intérêt. Austen-Smith et Wright (1992)
ont, quant à eux, proposé une modélisation de la décision de faire du lobbying pour deux
groupes d’intérêt aux intérêts opposés. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les
groupes d’intérêt sont souvent incités à fournir des informations correctes à travers leur
activité de lobbying. L’activité de pression, lorsqu’elle est exercée par deux groupes aux
intérêts divergents, a même tendance à améliorer la qualité de l’information fournie aux
législateurs. Austen-Smith et Wright (1994) ont trouvé un soutien empirique à leur modèle
en étudiant l’effet du lobbying sur le vote des sénateurs concernant la nomination de Robert
Bork à la Cour Suprême des États-Unis.
tions municipales, au niveau des comtés, pour les shérifs, pour les comités scolaires, etc. Si
l’on tient compte des activités de lobbying exercées à ce niveau, les dépenses totales
peuvent facilement atteindre des montants proches de 10 milliards de dollars. Quelles sont
les effets de ces dépenses sur la représentativité démocratique des gouvernements ? Est-ce-
que les contributions électorales et les activités de lobbying des entreprises, des associa-
tions en faveur du libre échange, des associations professionnelles, des syndicats et de tous
les autres groupes représentant des intérêts économiques ou idéologiques particuliers
permettent de mettre en place de meilleures politiques, et si c’est le cas, en quoi sont-elles
meilleures ?
Un moyen de définir ce qui est meilleur ou même optimal est de passer par une
fonction de bien-être social. La question consiste alors à savoir si l’activité des groupes
d’intérêt permet de nous rapprocher du maximum de cette fonction. Pour répondre à cette
question, revenons au cas où chaque individu i a une fonction d’utilité concave, Ui (x),
définie sur une dimension correspondant à une question x. Soit xi la valeur de x lorsque
Ui (x) atteint son maximum, qui correspond au point idéal de i. Si notre fonction de bien-
être social est une fonction de Bentham pondérée, nous avons :
W = α1 U1 + α2 U2 + … + αi Ui + … + αn Un (20.13)
dans notre monde simplifié à une dimension. En fait, tous les choix de x parmi les points
idéaux des électeurs sont Pareto-optimaux. On peut aboutir aux mêmes conclusions à partir
d’un espace multidimensionnel sous l’hypothèse que la concurrence politique mène aux
équilibres prévus par les modèles probabilistes du vote 40.
Les dépenses de campagne et l’activité de lobbying ne font pas qu’influencer le
choix de x. Elles utilisent des ressources au cours du processus de détermination de x et sont
donc, à ce titre, une forme de recherche de rente. Dans le modèle simple de recherche de
rente, la concurrence entre les groupes d’intérêt se fait pour l’obtention d’un monopole qui
va générer un rectangle de rente (voir le chapitre 15). La rente représente la perte d’utilité
d’un groupe transférée à un autre groupe ainsi que le manque à gagner des consommateurs
capté par le propriétaire du monopole. Lorsque les activités de lobbying des groupes d’in-
térêt modifient les politiques, c’est-à-dire qu’elles changent x, elles contribuent également
à transférer une partie de l’utilité d’un groupe vers un autre et les ressources utilisées lors
de son transfert sont potentiellement gaspillées.
Pour mesurer le gaspillage de ressources engendré par ce transfert, considérons la
matrice 20.1. Par souci de simplification, nous faisons l’hypothèse que chaque candidat a
seulement deux options : lever des fonds et les dépenser entièrement ou alors lever des
fonds mais ne pas les dépenser. Si les deux candidats ne dépensent rien, le sortant récoltera
alors 65 % des suffrages. Si le sortant ne dépense rien alors que le challenger dépense les
fonds qu’il a levés, les probabilités de victoire sont de 50 % pour chacun des candidats. Si
les deux dépensent l’intégralité de leurs fonds, le challenger n’a plus que 35 % de chance
de succès et le sortant, 65 %. La matrice prend la forme d’une matrice du dilemme du
prisonnier dans laquelle les deux candidats choisissent la stratégie dominante, à savoir
lever des fonds et les dépenser entièrement même si cela n’a aucun effet sur l’issue des
élections. La situation d’équilibre où « A dépense tout » / « B dépense tout » est inférieure
au sens de Pareto à la situation où les candidats ne dépensent rien, car on a fait l’hypothèse
que les dépenses de campagne n’affectaient pas les probabilités de victoire des deux candi-
dats et donc tout l’argent dépensé est gaspillé.
Matrice 20.1
Les résultats d’une élection avec et sans dépenses électorales de campagne.
Challenger
Dépense tout Ne dépense rien
Sortant
Dépense tout 1 4
(65, 35) (75, 25)
Ne dépense rien 2 3
(50, 50) (65, 35)
40 On peut attribuer un rôle plus attrayant aux groupes d’intérêt en faisant l’hypothèse que les candidats ignorent
certaines dimensions sur des questions. Des optimums de Pareto peuvent alors apparaître, si l’activité de
lobbying permet de fournir des informations aux gouvernements concernant la fourniture de biens collectifs
qui amélioreraient le bien-être de tous les citoyens.
Groupes d’intérêt, contributions de campagne et activités de lobbying 573
Il est en effet probable que les dépenses des candidats affectent sensiblement leur
probabilité de victoire. Cependant, la conclusion selon laquelle il serait préférable pour
l’ensemble de la société qu’aucun des candidats ne dépense d’argent ne serait probable-
ment pas infirmée si les chances de succès étaient de 62 et 38 dans le cas où les deux candi-
dats dépenseraient tout. Les taux de réélection étant de plus de 97 % à la Chambre des
Représentants et de plus de 90 % au Sénat, il ne semble pas que les challengers qui dépen-
sent moins hypothèquent complètement leurs chances d’être élus 41.
On peut arriver à des conclusions similaires pour les contributions de campagne.
Celles-ci ont pour vocation d’influencer les politiques plus que de déterminer le choix des
élus. Si des groupes d’intérêt sont situés de part et d’autre de la position idéale de l’élec-
teur médian, leurs tentatives d’influencer x s’annuleront mutuellement. Il est possible que
des fonds importants soient versés aux candidats puis dépensés lors des campagnes sans
pour autant avoir un effet significatif sur x. De la même manière, les dépenses en publi-
cité/communication de Coca-Cola et Pepsi peuvent s’annuler et n’avoir quasiment aucun
effet sur leurs parts de marché. Mais la tendance au gaspillage des ressources est encore
plus marquée sur le marché politique que sur les marchés des biens car Coca-Cola et Pepsi
peuvent faire un autre usage des sommes qu’ils consacrent à la publicité comme par
exemple les redistribuer à leurs actionnaires sous forme de dividendes ou alors augmenter
le salaire des employés. Il y a dans ce cas un coût d’opportunité des dépenses. Mais quand
les candidats dépensent les contributions qu’ils reçoivent de groupes d’intérêts, ils ne
peuvent en faire aucun autre usage. Ils sont incités à tout dépenser jusqu’à ce que l’effica-
cité marginale de ces dépenses soit négative 42.
Au-delà des effets sur le choix des élus et des politiques publiques, les contribu-
tions de campagne et l’activité de lobbying ont peut-être une « valeur sociale » car elles
permettent d’« éduquer » les électeurs. La question des dépenses de campagne est plus
complexe que ne le suggère la matrice 20.1. Mais d’un autre coté, l’activité des groupes
d’intérêt peut être assimilée à de la recherche de rente, et la publicité politique, comme la
publicité « commerciale », présente les mêmes caractéristiques qu’un jeu du dilemme du
prisonnier. Pendant le cycle électoral de 1997/8, des sommes deux fois plus importantes ont
été dépensées que lors du cycle de 1981/2. Et de 1988 à 1976, les dépenses ont été multi-
pliées par six. Même si nous ne disposons pas de données antérieures aux années 1970, on
peut raisonnablement conjecturer que les dépenses de campagne pour les élections prési-
dentielles et au Congrès pour l’année 2000 ont été dix fois plus importantes que celles de
l’année où J.F. Kennedy a été élu. Au vu de la croissance des dépenses électorales depuis
40 ans, on ne peut que se demander si le processus démocratique aux États-Unis a été dans
le bon sens.
41 Voir Levitt (1994) qui discute des gains sociaux potentiels d’une limitation des dépenses de campagne.
42 Nous faisons bien sûr abstraction des coûts que les candidats supportent pour la collecte de fonds.
574 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
Hinich et Munger (1994) ont justifié l’importance de l’idéologie comme déterminant du vote et l’ont
intègrée dans un modèle spatial de compétition politique.
Morton et Cameron (1992), Potters et Sloof (1996), Austin-Smith (1997) et van Widen (1999) ont
passé en revue la littérature sur les groupes d’intérêt et les contributions de campagne. Bender et
Lott (1996) ont fourni une revue critique de la littérature sur les élus qui dévient des préférences
de leur circonscription pour consommer leur idéologie personnelle. Grosman et Helpman (2001)
ont présenté une approche théorique très détaillée de l’activité des groupes d’intérêt.
Alors que la majeure partie de la littérature sur les groupes d’intérêt s’est intéressée à la répartition
entre les candidats et au montant des contributions de campagne, ainsi qu’à leurs effets sur la légis-
lation, Lohmann (1993) a étudié la manière dont certains groupes d’intérêt influençaient les poli-
tiques publiques en signalant la nature et l’intensité de leurs positions sur certaines questions.
Le texte d’Olson (1978) a été traduit en français. On peut également consulter une étude sur l’in-
fluence des dépenses de campagne sur l’issue électorale (Foucalt et François, 2005) ainsi que sur
les stratégies de financement des partis (François et Sauger, 2006) et des candidats (François, 2006)
avant l’interdiction des dons des entreprises en 1995. Pour une présentation générale des effets de
la réglementation française sur le financement politique, voir François (2003) et François et Phélip-
peau (2010). Une analyse de l’exploitation des cycles électoraux par les groupes de pression et de
ses effets sur la production législative a été fournie par Magni Berton (2008). Toutes ces études
portent sur la France. Hors France, une étude sur le vote des sénateurs américains et l’influence des
groupes d’intérêt a été fournie par Martin (1995). Pour une étude sur les dépenses de campagnes
au Canada, voir Eagles (1993).
21
LA TAILLE DE L’ÉTAT
Beaucoup d’attention a été portée autant dans le discours académique que dans la société
en général sur la question de la taille de l’État et des raisons qui expliquent sa croissance.
L’analyse économique des institutions politiques apparaît comme l’outil naturel pour
répondre à ces questions.
1 Dans une des contributions pionnières autour de la question de la croissance de l’État, Peacock et Wiseman
(1961) émettent l’hypothèse qu’il existe un effet de levier lié aux guerres. Une fois que la taille de l’État s’ac-
croît à la suite d’une guerre, elle ne retrouve pas son niveau d’origine. Même s’il existe un lien apparent pour
cette hypothèse dans le tableau 21.2, elle n’a pas été confrontée à des tests économétriques plus rigoureux
(Henrekson, 1990).
Tableau 21.1
Dépenses publiques mesurées en termes nominaux et en % du PIB, France, 1872-2008.
État (millions (2) Dépenses publiques locales publiques locales Sécurité sociale Sécurité sociale publiques
Année Euros) État (% PIB) (millions Euros) (% PIB) (millions Euros) (% PIB) (1 + 3 + 5)
1872 3,78 8,2 2,8 – 0 5,10 11,0
1880 4,78 11,0 3,6 – 0 6,37 14,6
1890 4,80 10,5 3,8 – 0 6,53 14,3
1900 5,42 10,4 4,0 – 0 7,51 14,4
1906 5,39 9,8 4,4 – 0 7,79 14,2
1912 6,50 8,8 3,8 – 0 9,28 12,6
1920 58,68 27,8 5,0 – 0 69,27 32,8
1930 86,83 16,4 5,3 0,2 115,93 21,9
1938 120,97 20,1 5,5 0,9 159,47 26,5
1947 1 442,85 29,0 3,7 8,1 2 032,75 40,8
1950 3 756,19 28,9 5,3 6,9 5 339,06 41,1
1955 7 317,09 34,8 6,4 9,2 10 593,83 50,4
1960* 8 667,50 18,7 2 200 4,7 5 518,48 9,9 16 385,98 35,4
1965 14 937,06 19,7 4 000 5,3 10 852,89 12,6 29 789,95 39,4
1970 23 146,25 18,6 6 900 5,5 20 144,76 14,3 50 19,10 40,3
1975 43 643,98 18,7 15 000 6,4 46 334,73 17,6 104 978,71 45,0
1980 98 803,22 22,2 34 000 7,6 70 618,70 20,4 203 421,92 45,7
1985 190 421,90 25,6 60 300 8,1 134 484,90 22,3 385 206,80 51,8
1990 234 360,76 22,7 88 800 8,6 187 934,30 21,5 511 095,06 49,5
1995 289 930,97 24,3 112 000 9,4 248 665,97 23,9 650 596,94 54,5
2000 334 021,00 23,2 141 400 9,8 268 879,00 22,7 744 300,00 51,6
2006 401 588,00 22,1 199 600 11,1 355 717,00 23,9 956 905,00 53,4
577
Source : pour la période 1872-1955, Delorme et André (1983), L’Etat et l’économie, Paris : Seuil. Pour la période 1959-2006, INSEE, Finances Publiques.
578 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
Tableau 21.2
Évolution des dépenses publiques globales, 1870-1996 (% PIB).
et 1996, et pour deux d’entre eux l’État était plus petit en 1996 qu’en 1980 (Belgique et
Pays-Bas).
Il est également intéressant de noter que les chiffres du tableau 21.2 tendent à mini-
miser l’impact fiscal du gouvernement dans chaque pays en ne prenant pas en compte leurs
dépenses de taxe. Par dépenses de taxe, nous entendons les transferts à différents groupes
sous la forme d’une déduction ou d’un crédit d’impôt plutôt que par des transferts budgé-
taires 2. Pour apprécier les implications de ce phénomène, considérons l’exemple suivant.
Prenons les pays A et B qui possèdent chacun un revenu national brut de 100. Chacun
impose une taxe sur le revenu de 50 %. Cette taxe augmente les revenus de l’État A de 50,
qui alloue son budget de la manière suivante :
Parce que B a choisi de subventionner les citoyens avec des enfants en leur accor-
dant des exemptions fiscales plutôt que de prélever des impôts, et ensuite de transférer cet
argent aux familles, comme les deux pays le font pour les retraités, le montant des revenus
fiscaux prélevés officiellement et dépensés dans le pays B semble être moindre que dans le
pays A. Mais manifestement, l’impact fiscal de l’État est identique dans les deux pays.
Dans les deux cas, l’État a la mainmise sur plus de 50 % du revenu national, et il alloue les
fonds de la même manière entre consommation, transferts pour les enfants et transferts pour
les retraités. Le fait que, dans un cas, l’allocation prenne la forme d’un transfert de revenus
de fiscalité perçue, alors que dans l’autre cas l’allocation prend la forme de taxes non
perçues, est peu important dans la détermination de qui reçoit quoi. La taille de l’État dans
les deux pays devrait être jugée de la même manière et le chiffre le plus approprié est
évidemment 50 % du revenu national.
Pour calculer la taille totale de l’État, on doit additionner aux dépenses et aux
transferts les dépenses implicites que l’État accorde via les exemptions de taxes. Le
580 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
Tableau 21.3
Recettes, dépenses et transferts publics (en % du PNB) pour 22 pays de l’OCDE en 1992.
Note : T0, R0, S0 = Transferts officiels, Impôts, et Dépenses. T, R, S = Transferts effectifs, Impôts, et Dépenses. Tmax, Rmax, Smax = Maximum
des transferts complets, Impôts et Dépenses.
a : année durant laquelle le maximum est atteint.
tableau 21.3 présente une série d’estimations de ce type faites par Hansson et Stuart (2003)
pour 1992. Le tableau 21.3 présente les transferts officiels (T 0 ), les revenus de l’impôt
(R 0 ) et les dépenses (S 0 ) pour chaque pays, et les niveaux effectifs de transferts compara-
bles, T, de revenu fiscal, R, et les dépenses, S. Le tableau montre aussi la valeur maximale
de chaque « estimation effective » et l’année correspondante. Comme nous pouvons le voir
facilement, les chiffres officiels du budget minimisent l’impact fiscal de l’intervention
publique de manière considérable. Même si les transferts semblent représenter seulement
39 % du PNB de la France en 1992, ils représentent 56 % du PNB lorsque nous ajoutons
La taille de l’État 581
aux sommes allouées par le gouvernement du fait des exemptions fiscales attribuées à
différents groupes. Les dépenses totales s’élèvent alors à près de 66 % du PNB. En suivant
cette technique, le Japon, la Suisse et les États-Unis conservent leur titre de pays possédant
le plus petit secteur public. Seules ces trois nations et la Nouvelle-Zélande conservent des
dépenses gouvernementales totales en deçà du seuil des 50 % du PNB. L’Australie et la
Turquie, qui semblent avoir un secteur public relativement petit quand nous regardons les
chiffres officiels, atteignent des niveaux de dépenses publiques supérieurs à 50 % du PNB
une fois que les dépenses fiscales sont ajoutées.
Les pays situés dans les niveaux supérieurs de l’activité gouvernementale restent
les mêmes à l’exception de la Belgique et du Luxembourg qui se joignent au groupe des
pays les plus interventionnistes. Au contraire, la Suède tombe au dixième rang avec des
dépenses publiques s’élevant à « seulement » 63 % du PNB en 1992, soit à peine les trois
quarts des 82 % du PNB que les dépenses publiques totales de la Belgique atteignent cette
année-là. La Belgique gagne aussi la palme du niveau de dépenses publiques totales le plus
élevé entre 1972 et 1992, soit 92 % en 1984.
Les chiffres du tableau 21.3 illustrent un déclin récent des dépenses et des transferts
pour plusieurs pays en dehors de la Belgique. Ces chiffres, avec ceux des tableaux 21.1 et
21.2, soulèvent quatre questions : quelles sont les causes de la taille croissante de l’État au
cours des deux derniers siècles ; quelles sont les causes de la croissance accélérée de la taille
de l’État après la Seconde Guerre mondiale ; pour quelle raison l’État, tel que mesuré par
son impact fiscal total, s’est-il arrêté de croître et dans certains cas a-t-il commencé à décroî-
tre durant les dernières années ; et enfin qu’est-ce qui explique les importantes différences
enregistrées dans la taille des secteurs publics entre les pays développés ? Ce chapitre
présente quelques-unes des réponses qui ont été apportées à ces questions.
fonction d’un État. On peut alors imaginer que chaque citoyen a une demande pour des
biens publics, qui est une fonction du revenu de l’individu, du prix du bien public face au
bien privé et d’autres variables relatives à ses préférences. Si nous supposons que d’une
part l’élection se déroule sous une règle majoritaire et que d’autre part les citoyens fondent
leur décision de vote en fonction de l’enjeu de la dépense publique qui serait le seul enjeu
décisif, nous pouvons appliquer le théorème de l’électeur médian et écrire les dépenses de
l’État comme une fonction des caractéristiques de l’électeur médian 3. Soit X, un bien privé
et G, un bien public (avec Px et Pg étant leurs prix respectifs), Ym le revenu de l’électeur
médian, et Z un paramètre de préférence individuelle, alors on peut écrire la fonction des
dépenses de l’État (sous forme logarithmique) pour l’électeur médian :
ln G = a + α ln Pg + β ln Ym + γ ln Z + µ (21.1)
Une explication de la croissance relative de l’État peut être obtenue à travers (21.1) si une
des conditions suivantes est satisfaite :
–- La demande de biens publics est inélastique (−1 < α < 0), et Pg augmente rela-
tivement à Px .
– La demande de biens publics est élastique (−1 > α) et Pg diminue relativement à
Px .
– Parce que Ym croît à travers le temps, β doit être plus grand que 1.
– Certaines variables de goût peuvent changer de manière appropriée, en fonction du
signe de γ 4.
3 Voir Barr et Davis (1966), Davis et Haines (1996), Borcherding et Deacon (1972) Bergstrom et Goodman
(1973) et Deacon (1977 a,b).
4 Pour une discussion de ces possibilités relatives à la problématique de croissance du gouvernement, voir
Borcheding (1977a,1985), Buchanan (1977) et Bennett et Johnson (1980b, pp. 59-67).
La taille de l’État 583
Tableau 21.4
Risque lié aux échanges internationaux et taille de l’État.
Pays développés
Pays développés
et en Pays de l’OCDE
et en développement
développement
Variable
dépendante Consommation Sécurité sociale Consommation Sécurité sociale Consommation
en % du PIB de l’état 1990-2 + welfare 1985 de l’état 1985 + welfare 1985 de l’état 1985
Variable (1) (2) (3) (4) (5)
indépendante
OPEN –0,003 –0,170 *** –0,005 –0,018 –0,002
(0,002) (0,043) (0,010) (0,013) (0,003)
TTRISK –3,053 *** –134,09 *** –9,371 * –16,484 *** –2,953 **
(1,087) (22,15) (5,198) (5,665) (1,391)
OPEN × TTRISK 0,053 *** 1,869 *** 0,069 0,183 * 0,48 **
(0,017) (0,431) (0,101) (0,096) (0,023)
Obs. 97 19 19 68 68
R2 0,44 0,75 0,35 0,48 0,50
Notes : les équations des colonnes 1, 4 et 5 omettent les autres variables de contrôle. Les variables indépendantes pour la colonne 1 sont les
moyennes pour la période de 1980 à 1989 et pour les colonnes 2 à 5 pour la période 1975 à 1984.
Les erreurs-types des coefficients sont entre parenthèses. *, ** et *** correspondent à un niveau de significativité de respectivement 90, 95 et
99 %.
Source : Rodrik (1998, tableaux 4 et 6).
Les économies ouvertes présentant des risques élevés de variation des termes de
l’échange ont un niveau de dépenses publiques significativement plus grand. Même si les
variables OPEN et TTRISK ont des effets positifs sur la consommation publique, leurs
deux coefficients deviennent négatifs lorsqu’une variable interactive entre ces deux varia-
bles est ajoutée au modèle. C’est donc la présence simultanée d’une économie fortement
intégrée et des risques élevés de variation des termes de l’échange qui tirent vers le haut les
dépenses gouvernementales.
On pourrait s’attendre à ce que les programmes gouvernementaux compensant de
tels risques dans une économie ouverte puissent prendre la forme d’une prestation de
chômage ou tout autre programme de protection sociale. Rodrik (p. 1019) affirme que
plusieurs pays en voie de développement manquent toutefois de capacités administratives
pour gérer de tels programmes, et cherchent donc à augmenter l’emploi dans le secteur
public, plus stable, pour réduire le risque de chômage. Les colonnes 2 à 5 dans le
tableau 21.4 appuient cette interprétation. Le terme d’interaction (OPEN-TTRISK) est
positivement et significativement lié aux paiements de prestations sociales dans le sous-
ensemble des pays riches de l’OCDE mais les dépenses gouvernementales de consomma-
tion ne sont pas reliées de manière significative à cette variable dans ces pays. Dans cet
échantillon quelque peu réduit, les dépenses de sécurité sociale et de welfare ainsi que les
584 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
5 Pour des travaux empiriques corroborant celui de Rodrik, voir Cameron (1978), Saunders et Klau (1985) et
Rice (1986) Katsimi (1998) développe un modèle qui suppose une plus grande volatilité du marché de l’em-
ploi dans le secteur privé par rapport au secteur public pour expliquer les préférences des électeurs pour un
secteur public important et offre des preuves empiriques consistantes avec le modèle pour la Grèce.
6 On peut s’interroger sur la raison pour laquelle les risques que font peser les échanges internationaux sur l’em-
ploi (Rodrik) ou sur le secteur privé en général (Katsimi), amènent les travailleurs à rechercher une protection
sur le marché politique avec un coût d’action collective élevé, plutôt que sur le marché du travail, où chaque
travailleur peut agir seul. Si les risques pour l’emploi sont importants par rapport au secteur public, pourquoi
plus de travailleurs ne recherchent-ils pas tout simplement un emploi dans le secteur public ? Au fur et à
mesure que le nombre de travailleurs disponibles du secteur public augmente, les salaires du secteur public
devraient baisser par rapport à ceux du secteur privé. En prenant en compte que la demande pour les services
du secteur public semble être inélastique par rapport au prix (voir la discussion qui suit), cette variation dans
les salaires relatifs devraient, ceteris paribus, réduire la taille relative du secteur public.
7 Voir Borcherding (1977a, 1985), Deacon 1977b) et Holsey et Borcherding (1997) et pour une critique de cette
littérature, Oates (1988a). La plupart des travaux qui estiment l’équation (21.1) a été faite au niveau du gouver-
nement local alors que plusieurs des problèmes de biens publics et d’externalités peuvent être résolus à un
niveau supérieur d’agrégation gouvernementale. Pour autant, Mueller et Murrell (1985) n’ont pas relevé de
relation positive entre les dépenses gouvernementales et l’urbanisation dans tous les pays, et Rodrik (1998,
tableau 1, p. 1003) a relevé une relation négative contraire à celle attendue.
La taille de l’État 585
21.2.1.2 Le revenu
Pour que les augmentations du revenu puissent expliquer les augmentations dans la taille
relative de l’État, l’élasticité-revenu de la demande pour des services gouvernementaux
doit être supérieure à un. Même si certaines estimations de β respectent cette condition 8,
un plus grand nombre ne la respectent pas, et très peu d’estimations de β sont significati-
vement supérieures à 1 9.
Toutes les études existantes estiment le paramètre β en utilisant les données du
gouvernement central et des gouvernements locaux 10. Cependant, l’essentiel de la redistri-
bution se réalise au niveau national et la redistribution est l’une des composantes des
dépenses fédérales ayant connu la hausse la plus rapide. Les estimations de β à partir des
dépenses des gouvernements centraux et locaux pourraient donc ne pas être des approxi-
mations raisonnables de l’élasticité-revenu des dépenses de redistribution au niveau natio-
nal. Malgré cela, les estimations de l’élasticité-revenu des contributions de charité tendent
aussi à rester inférieures à un, ce qui suggère que cet ajustement n’influencerait pas l’aug-
mentation de la taille des États (Clotfelter, 1985, ch. 2).
des « biens » dont les prix augmentent relativement aux biens privés. L’élément du budget
pour lequel l’effet Baumol semble être le plus approprié est peut-être ce que l’OCDE appelle
la « consommation finale », c’est-à-dire les biens et services qui sont finalement absorbés
par le gouvernement. Les dépenses de consommation finale pour les pays de l’OCDE entre
1960 et 1995 sont présentées dans le tableau 21.5. Tous les pays sauf un, les États-Unis en
l’occurrence, ont vu leurs dépenses de consommation publique augmenter en pourcentage
du PIB au cours de cette période. Les estimations de cette augmentation due à l’effet
Baumol tournent autour de 1,5 % par année 12. Au cours de la période de 1960 à 1995, une
augmentation de 1,5 % revient à une augmentation de 68,4 % dans les coûts des services
gouvernementaux relativement aux biens privés. Supposons une élasticité-prix de la
demande pour les services du gouvernement de –0,5 13, l’effet Baumol devrait alors entraî-
ner une augmentation relative de 29,8 % dans les dépenses de consommation finale. Vingt
des vingt-cinq pays du tableau 21.5 ont connu une augmentation plus importante (en pour-
centage) dans la consommation finale que ce chiffre (dernière colonne du tableau). Et huit
pays ont connu une augmentation deux fois supérieure à ce chiffre. Ainsi, l’effet Baumol
semble être capable d’expliquer l’augmentation totale des dépenses de consommation finale
pour seulement une poignée de pays de l’OCDE, même si cela n’explique probablement
qu’une partie de cette augmentation pour tous 14.
Tableau 21.5
Dépenses publiques de consommation finale, 1960-1995 (en % du PIB).
r = ty (21.2)
l =1−n (21.3)
c = (1 − t)y + r (21.4)
Meltzer et Richard supposent que le revenu dépend d’une habilité ou d’un facteur de
productivité x, qui est distribué aléatoirement à travers la population. Pour un nombre
d’heures données qu’un individu travaille, son revenu sera plus élevé si le facteur x est plus
grand :
y = nX (21.5)
Pour t et r donnés, le seul choix offert à un individu est le nombre d’heures de travail qu’il
effectue, n. En maximisant U (c, l) en fonction de n, étant donné (21.3) et (21.5), on obtient
les conditions de premier ordre :
Uc (1 − t)x = Ul (21.6)
où
Ul
= (1 − t)X (21.7)
Uc
Le taux marginal de substitution entre le loisir et la consommation est égal au taux margi-
nal de productivité net d’imposition du temps d’un individu. À partir de (21.7) on peut
obtenir le nombre d’heures qu’un individu travaille. Dans le cas spécifique d’une fonction
d’utilité de type Stone-Geary, U = ln(c + γ ) + a ln(l + λ) , on obtient pour un nombre
d’heures optimal :
(1 − t)(1 + λ)x − a(r + γ )
n= (21.8)
(1 − t)(1 + a)x
Le dénominateur de (21.8) doit être positif, mais si x est assez petit, le numérateur peut être
négatif. Évidemment, n ne peut pas être négatif ; ainsi, il y a un niveau d’habileté critique,
x0 , pour lequel à l’optimum n = 0 ; nous pouvons déduire de (21.8) que :
a(r + γ )
x0 = (21.9)
(1 − t)(1 + λ)
Même si r et t sont exogènes du point de vue d’un individu, ils sont endogènes au système
politique. Substituons (21.8) dans la fonction d’utilité de l’individu pour montrer que l’uti-
lité d’un individu dépend ultimement de r et t. Quand nous choisissons e et t, l’électeur
rationnel le prend en considération ainsi que la relation entre r et t donnée par (21.2). Main-
tenant ∂ y/∂t < 0 , c’est-à-dire que le revenu moyen diminue au fur et à mesure que le
niveau de taxation augmente à cause des effets incitatifs négatifs d’une taxe plus impor-
590 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
tante sur l’effort 15. Ainsi, r est une fonction de t, augmentant à un taux décroissant jusqu’à
−d y/dt = y/t et ensuite décroît (voir le graphique 21.1). Les électeurs qui travaillent ont
des courbes d’indifférences qui ont une pente positive comme U 1 et U 2 (U 2 > U 1 ),
puisque des taxes plus élevées diminuent l’utilité et qu’un accroissement des subventions
l’augmente. Les électeurs qui ne travaillent pas ne voient pas leur utilité affectée par un
changement en t. Leurs courbes d’indifférence sont des droites horizontales comme U 3 et
U 4 , avec U 4 > U 3 . Chaque électeur rationnel reconnaît que r = yt constitue un ensemble
d’opportunités en choisissant t (ou r). Chaque électeur choisit la combinaison de t et r le
long de la courbe r = yt qui maximise son utilité. Les électeurs qui ne travaillent pas choi-
sissent le taux t0 qui maximise les transferts en argent. L’électeur avec x > x0 va favoriser
un t plus petit que t0 . Si tous les électeurs ont la même fonction d’utilité et se distinguent
seulement dans leur facteur d’habilité, x, les électeurs avec un plus grand x ont des courbes
d’utilité plus pentues et vont favoriser un t plus bas. Les électeurs sont par essence confron-
tés à un seul choix avec t qui définit uniquement r. Une variante du théorème de l’électeur
médian, qui fut démontré pour la première fois par Roberts (1977), peut être utilisée pour
établir l’existence d’un équilibre sous la règle de la majorité. Si U 1 et U 2 sont les courbes
d’indifférence pour l’électeur médian, alors tm − rm est la combinaison taxe-subvention
optimale.
Figure 21.1
Choix optimal de t.
15 Il est à noter que quand t augmente, plus d’individus choisissent de ne pas travailler :
∂ x0 a(r + γ )
= > 0.
∂t (1 + γ )(1 − t)2
La taille de l’État 591
dépenses publiques était dédiée à la fourniture de biens publics, alors tous les objectifs de
redistribution peuvent être atteints simplement en modifiant le partage fiscal entre les indi-
vidus ou entre les groupes d’individus 18. On n’a pas généralement besoin de dépenser des
montants monétaires en faveur d’un groupe pour lui permettre d’acheter des biens privés.
Un des postulats des modèles de Meltzer-Richard et Peltzman établit que les béné-
ficiaires de la croissance de l’État encouragent cette croissance. Dans le modèle de Meltzer-
Richard, tous les électeurs avec un revenu inférieur à la médiane sont en faveur de
l’augmentation des transferts gouvernementaux. Pourtant, les enquêtes nous montrent que
les plus grands bénéficiaires de cette croissance, comme notamment les employés de la
fonction publique et les prestataires de l’aide sociale, n’ont pas de préférences significative-
ment différentes par rapport aux autres électeurs concernant les propositions de limitation de
la charge fiscale (Courant, Gramlich et Rubinfield, 1981 ; Gramlich et Rubinfield, 1982b).
18 Voir Mueller et Murell (1985). Évidemment, ces groupes qui ne paient pas de taxes pour financer la part des
biens publics dans le budget public peuvent être en outre subventionnés par un programme de dépense ou de
transfert, mais il n’y a pas assez de groupes pour expliquer les activités actuelles du gouvernement dans la
plupart des pays. On pourrait objecter que les réductions d’impôt ne peuvent pas toujours être conçues pour
bénéficier à des groupes spécifiques, mais le nombre de niches fiscales et la complexité des législations contre
de telles niches démentent ce point. Hettich et Winer (1988, 1999) analysent les effets de la pression politique
pour obtenir une redistribution de la structure fiscale.
19 Cela correspond aussi à quelques autres pays (voir p. ex. Linbert et Williamson, 1985), mais en général les
recherches qui en découlent ne vont pas dans le sens de « l’hypothèse de Kuznets » (voir Anand et Kanbur,
1993 ; Deininger et Squire, 1996).
594 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
vote (poll tax) et des tests d’alphabétisation dans le Sud des États-Unis, alors qu’Abrams
et Settle et Loft et Kenny sur l’extension du droit de vote des femmes en Suisse et aux
États-Unis.
Une difficulté logique avec les hypothèses de Meltzer-Richard-Justman-Gradstein-
Abrams-Settle-Lott-Kenny est qu’en accordant le droit de vote à une plus grande partie de
la population au cours des XIXe et XXe siècles, l’électeur médian se met dans une situation
qui lui est désavantageuse 20. Pourquoi, par exemple les électeurs, par leur représentant au
Parlement, ont-ils voté pour le Second Reform Act de 1867 qui a accordé le droit de vote
aux travailleurs plus qualifiés, en conséquence de quoi le nouvel électeur médian dispose
d’un revenu familial inférieur au revenu moyen par foyer mais également une préférence
pour la redistribution, ce qui annonce le début d’un changement radical dans les politiques
économiques en faveur de la redistribution et qui culmine avec la fondation de l’État-
providence moderne à la fin du siècle » ? Une réponse possible est que l’électeur médian
de 1867 a craint que l’alternative à l’affaiblissement de sa position au sein du processus
démocratique soit un changement radical de sa situation à travers une voie notamment
révolutionnaire. De manière similaire, l’électeur médian masculin dans chacune des démo-
craties a peut-être semblé fatigué au cours du XIXe siècle et au début du XXe siècle de voir
sa femme et les autres femmes de son voisinage protester dans la rue et à la maison, et a
éventuellement opté pour la paix à court terme contre une perte d’avantages économiques
à long terme en accordant le droit de vote aux femmes. Mais l’histoire démocratique ne
peut être entièrement comprise par un modèle qui suppose que ce sont uniquement les
préférences d’un électeur médian égoïste qui dicte les résultats politiques.
Un test plus direct et rigoureux de l’hypothèse de Meltzer-Richard est de vérifier
les prédictions concernant une relation positive entre le ratio du revenu moyen sur le revenu
médian (y/ym ) et la taille du gouvernement. Meltzer et Richard (1983) ont testé cette hypo-
thèse à partir de séries temporelles sur les États-Unis entre 1938 et 1976. La stratégie empi-
rique de leur modèle implique des régressions de plusieurs mesures de transferts
gouvernementaux en pourcentage du PIB ajustées par le ratio de dépendance, F, la partie
de la population qui ne paie pas de taxes, sur (y/ym ) et (1/ym ). Cette équation est une
approximation linéaire de l’expression compliquée des transferts que l’on peut déduire de
leur modèle. Les trois mesures de transferts sont :
t2 = fourniture publique de biens privés
t3 = transferts
t = t2 + t3
Le ratio y/ym devrait avoir un coefficient de 1. Son coefficient estimé est inférieur
à 1, mais positif et significatif pour les trois définitions de transferts, validant d’une certaine
manière l’hypothèse de Meltzer-Richard (voir le tableau 21.6a).
Le ratio y/ym est essentiellement une mesure de l’asymétrie de la distribution des
revenus. Comme Tulock (1983) l’a montré, le ratio est plus ou moins resté constant depuis
la Seconde Guerre mondiale, expliquant de facto une partie significative de la croissance
de l’État. Meltzer et Richard testent essentiellement les montants en régressant une varia-
20 Cette difficulté logique ne peut pas survenir avec l’argument de Husted-Kenney dans la mesure où il dépend
de l’abolition de la poll tax et des tests d’analphabétisme dans le Sud des États-Unis et du fait que ces chan-
gements ont été imposés aux États du Sud par la Cour fédérale.
La taille de l’État 595
ble de tendance de long terme sur une autre. Toute autre variable de tendance à long terme
peut produire une corrélation similairement élevée. Un meilleur test pour leur hypothèse
serait d’utiliser des données de panel qui ne sont pas dominées par des tendances.
Gouveia et Masia (1998) ont réalisé un tel test en utilisant des données pour 50
États entre 1979 et 1991. Ces données sont particulièrement adéquates pour tester l’hypo-
thèse de Meltzer et Richard, parce qu’il y a des variations importantes dans la distribution
des revenus entre les États durant cette période. De plus, en utilisant des données pour des
entités politiques d’un même pays, Gouveia et Masia éliminent une partie de l’hétérogé-
néité culturelle et institutionnelle qui nuit aux comparaisons transnationales. Trois des
régressions de Gouveria et Masia sont présentées dans le tableau 21.6b. Le signe de (y/ym )
est contraire à celui attendu pour les trois estimations, et statistiquement non significatif
pour deux d’entre elles. Même si l’asymétrie de la distribution des revenus ne semble pas
être reliée significativement à la redistribution entre les 50 États, l’hypothèse relative au
lien entre redistribution et taille de l’État est confirmée par la présence de coefficients posi-
tifs et significatifs sur (1/ym ). Les transferts augmentent au fur et à mesure que le revenu
Tableau 21.6a
Estimations du modèle Meltzer-Richard sur données américaines, 1937-40, 1940-76.
Variables indépendantes
Variable dépendante ln (y/ym–1) 1/ym R2
ln t (1 – F ) 0,57 –1,081 0,80
(9,1) (5,0)
ln t2 (1 – F ) 0,48 28,3 0,73
(9,2) (0,16)
ln t3 (1 – F ) 0,67 –3,461 0,79
(5,5) (–8,1)
Tableau 21.6b
Estimations du modèle Meltzer-Richard sur données américaines, 1937-40, 1940-76.
Variables indépendantes
Variable dépendante ln (y/ym–1) 1/ym R2
ln t(1 – F) –0,05 9,879 0,93
(5,77) (11,96)
ln t2(1 – F) –0,007 4,29 0,91
(0,52) (3,43)
ln t3(1 – F) –0,076 12,175 0,92
(6,91) (12,32)
Note : y signifie revenu moyen, ym signifie revenu médian ; F = taux de dépendance ; t2 = fourniture publique de biens privés ; t3 =
transferts de revenu ; t = t2 + t3 ; les t de Student sont entre parenthèses.
Source : Gouveia et Masia (1998, tableau 4)
596 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
21 Pour deux modèles plutôt différents du processus de « pork-barrel » ou favoritisme territorial, mais qui néan-
moins impliquent d’importants budgets inefficaces, voir Weingast, Shepsle et Johnsen (1981), et Schwartz
(1994).
La taille de l’État 597
Alors que cet exemple de Tullock illustre comment le gouvernement peut devenir
trop gros en présence d’une loi majoritaire, il illustre aussi certaines des questions trou-
blantes soulevées plus tôt. Si une coalition de 51 fermiers peut imposer des taxes à leurs
voisins sans que ces derniers en bénéficient, pourquoi les 51 fermiers ne prennent-ils pas
simplement l’argent sous forme de transfert monétaire et ne réparent-ils pas leurs routes
eux-mêmes au niveau optimal, plutôt que de déléguer au gouvernement des réparations
trop importantes qui se révéleront sous-optimales ?
Dans le chapitre précédent, nous avons examiné la manière à partir de laquelle les
groupes d’intérêts peuvent influencer les législations à travers leurs contributions aux
campagnes électorales et leurs efforts de lobbying. Il a déjà été démontré l’influence des
groupes d’intérêt sur la législation en matière de soutien aux prix agricoles, de tarifs et de
réglementations, qui réduit la concurrence. Toutefois, aucune des interventions de l’État
n’affecte sa taille, ses dépenses ou le niveau d’impôts par rapport au PIB, comme nous
l’avons vu dans ce chapitre 22. Une mesure idéale de la taille de l’État devrait inclure son
impact réglementaire sur l’économie, toutefois personne n’a encore construit un tel indica-
teur.
Si nous limitons notre analyse à la taille de l’État mesurée par les dépenses et les
impôts, nous obtenons des prédictions contradictoires. Certains groupes d’intérêt vont
favoriser de plus grandes dépenses gouvernementales (les conducteurs d’automobiles ou de
camions font pression pour un budget plus substantiel d’infrastructures de transports), mais
d’autres favorisent des dépenses moindres (les groupes environnementalistes s’opposent à
de nouvelles constructions d’autoroutes par exemple). Chacun préfère recevoir des subven-
tions plus importantes, mais veulent acquitter un minimum d’impôts. Certains groupes
d’intérêt sont efficaces dans l’obtention des deux. De tels efforts peuvent simplement
déplacer la charge de l’impôt et le bénéfice des subventions sans changer l’effet net total.
L’effet net des groupes d’intérêt sur la taille de l’État ne peut donc pas être déterminé a
priori. C’est une question empirique.
À première vue, les groupes de pression sont couronnés de succès dans la réduction
de leur charge fiscale. Par exemple et jusqu’à récemment, la production de pétrole en Europe
de l’Ouest était insignifiante relativement à celle des États-Unis et les taxes sur les produits
pétroliers en Europe de l’Ouest étaient beaucoup plus élevées. De même, les États produc-
teurs de tabac ont des taxes sur les cigarettes plus faibles que les États non producteurs.
Hunter et Nelson (1989) ont apporté des preuves concernant la Louisiane qui établissent que
les fermiers et les riches propriétaires terriens sont capables de réduire leur charge fiscale.
Rice (1986) a présenté des résultats qui suggèrent que les syndicats de travailleurs
ainsi que d’autres groupes d’intérêt sont en mesure de forcer le gouvernement à introduire
des programmes qui compensent les difficultés économiques. Ces mêmes programmes sont
source d’explication de la croissance de l’État dans les pays européens entre 1950 et 1980.
Naert (1990) a aussi montré que de 1961 à 1984 les syndicats de travailleurs belges ont
réussi à obtenir des augmentations significatives dans certains postes budgétaires dont
bénéficient leurs membres, comme les services sociaux ou de santé publique. Congleton et
Bennet (1995), d’un autre côté, ont trouvé que l’influence des groupes d’intérêt sur les
22 Bien sûr, un programme de soutien aux prix agricoles peut déboucher sur un ministère de l’agriculture plus
important, mais ces effets indirects sur la taille de l’État ont peu de chances d’être significatifs.
598 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
dépenses d’autoroutes d’État était très importante. Les conducteurs de camions réussissent
à influencer le niveau de dépenses, et les conducteurs de trains étaient encore plus effica-
ces pour réduire les mêmes dépenses. Mais prises ensemble, les variables caractérisant l’ac-
tivité des groupes d’intérêt n’ont pas apporté une valeur ajoutée considérable au pouvoir
explicatif du modèle de l’électeur médian sur les dépenses autoroutières.
Plusieurs études ont tenté de lier la puissance des groupes d’intérêt à la taille de
l’État. Par exemple, North et Wallis (1982) proposent un parallèle entre la croissance de
l’État et celle des postes de cols blancs et des postes de direction dans le secteur privé. Ces
deux phénomènes ont été vus comme une réponse à des coûts de transaction plus élevés
pour organiser l’économie de marché fondée sur une spécialisation grandissante (voir aussi
North, 1985) : « la spécialisation grandissante crée aussi un nombre considérable de
nouveaux groupes d’intérêt » (North et Wallis, 1982, pp. 340). Les demandes de ces
groupes ne visent pas seulement la redistribution des richesses, mais aussi la réduction des
coûts de transaction que ces groupes supportent au sein d’une société qui se spécialise
toujours plus. Ainsi, l’influence des groupes d’intérêt sur les activités publiques agit à la fois
du côté d’une allocation plus efficace mais aussi en termes de redistribution. North et Wallis
ont élargi leur argument par l’emploi de données qui montrent qu’en excluant la défense et
les transferts, les dépenses publiques de l’État central ont crû plus rapidement que le secteur
public depuis la Deuxième Guerre mondiale, et presque aussi vite que les transferts.
L’explication par les coûts de transactions pour comprendre la croissance de l’État
est la plus générale. Le chapitre 2 a rappelé que l’existence d’externalités et de biens
publics n’est pas suffisante pour justifier la création de l’État. L’État a plutôt émergé
comme une institution réduisant les coûts de transaction associés à la fourniture de biens
publics et à la correction des externalités. Alors logiquement, l’augmentation des efforts
gouvernementaux pour réduire les coûts de transaction semble la meilleure explication de
la croissance de l’État. Mais la généralité du concept de coût de transaction rend plus diffi-
cile une définition précise de certains coûts de transaction particuliers qui doivent être
réduits en identifiant les postes budgétaires alloués à cet objectif. Par exemple, tous les
pays industrialisés peuvent mettre en place une imposition sur le revenu, pourtant cette
collecte de ressources crée des secteurs publics de taille très différente au Japon et en Suisse
en comparaison avec la Suède et les Pays-Bas. Est-ce que les coûts de transactions inhé-
rents aux groupes d’intérêt diffèrent grandement entre pays ?
Mueller et Murell (1985, 1986) ont démontré empiriquement que les groupes d’in-
térêt affectent la taille de l’État. Ils ont décrit le processus politique par lequel les partis
politiques accordent des faveurs à des groupes d’intérêt en échange de leur soutien électo-
ral. Quand ces faveurs prennent la forme de biens/services publics ciblés à un groupe, mais
avec des retombées pour d’autres groupes, l’État croît davantage. Le nombre de groupes
d’intérêt dans un pays a un effet positif et significatif sur la taille relative du secteur public
dans un échantillon en coupe instantanée des pays de l’OCDE pour l’année 1970.
Lybeck (1986, pp. 88-96) a trouvé que la taille relative du gouvernement en Suède
varie à travers le temps en rapportant la part des employés qui étaient membres de groupes
d’intérêt. McCormick et Tollison (1981, pp. 45-9) ont trouvé que le nombre de réglemen-
tations économiques à l’intérieur d’un État est influencé directement par le nombre d’as-
sociations commerciales (chambres de commerce) enregistrées dans l’État.
La taille de l’État 599
23 Mueller et Murell (1985, 1986) tiennent compte des groupes d’intérêt et de la taille de l’État comme étant des
variables endogènes.
600 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
bureaucratie ; les voyages et autres privilèges spéciaux peuvent aussi être contrôlés. Une
assemblée élue devrait être en mesure d’exercer un certain contrôle sur de tels postes
budgétaires.
Une autre perspective parfois mobilisée pour justifier des budgets plus élevés est
d’étendre les prérogatives de l’administration, et ainsi demander des salaires plus élevés
pour permettre à l’administration de satisfaire les nouveaux besoins engendrés par ces
missions plus larges. Niskanen (1971, p. 38) a postulé que le « salaire d’un bureaucrate et
les privilèges spéciaux de l’administration, la réputation publique, le pouvoir [et] le patro-
nage » sont tous positivement liés à la taille de l’administration. Niskanen part de ce postu-
lat pour analyser les conséquences de la maximisation par les bureaucrates de la taille de
leurs budgets. Sans surprise, le modèle implique des budgets plus importants que souhai-
tés par les législateurs. L’analyse de Niskanen est devenue un cadre théorique incontour-
nable de la littérature sur la croissance de l’État.
Le modèle de bureaucrates maximisant leur budget a une certaine résonance avec
les modèles de la firme soutenant que les cadres supérieurs maximisent la taille de leur
firme, sa croissance, et toute autre variable reliée à la taille telle que le nombre de cols
blancs (Baumol, 1959 ; Marris, 1964 ; Williamson, 1964).
Le cadre supérieur d’une compagnie dont les ventes atteignent 10 milliards d’euros
peut être capable de justifier auprès du conseil d’administration et des actionnaires un
salaire plus élevé qu’il ne pourrait le faire si la firme avait un chiffre d’affaires de 1 milliard
d’euros. La taille de la firme et les compensations managériales ont alors une corrélation
positive. Mais le directeur d’une administration publique avec un budget de 10 milliards
d’euros ne reçoit pas nécessairement un salaire plus élevé que celui qui dirige un budget de
1 milliard d’euros. Les salaires entre les administrations gouvernementales tendent à être
beaucoup plus uniformes que les salaires d’une firme. De plus, les hauts fonctionnaires
dans une administration sont habituellement nommés à ces postes pour quelques années
tout au plus. Ainsi, l’expansion de la taille de l’administration, même si la taille et les salai-
res sont reliés positivement, ne bénéficierait pas nécessairement aux fonctionnaires qui sont
responsables de cette expansion. Si la croissance des administrations profite aux hauts
fonctionnaires, cette récompense sera généralement non pécuniaire.
Même pour les cadres intermédiaires d’une administration, les salaires ne varient
pas beaucoup. Mais les chances de promotion dans une administration en expansion sont
certainement plus grandes que dans une administration en déclin. Ainsi les bureaucrates de
niveau intermédiaire ont un intérêt financier à promouvoir une croissance rapide de leur
administration parce que cela augmente leur chance d’être promu à des rangs supérieurs.
Des bureaucrates de carrière ont aussi plus de chances d’être dans une administration suffi-
samment longtemps pour bénéficier directement de cette expansion, contrairement aux
cadres supérieurs qui sont en place pour une courte période.
Bien que cette analyse offre un raisonnement rationnel de la croissance de la taille
des administrations, il reste à comprendre pourquoi ces fonctionnaires parviennent à satis-
faire leurs desseins personnels au détriment de ceux de la collectivité dans son ensemble.
Si les bureaucrates des administrations les plus importantes ne bénéficient pas de la crois-
sance de la taille de leur administration, pourquoi ne limiteraient-ils pas le processus d’ex-
pansion ? Est-ce que les bureaucrates intermédiaires seraient capables de tromper leurs
La taille de l’État 601
superviseurs à l’intérieur de l’administration ainsi que les décideurs publics à propos des
vrais budgets nécessaires et des coûts unitaires des programmes 24 ?
Les bureaucrates et les groupes d’intérêt se trouvent tous les deux en tête du
palmarès des causes de la croissance de l’État et la majorité des études de cas confirment
ces hypothèses. Par exemple, l’étude de Miller (1981, ch. 3) sur les firmes du comté de Los
Angeles nous révèle que les bureaucrates de la ville et du comté sont motivés par l’objec-
tif d’étendre la taille et les compétences de leurs juridictions et cherchent à résister aux
tentatives inverses.
Dans le même esprit, Johnson et Libecap (1991) affirment que les fonctionnaires
peuvent retirer un bénéfice à voter, ce qui explique le niveau de participation plus élevé des
fonctionnaires par rapport aux citoyens exerçant dans le secteur privé. Dans une structure
fédérale, les auteurs interprètent les plus grand taux de participation pour les fonctionnai-
res locaux et d’État comparativement aux employés fédéraux comme une nouvelle confir-
mation de cette hypothèse. En effet, la probabilité que le vote des fonctionnaires soit décisif
est plus grande lors des élections locales ou d’État que dans une élection fédérale en raison
de la taille plus petite de l’électorat à ces niveaux administratifs inférieurs. Johnson et
Libecap ne sont toutefois pas parvenus à démontrer que les fonctionnaires locaux et d’État
ont la capacité de convertir leur pouvoir de vote en avantages personnels. Les employés
fédéraux gagnent des salaires plus élevés que leurs collègues à des niveaux de gouverne-
ment décentralisé malgré un taux de participation électorale plus élevé pour ces derniers.
Plusieurs études ont testé l’hypothèse selon laquelle le pouvoir de vote des bureau-
crates mène à des budgets gouvernementaux plus élevés. Plus le gouvernement accroît sa
taille, plus la proportion d’électeurs travaillant pour ce gouvernement augmente. Et s’ils
perçoivent que leurs intérêts sont promus par l’augmentation de la taille de l’État, la parti-
cipation sera encore plus grande. Borderding, Bush et Spann (1977) ont peut-être été les
premiers à tester cette hypothèse et à la valider empiriquement pour les États-Unis. Lowery
et Berry (1983) et Berry et Lowery (1984) utilisent des données pour les États-Unis qui
contredisent toutefois cette hypothèse. Ferris et West (1996) répliquent cette étude en
données de séries temporelles pour les États-Unis de 1959 à 1989 et soutiennent cette hypo-
thèse mais les mêmes auteurs ne trouvent pas de relation significative entre le nombre de
fonctionnaires et la taille de l’État sur la période 1949-1989 (Ferris et West, 1999).
D’autres travaux apportent des résultats contradictoires. Henrekson (1988) trouve
que le nombre de fonctionnaires est positivement lié aux dépenses publiques de consom-
mation des gouvernements locaux suédois, mais un résultat inverse pour les transferts.
Mais Renaud et van Winden (1987b) sont arrivés à des résultats complètement différents
pour les Pays-Bas. Neck et Schneider (1988) ne parviennent pas à valider la même hypo-
thèse avec des données autrichiennes, alors que Frey et Pommerehne (1987) ne trouvent
aucun effet mesurable du pouvoir des fonctionnaires municipaux suisses.
Santerre (1993) a réussi à discerner l’influence des bureaucrates municipaux du
Connecticut sur les résultats politiques. Mais ici l’impact des fonctionnaires sur le proces-
sus démocratique reste complexe et seulement mesuré par leur participation active lors des
réunions municipales. Le nombre d’employés des écoles publiques est étroitement relié à
24 Pour une discussion critique plus en profondeur de l’hypothèse qui met en relation la taille de l’État à celle de
la bureaucratie, voir Musgrave (1981, pp. 91-95).
602 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
la taille des budgets des écoles là où la démocratie directe s’impose lors des réunions muni-
cipales ; ce qui n’est pas vrai lorsqu’une démocratie représentative est en place. À travers
cette participation active observée lors de réunions municipales, les bureaucrates semblent
avoir réussi à influencer le vote des autres citoyens, et donc le résultat du processus élec-
toral.
Les modèles de la bureaucratie de Niskanen (1971), Romer et Rosenthal (1978,
1979 b, 1982) demeurent toutefois statiques. En effet, ils expliquent 1- pourquoi le gouver-
nement est plus grand que ce que le pouvoir législatif souhaiterait s’il connaissait le coût
unitaire des politiques publiques et 2 – pourquoi la quantité de programmes publics est plus
élevée que la quantité préférée par l’électeur médian. Ils n’ont donc pas expliqué directe-
ment pourquoi l’État accroît sa taille.
Néanmoins, ils ont peut-être indirectement offert une explication. L’habilité de la
bureaucratie à augmenter le budget au-delà du montant demandé par l’Assemblée élue ou
les citoyens dépend en partie de sa capacité à ne pas révéler les vrais prix et vraies quanti-
tés de biens fournis publiquement. Cette asymétrie d’information va probablement dépen-
dre à son tour de la taille et de la complexité du budget. Plus la bureaucratie est imposante,
plus il va être difficile pour les personnes extérieures de surveiller ces activités, et plus les
personnes de l’intérieur vont pouvoir augmenter la taille de la bureaucratie. Ainsi, la crois-
sance de la bureaucratie va probablement être déterminée par sa taille absolue.
Pour étayer cette relation, définissons G t comme le montant de biens fournis
publiquement et réellement demandés par l’Assemblée élue ou les citoyens. Définissons Bt
comme la taille totale du budget. Bt est plus grand que G t dans la mesure où la bureaucra-
tie est capable d’attirer un volume plus élevé que nécessaire de ressources, c’est-à-dire :
Bt = αt G t , αt ≥ 1. (21.10)
Maintenant avec :
αt = ea Bt (21.11)
et supposons que le montant demandé de biens fournis publiquement augmente à un taux
constant n qui est égal au taux de croissance du revenu national :
G t = cent (21.12)
alors
Bt = cea Bt ent (21.13)
Et la croissance du budget, g, se définit donc
g = ln Bt − ln Bt−1 = a(Bt − Bt−1 ) + n (21.14)
Le taux de croissance du budget excède la croissance du revenu national, n, et augmente
avec la différence absolue entre cette période et la période précédente. D’autres relations
fonctionnelles pour αt vont produire d’autres relations entre g et Bt aussi longtemps que αt
augmente avec la taille du budget. Toutefois, on peut s’attendre à ce que la taille du budget
augmente avec sa taille absolue.
Les modèles bureaucratiques nous conduisent naturellement à penser que les
bureaucrates exercent leur pouvoir en augmentant la production de leurs bureaux. Ferris et
La taille de l’État 603
West (1996) montrent que la production réelle de l’État américain a en fait diminué depuis
1959. C’est seulement sa taille nominale qui a pris de l’expansion. Les bureaucrates
gouvernementaux ont réussi à augmenter leurs salaires et leurs budgets, en même temps
qu’ils ont réduit leur production. Plusieurs travaux montrent que les bureaucraties ont un
coût unitaire de production plus élevé qu’une firme privée quand elles fournissent des biens
qui sont mesurables et comparables, tels que les tonnes de déchets ramassés. Borcherding
(1977, p. 62) décrit ce phénomène comme « la règle de deux de la bureaucratie », c’est-à-
dire que le transfert d’une activité du secteur privé vers le public s’accompagne d’un
doublement du coût de production unitaire 25. Si les coûts unitaires sont à ce point élevés
comparativement à ceux du secteur privé, de combien augmenteraient-ils lorsque la
bureaucratie sait qu’elle ne peut pas être comparée aux alternatives du secteur privé ?
Une preuve supplémentaire des capacités bureaucratiques à utiliser son pouvoir
face aux autorités de tutelle pour augmenter la masse salariale est fournie par Ferris et West
(1999). En utilisant des données en séries temporelles pour les États-Unis de 1949 à 1989,
ils ont été les premiers à confirmer l’hypothèse de Kau et Rubin (1981, 1999) selon laquelle
les coûts décroissants de la collecte d’impôts ont favorisé la croissance de la taille de l’État.
Aussi, ils font un lien entre les augmentations de salaires des fonctionnaires et ses réduc-
tions de coûts. Les bureaucrates ont réussi à convertir les réductions possibles en impôts ou
la « surproduction » publique en des augmentations de leurs propres revenus.
propriétaire paie lui est ensuite répercutée. Il peut donc voter pour augmenter un budget
financé par une augmentation de l’imposition foncière sans réaliser qu’il va payer plus
d’impôt.
Même si l’argument semble convaincant, du moins pour l’intégrer dans un modèle
explicatif de la taille de l’État, d’autres formes de taxation déguisées doivent être prises en
considération. Mill (1861) avait l’intuition que les taxes directes étaient plus visibles et la
croissance excessive de l’État reposait sur la part des taxes indirectes. Tout comme les
citoyens de Boston ne se sont pas laissés berner à propos de la charge de la taxe britannique
sur le thé il y a deux siècles, on peut affirmer qu’un employeur qui retient à la source l’im-
position sur le revenu, ou encore les banques qui retiennent l’impôt foncier sur les paie-
ments d’hypothèque, rend ces formes de taxation moins visibles que certains types de taxes
directes comme celles pesant sur les cigarettes ou l’alcool. L’enjeu consiste à valider empi-
riquement quelle source de revenu est moins visible pour les citoyens et quelle est l’am-
pleur de l’illusion budgétaire.
Dans sa revue détaillée de la littérature empirique sur l’illusion budgétaire, Oates
(1988b) a identifié cinq catégories d’illusion : (1) la charge de la taxe est plus difficile à
juger dans une structure de taxation complexe ; (2) les locataires sont moins aptes à évaluer
la part de taxes locales sur la propriété que les propriétaires ; (3) des augmentations fisca-
les incorporées dans la progressivité de l’impôt sont moins clairement perçues que les
changements de législation, rendant la structure élastique de l’impôt plus favorable à la
croissance de l’État que les structures inélastiques ; (4) les charges budgétaires inhérentes
à l’émission de dette publique sont plus difficiles à évaluer qu’un impôt équivalent
courant ; (5) les citoyens ne considèrent pas les subventions monétaires forfaitaires à leur
gouvernement comme ils considèrent une subvention à eux-mêmes (effet « flypaper »).
Chacune de ces catégories implique que la relation entre la taille ou la croissance de l’État
et une variable d’illusion budgétaire est pertinente. Oates a examiné attentivement le bien-
fondé empirique de sa typologie et a conclu que « même si chacun des cinq cas est
conforme avec une hypothèse d’illusion budgétaire, aucune étude n’a validé empirique-
ment cette hypothèse » (Oates, 1988b). La logique de l’effet « flypaper » est convaincante,
mais les preuves empiriques manquent encore. Les subventions de l’État central semblent
être considérées par les niveaux inférieurs de gouvernement comme des « cadeaux du ciel »
et afin de ne pas « offenser » l’État central, elles restent « collées à l’endroit où elles atter-
rissent » 26.
Des preuves directes de l’illusion budgétaire ont été récemment apportées au cours
d’expériences menées par Tyran et Sausgruber (2000). Les auteurs ont conçu une expé-
rience de marché impliquant des propositions de type imposition/transfert. Une taxe peut
être imposée soit à l’acheteur soit au vendeur avec une partie des revenus de la taxe qui est
transférée à l’acheteur et l’autre partie allant au vendeur. La demande prévue est parfaite-
ment inélastique et, dans les deux cas, la taxe incombe donc en totalité à l’acheteur et il est
préférable pour l’acheteur de rejeter la proposition. La majorité des acheteurs perçoivent
correctement qu’ils seraient dans une situation désavantageuse si la taxe leur était imposée
et ont donc voté contre. Une partie significative a voté pour la proposition seulement
lorsque la taxe était prélevée sur les vendeurs. La façon dont la dimension fiscale de la
26 Les preuves empiriques à propos de l’effet de « flypaper » sont recensées au chapitre 10.
La taille de l’État 605
proposition était formulée a eu un impact significatif sur le vote des participants à l’expé-
rience (effet de cadrage). Les résultats de Tyran et Sausgruber ont des implications éviden-
tes sur la probabilité que l’illusion budgétaire existe pour l’impôt foncier des propriétés
louées, sur les cotisations emploi payées par les employés, etc.
Il est intéressant de noter que Peter Swann a établi une forte relation entre l’élas-
ticité du système de taxation australien et la croissance de la taille de l’État. Swann affirme
qu’essentiellement toute la croissance relative de l’État australien depuis la Deuxième
Guerre mondiale peut être expliquée par des augmentations de taxes déguisées dérivant de
l’inflation et ayant pour conséquence de déplacer les individus dans une tranche d’imposi-
tion plus élevée et d’ainsi générer des revenus plus importants pour l’État. Malheureuse-
ment, les résultats de Swann en données de séries temporelles pour l’Australie – comme
ceux de Meltzer et Richard (1983) – n’ont pas été confirmés en utilisant des données de
panel pour la Flandre (Heyndels et Smolders, 1994) et les États-Unis (Hunter et Scott,
1987 ; Greene et Hawley, 1991).
Le manque de validation empirique pour l’hypothèse d’illusion budgétaire, malgré
son intérêt intuitif, peut s’expliquer par sa définition imprécise et sa modélisation approxi-
mative dans la littérature. Par exemple, il n’est pas clair si l’illusion budgétaire est une sorte
de myopie à court terme de la part de l’électeur qui accepte des augmentations de dépen-
ses temporaires, ou une astigmatie permanente qui obstrue indéfiniment la vue de la vraie
taille de l’État. Cette dernière est évidemment une hypothèse beaucoup plus forte. Les
révoltes fiscales en Europe et aux États-Unis dans les années 1970 et « le contrat réussi
avec l’Amérique » de Newt Gringrich pour réduire les taxes et le déficit aux États-Unis au
début des années 1990, suggèrent que l’illusion budgétaire ne semble pas affecter la vision
de l’électeur. Vers la fin du XXe siècle, le déficit fédéral des États-Unis avait disparu (avant
de remonter depuis 2002), et la part des dépenses publiques dans le PIB avait cessé de
croître. Éventuellement, les citoyens peuvent être capables de reconnaître la véritable
ampleur du Léviathan et agir politiquement pour le limiter.
quent les deux tiers de la variation de la taille de l’État aux États-Unis au cours de la période
de 1947-1993. En revanche, la prise en compte de l’idéologie des membres du Congrès
n’explique pas les changements dans la demande en biens publics.
Hansson et Stuart (2003) ont aussi mis l’accent sur l’importance de l’élasticité du
système de taxation quand ils ont tenté d’expliquer pourquoi la taille de l’État a diminué
dans plusieurs pays de l’OCDE après les sommets atteints durant les années 1980. Les
auteurs affirment que, dans ces pays, le gouvernement a surestimé l’élasticité des revenus
d’imposition et a augmenté les taxes au-delà du niveau auquel il aurait pu se maintenir
indéfiniment. Nous discutons de certains de ces facteurs qui déterminent les limites de la
taxation dans le prochain chapitre.
21.3 CONCLUSION
Les six ensembles explicatifs de la taille de l’État passés en revue dans ce chapitre provien-
nent de deux perspectives plutôt différentes de ce qu’est l’État. Les trois premières hypo-
thèses (le gouvernement comme fournisseur de biens publics et correcteur d’externalités,
l’État comme redistributeur de revenu et de richesse, et l’activité des groupes d’intérêt) sont
essentiellement dérivées de la théorie classique de l’État démocratique (Pateman, 1970).
L’ultime autorité appartient au citoyen. L’État existe pour accomplir la volonté du peuple.
Par exemple, les politiques publiques des juridictions locales reflètent les préférences indi-
viduelles des électeurs. Dans la littérature de la théorie des choix publics, l’État apparaît
simplement comme une règle de vote qui transforme des préférences individuelles en choix
politiques. Les travaux les plus classiques de la théorie des choix publics (en commençant
avec Arrow (1951), Downs (1957), Black (1958) et Buchanan et Tullock (1962)) s’appuient
sur cette vision de la vie politique où le citoyen domine l’État, et cette tradition se perpé-
tue dans la littérature plus récente qui emploie le modèle de l’électeur médian, les modèles
de vote probabiliste, etc.
Les trois dernières hypothèses placent cette fois-ci l’État au-dessus des citoyens.
Ce sont les préférences de l’État, ou des membres du gouvernement, qui sont décisives. Les
préférences des citoyens et les institutions politiques constituent au maximum des contrain-
tes vagues contre lesquelles les leaders politiques et les bureaucrates poursuivent leurs
propres intérêts. En effet, dans cette version extrême de la vision de l’État, la seule
contrainte obligatoire est sa capacité à prélever des impôts. La vision qui donne primauté à
l’État plutôt qu’au citoyen, est à la base du travail de Puviani (1903) et caractérise celui de
Niskanen (1971) et Brennan et Buchanan (1980).
Si l’une de ces deux conceptions de l’État est parfaitement acceptable 27, alors
l’autre doit être rejetée, y compris les hypothèses correspondantes discutées dans ce chapi-
tre. Mais chacune de ces visions est recevable jusqu’à un certain point. Les hauts fonction-
naires et les bureaucrates peuvent avoir un certain pouvoir discrétionnaire pour promouvoir
leurs propres intérêts aux dépens des citoyens. Mais les préférences des citoyens, telles que
prises en compte par les institutions politiques, peuvent aussi constituer une contrainte
27 Tanzi (1980) a discuté de ces deux conceptions de l’État – et même d’une troisième, l’État paternaliste – dans
le contexte de l’enjeu sur l’illusion budgétaire.
La taille de l’État 607
substantielle. Si cela est vrai, alors les six hypothèses peuvent aider à expliquer la taille et
la croissance de l’État. Il est aussi vraisemblable que la croissance de la redistribution dans
le budget de l’État peut être expliquée par une certaine combinaison des hypothèses passées
en revue : (1) l’assurance contre les risques de revenus en vivant dans des économies haute-
ment développées et interdépendantes, (2) l’assurance contre les risques de revenus pour
ceux vivant dans des économies fortement dépendantes du commerce international, (3) la
redistribution involontaire de ceux qui sont au-dessus du revenu médian vers ceux qui sont
en dessous du revenu médian, (4) la redistribution involontaire des groupes avec un faible
pouvoir politique vers ceux qui ont plus de pouvoir.
Plusieurs études ont testé la force des facteurs de demande et d’offre pour expli-
quer la croissance de l’État. Henrekson (1988) a démontré l’existence d’un effet Baumol et
d’un pouvoir électoral des bureaucrates dans son analyse empirique de la Suède. Même si
les variables d’illusion budgétaire ne se sont pas révélées robustes, les facteurs d’offre
semblent avoir, dans une certaine mesure, plus de pouvoir explicatif que les facteurs de
demande.
Ferris et West (1996) ont estimé les équations d’offre et de demande en utilisant
des données en séries temporelles pour les États-Unis. Ils ont aussi inclus une troisième
équation pour expliquer le niveau d’emploi dans le secteur public. Ni le prix, ni le revenu
n’étaient significatifs dans l’équation de demande. Ce dernier résultat contredit donc la loi
de Wagner. Le nombre de fonctionnaires et la population agricole apparaissaient comme
des groupes d’intérêt significatifs « proxy de la variable préférence » dans l’équation de
demande. La variable caractérisant l’effet Baumol était significatif dans l’équation d’offre.
Lybeck (1986) a estimé un modèle intégré d’offre et de demande du gouvernement
pour 12 pays de l’OCDE. Les facteurs de demande semblent dominer en Suède et au
Royaume-Uni, alors que les facteurs d’offre prédominent pour le Canada, la France et les
États-Unis. À l’inverse, les facteurs d’offre et de demande étaient d’importance égale pour
les autres pays (Australie, Autriche, Belgique, Allemagne, Italie, Pays-Bas et Norvège).
L’effet Baumol ressort massivement. La force des groupes d’intérêt, telle que mesurée par
le nombre de groupes d’intérêt dans une analyse temporelle pour la Suède (Lybeck, 1986,
pp. 58-82) et par le degré de syndicalisation dans une analyse en données de panel des 12
pays (pp. 96-106) était fortement significative. Le nombre d’employés dans le secteur
public, une autre mesure des groupes d’intérêt, s’est révélé significatif pour plusieurs pays.
Dans les estimations en coupes instantanées, la taille de la population (négativement corré-
lée) et le taux de chômage (positivement corrélé) sont les deux autres variables significati-
ves. La taille de la population apparaît du côté de la demande et implique que la taille de
l’État diminue au fur et à mesure que la population croît (on pourrait imaginer ici une
production publique sous forme de biens publics purs). Le taux de chômage apparaît du
côté de l’offre tel que formulé dans les modèles de cycles politico-économiques. Les autres
hypothèses (loi de Wagner, redistribution, illusion budgétaire) ont reçu un soutien très
mitigé.
Pommerehne et Schneider (1982) ont intégré les deux visions de l’État dans leur
modèle. La demande d’intervention publique pour 48 municipalités suisses opérant sous un
régime de démocratie directe a été estimée en premier. Les coefficients estimés dans cette
équation ont été utilisés pour simuler quel aurait été le niveau de dépenses publiques pour
608 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
les 62 municipalités suisses qui ont une démocratie représentative. Ils ont trouvé que toutes
les catégories de dépenses étaient sous-estimées pour les démocraties directes. Les démo-
craties représentatives dépensent en moyenne 28 pourcent de plus que les démocraties
directes. Une forme de gouvernement représentatif change la nature des résultats politiques
de manière substantielle, rendant le gouvernement considérablement plus grand que si
c’étaient les citoyens qui déterminaient directement les résultats politiques. De plus, dans
les municipalités suisses où la démocratie représentative existe, la taille de l’État est plus
petite si les citoyens ont le droit de réclamer un référendum et donc d’annuler une décision
gouvernementale. Ces résultats de Pommerehne et Schneider suggèrent qu’une dose de
démocratie représentative augmente considérablement la taille du secteur public. Ils
semblent donc soutenir la vision d’un État dominant les citoyens et ils interprètent leurs
résultats comme une illustration de l’importance de l’offre dans les services publics locaux.
L’étude de Santerre sur les banlieues du Connecticut va plus loin que l’analyse de
Pommerehne et Schneider. Les banlieues avec des démocraties représentatives concentrent
des budgets plus importants que celles gouvernées par une démocratie directe avec des
réunions municipales, mais dépensent moins en éducation qui est la composante majeure
du budget local. D’un autre côté, Farnham (1990) n’a pas observé de meilleure représenta-
tion que le modèle de l’électeur médian dans les petites communautés américaines qui
mobilisent d’autres instruments de démocratie directe comme l’initiative populaire, les
référendums et le renvoi des gouvernements locaux.
Il est par ailleurs possible que l’existence d’une démocratie représentative facilite
la réalisation de gains privés pour des groupes d’intérêts. Peltzman (1980) et Mueller et
Murell (1985, 1986) ont analysé la croissance de l’État comme étant un sous-produit de la
concurrence électorale entre les candidats et les partis politiques. À travers ces modèles, la
croissance de l’État (et sa taille) dépend de la nature représentative du processus démocra-
tique même si les modèles admettent que les préférences des citoyens, orientées par la
représentation des groupes d’intérêt, sont le principal curseur des programmes gouverne-
mentaux.
Les travaux de Roubini et Sachs (1989), Cusack (1997) et Persson et Tabellini
(1999, 2000b) suggèrent que la taille du secteur public est non seulement affectée par la
démocratie représentative, mais aussi que la structure des institutions d’une démocratie
représentative a son importance. Roubini, Sachs et Cusack affirment que le manque de
cohésion gouvernementale dans les systèmes multipartites et/ou le système présidentiel
conduit à plus de marchandage et à des budgets plus élevés. Persson et Tabellini font
presque exactement la prédiction opposée. Ils affirment que les poids et les contrepoids à
l’œuvre dans un système présidentiel entraînent une plus grande concurrence au sein des
différentes branches du gouvernement et permettent de limiter les activités de recherche de
rente. Ils prédisent aussi de plus petits budgets pour des systèmes majoritaires (à deux
partis) que pour des systèmes multipartis parce que la concurrence électorale dans un
système majoritaire se concentre davantage sur certaines circonscriptions que sur l’ensem-
ble du pays, et ainsi les politiciens tendent à faire des promesses plus ciblées dans des systè-
mes majoritaires.
Même si presque toujours le cadre théorique sous-jacent à ces modèles est plus
impressionnant que leur validation empirique, ce travail sur l’importance des systèmes
La taille de l’État 609
électoraux, dans la même lignée que les résultats de Pomerehne et Schneider, apparaît à
bien des égards comme la contribution la plus significative de la théorie des choix publics :
les règles du jeu politique affectent les résultats politiques. Les institutions comptent. En
Suisse, plus les citoyens ont une influence directe sur les résultats politiques, plus la taille
de l’État est petite. Parmi les pays développés, les citoyens suisses sont capables d’avoir un
contrôle plus efficace sur le gouvernement que nulle part ailleurs. Seule la Suisse utilise la
démocratie directe et les référendums, et dispose d’un fédéralisme parmi les plus forts au
monde. C’est aussi le plus petit secteur public d’Europe de l’Ouest (voir tableau 21.2). Les
résultats de Pommerehne et Schneider comme ceux de Santerre (1986, 1989) suggèrent que
ces faits sont reliés. Il est démontré que plus il y a de contrôle direct des citoyens sur l’État,
plus les gouvernements fédéralistes ou décentralisés sont associés avec des secteurs publics
plus petits et qui grossissent moins 28. Au niveau national, les effets du fédéralisme sur la
taille de l’État sont presque impossibles à mesurer, trop peu de pays peuvent être qualifiés
de réellement fédéraux, où les citoyens sont représentés à chaque niveau de gouvernement
et leurs représentants peuvent décider des dépenses et des taxes à chaque niveau. Dans les
États soi-disant fédéraux d’Europe, comme l’Autriche et l’Allemagne, des niveaux plus bas
de gouvernement ont une autorité limitée pour choisir leur propre niveau d’imposition, et
ainsi les citoyens ne peuvent pas exercer de pression pour une imposition plus faible. Seul
un pays d’Europe de l’Ouest dispose d’une structure fédérale dans laquelle les citoyens
peuvent déterminer les dépenses de l’État et les impôts à chaque niveau de gouvernement :
il s’agit de la Suisse, qui a le secteur public le plus faible d’Europe de l’Ouest. Dans le
monde, des quatre pays développés avec un faible secteur public, trois sont une fédération :
la Suisse, les États-Unis et l’Australie (tableau 21.2). Le Canada semble apporter un contre-
exemple puisqu’il remplit les critères d’une fédération, mais le potentiel disciplinaire du
fédéralisme canadien a été sérieusement écorné depuis la Deuxième Guerre mondiale par
la mise en place de programmes fédéraux introduisant une uniformité des taxes au sein des
provinces. Grossman et West (1994) affirment que ce programme a été le fruit d’une collu-
sion entre les gouvernements provinciaux, et a eu pour conséquence d’augmenter la taille
de l’État canadien.
Blankart (2000) relate une histoire similaire pour l’Allemagne. Les gouvernements
régionaux allemands ont permis au gouvernement fédéral d’usurper leur autorité d’imposi-
tion au cours des 50 dernières années parce que la centralisation des taxes a fait disparaitre
la compétition entre eux et augmenter la taille de leur budget. Blankart affirme que cette
centralisation de la compétence d’imposition explique en partie une croissance plus grande
du secteur public allemand par rapport à la Suisse 29. À la lumière des exemples canadien
et allemand, la réponse des gouvernements de l’Union européenne face à la « menace » de
concurrence fiscale générée par une plus grande intégration de leurs économies a consisté
à faire pression pour éliminer cette concurrence à travers une harmonisation fiscale au sein
de l’Union européenne.
28 Voir Cameron (1978), Saunders (1986), Schneider (1986), Nelson (1987), Zax (1989), Marlow (1988), Joul-
faian et Marlow (1990) et Vaubel (1996). Ici, comme c’est souvent le cas, on peut citer des preuves contra-
dictoires (voir encore la discussion d’Oates, 1988b).
29 Joulfian et Marlow (1990) nous apportent une preuve additionnelle de l’effet de collusion en utilisant des
données américaines.
610 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
Ainsi, nous voyons que toutes les institutions démocratiques, comme les règles
électorales, la démocratie directe et les institutions fédéralistes, jouent un rôle prépondérant
dans la détermination de la taille de l’État. Ces institutions diffèrent selon les pays, et leur
efficacité évolue avec le temps puisque l’environnement économique et politique d’un pays
évolue également. Le rôle d’un citoyen dans une démocratie représentative est plus passif
que dans une démocratie directe, et même cette différence semble donner un vrai coup de
main à la croissance de l’État. Les citoyens d’aujourd’hui, confrontés aux structures
gouvernementales plus étendues et complexes au niveau local, régional et fédéral, doit
sentir qu’il est un observateur plus passif du processus démocratique. Quelle part de la
croissance de l’État durant ces années d’interventionnisme peut être expliquée par un relâ-
chement de la contrainte citoyenne ; quelle part des préférences individuelles sont réelle-
ment reflétées par le processus politique ?
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
Holsey et Borcherding (1997) ont fait une recension de la littérature de la théorie des choix publics
sur la croissance de l’État. Tanzi et Schuknecht (2000) ont collecté une richesse de données sur la
taille et la composition des taxes et des dépenses gouvernementales dans différents pays à partir de
la fin du XIXe siècle jusqu’à maintenant, et ont analysé les causes et les conséquences de ces déve-
loppements budgétaires.
Quelques travaux anciens ou plus récents peuvent être consultés par le lecteur désireux d’approfon-
dir certaines dimensions sur la question de la taille de l’État en langue française :
Carry, A. (1999), « Le compte satellite rétrospectif de l’éducation en France (1820-1996) », Econo-
mies et Sociétés, Série AF, n°25, février-mars.
Fontvielle, L. (1976), « Évolution et croissance de l’État Français 1815-1969 », Economies et Socié-
tés, Série « histoire économique quantitative », septembre-octobre-décembre.
André, C. et Delorme, R. (1978), « L’évolution séculaire des dépenses publiques en France »,
Annales, Histoire, Sciences Sociales, 33°(2), 255-278.
Semedo, G. (2007), « L’évolution des dépenses publiques en France : Loi de Wagner, Cycle électo-
ral et contrainte européenne de subsidiarité », L’Actualité économique, vol. 83(2), 123-162.
Cassette, A. et Paty, S. (2006), « La concurrence fiscale entre communes est-elle plus intense en
milieu urbain ouen milieu rural ? », Cahiers d’Economie et de Sociologie Rurales, 78, 5-30.
Tellier, G. (2009), « Les déterminants des recettesfiscales des gouvernements provinciaux canadiens
: une étudeempirique », Canadian Public Administration, 52(4), 591-612.
Tellier, G. (2005), Les dépenses des gouvernements provinciaux : l’influence des partis politiques,
des élections et de l’opinion publique sur la variation des budgets publics. Sainte-Foy : Presses de
l’Université Laval.
Sine Alexandre (2006), L’ordre budgétaire. Economie politique des dépenses de l’Etat. Paris:Econo-
mica.
Théret Bruno. (1995), « Régulation du déficit budgétaire et croissance des dépenses de l’Etat
enFrance de 1815 à 1939 », Revue Economique, 46(1), 57–90.
22
TAILLE DE L’ÉTAT
ET PERFORMANCE
ÉCONOMIQUE
Dans le chapitre précédent nous avons décrit comment la taille de l’État n’a cessé de croître
dans le monde et en Europe. L’État absorbe désormais plus de la moitié du revenu national
dans de nombreux pays. Quelles ont été les conséquences de cette croissance pour le bien-
être des citoyens de l’ensemble de ces pays ? Quelles ont été les conséquences sur leurs
performances économiques ? La première question est bien sûre la plus importante.
Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les États-Unis ont consacré des
milliards de dollars au budget de la défense. Si l’on considère que ces dépenses ont permis
d’empêcher une troisième guerre mondiale, d’endiguer le communisme en Europe de l’Est,
de préserver les démocraties libérales à l’Ouest et d’accélérer l’effondrement de l’Union
soviétique, il est probable que les citoyens américains estimeront que leurs ressources n’ont
pas été gaspillées. Si, au contraire, tous ces évènements étaient survenus sans aucune
dépense militaire, ils auraient l’opinion inverse. Ils seraient persuadés que l’on a gaspillé
des milliards de dollars.
La nature non marchande de la plupart des services produits par les gouvernements
rend cependant l’évaluation des effets des dépenses publiques sur le bien-être social diffi-
cile. On peut mesurer le montant d’argent donné dans les systèmes d’indemnisation
chômage et de sécurité sociale, mais comment peut-on mesurer la crainte d’être au
chômage ou la sérénité de tous les salariés qui n’ont pas connu cette situation ou la satis-
faction de l’ensemble des citoyens qui savent qu’ils ne vivront plus dans la pauvreté de
leurs aïeuls.
Les économistes des choix publics n’ont pas essayé de répondre à ces questions.
Ils ont plutôt focalisé leur attention sur les causes économiques de la popularité des gouver-
nements à travers les théories des cycles politico-économiques. Ils ont aussi étudié les
conséquences sur la croissance de l’augmentation de la taille de l’État. Leurs travaux ne
couvrent, pour cette raison, qu’une petite partie des effets de l’intervention de l’État sur les
performances économiques d’un pays. Ce chapitre présente un certain nombre de ces
conséquences. Il débute par les conséquences microéconomiques pour conclure par les
effets macroéconomiques.
Pc = c = a − bx. (22.2)
a − (c + t)
xc = . (22.3)
b
614 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
a − (c + t)
xt = . (22.4)
b
Le revenu fiscal pour l’État est :
a − (c + t) (a − c)t − t 2
R= t= . (22.5)
b b
L’État maximise ce revenu (22.5) et fixe l’impôt au niveau t ∗ . En t ∗ , le revenu de l’impôt
est maximum :
a−c
t∗ = , (22.6)
2
il prend la valeur suivante :
(a − c)2
R∗ = . (22.7)
4b
La perte de bien-être provoquée par l’impôt est égale à la moitié de la variation de
la production qu’il provoque. La variation de la production induite par l’introduction de
l’impôt est égale à :
(a − c) a − (c + t) t
xt = − = . (22.8)
b b b
Avec une perte de bien-être de :
1 t t2 t2
L= . .t = = . (22.9)
2 b 2b 2b
Les recettes collectées par l’État grâce à l’impôt sont une fonction quadratique de t qui
atteint un maximum en t ∗ . La perte de bien-être provoquée par l’impôt croît de manière
exponentielle avec t.
Si on suppose que le gouvernement ne met pas en place une taxe supérieure au
niveau qui maximise son revenu, la perte de bien-être provoquée par l’impôt ne peut pas
être supérieure à la moitié des recettes fiscales lorsque la concurrence pour la production
de x est parfaite et que le taux d’amortissement est linéaire. La perte de bien-être liée à
l’impôt augmente néanmoins si le producteur du bien x possède un pouvoir de marché.
Si le producteur est en situation de monopole sur x en l’absence de tout impôt, il
égalise son revenu marginal et son coût marginal et vend xm au prix Pm , suivant l’équation
(22.10) :
a−c
xm = . (22.10)
2b
Le profit de monopole pour le producteur est :
a − (c + t)
xm+1 = . (22.11)
2b
Taille de l’État et performance économique 615
Figure 22.1
Les effets distorsifs de l’impôt.
616 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
a − (c + 1) (a − c).t − t 2
R= .t = . (22.12)
2b 2b
Si le gouvernement maximise ses recettes, il doit fixer le niveau de son impôt à t*. On
retrouve ainsi le résultat déterminé précédemment :
a−c
t∗ = . (22.6)
2
a − (c + a−c
) a−c
xm+1 = 2
= . (22.14)
2b 4b
Cela est illustré sur la figure 22.1b. Le producteur en situation de monopole vend au prix
Pm+t , la quantité xm+t avec un impôt t. Les recettes fiscales du gouvernement sont repré-
sentées par le rectangle Rm . Les pertes de bien-être issues de l’impôt excèdent maintenant
les revenus qu’il permet de collecter. Cette perte de bien-être est égale au rectangle ABtm D
qui représente les profits que le monopole peut gagner sur chaque unité de production x qui
provoque maintenant des invendus induits par l’impôt, plus le triangle de surplus du
consommateur, L m+1 , ces unités invendues. Quand Rm égalise ABtm D, la perte de bien-
être excède les recettes fiscales données par le triangle L m+1 .
Ces résultats pour le monopole constituent une borne supérieure pour les pertes
provoquées par l’impôt. Il représente une approximation des pertes du monopole par
rapport à une situation de concurrence pure et parfaite. La plupart des entreprises se trou-
vent entre ces deux extrêmes. Les résultats indiquent cependant que les pertes de bien-être
induites par l’impôt peuvent devenir relativement importantes lorsque le gouvernement
cherche à maximiser ses revenus fiscaux et que les entreprises assujetties à l’impôt possè-
dent un important pouvoir de marché.
Un impôt sur la consommation crée une perte de bien-être parce qu’il déforme le
schéma de consommation des consommateurs. Un impôt sur la consommation modifie les
choix entre consommation et loisir. L’impôt sur le revenu modifie l’arbitrage entre travail
et loisir, etc. Un impôt entraîne toujours une distorsion dans les choix et une perte de bien-
être.
Les études empiriques n’observent pas de relations statistiques entre la pression
fiscale et le taux de croissance (Padovano et Galli, 2001). Elles rappellent aussi que les
effets de l’impôt ne sont pas les mêmes dans les pays riches et dans les pays pauvres 1, qu’il
ne faut pas, pour ces raisons, choisir des échantillons où les deux types de pays sont mélan-
gés.
Cette absence de relation s’explique par le fait qu’il ne faut pas utiliser la pression
fiscale moyenne, autrement dit le ratio Prélèvement Public Obligatoire sur Produit Intérieur
Brut pour mesurer la pression fiscale car ce ratio pose des problèmes de colinéarié avec les
dépenses publiques. Il est préférable d’étudier l’effet des taux marginaux d’imposition sur
la croissance économique.
1 Elles utilisent sur ce point les résultats de l’étude de Garrison C.B. et Lee F-Y. (1992).
Taille de l’État et performance économique 617
Les activités économiques décrites pas ces termes sont souterraines dans le sens où
les individus qui s’y engagent, les demandeurs et les offreurs, essayent de concilier leur
activité et celle du gouvernement. Ils entrent dans l’économie souterraine pour éviter
d’avoir à payer une licence, de se soumettre à des réglementations trop strictes et/ou à payer
des taxes trop élevées qui rendraient leurs activités non profitables.
Le développement de l’économie souterraine a plusieurs effets négatifs sur l’effi-
cacité économique d’une nation.
L’économie souterraine apporte avec elle ses propres biais. L’acheteur est par
exemple obligé d’effectuer de grandes distances pour acheter le bien qu’il recherche. Il doit
engager d’importantes ressources en temps pour organiser l’échange. Il n’a pas les mêmes
garanties que lorsqu’il procède à des échanges sur les marchés légaux. Quand la sécurité
des échanges et le contexte réglementaire sont contournés, le bien-être social est réduit à
travers des risques plus grands pour le consommateur ou des charges supplémentaires pour
l’employeur, ou des dommages sur l’environnement.
1. L’État perd le montant de l’impôt et les revenus issus de la vente des licences. Ces
pertes peuvent obliger l’État à imposer plus fortement les activités restées légales
et favoriser en plus le développement des marchés illégaux.
2. L’importance de l’économie souterraine est difficile à mesurer. Les gouvernements
peuvent prendre de mauvaises décisions de politique économique parce qu’ils ont
une vision fausse des résultats de leur économie. Supposons, par exemple, que les
systèmes d’indemnisation du chômage et de financement de la sécurité sociale
favorisent le travail au noir. Les chômeurs continuent de faire croire qu’ils cher-
chent du travail, refusent de prendre le travail qui leur est offert et touchent les
indemnités publiques. Ces individus sont bien des chômeurs volontaires. Ils
conduisent l’État à surestimer le taux de chômage et à engager des fonds publics
dans la réduction du taux de chômage qui ne sont peut-être pas justifiés.
3. Chaque individu qui participe à l’économie souterraine enfreint une loi ou une
règle instituée par le gouvernement et peut-être par la communauté. Une fois qu’un
individu a enfreint la loi, il peut être tenté de l’enfreindre une deuxième fois et
surtout il peut être incité à ne plus respecter aucune loi, même si ce dernier point
est essentiel à la vie en communauté. L’économie souterraine favorise ainsi la
généralisation des incivilités.
Quelle est la taille de l’économie souterraine ? Il est malheureusement très diffi-
cile de répondre à cette question. Plusieurs techniques ont été proposées pour approcher le
phénomène : les enquêtes, la quantité de monnaie, le niveau de la consommation d’électri-
cité.
La théorie prévoit que les individus soient réticents aux enquêtes. Ils vont donc
toujours dissimuler une partie de leurs revenus, même si l’anonymat est assuré. Il est
supposé que les chiffres dont l’on dispose sous-estiment le phénomène. Ce biais est d’au-
tant plus important que l’on cherche à évaluer des activités pour lesquelles il existe de
fortes sanctions sociales et juridiques, autrement dit tous les biens pour lesquels il y a inter-
diction d’achat et de vente (comme la drogue). Il n’est pas étonnant, par conséquent, que
les estimations de la taille de l’économie souterraine fondées sur des enquêtes aient
tendance à avoir des résultats inférieurs aux estimations faites à partir d’autres données.
Taille de l’État et performance économique 619
estimations pour l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Italie et/ou les États-Unis trouvent des
résultats similaires (Schneider et Enste, 2000, tableau 8).
En dépit de ces grandes différences entre les approches, deux conclusions à peu
près certaines peuvent être faites à partir de la littérature. La première est que la taille rela-
tive de l’économie souterraine est beaucoup plus importante dans les économies en transi-
tion que dans les pays développés de l’OCDE. Le tableau 22.1 présente trois groupes de
pays. L’économie souterraine dans les pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine repré-
sente en moyenne 40 % de la production intérieure brute alors qu’elle représente seulement
15 % pour les pays de l’OCDE. Le niveau moyen pour les pays en transition serait entre
ces deux groupes de pays.
Tableau 22.1
Taille moyenne de l’économie souterraine dans les pays en transition, les pays de l’OCDE et les pays en transition.
7 Le tableau 22.2 est repris du document de travail de Schneider et Enste (2000) car il contient plus de pays et
d’années.
Taille de l’État et performance économique 621
Tableau 22.2
Estimation de la taille de l’économie souterraine dans un certain nombre de pays de l’OCDE, 1960-1994.
Estimation du poids de l’économie souterraine par la demande de monnaie en % du PIB officiel par année
Pays 1960 1970 1975 1978 1980 1990 1994
Autriche 0.4 1.8 1.9 2.6 3.0 5.1 6.8
Belgique 10.4 15.2 16.4 19.6 21.4
Canada 5.8-7.2 10.1-11.2 13.6 14.6
Danemark 3.8-4.8 5.3-7.4 6.4-7.8 6.7-8.0 6.9-10.2 9.0-13.4 17.6
Allemagne 2.0-2.1 2.7-3.0 5.5-6.0 8.1-9.2 10.3-11.2 11.4-12.0 13.1
France 3.9 6.7 6.9 9.4 14.3
Irlande 4.3 6.9 8.0 11.7 15.3
Italie 10.7 16.7 23.4 25.8
Pays Bas 4.8 9.1 12.9 13.6
Norvège 1.3-1.7 6.2-6.9 7.8-8.2 9.6-10.0 10.2-10.9 14.5-16.0 17.9
Espagne 18.0 21.0 22.3
Suède 1.5-1.8 6.8-7.8 10.2-11.2 12.5-13.6 11.9-12.4 15.8-16.7 18.3
Suisse 1.2 4.1 6.1 6.2 6.5 6.6 6.9
Grande-Bretagne 2.0 6.5 7.8 8.4 10.2 12.4
États-Unis 2.6-4.1 2.6-4.6 3.5-5.2 3.7-5.3 3.9-6.1 5.1-8.6 9.4
lité dans chacun de ces pays. Dans ce contexte, les bénéfices de l’économie souterraine
seraient élevés alors que le niveau des sanctions serait faible.
Ces prédictions ont été testées par Johnson, Kaufman et Zoido-Lobation (1998),
qui décrivent, dans leurs articles, différentes mesures, d’une part, de la taille de l’économie
souterraine par rapport au PIB et différents indices, d’autre part, de réglementation, de
charges fiscales et de corruption dans 439 pays d’Amérique latine, d’Union soviétique et
de l’OCDE. Ils trouvent que la taille de l’économie souterraine est d’autant plus grande que
le niveau de réglementation (régulation) est élevé, que les charges fiscales sont fortes, que
les droits de propriété ne sont pas bien respectés et que la corruption dans les administra-
tions publiques et chez les hommes politiques est généralisée. Les deux premiers résultats
estiment les bénéfices individuels de l’économie souterraine alors que les deux derniers
évaluent plutôt les coûts. Moins les droits de propriété sont respectés, plus la corruption est
forte et plus il est probable que les individus achètent le pouvoir des acteurs de l’État pour
éviter leurs sanctions. Les prédictions de Johson, Kaufman et Zoido-Lobaton sont corro-
borées par Johnson, Kaufman et Shleifer (1997) pour 15 pays de l’ancien bloc soviétique.
Johnson, Kaufman et Shleifer (1997, pp. 209-210) identifient trois types d’économie en
transition en Europe de l’Est et dans l’ancien empire soviétique.
Il y a tout d’abord les pays où le pouvoir politique contraint fortement l’économie
avec des niveaux de fiscalité hautement discrétionnaires, et des quantités de biens publics
plutôt faibles. La taille de leurs économies souterraines s’avère encore faible. Il y a, ensuite,
les pays où la fiscalité est plutôt juste, le niveau de réglementation publique faible, une
forte fiscalité sur les revenus et une production de biens collectifs relativement satisfai-
622 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
sante. Le troisième groupe se constitue de pays où les taxes sont injustes, les réglementa-
tions relativement onéreuses, les niveaux d’imposition bas et où les quantités de biens
collectifs sont faibles. Ce groupe se compose essentiellement des anciens pays de l’Union
soviétique. Les pays du deuxième et du troisième groupe ont une économie souterraine
moins importante et des taux de croissance plus forts.
La dernière observation permet de dégager une relation entre taille de l’économie
souterraine et performance économique d’un pays. Elle permet de renouveler la manière
dont on explique le sous-développement, la corruption dans le secteur public et le caractère
oppressif de leur système fiscal. La relation plutôt négative entre corruption et faiblesse de
la croissance économique confirme ce résultat (Mauro, 1995) 8. Plus récemment, Tanzi et
Davoodi (2000) 9 constatent qu’il existe une corrélation négative et significative pour 97
pays pour l’année 1997 entre un index de perception de la corruption (données Transpa-
rency international) 10 et le PIB par habitant ainsi que le taux de croissance du PIB par
habitant de 1997 pour ces mêmes pays (figure 22.2). Ils observent aussi un coefficient de
corrélation de 0,32 statistiquement significatif entre le taux de croissance du PIB par habi-
tant de 1997 et l’indice de perception de la corruption.
Croissance du PIB par habitant 1997
Figure 22.2
Corruption et croissance dans 97 pays pour l’année 1997.
8 Voir plus généralement sur les indicateurs de qualité des gouvernements (Clague, Keefer, Knack et Olson
(1996) ainsi que Keefer et Knack (1995).
9 Tanzi V. et Davoodi H.R. (2000).
10 Pour une présentation des débats et des critiques autour de cette mesure de la corruption, voir Cartier-Bresson
(2008, pp. 50-52).
Taille de l’État et performance économique 623
transferts et/ou corrompre un partenaire. Parmi les rentes publiques, il y a les pots de vin.
Les effets de la dépense de rente ne doivent pas, pour cette raison, être cantonnés aux
dépenses des lobbies, mais être étendus à l’étude des effets de la corruption, par exemple,
sur les choix institutionnels et in fine l’arbitrage que les entrepreneurs font entre recherche
de rente et recherche de profit. La corruption a au moins deux effets. Elle augmente les
coûts de l’échange et tend à orienter les ressources vers l’économie souterraine. Lorsque
l’on se contente d’étudier la relation taille de l’État - corruption, on se focalise sur les
causes de la corruption politique et politico-administrative (Cartier-Bresson, 2008, pp. 79-
109), autrement dit de la corruption lors de l’octroi d’un marché public ou d’un traitement
privilégié. Il est logique, dans ces conditions, de lier taille de l’État et corruption. Les occa-
sions de corruption sont d’autant plus nombreuses que le nombre de personnes dépositai-
res de l’autorité publique s’accroît et que les prérogatives attachées à leur fonction, à leur
mission et à leur mandat sont importantes (Facchini, 2004, p. 30). Le dépositaire de l’au-
torité publique est d’autant plus sollicité qu’il peut infliger des pertes ou accroître les
profits de entrepreneurs. Les entrepreneurs vont alors chercher à obtenir la protection des
hommes du gouvernement en finançant, par exemple, leurs campagnes électorales et leurs
partis politiques. La bureaucratisation de l’économie crée ainsi des processus de recherche
de gain inattendus et non désirés (Kirzner, 1985, p. 145). De telles occasions n’existent que
parce que les individus peuvent devenir des preneurs de règles. Ils peuvent, grâce à leur
action politique, modifier les prix, la qualité et/ou les quantités. Les nouvelles règles du jeu
qu’ils imposent aux autres joueurs induisent alors pour tout le monde de nouvelles occa-
sions de pur gain (rente) mais aussi l’élimination d’autres occasions de profit qui, en l’ab-
sence de changements dans les règles du jeu, auraient existé (Kirzner, 1985, p. 144). Une
forme d’occasion de gain, naissant de l’intervention publique à laquelle on peut s’attendre,
est la corruption des hommes politiques et des administrations publiques. La corruption est
l’occasion de saisir un gain pur généré par l’intervention publique (Kirzner, 1985, p. 145).
Elle conduit à une dépravation de la vie publique et des affaires qui accroît les coûts de la
protection légale des droits de propriété et suscite logiquement une demande de plus en
plus exigeante de la part des chercheurs de rente qui souhaitent que leurs investissements
en influence politique aient un rendement suffisant.
Un certain nombre de travaux empiriques ont développé cette théorie. On peut
citer les travaux de Sanchez et Walters (1974), Banfield (1975) et Rottenberg (1975) ainsi
que l’étude Goel et Nelson (1998) sur les États-Unis 12. Cette dernière utilise un travail
d’enquête sur les opinions des individus à propos des abus des administrations publiques
pour mesurer la corruption. Elle trouve que la corruption augmente avec la taille de l’État
et qu’elle est inversement liée aux salaires des employés de l’État. Acemoglu et Verdier
(2000) ont théorisé ce résultat. Ils traitent de la corruption comme un type de coût de trans-
action. L’intervention de l’État se justifie par les défaillances du marché, mais n’est pas
neutre sur les coûts de transaction (leur montant est d’autant plus important que les échecs
du marché sont forts).
Pour mieux comprendre leur résultat et leur raisonnement, prenons un exemple, la
production d’un bien collectif comme un pont. Les élus votent pour la construction d’un
pont. L’assemblée nationale ou locale doit, à cette fin, voter l’émission d’obligations afin
de financer cette infrastructure. Le pont sera, à l’avenir, financé par un péage. Il faut dési-
gner un producteur à partir d’une procédure de marché public. Un fonctionnaire (bureau-
crate) payé par l’État est chargé de ces opérations. Il doit choisir une entreprise privée
parmi plusieurs. Les élus, les citoyens et le bureaucrate sont liés par une relation de type
principal-agent (bureaucrate). En l’absence d’informations complètes sur l’ensemble des
offres des différentes entreprises, les élus sont incapables de savoir si le bureaucrate a
choisi la bonne entreprise, autrement dit celle qui proposait la meilleure combinaison prix,
quantité, qualité. Les élus ne sont pas non plus en mesure de déterminer si le choix des
bureaucrates est déterminé par les caractéristiques de l’offre ou par la taille du pot de vin
qui l’accompagne. La corruption est, en ce sens, presque une conséquence inévitable de
l’existence d’une relation d’agence 13.
Person et Tabellini (2000c) soutiennent que la corruption est d’autant plus impor-
tante que le système électoral est organisé selon un mode de scrutin proportionnel. La
corruption serait d’autant plus importante que les hommes politiques sont faiblement
responsables individuellement des décisions politiques. Ils pensent que la représentation
proportionnelle favorise la corruption car elle rend les élus moins responsables devant les
électeurs que d’autres systèmes de représentation.
Une meilleure connaissance des causes de la corruption politique et politico-admi-
nistrative permet d’agir sur son niveau. La corruption est une défaillance de l’État. Elle
justifie les politiques de libéralisation. Moins d’État conduirait à moins de corruption. Si la
corruption trouve ses origines dans une relation d’agence, il est possible de réduire la
probabilité que le bureaucrate sacrifie l’intérêt public à ses intérêts en lui offrant un salaire
supérieur à ce qu’il trouverait dans le secteur privé. Le bureaucrate craint de perdre sa place
et de devoir accepter une place dans le secteur privé moins bien rémunérée. Le coût de la
corruption est accru. L’élu arbitre, alors, entre le coût d’une telle mesure et le coût d’avoir
un bureaucrate corrompu. Si les coûts de la lutte contre la corruption sont plus élevés que
ses bénéfices, il est préférable de laisser la corruption se développer. Cela explique l’exis-
tence de la corruption 14. Si la corruption est liée à la taille de l’État, moins d’État devrait
permettre de réduire la corruption. De même, si plus de proportionnel réduit la corruption,
une réforme des modes de scrutin peut avoir un effet sur les comportements de prévarica-
tion des élus et des bureaucrates.
13 Pour une présentation plus précise des modèles d’agence appliqués à la corruption, voir Cartier-Bresson (2008,
p. 64).
14 Voir Acemoglu et Verdier (2000) pour plus d’information sur la discussion et les résultats.
626 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
De nombreux biens publics peuvent avoir un effet direct et positif sur l’efficacité
de l’économie du secteur privé. Les routes, les canaux, les aéroports facilitent le transport
des biens. Un système judiciaire limite les coûts de l’échange et la mise en œuvre des
contrats. L’éducation peut également améliorer la productivité du travail, etc.
À côté de ces effets directs sur la productivité, l’activité de l’État peut entraîner une
augmentation de la productivité par (1) la hausse du taux d’utilisation du stock de capital
existant dans le pays en combattant la stagnation et le chômage, (2) la réduction des conflits
sociaux en limitant les inégalités et la pauvreté et (3) l’augmentation du temps de travail
obligatoire afin de suppléer à la perte de revenu provoquée par une forte pression fiscale 15.
Bien sûr, l’activité de l’État peut également avoir des effets négatifs sur la produc-
tivité économique (1) parce qu’une fiscalité élevée entraîne un effet de substitution en ce
sens que les individus ne sont pas incités à travailler ni à épargner, (2) parce que l’inter-
vention étatique peut orienter l’activité des entrepreneurs vers la recherche de rente au
détriment de la recherche de profit et (3) parce qu’elle évince l’investissement et la produc-
tion privée (Hansson et Henrekson, 1994, p. 384).
Ces considérations suggèrent l’existence d’une courbe en U inversé entre l’activité
de l’État et la productivité économique. La figure 22.3 présente cette relation. Quand la
taille de l’État est faible, les routes et autres infrastructures sont insuffisantes et entraînent
une faible productivité. Lorsque la taille de l’État augmente, cela permet d’améliorer les
infrastructures et la productivité augmente. Si la taille de l’État va au-delà de g ∗ (figure
22.3), il est probable que son activité nuise à la productivité des facteurs et que les effets
négatifs de son activité l’emportent sur les effets positifs. Lorsque la totalité du produit
intérieur brut (PIB) est consacrée à la construction de routes et autres biens publics, la
productivité reste faible.
Peden (1991) a établi une relation entre productivité du travail et taille de l’État à
partir de données agrégées pour les États-Unis de 1929 à 1986. Son travail révèle l’exis-
tence d’une courbe en U inversé de la forme de la courbe représentée sur la figure 22.3. Il
existerait un pic de productivité pour un État pesant 17 % du PIB. Durant la première
période étudiée, la taille du gouvernement était inférieure à sa taille optimale. La croissance
des dépenses publiques a été favorable à la productivité des facteurs. Durant les années
1930 et la politique du New Deal, le niveau des dépenses publiques est devenu supérieur à
son niveau optimal et la croissance de la productivité a été freinée. Peden attribue la baisse
de la productivité américaine à la fin des années 1960 à l’augmentation rapide des dépen-
ses publiques aux États-Unis depuis les années 1930 16.
Hansson et Henrekson (1994) ont étudié la relation entre l’activité du gouverne-
ment et la productivité dans le secteur industriel. En se concentrant sur la productivité dans
le secteur privé, ils évitent le problème posé par une régression de la production étatique.
Leurs données portent sur 14 secteurs industriels et 14 pays de l’OCDE sur la période
1965-1982 et 1970-1987. Hanson et Henrekson n’estiment pas une relation non linéaire
entre la productivité des facteurs et les dépenses publiques. Mais, étant donné leur échan-
tillon, on peut supposer qu’aucun de ces 14 pays de l’OCDE n’avait un secteur étatique
inférieur à la taille optimale. En faisant ensuite l’hypothèse d’une relation non linéaire entre
15 Pour une discussion et quelques références sur ce thème, voir Hansson et Henrekson (1994, pp. 382-383).
16 Voir aussi les travaux de Peden et Bradley (1989).
Taille de l’État et performance économique 627
taille du gouvernement et productivité, la figure 22.3 illustre leur hypothèse et la valide. Ils
estiment désormais que les pays de leurs échantillons ont atteint un niveau de dépenses
publiques qui a un effet négatif sur la productivité de leurs combinaisons productives.
L’équation 22.15 donne un exemple assez représentatif du travail d’Hansson et
Henrekson (1994, tableau 5) pour la période 1965-1982. (le t de student est donné sous
chaque coefficient).
TFPG = 0,042 + 0,023k̇ + 6905l˙ – 0,001CATCH
4,52 2,26 9,34 2,69
(22.15)
– 0,168(GC – GE) + 0,278GE – 0,050GI – 0,083GTR
4,24 2,01 0,45 2,76
La variable dépendante est la productivité totale des facteurs (TFPG). Les variables k et l
sont la part pondérée exprimée en pourcentage de variation du capital et du travail. Ils
prédisent des signes positifs. CATCH est le log du ratio de productivité (TFP) pour l’in-
dustrie dans l’échantillon. La variable CATCH sert à saisir l’hypothèse de « catch up ». Il
s’agit de calculer la productivité la plus basse pour une industrie (TFP) dans un pays donné
et de la comparer à sa valeur la plus élevée pour cette même industrie dans un autre pays.
Les auteurs de ce modèle prévoient que cette variable aura un signe négatif.
Ce qui nous intéresse principalement, néanmoins, est l’effet de la variable dépen-
ses publiques :
GC-GE = les dépenses de consommation de l’État moins ses dépenses d’éducation
GE = les dépenses d’éducation de l’État
GI = les dépenses d’investissement de l’État
GTR = les dépenses de transferts de l’État
Productivité
Taille de l’État
Figure 22.3
Relation entre productivité et taille de l’État.
gouvernements n’ont cependant pas le même niveau de corruption et ne sont pas tous de la
même qualité. Oslan, Sarna et Swamy (2000) montrent pour un échantillon de pays en voie
de développement que la croissance de la productivité est positivement corrélée à la qualité
de l’État 18.
18 Ils utilisent un indice de risque pays qui combine différentes caractéristiques des politiques publiques qui
concernent les investisseurs et mesurent ainsi la qualité de l’État.
Taille de l’État et performance économique 629
Figure 22.4
Relations entre taille de l’État et croissance économique.
Taille de l’État et performance économique 631
croissance potentielle. Produire les services publics (infrastructures) qui favorisent la crois-
sance dans les pays en voie d’industrialisation n’aurait pas les mêmes effets dans les pays
en voie de développement. Les pays en voie d’industrialisation ont un potentiel de crois-
sance plus grand. Ils peuvent plus facilement jouer sur l’effet catch up et adopter les tech-
nologies des pays les plus développés. Les plus pauvres, en revanche, ne peuvent pas jouer
sur cet effet (catch up) et leur potentiel de croissance est plus limité.
Si pour chaque niveau de développement, il est possible de placer les pays le long
de la courbe comme cela est montré sur la figure 22.4, chaque paramètre de la courbe peut
être estimé et les pays peuvent être regroupés selon leurs caractéristiques. Toute estimation
faite sur un échantillon agrégé serait fallacieuse.
Cela vaut aussi si la taille du gouvernement est choisie par chaque pays en vue de
maximiser le taux de croissance de l’économie. On peut illustrer cette hypothèse par l’exis-
tence de groupes de pays placés sur des courbes différentes, comme cela est représenté sur
la figure 22.4 (b). Si les trois courbes étaient positionnées comme celles de la figure 22.4
(b), il est possible d’estimer la relation entre taille de l’État et croissance. Les conséquen-
ces de ces estimations sont que, pour les pays en voie de développement, les taux de crois-
sance augmenteraient plus vite avec un État de plus grande taille relativement aux autres
pays. En revanche, pour les pays développés, la croissance augmenterait moins vite si le
poids de l’État est important. Chaque pays aurait une taille de l’État optimale qui
correspondrait à son niveau de développement.
Cette conclusion suggère que toutes les relations systématiques qui existent entre
taille de l’État et croissance économique seraient difficiles à soutenir sur la base d’études
en coupe transversale sur des données nationales. Pour cela, il faut prendre soin d’intégrer
dans la recherche de corrélation les bonnes variables de contrôle, comme le niveau de déve-
loppement économique. La section suivante présente les principaux résultats de la littéra-
ture économétrique sur cette relation.
10
Growth = 7.14 – 0.100 (Govt.)
Pourcentage du taux de croissance
(8.10)
moyen pour chaque décennie
R2 = 0.42
0
10 20 30 40 50 60
Ratio dépenses publiques sur PIB pour les décennies
1960 –1970, 1970 – 1980, 1980 – 1990, 1990 – 1996
Figure 22.5
La hausse des dépenses publiques réduit la croissance économique des pays de l’OCDE.
à 1996 pour les 23 pays de l’OCDE 20. Elle conduit à penser qu’une hausse de 10 points de
la part des dépenses gouvernementales dans le PIB réduit le taux de croissance annuel d’un
point. La lecture attentive des articles cités permet d’approfondir ce point et de prendre
connaissance des variables de contrôle utilisées.
Les études d’Alesina et Rodrik (1994) et de Persson et Tabellini (1994) corrobo-
rent indirectement cette affirmation. Elles soutiennent que la fiscalité et l’ensemble des
interventions de l’État jouant sur les inégalités de revenus sont susceptibles d’avoir un effet
sur la croissance qui est d’autant plus grand que les inégalités initiales de revenu sont
grandes. Les politiques de redistribution introduisent des distorsions qui nuisent à la crois-
sance. Une relation négative entre inégalité de revenu et croissance économique est prédite
et observée. Persson et Tabellini trouvent que la relation négative entre inégalités de revenu
et croissance économique n’existent que pour les démocraties 21. Ce résultat est plausible,
les groupes d’intérêt constitués d’individus pauvres étant sans doute plus puissants en
démocratie que dans les régimes autoritaires. Ce débat renvoie aux études sur la relation
qui unit démocratie et croissance. Elles seront présentées dans le chapitre 18. Elles ne
seront que brièvement discutées dans cette section.
20 Australie, Autriche, Belgique, Canada, Danemark, Finlande, France, Allemagne, Grèce, Islande, Irlande, Italie,
Japon, Luxembourg, Pays-Bas, Nouvelle Zélande, Norvège, Portugal, Espagne, Suède, Suisse, Grande-Breta-
gne et États-Unis.
21 Alesina et Rodrik trouvent que la relation est robuste quel que soit le régime politique.
Taille de l’État et performance économique 633
Ce résultat est d’autant plus juste que le calcul du PIB est très favorable aux États
dépensiers. L’ensemble des activités de recherche de rente et de contre-recherche de rente
sont intégrées dans le calcul du PIB. Les salaires des lobbyistes, la fourniture des pancar-
tes lors des manifestations ou l’édition des tracts lors des grèves, participent à la formation
du PIB. Cela conduit à surestimer le PIB et à sous-évaluer les effets des dépenses publiques
sur le PIB (Wagner, 1980). Le calcul du PIB, ensuite, surestime la croissance des pays à
fortes dépenses publiques (Buchanan et Fort, 1961). Les biens publics ne sont pas vendus
sur le marché. Ils n’ont pas de prix de marché pour les évaluer. Ils sont ajoutés, pour cette
raison, aux coûts. Holcombe (2004, pp. 394-395) note à la suite de Buchanan et Forte ou
Rothbard (1970) que les conventions de la comptabilité nationale devraient conduire les
comptables nationaux à ne pas inclure les biens publics dans le PIB. Par convention, la
comptabilité nationale définit le PIB comme la valeur de marché de tous les biens et servi-
ces produits dans une économie durant une période d’un an (en général). Pour calculer ce
PIB, la comptabilité nationale n’utilise que des valeurs de marché. Si on s’en tenait à ce
principe, l’apport du secteur public à la production nationale devrait être nul.
Toujours par convention, la comptabilité nationale n’inclut que les biens finaux et
exclut pour cette raison les biens intermédiaires 22. Les biens publics sont généralement des
biens intermédiaires. Ils ne devraient donc pas être intégrés dans le calcul du PIB. L’argu-
ment est le suivant. Si la production totale d’acier était additionnée au total de la produc-
tion automobile, l’acier serait comptabilisé deux fois. Une première fois, quand l’acier est
produit et une seconde fois au moment du calcul de la valeur des automobiles. De la même
manière, ajouter les coûts des biens publics qui sont des biens intermédiaires provoque un
doublon dans le calcul. Si un commerçant passe un contrat avec un vigile pour assurer la
sécurité de son magasin, cela est inclus dans son coût de production. La prestation du vigile
est un bien intermédiaire. Il devrait en être de même pour l’officier de police nationale
(Holcombe 2004, p. 395). Comme le soutenait Kuznets (cité par Forte et Buchanan, 1961,
p. 113), la manière dont la comptabilité nationale mesure le PIB conduit donc à surestimer
le PIB et l’apport des biens publics à la richesse nationale. Holcombe (2004, pp. 395-396)
en tire quelques conséquences de politique économique. Si la taille du secteur public croît,
cette croissance est ajoutée statistiquement au revenu qui mesure la croissance. En période
de baisse de la croissance, l’augmentation des dépenses publiques favorise de manière
comptable la croissance du PIB, sans que cela ait un résultat effectif avéré sur la croissance
de la production. La croissance des dépenses publiques masque alors d’autant plus la réces-
sion que la comptabilité nationale introduit un biais en ne comptabilisant pas une partie des
biens publics comme des biens intermédiaires. La corrélation significative et négative entre
dépenses publiques et croissance est d’autant plus nette que le mode de calcul du PIB est
favorable à la dépense publique.
Ce résultat ne milite cependant pas en faveur de la disparition de l’État. Après la
théorie de la croissance endogène, Gwartney et al. (1998) soutiennent qu’il faut recentrer
l’État sur les tâches qui ont le meilleur retour sur investissement, autrement dit qui favori-
sent l’activité entrepreneuriale. Il cite, alors, classiquement, la sécurité, la justice, la
défense nationale, les infrastructures et l’éducation. Tabellini (2005, p. 293) estime cepen-
dant qu’il existe une relation statistique positive et significative entre les infrastructures de
communication / transport et la croissance mais que la corrélation entre les dépenses d’édu-
cation ou de santé et la croissance n’est pas robuste (Tabellini 2005, p. 293). Barro (2000),
au contraire, dans son étude sur 104 pays estime que la consommation publique globale a
un effet nettement négatif sur la croissance, dépenses d’éducation et de défense exclues. Il
en conclut qu’un pays qui fait respecter la loi, réduit la consommation publique et stabilise
les prix, encourage la croissance économique en stimulant l’investissement (Barro, 2000,
p. 35).
Barro (1991) testait initialement, à la fois l’effet de la taille de l’État et de la stabi-
lité politique sur la croissance du PIB par habitant pour 98 pays sur la période 1960-1985.
Il a inspiré d’importants travaux sur l’effet des régimes politiques sur la croissance.
Les résultats les plus significatifs de l’étude de Barro sont présentés dans le
tableau 22.3.
Tableau 22.3
Croissance du revenu par habitant et croissance de la taille de l’État (la variable à expliquer est le taux de croissance du
PIB par habitant, 1960-1985).
positive entre taille de l’État et croissance quand le gouvernement produit un niveau suffi-
sant d’éduction primaire et secondaire. En tenant compte de ces variables et en supposant
les variables politiques constantes, il apparaît que cela explique une partie de la faible crois-
sance des pays d’Afrique et d’Amérique du Sud. L’introduction d’autres variables explica-
tives modifiait ce résultat. Il montrait alors que les politiques réglementaires pouvaient
distordre les prix (indice de distorsion de prix) et avoir un effet négatif sur la croissance. Il
mesurait l’instabilité politique par le nombre de révolutions et d’assassinats. Il trouvait que
l’instabilité politique avait aussi un effet négatif sur la croissance. Il n’observait en revan-
che aucune relation entre dépenses d’investissement de l’État et croissance économique
dans ses analyses en coupe transversale. Cette conclusion de Barro est contre-intuitive et
peut susciter des doutes quant à la pertinence de ce type d’analyse en coupe transversale.
Grosman (1987, 1988a, 1988b) teste directement l’hypothèse d’une courbe en U
inversée. Il montre, lui aussi, qu’il existe un effet négatif de la croissance de la taille de
l’État sur la croissance, mais que si l’on isole la variable fiscale du modèle des dépenses
publiques (dépenses d’éducation et de défense nationales comprises), l’effet devient positif
sur la croissance. Il a aussi proposé des études sur les États-Unis et l’Australie qui confir-
ment la thèse d’une courbe en U inversé pour ces pays. Il rejoint les résultats de Peden
(1991) qui montrait pour les États-Unis que la taille de l’État avant 1929 était inférieure à
la taille optimale. Grossman complète ce résultat en soutenant qu’après 1940, la taille de
l’État américain serait trop élevée.
À la suite des travaux de Barro, quelques études ont distingué l’effet de la taille de
l’État sur la croissance selon les régimes démocratiques et non démocratiques, d’autres ont
construit des indices de libertés économiques et politiques. Comme pour la relation taille
du gouvernement – croissance, il existe des études qui observent une relation négative entre
démocratie et croissance et d’autres qui montrent l’existence d’une relation positive ou
l’absence de toute relation 23.
La position la plus sage est sans doute de dire que la démocratie est corrélée au
niveau de développement économique (PIB par habitant), mais pas au taux de croissance
(Feng, 2003, chapitre 4, p. 74). Cette littérature sera traitée au chapitre 18 de manière plus
précise. On peut juste dire ici que la relation entre liberté et croissance est très sensible à la
mesure des libertés et de la démocratie ainsi qu’aux variables de contrôle utilisée (Levine
et Renelt, 1992 ; de Haan et Sierman, 1995, 1998 ; Heckelman et Stroup, 2000).
Si on délaisse la relation démocratie - croissance, on peut aussi dire qu’il existe une
relation positive et significative entre liberté économique et croissance (Abrams et Lewis,
1995 ; Knack, 1996). De nombreux articles permettent de s’en assurer (Berggren 2003 24 ;
Doucouliagos et Ulubasoglu 2006). L’article de Doucouliagos et Ulubasoglu (2006) estime
23 Les effets positifs de la démocratie et/ou de la liberté sur la croissance ont été trouvés par Pourgerami (1988,
1992), Scully (1988, 1989, 1992), Grier et Tullock (1989), Dasgupta (1990), De Vanssay et Spindler (1994),
Abrams et Lewis (1995), Keefer et Knack (1995), Knack (1996) et Heckelman et Stroup (2000). Les effets
négatifs ont été observés par Landau (1983, 1986), Sloan et Tedin (1987) et Barro (1997). On peut citer les
travaux de Komendi et Meguire (1985), Marsch (1988), Levine et Renelt (1992) et Haan et Siermann (1995)
pour les études qui ne constatent aucune relation entre les deux grandeurs.
24 Pour une synthèse de la littérature et de nouvelles études sur cette relation, voir le numéro spécial de la revue
European Journal of Political Economy, vol.19, (2003), pp. 395-403, Special Issue « Economic freedom ».
636 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
sur la base d’une technique de méta-analyse la robustesse des travaux statistiques sur la
relation liberté économique – croissance. Le principal résultat de cette méta-analyse de la
littérature est de montrer que la corrélation positive et significative entre liberté écono-
mique et croissance est robuste. L’introduction d’un indicateur de liberté économique
(GLB) augmente la significativité des explications classiques de la croissance de 0,29 à
0,42 (R2) (les variables initiales sont le capital humain, la croissance de la force de travail,
l’investissement et le revenu initial). La liberté économique favorise la croissance par le
biais d’un volume d’investissement plus important et de niveau d’investissement des indi-
vidus en capital humain plus élevé.
Cette relation est d’autant plus forte que les pays ont un niveau de revenu faible.
Pour mesurer l’effet des institutions du marché sur la croissance, Knack utilise l’indice de
l’International Country Risk (ICR). En utilisant cet indice il obtient les résultats suivants
pour un échantillon composé des 24 pays les plus riches n’appartenant pas à l’OCDE en
1960 :
avec GR6089, la croissance du revenu par habitant sur la période 1960-1989, GRP60, le
revenu par habitant en 1960. Le chiffre entre parenthèses en dessous du log est le T de
Student.
Sans l’indice de l’ICR, il n’y a aucune trace de rattrapage. Quand l’indice est intro-
duit un tel effet est observé et apparaît même significatif. Cela conduit à soutenir que les
institutions du marché ont un effet positif sur la croissance économique.
L’effet significatif de cet indice peut contenir une partie de la variable éducation utilisée par
Barro. Les travaux de Barro, Abrams, et Lewis et Knack peuvent conduire à soutenir que
l’effet positif de la taille de l’État dans les pays en développement est d’autant plus impor-
tant que le niveau d’éducation est élevé, et que les institutions du marché sont protégées.
Pour conclure cette brève revue de littérature, on peut citer le travail de Haan et
Siermann (1998) qui trouvent une relation positive entre liberté économique et croissance.
Cette relation apparaît robuste et peu sensible aux types de mesure des libertés écono-
miques. Il existe, dans ces conditions, peu de raison de douter de l’existence de cette rela-
tion 25.
La variable à expliquer est le taux de croissance du revenu par habitant sur la période 1950-
1973. La variable explicative est la sclérose institutionnelle (IS). Il s’agit de définir l’effet
du temps d’activité des groupes d’intérêt sur la croissance.
L’effet négatif et significatif de la variable IS résiste bien à la manière dont cette
variable a été mesurée, au choix de la variable à expliquer et à la composition de l’échan-
tillon.
Le meilleur exemple de sclérose institutionnelle est celui de la Grande-Bretagne
après la Deuxième Guerre mondiale. Le meilleur exemple de nation régénérée par la
destruction de ses groupes d’intérêt est donné par les trois nations de l’axe : Allemagne,
Italie, Japon.
Murrell (1983) présente des études plus précises encore sur les cas de l’Allemagne
de l’Ouest (RFA) et de la Grande-Bretagne. Son apport est d’avoir proposé une analyse
sectorielle. Il a estimé que l’effet des groupes d’intérêt est moins fort dans les jeunes indus-
tries que dans les secteurs anciens en Grande-Bretagne. Il a comparé les performances des
entreprises britanniques et allemandes par secteur et a tenté de montrer qu’elles étaient
identiques lorsqu’ils s’agissaient de jeunes industries, mais que ces premières étaient infé-
rieures à ces dernières lorsque l’on était en présence de « vieilles » industries.
Il teste son hypothèse en comparant les taux de croissance des jeunes (j) et des
vieilles (k) industries dans les deux pays : Grande-Bretagne et Allemagne et en standardi-
sant les taux à la moyenne (A) pour chaque pays. L’hypothèse était que le taux de crois-
sance en Grande-Bretagne était supérieur dans les jeunes industries que dans les vieilles
industries. Il observait cette relation sur la période 1969-1973 :
G Uj K − G Uk K GW
j
G
− G kW G
> (22.19)
G UA K GW
A
G
640 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
Les proportions de cas dans lesquels l’équation 22.19 est vérifiée sont significatives à
hauteur de 0.5. Murrell en conclut que son hypothèse est vérifiée pour les vieilles indus-
tries en Grande-Bretagne (1982).
Olson obtient des résultats analogues à Choi pour 48 États. L’équation 22.20 est un
exemple représentatif de son travail empirique (équation 24, tableau 4.1, p. 104).
La variable à expliquer est le taux de croissance des revenus non agricoles par habitant
durant la période 1965-1978. STACIVI est le nombre d’années depuis la naissance des
États, divisé par 178, tous les États confédérés étant supposés renaître en 1865. Conformé-
ment aux résultats de Choic, il apparaît une relation négative et significative entre la taille
de l’État et son âge. Ce résultat apparaît relativement robuste lorsque l’on change les varia-
bles dépendantes et indépendances (Olson, 1982, pp. 98-108).
Ces travaux autour de la théorie du déclin des nations d’Olson a néanmoins suscité
d’importantes réserves.
Comme Pryor (1997, pp. 223-224) l’a fait remarquer, on aurait pu s’attendre à ce
que la théorie d’Olson conduise à supposer que la croissance des États du Sud aurait
commencé au moment de leur défaite lors de la Seconde Guerre mondiale et non avant. Les
États du Sud ont pourtant été moins performants que ceux du Nord dans les années 1930.
En général, les tests de la théorie d’Olson utilisant les données pour les États-Unis ont
plutôt rejeté ces prédictions. Gray et Lowery (1986) ont soutenu de leur côté que la théorie
d’Olson échouait à expliquer la croissance de la taille de l’État lorsque l’on considérait
d’autres périodes de temps et que l’on introduisait d’autres variables, comme l’ont fait
Wallis et Oates qui ont pris en compte la croissance démographique dans le modèle
d’Olson.
Nardinelli, Wallace et Warner (1987) estiment aussi que la thèse d’Olson n’est pas
très robuste. Les travaux de Dye (1980), Vedder et Gallaway (1986) renforcent cette posi-
tion.
L’usage de données en coupe transversale a eu cependant tendance à confirmer la
thèse d’Olson. Lane et Ersson (1986) trouvent que la mesure de Choi de la sclérose insti-
tutionnelle reste significative lorsque d’autres variables sont placées à ses côtés et que la
variable à expliquer est mesurée sur d’autres périodes de temps. Des études supplémentai-
res telles que celles de Whiteley (1983), Paloheimo (1984a, b), Weede (1984, 1986, 1987),
Datta et Nugent (1985), Lange et Garrett (1985), Lehner (1985), Goldsmith (1986), McCal-
lum et Blais (1987), Jankowski (1993) et Heckelman (2000b) confirment cette tendance.
Quiggen (1992) soutient que l’hypothèse devrait prendre plutôt le niveau de revenu que le
taux de croissance et rejette l’hypothèse forte d’Olson en utilisant des données en coupe
transversale et une variable revenu 26.
26 On peut citer ici les travaux de Pryor (1984). Ce dernier ne teste pas, cependant, l’impact de la stabilité sur la
croissance mais l’impact de plusieurs variables additionnelles à la croissance : taille de la population, droit de
nature communiste, hétérogénéité ethnique et religieuse. Ces dernières variables ont aussi un effet significatif
sur le taux de croissance.
Taille de l’État et performance économique 641
Une dimension importante de l’hypothèse d’Olson est que la force des groupes
d’intérêt augmente avec le temps et la stabilité politique. Kennelly et Murrell (1987)
soutiennent cette partie de la théorie en montrant que les groupes d’intérêt sont plus puis-
sants dans les secteurs industriels où les gains de politique redistributive sont potentielle-
ment plus grands. Murrell (1984) a aussi montré que le nombre des groupes d’intérêt
organisés dans un pays est positivement corrélé au nombre des années durant lesquelles un
pays a eu un système politique sensible aux attentes des groupes d’intérêt. En revanche,
Gray et Lowery (1986) ne retrouvent pas de relation entre âge de l’État et nombre des
groupes d’intérêt. Leur résultat peut être expliqué par la manière dont ils ont ventilé les
données sur les États utilisés.
De nombreuses objections à la théorie d’Olson viennent à la fois de la fragilité des
observations faites sur les pays et les difficultés qu’il y a à mesurer la structure des groupes
d’intérêt, et de la simplicité de sa théorie et du désir de la complexifier (Asselain et Morri-
son, 1983 ; Lehner, 1983 ; Rogowski, 1983 ; Shuck, 1984 ; Gustafsson, 1986 ; Rasch et
Sorensen, 1986 ; Pryor, 1987 ; Quiggin, 1992). L’un des cas particuliers qui ne correspond
pas à la théorie d’Olson est celui de la Suisse. La Suisse a le quatrième indice le plus élevé
de sclérose institutionnelle dans la liste de 18 pays de l’OCDE (1983, p. 70) et a une struc-
ture de ses groupes d’intérêt très diversifiée et pluraliste (Lehner, 1983, p. 204). On peut
ajouter que les barrières à l’entrée tarifaires étaient plus basses dans les 18 pays de l’OCDE
(Olson, 1982, p. 134) et que leurs taux de croissance étaient supérieurs à la moyenne dans
les années 1950 et 1960 (Lehner, 1982, p. 70). L’explication de ces apparentes contradic-
tions de la théorie d’Olson trouve ses origines dans la nature originale de la structure poli-
tique suisse et dans l’importance de la démocratie directe et des référendums dans la
décision politique. Les groupes d’intérêt ne peuvent pas, dans ce contexte, conclure un
marché avec les partis du Parlement ou avec des membres des groupes politiques les plus
influents pour obtenir des rentes (redistributions) au détriment de la majorité des citoyens,
car ces derniers doivent in fine ratifier les décisions.
La procédure de référendum rend les stratégies de coalition précaires et oblige le
pouvoir législatif à rechercher le consensus (Lehner, 1983). Le résultat est que la concur-
rence pour la rente est limitée dans la vie politique suisse en dépit de la structure de ses
groupes d’intérêt.
On peut conclure sur le cas suisse en disant qu’il ne contredit pas la théorie
d’Olson. Les institutions politiques de la Suisse protègent ce pays des conséquences indé-
sirables de la concurrence pour la rente et des effets de la fragmentation de la société en
groupes d’intérêt opposés. En revanche, l’exemple de la Suisse met en évidence une impor-
tante lacune de la théorie d’Olson. Olson focalise son attention exclusivement sur les
groupes d’intérêt et délaisse la question des conditions du succès des stratégies des groupes
et notamment l’étude des effets des institutions sur ces dernières (Ploheimo, 1984a ;
Lehner, 1985).
L’article de Tang et Hedley (1998) a en partie répondu à ce dernier point. Tang et
Hedley critiquent Olson, notamment pour négliger l’effet de la croissance sur les politiques
des gouvernements lorsque les groupes d’intérêt sont faibles. L’hypothèse d’Olson de sclé-
rose institutionnelle ne sera vérifiée que pour les pays où les États ont la possibilité et la
volonté de jouer un rôle actif sur la croissance économique. Ils soutiennent cette hypothèse
642 APPLICATIONS ET TESTS EMPIRIQUES
à partir d’un échantillon de pays d’Asie et d’Amérique latine. Les taux de croissance les
plus élevés dans les pays d’Asie au cours des dernières décennies sont attribués à l’État et
à sa stratégie de croissance ainsi qu’à la faiblesse des groupes d’intérêt dans ces pays.
Dans son livre de 1982, Olson argue que le succès de l’économie allemande, après
sa défaite en 1945, s’explique par la destruction des groupes d’intérêt. Il attribue le succès
de la Suède à la coopération entre les groupes d’intérêt. Dans le dernier quart du XXe siècle,
les taux de croissance de l’Allemagne et de la Suède n’ont pas été plus élevés que ceux de
la Grande-Bretagne et des États-Unis. Le Japon a, en revanche, été marqué par des signes
évidents de sclérose institutionnelle et de faibles taux de croissance dans les années 1990.
Si la théorie d’Olson est juste, nous devons conclure que les groupes d’intérêt se sont
reconstitués en Allemagne et ont été moins coopératifs en Suède 27. On peut étayer cet
argument en faveur de l’interprétation olsonienne du déclin de ces pays, en soutenant que
les politiques conduites par Reagan et Thatcher aux États-Unis et en Grande-Bretagne
avaient fait le diagnostic qu’il fallait détruire les groupes d’intérêt pour rétablir la confiance
et la croissance.
22.7 CONCLUSIONS
Dans ce chapitre, nous avons examiné plusieurs effets possibles des politiques du gouver-
nement sur l’activité économique. L’accent a plutôt été mis sur l’effet négatif de l’inter-
vention publique sur la croissance économique.
Il est apparu que les études empiriques ne parlent pas d’une voix univoque et
unique. Néanmoins, les résultats présentés nous permettent de proposer un certain nombre
d’affirmations : (1) L’impôt influence les choix et peut réduire le bien-être. (2) L’économie
souterraine a, comme la taille de l’État, eu tendance à croître à la fois dans les pays déve-
loppés et les pays en développement depuis les années 1960. Dans la plupart des pays en
développement, elle représente une part aussi importante que le secteur public. Le haut
niveau de réglementation, la forte pression fiscale, l’existence de réglementations
publiques arbitraires et la corruption expliquent le développement de cette économie
souterraine. (3) La relation entre la taille de l’État (dépenses publiques/PIB) et les perfor-
mances économiques mesurées soit par la productivité du secteur privé ou par le PIB par
habitant semble dessiner une courbe en U inversé. Un État trop petit peut nuire aux perfor-
mances d’un pays par manque d’infrastructures et de dépenses publiques d’éducation
(faiblesse du capital humain). Au-delà d’un certain point, les effets de l’intervention du
gouvernement et des dépenses publiques deviennent négatifs. Ces effets négatifs l’empor-
tent sur les effets positifs. Il est apparu que la plupart des pays développés ont une taille du
secteur public supérieure à la taille qui leur permettrait de se placer sur leur courbe des
possibilités de production la plus haute.
Il faut ajouter que la démocratie a un effet sur les performances économiques. Les
gouvernements autoritaires et bureaucratiques peuvent engager des politiques plus perfor-
27 Pour une discussion du déclin allemand, on peut lire Giersch, Paque et Schmieding (1994). Pour une discus-
sion sur la faiblesse de la coopération entre les groupes d’intérêt en Suède, on peut lire Lindbeck (1997).
Taille de l’État et performance économique 643
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
La synthèse de Bardhan (1997) est intéressante pour mieux appréhender la corruption dans les pays
en développement. Voir aussi Vornetti P. (1998), « Recherche de rente, efficacité économique et
stabilité politique », Mondes en Développement, tome 26, pp. 102-113.
Sur l’économie de la corruption voir Jean Cartier-Bresson (2008). Économie politique de la corrup-
tion et de la gouvernance, Paris, L’Harmattan, coll. Éthique économique.
Barro (1997) est une bonne introduction aux déterminants économiques de la croissance. Barro R.
(2000), Les facteurs de la croissance économique. Une analyse transversale par pays, Economica,
traduction française de Richard Layard, Determinants of Economic Growth. A Cross-Country
Empirical Study, Cambridge, Massachusetts, MIT Press Edition.
Aghion, Caroli et Garcia-Penalosa (1999) proposent une bonne synthèse sur la littérature consacrée
à la relation entre la croissance et les inégalités.
On pourra enfin se référer à Bourguignon F. (1998), « Équité et croissance économique : une nouvelle
analyse ? », Revue française d’économie, vol.13, n° 3, pp. 25-84.
PARTIE
5
ANALYSE NORMATIVE
DES CHOIX PUBLICS
Plutôt que de parler de la théorie positive des choix publics, fondée sur l’hypothèse de
l’homo oeconomicus, il serait plus juste de parler des théories normatives des choix publics
car il est possible d’attribuer plusieurs objectifs à l’État. Ces approches ont, cependant, été
l’objet de nombreuses critiques des positivistes qui invoquent le principe de la neutralité
axiologique. En effet, la science économique peut légitimement porter son attention sur
l’explication et la prédiction de certains phénomènes mais doit laisser aux hommes poli-
tiques le soin de déterminer les objectifs d’une société. Dans le champ des politiques
économiques, en revanche, il est moins légitime d’adopter une telle position. Cela explique
l’intérêt des chercheurs et des économistes en particulier pour la manière dont le processus
politique va rendre compte des valeurs fondamentales d’une société. L’enjeu d’une théorie
normative consiste, alors, à développer des théorèmes portant sur l’expression et la mise en
œuvre de ces valeurs, à partir de postulats généralement acceptés, de la même façon que la
théorie positive a développé des théorèmes explicatifs et prédictifs fondés sur les hypothè-
ses de rationalité et d’égoïsme des individus. La partie V de ce livre fait la synthèse des
théories qui se sont donné pour tâche de relever ces défis de l’économie normative.
W = W (z 1 , z 2 , …, z n )
Où W est une fonction à valeur réelle de toutes les variables susceptibles d’influer sur le
bien-être social. Les z i et W sont choisis de façon à représenter les valeurs éthiques de la
société, ou des individus qui la composent (Samuelson, 1947, p. 221) 1. L’objectif consiste
à définir une fonction W , un ensemble de z i ainsi que leurs contraintes afin d’aboutir à des
conditions pertinentes du premier et du second ordre assurant la maximisation de W . Même
si, en principe, n’importe quelle variable liée au bien-être de la société (comme le taux de
criminalité, les données météorologiques, le nombre d’années d’études) peut être incluse
dans la fonction de bien-être social, les économistes ont surtout retenu des variables écono-
miques. Ainsi, les travaux relatifs à la fonction de bien-être social ont adopté les mêmes
hypothèses, à propos des consommateurs, des fonctions de production, etc., que celles qui
sous-tendent le corps de la théorie économique et de la théorie des choix publics, et en ont
fait le centre de leur analyse.
Le seul jugement de valeur qui a pu réunir un consensus est le postulat de Pareto.
Ce postulat suffit à la mise au jour d’un ensemble de conditions nécessaires pour que W
1 On peut trouver une traduction française de ce texte fondateur dans J. Généreux (1996).
Les fonctions de bien-être social 649
soit maximisé. Il limite les décisions sociales aux points situés le long de la frontière géné-
ralisée de Pareto. Pour faire apparaître ces conditions, il suffirait de démontrer que des
déplacements de points extérieurs à la courbe des contrats vers des points situés sur celle-
ci sont des améliorations au sens de Pareto. En ce qui concerne la production, ces condi-
tions sont les suivantes :
∂ X i /∂ V1i ∂ X i /(∂ Vmi Txk
=…= = , (23.1)
∂ X k /∂ V1k ∂ X k /∂ Vmk Txi
où ∂ X i /∂ Vmi est le produit marginal du facteur Vm dans la production du produit X i , et où
T est la fonction de transformation définie sur l’ensemble des produits et des facteurs
(Samuelson, 1947, pp. 230-233).
« En d’autres termes, cela prend la forme suivante : les facteurs de production ont
une affectation correcte si le rapport entre la productivité marginale d’un facteur
donné dans une activité et la productivité marginale du même facteur dans une
seconde activité est identique au rapport entre la productivité marginale d’un
autre facteur dans la première activité et la productivité marginale de ce même
autre facteur dans la seconde activité. On peut montrer que la valeur du facteur
commun de proportionnalité est égale au coût du premier bien, exprimé dans les
termes (de la quantité à laquelle il faut renoncer) du deuxième bien » (Samuelson,
1947, p. 233, en italique dans la version originale).
Ces conditions garantissent que l’économie se situera sur la frontière des possibi-
lités de production. Si ces conditions n’étaient pas satisfaites, il serait alors possible d’ob-
tenir une quantité plus grande d’un produit sans renoncer à des unités d’un autre produit en
transférant des facteurs de production d’une activité à une autre. Mais le principe de Pareto
exclut ces possibilités.
Les conditions nécessaires relatives à la consommation sont que le taux marginal
de substitution entre deux biens privés, i et j, est identique pour tous les consommateurs :
où (∂U1 /(X i )/(∂ X 1 /(X j ) est le taux marginal de substitution entre i et j de l’électeur k
(Samuelson, 1947, pp. 236-238). Si l’équation (23.2) n’était pas satisfaite, des échanges
conduiraient potentiellement à des gains mais le principe de Pareto serait à nouveau violé.
Ainsi, le choix ne porte qu’entre des points situés sur la frontière des possibilités de produc-
tion, c’est-à-dire des répartitions des produits finaux qui égalisent le taux marginal de trans-
formation d’un produit en un autre et les taux marginaux de substitution de tous les
individus (Samuelson, 1947, pp. 238-240).
Grâce à un ensemble approprié d’impôts et de transferts forfaitaires, il est possible
de conserver un équilibre concurrentiel en tout point de la frontière des possibilités de
production. Ainsi, le problème normatif que nous permet de résoudre l’utilisation d’une
fonction de bien-être social consiste à choisir le point optimal de la frontière généralisée des
possibilités de Pareto ainsi que l’ensemble des impôts et des subventions forfaitaires qui lui
est associé. Pour résoudre ce problème, aussi bien Bergson que Samuelson pensent qu’il est
650 ANALYSE NORMATIVE DES CHOIX PUBLICS
nécessaire d’utiliser une variante de la fonction de bien-être social, dans laquelle les indices
d’utilité de tous les individus sont des arguments directs de la fonction de bien-être :
W = W (U1 , U2 , …, Us ). (23.3)
La question est alors de savoir quelle forme prend W et quelles sont les caractéristiques des
fonctions d’utilité individuelles. On souhaite savoir plus particulièrement si des fonctions
d’utilité ordinale sont suffisantes ou s’il est nécessaire de recourir à des indices d’utilité
cardinale, et dans ce cas, si des comparaisons interpersonnelles sont nécessaires. Étant
donné que la théorie de l’utilité a évolué au cours du dernier siècle dans le sens d’un rejet
quasi unanime des fonctions d’utilité cardinale et de la possibilité de faire des comparai-
sons interpersonnelles d’utilité, il serait préférable que nous puissions nous en dispenser.
Mais ce n’est malheureusement pas le cas.
En effet, considérons cet exemple basique : six pommes sont à répartir entre deux
individus. À partir de notre connaissance sur la situation des deux individus, de leur goût
pour les pommes et des valeurs éthiques ainsi que des normes de la communauté, nous
croyons que le bien-être social sera maximisé avec une répartition égale des pommes. La
question est alors de savoir s’il est possible de construire une représentation ordinale des
préférences des individus 1 et 2 qui conduise toujours à ce résultat. Considérons la fonc-
tion de bien-être additive
W = U1 + U2 . (23.4)
Nous voulons choisir U1 et U2 de manière à ce que l’on ait :
U1 (3) + U2 (3) > U1 (4) + U2 (2) (23.5)
Cette inégalité implique :
U2 (3) − U2 (2) > U1 (4) − U1 (3). (23.6)
Si U1 est une fonction d’utilité ordinale, on peut la transformer en une fonction ordinale
équivalente en la multipliant par k. Mais cette transformation multiplie le membre de droite
de (23.6) par k, et, pour tout choix d’une valeur finie de U2 , il est toujours possible de
trouver un k qui renverse le sens de l’inégalité (23.6), à supposer que U1 (4) − U1 (3) > 0.
On obtient le même résultat si W est une fonction multiplicative. Nous cherchons
donc des fonctions U1 et U2 telles que :
U1 (3).U2 (3) > U1 (4).U2 (2) (23.7)
Ce qui équivaut à :
U2 (3) U1 (4)
> (23.8)
U2 (2) U1 (3)
Néanmoins, U2 reste ordinale si on lui ajoute une constante, si bien que (23.8) devrait conti-
nuer à être vérifiée pour :
U2 (3) + k U1 (4)
> (23.9)
U2 (2) + k U1 (3)
Mais le membre de gauche de (23.9) tend vers 1 à mesure que k augmente et l’inégalité
s’inverse lorsque k est suffisamment grand, si l’individu 1 retire une utilité positive de la
consommation d’une quatrième pomme.
Les fonctions de bien-être social 651
vidu, à celle où un autre individu bénéficie de tous les avantages, en passant par
des situations de compromis. Sans une fonction W bien définie, c’est-à-dire sans
hypothèse sur les comparaisons interpersonnelles d’utilité, il est impossible de
déterminer lequel de ces points est le meilleur. Si et seulement si nous disposons
d’un ensemble donné de critères éthiques, permettant de définir une fonction de
bien-être (en italique dans le texte original), il est possible de déterminer le
meilleur point d’une courbe généralisée des contrats. » (1947, p. 244).
Samuelson nous montre ensuite que la cardinalité n’est pas suffisante : elle doit
nécessairement être accompagnée de la possibilité de faire des comparaisons interperson-
nelles d’utilité. La question de savoir si les arguments de la fonction de bien-être social
peuvent être des indices d’utilité ordinale semble être définitivement résolue depuis la
parution des articles de Kemp et Ng, et de Parks. Pourtant, ces articles ont déclenché une
controverse portant précisément sur la question de la cardinalité et de l’ordinalité, contro-
verse qui implique curieusement Samuelson (et indirectement Bergson). Étant donné les
personnages impliqués dans ce débat et les questions qui y sont discutées, il vaut sans doute
la peine de s’attarder un moment sur les arguments qu’ils proposent.
La critique de Samuelson (1977) à l’égard des théorèmes de Kemp et Ng et de
Parks avait principalement pour objet, comme le titre de sa note l’indique, de réaffirmer
qu’il était possible de définir des fonctions de bien-être social « raisonnables », à la
Bergson-Samuelson. Cette note avait été motivée par le fait que Kemp et Ng, et Parks
déclarent avoir démontré l’existence de théorèmes d’impossibilité. Samuelson critique
leurs théorèmes en concentrant ses attaques sur la forme particulière de l’axiome que Kemp
et Ng utilisent pour représenter l’ordinalité dans une fonction de bien-être social à la
Bergson-Samuelson. Cet axiome implique que la fonction de bien-être social soit lexico-
graphique. Samuelson a évidemment raison de rejeter un axiome qui fait d’un individu un
« dictateur moral », mais cela ne valide pas pour autant sa critique des théorèmes de Kemp
et Ng et de Parks. En effet, comme le montre encore plus clairement Parks lui-même, toute
fonction de bien-être social à la Bergson-Samuelson, fondée sur des préférences ordinales,
fait nécessairement d’un individu un dictateur moral.
Une lecture attentive des articles de Kemp et Ng et de Parks montre qu’ils ne
prétendent pas qu’il n’existe aucune fonction raisonnable de bien-être social à la Bergson-
Samuelson, mais simplement qu’il est impossible de définir des fonctions dont les argu-
ments sont des indices d’utilités individuelle, ordinale. Il est assez intéressant de constater
que Kemp et Ng citent Samuelson lui-même comme l’un de ceux qui soutiennent « l’idée,
apparemment fort répandue, selon laquelle les fonctions de bien-être à la Bergson-Samuel-
son peuvent être déduites d’utilité individuelles ordinales » (1976, p. 65). Ils citent la
page 228 des Foundations, celle que reprenait justement Arrow pour indiquer que la fonc-
tion de bien-être social est fondée sur des utilités ordinales (1963, p. 10, n ; p. 110, n. 49).
On y trouve le paragraphe suivant :
« Pour additionner des utilités, encore faut-il que nous disposions de ces utilités
mais tout cela est inutile. Si l’on fait l’hypothèse (5) [les préférences des individus
« comptent »], les utilités cardinales apparaissent dans la fonction W comme des
variables indépendantes. Mais on ne peut déterminer la fonction W elle-même de
Les fonctions de bien-être social 653
3 Voir Samuelson (1967, 1977, 1981). Samuelson attribue aussi cette position à Bergson (Samuelson, 1967,
pp. 44-45, 48-49), mais voir la discussion proposée dans ce livre à la note 1 de ce chapitre.
654 ANALYSE NORMATIVE DES CHOIX PUBLICS
tien et l’axiome de l’élimination des individus indifférents doivent avoir la forme suivante :
Axiome de l’élimination des individus indifférents : Prenons au moins trois individus, supposons
que i et j sont indifférents entre les alternatives x et x', et entre y et y', mais i préfère x à y, et j préfère
y à x. Supposons également que tous les autres individus sont indifférents entre x et y, et x' et y' (mais
non nécessairement entre x et x', et y et y'), alors les préférences sociales doivent toujours venir de
la même manière entre x et y qu’elles le font entre x' et y' (énoncé qui suit la présentation de Ng,
1981b).
Les préférences personnelles d’un individu sont celles qu’il utilise lorsqu’il prend
des décisions au quotidien. En revanche, il utilise ses préférences éthiques plus rarement,
uniquement lorsqu’il fait des choix moraux ou éthiques. Ces derniers impliquent qu’il
évalue les conséquences de ses décisions sur les autres individus. Il se livre alors à des
comparaisons interpersonnelles d’utilité.
De ces trois postulats, Harsanyi établit le théorème suivant concernant la fonction
de bien-être social, W :
Ce résultat est étonnamment puissant, au regard des trois postulats qui sont posés.
Comme toujours, lorsqu’un résultat aussi fort est obtenu à partir d’hypothèses apparem-
ment faibles, ces hypothèses doivent être réexaminées pour s’assurer qu’elles ne contien-
nent pas de vices cachés.
La première hypothèse garantit simplement une forme de rationalité individuelle
face au risque et semble plutôt neutre en tant que telle. En effet, quand un individu doit
choisir entre aller à la plage et rester chez lui, il commence par évaluer l’utilité qu’il reti-
rera de sa journée à la plage. Si πr est la probabilité qu’il pleuve, πs la probabilité qu’il
fasse beau temps, Ur et Us , l’utilité qu’il retire de ces deux états du monde, alors l’utilité
espérée d’aller à la plage est U B = πr Ur + πs Us . Les individus rationnels iront à la plage
uniquement si leur utilité espérée excède l’utilité (que nous supposons) certaine de rester
chez eux.
La seconde hypothèse étend le concept de rationalité face au risque des préféren-
ces personnelles aux préférences morales. Lorsqu’un individu rationnel est face à un choix
moral comme celui de donner ou non 50 € à un nécessiteux, il cherche à évaluer l’utilité
qu’il retirerait s’il était pauvre et recevait 50 € et celle qu’il retirerait s’il avait 50 % en
moins, puis affecte à chaque alternative une probabilité. L’hypothèse selon laquelle les
préférences d’un individu satisfont les axiomes du choix de von Neumann-Morgenstern-
Marschak implique la prise en compte d’utilités individuelles dans les choix éthiques.
Ce second axiome de la théorie d’Harsanyi est critiquable. On peut y voir une
extension illégitime de la rationalité individuelle au choix collectif. C’est justement ce que
Pattanaik (1968) a reproché à la fonction de bien-être social de Harsanyi. Buchanan
(1954c) a critiqué de la même manière la fonction de bien-être social d’Arrow, ce que nous
verrons au chapitre suivant. Cette objection semble, cependant, moins pertinente lors-
qu’elle est adressée à Harsanyi que lorsqu’elle vise Arrow. Ce premier fait l’hypothèse que
les individus font des évaluations individuelles des différents états sociaux dans les deux
cas, alors que la fonction de bien-être social d’Arrow n’implique aucune volonté collective
ou entité organique, même implicitement. Dans la théorie de Harsanyi, W est subjectif dans
l’esprit des individus. Étant donné la subjectivité des évaluations de chacun, les W ne seront
pas les mêmes pour tout le monde. Un W collectif ne devrait donc pas exister.
656 ANALYSE NORMATIVE DES CHOIX PUBLICS
Sous l’hypothèse que les individus font leurs choix en maximisant leurs utilités
espérées, Ng (1984a) a établi une équivalence entre l’indice d’utilité cardinale de von
Neumann-Morgenstern et les indices d’utilité subjective. Harsanyi introduit, tout d’abord,
la possibilité de faire des comparaisons interpersonnelles d’utilité à travers la fonction de
bien-être social 5.
Le troisième postulat introduit les valeurs individualistes qui sous-tendent la fonc-
tion de bien-être social de Harsanyi. Son théorème est remarquable en ce sens que Harsa-
nyi conçoit une fonction de bien-être social additive à partir d’un ensemble d’hypothèses
plutôt modeste.
La découverte de l’additivité de la fonction de bien-être social n’est, néanmoins,
qu’une première étape dans la détermination d’un résultat socialement optimal. Il reste à
décider des pondérations à attribuer à chaque individu. Il faut également évaluer les indices
d’utilité eux-mêmes. C’est à ce moment que Harsanyi fonde sa fonction sur des bases
éthiques. Il suggère que les individus évaluent la fonction de bien-être social pour chaque
état du monde possible en se mettant dans la peau des autres individus. Pour que la sélec-
tion des états du monde soit impartiale, chaque individu fera l’hypothèse qu’il a la même
probabilité de se retrouver à la place de n’importe quelle autre personne (Harsanyi, 1955,
p. 54).
Le choix d’un état du monde s’apparentera à une loterie, les utilités (évaluées
d’après nos propres préférences) de chacun ayant toutes la même probabilité d’être tirées.
« Mais cela implique, sans qu’aucun autre postulat éthique ne soit nécessaire, que les
préférences impersonnelles d’un individu, si elles sont rationnelles, doivent obéir aux
axiomes de Marschak et définir en conséquence une fonction de bien-être social cardinale,
égale à la moyenne arithmétique des utilités de tous les individus dans la société » (Harsa-
nyi, 1955, p. 55). Ainsi, le Gedankenexperiment, qui consiste à supposer que chacun a la
même probabilité d’hériter à la fois des goûts et de la situation de n’importe quelle autre
personne, résout nos deux problèmes : les fonctions d’utilité sont évaluées à l’aide des
préférences subjectives propres à chaque individu, et les pondérations attribuées à chacune
d’elles, les ai , sont toutes égales. La fonction de bien-être social peut s’écrire simplement
comme la somme des utilités de tous les individus :
W = U1 + U2 + … + Us (23.14)
Cela pose tout de même un problème majeur : comment inciter les individus à s’engager
dans une sorte d’expérience mentale consistant à évaluer les états du monde en adoptant les
préférences subjectives d’autres personnes ? Harsanyi (1955, pp. 55-59, 1977, pp. 57-60) a
bien conscience de cette difficulté. Il soutient, néanmoins, l’idée qu’avec une connaissance
suffisante des autres individus, les êtres humains pourraient adopter mentalement les préfé-
rences d’autrui et que, dans l’évaluation du bien-être social faite par chaque individu, les
Ui convergeraient. Ainsi, l’expérience mentale qui consiste à adopter les préférences des
autres individus, associée à l’hypothèse d’équiprobabilité, aboutirait à l’homogénéité des
préférences morales et à l’unanimité en ce qui concerne le choix du meilleur état du monde
(Harsanyi, 1955, p. 59). Tous les individus arriveraient à la même fonction de bien-être
social, impartiale. Plus tard, Rawls (1971) ainsi que Buchanan et Tullock (1962) introdui-
5 Voir aussi Binmore, 1994, chapitre 4.
Les fonctions de bien-être social 657
ront l’hypothèse d’incertitude sur les positions futures pour permettre la formation d’un
consensus portant respectivement sur la définition d’un contrat social et de règles constitu-
tionnelles. Leurs travaux sont traités plus en détail aux chapitres 25 et 26.
Le fait de savoir que Jeanne paierait X pour avoir une probabilité p de gagner Y,
nous donne des indications sur ses préférences pour X et Y, tout comme le fait de savoir
qu’elle préfère X à Y. La première information est en réalité plus riche que la seconde, elle
ne semble pas a priori foncièrement moins bonne que la connaissance des seuls ordres de
préférence. Du moins, il faudrait, semble-t-il, expliquer en quoi la première information est
moins bonne 6.
Tableau 23.1
Résultats en euros.
État du monde T W
Personne 60 100
R 40 10
P
Dans un souci de clarté, nous avons représenté dans le tableau 23.2 les indices
d’utilité de von Neuman et Morgenstern de R et P, pour chaque niveau de revenu, mesurée
de manière à permettre des comparaisons entre individus. On suppose l’utilité marginale de
R constante et celle de P décroissante. Si chaque individu suppose maintenant qu’il a une
probabilité égale d’être R ou P dans chaque état du monde, le postulat de rationalité de von
Neumann et Morgenstern impose les évaluations suivantes des deux états possibles :
L’état du monde excluant un impôt progressif fournit la plus grande utilité escomptée et
serait, d’après Harsanyi, choisi par tous les individus impartiaux. Pattanaik et Sen répli-
6 Pour d’autres critiques et débats du rôle joué par les préférences en matière de risque dans la fonction de bien-
être social de Harsanyi, voir Diamond (1967), Pattanik (1968), Sen (1970a, pp. 143-145). Pour une défense de
l’usage de l’utilité de von Neumann-Morgenstern dans l’analyse du choix social, voir Binmore (1994, pp. 51-
54, 259-299).
Les fonctions de bien-être social 659
quent que P pourrait facilement ne pas être d’accord. Sa situation est nettement plus
mauvaise dans l’état W que dans l’état T et son utilité double lorsqu’il passe de W à T, alors
que R perd moins de la moitié de la sienne. Les indices d’utilité du tableau 23.2 montrent
que P n’aime pas le risque.
Tableau 23.2
Résultat en termes d’utilité.
État du monde T W
Personnelles 0,6 1
R 0,4 0,2
P
Face à un choix donné, il pourrait refuser de s’engager dans un jeu de hasard équi-
table qui distribuerait les niveaux d’utilité de chacun selon les états T et W, comme une
personne adverse au risque refuserait de participer à des jeux d’argent équitables dans
lesquels des récompenses monétaires sont en jeu. Bien que la fonction de bien-être de
Harsanyi incorpore l’aversion pour le risque de chaque individu dans l’évaluation de Ui ,
elle ne permet pas de distinguer les différents degrés d’aversion parmi les observateurs
impartiaux qui déterminent les valeurs de la fonction de bien-être social. Or, si leurs préfé-
rences à l’égard du risque diffèrent, leurs évaluations du bien-être social dans les différents
états possibles du monde ne seront pas les mêmes. Il sera donc impossible de parvenir à un
accord unanime sur la fonction de bien-être social (Pattanaik, 1968).
La critique de Pattanaik-Sen met en cause l’hypothèse d’Harsanyi selon laquelle
les axiomes de von Neumann-Morgenstern-Marschak valent toujours pour les choix
éthiques dans un monde où les futures positions de chaque individu sont incertaines. Il est
en effet possible de soutenir que cet axiome vaut pour les préférences morales à cette étape
de l’analyse en supposant que l’attitude des individus face au risque est déjà contenue dans
les arguments de la fonction de bien-être social W. Pour répondre à la critique de Sen-Patta-
naik, on peut également soutenir que les individus n’utilisent pas leurs propres préférences
à l’égard du risque, mais qu’ils font l’hypothèse qu’ils ont la même probabilité d’avoir les
préférences de n’importe quel autre individu. Supposons que, dans notre exemple, l’un des
individus est neutre face au risque (N) et que l’autre n’aime pas le risque (A). Leurs évalua-
tions des différents états possibles du monde pourraient alors correspondre aux chiffres du
tableau 23.3).
Tableau 23.3
Résultats en termes d’utilité (seconde étape de recherche de la moyenne).
État du monde T W
Personnelles 0,5 0,6
N 0,44 0,42
A
660 ANALYSE NORMATIVE DES CHOIX PUBLICS
L’état du monde sans impôt est alors à nouveau préféré mais avec une plus faible intensité.
L’objection émise à l’encontre du premier résultat peut tout à fait s’appliquer dans
ce cas. Un individu qui n’aime pas le risque se rendra compte que la situation fiscale favo-
rable au riche a davantage de chances d’advenir lorsque les individus ne sont pas opposés
au risque. Il pourrait, alors, s’opposer à ce qu’on le contraigne à participer à un jeu qui lui
laisse autant de chances d’être indifférent ou hostile au risque, de la même manière qu’il
pourrait refuser un jeu équitable, qui lui procurerait le niveau d’utilité du riche ou du
pauvre. Mais on peut parer cette objection de la même manière que la précédente. On pour-
rait procéder à une réévaluation des états du monde, en supposant que tous les individus ont
une probabilité égale d’être indifférents ou hostiles face au risque, en utilisant comme argu-
ment de la fonction d’utilité à cette étape les niveaux d’utilité de l’étape précédente du
processus de recherche de la moyenne. Si les fonctions d’utilité sont régulières et convexes,
on peut s’attendre à une convergence vers un ensemble unique de valeurs de WT et WW 7.
Ici le lecteur commence peut-être à croire qu’on abuse de sa patience et de sa
crédulité. On fait non seulement l’hypothèse que notre citoyen qui fait un choix d’ordre
éthique est capable d’adopter les préférences subjectives de tous les autres citoyens, mais
ces préférences doivent concerner à la fois des unités physiques comme des pommes ou de
l’argent et des unités cardinales comparables d’un individu à l’autre. Il faut également que
notre citoyen s’engage dans un processus interminable d’expérience mentale pour arriver à
l’évaluation du bien-être social qui reçoit l’accord de tous les individus impartiaux. C’est
payer cher l’unanimité.
Bien qu’il ne soit pas aisé d’écarter ce type de critique, il ne faut pas oublier que
nous ne cherchons pas ici une formule d’évaluation des résultats sociaux que chaque indi-
vidu pourrait appliquer pour parvenir à un résultat unique. Nous cherchons plutôt une
manière de conceptualiser le problème des décisions sociales, sur laquelle nous pourrions
7 Vickrey (1960, pp. 531-532) a été le premier à proposer l’idée qu’un processus répété de recherche de la
moyenne pouvait aboutir à un consensus sur les fonctions d’utilité (1960, pp. 531-532). Mueller (1973) et
Mueller, Tollison et Willett (1974) ont proposé une utilisation explicite de cette technique pour parer les objec-
tions que Pattanaik et Sen avaient formulées contre la fonction de bien-être social : choisir un ensemble de
règles pour une communauté dans laquelle on est sur le point d’entrer, sans avoir de certitude sur sa position
au sein de cette communauté. Ce contexte est manifestement très proche de celui qui est envisagé par Harsa-
nyi. Il n’est donc pas surprenant que Vickrey prône une somme pondérée de fonctions d’utilité du type von
Neumann-Morgenstern (ou du type de Bernoulli). Il recourt à une procédure répétée de la moyenne dans le cas
où des désaccords apparaissent sur les valeurs de ces sommes pondérées.
Les fonctions de bien-être social 661
tous nous accorder et qui pourrait nous aider à parvenir à un accord sur les décisions socia-
les réelles, au cas où nous devrions appliquer les principes qui émergent de cette expérience
mentale. La différence entre une application rigoureuse de la fonction de bien-être social
d’Harsanyi et la version modifiée à la suite des critiques de Pattanaik et Sen porte unique-
ment sur la pondération à attribuer aux utilités des individus qui sont adverses au risque. Si
dans la communauté un individu applique le critère du maximin en matière de risque, un
processus répété de recherche de la moyenne aboutira au choix de l’état du monde qui
maximise le bien-être de l’individu le plus mal loti (Mueller, Tollison et Willett, 1974a).
Une fonction de bien-être social qui attribue une pondération suffisante à la fonction de
préférence de l’individu qui aime le moins le risque reflète à la limite ce même degré
extrême d’aversion pour le risque. Il y a en ce sens une grande proximité entre Harsanyi et
Rawls. Ils recherchent l’un et l’autre un moyen de trouver un résultat social juste et cher-
chent l’un et l’autre à ce que l’incertitude de leurs situations assure l’impartialité de leurs
choix. Rawls (1971), cependant, contrairement à Harsanyi, n’utilise pas de calcul d’utilité.
Les questions que l’on peut se poser pour évaluer le réalisme de la démarche
d’Harsanyi sont les suivantes :
1. Peut-on imaginer que les individus acquièrent suffisamment d’informations sur les
situations et la psychologie des autres individus pour qu’ils soient en mesure de
procéder aux comparaisons entre individus que suppose cette démarche ?
2. Les individus peuvent-ils adopter une attitude impartiale à l’égard de tous les
autres individus de la communauté et se mettre d’accord sur l’ensemble des pondé-
rations (une attitude commune envers le risque) à accorder aux situations de divers
individus lorsqu’il faudra prendre les décisions sociales ?
Si pour un certain nombre de choix sociaux il est raisonnable de supposer que la
réponse est oui, la fonction de bien-être social d’Harsanyi peut être un outil analytique
utile.
Critère de préférence majoritaire faible : Si une majorité préfère x à y, et que tous les membres de
la minorité sont indifférents entre x et y, alors la société préfère x à y.
662 ANALYSE NORMATIVE DES CHOIX PUBLICS
L’utilité contenue dans la fonction de bien-être social est déterminée par rapport à une
situation de statu quo dans laquelle Ui = Ui∗ . Cette formulation est naturelle pour le
problème de négociation posé initialement par Nash. Si la négociation n’a pas de solution,
le statu quo est le résultat du jeu. Tous les gains du jeu sont mesurés relativement à cette
situation de statu quo.
Les axiomes pour obtenir la fonction de bien-être social de Nash sont relativement
peu nombreux et anodins. Ces fonctions de bien-être social doivent être cardinales, respec-
ter le critère de Pareto, une propriété de non-contradiction α et une condition de symétrie.
Propriétés α : si x fait partie de l’ensemble des choix définis parmi l’ensemble des solutions possi-
bles S, alors x fait partie de l’ensemble des choix de tous les sous-ensembles de S auxquels il appar-
tient (Sen, 1969).
Les fonctions de bien-être social 663
Condition de symétrie : Si une version abstraite d’un jeu de négociation place les joueurs dans une
situation totalement symétrique, la valeur arbitrée atteindra celle des utilités marginales gagnées, où
l’utilité est mesurée dans une unité qui rend le jeu symétrique (Luce et Raiffa, 1957, p. 127).
W = U1 + U2 + … + Us (23.17)
W = U1 .U2 . … .Us (23.18)
Considérons, maintenant, le tableau 23.4. Chaque entrée du tableau représente les utilités
cardinales, comparables d’un individu à l’autre, de deux personnes i et j dans deux états du
monde possibles G et M. En cas de diminution de l’utilité marginale du revenu, le revenu
de i dans l’état G peut être de 3, 4 ou 10 fois supérieur à ce qu’il aurait été dans l’état M,
même si son niveau d’utilité en G est seulement le double de celui qu’il atteindrait en M.
Si un choix social devait être fait entre G et M, lequel serait choisi ? Une fonction de bien-
être social additive sélectionnerait M alors qu’une fonction multiplicative retiendrait G.
Tableau 23.4
i j
G 2 3
M 1 5
Il est, par exemple, évident que chaque lecteur de ce livre peut faire des choix
différents, voire opposés. Pour comprendre ce point, supposons que i et j sont une seule et
même personne à deux moments différents de sa vie et que G et M sont deux choix de
carrières. G représente un poste dans la fonction publique avec un revenu faible et une
utilité supérieure en début de carrière qu’à la fin. M représente une carrière de médecin
avec une faible utilité initialement mais une plus forte utilité que celle offerte par la fonc-
tion publique en fin de carrière. Étant donné les gains d’utilité, pour chaque carrière
choisie, on peut tout à fait imaginer que des individus rationnels choisissent la bureaucra-
tie publique, alors que d’autres se dirigent vers la médecine. Si cela est vrai, certains indi-
vidus préféreront les fonctions de bien-être social additives, alors que d’autres préféreront
les fonctions multiplicatives.
Les fonctions de bien-être social 665
Tableau 23.5
Individus
1 2 3 4 5
A 1 1 1 1 1
États B 0,0001 10,000 1 1 1
C 0,0001 10 10 10 10
Comme nous le suggère cet exemple, le choix d’une fonction de bien-être multi-
plicative dépendra probablement des croyances de chacun en ce qui concerne le degré
d’égalité de la distribution des services publics. Rappelons que les entrées dans le
tableau 23.4 sont des utilités et non des revenus. Si l’utilité marginale des revenus supplé-
mentaires décline, le différentiel des niveaux d’utilité retirée par i et j est inférieur au diffé-
rentiel de leur revenu. Un choix de l’état du monde G plutôt que M indique une forte
préférence pour les résultats égalitaristes.
Avec une fonction de bien-être social multiplicative, un doublement de l’utilité de
i est compensé par une division de l’utilité de j par deux. Une hausse de l’utilité de i de 100
à 200 est compensée par la baisse de l’utilité de j de 100 à 50. Ng (1981b) a critiqué le fait
que de tels arbitrages se produisent dans la fonction de bien-être social, au motif que cela
pouvait conduire certains individus à faire de très grands sacrifices pour éviter de très
petites baisses absolues d’utilité pour les autres. Supposons, par exemple, qu’une société
de cinq individus doive faire un choix entre trois états du monde possible, A, B et C comme
dans le tableau 23.5. À l’état A, tous les cinq retirent un niveau de bien-être relativement
bas. En B, l’un des individus est totalement défavorisé (au bord du suicide), deux autres
sont comblés de bonheur, et les trois autres sont dans la situation A. En C, un individu est
à nouveau totalement lésé, mais les quatre autres sont dix fois mieux qu’en A. Une fonc-
tion de bien-être social additive classe B devant C et ces deux états devant A. En revanche,
les états A, B et C reviennent au même avec une fonction de bien-être social multiplicative.
Ceux qui militent pour B plutôt que pour A soutiennent que l’usage d’une fonction
de bien-être social additive dans cette situation permet d’utiliser l’individu 1 pour augmen-
ter les gains de 2 en violant la maxime fondamentale de Kant 8. En effet, avec une fonction
de bien-être social additive W, un maximum pourrait exister et auquel des individus pour-
raient avoir des utilités négatives ou nulles. Par exemple, tuer un riche, malade, pour redis-
tribuer ses biens aux pauvres pourrait facilement augmenter le bien-être social dans une
fonction additive.
Si j était sadique, alors un monde où j torturerait i de manière à rendre son utilité
négative pourrait se produire sous W. Avec une fonction de bien-être multiplicative W,
aucune situation de ce genre où Ui ≤ 0 ne pourrait être choisie tant qu’il existe des états où
tous les Ui > 0.
8 Voir en particulier, Rawls (1971). La critique du welfarisme faite par Sen s’applique aussi ici. Rawls ne préco-
nise pas une fonction de bien-être multiplicative, mais plutôt une fonction lexicographique (mettant de côté sa
critique de l’utilitarisme). La théorie de Rawls est discutée dans le chapitre 25.
666 ANALYSE NORMATIVE DES CHOIX PUBLICS
Comme contre-argument à toutes ces critiques, il faut noter que, bien que l’aug-
mentation de W puisse provenir d’actes de torture ou d’assassinats, ces situations sont
moins plausibles que les autres. Si i n’est pas masochiste, il existe certainement des maniè-
res moins coûteuses (en termes de comparaison interpersonnelle d’utilité) d’augmenter U j ,
lorsque j torture i.
La même logique arithmétique qui fait de A et B deux mondes équivalents dans le
cadre d’une fonction multiplicative W, ne fait pas de C un meilleur état du monde que A,
bien qu’ici un échange visant à améliorer l’utilité de quatre individus au détriment de celle
(en valeur absolue) du cinquième peut sembler raisonnable. Notons que chacun a cons-
cience qu’il peut être victime de cet arbitrage. Si à l’âge de 21 ans, le lecteur avait le choix
entre passer les 50 prochaines années de sa vie dans des conditions médiocres et vivre
10 ans dans la misère la plus extrême puis 40 ans dans l’opulence, il est probable qu’il fasse
un choix faustien et choisisse la deuxième solution. Si ces options sont fidèles aux utilités
correspondant aux situations A et C du tableau 23.5, pour prendre sa décision, le lecteur
peut alors utiliser un critère qui est plus proche de celui utilisé par les fonctions additives
que par les fonctions multiplicatives. Si le lecteur faisait ses choix de cette manière, en
ajoutant implicitement des niveaux d’utilité différents à chaque étape, pourquoi ne pour-
rait-on pas procéder de la même manière au niveau des choix sociaux ?
Une manière de répondre à cette question est de soutenir que, bien qu’il soit parfai-
tement acceptable pour un individu de faire des choix en ajoutant ses niveaux d’utilité à
différentes périodes car il fait des choix qui ne concernent que lui et peut comparer ses utili-
tés aux périodes de son choix, lorsqu’il s’agit de comparer le niveau de bien-être de diffé-
rentes personnes, les arbitrages inhérents à la fonction de bien-être social additive sont
inacceptables pour les raisons de moyen et de fin données plus haut. Pour les choix de bien-
être interpersonnel, nous avons besoin d’un autre critère, capable de protéger les droits
individuels comme le fait une fonction de bien-être multiplicative W. C’est dans ce genre
de situations qu’il peut être raisonnable ou acceptable de faire des comparaisons interper-
sonnelles d’utilité.
Cette réponse renforce indirectement le problème du contexte dans lequel les fonc-
tions de bien-être social sont utilisées. Beaucoup d’observateurs semblent penser que les
fonctions de bien-être social comme instrument analytique pour les décideurs politiques,
qui connecte les Ui et les maximise, consistent à donner à un tiers le pouvoir de prendre
des décisions pour l’ensemble de la société. Dans ce cadre, la question est de savoir
comment les utilités Ui sont mesurées et quels arbitrages entre les utilités individuelles sont
possibles. Les contraintes pesant sur les choix afin que le bien-être des individus ne soit pas
réduit au profit d’autres membres de la société, ce qui apparaît dans les fonctions multipli-
catives de bien-être social, présentent également un intérêt majeur.
Une autre manière de voir les fonctions de bien-être social, W, est de les concevoir
comme des repères pour la rédaction des Constitutions, de l’ensemble des règles qui
permettent à la société de prendre des décisions collectives. Si l’on considère que ces règles
sont choisies par des individus égoïstes, en situation d’incertitude concernant leur position
future, le choix n’est plus interpersonnel, mais intrapersonnel. L’individu doit choisir des
règles qui maximisent son propre bien-être étant donné qu’il n’est pas certain de sa posi-
tion. Dans ces conditions, une fonction de bien-être social additive W semble appropriée si
Les fonctions de bien-être social 667
les choix individuels ont tendance à être faits en comparant les niveaux d’utilité à diffé-
rentes périodes du temps.
Le contexte dans lequel la fonction de bien-être social W doit être utilisée pose
aussi la question de savoir comment les utilités cardinales devront être mesurées. Les réti-
cences des économistes au concept d’utilité cardinale proviennent de la crainte que certains
bureaucrates prennent ce prétexte pour distribuer les utilités et prendre des décisions à la
place des individus. L’existence d’études en psychologie sur la construction d’indices de
sensibilité des utilités cardinales peut renforcer ces craintes.
Si l’on considère, en revanche, les fonctions de bien-être social comme des cons-
tructions servant à guider le choix individuel dans la rédaction d’une constitution sous un
voile d’ignorance, toute la question est de savoir si les gens peuvent penser la situation de
l’esclave et du propriétaire d’esclaves et comparer leurs utilités. Si cela est possible, ils
peuvent choisir un ensemble de règles afin de choisir une fonction de bien-être social et de
faire des choix collectifs. C’est dans cette optique que Rawls (1971) et Buchanan et Tullock
(1962) envisagent la notion de contrat social et l’ensemble des règles constitutionnelles.
C’est également dans ce contexte que la littérature sur les fonctions de bien-être social
semble la plus utile à l’étude de la prise de décision collective. Nous reviendrons sur ces
questions au cours des chapitres 25 et 26.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
Pour une présentation synthétique des fonctions de bien-être social on peut consulter l’article de
Maurice Salles (2001, pp. 59-65), « Bien être social et choix social », Dictionnaires des sciences
économiques, sous la direction de Claude Jessua, Christian Labrouse, Daniel Vitry, Damien
Gaumont, Paris, PUF.
Dans la lignée des articles pionniers de Parks (1976) et Kemp et Ng (1976), plusieurs travaux ont
cherché à réaffirmer l’impossibilité de concevoir une fonction de bien-être social à la Bergson-
Samuelson avec des arguments d’utilité ordinale ou la nécessité d’utiliser des utilités cardinales, un
indice d’utilité donnant lieu à des comparaisons interpersonnelles (D’Aspremont et Gevers, 1977 ;
Pollack, 1979 ; Roberts, 1980a, b, c). Voir Sen (1977b) pour un résumé sur ce point.
À la lecture de Bergson (1938) et Samuelson (1947, chapitre 8) sur les fonctions de bien-être social,
Mueller se dit convaincu, dans la version originale de cet ouvrage, qu’il est possible de proposer
une fonction capable de déterminer une solution Pareto-optimale. Cette opinion est d’ailleurs
probablement partagée par la grande majorité des théoriciens du choix public. Les articles de Kemp
et Ng (1976) et Parks (1976) apparaissent importants non pas parce qu’ils apportent des résultats
complètement nouveaux mais parce qu’ils démontrent de manière formelle ce qui était su ou
simplement pressenti depuis longtemps. C’est pourquoi la nature et le ton du débat qui oppose
Samuelson (1977, 1981) et Kemp et Ng (1977, 1987) peuvent paraître excessifs.
La contribution fondatrice d’Harsanyi est apparue en 1953 et 1955. Son argumentation a été réexa-
minée par la suite et des preuves supplémentaires du théorème d’Harsanyi (1977, chapitre 4) ont
été apportées.
Sugden et Weale (1979) lient leur théorème des fonctions de bien-être social directement à la littéra-
ture sur le contrat constitutionnel. Leur théorème est proche de celui de Fleming (1952).
668 ANALYSE NORMATIVE DES CHOIX PUBLICS
Le théorème original de Ng, que nous venons d’étudier, et ses complexifications ultérieures (1981b,
1982, 1983, 1984b, 1985a, 2000) constituent les arguments les plus rigoureux en faveur des fonc-
tions additives de bien-être social.
La littérature sur les mesures expérimentales de l’utilité est présentée par Vickrey (1960) et Ng
(1975).
Pour le développement de l’axiomatique des fonctions de bien-être social à la Nash (1960), on pourra
se référer à Luce et Raiffa (1957, pp. 124-132, 349-350) et Sen (1970a, pp. 118-121, 126-128).
La section 23.3 reprend largement Ng (1981b). Voir aussi Bergson (1938), Samuelson (1947), Little
(1957), Sen (1979) et Ng (1981a).
Binmore (1994, 1998) dans ces deux volumes traite amplement des indexes d’utilité, de l’utilité
cardinale et ordinale et de leurs usages normatifs.
24
L’IMPOSSIBILITÉ
D’UN ORDRE SOCIAL
1 Cette interprétation a été pour la première fois avancée par Kemp et Asimakopoulos (1952) et a été par la suite
reprise par Arrow (1963, pp. 104-105).
L’impossibilité d’un ordre social 671
Preuve :
Étape Justification
1. Soit D un ensemble d’individus décisifs pour x et y Hypothèse
2. Pour tous les membres de D, x P y Pu, et pour tous Universalité
les autres (ceux de C) y Pu P x
3. Pour la société x P y Définition de D
4. Pour la société y Pu Unanimité
5. Pour la société x Pu Transitivité
6. Mais pour les seuls membres de D, x Pu Hypothèse
7. La société doit préférer x à u même lorsqu’il y a des Indépendance
changements dans le classement de y (ou d’autres options)
8. D est décisif pour x et u Définition
9. D est décisif pour toutes les paires d’options Répétition des étapes 2-8
10. D doit comprendre deux personnes ou plus Non-dictature
11. Divisons D en deux sous-ensembles non vides A et B Hypothèse
12. Dans lesquels pour A : x P y Pu Universalité
pour B : y Pu P x
pour C : u P x P y
13. Puisque pour les membres de A et B, y Pu , pour Définition de D
la société y Pu
14. Si pour la société y P x , B est décisif pour y et x Définition de D
15. Si pour la société x P y , alors pour la société x Pu Transitivité
16. Mais alors A est décisif pour x et u Définition de D
Dans tous les cas, un des sous-ensembles de D est décisif pour deux enjeux, et par
conséquent par l’étape 9 pour tous les enjeux. Les étapes 10-16 peuvent être répétées pour
ce nouvel ensemble décisif et on continuera ainsi jusqu’à ce qu’un ensemble décisif
contiene un seul membre, ce qui contredit le postulat de non-dictature 5.
L’intuition qui sous-tend la preuve est la suivante : le postulat d’universalité
permet toute combinaison possible de préférences ordinales. Lorsqu’une option unanime-
ment préférée n’émerge pas, une méthode pour choisir parmi les options Pareto-préférées
doit être trouvée. Le postulat d’indépendance restreint l’attention sur les préférences ordi-
nales des individus à toute paire d’options pour lesquelles ils ont à choisir. Mais, comme
nous l’avons vu dans notre discussion sur la règle de la majorité, il est bien trop facile de
construire des règles qui produisent des choix entre deux options, mais produisent un cycle
lorsque trois choix successifs entre deux options sont faits. En revanche, le postulat de
transitivité exige un choix entre les trois. La procédure du choix social ne peut rester irré-
solue (Arrow, 196, p. 120). Toutefois, avec l’information disponible qui porte sur les clas-
sements ordinaux faits par les individus pour chaque paire d’options, il n’y a aucune
méthode pour faire un choix qui ne soit ni imposé ni dictatorial.
5 Cette littérature est remplie de ce type de preuves en « boîtes chinoises » pour découvrir le dictateur. Pour une
variante importante avec un nombre infini de votants, voir Kirman et Sondermann (1972).
L’impossibilité d’un ordre social 673
24.2.1 La transitivité
Les raisons d’Arrow pour exiger que la procédure de choix social produise un ordre social
cohérent semblent être (1) « que les choix sociaux doivent pouvoir être faits dans tout envi-
ronnement » (1963, p. 118), et (2) « que ce choix doit être indépendant du chemin pour y
parvenir » (p. 120). Ce sont, en fait, les deux exigences d’Arrow, et aucune ne requiert stric-
tement la transitivité.
L’exigence que la procédure du choix social doit être capable de faire des choix
dans tous les environnements semble la plus aisée à défendre, car les impasses de la démo-
cratie sont une invitation ouverte à la dictature. Mais pour parvenir à ce but, nous n’avons
pas besoin de postuler l’existence d’un ordre des préférences sociales défini sur la base des
ordres de préférences individuels. Pour faire des choix, on a seulement besoin d’une fonc-
tion de choix qui permette de sélectionner la meilleure option parmi un ensemble d’options
potentielles (Sen, 1970a, pp. 47-55 ; Plott, 1971, 1976). La transitivité n’est pas requise.
Une quasi-transitivité ou l’absence de cycles suffiront (Sen, 1970a, pp. 47-55). Ces deux
conditions sont plus faibles que la transitivité. La quasi-transitivité exige la transitivité dans
les relations de préférences, mais non dans les relations d’indifférence ; l’absence de cycles
permet à x1 d’être « au moins aussi bon » que xn même si x1 P x2 P x3 , …, xn−1 P xn . Des
théorèmes de possibilité ont été montrés en remplaçant la transitivité par l’un de ces deux
axiomes tout en retenant les autres axiomes d’Arrow. Mais Gibbart (1969) a montré qu’u-
tiliser un ordre quasi transitif à la fonction de choix social produit une oligarchie qui peut
imposer ses préférences unanimes au reste de la communauté. Brown (1975) a montré que
l’absence de cycle donne un droit de veto à tous les membres d’un sous-ensemble du comité
que Brown appelle un « collège » 9. Donc, lorsqu’on affaiblit l’exigence de transitivité et
qu’on la remplace par la quasi-transitivité ou l’absence de cycles, les pouvoirs dictatoriaux
s’éparpillent et se transforment, mais ne disparaissent pas entièrement. Exiger que la procé-
dure de choix social soit, en un certain sens, décisive, implique qu’un individu ou qu’un
sous-ensemble d’individus a le pouvoir de prendre, ou de bloquer, toute décision 10.
Bien que l’affaiblissement de l’axiome de transitivité ait l’avantage d’éparpiller le
pouvoir dictatorial, il comporte un coût additionnel en introduisant un degré d’arbitraire
dans le processus (Sen, 1970a, pp. 47-55). Avec la quasi-transitivité, par exemple, a I b et
bI c peuvent exister à côté de a Pc. Donc, dans un choix entre a et b, la société peut choisir
les deux, mais si on ajoute c à l’ensemble, la société ne choisit plus que a. Si a, b et c sont
des points situés sur la frontière parétienne, ce choix aura des conséquences distributives.
Ceux qui veulent l’option b peuvent mettre en cause le fondement éthique d’une procédure
qui rend leur destin dépendant d’une chose aussi contingente qu’est l’ensemble des options
prises en considération.
L’avantage d’affaiblir l’axiome de transitivité se réduit par la suite si on prend en
considération les restrictions qui peuvent être mises en place sur la façon dont les indivi-
dus ordonnent leurs préférences pour être sûrs qu’il y ait quasi-transitivité ou absence de
cycle. Pour la règle de la majorité, au moins, les conditions nécessaires et suffisantes pour
qu’il n’y ait pas de cycle sont les mêmes que celles requises pour qu’il y ait quasi-transiti-
vité, et celles-ci, à leur tour, permettront d’assurer la transitivité lorsque le nombre des indi-
vidus est impair 11. Donc, si on maintient la propriété selon laquelle une décision doit être
12 Un exemple classique est le système électoral uninominal à deux tours français. Le vote lors des élections
primaires est un exemple de « chemin ».
13 Voir Sen (1977a, pp. 63-71).
676 ANALYSE NORMATIVE DES CHOIX PUBLICS
consistance de type β. Ce que nous cherchons est un choix social, ou un ensemble de choix,
qui soit préféré à tous les autres. Si nous trouvons ce choix, cela nous conforterait de savoir
que sa sélection est indépendante de la façon hasardeuse établissant la compétition initiale
(indépendance du chemin) et que s’il était mis encore en compétition avec un autre sous-
ensemble de perdants, il continuerait à être choisi (propriété α). Malheureusement, l’indé-
pendance du chemin et les propriétés α, même dans leurs formes les moins exigeantes,
mènent à un ordre de préférences sociales dictatoriales ou oligarchiques : les seuls théorè-
mes de possibilité qui ont été prouvés imposent uniquement les propriétés d’expansion-
consistance de type β 14.
Considérons maintenant les enjeux supplémentaires d’un abandon de l’axiome de
transitivité. Exiger que la procédure de choix social satisfasse cet axiome est motivé en
partie par le désir d’éviter l’inconsistance et l’arbitraire. Mais ce désir semble à son tour
provoqué par la croyance qu’afficher un ordre de préférences incohérent est irrationnel
pour un individu, de même ce sera injuste pour une société. Buchanan (1954a) attaque très
tôt l’extension que fait Arrow du concept de rationalité individuelle aux processus de choix
collectifs en se concentrant précisément sur cet axiome, alors que Plott (1972) a généralisé
ce type de critique. Si l’axiome de transitivité doit avoir une place dans l’ensemble des
contraintes constitutionnelles que nous voulons imposer aux processus des choix sociaux,
alors il faut démontrer que le résultat arbitraire issu des ordres de préférences cycliques
viole une norme éthique fondamentale. Cela n’est pas nécessairement vrai. Des petits
comités laissent souvent le hasard choisir les solutions à des enjeux conflictuels directs tels
que faire pile ou face ou tirer à la courte paille. Bien qu’arbitraire, le succès des procédu-
res de choix par le hasard pour résoudre des problèmes de conflits suggère que
leur « équité » peut reposer sur une norme éthique plus fondamentale que la norme impli-
quée par l’axiome de transitivité pour ce genre de décision. On pourrait alors remplacer la
notion de rationalité collective d’Arrow par l’exigence que le processus de décision collec-
tive doit être équitable. La transitivité pourrait alors être affaiblie simplement en déclarant
que la société est indifférente à toutes les options qui se situent sur la frontière parétienne.
Tout choix parmi l’ensemble sera un peu arbitraire, mais il peut être compatible avec l’ac-
ceptation générale. Les champions d’échecs, de tennis et de tous les sports qui fonctionnent
par tournois à élimination directe, savent que leur victoire peut dépendre du tableau parti-
culier (les chemins) qui est tiré au sort. Mais cela ne semble pas remettre en cause l’ac-
ceptation de cette forme de tournoi pour déterminer le « meilleur » joueur, puisque la
méthode par laquelle on détermine la séquence des matches est perçue comme équitable,
et la nature du processus exclut la possibilité de déterminer quels concurrents sont, en fait,
dépendants du chemin.
Donc, il est possible qu’une procédure de décision collective intransitive ou
dépendante du chemin, ait d’autres propriétés désirables telles que l’équité et puisse être
largement acceptée. S’il y a un accord plus général concernant ces règles là par rapport à
la transitivité ou à d’autres propriétés de consistance, le problème d’Arrow est alors résolu
(Kemp, 1954).
24.2.2 L’universalité
La justification pour exiger cet axiome est un peu semblable à celle pour la liberté de choix
ou d’expression. Chaque individu devrait être libre d’avoir un ordre de préférences à sélec-
tionner, et le processus collectif devrait être capable de refléter ces préférences en accord
avec les autres axiomes. Même si la liberté de choix est un enjeu délicat, nous avons vu la
rapidité avec laquelle des conflits peuvent naître quand les individus ont des ordres de
préférences différents, même lorsqu’il s’agit de savoir comment utiliser un espace public.
Un ensemble de préférences cycliques est toujours possible, et si nous exigeons aussi la
transitivité, nous sommes bien sur la voie du résultat d’impossibilité. Il devrait être évident
que certains ordres de préférences sont diamétralement opposés à d’autres. Cela devrait
suivre presque nécessairement de l’axiome 1, qui limite le choix aux points situés sur la
frontière parétienne, c’est-à-dire sur les enjeux purement distributifs. Établir un comité
pour résoudre ces problèmes, sans contraindre en aucune façon les préférences que les indi-
vidus peuvent exprimer, semble voué à l’échec dès le départ. En effet, Saari (1994, p. 327)
a observé que la combinaison des axiomes d’universalité et d’indépendance des options
non pertinentes permet aux ordres de préférences individuelles d’être intransitifs. Est-il
étonnant que l’ordre social puisse violer la transitivité ?
Il y a deux façons de voir ce problème. La première est de remplacer l’universa-
lité par d’autres axiomes qui limitent les ordres de préférences possibles que la procédure
de choix social peut envisager. Dans le contexte des choix publics, cela implique de mettre
en place des contraintes constitutionnelles sur le genre d’enjeux qui peuvent émerger avant
toute procédure collective. Une protection de certains droits de propriété est un exemple de
ce type de contrainte. Tout le monde peut être membre de la communauté, mais toutes les
préférences ne peuvent être satisfaites ni même nécessairement prises en compte par la
procédure de choix collectifs. La solution alternative est de restreindre l’entrée dans la
communauté aux individus qui ont des ordres de préférences qui rendent possibles les
choix collectifs.
La première chose à souligner dans ce contexte est qu’exiger la transitivité des
préférences individuelles ne résout pas notre problème. Quelque chose de plus, comme une
restriction extrême, est requis 15. L’unimodalité assure que la règle de la majorité produise
le résultat médian et qu’associée aux quatre autres axiomes, elle produit une fonction de
bien-être social non dictatoriale. Mais cette sortie du dilemme exige de fortes restrictions
sur la sélection des enjeux qui peuvent être discutés et les votants qui peuvent les choisir
(Slutsky, 1977b). Les enjeux doivent tous être unidimensionnels : le nombre de pistolets,
le nombre de livres scolaires, etc. Les votants ne peuvent pas simultanément voter pour le
nombre et le type de livres scolaires ; et leurs préférences doivent être unimodales dans
cette seule dimension. Si le hasard nous fournit des votants de ce type, ce genre de problè-
mes peut être résolu par la règle de la majorité sans violer les autres axiomes, et ce, bien
que nous restions toujours assaillis par une pléthore de problèmes multidimensionnels à
résoudre d’une autre manière. Si des préférences individuelles sont plurimodales, ces indi-
vidus doivent être isolés et exclus de la communauté de quelque façon que ce soit, ou alors
un résultat d’impossibilité va encore émerger.
15 Voir le chapitre 5.
678 ANALYSE NORMATIVE DES CHOIX PUBLICS
Ici, Arrow défend l’axiome pour limiter l’attention uniquement aux options réali-
sables, et cet objectif a conduit Plott (1971, 1976) à reformuler et renommer l’axiome en
termes d’options irréalisables. Mais, dans la discussion originale de cet axiome, Arrow
présente un exemple basé sur l’ordre avec classement ou méthode de Borda discutée dans
le chapitre 7, dans laquelle les candidats sont classés par rapport à leurs positions dans
l’ordre de préférence de chaque votant. Dans l’exemple d’Arrow (1963, p. 27), x gagne
parmi une liste de x, y, z et w, mais termine à égalité avec z quand y est enlevé de la liste.
16 Arrow (1963, p. 80) et Sen (1970a, pp. 166-171).
17 Comme il a été dit à la note 3, la formulation de l’axiome d’Arrow et celle présente ici diffèrent.
L’impossibilité d’un ordre social 679
Donc, avec la méthode de Borda, le résultat dépend de la composition de la liste des candi-
dats. Un des objectifs d’Arrow pour invoquer l’axiome d’indépendance, consisterait à
éliminer les procédures comme la méthode de Borda, car « connaître les choix sociaux faits
dans des comparaisons par paires détermine à son tour l’ordre social entier et par consé-
quent la fonction de choix social pour tout environnement possible » (p. 28). Or cela est
précisément ce que l’axiome d’indépendance énoncé ci-dessus (condition 5) permet en
éliminant effectivement les procédures comme la méthode de Borda de la liste des procé-
dures acceptables. Notre utilisation de l’axiome d’indépendance sous cette forme semble
alors être parfaitement cohérente avec les objectifs d’Arrow 18. La question est alors :
quelle est la valeur normative de cette manière de limiter le contenu informationnel ?
Avec la méthode de Borda ou d’autres procédures similaires, les résultats dépen-
dent d’un ensemble spécifique (et complet) d’options à choisir. Donc, l’abandon de
l’axiome d’indépendance rend plus important le processus qui sélectionne les options à
choisir, alors que son acceptation limite cette importance. Quand on peut faire un choix
entre x et y en prenant en considération les préférences des votants uniquement sur x et y,
le reste de l’agenda n’a pas besoin d’être connu. Cette propriété de l’axiome d’indépen-
dance a l’intérêt de la simplicité, mais c’est elle qui offre la possibilité à des cycles sans fin
entre les autres options dans l’agenda.
En restreignant le choix entre deux options pour permettre l’information sur les
classements des individus sur ces deux options, l’axiome d’indépendance exclut toute
information avec laquelle on pourrait cardinaliser les utilités et permettre une comparaison
interpersonnelle (Sen 1970a, pp. 89-91). Arrow a été initialement motivé par le désir d’éta-
blir une fonction de bien-être qui ne se fondait pas sur les comparaisons interpersonnelles
d’utilité (Arrow 1963, pp. 8-11, 109-111). Il y aurait deux justifications distinctes pour
vouloir exclure l’information sur les utilités cardinales dans un processus de choix collec-
tif. La première est que la mesure des utilités cardinales est difficile et arbitraire, et qu’un
processus qui reposerait sur des utilités à la fois comparables interpersonnellement et cardi-
nales serait vulnérable à l’abus de ceux qui établissent les mesures d’utilité. Ce point
semble être la crainte principale d’Arrow (pp. 8-11). Il repose sur la perspective d’Arrow
selon laquelle le processus de choix collectif est une procédure dans laquelle l’information
est réunie par des fonctionnaires qui font ensuite les choix pour la collectivité (pp. 106-
108). En permettant à ces fonctionnaires d’utiliser des comparaisons interpersonnelles
d’utilité cardinale, on leur donnerait un grand pouvoir discrétionnaire, ce qui pourrait être
quelque chose à éviter.
Mais le danger d’un abus de pouvoir discrétionnaire disparaît si l’information sur
l’utilité cardinale est fournie par les votants eux-mêmes, comme lorsqu’ils participent à une
procédure du type du vote par points, discuté dans le chapitre 8. Mais alors, un problème
différent surgit. Ces procédures sont vulnérables à la déformation stratégique des préféren-
ces. L’axiome d’indépendance élimine non seulement ces procédures sujettes aux compor-
18 Comme Plott (1971, 1976) et Ray (1973) l’ont montré, la formulation originale de l’axiome par Arrow, rappor-
tée dans la note 3, n’exclut pas la procédure de Borda limitée aux résultats dans l’ensemble des options réali-
sables. Il n’élimine la procédure de Borda que quand le classement est fait sur l’ensemble des options
possibles, réalisables ou non, et donc elle limite un peu le but de la procédure concernant le comportement
stratégique (Plott, 1976). Pour des commentaires ultérieurs sur cet axiome, voir Bergson (1954), Blau (1972),
Hansson (1973), Kemp et Ng (1987) et Saari (1994).
680 ANALYSE NORMATIVE DES CHOIX PUBLICS
tements stratégiques, mais aussi toutes les procédures de vote qui sont sensibles aux stra-
tégies. Cette dernière propriété est suffisamment importante pour mériter un traitement à
part.
Une autre façon de concevoir l’imperméabilité aux stratégies est que chaque profil
de préférences sincères doit être un équilibre de Nash sous la procédure de vote employée
(Blin et Satterthwaite, 1978, p. 257, note 10).
Blin et Satterthwaite prouvent dans un premier temps une théorie d’impossibilité
du type de celle d’Arrow avec les trois axiomes suivants : la non-dictature (ND), la Pareto-
optimalité (PO) et IONP, plus deux autres que nous n’avons pas encore définis : la ratio-
nalité (R) et l’association positive (AP). R établit simplement que la procédure de vote doit
définir un ordre transitif de préférences sociales. AP requiert que si x est choisi avec une
configuration de préférences individuelles, alors il doit aussi être choisi avec une seconde
configuration des préférences qui diffère de la première seulement en ce que x est mieux
classé dans l’ordre de préférences d’un ou plusieurs individus 19.
Ils montrent alors que les trois axiomes R, IONP et AP sont équivalents à R et IS.
Donc, IS et IONP ne sont pas équivalents, mais elles sont proches de l’être si on exige que
le processus de vote soit rationnel, au sens où il définit un ordre social cohérent.
19 Il faut noter que cet axiome n’est pas le même que l’axiome de réactivité positive (RP) utilisé dans le théo-
rème de May (1952) sur la règle de la majorité (discuté dans le chapitre 6). Il ressemble plutôt à une réactivité
non négative telle qu’elle est définie par Sen (1970, pp. 68-69, 74-77).
L’impossibilité d’un ordre social 681
Tableau 24.1
Ordres possibles (6 de 36) des préférences des deux votants sur 3 options possibles.
1 2 1 2 1 2 1 2 1 2 1 2
x x x x x y x y x z x z
y y y z y x y z y x y y
z z z y z z z x z y z x
x x x ou y x ou y x ou z x ou y ou z
Les préférences du votant 1 sont les mêmes dans les six cas. Si 1 manifeste honnê-
tement ses préférences, alors des différences dans le résultat qui suivra ne pourront qu’être
attribuées aux différences des préférences manifestées par le votant 2. Or considérons le
troisième cas, où les préférences de 2 sont y P2 x P2 z. Cet ordre de préférences, associé avec
celui de 1, doit produire soit x soit y comme choix social cohérent avec le principe de
Pareto. Supposons que dans ce troisième cas le résultat social soit x. Le votant 2 dans ce
troisième cas préfère y à x. Si ce sont ses vraies préférences, et si la procédure de vote est
telle que y pourrait être choisi si 2 manifeste l’un des ordres de préférences 4, 5 ou 6, alors
la procédure ne sera pas imperméable aux stratégies. Dans ce cas, le votant 2 pourrait en
effet manifester l’ordre de préférences que produit y, à la condition bien sûr que 1 continue
à manifester honnêtement ses préférences. Donc, étant donné que x est le résultat social
dans le cas 3, u ne peut pas être le résultat dans les cases 4, 5 et 6, et nous obtenons là la
contrainte suivante sur le choix social imposée par l’imperméabilité aux stratégies.
x x x x x ou z x ou z
20 Avec cet exemple nous suivons l’exposition de Fledman (1979, pp. 465-472). Kalai et Muller (1977) ont
montré qu’une fonction de bien-être social imperméable aux stratégies existe pour un groupe n > 2, si et seule-
ment si elle existe pour un groupe de deux. Donc, une imperméabilité complète dans un comité de deux
personnes suffira pour pouvoir généraliser.
682 ANALYSE NORMATIVE DES CHOIX PUBLICS
modifier l’affichage de ses préférences dans le cas 4, pour les ordonnées comme s’il était
en 5 ou en 6. Donc, l’imperméabilité aux stratégies requiert que x soit le choix social pour
les deux ordres de préférences dans les cas 5 et 6. Mais cela implique que x soit le choix
social lorsque les préférences de 1 sont x P1 y P1 z, quelles que soient les préférences de 2,
ce qui veut dire que 1 est le dictateur.
Si nous avions supposé que y était le résultat de la case 3, nous aurions pu montrer
que 2 serait le dictateur. Les 30 cas restants peuvent être traités d’une façon semblable.
La proximité entre l’imperméabilité et l’indépendance des options non pertinentes
apparaît clairement dans cet exemple. Dans la troisième combinaison de préférences indi-
viduelles représentée dans le tableau 24.1, les deux individus sont en désaccord seulement
sur la priorité à donner entre x et y. L’axiome d’indépendance limite le choix social à
l’usage de cette seule information sur les classements de deux individus entre les deux
seules options lorsqu’ils choisissent le résultat socialement préféré. Si la procédure de
choix social sélectionne x dans cette situation, elle rend la préférence de 1 dominante sur
celle de 2, et 1 devient le dictateur. Si au contraire c’est y qui l’emporte, le dictateur sera 2.
Si la sélection d’une option par une procédure de vote est sensible à la manifesta-
tion des préférences d’un votant dans la configuration 3, ou dans d’autres configurations,
par rapport à l’ensemble des configurations possibles, la possibilité d’une manipulation
stratégique existe toujours, à moins qu’un votant soit traité comme un dictateur. Le dicta-
teur est incité à être honnête, car les préférences des autres votants n’ont pas d’influence
sur le résultat. Lorsque la procédure de vote transmet comme information des préférences
individuelles et ordinales sur des paires d’options, comme cela est requis par l’axiome d’in-
dépendance, et que la procédure est positivement réactive, les votants transmettront honnê-
tement leurs vraies préférences. Mais l’information sur les préférences ordinales sur des
paires d’options ne suffit pas en général à déterminer un ordre social des préférences cohé-
rentes de toutes les options possibles. Il faut transformer un individu en dictateur pour s’as-
surer des préférences sociales transitives.
La littérature sur les choix sociaux établit le postulat comportemental que les indi-
vidus poursuivent rationnellement et obsessionnellement leur intérêt égoïste. Lorsque le
résultat d’une procédure de vote peut être manipulé en trichant, ce postulat exige de présup-
poser que les votants tricheront. Ainsi, les découvertes sur les procédures de vote imper-
méables à la tricherie, et les théorèmes établissant l’impossibilité de trouver ces procédures
sont très importantes dans la littérature sur les choix sociaux.
Mais l’aspect négatif de ces théorèmes ne devrait pas être exagéré. Nous avons dit
dans le chapitre 14 que le postulat de rationalité égoïste ne nous offre pas une théorie qui
prédit très bien le comportement électoral. Les individus semblent se comporter de façon
différente que ne le prédit la définition étroite du comportement rationnel et égoïste. Il n’est
pas évident par exemple de voir dans quelle mesure un électeur qui voterait par « devoir
civique » pourrait voter stratégiquement, même s’il perçoit clairement la stratégie efficace 21.
Les procédures de vote plus sophistiquées discutées au chapitre 8 requièrent des
stratégies de manipulation difficiles à percevoir pour la plupart des électeurs. La stratégie
21 Cox (1997) présente des preuves importantes qu’une fraction petite mais non triviale de citoyens vote straté-
giquement dans quelques élections.
L’impossibilité d’un ordre social 683
la plus évidente qui consiste à surcharger ses points de vote pour le candidat préféré est
freinée dans la version du vote par points de Hylland et Zeckhauser (1979) à cause de
l’usage d’une procédure d’agrégation par la racine carrée. Cette procédure de révélation de
la demande est imperméable à la stratégie, mais peut être non Pareto-optimale 22. Le vote
par veto est imperméable aux stratégies, mais il ne définit pas un ordre social des préfé-
rences 23. L’importance des résultats d’impossibilité par rapport à l’imperméabilité aux
stratégies doit être examinée dans chaque cas. Le résultat expérimental de Vernon Smith
(1977) montre que les étudiants qui utilisent une méthode de vente aux enchères pour voter
ne se comportent pas stratégiquement. Les résultats comme celui-ci montrent qu’on peut
prouver des possibilités hypothétiques, mais cette possibilité hypothétique ne se réalise pas
toujours et pas nécessairement.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
La différence entre la fonction de bien-être social d’Arrow et celle de Bergson et Samuelson a été très
discutée (Arrow, 1963, pp. 23-24 ; Samuelson, 1967 ; Sen, 1970a, pp. 33-36).
Il y a de nombreuses présentations de la littérature, sous forme de livres ou d’articles, ainsi que de
nombreuses extensions du résultat d’impossibilité initialement établi par Arrow. Voir en particulier,
Riker (1961, 1982b), Rothenberg (1961), Arrow (1963, chapitre 8), Sen (1970a, 1977a, b, 1999),
Pattanaik (1971, 1997), Taylor (1971), Fishburn (1973), Plott (1976), Kelly (1978), McKay (1980),
Suzumura (1983), et Saari (1994).
Le livre d’Arrow a été réédité en livre de poche (1997). Sen a également été beaucoup traduit en fran-
çais. Pour le propos de ce chapitre, on peut consulter un utile recueil de ses articles dans Sen
(1993).
Il existe une abondante littérature en français sur ce sujet. Voir Fleurbaey (1996), Fleurbaey et
Mongin (1998), Salles (2000) ainsi que le numéro spécial de Mathématiques et sciences humaines
coordonné par Monjardet et Hudry (2003)
24 Kemp et Asimakopoulos (1952), Hildreth (1953), Bergson (1954), Sen (1970a, pp. 123-125, 1974, 1977b).
25
UN CONTRAT SOCIAL JUSTE
Une des études les plus influentes de la première étape du processus du choix social a été
la Théorie de la justice (1971) de Rawls. Ce livre est à la fois une contribution à la morale
et à la philosophie politique. Rawls utilise les travaux et les résultats établis dans plusieurs
branches des sciences sociales et applique sa théorie aux principaux enjeux contemporains.
Pour cette raison, le travail de Rawls a été largement lu et discuté et a eu un impact consi-
dérable sur la littérature économique en général, et sur les choix sociaux en particulier.
La théorie de Rawls diffère de celles que nous avons discutées jusqu’ici en ceci
qu’elle est autant centrée sur la procédure ou le contexte dans lequel les décisions sont
prises, si non plus, que sur les résultats de ces procédures. Le but est d’établir un ensemble
d’institutions justes dans lesquelles les décisions collectives peuvent être prises. Aucune
présupposition n’est faite que ces institutions ou les décisions qui émergent de celles-ci
maximiseront le bien-être social, quel que soit le sens qu’on donne à ce concept (pp. 58-
59, 626-627) 1. Ici on peut voir une rupture claire avec l’approche fondée sur une fonction
de bien-être social. Plus généralement, le pari de Rawls est de produire une théorie alter-
native à la philosophie utilitariste qui sous-tend la méthodologie de la fonction de bien-être
social qui a dominé les débats sur ces sujets pendant deux siècles 2.
Rawls entreprend de développer un ensemble de principes qui puissent s’appliquer
à la « structure sociale de base ; ils commandent l’attribution des droits et des devoirs et
déterminent la répartition des avantages économiques et sociaux » (p. 92). Ces principes
constituent la fondation du contrat social et la théorie de Rawls est clairement l’une des
plus importantes reconstructions modernes de l’argument contractualiste. La théorie
comporte deux parties. Dans la première, Rawls développe les arguments en faveur d’une
démarche contractualiste. Il y discute les caractéristiques de la position originelle d’où le
contrat social émerge. La base morale du contrat social repose sur la nature de la procédure
de décision qui intervient dans la position originelle, et qui à son tour dépend du cadre dans
lequel la position originelle est présentée. La seconde partie de l’argument théorique déve-
loppe les principes réels incorporés dans le contrat social. Rawls insiste sur l’indépendance
de ces deux arguments. Il est possible d’accepter chacun d’eux sans s’engager à accepter
l’autre (p. 42 et ss.). Il importe de garder ce point à l’esprit, parce que les différentes parties
ont été attaquées de différentes façons, et parce qu’on pourrait se sentir plus à l’aise avec
une argumentation qu’avec l’autre. Cette décomposition en deux parties offre un cadre
naturel à la discussion de la théorie de Rawls. Après cette présentation, nous étudierons
certaines des critiques qui ont été portées à l’encontre de la théorie.
Quelle est alors la nature des informations couvertes par le voile d’ignorance ? Les
idées de Rawls sont là-dessus assez strictes. Non seulement il empêche les individus de
connaître leur talent, leur goût, leur position sociale, leur revenu et leur richesse, mais aussi
les informations relatives à la génération à laquelle ils appartiennent, à l’état de dévelop-
pement économique et politique de leur société, et d’autres informations diverses, dont
Rawls soutient qu’elles pourraient biaiser le choix d’un individu vers un ensemble de prin-
cipes plutôt qu’un autre. Par exemple, la connaissance de la génération dans laquelle vit un
individu pourrait le conduire à favoriser un type particulier d’investissements publics, ou
un certain taux d’escompte, qui avantageraient sa génération au détriment des autres. Étant
donné la nature très générale des informations que possèdent les individus dans la position
originelle, il est plausible d’admettre que les principes sur lesquels ils s’accordent soient
impartiaux quant aux avantages qu’ils procurent, non seulement à des individus particu-
liers, ou à des individus dont les positions sont bien définies, mais aussi aux individus issus
de générations différentes et de systèmes économiques et politiques différents. Puisque tous
les individus ont accès aux mêmes informations une fois qu’ils sont passés par le voile
d’ignorance, tous parviendront aux mêmes conclusions sur l’ensemble des principes justes
qui devraient être insérés dans le contrat social. L’égalité, dans la position originelle,
conduit à l’unanimité sur le contrat social.
En premier lieu : chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus
étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec le même
système pour les autres.
En second lieu : les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de
façon à ce que, à la fois, (a) l’on puisse raisonnablement s’attendre à qu’elles
soient à l’avantage de chacun et (b) qu’elles soient attachées à des positions et à
des fonctions ouvertes à tous (p. 91). Ces deux principes sont un cas particulier
d’une conception de la justice plus générale qui peut être exprimée de la façon
suivante : toutes les valeurs sociales – liberté, possibilités offertes à l’individu,
revenu et richesse ainsi que les bases sociales du respect de soi-même – doivent
être réparties également à moins qu’une répartition inégale de l’une ou de toutes
ces valeurs ne soit à l’avantage de chacun » (p. 93).
Il est peut-être évident que quelque chose comme la « conception de la justice plus
générale » de la page 93 émergerait d’une procédure de décision collective dans laquelle les
individus ignoreraient leurs positions futures et seraient ainsi incités à agir de façon impar-
tiale. D’une certaine façon, la conception de la position originelle ressemble au problème
familier du partage du gâteau, où un individu découpe le gâteau et l’autre choisit le premier
morceau. Par analogie avec cet exemple, on s’attendrait à ce que les principes qui émergent
de la position originelle aient une tonalité égalitaire conformément à la conception plus
Un contrat social juste 689
générale. Mais Rawls a ajouté de la chair à sa théorie, en déduisant les deux principes, plus
spécifiques, mentionnés ci-dessus, comme des éléments d’une conception particulière de la
justice, censée s’imposer dès lors qu’une société est parvenue à un degré de rareté modérée,
et en soutenant aussi que ces deux principes seront choisis dans un ordre lexical. Le premier
principe a toujours la priorité sur le second (pp. 92 et ss., 181 et ss., 268-269).
Rawls défend comme suit l’ordre lexical de ces deux principes :
« J’ai fait l’hypothèse que, si les personnes dans la position originelle savent qu’el-
les peuvent exercer efficacement leurs libertés de base, elles n’échangeront pas une
moindre liberté contre plus d’avantages économiques (§ 26). C’est seulement
quand les conditions sociales n’en permettent pas le plein exercice que nous
pouvons accepter la limitation de ces droits. Les libertés égales pour tous ne
peuvent être refusées que lorsque cela est nécessaire pour changer la qualité de la
civilisation afin que, à la longue, chacun puisse jouir de ces libertés. La réalisation
efficace de toutes les libertés dans une société bien ordonnée représente la tendance
à long terme des deux principes et des règles de priorité quand ils sont suivis de
manière régulière dans des circonstances suffisamment favorables » (p. 584).
que Rawls utilise lui-même pour présenter son principe (pp. 187-188). Soient W et B deux
états possibles du monde, par exemple le fait de tirer une boule blanche ou une boule noire
dans une urne. Soient S1 et S2 les options stratégiques, dont les avantages sont donnés dans
le tableau 25.1. La stratégie maximin exige qu’on choisisse toujours la stratégie S2 , quelle
que soit la valeur de n et quelle que soit la probabilité p qu’une boule blanche soit tirée, tant
que n < ∞ et que p > 0. On ne payera jamais quoi que ce soit, même une petite somme,
pour gagner le prix, même s’il est énorme.
Tableau 25.1
Possibilités de gains.
W B
S1 0 n
S2 1/n 1
différence, comme nous l’avons déjà souligné (p. 268 et ss.). Évidemment, on pourrait
envisager des situations où un individu souhaiterait abandonner un peu de liberté pour
accroître ses biens matériels, ou risquer de devenir un peu plus pauvre pour avoir une
chance de devenir beaucoup plus riche. Rawls suppose cependant que l’utilité marginale
des gains matériels décline rapidement avec l’augmentation de la prospérité, et que la
société est déjà suffisamment riche pour que ces arbitrages et ces paris en faveur des
chances inconnues n’aient plus d’attrait.
plus pertinentes dans la littérature du choix social. À nouveau, le plus commode est d’or-
ganiser la discussion autour des arguments que Rawls présente en faveur de la démarche
contractualiste, et les deux principes sous-jacents au contrat.
L’application du premier principe de Rawls exige qu’une liberté ne soit limitée que par le
progrès d’une autre (pp. 237-241). Cela nécessite que les individus arbitrent, dans la posi-
tion originelle, entre les avantages liés au progrès d’une liberté et les coûts de la limitation
d’une autre. La propriété privée, y compris le droit à posséder une terre, est l’une des liber-
tés possibles qu’autorise Rawls dans son système. Mais on pourrait définir le droit à possé-
der une terre de façon à ce qu’il comprenne le droit d’expulser les intrus, qui entrerait à son
tour en conflit avec le droit de libre circulation. Ainsi, les droits d’exclusion des intrus et
de libre circulation font partie des droits entre lesquels il faudrait arbitrer dans la position
originelle. Supposons maintenant qu’un agriculteur et un chasseur entrent en conflit sur le
droit du chasseur de traverser le champ de l’agriculteur. La priorité du principe de liberté
ne permet pas de promouvoir l’acceptation du contrat social, si l’agriculteur et le chasseur,
ou deux personnes quelconques choisies au hasard, n’ont aucune chance de se mettre d’ac-
cord sur celui des deux droits qu’il faut conserver selon un cadre réfléchi exigé dans la posi-
tion originelle. Telle qu’elle est définie, la position originelle ne semble pas contenir assez
d’informations pour donner une priorité à une liberté sur une autre, et on ne peut présumer
l’acceptation complète du contrat social 6.
On pourrait résoudre ce type de conflit dès la position originelle si les individus
disposaient alors de plus d’informations. S’ils connaissent la superficie des terres disponi-
bles, la densité de population, l’effet du passage d’intrus sur la productivité agricole, les
solutions alternatives à ce passage et leurs coûts, etc., ils seraient en mesure de préciser si
le droit à sa propre propriété a ou non la priorité, ou même d’imaginer des situations mixtes
où le passage serait interdit sur les terres inférieures à une certaine surface, alors que des
sentiers publics devraient passer sur des terres plus grandes. Mais si on autorisait des infor-
mations de ce type, les individus seraient en mesure de faire des calculs de probabilité, et
c’est précisément ce qui est interdit dans la position originelle à cause des caractéristiques
du voile d’ignorance. Ainsi, au niveau de généralité où ils sont déduits, il se peut que les
principes inhérents au contrat social de Rawls soient un guide imparfait à l’acceptation de
ceux-ci.
Le problème de l’acceptation peut être associé à l’existence d’un cœur dans un jeu
où les individus placés derrière un voile d’ignorance choisissent les principes qui gouver-
neront la distribution des ressources une fois que le voile est enlevé. Si un cœur existe,
aucun individu ou coalition d’individus ne choisira de retourner derrière le voile d’igno-
rance pour choisir de nouveaux principes. Howe et Roemer (1981) montrent que le prin-
cipe de différence, défini comme la maximisation des revenus du groupe le plus mal loti,
produit un cœur dans le jeu, si tous les individus sont extrêmement opposés au risque dans
le sens où ils vont rejoindre une nouvelle coalition seulement s’ils peuvent s’assurer un
plus haut revenu. Une aversion au risque moins extrême conduit à des principes de justice
moins extrêmes (moins égalitaires).
Rawls rejette explicitement une défense du principe de différence fondée sur les
attitudes individuelles à l’égard du risque et d’autres concepts utilitaristes de ce type
(pp. 201-202). Plutôt, il justifie une plus grande acceptation de son contrat social par
6 Ackerman soulève une critique similaire de la thèse selon laquelle les principes justes sont ceux qui sont
acceptés par un observateur impartial ou éthique, toujours en supposant que nous sommes capables d’adopter
une façon de penser impartiale (1980, pp. 327-342).
694 ANALYSE NORMATIVE DES CHOIX PUBLICS
rapport aux principes issus de théories utilitaristes, par l’idée qu’on ne peut pas s’attendre
à l’acceptation de la part des pauvres de principes qui leurs demandent de faire des sacrifi-
ces pour les riches, comme cela pourrait se produire avec des principes utilitaristes
(pp. 206-214). Au contraire, avec le principe de différence, on demande aux riches de faire
des sacrifices (peut-être importants) au profit (peut-être très petit) des pauvres. Cela pour-
rait conduire à un problème de refus de la part des riches 7. Rawls a répondu à cette forme
de critique en soulignant que « ceux qui sont dans la meilleure position (…) sont, après
tout, plus riches et ils en tirent bénéfice ; tant qu’ils évaluent leur situation par rapport à
celle des autres, ils renoncent à beaucoup moins » (1974, p. 144). Aussi plausible que soit
cet argument, il ne semble pas adéquat pour défendre le principe de différence si on se place
dans le cadre théorique de Rawls. Celui-ci semblerait imposer que l’exigence d’acceptation
se fonde sur la justice (l’équité) inhérente à l’application de ce principe et à la proposition
selon laquelle les riches auraient accepté ce principe quand ils étaient placés derrière le
voile d’ignorance. Mais nous rencontrons ici une difficulté. Les avantages des riches ne
sont pas pris en considération dans différentes répartitions possibles, parce que l’informa-
tion sur les probabilités est exclue de la position originelle.
Cependant, on ne peut pas défendre entièrement l’exclusion des informations sur
les probabilités au nom du fait qu’elles conduiraient à des principes qui favorisent un indi-
vidu au détriment d’un autre. Connaître le nombre de riches et de pauvres dans un pays,
mais sans connaître son propre revenu, conduit à choisir un ensemble de règles impartiales
sur sa propre situation future. Mais ces règles ne comporteraient certainement pas le prin-
cipe de différence 8. Comme l’indiquent les trois arguments de Rawls en faveur du principe
de différence, avec une connaissance générale des probabilités, on choisirait quelque chose
de plus proche d’un principe de répartition utilitariste, qui donnerait un certain poids aux
intérêts des riches à côté de ceux des pauvres. Il semblerait donc que la principale raison
de Rawls, pour écarter dans la position originelle les informations relatives aux probabili-
tés, soit d’éliminer les calculs rationnels qui porteraient sur une sorte d’utilité moyenne.
Mais, comme Thomas Nagel l’a souligné (1973, pp. 11-12), l’élimination des principes
concurrents est censée être une conséquence du concept de justice en tant qu’équité, et non
un présupposé de l’analyse 9. Soulignons également ici que, dans la position originelle,
Rawls permet aux individus l’accès à certaines informations particulièrement favorables au
choix de ses deux principes : par exemple, qu’ils vont vivre dans une période de rareté
modérée, et les individus se soucient peu de ce qu’ils reçoivent au-delà du minimum de
base. Un utilitariste pourrait demander que ces informations soient exclues dans la position
originelle en même temps que les informations sur les probabilités générales, qui servent à
entraver le choix des règles utilitaristes. En toute circonstance, la structure des arguments
favorables au principe de différence est telle qu’un individu mieux loti que l’individu le
plus mal loti de la société, pourrait se demander si ses intérêts ont été traités de façon équi-
table dans la position originelle. S’il se le demande, nous nous heurtons à un problème
d’acceptation. Le contrat social de Rawls et les arguments par lesquels il le défend,
7 Nagel (1973, p. 13) ; Scanlon (1973, p. 198 et ss.) ; Klevorick (1974) ; Mueller, Tollison et Willett (1974a) ;
Nozick (1974, pp. 189-197).
8 Nagel (1973) ; Mueller, Tollison et Willett (1974a) ; Harsanyi (1975a).
9 Voir également Hare (1973, pp. 90-91, 102-107) ; Lyons (1974, p. 161 et ss.).
Un contrat social juste 695
semblent être entièrement construits pour être acceptés par un seul groupe, celui des indi-
vidus les plus mal lotis (pp. 206-214).
Des problèmes d’acceptation pourraient également surgir parmi les différents
candidats à la situation la plus mal lotie (Klevorick, 1974). Comme Arrow (1973) et Harsa-
nyi (1975a) l’ont souligné, celle-ci a des chances d’inclure les malades mentaux ou
physiques et les handicapés à côté des individus très pauvres. Mais, avec un ensemble de
biens de première nécessité, défini selon plusieurs dimensions, des individus seront
contraints, dans la position originelle, à faire des comparaisons d’utilité entre personnes du
type même que Rawls cherchait à éviter (Arrow, 1973). Si les individus ne s’accordent pas
sur le même classement, un problème d’acceptation pourrait à nouveau surgir, puisque ceux
qui ne parviennent pas à être considérés comme les plus mal lotis, dans le cadre du prin-
cipe de différence de Rawls, n’ont plus aucun poids particulier sur le résultat final. Si quel-
qu’un croyait vraiment que le handicap dont il souffre était le pire qu’il puisse arriver à
quelqu’un, on voit difficilement quel argument pourrait le convaincre que sa situation avait
été ignorée dans la définition de la justice sociale parce que, dans la position originelle, où
il ne savait pas qu’il était atteint d’un tel handicap, il l’aurait considéré moins important que
d’autres handicaps. Car, de fait, il a ce handicap, et la connaissance qu’il en a le convainc
qu’il est l’individu le plus mal loti.
Inévitablement, lorsqu’on cherche à justifier toute mise en œuvre du principe et à
obtenir le l’acceptation de celui-ci, on est conduit à inviter un individu à l’accepter en lui
montrant un autre individu dont la situation est sans conteste plus mauvaise. Cela ressem-
ble à la suggestion de Varian (1974, 1976), consistant à définir le principe de différence en
termes d’envie : l’individu le plus mal loti est celui qu’on n’envie pas. Là encore, évidem-
ment, des conflits peuvent apparaître. L’aveugle peut envier ceux qui sont paralysés mais
qui peuvent voir, et ces derniers peuvent envier ceux qui peuvent marcher, mais qui sont
aveugles. Même si derrière le voile d’ignorance, la relation d’envie était transitive, on
court le risque de sélectionner, pour l’individu le plus désavantagé, une personne dont la
situation est vraiment épouvantable – quelqu’un qui ressemble peut-être à la créature
pathétique du livre de Trumbo, Johnny s’en va-t-en guerre. Une application littérale du
principe à une personne qui se trouve dans cette situation, pourrait conduire à dépenser des
ressources énormes pour ne parvenir qu’à une très légère amélioration de son bien-être
individuel. Arrow a sans doute raison lorsqu’il soutient que c’est le type de cas particulier
auquel les principes de Rawls ne sont pas censés s’appliquer (1973). Mais il est vraisem-
blable que le nombre de cas particuliers soit grand, et il est extrêmement difficile d’exclure
de l’application des principes de justice ces cas souvent pitoyables et moralement délicats,
précisément parce qu’on aimerait que ces types de situations soient traités par une théorie
morale.
Ces problèmes sont tous des variantes du problème général d’acceptation qui a été
soulevé dans l’exemple des riches et des pauvres. Une bonne partie de la présentation du
principe de différence de Rawls semble reposer sur une comparaison entre les riches et les
pauvres, comme s’il n’y avait que deux groupes à comparer et un seul critère pour les
comparer. Mais dans la réalité, il y a de nombreuses façons de regrouper les individus, et
on peut définir leur bien-être selon de nombreuses dimensions. Ainsi, on est obligé de
tracer une ligne de démarcation, à partir d’une sorte de comparaison interpersonnelle d’uti-
696 ANALYSE NORMATIVE DES CHOIX PUBLICS
lités, autour de ceux qui sont rangés dans la catégorie des individus les plus défavorisés. À
moins qu’il y ait un consensus équitable sur la place de cette ligne de démarcation, il se
peut que l’acceptation des principes de justice ne suive pas (Klevorick, 1974), car le prin-
cipe de différence traite tous ceux qui se situent à l’extérieur de cette ligne de démarcation,
qu’ils soient riches ou moins riches, comme s’ils étaient également riches. Cela peut
conduire à des problèmes d’acceptation par les très riches, qui doivent faire des grands
sacrifices pour les plus défavorisés, et par les personnes relativement pauvres, qui ne reçoi-
vent aucune considération spéciale. À cet égard, un principe utilitariste, qui pondérerait le
bien-être de chaque individu, pourrait être à l’origine d’une plus grande acceptation que le
principe de différence, qui ignore le bien-être de tous les groupes sauf un (Harsanyi,
1975a).
231, 188-285 de la tr. fr.). Pour choisir un tel principe, il faudrait avoir quelques informa-
tions sur le fonctionnement de la société dans laquelle on vivra, qui ne sont pas disponibles
dans la position originelle.
Il est peut être possible de comprendre la portée des critiques de Nagel et de
Nozick en revenant à notre exemple de définition de règles d’un jeu de cartes. Dans cet
exemple, il est très peu probable que les joueurs choisissent des règles qui conduisent à des
répartitions particulières dans l’état final. S’ils le faisaient, ils tomberaient probablement
d’accord pour que tous les joueurs terminent avec un nombre égal de jetons ou de points.
Mais cela détruirait en grande partie l’intérêt du jeu, qui réside sans doute dans la confron-
tation des talents de chaque joueur ou de chaque couple de joueurs contre ceux des autres
joueurs, compte tenu de la répartition aléatoire des cartes. Le plaisir du jeu réside dans le
fait de jouer, et toutes les règles doivent établir le processus par lequel les gagnants sont
sélectionnés, et non les positions finales des gagnants.
Le propos ne consiste pas ici à soutenir que la vie est semblable à un jeu de cartes,
et à défendre de ce fait la théorie de l’habilitation de Nozick. Mais il est correct de penser
que les individus puissent vouloir considérer le contexte ou les processus qui déterminent
les résultats, peut-être à côté de ces résultats, lorsqu’ils choisissent des principes de
justice 11. De façon assez ironique, la théorie de Rawls, qui tire sa conception de la justice
de la procédure par laquelle les principes sont choisis, élimine toute prise en compte des
principes qui concernent les processus ultérieurs des interactions sociales (à l’exception de
ceux qui comportent le principe d’égale liberté (Nozick, 1974, pp. 207, 257 de la tr. fr.). De
fait, la théorie fondée sur la notion de justice en tant qu’équité semble exclure le choix d’un
principe de justice qui accorderait à chaque individu le droit de conserver tout ce qu’il a
acquis par des moyens équitables, principe qui ressemble au principe d’habilitation de
Nozick.
Même si nous acceptons les limites que Rawls impose aux informations disponi-
bles dans la position originelle, et considérons que le problème consiste à choisir un prin-
cipe de répartition dans l’état final, il n’est pas évident que le principe de différence soit
nécessairement retenu. Comme Harsanyi (1975a) et Binmore (1994, pp. 327-333) l’ont
souligné, en l’absence d’informations sur les probabilités objectives, nous appliquons
implicitement et presque instinctivement des estimations de probabilités subjectives, ou
agissons comme si nous le faisions, lorsque nous prenons des décisions. Pour reprendre
notre exemple, supposons que le prix à gagner si l’on identifie correctement la couleur de
la boule tirée d’un sac soit de 5 euros, et que rien ne soit payé, ni prélevé, si la couleur n’est
pas devinée. Puisque le jeu est gratuit, même une personne, opposée au risque et maximin,
jouera. Si elle choisit la boule blanche, elle suppose implicitement que la probabilité pour
qu’une boule blanche sorte est égale ou supérieure à 0,5. Si elle choisit la couleur noire,
elle fait le postulat inverse. Si elle est indifférente au choix de la couleur et fait peut-être
pile ou face pour prendre une décision, elle applique implicitement le principe de raison
suffisante. Il est difficile de croire que les individus placés dans la position originelle ne
11 « La suppression de la connaissance requise pour obtenir l’unanimité n’est pas équitable de la même façon pour
toutes les parties. (…) (Elle est) moins utile pour réaliser des idées selon lesquelles une vie bonne ne peut être
vraiment atteinte que dans certains types de structures sociales bien définis, ou dans une société qui œuvre de
façon concertée pour que certaines des meilleures potentialités humaines se réalisent alors que les pires seraient
éliminées, ou encore dans certains types de relations économiques entre les hommes » (Nagel, 1973, p. 9).
698 ANALYSE NORMATIVE DES CHOIX PUBLICS
fassent pas ce type d’estimations sur les probabilités, peut-être pour éliminer les cas parti-
culièrement délicats de maladie mentale et physique discutés ci-dessus. Et s’ils le font, il
est improbable qu’ils choisiront la règle du maximin 12.
Il est aussi possible, avec les hypothèses que fait Rawls sur la position originelle,
que l’utilitarisme parvienne à des résultats assez semblables à ceux issus du système de
Rawls 13. L’hypothèse selon laquelle « la personne qui choisit a une conception du bien telle
qu’elle accorde peu d’importance (ou aucune) à ce qu’elle pourrait gagner au-dessus du
revenu minimum dont elle peut s’assurer effectivement en suivant la règle du maximin »,
est équivalente à une utilité marginale du revenu (des biens premiers) rapidement décrois-
sante. Insérée dans des indices d’utilité de von Neumann-Morgenstern, cette utilité décrois-
sante impliquerait une aversion extrême au risque et conduirait certainement à des règles
de redistribution assez égalitaires, mais probablement pas au principe de différence tant que
les individus se soucient un tant soit peu de ce qui dépasse le minimum. Plus généralement,
dans les conditions économiques relativement favorables qui existent lorsqu’on choisit la
conception particulière de la justice, qui contient le principe de différence et l’ordre lexical
des deux principes, il est probable que l’utilitarisme favoriserait également beaucoup la
liberté et la redistribution. Arrow (1973) a souligné qu’une fonction de bien-être social
additive classerait la liberté lexicalement au-dessus de tous les autres besoins, si tous les
individus sont assez riches, ou s’ils pouvaient donner assez de richesses. Les arguments de
Rawls, selon lesquels l’utilitarisme conduirait à des résultats très différents, comme l’es-
clavage, semblent souvent reposer sur l’hypothèse que l’utilitarisme fonctionne dans un
environnement économique plus pénible, dans lequel seule la conception générale de la
justice rawlsienne s’applique. Mais cette conception générale de la justice permet égale-
ment des arbitrages entre la liberté et les avantages économiques, et ressemble dans cette
mesure à l’utilitarisme (Lyons, 1974).
12 Pour une critique ultérieure du critère du maximin même avec les postulats que fait Rawls, voir Sen (1970a,
pp. 135-141) ; Arrow (1973) ; Hare (1973) ; Nagel (1973) ; Mueller, Tollison et Willett (1974a) ; Hasanyi
(1975a) et Binmore (1994, pp. 315-333).
13 Arrow (1973) ; Lyons (1974) ; Harsanyi (1975a).
Un contrat social juste 699
bution des revenus, cinq étudiants dans chaque expérimentation sont parvenus à un accord
unanime sur la règle redistributive pour déterminer le résultat final. Pas un seul groupe n’a
choisi la règle de maximisation du seuil minimum de Rawls. La règle la plus populaire,
choisie 35 fois sur 44, était la maximisation de la moyenne avec une contrainte de plancher.
Des expérimentations similaires ont été conduites au Canada, en Pologne et aux États-Unis,
et ont toutes trouvé que (1) les individus peuvent s’accorder unanimement sur une règle
redistributive, et (2) la règle maximin de Rawls n’est presque jamais choisie, mais plutôt
certaines règles plus utilitaristes comme la maximisation de la moyenne sous contrainte de
plancher (Frohlich et Oppenheimer, 1992).
Hoffman et Spitzer (1985) ont également trouvé que les étudiants placés en condi-
tions expérimentales, utilisent un principe de justice distributive qui n’est cohérent ni avec
l’égalitarisme rawlsien, ni avec l’utilitarisme simple. Plutôt, dans le cadre de leur expéri-
mentation, les étudiants employaient ce qui semblerait un principe de « juste dessert »,
cohérent avec le principe du droit d’acquisition de Nozick. Quelques résultats expérimen-
taux de Frohlich et Oppenheimer (1992, chapitre 9) peuvent aussi être interprétés comme
cohérents avec la sélection d’un principe de juste dessert derrière le voile d’ignorance.
En particulier, le terme « contrat social » ne doit pas être compris dans le sens
quasi légal adopté, par exemple, par Harsanyi et Rawls. Je ne pense certainement
pas que les membres de la société aient une obligation ou un devoir a priori d’ho-
norer le contrat social. Au contraire, je soutiendrai que les seuls candidats viables
pour devenir le contrat social soient ces accords, explicites ou implicites, qui s’ap-
pliquent par eux-mêmes. Rien n’impose aux gens un tel contrat social auto-appli-
qué au-delà de l’intérêt bien compris de ceux qui se voient comme une partie de
la communauté (Binmore, 1994, p. 30, les italiques figurent dans l’original).
Binmore présuppose un voile d’ignorance fin qui n’efface que les identités futures
de ceux qui négocient dans la position originelle. Chaque personne connaît son niveau
700 ANALYSE NORMATIVE DES CHOIX PUBLICS
d’utilité actuel, le niveau d’utilité de toutes les futures personnes dans tous les états du
monde possibles, et chaque personne peut calculer la probabilité d’être l’une de ces person-
nes. Donc, toute l’information nécessaire pour maximiser la fonction de bien-être social de
Harsanyi est présente dans la position originelle, et les individus rationnels écriraient ce
type de contrat social qui parviendrait à ce but, si le contenu de ce contrat pouvait être
appliqué. Mais il n’est pas possible d’appliquer ce contrat, donc un nouveau contrat social
doit être écrit de telle façon qu’il s’auto-applique lorsque les individus suivent leur intérêt
bien compris (Binmore, 1994, pp. 52-53).
Pour illustrer la structure des arguments de Binmore, considérons l’exemple
suivant impliquant une communauté de deux personnes. Dans l’absence d’un contrat
social, Adam et Ève expérimentent les niveaux d’utilité de 1 et 2, respectivement. En
acceptant de coopérer dans des situations de dilemme du prisonnier, trois états du monde
différents sont possibles – x(6, 8), y(5, 10), et z(4, 12) – où le premier nombre entre paren-
thèses est le niveau d’utilité d’Adam et le second celui d’Ève 14. Puisque Adam et Ève sont
dans une situation de négociation, ils ne prennent en considération que les gains d’utilité
que chaque état du monde possible va offrir. Donc, en l’absence de toute incertitude, ils
pourraient s’attendre à parvenir au résultat prédit par la solution au problème des négocia-
tions de Nash (1950) – le résultat qui maximise la fonction de bien-être social de Nash (voir
chapitre 23). Les valeurs pour les trois systèmes sociaux possibles sont
Adam et Ève sélectionneraient y s’ils étaient certains de leurs identités futures et s’ils
étaient certains que chacun respectera le contrat dans le futur.
Si Adam et Ève pouvaient s’engager à respecter le contrat dans le futur, mais en
supposant qu’ils aient une probabilité égale d’être l’un ou l’autre, ils abandonneraient les
statu quo pour sélectionner la distribution z qui maximise la fonction de bien-être social de
Harsanyi :
W H (x) = 6 + 8 = 14,
W H (y) = 5 + 10 = 15, (25.2)
W H (z) = 4 + 12 = 16.
Cependant, puisque Adam et Ève ne peuvent pas s’engager mutuellement à respecter les
termes du contrat à l’avenir, ils sélectionneront le contrat social qui entraine x – le résultat
maximin en termes d’accroissement d’utilité – puisque le contenu de ce choix, selon
Binmore, est auto-applicatif.
Binmore, tout comme Rawls, suppose que la menace pour la stabilité du contrat
social ne peut venir que de l’individu le plus mal loti. Adam ne violera pas le contrat qui
produit x parce que son gain serait plus petit avec les deux autres contrats concurrents. Mais
14 Bien évidemment, nous utilisons ici des utilités cardinales interpersonnellement comparables. Binmore (1994,
1998) offre une discussion très importante des avantages et des inconvénients de ces mesures.
Un contrat social juste 701
Ève ne pourrait-elle pas rompre le contrat, une fois qu’elle connaîtra son identité, parce que
son gain sera plus grand avec un autre contrat social ? Notez que x est le choix maximin
même si le gain d’Ève avec le contrat y était de cent ou d’un milliard. Raisonnablement, il
pourrait y avoir avec un autre contrat une utilité pour Ève suffisamment grande pour l’in-
citer à faire replonger la communauté dans l’état d’anarchie, dans l’espoir qu’un autre
contrat sera choisi. Si on accepte l’objection, alors la défense du critère maximin comme
garantie d’acceptation échoue. Nous présenterons maintenant quelques autres critiques de
l’approche de Binmore.
U M = U (Y M , Y j ) (25.3)
Étant donnée une telle fonction d’utilité, nous pouvons nous attendre à ce que le riche Mutt
transfère volontairement ses revenus au pauvre Jeff si l’utilité de ce dernier a un poids
suffisant dans la fonction d’utilité de Mutt. Dans un monde où il y a plus qu’un Jeff, Mutt
recevra l’utilité marginale la plus élevée en donnant un euro au Jeff le plus pauvre. Donc,
bien que l’approche Pareto-optimale à la redistribution ne justifie pas pleinement le prin-
cipe maximin, il justifie une politique de redistribution qui concentre son attention sur l’in-
dividu ou le groupe le plus mal loti (von Furstenberg et Mueller, 1971). Un utilitariste
altruiste, comme le Rawlsien, ne prend en considération dans la société que le bien-être de
l’individu le plus mal loti 15.
15 Pour deux autres défenses utilitaristes du principe de différence, voir Buchanan (1976) et Chu et Liu (1998).
702 ANALYSE NORMATIVE DES CHOIX PUBLICS
tent à la société de réglementer les limites de vitesse ni même de choisir une règle de vote
pour déterminer les limites de vitesse. Mais ces exemples clarifient le fait que ces théories
du contrat social ne vont pas nous aider beaucoup pour prendre des décisions collectives
sur beaucoup de problèmes courants. En effet, lorsque Rawls en vient à discuter pourquoi
la règle de la majorité simple devrait être incluse dans une constitution écrite qui soit en
accord avec ses principes de justice, il ne démontre pas comment cette règle se réclame
logiquement de ses principes. Au contraire, Rawls suppose que tous les citoyens et législa-
teurs ont déjà accepté un contrat social juste, de sorte que « le débat législatif doit être
conçu non comme un combat d’intérêts, mais comme un effort pour trouver la meilleure
décision conformément aux principes de la justice. Je suppose alors, dans la théorie de la
justice, que le seul désir d’un membre impartial du corps législatif est de prendre la déci-
sion correcte à cet égard, étant donné les faits généraux qu’il connaît » (p. 398). Si tous les
législateurs étaient pleinement informés, ils sauraient quelle est la bonne décision, et la
règle de l’unanimité pourrait être utilisée. La seule raison pour laquelle elle ne l’est pas, est
que les législateurs ne sont pas pleinement informés. Par conséquent, Rawls opte pour la
règle de majorité simple en utilisant la défense originale de cette règle de Condorcet. Elle
est utilisée comme procédure d’échantillonnage pour agréger les intentions des législateurs
impartiaux afin d’obtenir le « meilleur jugement » (pp. 398-399) 16.
Nous supposons que très peu de lecteurs qui ont lu le manuel jusqu’ici partagent
l’avis de Rawls selon lequel les législateurs sont des individus impartiaux à la recherche de
la décision correcte pour la communauté, et que la seule tâche de la politique est de décou-
vrir en quoi consistent ces décisions correctes 17. Nous avons besoin de penser que les insti-
tutions politiques sont choisies derrière un voile d’ignorance, avec le postulat que la
politique est un « combat d’intérêts », et d’entretenir l’idée que ces intérêts sont étroitement
définis. C’était, en fait, l’exercice que Buchanan et Tullock (1962) ont proposé, quand ils
ont écrit le Calculus of Consent. Nous le reprendons dans le chapitre 26.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
Daniels (1974) rassemble une excellente série d’articles qui analysent et critiquent Rawls. Les livres
de Nozick (1974), Wriglesworth (1985), Gauthier (1986) et Barry (1989) peuvent être considérés
comme s’inspirant de la théorie de Rawls. Le traité en deux volumes de Binmore relie la théorie
des jeux moderne aux théories classiques du contrat social qui vont de Hobbes jusqu’à Rawls. Il
montre aussi la relation entre ce travail et la fonction de bien-être social de Harsanyi. Il contient
une discussion exhaustive des indices d’utilité de von Neumann et Morgenstern et des comparai-
sons interpersonnelles d’utilité cardinale. Les dernières réflexions de Rawls sur la justice sociale
sont présentées dans le livre de 1999.
En français, la Théorie de la justice a été bien sûr traduite, par Catherine Audard (1987). L’ouvrage
de Nozick a également été traduit (1988), même si la traduction laisse à désirer. Dans les présen-
tations brèves et générales de la théorie de Rawls, on peut citer Arnsperger et Van Parijs (2000) et
Kymlicka (1999). Pour approfondir, notamment l’argument du voile d’ignorance, on peut consul-
ter l’excellent Dumitru (2010).
16 L’argument de Condorcet est étudié dans le chapitre 6.
17 Sans surprise, Rawls ne considère pas le public choice comme une méthodologie adéquate pour déterminer le
modèle optimal d’institutions politiques justes, comme le révèle la remarque suivante : « L’application de la
théorie économique au processus constitutionnel réel souffre de graves limitations, dans la mesure où le
comportement politique est affecté par le sens humain de la justice » (p. 401).
26
LA CONSTITUTION COMME
UN CONTRAT UTILITARISTE 1
Nous avons déjà discuté plusieurs travaux qui admettent l’incertitude sur les positions
futures pour en déduire une théorie normative du choix social. La théorie de Rawls (1971),
discutée au chapitre 25, utilise l’incertitude sur les positions futures pour déduire les prin-
cipes de justice qui doivent être inclus dans un contrat social. Harsanyi (1953, 1955, 1977)
les utilise pour déduire une fonction additive de bien-être social (voir chapitre 23).
Buchanan et Tullock (1962) ont développé une théorie du gouvernement constitu-
tionnel dans laquelle la constitution est écrite dans un cadre qui ressemble à celui décrit par
Harsanyi et Rawls. Les individus sont incertains par rapport à leurs positions futures et ils
sont donc conduits à sortir de leur intérêt individuel pour sélectionner les règles qui déter-
minent les positions de tous les autres individus (Buchanan et Tullock, 1962, pp. 77-80) 2.
La théorie de Buchanan et Tullock est à la fois positive et normative. Les auteurs déclarent
que « l’incertitude requise pour que les individus soient guidés dans leur propre intérêt à
accepter des contraintes constitutionnelles qui sont généralement avantageuses pour tous
les individus ou tous les groupes, semble être présente à toutes les étapes de la discussion
constitutionnelle » (Buchanan et Tullock, 1962, p. 78). Et le ton de leur livre est fortement
positif par rapport, disons, aux travaux de Rawls ou Harsanyi. Mais ils reconnaissent égale-
ment l’inspiration normative de leur approche dans les travaux de Kant et des contractua-
listes (voir, particulièrement, Buchanan et Tullock, 1962, appendice 1). En effet, ils
soutiennent que le contenu normatif de leur théorie repose précisément sur l’unanimité
atteinte à l’étape constitutionnelle (p. 14). Une des plus importantes contributions du livre
de Buchanan et Tullock est qu’il démontre l’utilité conceptuelle de la distinction entre
l’étape constitutionnelle et l’étape parlementaire des décisions en démocratie. Si un contrat
unanime peut être atteint sous le voile d’incertitude qui enveloppe l’étape constitutionnelle,
alors un ensemble de règles peuvent être écrites à ce stade, qui permettra aux individus de
poursuivre leur propre intérêt à l’étape parlementaire en pleine possession des connaissan-
ces de leurs propres goûts et positions dans la société. Cela requiert bien évidemment que
toute redistribution mise en place sera entreprise dans l’étape constitutionnelle, où l’on
suppose une incertitude sur les positions futures (Buchanan et Tullock, 1962, ch. 13). Ici la
similarité avec Rawls est frappante. Mais contrairement à Rawls, Buchanan et Tullock ne
supposent pas que les individus aient simplement davantage d’informations sur eux-mêmes
à l’étape parlementaire. Ils supposent une information complète.
Les différences dans le degré d’incertitude supposées par Harsanyi, Rawls, et
Buchanan et Tullock les conduisent dans des directions assez différentes autour de la
description des principes et institutions optimaux pour faire des choix sociaux. Dans ce
chapitre, nous décrirons dans le détail ces différences et tirerons leurs implications. Ce
faisant, nous ébaucherons une théorie générale des choix constitutionnels basée sur le mode
d’analyse de Buchanan et Tullock.
2 Leibenstein (1965) parvient au même effet en envisageant que les décisions collectives soient faites par un
groupe d’individus âgés pour leurs descendants. Vickrey (1960) imagine que des gens se retrouvent dans une
île et sont incertains sur leurs positions sur l’île.
La constitution comme un contrat utilitariste 707
constitutionnelle, quand il est incertain sur ses futures préférences, et puis dans l’étape post-
constitutionnelle, où il connaît ses préférences, essaiera de violer l’interdit. Donc, la collec-
tivité doit évidemment inclure dans la constitution des institutions qui assurent qu’on se
conforme à elles. Ce problème de la conformité est abordé dans la section 26.8.
Matrice 26.1
Possibilités d’actions collectives quand les effets externes sont séparables.
Colonnes
1 2 3 4 5 6
ucj > 0 ucj > 0 ucj ≤ 0 ucj ≤ 0 ucj > 0 ucj ≤ 0
Lignes ecj > 0 ecj = 0 ecj < 0 ecj = 0 ecj < 0 ecj > 0
1 ucj > 0 NN NN NN NN NI NO
ecj > 0
2 ucj > 0 NN NN NN NN NI NO
ecj = 0
3 ucj ≤ 0 NN NN NN NN NI NO
ecj < 0
4 ucj ≤ 0 NN NN NN NN NI NO
ecj = 0
5 ucj > 0 IN IN IN IN II IO
ecj < 0
6 ucj ≤ 0 ON ON ON ON OI OO
ecj > 0
Notes : N = aucune intervention n’est requise ; I = une action est interdite ; O = une action est rendue obligatoire. La première lettre
correspond aux lignes, la seconde aux colonnes.
nombre de combinaisons peut être réduit à 36, cependant, si nous postulons qu’un L n’en-
treprend pas volontairement al j quand u l j < 0, et pareillement pour C si u cj < 0. Les 36
combinaisons restantes sont représentées dans la matrice 26.1.
De ces 36 situations possibles, 16 n’exigent aucune action collective. La matrice a
été construite de façon à ce que les cases apparaissent en haut à gauche de la matrice, et
sont indiquées par NN. Le premier N signifie qu’il n’y a pas besoin qu’une décision collec-
tive soit prise concernant l’action des Lignes, al j ; les seconds N indiquent la même chose
mais concernant les actions des Colonnes. Dans la ligne 3, au niveau de la colonne 1, par
exemple, les actions entreprises par les L al j créeront une externalité négative pour les C,
pendant qu’une action entreprise par les C al j crée une externalité positive pour les L.
Puisque u l j ≤ 0 et u cj > 0, les L trouvent dans leur propre intérêt de ne pas entreprendre
l’action, alors que les C pensent qu’il est de leur intérêt de l’entreprendre, de sorte que le
résultat optimal arrive sans le besoin d’une décision collective 3.
Pour toutes les cases qui contiennent un B, une interdiction sur l’action entreprise
par un groupe peut être optimale. Dans la ligne 5, colonne 1, par exemple, les L obtiennent
une utilité positive de leur propre action, u l j > 0, mais l’action produit aussi une externa-
lité négative, el j > 0. Si el j est assez grand par rapport à u l j , une interdiction sur l’action
entreprise par les L peut être socialement optimale. Notons que lorsque les C agissent de
3 Rappelons, cependant, que la raison pour laquelle u l j ≤ 0 peut être que les L souffrent une désutilité s’ils
créent une externalité négative, c’est-à-dire parce que el j < 0.
710 ANALYSE NORMATIVE DES CHOIX PUBLICS
manière identique, cela produit une externalité positive, de sorte que pour qu’une interdic-
tion dans cette situation soit optimale, elle doit être asymétrique et ne concerner que les L.
Les cases qui contiennent un O désignent des situations dans lesquelles des obligations
peuvent être optimales à cause de l’existence d’externalités positives, avec les deux cases
OI et IO qui représentent les cas rares où des interdictions et des obligations simultanées et
asymétriques seraient optimales. Nous reviendrons sur tous ces cas asymétriques plus loin.
Les 16 cases avec un NN désignent des situations dans lesquelles l’action collec-
tive n’est jamais requise, parce que chaque groupe agissant indépendamment des autres
produit le résultat optimal. Les 20 autres cases désignent des situations dans lesquelles les
interdictions ou les obligations peuvent être optimales. Il est bien sûr concevable qu’aucune
action collective ne soit nécessaire. Un individu L et un C vivent sur une île si luxuriante
qu’aucune action collective ne produit de bénéfices qui excèdent les coûts, et assez grande
pour que chaque action produise de très faibles externalités négatives par rapport au gain
produit par l’action elle-même. Une telle merveilleuse anarchie est logiquement possible.
Dans des communautés plus peuplées et dans des environnements moins généreux,
on peut s’attendre à des gains potentiels de l’action collective. Nous allons explorer main-
tenant comment des contrats collectifs optimaux peuvent émerger d’un processus constitu-
tionnel à deux étapes dans lequel les individus à la première étape sont incertains sur leurs
positions futures.
ε (U ) = πl u l j + πc el j . (26.1)
Si (26.1) est négative pour une action qui mène à la case de la ligne 5, la constitution devrait
interdire à L d’entreprendre cette action. Si (26.1) est négative, alors (26.2) le sera aussi,
qui n’est autre que (26.1) multipliée par (nl + n c ).
nl u l j + n c el j < 0. (26.2)
712 ANALYSE NORMATIVE DES CHOIX PUBLICS
La condition (26.2) révèle la proximité entre la maximisation de l’utilité espérée dans les
choix d’un individu à l’étape constitutionnelle et la fonction de bien-être sociale bentha-
mienne ; la décision collective optimale concernant l’action al j maximise la somme des
changements d’utilité produits par cette action.
Si (26.3) se maintient pour une action qui mène à une case quelconque dans la
ligne 6, les personnes qui doivent choisir la constitution devraient s’accorder pour obliger
L à entreprendre l’action.
nl u l j + n c el j > 0. (26.3)
Des inégalités analogues concernant les entrées dans les colonnes 5 et 6 définissent les
conditions sous lesquelles les actions de C devraient être interdites ou rendues obligatoires.
Notez que seulement les cases dans (ligne 5, colonne 5) et (ligne 6, colonne 6) peuvent
éventuellement conduire à des interdictions ou à des obligations symétriques pour tous les
citoyens. Nous discuterons les interdictions et les obligations symétriques et asymétriques
dans la prochaine section.
Si la seule information manquante à l’étape constitutionnelle était la connaissance
de qui seraient les futurs citoyens, alors la constitution pourrait contenir toutes les inter-
dictions et les obligations dont on pourrait avoir besoin. À strictement parler, une telle
situation contient seulement le risque knightien, plutôt que de la vraie incertitude, et les
individus placés dans l’étape constitutionnelle ont toute l’information dont ils ont besoin
pour calculer leurs utilités espérées pour chaque paire d’actions entreprises par les Lignes
et les Colonnes (Knight, 1921). Si après 20 ou 100 ans, la menace d’une inondation exige-
rait la construction d’une digue, ceux qui écrivent la constitution pourraient prévenir cet
événement, prédire les préférences futures des citoyens, pour finalement déterminer les
taxes et les obligations de chacun. Aucune seconde étape dans le processus démocratique
ne serait nécessaire. Du point de vue des individus placés à l’étape constitutionnelle, la
constitution pourrait résoudre de façon optimale tous les problèmes qui se présenteront à
l’avenir.
Proposition 1 : L’incertitude identitaire combinée avec une connaissance complète des préférences
et du nombre de tous les citoyens futurs, permet aux individus placés à l’étape constitutionnelle de
spécifier toutes les futures interdictions et obligations de façon à maximiser leur utilité espérée dans
l’étape post-constitutionnelle. Aucune seconde étape de prise de décision collective n’est nécessaire.
4 Avec quelques axiomes supplémentaires, Harsanyi (1955) prouve que les choix éthiques des individus, qui
consistent à maximiser leur utilité espérée sous le postulat qu’ils ont une probabilité égale d’être n’importe
quel citoyen, sont équivalents à la maximisation de la fonction de bien-être social benthamienne. Voir le chapi-
tre 23.
La constitution comme un contrat utilitariste 713
il n’y a que de l’incertitude identitaire, alors la constitution spécifie toutes les actions pour
tous les citoyens futurs de façon à maximiser la somme benthamienne des utilités indivi-
duelles. Le contrat social, ou constitution, spécifie toutes les actions nécessaires des
membres de la communauté. Aucune seconde étape au processus politique n’est requise.
À partir de (26.3) nous pouvons dériver de façon analogue les conditions pour
rendre al j et acj obligatoires :
nl /n c > −el j /u l j (26.6)
n c /nl > −ecj /u cj , (26.7)
À partir desquelles nous obtenons :
714 ANALYSE NORMATIVE DES CHOIX PUBLICS
Proposition 3 : Avec u l j > 0, u cj > 0, el j > 0 et ecj > 0, la combinaison des incertitudes identitai-
res et numériques et d’une connaissance complète des préférences de tous les futurs citoyens, permet
aux individus placés à l’étape constitutionnelle de maximiser leur utilité espérée en spécifiant une
règle de vote pour la seconde étape de la prise de décision collective pour décider toutes les futures
obligations à al j (acj ) de façon à ce que la condition (26.6) [(26.7)] soit satisfaite.
À l’inverse, une interdiction symétrique peut être optimale avec l’incertitude iden-
titaire et numérique, seulement quand les gains de chacun sont connus et sont tels que des
règles de vote optimales, différentes pour les interdictions respectives, peuvent être impo-
sées. Par exemple, si u l j > 0, u cj > 0, −el j /u l j = 1 et −ecj /u cj = 2, alors la règle de la
majorité simple serait optimale pour interdire al j , alors que pour interdire acj il suffirait
qu’un tiers de la communauté le veuille. Si 1 < n c /nl < 2, les Colonnes ont le droit d’in-
terdire al j mais elles ne peuvent pas empêcher les Lignes d’interdire acj .
Les conditions (26.4) et (26.5) exigent que plus la majorité requise pour interdire
une action est grande et plus le gain en utilité d’un individu favorable à l’interdiction est
petit, par rapport au gain d’utilité pour la personne à laquelle il est permis d’agir. À la
5 Voir Rae (1969), Taylor (1969) et Rae et Schickler (1997). Buchanan et Tullock (1962, pp. 128-130) souli-
gnent aussi l’importance de postuler des préférences d’égale intensité dans le choix de la règle de la majorité
simple.
La constitution comme un contrat utilitariste 715
limite, dans la mesure où la partie droite des équations (26.4) et (26.5) approche l’infini,
ceux qui écrivent la constitution permettraient une interdiction future seulement si la
communauté vote unanimement en sa faveur.
À l’inverse, dans la mesure où −el j grandit par rapport à u l j , la convention cons-
titutionnelle cherchera à établir une présomption contre l’action al j . Cela peut être réalisé
à travers une interdiction constitutionnelle sur al j avec la clause que celle-ci peut être levée
avec une majorité de m j ≥ −el j /(−el j + u l j ). À la limite, dans la mesure où la perte d’uti-
lité d’une Colonne devient très importante par rapport au gain d’une Ligne, l’interdiction
constitutionnelle d’une action pourrait être levée seulement par un vote unanime de la
communauté.
Des considérations analogues, encore une fois, s’appliquent également aux obli-
gations.
Plutôt que laisser ce fardeau aux générations futures, ceux qui choisissent la cons-
titution peuvent faire « une estimation éclairée » sur la taille de −e j et u j , et bâtir sur cette
estimation une règle de vote. Mais qu’est-ce qu’une estimation raisonnable ? Est-il plus
raisonnable de penser que −el j soit la moitié de u l j , plutôt que trois fois plus grand ?
L’égale grandeur serait une estimation qui correspond au point de Schelling, ou encore une
application du principe de raison suffisante à ce problème. Avec −el j égal à u l j , la condi-
tion (26.4) exige que toute interdiction d’une action qui correspondrait à la ligne 5 peut être
choisie avec la règle de la majorité simple. La condition (26.6) requiert également la règle
de la majorité simple pour les obligations dans des situations qui correspondent à la ligne
6. Nous avons alors une justification normative pour l’utilisation universelle de cette règle
de vote. S’ils sont incapables d’estimer les chances de gain et de perte issues des décisions
collectives, ceux qui écrivent la constitution supposent qu’elles sont égales et optent pour
la règle de vote qui maximise leur utilité espérée avec ce postulat.
triques, telles que l’interdiction de permis de conduire pour ceux qui ont moins de 18 ans.
Par conséquent, une constitution qui maximise l’utilité espérée impose des interdictions
asymétriques toutes les fois que les différences dans les gains d’utilités et les effets exter-
nes des actions peuvent être aisément identifiés.
La ligne 6, colonne 5, ainsi que la ligne 5, colonne 6 dans la matrice 26.1 offrent
une configuration qui peut sembler hautement improbable, une interdiction et une obliga-
tion simultanée pour les deux groupes concernant la même action. Cependant, un tel trai-
tement asymétrique des différents groupes est non seulement logiquement possible, mais
aussi observable en pratique. Un exemple archaïque et sexiste de ce type d’asymétrie serait
une obligation constitutionnellement définie pour les hommes de faire le service militaire,
associé à une interdiction pour les femmes de le faire. Un tel traitement asymétrique de ces
deux groupes peut se produire si les hommes reçoivent une utilité négative du fait de servir
l’armée, mais que leur service apporte une externalité positive, alors que les femmes qui
ont envie d’être militaires génèrent des externalités négatives. Sous ces conditions, les
citoyens qui sont incertains de leur futur sexe pourraient unanimement décider pour une
interdiction et une obligation asymétrique concernant le service militaire.
Un individu à l’étape constitutionnelle désire maximiser son utilité espérée, qui équivaut
encore à maximiser la fonction benthamienne :
W = nl U L al j , acj + n c UC acj , al j , (26.10)
718 ANALYSE NORMATIVE DES CHOIX PUBLICS
∂W ∂U L ∂UC
= nl + nc =0
∂al j ∂al j ∂al j
(26.11)
∂W ∂U L ∂UC
= nl + nc = 0.
∂acj ∂acj ∂acj
Si les deux fonctions d’utilité, ainsi que les nombres de personnes en Ligne et en Colonne
sont connues, nous obtenons encore essentiellement la situation initialement analysée par
Harsanyi (1955), et ceux qui décident de la constitution fixeront les niveaux de chaque
action (al j , acj ) de façon à maximiser la fonction de bien-être social en (26.10).
Lorsque les fonctions d’utilités U L et UC sont connues, mais que nl et n c ne le sont
pas, on pourrait vouloir choisir une règle de vote pour révéler les nl et n c . Lorsque U L et
UC sont des fonctions continues de al j et acj , cependant, une telle option n’est plus dispo-
nible. À partir de (26.11) nous pouvons obtenir la relation optimale entre le nombre d’in-
dividus dans chaque groupe et les utilités marginales de chaque action.
nl ∂UC /∂al j
=−
nc ∂U L /∂al j
(26.12)
nl ∂UC /∂acj
=−
nc ∂U L /∂acj
Si les utilités marginales produites par a j sont positives (∂U L /∂al j > 0 et ∂UC /∂acj > 0)
et simultanément les actions causent des externalités négatives, alors (26.12) définit les
conditions qui déterminent les niveaux optimaux des deux actions. Mais aucune règle de
vote ne conduit à un tel résultat. Si la règle de la majorité simple est utilisée pour choisir
les niveaux de al j et acj , et les Lignes sont majoritaires, ils ne choisiront pas les niveaux
requis de al j et acj pour satisfaire (26.12). Ils permettront plutôt à eux-mêmes une pleine
liberté d’agir, de façon à ce que ∂U L /∂al j = 0, et la partie de droite de la première équa-
tion dans (26.12) ira vers l’infini, alors que acj sera totalement interdit. Lorsqu’une action
comporte plusieurs degrés et que son utilité varie selon ces degrés, aucune règle de majo-
rité qualifiée seule ne peut être fiable pour déterminer le degré optimal de cette action.
Dans ces circonstances, la place pour une tyrannie de la majorité est évidemment
grande quand les degrés de l’action varient fortement. De plus, contrairement à la situation
où deux seuls choix existent – agir ou ne pas agir – avec une palette plus large de choix la
règle de la majorité simple a des chances de produire un résultat assez différent que celui qui
maximiserait l’utilité espérée d’un individu placé à l’étape constitutionnelle. Une approxi-
mation plus précise des degrés optimaux des actions pourrait être obtenue dans cette situa-
tion si la constitution associait le choix d’une majorité qualifiée qui déciderait le degré d’une
action, avec la contrainte de symétrie. Quel que soit le degré de l’action qui est permise (ou
imposée) à un groupe, le même degré doit l’être pour l’autre groupe. Avec cette condition
de symétrie, la règle de la majorité simple en vigueur, ainsi que le groupe majoritaire, disons
Lignes, pourrait entraîner un degré de a j tel que ∂U L /∂al j = −∂U L /∂acj , ce qui équivaut
à un degré qui égalise les dénominateurs de la partie de droite des deux équations dans
La constitution comme un contrat utilitariste 719
(26.12). Si les fonctions d’utilité des Lignes et des Colonnes étaient similaires, alors ce degré
d’activité égaliserait également les numérateurs, et les parties de droite de (26.12) seraient
égales à 1. Bien que les degrés de al j et acj ne maximiseraient pas (26.10), étant donné nl et
n c , ils auraient plus de chance d’approcher ce résultat, par comparaison à si un groupe peut
fixer les degrés différents de a j pour chaque groupe de façon à maximiser sa propre utilité 6.
Nous concluons qu’une convention constitutionnelle qui s’attend à ce que les
futurs membres de la communauté aient des fonctions d’utilité similaires définies sur des
degrés continus d’activités différentes pourrait parvenir à un niveau d’utilité espérée plus
élevé à l’étape constitutionnelle, si elle associe l’usage de la règle de la majorité simple à
l’exigence que les décisions prises avec cette règle s’appliquent uniformément à tous les
membres de la communauté.
la coalition gagnante est j, p(m j ) étant la fonction de la majorité requise pour gagner sur
un enjeu, m j , où p (m j ) > 0 et p (m j ) < 0 jusqu’à m j = 1. Un membre de la convention
constitutionnelle doit alors choisir le m j qui maximise :
ε (U ) = p(m j w − 1 − p m j s − d m j , (26.13)
que produit le m j qui satisfait :
p m j (w + s) = d m j . (26.14)
La partie gauche de la formule (26.14) est le gain marginal d’utilité espérée issu de l’aug-
mentation de la majorité requise ; la partie de droite correspond à l’augmentation marginale
des coûts de la prise de décision. La règle de vote qui maximise l’utilité espérée de quel-
qu’un à l’étape constitutionnelle compare ces gains et ces coûts marginaux dans chaque
type de majorité requise.
Si on conçoit le processus de vote comme une recherche d’information sur les
préférences individuelles, par exemple, la volonté de chaque individu de contribuer à la
fourniture d’un bien collectif, il est raisonnable de penser que les coûts marginaux de la
prise de décision collective augmentent proportionnellement à la majorité requise pour
faire un choix, puisqu’il devient de plus en plus difficile de découvrir un niveau de contri-
bution qui améliorerait la situation d’un individu avec des préférences très différentes de
celles des autres, et que les incitations à s’engager dans des manipulations stratégiques de
ses propres préférences augmentent. Une façon alternative d’envisager le processus est de
chercher les coalitions gagnantes. Chaque nouvelle proposition peut être un peu différente
que les précédentes et peut obtenir le soutien d’un ensemble d’électeurs légèrement diffé-
rent. Quand le processus de vote prend cette forme, la possibilité qu’un cycle apparaisse
doit être envisagée. Les coûts de la prise de décision pourraient alors totalement chuter
dans la mesure où la majorité requise monterait au-dessus d’un niveau quelconque de m j ,
parce qu’augmenter m j fait baisser la probabilité d’un cycle. Cela est particulièrement
probable si les options sur lesquelles on vote rassemblent les traits des biens publics purs,
et donc il est raisonnable de penser que les conditions nécessaires pour invoquer le théo-
rème de Caplin et Nalebuff (1988) sont remplies. Dans ce cas, on peut s’attendre à ce que
la probabilité qu’un cycle apparaisse chute dans la mesure où la majorité requise augmente,
atteignant zéro avec un m j de 0,64. Cela implique que les coûts marginaux de la prise de
décision ont une forme en U avec la partie en bas du U qui équivaut à quelque chose
comme 0,64 (voir la figure 26.1). Les bénéfices marginaux d’une augmentation de m j ,
p (m j )(w + s), couperont probablement d (m j ) deux fois, avec le m ∗j optimal placé
quelque part autour de 0,64. Le fait de prendre en compte la possibilité de cycles et les
coûts de la prise de décision peut mener à une convention constitutionnelle qui rejette la
règle de la majorité simple pour les problèmes de bien public ou de dilemme du prisonnier
en faveur de règles de majorités plus hautement qualifiées 9.
Bénéfices
et coûts
marginaux
ANALYSE
Figure 26.1
Le choix d’une majorité optimale.
NORMATIVE DES CHOIX PUBLICS
La constitution comme un contrat utilitariste 723
telles actions semblent efficacement gérées par une clause qui permet toutes les actions qui
n’ont été explicitement prohibées.
Le ratio −el j /u l j approche également zéro même lorsque −el j > 0, dans la
mesure où u l j devient très grand. Dans ce cas, les individus placés à l’étape constitution-
nelle, qui pensent pouvoir être un futur L, ne pourront pas simplement compter sur une
liberté au sens large pour protéger leur future liberté de faire al j . En effet, les futurs C vont
recevoir une utilité décroissante de al j , et ils peuvent essayer d’empêcher les L de faire a j .
De telles restrictions peuvent être imposées par un vote à la majorité simple et entraîner une
perte nette d’utilité, si la liberté de L de faire a j n’était pas protégée. Dans l’incertitude de
savoir si on sera un L ou un C, les individus pourraient maximiser leur utilité espérée à
l’étape constitutionnelle en exigeant qu’une proposition pour restreindre la liberté de faire
a j doive passer par une supra-majorité qui pourrait aller jusqu’à l’unanimité (voir la
figure 26.2).
Les L subissent une forte perte d’utilité de ne pas faire a j , ils vont voter pour une
proposition qui restreint leur liberté de faire a j , seulement s’ils sont compensés pour cette
perte ou convaincus de l’accepter. Bien qu’on puisse imaginer que des groupes puissent
être convaincus d’abandonner leur pouvoir de veto dans de telles situations, on peut s’at-
tendre à ce que ce soit rare si la convention constitutionnelle a anticipé correctement les
gains relatifs de l’action lorsqu’elle a choisi de la protéger par la règle de l’unanimité. Les
L voteront donc presque toujours contre toute proposition de restriction. Le temps perdu à
débattre et à voter pour de telles restrictions serait ainsi gâché. Si l’on anticipe que la
plupart des propositions futures pour restreindre cette action seront perdantes avec la règle
de l’unanimité, les futurs coûts de la prise de décision pourraient être économisés en défi-
nissant un droit constitutionnel qui garantirait aux L la liberté de faire a j . Cette garantie
empêcherait toute future atteinte publique ou privée à la liberté des L d’entreprendre une
action particulière ou, si des conditions analogues valent également pour les C, garantirait
la liberté de tous. Puisqu’un droit porte toujours avec lui la liberté de ne pas entreprendre
une action, la communauté pourrait toujours essayer de corrompre ou de persuader un
groupe pour qu’il s’abstienne d’une action particulière, de sorte que les deux résultats
possibles avec la règle de l’unanimité, restent accessibles à la communauté d’après la défi-
nition de ce qu’est un droit.
Plusieurs caractéristiques des droits constitutionnels décrits par cette théorie
doivent être soulignées. Premièrement, des droits explicites sont définis seulement pour des
actions capables de générer des externalités négatives suffisamment importantes pour que
les membres de la communauté soient prêts à faire des efforts pour essayer de restreindre
ces actions. En l’absence de toute externalité négative, même des actions qui fourniraient
des bénéfices considérables à l’acteur ne seraient pas contestées et il n’y aurait donc pas
besoin qu’elles soient protégées. Deuxièmement, il y a une tension inhérente entre droits
constitutionnels et le principe de démocratie majoritaire. Lorsque l’institution de droits
explicitement définis et la règle de la majorité sont également présents dans la constitution
pour résoudre les conflits d’intérêt entre individus, ces situations entraîneront des diver-
gences dramatiques dans les pertes perçues imposées aux différents groupes autour de la
question de savoir s’il faut empêcher ou circonscrire des actions. La règle de la majorité
simple est optimale pour résoudre une externalité négative quand les individus placés à
Bénéfices
et coûts
marginaux
La constitution comme un contrat utilitariste
Figure 26.2
La règle de l’unanimité comme majorité optimale.
725
726 ANALYSE NORMATIVE DES CHOIX PUBLICS
l’étape constitutionnelle s’attendent à ce que le gain d’utilité d’entreprendre une action est
équivalent aux pertes d’utilité que cette action entraîne. Les droits sont définis précisément
là où la règle de la majorité simple n’est pas optimale, parce que les gains et les pertes
espérés d’une interdiction sont dramatiquement différents, de sorte que ceux qui écrivent la
constitution préfèrent éviter qu’on en fasse usage. Puisque les droits seront définis seule-
ment lorsque des pertes significatives sont attendues pour ceux qu’on empêche d’agir, par
rapport aux pertes que l’action imposerait aux autres, des disputes sur les droits ont des
chances d’être émotionnellement chargées, parce qu’elles opposent parfois une majorité
substantielle qui se sent dérangée par cette action à une minorité intense qui bénéficie de
celle-ci 10.
Un droit protège la liberté d’un individu d’agir. Par conséquent, tous les droits
définis explicitement dans une constitution contiennent une obligation implicite pour tous
les individus à ne pas interférer lorsqu’un individu veut entreprendre une action constitu-
tionnellement protégée 11. Les obligations explicites, elles, rendent obligatoires certaines
actions. De même qu’un droit constitutionnel de faire a j peut être conçu comme une façon
de dire que toute restriction future de a j imposée par la communauté doit être approuvée à
l’unanimité, une obligation constitutionnelle de faire a j est une façon de dire que toute
exemption à cette obligation doit être approuvée à l’unanimité. Les deux clauses doivent
être appliquées seulement en situation de conflit. Cependant, il y a une différence très
importante entre un droit et une obligation. Un droit permet à un individu d’être libre de
faire a j , mais il n’exerce pas de contrainte sur son choix. L’individu reste libre de faire a j
ou de ne pas le faire. Donc, un droit étend et renforce la protection des libertés, dans la
mesure où la constitution que l’on a choisie le permet.
Une obligation explicite rend obligatoire a j . Elle ne laisse pas le choix à l’individu.
Une telle obligation est souhaitable lorsqu’un acteur peut subir une perte d’utilité au béné-
fice du reste de la communauté, c’est-à-dire seulement dans une situation de conflit. Donc,
une obligation est une forme d’asservissement à la communauté. On peut espérer, par
conséquent, que dans les communautés où les individus pensent obtenir des gains signifi-
catifs en laissant la liberté aux gens de faire leurs propres choix, le nombre de droits à agir
définis par la constitution excède largement les obligations à agir.
res années, qui préfèrent concevoir les constitutions comme conventions ou comme dispo-
sitifs pour coordonner les actions des membres de la société 12. Bien que ce problème soit
partiellement sémantique, il y a plus en jeu qu’une simple question de mots, puisque les
deux perspectives sont des perceptions différentes de ce que sont les constitutions et de ce
à quoi elles servent. Nous allons donc nous arrêter pour examiner les raisonnements qui
sous-tendent les deux perspectives.
12 Voir Hardin (1989, 1990) ; Ordeshook (1992) ; Binmore (1994, pp. 28-31) ; Kolmar (2000) ; et Filippov,
Ordeshook et Shvestova (2001).
13 Voir Buchanan et Tullock (1962, pp. 6-8).
14 Rawls (1971) est très attentif à la question de l’acceptation des principes dans sa théorie du contrat social, tout
comme Buchanan (1975a) dans sa théorie hobbesienne des constitutions.
728 ANALYSE NORMATIVE DES CHOIX PUBLICS
Ce point pourrait être étayé par une analogie entre une constitution et un
mariage 15. Aujourd’hui, deux personnes peuvent vivre longtemps ensemble sans être
mariées, après quoi elles peuvent décider de se marier même si cet acte ne change rien dans
leur vie quotidienne. Pourquoi affrontent-elles des soucis et des dépenses pour un mariage
formel ? Une explication est qu’elles ont décidé de s’engager plus profondément dans la
relation, et symbolisent cet engagement plus profond par une union légale. En agissant
ainsi, elles se communiquent réciproquement leur volonté de vivre ensemble pour long-
temps encore, « pour le meilleur et pour le pire », et ainsi de suite. Signer le contrat de
mariage peut renforcer l’engagement de chacun dans la relation, tout comme signer une
constitution – ou voter pour en ratifier une – peut renforcer l’engagement de chaque citoyen
à la respecter. Pour certains, de telles actions symboliques ont de l’importance.
Dans des communautés trop grandes pour fonctionner simplement par des institu-
tions de démocratie directe, une deuxième forme de problèmes d’acceptation surgit.
Comment s’assurer que les futurs représentants des citoyens prendront les décisions qui
avantagent les intérêts des citoyens et non simplement leur propres intérêts ? Ici encore
nous pouvons concevoir une constitution comme un contrat, en particulier comme contrat
entre principal et agent. Comme dans tout contrat entre un principal et un agent, la ques-
tion de créer des incitations pour les agents est centrale. Les élections compétitives consti-
tuent une solution évidente à cette question, la division des pouvoirs dans la constitution en
est une autre.
L’approche contractualiste des constitutions a trois avantages conceptuels possi-
bles : (1) elle résout le problème de régression à l’infini lié au choix d’une règle de vote,
(2) elle donne aux citoyens une raison pour accepter leur constitution et (3) elle met en
avant la structure de principal-agent du gouvernement représentatif et, par conséquent, le
besoin de penser des institutions qui fassent coïncider les intérêts des représentants avec
ceux des citoyens.
Mais si les contrats assurent que les gens fassent ce qu’autrement ils n’auraient
pas fait, il est difficile d’isoler la source ultime de la stabilité constitutionnelle. En
effet, ses articles peuvent être appliqués à travers un second contrat, qui serait
alors appliqué par un troisième et ainsi de suite. Ou alors sont-ils appliqués de
l’intérieur, par la police, la justice ou l’armée ? Ou alors ils devraient être appli-
qués en nous forçant à être administrés par une oligarchie qui serait en dehors des
limites de la constitution ? La première option est évidemment infaisable, alors
que la seconde ne fait que repousser le problème, qui se formulerait alors ainsi :
« comment les articles constitutionnels qui appliquent ces mécanismes d’applica-
tion, sont-ils appliqués ? » (Ordeshook, 1992, p. 144).
15 Bien que très critiques de l’approche contractuelle des constitutions, Filoppov, Ordeshook et Shvestova (2001)
utilisent la même analogie.
La constitution comme un contrat utilitariste 729
26.8.3 Discussion
Les constitutions sont des contrats. Les constitutions sont des conventions. Ces deux affir-
mations sont des métaphores et, comme toutes les métaphores, aucune n’est littéralement
vraie. D’un autre côté, chacune offre un ensemble d’idées qui aident à révéler des impor-
tantes caractéristiques sous-jacentes des constitutions. Les constitutions ressemblent à la
fois à des contrats et à des conventions.
L’article d’une constitution qui dit que le chef de l’État doit être élu tous les cinq
ans convient élégamment à la métaphore selon laquelle les constitutions sont des conven-
tions. On peut choisir différentes durées d’un mandat électoral – quatre ans, cinq ans ou à
vie. Chacun peut être conçu comme le résultat d’un équilibre à long terme différent. En
choisissant conventionnellement cinq ans, la constitution sélectionne effectivement un de
ces équilibres. Une fois qu’il est établi, il a des chances de se maintenir par auto-applica-
tion. Il y a beaucoup d’éléments dans beaucoup de constitutions qui ressemblent à celui-ci.
Cependant, considérons une interdiction constitutionnelle du divorce. Un tel
article ne ressemble pas à une convention. Certainement, il n’est probablement pas auto-
appliqué. Parfois, les gens veulent divorcer, et si cet article de la constitution doit être appli-
qué, il le sera par la police, les juges ou l’armée. Si la constitution inclut des articles comme
celui-ci, elle devra également prévoir des agences pour leur application, et le problème de
la régression à l’infini soulevé par Ordeshook revient nous embêter. Une fois que la police,
les juges ou l’armée empêchent tous les divorces, qui les arrêtera s’ils veulent également
empêcher les naissances, les relations sexuelles hors du mariage, et beaucoup d’autres
actions qui ne sont pas interdites dans la constitution ?
Toutes les constitutions contiennent des articles qui requièrent des agents d’appli-
cation pour être respectés. Leur inclusion dans la constitution pousse immédiatement les
citoyens dans une relation de principal-agent avec l’État, et la métaphore des constitutions
comme contrats redevient pertinente. Mais pourquoi une constitution devrait-elle interdire
à jamais les divorces ? Pourquoi interdirait-elle pour toujours l’esclavage ? La théorie cons-
titutionnelle des deux étapes présentée dans ce chapitre donne un aperçu des réponses
qu’on peut donner à ces questions. Une communauté peut interdire les divorces ou l’escla-
vage si elle croit que les gains futurs des personnes qui veulent divorcer ou qui veulent un
esclave seraient très petits par rapport aux pertes que ces actions imposeraient aux autres.
Lorsque nous mettons de tels articles dans la constitution, les citoyens doivent aussi créer
des agents pour appliquer ces interdictions, et donc aussi inclure des articles qui incitent ces
agents à respecter le contrat constitutionnel. La structure du principal-agent du contrat
constitutionnel doit être reconnue 18.
Un danger de la conception des constitutions comme des conventions auto-appli-
cables est qu’on a l’impression que ces « mécanismes » ou « dispositifs » pour coordonner
les actions, seraient non modifiables après qu’ils ont été choisis. La valeur de la constitu-
tion comme contrat est qu’on peut reconnaître que ces contrats doivent souvent être repen-
sés pour qu’ils s’adaptent mieux aux situations qui changent, et on peut immédiatement
identifier qui a le droit de réécrire le contrat. Si la communauté au dix-huitième siècle
pensait que l’interdiction du divorce devait être inscrite dans la constitution, et si aujourd’-
hui elle pense différemment, alors elle devrait avoir la possibilité de changer la constitu-
18 Le problème de contraindre les agents de l’État est central dans l’approche contractualiste des constitutions de
Brennan et Buchanan (1980, 1985). Merville et Osborne (1990) mettent aussi l’accent sur la structure de prin-
cipal-agent du contrat constitutionnel, et soulignent que le contrat doit être auto-applicable. Donc, la nécessité
que la constitution soit auto-applicable n’est pas ce qui oppose les contractualistes aux conventionalistes.
La constitution comme un contrat utilitariste 731
tion. Cela à son tour implique que, quand la constitution est écrite pour la première fois, les
articles doivent être écrits de façon à permettre à la communauté de les changer lorsque les
conditions changent 19. Au contraire, la métaphore des constitutions comme conventions
décrit un processus évolutionnaire qui sélectionne les conventions et les équilibres, et qui
échappe à l’emprise des citoyens.
Bien que toutes les constitutions aient des propriétés contractuelles et convention-
nelles, elles diffèrent par la manière dont ces propriétés sont mises en évidence. La consti-
tution britannique ressemble presque à un ensemble de conventions qui servent à
coordonner l’activité politique de la nation. Sauf pour la signature de la Magna Charta en
1215, il n’y a pas de « moments constitutionnels » qui peuvent être identifiés comme des
exemples d’accord contractuel entre les citoyens 20. La structure non écrite de la constitu-
tion britannique lui donne une grande flexibilité pour répondre aux changements de l’en-
vironnement. Par exemple, la constitution a évolué par le fait qu’une élection nationale doit
être tenue au moins une fois tous les cinq ans, mais en temps de guerre ou de crise natio-
nale, les élections doivent être temporairement suspendues. La constitution britannique est
un ensemble de conventions flexible et capable d’évoluer.
À l’opposé, l’histoire des États-Unis contient un grand « moment constitutionnel »
à la fin du dix-huitième siècle, lorsque la constitution a été écrite et ratifiée. Comme le
disait Thomas Paine, la constitution a été perçue comme un contrat entre les Américains,
ce qui explique la révérence que beaucoup d’Américains ont pour leur constitution et sa
durée exceptionnelle.
19 Voir la proposition de Mueller (1996a, chapitre 21). Une des grandes faiblesses de certaines constitutions –
comme celle des États-Unis – est la difficulté de la changer. Voir Ackerman (1998).
20 Même la signature de la Magna Charta n’impliquait que le roi et quelques barons.
732 ANALYSE NORMATIVE DES CHOIX PUBLICS
Règles −→ Résultats
La plus grande partie de l’école des choix publics a développé et testé des théories portant
sur cet aspect de l’économie politique constitutionnelle. Par exemple, les théories concer-
nant la manière dont les règles électorales déterminent le nombre de partis représentés au
parlement, discuté dans le chapitre 13, tombent dans cette catégorie. Si un pays est bipar-
tite ou multipartite, avec un système présidentiel ou parlementaire, cela affectera à son tour
la taille et la composition des dépenses gouvernementales 22.
La deuxième façon d’évaluer les théories constitutionnelles correspond aux théo-
ries concernant la manière dont les préférences individuelles se traduisent dans des règles
politiques ; les préférences pertinentes dans ce cas sont celles des individus qui écrivent la
constitution.
Préférences −→ Règles
C’est cette façon de concevoir la théorie des constitutions qui est la plus fortement associée
à la théorie à deux étapes présentée ci-dessus. Par exemple, la théorie des constitutions à
deux étapes prédit que les individus introduisent des droits d’entreprendre des actions
spécifiques dans la constitution s’ils envisagent des pertes significatives de ceux qu’on
empêcherait d’entreprendre ces actions, par rapport à toutes les externalités qu’elles
peuvent produire, et s’ils ne savent pas si des futurs individus pourraient pousser la commu-
nauté à empêcher que ces actions soient entreprises. Les premières constitutions françaises,
à l’instar de la constitution des États-Unis, ont été écrites en partie par des personnes issues
de familles qui avaient vécu des persécutions religieuses et, au moment où elles ont été
écrites, beaucoup pouvaient encore avoir peur que quelque future majorité puisse essayer
de les empêcher de pratiquer leur religion, et donc que la liberté de le faire doive être proté-
gée en étant explicitement mentionnée dans la constitution. De même, beaucoup de person-
nes ont été arbitrairement arrêtés et pouvaient se sentir susceptibles de courir encore ce type
de danger. L’existence de beaucoup de droits d’agir protégés dans les constitutions est aisé-
ment compréhensible à partir de la théorie des constitutions à deux étapes.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
Un grand nombre d’articles ont adopté implicitement l’étape constitutionnelle de décision. Voir, en
particulier, Rae (1969) ; Mueller (1971, 1973, 1996a) ; Mueller, Tollison et Willett (1974a, 1974b,
1976) ; et Abrams et Settle (1976). Le champ de l’économie politique constitutionnelle a désormais
son propre journal, Constitutional Political Economy, et le 90e volume du journal Public Choice
(1997) est entièrement dédié à ce sujet.
James Buchanan a exposé et défendu l’approche à deux étapes des constitutions dans de nombreux
essais. Un bon exemple est Liberty, Market and the State publié en 1986. Riley (2001) présente une
excellente analyse de l’approche à deux étapes des constitutions.
Coleman (1988) offre une discussion critique de l’économie politique à partir d’une perspective juri-
dique. Cooter (2000) utilise les concepts de la théorie des jeux pour l’analyse des institutions cons-
titutionnelles. Ferejhon, Rakove et Riley (2001) offrent plusieurs essais intéressants sur les enjeux
constitutionnels.
Beard, avec son livre de 1913, peut être vu comme un – sinon le – pionnier du public choice et de
l’économie politique constitutionnelle. Beard a clairement anticipé quelques hypothèses et résul-
tats de McGuire et Ohsfeldt (1986, 1989) et de McGuire (1988) et son livre partage avec toutes les
« théories économiques de la politique » un certain cynisme sur les motivations individuelles et sur
les effets sur la politique.
Voigt (1997, 1999) a été l’un de ceux qui ont le plus développé la dimension positive de l’économie
politique constitutionnelle.
23 Pour une tentative originale de tester les propositions concernant les choix constitutionnels en utilisant des
données sur les règlements de co-propriétés, voir Sass (1992).
27
LE DROIT LIBÉRAL
ET LES CHOIX SOCIAUX
Dans le chapitre 26, nous avons exposé les raisons pour lesquelles les individus décidaient
de définir certains droits pour agir dans un cadre constitutionnel. On considère souvent
l’existence de ces droits protégés par la constitution comme une condition préalable essen-
tielle à la liberté d’une société. En effet, ces droits protègent la liberté de tous les citoyens.
Ils renvoient aux définitions traditionnelles du libéralisme comme celle proposée par John
Stuart Mill (1859). Dans une courte note publiée en 1970, le lauréat de prix Nobel Amartya
Sen (1970b) examinait la notion de libéralisme du point de vue des choix publics/sociaux.
Cette note a mené à un théorème d’impossibilité, semblable à celui mis en évidence par
Arrow et qui donna lieu à de longs et vigoureux débats portant à la fois sur les implications
du théorème et le concept de libéralisme lui-même. Dans ce chapitre, nous traitons certai-
nes questions soulevées par ces débats. Nous débutons par le théorème lui-même.
27.1 LE THÉORÈME
Le théorème d’Arrow soutient qu’il est impossible de respecter quatre contraintes du
processus de choix social sans placer une personne en position de dictateur pour tous les
choix collectifs (voir le chapitre 24). Sen (1970a, b) cherchait à donner à chacun la possi-
bilité d’être dictateur pour un unique choix « collectif », comme par exemple la couleur de
la peinture de sa salle de bain, mais aboutit malgré cela à un autre théorème d’impossibi-
lité.
Sen (1976, p. 217) cherchait à mettre en évidence une fonction de décision collec-
tive qui respecte la propriété suivante :
Sen formalise cette condition en permettant à chaque individu d’être décisif pour
un unique choix collectif portant sur deux alternatives. Il montre ensuite que cette condi-
tion (du domaine non restreint) et le principe de Pareto suffisent à produire une fonction de
choix collectif à majorité cyclique (1970a,b). Comme celui d’Arrow, ce théorème est
remarquable en ce sens qu’il aboutit à un résultat décisif à partir de contraintes minimes. Il
n’implique ni la transitivité (l’absence de majorité cyclique seulement) ni l’indépendance
par rapport aux possibilités non pertinentes (mais voir les remarques faites auparavant).
Sen illustre son théorème par l’exemple suivant. Supposons qu’un seul exemplaire
du livre L’amant de Lady Chaterley (LCL) soit disponible à la lecture et que les trois états
sociaux suivants soient possibles :
a. A lit L’amant de Lady Chaterley, et B ne le lit pas.
b. B lit L’amant de Lady Chaterley, et A ne le lit pas.
c. Aucun des deux ne le lit.
Le droit libéral et les choix sociaux 737
A, l’individu prude, préfère que personne ne lise l’ouvrage, mais préférerait tout de
même le lire lui-même plutôt que B ne le lise. B, le luxurieux, préfère par-dessus tout que
A, le pudibond, lise le livre, mais préférerait le lire lui-même plutôt que personne ne le lise.
On a donc :
Pour A, c P a P b,
Pour B, a P b P c
Si on invoque la règle du libéralisme pour permettre à B de choisir de lire ou non le livre,
on obtient :
b P c.
« Votre vice (B) ne vous autorise pas à porter atteinte à ma vertu (A). Je préfére-
rais ne pas m’adonner à une telle lecture (i.e. je préfère c à a) et que vous en
fassiez autant (i.e. je préfère c à b). Malgré cela, je choisis de « respecter » ou
plutôt de tolérer vos goûts dans les domaines que je considère comme votre vie
privée. J’accepte alors que ma préférence pour c plutôt que b ne soit pas prise en
compte. Je voulais tellement préserver votre vertu que j’aurais préféré lire l’œuvre
moi-même (i.e. je préfère a à b) mais comme je suis cohérent, je me rends bien
compte que si j’insiste pour que ma préférence pour c sur a compte autant que ma
préférence pour a sur b, il n’y aura alors aucune raison pour que je renonce à ma
préférence de c sur b. Je peux alors décider que ma préférence de a sur b ne soit
plus prise en compte, même si je ne suis pas totalement indifférent à votre choix
concernant la paire (a, b). »
Pour les mêmes raisons, vous pourriez ne plus accorder d’importance à votre
préférence pour a sur b car vous souhaitez avant tout que votre préférence pour b sur c soit
prise en compte et décideriez alors de renoncer à votre préférence de b sur c (car je reste le
738 ANALYSE NORMATIVE DES CHOIX PUBLICS
principal concerné). Mais la préférence Pareto-optimale de a sur b est fondée sur la prise
en compte de mes préférences et des vôtres concernant a et b » (Sen, 1976, 1982, pp. 313-
4 ; avec une modification due à la terminologie nécessaire à notre exemple).
Sen résout ainsi le paradoxe en supposant que les individus, bien qu’intrusifs par
nature, ont des valeurs libérales qu’ils s’appliquent à eux-mêmes de manière à hypothéquer
une partie de leurs préférences ou à leur accorder moins d’importance. L’individu b, s’il est
libéral, pourrait par exemple affirmer que le seul choix pertinent à ses yeux est b ou c,
d’où :
Pour B libéral, b P c.
Sous contrainte de respecter les valeurs du libéralisme, l’ordre social devient alors transitif
et peut déboucher sur un résultat tel que B lit LCL et pas A.
Pour définir l’optimum de Pareto, Sen choisit de traiter les préférences intrusives
de A et B comme leurs « vraies » préférences ; le libéralisme agissant comme une simple
contrainte sur les vraies préférences. Mais on pourrait considérer aussi bien l’intrusion et
le libéralisme comme deux éléments plus ou moins importants d’un ensemble unique de
préférences d’importances inégales (Mueller, 1996b).
L’individu libéral A pourrait très bien accepter le choix de B si celui-ci préfère lire
LCL plutôt que de s’abstenir. Son ordre de préférence entre b et c serait alors :
Pour A libéral, b P c.
De même :
Pour B libéral ; c P a.
L’individu A pudibond préfère ne pas lire l’exemplaire de LCL.
Pour A : c P a
Alors que pour b luxurieux : b P c.
Si l’on combine les préférences libérales de nos deux individus sur l’action d’au-
trui et leurs préférences personnelles relatives à leurs propres actions, on obtient :
Pour A et B : b P c P a.
Si A et B sont libéraux, ils reconnaissent tous deux que le meilleur résultat social est pour
l’individu luxurieux B de lire LCL et pour A de s’abstenir 1.
Par conséquent, on aboutit au même résultat si l’on suppose que le libéralisme fait
partie intégrante des préférences d’une personne ou agit seulement comme une contrainte
extérieure sur celles-ci. La manière dont on conçoit le problème n’est qu’une question de
choix méthodologique (Mueller, 1996b). Prenons un exemple. J’aime fumer une cigarette
1 Pour lever le paradoxe, il n’est pas nécessaire que les deux individus soient libéraux. Mais lorsqu’un seul des
deux l’est, le résultat du choix social ne sera pas le même si c’est A le pudibond ou bien B le luxurieux qui est
libéral.
Le droit libéral et les choix sociaux 739
après avoir diné mais je n’en fume qu’une seule lorsque je dîne seul. Ce soir, je dîne avec
vous et le fait que je fume vous dérange. Je décide alors de ne pas fumer. Mon choix de ne
pas fumer correspond-il au maximum sans contrainte de ma fonction d’utilité avec pour
arguments le plaisir que je prends à fumer et l’ennui que me cause votre désagrément, ou
bien au maximum de ma fonction d’utilité qui comprend seulement mon plaisir à fumer
mais dont la solution respecte la contrainte que je ne dois pas dégrader votre confort ?
La première manière de lever le paradoxe du libéralisme est de supposer que les
individus abandonnent consciemment certaines de leurs préférences afin d’éviter l’appari-
tion du paradoxe. Si les individus étaient résolument égoïstes et intrusifs, les principes du
libéralisme seraient en contradiction avec l’optimum parétien. Mais si les préférences de
nos deux individus A et B sont guidées par les principes du libéralisme, toute incohérence
avec le principe de Pareto (avec ou sans contrainte) n’a plus lieu d’être. La solution
suivante fait appel uniquement aux intérêts égoïstes des individus.
(c, b) P (a, d)
2 Voir Bernholz (1974c) ; Seidl (1975), Breyer (1977) ; Craven (1982) ; Sugden (1985, 1993) ; Gaertner, Patta-
naik, et Suzumura (1992) ; Buchanan (1996) ; Fleurbaey et Gaertner (1996) ; Pattanaik (1996) ; et Suzumura
(1996).
740 ANALYSE NORMATIVE DES CHOIX PUBLICS
Matrice 27.1
B, le lascif
Ne lit pas LLD Lit LLD
A, le prude Lit LLD a d
Ne lit pas LLD c b
du moins difficile à appliquer. Il est fort probable que l’individu prude, A, feigne de lire
l’ouvrage en sautant les passages qui heurtent le plus sa sensibilité. Rien n’empêche non
plus l’individu luxurieux, B, de dévorer en toute discrétion les passages les plus juteux s’il
parvient à se procurer l’ouvrage sans que A le sache. En outre, l’application d’un tel contrat
par un tiers même impartial constituerait une violation au fondement des valeurs mêmes du
libéralisme. L’individu B devrait, par exemple, être surveillé en permanence pour que l’on
soit sûr qu’il ne lise pas l’exemplaire.
La seconde objection à la solution du paradoxe via la négociation est certainement
valide mais en l’acceptant, le paradoxe se délite puisqu’il devient alors possible d’atteindre
un optimum de Pareto. Lors de notre discussion relative aux externalités et aux biens
collectifs dans le chapitre 2, nous avons vu qu’une allocation Pareto-optimale des ressour-
ces est en principe toujours possible grâce à des accords à l’unanimité entre tous les partis
concernés. Il ne reste plus qu’à résoudre le problème des coûts de transaction. L’impossi-
bilité de parvenir à des allocations Pareto-optimales en présence de coûts de transaction ne
constitue pas un paradoxe en soi. C’est un simple fait, inhérent à la vie en société. Une allo-
cation des ressources ne peut être qualifiée de Pareto-optimale uniquement compte tenu des
coûts de transactions en présence (Dahlman, 1979).
Les coûts de définition et d’exécution d’un contrat pour aboutir au résultat a paré-
tien optimal peuvent empêcher sa réalisation même en l’absence de droits libéraux. Si la
moindre décision comme celle consistant à savoir qui lira quoi doit résulter d’un accord
collectif entre A et B et qu’aucun des deux ne peut agir sans avoir concerté l’autre, il appa-
raît des situations de type du dilemme du prisonnier. Cela va alors inciter A et B à faire
preuve d’opportunisme lors de l’accord qui doit mener au résultat a. Le problème de l’exé-
cution de tels contrats ne dépend donc pas de l’attribution de droits libéraux.
Attribuons à A le droit sur la paire (b, d) et à B le droit sur la paire (a, c), A, le pudibond,
peut choisir de lire l’ouvrage ou non à condition que B le lise alors que B aura le droit de
le lire ou non à condition que A ne lise pas l’ouvrage. A aimerait échanger ses droits sur b
contre soit ceux sur a soit ceux sur c, mais B préfère être titulaire des droits sur la paire
(a, c) plutôt que sur (a, b) ou (b, c). Aucune négociation n’est alors possible.
Nous observons également que A et B ne peuvent exercer tous les deux leurs droits
initiaux sur les paires des états de la nature, car seulement un des états est possible 6. A ne
peut pas choisir de ne pas lire le livre si B décide que tous les deux doivent le lire. Le choix
5 Voir néanmoins les critiques de Breyer (1990) et Seidl (1990).
6 Comme le montre notre exemple de la pomme et de l’orange, cette difficulté n’apparaît pas dans la formula-
tion de Harel et Nitzan des droits libéraux. Plusieurs états de la nature sont possibles. On peut ainsi envisager
des dotations de droits qui n’ont aucun sens.
Le droit libéral et les choix sociaux 743
d’un individu doit précéder celui de tous les autres. Autrement dit, un des acteurs doit être
désigné comme le dictateur social indépendamment du principe de Pareto 7. Cette diffi-
culté, qui émerge de l’exemple de Sen, tient à l’hypothèse que les individus ont des droits
sur le choix des états de la nature. Nous nous proposons d’examiner plus en détail cette
hypothèse.
intuitive d’un droit est d’adopter une approche en termes de théorie des jeux et de définir les
droits comme des choix sur des actions acceptables. Envisageons un jeu à deux personnes,
avec les choix du joueur A représentés en ligne et celles du joueur B en colonne. Dans la
forme standard du jeu, une matrice représente les n actions possibles a Ai de A et une autre
les m possibilités a Bi de B. Si la société n’est composée que de ces deux individus, la
manière la plus évidente de concevoir les droits sera alors de supposer que A possède le droit
d’entreprendre ou non les actions a Ai de son choix et que B possède les mêmes droits sur les
actions a B j . S’ils choisissent tous deux d’exercer leurs droits en entreprenant les actions a Ai
et a B j , il en résultera l’état social défini par la paire d’actions (a Ai , a B j ). Ni A ni B n’a choisi
cet état social. Aucun d’eux n’a le pouvoir de le faire. Ils ont en revanche chacun le pouvoir
de choisir une composante de l’état social final qui est d’entreprendre ou non une action
particulière. Comme nous l’avons montré à l’aide d’une matrice du dilemme du prisonnier
dans la section précédente, lorsque l’on applique la théorie des jeux au libéralisme, il est
possible de concevoir des situations dans lesquelles le résultat social, qui résulte de la
confrontation des choix stratégiques de chaque joueur, n’est pas optimal au sens de Pareto 8.
Quelle est finalement la meilleure manière de conceptualiser les droits ? La
réponse à cette question dépend d’une part du caractère conditionnel des états sociaux rela-
tifs à la définition des droits et d’autre part du sens que nous donnons intuitivement au mot
« droit ». Dans de nombreux cas, notre intuition nous guiderait vers une liberté d’action
inconditionnelle, comme celle de lire les livres de notre choix ou de choisir la couleur de
notre chemise. Mais il existe d’autres cas pour lesquels un droit conditionnel semble plus
approprié. Par exemple, X a le droit d’embrasser Y si Y veut être embrassé par X 9.
Sen (1996) reconnaît que lorsque l’on assimile le libéralisme à l’attribution de
droits de décision sur des actions plutôt que sur des états sociaux, cela nous permet de
rendre compte de l’idée que l’on se fait d’un « droit ». Mais en même temps, cela nous
pousse à soutenir que la nécessité de définir et d’assurer des droits provient aussi du fait
que nos actions ne sont pas sans conséquences. Ces actions dépendent elles-mêmes des
caractéristiques des états sociaux qui résultent à leur tour du choix individuel de nos
actions. Sen donne l’exemple suivant :
Dans cet exemple, Sen insiste sur le fait que la possibilité pour un musulman
d’exercer son droit à ne pas manger de porc dépend en grande partie de l’information dont
il dispose concernant la composition des mets qu’il est susceptible de manger.
8 On pourra également voir Nozick (1974, pp. 165-6) à ce sujet.
9 On pourra se référer à Sen (1992) qui prend pour exemple le droit de chanter avec un groupe ou de se décou-
vrir la tête en public.
Le droit libéral et les choix sociaux 745
individus est considérée comme allant de soi et compte tenu des hypothèses faites sur les
préférences, il s’ensuit nécessairement un paradoxe. Mais d’où proviennent ces droits ?
S’ils sont inscrits dans la constitution, il nous faut alors expliquer comment les individus
ont pu parvenir à un accord concernant la définition de ces droits.
Pour mesurer ce problème, reprenons l’exemple de la pomme et de l’orange mais
supposons cette fois que les deux individus ont des préférences identiques, par exemple
qu’ils préfèrent tous deux les oranges aux pommes. Dans ce cas, aucun échange de droit
n’est possible. Celui qui se voit attribuer le droit de décider qui mangera l’orange choisira
inévitablement de la manger. De plus, aucun accord unanime sur l’attribution des droits ne
sera possible au niveau constitutionnel sans invoquer une certaine forme de voile d’igno-
rance qui dissimulerait l’identité des futurs titulaires des droits 10.
Après avoir compris que, dans un cadre constitutionnel, la dotation des droits était
elle-même soumise à un choix social, la question (posée par l’exemple de LCL) est de
savoir si des individus dotés de préférences intrusives, comme le pudibond A et le luxurieux
B, définiront toujours des droits de lire les livres qu’ils veulent, comme des œuvres telles
que Lady Chatterley, ou bien si, au contraire, une société peut être suffisamment libérale
pour garantir constitutionnellement à chacun le droit de lire le livre de son choix, tout en
sachant que cette société est constituée d’individus aux préférences intrusives, à l’origine
du paradoxe du libéralisme ? Cela revient plus simplement à se demander si des individus
rationnels et égoïstes chargés de l’élaboration de la constitution peuvent définir des droits
qui mènent à des résultats non efficients au sens de Pareto ?
La théorie des droits constitutionnels présentée lors du chapitre 26 nous permet
d’expliquer pourquoi des individus rationnels cherchant à maximiser leur utilité espérée au
niveau constitutionnel sont amenés à garantir une protection explicite de certains droits. La
protection explicite s’applique à toute action individuelle dont on pense qu’elle peut
augmenter de manière significative l’utilité d’un individu tout en produisant une externa-
lité négative assez importante pour que certains individus soient incités à engager une
action collective pour empêcher cette action. La protection explicite des droits empêche
toute majorité potentielle d’interdire l’action en question. Dans de nombreux pays, d’im-
portants efforts ont été engagés afin d’interdire la publication et même la lecture de certains
ouvrages. Si, derrière le voile d’ignorance, on estime que le gain d’utilité retirée de la
liberté de lecture et de publication est bien supérieur à la perte d’utilité que ces activités
feraient peser sur un parti tiers, une clause relative à la liberté d’expression pourra être
inscrite dans la constitution afin de protéger ce type d’actions.
Alors que certains exemples de la littérature sur le paradoxe du libéralisme,
comme celui de LCL, prennent comme référence des actions typiquement protégées par la
constitution, d’autres comme le choix du carrelage de notre salle de bain, de la couleur de
notre chemise, de la position dans laquelle nous dormons, portent sur des actions qui ne
sont jamais explicitement protégées constitutionnellement. D’après la théorie des droits
constitutionnels, ces actions ne sont pas explicitement protégées car il y a fort peu de
chances qu’elles génèrent un niveau d’externalités négatives suffisant pour que des efforts
soient entrepris pour les interdire. Si l’on ne prévoit pas qu’une majorité future pourra
10 Breyer (1990) insiste sur la difficulté de parvenir à un accord sur la dotation initiale des droits.
Le droit libéral et les choix sociaux 747
apparaître pour interdire aux gens de porter des chemises bleues, alors cette action ne sera
pas explicitement protégée par la constitution.
Si l’on fait les hypothèses que les individus agissent à la lumière de leur intérêt
personnel quand ils rédigent une constitution et que les individus qui exerceront les droits
libéraux s’accordent sur ceux-ci dans l’élaboration de la constitution, il n’y aura alors
aucune contradiction entre les droits libéraux et l’application ex ante du principe de Pareto.
Un contrat constitutionnel passé à l’unanimité par tous les citoyens sera Pareto-optimal.
Cependant, l’hypothèse des domaines de préférences non restreints implique que des situa-
tions telles que celles de l’exemple de LCL pourront éventuellement se produire. Lorsque
cela arrive, l’exercice de notre droit à lire les livres de notre choix s’oppose inévitablement
au principe de Pareto. Si pour une raison ou pour une autre, l’inefficacité parétienne ne peut
être résolue au moyen de contrats coasiens, celle-ci sera amenée à perdurer. Ce résultat ne
peut que conforter ceux qui pensent que les valeurs libérales devraient prévaloir sur les
préoccupations en termes de bien-être. Ceux qui accordent la priorité au bien-être peuvent
toujours se consoler avec l’idée que ces situations Pareto-sous-optimales peuvent être rares
si ceux qui élaborent la constitution identifient correctement les actions qui devraient être
protégées par une définition explicite des droits.
Dans ce cas, il n’apparaît aucune contradiction majeure entre l’existence de droits
à entreprendre certaines actions et l’hypothèse que les individus entreprennent des actions
collectives dans le but de maximiser leur utilité. Sous cet angle, une incompatibilité entre
l’exercice des droits libéraux et le principe de Pareto surviendra uniquement dans des cas
exceptionnels. Cette manière de concevoir les droits présente l’avantage de pouvoir les
intégrer aux modèles rationnels de l’action collective sans avoir à en changer les fonde-
ments. De plus, nous disposons à la fois d’une théorie normative des droits fondés sur leur
nature contractuelle et d’une théorie positive dans la mesure où les individus égoïstes parti-
cipent au processus de définition des droits.
Dans le débat sur les droits libéraux, Amartya Sen parmi d’autres préfère conce-
voir les droits comme des principes qui ne peuvent résulter d’un calcul de maximisation
d’utilité. Cette interprétation ne permet pas de concilier les droits et le principe de Pareto.
Et lorsqu’une contradiction survient, Sen privilégie l’exercice du droit au détriment du
principe de Pareto. Bien que cette approche présente certains avantages dans la mesure où
elle propose des préconisations relativement claires quant aux choix sociaux à faire lorsque
les droits sont clairement définis, elle reste muette sur l’origine de ces droits. Le choix de
la couleur de ma chemise est-il un droit qui doit être protégé ? Ce droit a-t-il la même
importance que le droit de lire le livre de notre choix ou de pouvoir pratiquer la religion de
notre choix ? D’où proviennent ces droits ? Face à ces différentes interrogations, la littéra-
ture sur les droits libéraux n’apporte aucune réponse. L’approche de l’économie politique
constitutionnelle développée dans le chapitre 26 fournit une explication ainsi qu’une carac-
térisation de ces droits. Cette théorie ne place cependant pas les droits au-dessus du prin-
cipe de Pareto. Elle en fait plutôt une conséquence de l’application de ce principe à un
niveau antérieur du processus de décision collective.
748 ANALYSE NORMATIVE DES CHOIX PUBLICS
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
Les six pages initiales de la note de Sen qui posent le paradoxe ont donné lieu à une littérature abon-
dante. Sen (1976) passe en revue les résultats de cette littérature jusqu’en 1976. Wriglesworth
(1985) propose également une revue des travaux sur ce sujet. Pattanaik (1997) présente la littéra-
ture portant sur le théorème d’Arrow. Le numéro de septembre 1996 d’Analyse & Kritik est entiè-
rement consacré à ce sujet.
Riley (1985) envisage avec optimisme la possibilité d’intégrer des valeurs libérales à un ensemble
d’institutions démocratiques.
PARTIE
6
Ce chapitre 28 conclut ce livre par une réflexion sur les divers débats et controverses susci-
tés par l’économie de la politique et, plus généralement des décisions publiques. Il fait écho
à l’introduction écrite par les économistes qui ont adapté et traduit la version originale de
D.C. Mueller. Il expose, en effet, un peu à l’image de ce qui a été fait en introduction dans
le cadre francophone, la réponse d’un tenant de l’empirisme logique et de la rationalité
substantive aux critiques que les politistes et notamment Green et Shapiro (1995) ont
adressé au Public Choice dans la Revue Française de Sciences Politiques et dans un livre
publié en 1994 en anglais, Pathologies of rational choice theories 1.
Depuis les travaux de Black (1948a,b), Buchanan (1949) et Arrow (1951), il y a
maintenant plus d’un demi-siècle, l’école des Choix Publics, par l’intermédiaire de sa
revue, mais aussi de la diffusion de ses théories dans les sciences économiques, a permis
de mieux comprendre la manière dont les décisions politiques étaient prises. La simple
comparaison de la taille des ouvrages Public Choice (1979), Public Choice II (1989) et
Public Choice III (2003) permet déjà de mesurer ces progrès. Et pourtant, cet ouvrage,
malgré sa taille, se révèle bien moins complet que pouvait l’être celui de 1979.
Le Public Choice n’a pas seulement fait progresser la connaissance. Il est aussi
devenu très populaire chez les économistes. Le développement de cette littérature reflète
l’augmentation du nombre de chercheurs travaillant dans ce champ. Cette croissance a été
reconnue par l’obtention de trois « prix Nobel » (Kenneth Arrow, James Buchanan et
Amartya Sen), mais aussi par un développement particulièrement important dans la disci-
pline des sciences politiques. Ces évolutions devraient pouvoir nous permettre de dire que
désormais le Public Choice et la rationalité économique des acteurs politiques sont accep-
tés par l’ensemble des sciences sociales et les sciences politiques en particulier.
On ne peut cependant pas conclure de la sorte, car comme l’a rappelé l’introduc-
tion de ce livre, tout le monde ne partage pas cet avis. Les apports du Public Choice à la
science politique et plus généralement à la science économique restent très controversés.
Depuis sa naissance, le Public Choice ou l’approche économique de la politique a ses
détracteurs, comme par exemple Stokes (1963) et Barry (1965, 1970). Les critiques de sa
contribution à l’explication des décisions politiques restent très fortes dans le monde fran-
cophone (voir introduction) et sont même devenues très virulentes ces dernières années
dans le monde entier.
C’est pourquoi, avant de clore ce livre, il convient de répondre à quelques-unes de
ces critiques. Que le lecteur se rassure, nous n’allons pas aborder toutes les critiques qui
ont été formulées à l’égard de l’approche du Public Choice, car cela nécessiterait un livre
aussi long que celui-ci. Nous nous concentrerons plutôt sur les critiques de deux politistes,
Green et Shapiro (1994), car elles constituent une attaque frontale à l’égard de l’approche
du Public Choice et englobent beaucoup de critiques formulées par d’autres détracteurs 2.
Précisons que ce chapitre ne présente pas un grand intérêt pour le lecteur persuadé que le
Public Choice a enrichi l’étude des phénomènes politiques, et non intéressé par les débats
méthodologiques.
1 Pour un bref état des lieux des débats, on pourra consulter Mayar (1997) en français.
2 Nous ferons désormais référence à ces deux auteurs avec l’abréviation G&S. Dans ce chapitre, lorsque nous
mentionnons simplement des pages sans référence, il s’agira toujours de l’ouvrage de Green et Shapiro.
Le courant du Public Choice a-t-il fait avancer l’étude de la politique ? 753
Pour soutenir cela, Green et Shapiro (G&S) se sont concentrés sur les trois ouvra-
ges majeurs de l’école du Public Choice : Social Choice anf Individual Values d’Arrow 3,
An Economic Theory of Democracy de Downs 4 et The Logic of Collective Action d’Olson 5.
Une chose est certaine. Si ces trois œuvres n’ont pas enrichi notre compréhension du
processus politique, il y a peu de chance pour que des œuvres moindres l’aient fait, ce qui
remet en cause l’argumentaire de G&S. L’apport de ces œuvres et de toute la littérature
qu’elles ont engendrée est-il réellement nul ou minime ?
G&S examinent l’étendue du soutien empirique que peuvent recevoir quatre
prédictions, qui selon eux, émergent des trois ouvrages ci-dessus : (1) l’apparition de cycles
est très répandue dans la législature (Arrow), (2) un citoyen rationnel vote uniquement
lorsque l’utilité matérielle qu’il espère retirer du résultat des élections est supérieur aux
coûts du vote (Downs), (3) dans les systèmes politiques bipartites, la compétition politique
conduit à l’uniformisation des programmes (Downs), (4) en l’absence d’incitation indivi-
duelle à rejoindre un groupe qui fournit un bien collectif, l’individu rationnel adopte un
comportement de passager clandestin (Olson).
G&S avancent que la littérature du Public Choice n’est parvenue à confirmer
empiriquement aucune de ses prévisions et « a pourtant été accueillie comme un projet
scientifique rigoureux ». Selon G&S, cela tient au fait que les tests des implications du
modèle du choix rationnel souffrent d’importantes « pathologies méthodologiques »
(p. 33), qui sont tout d’abord, (1) le caractère ad hoc des théories (pp. 34-8). Face à une
incohérence des prévisions de leur modèle, les défenseurs du choix rationnel introduisent
des hypothèses ad hoc pour sauver leur théorie et éviter qu’elle ne soit invalidée par les
données. G&S font allusion à l’introduction d’une « préférence pour le devoir civique »
dans le modèle de l’électeur rationnel de Downs afin de revenir sur la prévision quelque
3 Arrow K.J. (1951, 1963), Social choice and individual values, Cowles Foundation 1st. ed. 1951, 2nd 1963,
traduction française, Choix collectif et préférences individuelles, Paris, Calmann-Lévy.
4 Downs A. (1957), An Economic Theory of Democracy, New York : Harper.
5 Olson M. (1965, 1987), Logique de l’action collective, coll. Sociologie, Paris, PUF (traduit de l’américain par
Mario Levi).
754 QU’AVONS NOUS APPRIS ?
peu dérangeante que personne n’ira voter (p. 50 sv.). (2) La formulation de théories ne
pouvant être vérifiées empiriquement : « Celui qui cherche à tirer des propositions testa-
bles des modèles du choix rationnel, s’aperçoit très souvent… que ces théories sont
conçues de manière à se prémunir de toutes preuves n’allant pas dans leur sens » (p. 38).
(3) La présence de biais de sélection et/ou de confirmation. On reproche aux défenseurs du
choix rationnel de ne prendre en compte que les éléments qui confirment leurs théories
(pp. 42-3), de concevoir des preuves à partir de leurs théories (pp. 43-4), et de se restrein-
dre de manière arbitraire à des domaines où leurs théories peuvent s’appliquer (pp. 44-6).
Ce type de restriction consiste, par exemple, à avancer que le comportement de passager
clandestin dans la fourniture volontaire de biens publics ne peut être réfutée par l’existence
d’individus participant à des manifestations de masse, car ce comportement est « irration-
nel » et ne rentre donc pas dans le champ théorique des sciences du choix rationnel (p. 88).
Avant de discuter des critiques de G&S, il serait sans doute judicieux d’essayer de
comprendre en quoi consiste exactement la méthodologie de l’approche du choix rationnel.
Quelles sont ses capacités et ses limites ?
approche à de nouveaux domaines, il est impératif de concevoir des hypothèses plus adap-
tées. Ici aussi, faire appel à d’autres branches des sciences sociales peut s’avérer bénéfique.
Une fois que nous avons précisé les arguments de la fonction d’objectif et les
contraintes pertinentes, on peut maximiser cette fonction. On obtient, ainsi, une équation
(condition de premier ordre à partir du problème de maximisation) qui va nous permettre
de faire des prévisions. Dans certains cas, la condition de second ordre peut nous permet-
tre de faire des prévisions supplémentaires. Enfin, on dispose d’une capacité d’analyse
encore plus importante si l’on peut supposer que le comportement agrégé de tous les indi-
vidus à l’intérieur du système aboutit à une situation d’équilibre. Cela nous donne deux
équations au lieu d’une et renforce la possibilité de tirer des propositions testables. L’inté-
rêt de savoir si la compétition politique produira ou non un équilibre s’explique donc par
la supériorité analytique des modèles avec équilibre.
Grâce à ces deux équations, l’une définissant la fonction d’objectif et l’autre la
contrainte, on pourra dans l’idéal établir des prévisions à partir du modèle et les tester avec
des données adéquates. Cependant, dans bien des cas, une fonction objectif assez simple,
définie pour l’acteur et les autres éléments du modèle, mène à des prévisions trop généra-
les. Par exemple, l’hypothèse habituelle que les économistes font sur la fonction d’utilité
du consommateur mène à la prédiction que le programme de demande du consommateur a
une pente négative. Le consommateur achètera plus d’un bien lorsque son prix baisse. Cela
fait par exemple partie des prévisions « banales » du modèle de choix rationnel qui « ne
fait que reprendre à son compte des connaissances déjà existantes ». De plus, toute esti-
mation d’élasticité de la demande pour un bien comprise entre –0,001 et –1000 peut être
interprétée comme « cohérente par rapport aux prédictions de la théorie » et donc peut
corroborer les modèles du choix rationnel en général. Cette flexibilité des tests empiriques
est un élément qui dérange G&S. Cependant, pour obtenir des prévisions plus précises, les
modèles doivent être plus raffinés. La façon dont on choisit de modifier le modèle afin
d’obtenir des prévisions plus précises dépendra des questions que l’on veut traiter.
Considérons l’exemple suivant : supposons qu’un économiste de l’Université de
Strasbourg décide d’estimer le programme de demande de porc dans la ville de Strasbourg
et la partie du budget alimentaire des consommateurs destinée à l’achat de porc. Il réunira
alors des données sur le revenu des consommateurs, les prix et les quantités auxquelles le
porc se vend, le prix des produits substituables comme le bœuf, etc. et estime les paramèt-
res de son modèle. La justesse de ses données est telle qu’il est extrêmement confiant dans
la robustesse de ses estimations. Il monte, alors, une entreprise de conseil et utilise son
modèle de prévision des ventes de porc dans d’autres villes et d’autres pays. Il rencontre
un franc succès dans certains endroits, en revanche, le modèle ne parvient pas à prévoir les
ventes de porc en Israël et en Égypte. Un de ses amis, sociologue, lui suggère que c’est sans
doute parce que le judaïsme et l’islam interdisent de manger du porc.
Que faire ? Une première possibilité consisterait à ne pas utiliser le modèle dans
les pays à fortes populations juives ou musulmanes sous prétexte qu’un individu dont les
croyances religieuses affectent les habitudes alimentaires ne serait pas rationnel, or le
modèle de demande de l’économiste suppose que les individus ont un comportement
rationnel. Cela pourrait être un exemple de restriction que dénoncent G&S. Une réponse
plus pragmatique conduirait l’économiste à introduire des variables, comme le pourcentage
756 QU’AVONS NOUS APPRIS ?
de juifs et de musulmans dans la population totale, pour rendre compte des différentes
« préférences pour le porc » des consommateurs. G&S ne seraient, pourtant, toujours pas
satisfaits par cet amendement au modèle du choix rationnel visant à augmenter son pouvoir
explicatif. Ils le rejetteraient, qualifiant ces modifications d’hypothèses ad hoc auxquelles
les partisans du choix rationnel ont recours quand leurs modèles ne fonctionnent pas empi-
riquement. Selon eux, lorsque l’on a conçu un modèle de choix rationnel simplifié pour
expliquer un phénomène (les programmes de demandes ont des pentes négatives), on ne
peut plus les améliorer pour étendre leur pouvoir explicatif à des domaines spécifiques. Si
les seules variables pertinentes du modèle sont le revenu et les prix, alors celles-ci doivent
pouvoir expliquer la demande de la même manière pour tous les groupes d’individus et
pour tous les biens 6.
De nombreux économistes seraient d’accord avec G&S. Parmi les plus extrêmes,
Stigler et Becker (1977), cités par G&S, considèrent comme non scientifique toute tenta-
tive de changer les préférences pour remédier à des anomalies empiriques. Beaucoup
d’économistes considèrent également toute hypothèse sur les motivations du dirigeant,
autres que la maximisation du profit, comme ad hoc. Mais certaines décisions managéria-
les, comme le paiement de primes d’émission élevées pour acquérir des firmes dans des
industries éloignées de leur cœur de métier, peuvent difficilement être expliquées comme
une tentative du dirigeant pour maximiser son profit. Les activités d’investissement et de
fusion-acquisition des grands groupes s’expliquent plus facilement en supposant que les
managers maximisent une fonction objectif qui inclut la croissance de la firme. Certains
économistes ont choisi de prendre ce type de fonction objectif pour modéliser les activités
d’investissement et d’acquisition des grands groupes. Ces modèles font tout autant partie
de la littérature des choix rationnels que ceux qui supposent la maximisation des profits.
Dans la méthodologie du choix rationnel, rien ne nous oblige à conjecturer qu’il n’y ait
qu’un seul argument dans la fonction objectif, ni à reprendre impérativement les arguments
des modèles de nos prédécesseurs.
C’est ce point que nous devons garder à l’esprit lorsque nous voulons appliquer le
modèle du choix rationnel à la politique. Par exemple, que doit on mettre dans la fonction
objectif d’un bureaucrate ? Pour répondre à cette question, nous pouvons nous demander
quel objectif poursuivrions-nous si nous étions bureaucrates. Nous pourrions consulter des
ouvrages de sociologie et de psychologie qui traitent de ce sujet. Nous pouvons, par
exemple, nous référer à Franz Kafka ou à d’autres romanciers qui ont écrit sur le thème de
la bureaucratie, etc. Niskanen (1971), qui a travaillé dans le Département de la Défense des
États-Unis, arriva à la conclusion que les bureaucrates maximisent la taille de leur budget
et développa une théorie de la bureaucratie fondée sur cette hypothèse. Cette hypothèse
comportementale est très proche de celle utilisée ci-dessus pour expliquer certaines activi-
tés des grands groupes. Mais elle ne peut rendre compte du comportement de tous les
bureaucrates dans toutes les situations. Peut-être que si Niskanen avait travaillé dans une
autre administration avec d’autres contraintes et d’autres incitations, il aurait conclu que les
bureaucrates maximisent leur loisir ou la probabilité de conserver leur poste.
Niskanen a été le premier dans le courant du Public Choice à proposer un modèle
de la bureaucratie et une grande partie de ceux qui l’ont suivi ont repris l’hypothèse que les
6 Voir la discussion de Chong (1996) et Diermeier (1996).
Le courant du Public Choice a-t-il fait avancer l’étude de la politique ? 757
bureaucrates maximisent leur budget. Certains d’entre eux affirment avoir trouvé un
soutien empirique à cette hypothèse. Nous proposons d’examiner certaines de ces études.
Cependant, il serait faux de penser que, parce que Niskanen a été le premier à modéliser le
comportement bureaucratique et à supposer que les bureaucrates maximisent leur budget,
l’application de la méthodologie du choix rationnel requiert l’hypothèse que tous les
bureaucrates maximisent leur budget et uniquement leur budget. Nous aurions également
tort de penser que la moindre preuve qui ne corrobore pas les prévisions du modèle de la
bureaucratie invaliderait à la fois ses hypothèses et l’approche du choix rationnel appliquée
à l’étude de la bureaucratie.
Une bonne théorie positive est une théorie qui à partir d’un ensemble relativement
restreint d’hypothèses propose des prédictions fortes et testables. L’essai d’Arrow n’a pas
pour vocation de contribuer aux théories positives. Lui opposer des études empiriques est
quelque part trompeur ; ce que nous allons expliquer avec le test qui suit. Les travaux de
Downs et d’Olson sont des théories positives et remplissent les critères d’une bonne théorie
positive, en ce sens qu’ils formulent des prévisions fortes à partir de maigres hypothèses :
personne ne vote, deux candidats adoptent des programmes politiques identiques, personne
ne contribue à la fourniture de biens collectifs 7. G&S semblent rejeter ces deux théories
ainsi que l’application du modèle du choix rationnel à la politique, car les prévisions fortes
de ces théories ne sont pas soutenues par des données. Mais cette étape est prématurée.
L’économie néoclassique fait, elle aussi, des prévisions fortes. Par exemple, sous l’hypo-
thèse que les firmes maximisent leur profit et que la concurrence est assurée, aucune firme
ne devrait faire de profit. Doit-on rejeter pour autant toute l’économie néoclassique et l’ap-
proche du comportement humain en termes de choix rationnel si l’on observe que les
profits de certaines firmes ne sont pas nuls ?
Avant de faire cela, nous devons répondre à trois questions : (1) Les prédictions de
la théorie sont-elles si éloignées de la vérité qu’il nous est impossible d’imaginer que la
théorie pourra expliquer les données ? (2) Peut-on ajouter d’autres hypothèses plausibles
conformes à la méthodologie du choix rationnel qui peuvent expliquer les prévisions du
modèle et les preuves empiriques ? Par exemple, la concurrence sur certains marchés n’est
pas parfaite ou encore certains dirigeants maximisent des fonctions objectif incluant d’au-
tres arguments que le profit. (3) Existe-t-il une théorie alternative qui expliquerait davan-
tage les données ? Si les réponses à ces trois questions sont respectivement oui, non puis
oui, alors, l’abandon de l’approche du choix rationnel sera justifié. G&S prétendent que
c’est le cas pour les théories d’Arrow, Downs et Olson. Examinons plus en détail leurs
arguments.
Comme nous l’avons précisé plus haut, le livre d’Arrow est un apport à la théorie norma-
tive. Il ne fait aucune prévision sur ce que l’on peut observer dans la pratique. Le théorème
d’impossibilité affirme qu’il n’est pas possible de concevoir un processus d’agrégation des
préférences individuelles capable à la fois de définir un classement social et de satisfaire
les cinq fameux axiomes (voir chapitre 24). La seule prédiction empirique qu’il est possi-
ble de faire à partir de ce théorème est que tout système d’agrégation des préférences indi-
viduelles doit violer au moins un des cinq axiomes, à supposer que ce système définisse un
classement social. Étant donné qu’il y a peu de chance qu’un système politique définisse
réellement un classement social, c’est-à-dire un classement de tous les états sociaux possi-
bles, la théorie ne fournit aucune prédiction testable. Si, en revanche, on admet l’hypothèse
que tout système politique définit un ordre social, la théorie prédit uniquement qu’au moins
un des axiomes ne sera pas respecté. Le théorème d’Arrow prédit, d’une part, que tous les
systèmes politiques seront des dictatures, et d’autre part, qu’il se forme inévitablement des
majorités cycliques dans les systèmes législatifs. On peut conclure en rappelant que l’im-
portance des systèmes politiques dictatoriaux dans le monde et l’histoire des régimes poli-
tiques confirment « les prévisions » du modèle d’Arrow.
Lorsque les préférences sous-jacentes des membres d’un groupe de décideurs sont
telles qu’il apparaît des majorités cycliques pour toutes les solutions envisagées, il est
possible que le comité « tourne en rond » sans jamais parvenir à prendre une décision. Étant
donné que des individus rationnels ne voudront pas participer à des élections interminables,
on s’attend à ce qu’un comité composé d’individus rationnels établisse une procédure qui
élimine ou réduise la probabilité d’apparition de cycles. Les questions que soulève le théo-
rème d’Arrow à propos de ces procédures sont les suivantes : est-ce qu’elles éliminent réel-
lement les cycles ? Si oui, comment ? De manière arbitraire (le résultat choisi dépend du
hasard de l’agenda politique, c’est-à-dire de l’ordre dans lequel les questions sont votées) ?
De manière autoritaire, en manipulant sciemment l’agenda politique ? Ou en éliminant les
résultats Pareto-optimaux, l’agenda étant tellement restreint, de manière à éviter l’appari-
tion de cycles, qu’une potentielle issue parétienne n’a aucune chance d’être soumise au
vote ? G&S sont extrêmement critiques à l’égard des réponses apportées par les théoriciens
du choix rationnel à ces questions. Même si certaines de ces critiques sont légitimes, elles
n’enlèvent rien à l’importance de ces questions. Si Arrow (et Black) n’avait pas attiré notre
attention sur la formation potentielle de cycles et leurs dangers, nous ne pourrions même
pas poser les bonnes questions concernant les effets des procédures législatives. Il est donc
tout à fait légitime de laisser aux héritiers d’Arrow le soin de répondre à ces questions.
Il est également important de remarquer que la formation de cycles peut concerner
des institutions politiques qui n’ont pas été conçues pour empêcher ce phénomène. La
formation d’un cabinet ministériel dans un système multipartite présente les caractéris-
tiques d’un jeu à somme nulle. Il y a un nombre fixe de titres, et une coalition majoritaire
doit se former pour déterminer l’affectation de ces titres. Quand, au terme d’une élection,
au moins trois types d’affectations des sièges du cabinet sont possibles, un cycle apparaît.
Le renouvellement fréquent des gouvernements dans des pays comme l’Italie ou la France
de la Quatrième République correspond bien aux prévisions de la théorie des coalitions en
l’absence d’une autorité centrale.
Des études de simulations indiquent que la probabilité d’apparition d’un cycle
augmente avec le degré d’hétérogénéité des préférences des membres du comité et avec le
Le courant du Public Choice a-t-il fait avancer l’étude de la politique ? 759
nombre de décisions à prendre (voir le chapitre 4). Ainsi, le fait que la stabilité du cabinet
décline à mesure que le degré de fractionalisation et de polarisation des parlements multi-
partites augmente fait partie des résultats prévus par la théorie du choix rationnel 8. La
formation de cycles peut a fortiori toucher des systèmes politiques moins structurés,
comme le système législatif américain. Le Congrès américain est-il dans les faits le lieu de
majorités cycliques ? Si ce n’est pas le cas, comment expliquer cela ?
étant le premier modèle spatial de vote, ce n’est pas ce problème qu’il traite. Il soulève une
question a priori plus simple mais plus curieuse. Où le vendeur va-t-il choisir de s’instal-
ler dans un marché spatial ? Imaginons des baigneurs régulièrement répartis le long d’une
bande de plage d’une longueur d. Deux vendeurs de glace installent leur stand le long de
la plage. Où peut-on imaginer qu’ils vont installer leur stand ?
L’hypothèse la plus simple serait qu’ils choisissent un emplacement au hasard. On
s’attendrait alors à les trouver à un endroit différent chaque jour. La distance entre les deux
vendeurs, notée b, serait alors une variable aléatoire, mais au cours du temps, on pourrait
prédire que la moyenne de b serait égale à la moitié de d.
Une autre hypothèse serait que les vendeurs cherchent à minimiser la distance que
les baigneurs doivent parcourir pour acheter une glace. On pourrait l’appeler « la théorie
publique » de la vente 9. Cette hypothèse mène à la prévision que chaque vendeur s’instal-
lera à un quart de la distance d à partir des extrémités de la plage. On peut, alors, prévoir
que les vendeurs choisiront le même emplacement tous les jours et que b = d/2 tous les
jours.
Quelle autre prévision pouvons-nous envisager ? Si l’on décrivait ce problème
avec un échantillon aléatoire de personnes, il y a peu de chances pour qu’un grand nombre
d’entre eux prédisent le résultat d’Hotteling, autrement dit que les deux vendeurs choisi-
ront des emplacements éloignés du centre de la plage. Supposons maintenant que nous
sommes sur une plage d’une longueur de 100 mètres et que nous observons les deux
vendeurs situés chacun à cinq mètres de chaque extrémité de la plage. Faut-il rejeter le
modèle d’Hotelling sous prétexte que les vendeurs ne sont pas situés l’un à côté de l’autre
ou bien dire que le b observé est suffisamment inférieur à 50 (d/2) pour que nous puissions
privilégier ce modèle plutôt que les explications alternatives, tout en laissant la porte
ouverte à tous les modèles capables de faire de meilleures prévisions quant à l’emplace-
ment des vendeurs ?
Pour revenir à la question de la compétition bipartite, nous pensons qu’à partir des
estimations de b et d pour les systèmes à deux partis, il apparaîtra que b tend à être beau-
coup plus petit que d/2. Est-ce une raison suffisante pour accepter la version simplifiée du
modèle de Hotelling/Downs de compétition bipartite ? Il n’y a pas de consensus sur cette
question. Il y aura ceux qui voudront une prévision plus précise de b et ceux qui choisiront
la version simple du modèle.
Le modèle de Hotelling/Downs suppose qu’il y a une seule élection et que les
candidats sont libres de choisir n’importe quelle position dans l’espace des questions. Aux
États-Unis, une personne doit gagner deux « compétitions » pour devenir président, une
pour devenir le candidat de son parti et l’autre pour devenir président. Une extension
directe du modèle de Downs qui tient compte du processus de désignation des candidats
mène à la prévision que les candidats adopteront la position de l’électeur médian de leur
parti pour gagner les primaires, et se déplaceront ensuite vers l’électeur médian de l’en-
semble de l’électorat. Si l’on ajoute l’hypothèse qu’un candidat ne pourra pas parcourir
toute la distance qui sépare l’électeur médian de son parti de l’électeur médian national
9 Traduit de l’anglais « The public interest theory of vending ». Hotelling (1929, pp. 52-3) présente cette possi-
bilité comme le résultat auquel on pourrait s’attendre avec un gouvernement socialiste et la qualifie donc
d’« argument pour le camp socialiste ».
Le courant du Public Choice a-t-il fait avancer l’étude de la politique ? 761
durant le court laps de temps entre les élections primaires et finale, il vient alors les prévi-
sions suivantes : (1) avant les primaires, les candidats adoptent des programmes très éloi-
gnés les uns des autres, (2) après leur nomination, ils se repositionnent au centre, et (3) au
moment de l’élection, ils sont plus proches l’un de l’autre qu’au moment des primaires
mais ils n’adoptent pas des programmes identiques 10. Ces prévisions semblent correspon-
dre plutôt bien à la réalité des élections présidentielles américaines et s’appliqueraient
également aux élections présidentielles françaises. En effet, au premier tour, les candidats
des deux grands partis, le PS et l’UMP, adoptent des programmes très éloignés l’un de
l’autre, correspondant aux préférences de l’électeur médian de l’ensemble des sympathi-
sants respectivement de gauche et de droite. Le candidat du PS (respectivement de l’UMP)
vise l’électeur médian du groupe réunissant les sympathisants des partis d’extrême-gauche,
de gauche et centre-gauche (respectivement d’extrême-droite, de droite et centre-droit).
Une fois le premier tour passé, à l’approche du second tour, la différence entre les program-
mes s’atténue, les deux candidats se rapprochant de l’électeur médian national. G&S
n’abordent pas ces extensions du modèle de Downs par les théoriciens du choix rationnel,
mais on pourrait s’attendre à ce qu’ils les rejettent, les accusant d’être « des théories ad
hoc ».
Dans le chapitre 19, nous avons discuté de la tentative de développer au moyen du
modèle du choix rationnel un modèle de compétition bipartite qui tient compte explicite-
ment des différences idéologiques entre les partis, ce qui les mènerait à adopter des poli-
tiques différentes Nous faisons ici allusion aux travaux d’Alesina (1988b) et d’Alesina et
Rosenthal (1995). Le modèle d’Alesina et Rosenthal propose des prévisions extrêmement
précises concernant les cycles électoraux sous les administrations républicaines et démo-
crates, mais toutes leurs prévisions ne trouvent pas de soutien empirique. Ce modèle rend
pourtant compte de plusieurs phénomènes, comme les cycles de mi-mandat, que beaucoup
d’autres travaux ont eu le plus grand mal à expliquer.
G&S se concentrent sur les explications des résultats dans les systèmes bipartites
proposées par les théoriciens du choix rationnel. Le modèle spatial de Downs a été adapté
afin d’étudier la compétition électorale dans les systèmes multipartites avec un succès
considérable (voir la discussion du chapitre 13). Les travaux de Van Roozendaal (1990,
1992, 1993) prévoyant que « les partis centristes », lorsqu’ils sont au pouvoir, sont toujours
dans des gouvernements de coalition, est une extension directe du théorème de l’électeur
médian à la formation d’un gouvernement. Cette théorie est vérifiée dans à peu près 85 %
des cas (Laver et Schofield, 1990, p. 113). Est-ce qu’un taux de 85 % peut être considéré
comme un succès suffisant pour accréditer l’utilisation des modèles spatiaux et des théo-
ries de la coalition pour faire des prévisions sur la composition des gouvernements dans un
système multipartite ? Existe-t-il un modèle non spatial qui fasse mieux ?
Le modèle de Laver et Shepsle (1996) de formation des gouvernements applique
le modèle de l’électeur médian à un espace multidimensionnel. Le concept de « centre »
proposé par Schogield (1993a,b, 1995) est un autre développement utilisant la théorie
spatiale et le modèle du choix rationnel pour prévoir la composition des gouvernements
dans un système multipartite. La capacité de prévision de ces modèles semble suffisam-
ment forte pour justifier l’utilisation de l’approche du choix rationnel et de la théorie
10 Voir la discussion et les références du chapitre 11, section 11.1.
762 QU’AVONS NOUS APPRIS ?
que l’autre a besoin d’être largement modifié pour rendre compte des résultats des expé-
riences de fourniture de bien collectif.
On s’aperçoit que le modèle de l’intérêt public, comme celui du choix rationnel,
suppose que l’on maximise une sorte de fonction objectif et permet donc des prévisions très
précises. En raison de leur capacité de précision, elles sont très faciles à falsifier. Mais
avant de rejeter l’un de ces modèles, nous devons à nouveau nous demander quelles sont
les prévisions des modèles rivaux ? Dire que les prévisions des contributions de l’approche
du choix non rationnel sont comprises entre 1 et 100 revient à favoriser artificiellement
cette approche. Et même cette interprétation dénuée de tout intérêt ne permet pas de prévoir
quels individus fourniront une contribution supérieure à 50 et ceux qui fourniront une
contribution inférieure 13.
Dans le chapitre 14, nous avons proposé de modéliser le comportement des indi-
vidus sous l’hypothèse qu’ils agissent comme si ils maximisaient une fonction objectif de
la forme suivante :
Oi = Ui + θi Uj . (28.1)
j=i
13 Les ardents défenseurs de l’approche du choix rationnel se consoleront en apprenant qu’il existe des équili-
bres avec stratégies mixtes de ce type de jeu dans lesquels les contributions de participants sont supérieurs à
1 (Lohmann, 1996). G&S regretteront seulement qu’il s’agisse uniquement d’un exemple supplémentaire
d’échec des approches par la théorie des jeux à produire des hypothèses réfutables.
764 QU’AVONS NOUS APPRIS ?
bilité d’aller voter diminuait de manière significative après avoir assisté à une conférence
expliquant le modèle électoral de Downs.
De nombreux partisans de la modélisation par l’approche du choix rationnel, à
l’instar de Stigler et Becker (1977), rejetteraient toute tentative d’améliorer le pouvoir
prédictif du modèle du choix rationnel en rendant les préférences malléables. Riker (1990),
cité par G&S (pp. 185-6), rejettent explicitement le behaviorism comme alternative à la
modélisation par le choix rationnel. Ainsi, pour suivre le chemin que nous avons suggéré,
il faudrait prendre beaucoup de recul par rapport aux formes pures d’analyse du choix
rationnel et se rapprocher de l’approche préconisée par G&S, qui essaient d’identifier « les
facteurs cognitifs ou socio-psychologiques qui agissent sur le degré avec lequel les indivi-
dus suivent leurs impulsions, leurs habitudes, ou la tendance générale... » Mais cette
approche ne nécessite pas d’abandonner la recherche d’une théorie universelle du compor-
tement humain, comme semblent l’implorer G&S, ni de sacrifier la rigueur analytique que
procure la modélisation des individus maximisant des fonctions objectif explicitement défi-
nies.
« Une démarche féconde et qui ne perdrait pas de vue le problème initial consis-
terait à ne plus se poser la question « comment une théorie du choix rationnel peut
expliquer X ? » mais plutôt « Qu’est ce qui explique X ? » » (p. 203).
Dans cette section, nous décrivons quelques études qui ont utilisé l’approche du
choix rationnel pour expliquer X et qui ont relativement bien réussi. Dans l’État de l’Ore-
gon, les comités des écoles locales sont libres de dépenser les sommes qu’ils veulent dans
la limite d’un montant défini par une formule spécifique. Cette limite fixée est appelée le
budget de réversion, R. Si un comité désire dépenser plus que son R, il doit obtenir l’ap-
probation des électeurs. Il arrive que certains comités proposent des montants supérieurs à
leur R. Et il arrive également que certaines de ces propositions soient largement supérieu-
res à R. Comment prévoir si un comité demandera un référendum pour faire approuver un
budget supérieur à R et de combien dépassera-t-il le budget de réversion ?
Romer et Rosenthal (1978, 1979b, 1982) traitent ces questions en utilisant l’ap-
proche du Public Choice 14. Ils ont dû commencer par poser une fonction objectif pour le
comité. S’inspirant de Niskanen (1971), ils ont fait l’hypothèse que les membres du comité
sont des bureaucrates qui maximisent leur budget. Romer et Rosenthal ont ensuite utilisé
le modèle de l’électeur médian pour prévoir le budget maximum qu’une commission peut
14 Voir le chapitre 16 pour une présentation détaillée de leurs travaux.
Le courant du Public Choice a-t-il fait avancer l’étude de la politique ? 765
obtenir par référendum. Une fois ces deux éléments posés, ils ont réussi à produire
quelques prédictions spécifiques comme par exemple : plus le budget proposé excède celui
préféré par l’électeur médian, plus R sera faible au regard du niveau de dépenses voulues
par l’électeur médian. Ils prévoient également que les commissions ne demanderont pas de
référendum lorsque R est supérieur au niveau de dépenses préféré par l’électeur médian.
Ces prévisions ont été confirmées empiriquement.
Notons que Romer et Rosenthal ont commis tous les péchés décriés par G&S. Ils
ont supposé que les bureaucrates maximisent leur budget et les électeurs leur utilité, que les
problèmes de choix collectif peuvent être analysés en utilisant un modèle spatial unidi-
mensionnel ainsi que le théorème de l’électeur médian.
Comment doit-on procéder si l’on ne veut pas tomber dans ces péchés ? Faut-il
attribuer un objectif au comité, et si oui, lequel ? Lane (1996, p. 123) reproche à l’appro-
che du choix rationnel de supposer « que les dirigeants des entreprises publiques sont
guidés par des intérêts personnels ». Au lieu de cela, il prétend que ces dirigeants intègrent
les objectifs de leurs organisations, citant Wolf (1988) à l’appui. Si nous appliquons cette
hypothèse aux comités des écoles, cela nous conduit à supposer que chacun d’eux cherche
à donner une « bonne éducation » aux étudiants de leur quartier. Si c’est bien le cas, quel
modèle utiliser pour prévoir la somme dont a besoin chaque quartier ? Doit-on procéder de
manière inductive et concevoir un modèle probabiliste pour prévoir quand un comité appel-
lera à un référendum et collecter des données sur toutes les variables adéquates possibles
(le nombre d’écoles, l’âge des enfants, le revenu dans chaque quartier, etc.) ? Avec beau-
coup d’application et de chance, on obtiendrait peut-être suffisamment de variables pour
coller aux données empiriques. Mais on ne comprendrait pas pour autant le comportement
des commissions. On ne pourrait pas non plus émettre de jugement sur la taille des budgets
de chaque commission. Sont-ils inférieurs ou supérieurs à ce qu’ils devraient être ? En
effet, en choisissant ce type de motivations pour les comités, nous faisons l’hypothèse que
la taille de chaque budget est optimale.
Un des avantages de l’approche du choix rationnel par rapport à une modélisation
purement inductive est que cette première peut souvent identifier si les résultats politiques
sont inefficients ou sous-optimaux. Si l’on soutient l’idée que le gouvernement devrait faire
ce que veut l’électeur médian, on devra alors conclure des travaux de Romer et Rosenthal
que les budgets des écoles de l’Oregon sont systématiquement plus grands que ce qu’ils
devraient être.
Dans The Theory of Political Coalitions, Riker (1962) a suivi à la lettre la procé-
dure recommandée par G&S. Il a choisi comme sujet d’analyse une question du monde
réel : pourquoi les grandes coalitions ont-elles une durée de vie très courte ? Ils s’écartent
cependant de leurs recommandations en appliquant l’analyse du choix rationnel à ce
problème. À partir de cette approche, ils développent la « théorie de la plus petite coalition
gagnante » 15. Il n’existe pour l’instant aucune meilleure analyse sur la question. G&S criti-
quent à plusieurs reprises les travaux de Riker qui appliquent le modèle du choix rationnel
à l’étude de la politique, mais, bizarrement, ils ne mentionnent à aucun moment cette appli-
cation, la contribution la plus importante de Riker à la littérature.
Les observateurs de la politique américaine ont longtemps été persuadés que les
membres du Congrès s’échangeaient leurs voix pour faire passer les lois. Comment peut-
on vérifier si cela est vrai ? Est-ce que les échanges de voix, aussi appelés « logrolling »,
concernent toutes les lois ou seulement quelques-unes ? Si le logrolling ne porte pas sur
toutes les lois, comment déterminer celles qui résultent bel et bien d’un échange de voix ?
L’analyse du logrolling proposée par l’école du Public Choice propose un moyen
rigoureux de savoir quand ce phénomène se produit. À partir de la définition d’une situa-
tion de logrolling, nous faisons la prédiction que les options X et Y vont échouer, si les indi-
vidus déclarent leurs préférences réelles et que les votes sont le résultat d’échanges de
voix 16. Cette définition précise du logrolling conduit à la prévision que les échanges se
produisent uniquement pour des questions pour lesquelles le vote est serré et les chances
de victoire des options gagnantes dépendent de cet échange de voix. Ainsi, pour vérifier
empiriquement la présence de logrolling, nous avons d’abord besoin de construire un
modèle pour prévoir la manière dont vote un député en l’absence d’échanges. Cela néces-
site de modéliser le comportement électoral des députés et donc de faire certaines hypo-
thèses sur leurs motivations. Les travaux de Stratmann (1992b, 1995) indiquent que le
logrolling se produit uniquement pour certaines questions. Cela nous permet d’apporter des
réponses précieuses aux questions ci-dessus. On utilise évidemment les outils analytiques
de l’école du Public Choice pour répondre à ces questions.
On pourrait citer d’autres exemples appartenant à la littérature sur le vote-avec-les-
pieds (chapitre 9), la recherche de rente (chapitre 15), les contributions électorales (chapi-
tre 20), la taille de l’État (chapitre 21) et beaucoup d’autres 17. Ces exemples doivent suffire
à convaincre le lecteur que la méthodologie du Public Choice est capable de fournir des
tests empiriques rigoureux des phénomènes politiques et qu’au moins quelques auteurs du
Public Choice ont réalisé ces tests.
Le Public Choice propose plusieurs réponses à cette question (voir les chapitres 4
et 6). La plus élégante d’entre elles est sans doute celle de May (1952) qui montre que la
règle de la majorité simple est équivalente aux quatre axiomes. Si l’on pense qu’une règle
électorale doit remplir ces quatre axiomes, alors, on peut préconiser l’utilisation de la règle
de la majorité simple pour produire des décisions collectives.
Le théorème de May ne vaut que pour des choix binaires. Si un comité doit choisir
entre trois options ou plus, il n’est pas à l’abri de l’apparition d’une majorité cyclique en
utilisant la règle de la majorité simple. L’argument en faveur de cette règle est affaibli et
nous revenons alors au théorème d’impossibilité d’Arrow (1951). Même si nous suppo-
sons, comme G&S, que la formation de majorité cyclique est plutôt rare dans certaines
législatures, comme le Congrès américain, cette observation ne diminue en aucun cas l’im-
portance du théorème d’Arrow. Ce « fait » attire simplement notre attention sur un autre
fait : au moins un des cinq axiomes du théorème doit généralement être violé.
De nouvelles démocraties apparaissent de temps en temps et doivent décider des
règles de vote à inscrire dans leur constitution. Il arrive aussi que des démocraties plus
anciennes amendent leur constitution. Doit-on leur recommander la règle de la majorité
simple, des règles traditionnelles comme la méthode de Borda ou d’autres plus récentes
comme la consultation citoyenne, le processus de révélation de la demande politique, le
vote avec droit de veto ? Il est impossible de répondre à cette question sans avoir saisi les
propriétés formelles de chaque règle de vote 18.
28.8 CONCLUSIONS
Imaginons que nous devons expliquer pourquoi les pays de l’Organisation des producteurs
de pétrole (OPEP) s’accordent parfois pour diminuer de manière significative la production
de pétrole et faire grimper les prix à des niveaux très élevés, et d’autres fois, pour augmen-
ter leur production faisant chuter les prix à des niveaux extrêmement bas. Ces décisions
sont celles de gouvernements et donc par définition ce sont des décisions publiques. Il n’est
pas difficile de les expliquer. Comment procéder ?
Nous devons en premier lieu nous renseigner sur ce qui motive les décisions de
chaque gouvernement. Nous savons que les revenus du pétrole augmentent avec les prix.
On pourrait donc postuler que les pays de l’OPEP cherchent à augmenter leurs revenus
lorsqu’ils diminuent leur production, faisant ainsi monter les prix. On peut commencer par
faire l’hypothèse que chaque pays de l’OPEP maximise son revenu et le rassemblement
périodique des représentants de chaque pays à Vienne a pour but de fixer la production de
manière à maximiser les revenus communs des pays membres de l’OPEP.
On peut, ensuite, astucieusement remarquer que les cartels ont les caractéristiques
d’un dilemme du prisonnier, et qu’ils peuvent donner lieu à des comportements de passa-
ger clandestin si chaque pays maximise son revenu. Une première étape serait de concevoir
ou de trouver dans la littérature un modèle comportemental des cartels prévoyant que ceux-
ci parviennent parfois à limiter leur production et à augmenter leur revenu mais qu’ils finis-
sent par éclater car leurs membres adoptent des comportements de passager clandestin.
18 Voir aussi Schofield (1996b, pp. 190-1).
768 QU’AVONS NOUS APPRIS ?
Ne devrions-nous pas tenir compte par ailleurs du fait que l’Arabie Saoudite est un
pays arabe musulman et le Venezuela un pays catholique, que le Koweït est riche alors que
le Nigeria est pauvre, que les dirigeants de certains partis construisent des empires alors que
d’autres se contentent de préserver leur monarchie ? Probablement. Mais avant cela, les
praticiens du choix rationnel préféreront d’abord tester la fiabilité d’un modèle plus simple,
celui qui prévoit que chaque pays cherche à maximiser son revenu et qu’une fois réunis, ils
font face à des situations récurrentes du dilemme du prisonnier. C’est seulement si ce
modèle ne parvient pas à expliquer la tendance des prix et des quantités qu’il est nécessaire
d’intégrer d’autres facteurs.
Les plus grands théoriciens apportent des réponses claires à des questions impor-
tantes qu’ils se posent non pas à la lecture du dernier numéro d’une revue technique mais
plutôt en observant le monde qui les entoure. Riker (1962) s’étonna de la courte durée de
vie des grandes coalitions et développa une théorie expliquant pourquoi elles disparaissent
aussi rapidement. Olson (1982) s’étonna du succès économique important des pays
perdants de la Seconde Guerre mondiale par rapport à celui des gagnants et développa une
théorie pour expliquer les meilleures performances des perdants. Dans les deux cas, ils ont
construit les réponses à ces questions en appliquant l’analyse du choix rationnel.
John Maynard Keynes (1936) était stupéfait par l’émergence d’un chômage de
masse et durable. Il ne construisit pas sa réponse à partir des modèles économiques de
l’époque fondés sur l’équilibre des marchés. Il compara les fondements de ces modèles
avec la réalité et mit en évidence de nouveaux fondements qui manquaient jusqu’alors. Les
salaires n’étaient pas aussi flexibles que ne le supposait le modèle de concurrence parfaite.
Les taux d’intérêt pouvaient rester coincés dans une « trappe à liquidité ». Les investisseurs
n’étaient pas ces individus rationnels, froids et calculateurs, qui apparaissaient dans les
modèles économiques mais plutôt de simples mortels qui pouvaient parfois se laisser
submerger par leurs « esprits animaux ». En abandonnant certaines hypothèses du para-
digme dominant, Keynes créa un modèle économique capable de rendre compte de la créa-
tion et de la persistance d’un chômage de masse. Ses modifications du paradoxe dominant
ont été vivement critiquées dès le début et les débats macroéconomiques ne sont toujours
pas clos. Quelle que soit l’opinion de chacun dans le débat, il faut reconnaître que l’appro-
che méthodologique de Keynes est la bonne : coller au modèle qui prévaut tant que celui-
ci est capable d’expliquer les phénomènes étudiés. Réexaminer ses fondements lorsqu’il
n’explique plus ces phénomènes et les remplacer par d’autres fondements plus réalistes.
Modifier le modèle existant jusqu’à ce qu’il nous permette d’expliquer la réalité. Aban-
donner l’ancien modèle, l’ancien paradigme, en faveur d’un nouveau si quelqu’un apporte
une meilleure solution à notre question.
Les chercheurs en sciences sociales qui veulent expliquer le comportement d’indi-
vidus tels que les consommateurs, les travailleurs, les électeurs, les prêtres, les politiciens,
les courtiers en bourse, les soldats, les toxicomanes, ont un large éventail d’options. À un
extrême, on trouve le modèle de l’acteur rationnel, universel, dans lequel tous les individus
maximisent une fonction objectif (O). Dans la forme la plus brute de ces modèles, la fonc-
tion objectif est composée d’une seule variable : tous les individus maximisent leur richesse
personnelle (W ),
O=W (28.2)
Le courant du Public Choice a-t-il fait avancer l’étude de la politique ? 769
Dans une version un peu plus générale de ces modèles, tous les individus maximisent une
fonction d’utilité qui inclut la richesse ainsi qu’une ou deux autres variables qui dépendent
du type de décision à analyser :
O = U (X 1 , X 2 , …). (28.4)
Lorsque l’on tient compte du fait que l’analyste est également libre de choisir la forme de
la fonction d’utilité et l’ensemble des contraintes et des conditions supplémentaires sous
lesquelles le processus de maximisation se produit, on s’aperçoit qu’un modèle comporte-
mental, universel dans la mesure où il postule que les individus maximisent une fonction
objectif, peut être relativement flexible.
À l’autre extrême du spectre méthodologique, il y a les approches purement induc-
tives. Si l’on veut expliquer le comportement d’individus dans les dix situations que l’on
vient de lister, on devra construire dix modèles différents, chacun contenant l’ensemble des
variables qui expliquent le mieux le comportement du groupe en question. Le choix des
variables dans chaque cas est déterminé à partir d’un examen de la littérature en sociologie
et en psychologie, ce qui a « fonctionné » dans les études précédentes, au moyen d’un
processus d’essais et d’erreurs. En ajoutant des arguments supplémentaires à la fonction
objectif et en faisant de nouvelles hypothèses, la puissance de l’hypothèse de maximisation
est diluée et les modèles estimés par cette approche commencent à ressembler à ceux
obtenus par la méthode inductive. Le positionnement de chaque chercheur le long du
spectre allant des modèles représentés par l’équation (28.2) au modèle purement inductif
est une question de « goût scientifique ». Certains sacrifient le pouvoir explicatif d’un
modèle pour sa simplicité et sa beauté alors que d’autres préfèrent renoncer à la cohérence
et à la clarté d’un modèle pourvu que celui-ci explique toutes les situations
Nous avons traité dans ce chapitre de plusieurs exemples de comportements
comme celui du passager clandestin ou de l’électeur, qui ne pouvaient être correctement
expliqués avec une version simple du modèle de l’acteur rationnel égoïste. Nous proposons
de remplacer ce modèle dans ces situations précises par un modèle dans lequel les indivi-
dus agissent comme s’ils maximisaient une fonction objectif qui inclut leur propre utilité
ainsi que la somme pondérée des utilités de tous les autres individus. Ceci pourrait être
utilisé pour expliquer le comportement humain dans toutes les situations, même celles pour
lesquelles le modèle rationnel traditionnel fonctionne déjà, car le coefficient de pondéra-
tion attribué à l’utilité des autres individus peut être nul.
770 QU’AVONS NOUS APPRIS ?
Ce que nous proposons ici nous éloigne d’une forme pure de l’acteur rationnel,
mais conserve certains avantages de cette approche comme celui de pouvoir faire des
prédictions claires qui peuvent être falsifiées. Une étape plus radicale serait d’abandonner
totalement l’hypothèse de maximisation. Simon (1947) a reçu le « prix Nobel » pour ses
travaux sur le comportement organisationnel fondé sur le principe de satisfaction et non
plus de maximisation. G&S sont bien disposés envers l’approche de Simon (pp. 22, 29,
186) et Lane (1996, p. 126) vante les mérites d’ une de ses premières applications par Cyert
et March (1963) qui ont analysé une firme en formulant l’hypothèse qu’elle devait remplir
cinq objectifs distincts. Ce modèle a très bien réussi à expliquer le comportement de cette
firme, mais il est apparu qu’il faudrait peut-être un modèle pour chaque firme de l’écono-
mie. Malgré cela, Cyert et March n’ont pas été pourchassés par la profession. L’application
du principe de satisfaction à l’étude de la bureaucratie publique, par exemple, pourrait très
bien subir le même sort. Même si un groupe de chercheurs en économie, en psychologie et
dans d’autres sciences sociales possèdent suffisamment de questionnaires et de données
pour construire un modèle de simulation qui décrirait précisément les décisions du dépar-
tement de la Défense américain, rien ne nous garantit que ce modèle pourrait s’appliquer
aussi bien à d’autres départements. Une collection de dix modèles de simulation, chacun
adapté à un type de bureaucratie particulier, peut nous donner quelques pistes pour élabo-
rer une théorie générale de la bureaucratie mais les chances que cela apparaisse sont bien
maigres comparées aux coûts que représente la construction de dix modèles différents. Les
scientifiques rationnels qui disposent d’un temps et de ressources limités auraient intérêt à
ne pas suivre cette stratégie de recherche.
La plupart des parents exagèrent les succès de leurs enfants et minimisent leurs
échecs. Cela vaut aussi pour les scientifiques avec leur progéniture intellectuelle et la
méthodologie scientifique qu’ils utilisent. Comme le révèle la citation de Sir Francis Bacon
qui ouvre ce chapitre, ces faiblesses semblent être aussi anciennes que la science elle-
même ; ce qui n’est pas pour nous rassurer.
On peut reprocher à certains défenseurs de l’application du modèle du choix
rationnel à l’économie et à la politique d’exagérer le pouvoir explicatif de cette approche
et d’en ignorer les points faibles. Les accusations de prétention démesurée formulées par
G&S sont justifiées. Mais en concentrant leurs critiques sur l’approche du choix rationnel,
G&S ignorent les faiblesses des approches alternatives, qu’ils semblent préconiser implici-
tement. Ils reprochent aux praticiens du choix rationnel de vouloir développer et appliquer
un modèle universel pour expliquer le comportement des acteurs politiques. Bien que G&S
adressent de nombreuses critiques tout à fait recevables concernant la manière dont certains
chercheurs ont testé ces modèles, ils ne proposent aucune autre stratégie concrète de
recherche. Il est donc préférable que ceux qui travaillent dans le champ du Public Choice
continuent à employer les modèles de l’acteur rationnel pour l’étude de la politique et qu’ils
les modifient, si besoin, pour expliquer les actions des individus dans différentes situations.
Il serait également bénéfique que de nombreux jeunes chercheurs qui se lancent dans
l’étude des phénomènes politiques continuent de mobiliser l’approche du choix rationnel
parce qu’elle offre une explication des comportements politiques plus unifiée et plus
convaincante que ces approches rivales 19.
19 Ferejohn et Satz (1996) et Schofield (1996b) défendent la nécessité scientifique de théories universelles.
Le courant du Public Choice a-t-il fait avancer l’étude de la politique ? 771
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
Friedman (1996) a réuni 14 essais, certains soutenant, d’autres s’opposant à G&S, auxquels il a joint
la réponse des deux auteurs en guise de conclusion. Hogarth et Reder (1987) reprennent les apports
de certains éminents partisans et opposants au modèle du choix rationnel lors d’un colloque. L’an-
thologie de Mansbridge (1990) comprend également une liste des contributions provenant majori-
tairement des détracteurs du modèle.
Frank (1988) et Thaler (1991) ont tous deux cherché à donner moins d’importance à la notion de
comportement rationnel afin de construire des modèles d’acteurs « quasi rationnels » qui sont plus
à même de rendre compte des comportements humains mis en évidence par la psychologie et la
littérature expérimentale.
Sen (1995) examine les concepts de rationalité individuelle et collective ainsi que l’importance de la
distinction entre préférences sociales et jugements sociaux dans le cadre du théorème d’impossibi-
lité d’Arrow.
L’introduction de ce livre donne, de plus, de nombreuses références en français sur les débats et
controverses suscités par la théorie des choix publics.
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INDEX
A C
Aliénation 268-270 Candidats
Anarchie 19, 43, 53, 484, 663, 673, 701, 710, 727 Entrant et sortant 280-281
Avec coopération 45 Objectifs des 266, 279-281, 321-323, 512-513, 562-
Distribution 63 568
Dictature 56 note 1 Centralisation de l’Etat 262-263
Attitudes de l’électeur Choix public, Public Choice
Envers la taille de l’Etat 594 Définition 8
Envers les conditions macroéconomiques 511-514 Critique 753-754, 757-763
Axiome de non-dictature 671-675, 682-684 Développement du champ 8-13
Axiome anonymat 153-155, 166, 175 Méthodologie 8-13, 757-763, 766
Axiome d’association positive 680 Et théorie politique normative 765-766
Axiome de neutralité, voir neutralité Tests du modèle de 764-766
Axiome de réceptivité positive 153 Coalition
Dans espace multidimensionnel 328
Dans espace unidimensionnel 324
B Gagnante minimale 324-328, 334-335
Biens premiers 689 Gagnante minimum 325-328, 334-335, 766
Biens publics Gagnante de minimum de connexion 325-328, 334-
Et allocation efficiente 27-34, 81-84 335
Caractéristiques des 18-22 Coase
Et jeu de la poule mouillée 25-26 Cœur 40
Clubs et fourniture de 210-214, 223-227 Résultats expérimentales 39-40
Et choix collectifs 18-26, 49-50, 73-78 Généralisation 42
Définition 19, 22 Avec plus de deux joueurs 46
Demande de 281-283, 582-588 Et droits de propriété 45
Et dilemme du prisonnier 18-22 Coûts de transaction et intervention publique 597-599
Théorie et développement du Choix Public 8-11 Cœur
Fourniture volontaire de 27-31, 51-53 Et théorème de Coase 30-32
Et voter-avec-les-pieds 215-218 Avec Clubs 186, 194-197
Et la technologie du maillon faible 31-34 Définition et principe de différence 689-694
Borda (règle) 154, 175-178 Corruption 625
Décompte de Borda 171, 173, 178-181 Cœur politique 328-331
Bureaucratie (Chapitre 16) Compétition de candidats 266-278
Efficacité 410-411 Comportement de l’électeur
Taille de l’Etat 255, 601-605 Hypothèse d’aliénation 268
Contrôle 422, 440, 443 Etudes empiriques 533-535
Objectif 414, 439, 446 Hypothèse d’indifférence 268
Dictature 473, 486 Rationalité 508-509, 513-515, 529-531
866 CHOIX PUBLICS
Avant-propos ......................................................................................................................................................... 5
CHAPITRE 1
Introduction ...................................................................................................................................................... 7
PARTIE 1
Les origines de l’État
CHAPITRE 2
La rationalité des choix collectifs : l’efficience allocative ....................... 17
2.1 Biens publics et dilemme du prisonnier .................................................................... 18
2.2 Jeux de coordination ................................................................................................................ 23
2.3 Biens publics et jeu de la poule mouillée ................................................................ 25
2.4 Fourniture volontaire de biens publics avec des rendements
d’échelle constants ...................................................................................................................... 27
2.5 Fournitures volontaires de biens publics en faisant varier
les technologies d’offre ........................................................................................................... 31
2.6 Les externalités ............................................................................................................................... 35
2.7 Le théorème de Coase ............................................................................................................. 37
2.8 Coase et le noyau ....................................................................................................................... 40
2.9 Une généralisation du théorème de Coase ........................................................... 42
872 CHOIX PUBLICS
CHAPITRE 3
La raison des choix collectifs : la redistribution .................................................. 55
3.1 Redistribution comme assurance .................................................................................... 57
3.2 La redistribution comme bien public ........................................................................... 59
3.3 Redistribution pour satisfaire des normes d’équité ......................................... 61
3.4 La redistribution pour améliorer l’efficacité allocative ................................. 63
3.5 La redistribution comme prédation ............................................................................... 65
3.6 Transfert de revenu ..................................................................................................................... 69
3.7 Redistribution et distribution du revenu .................................................................... 70
3.8 La redistribution pour des intérêts spéciaux ......................................................... 72
PARTIE 2
Les choix publics dans les démocraties directes
CHAPITRE 4
Le choix de la règle de vote ...................................................................................................... 79
4.1 La règle de l’unanimité ........................................................................................................... 80
4.2 Critiques de la règle de l’unanimité ............................................................................ 85
4.3 La majorité optimale ................................................................................................................. 87
4.4 La majorité simple comme majorité optimale ..................................................... 90
CHAPITRE 5
Les propriétés positives de la règle majoritaire .................................................. 93
5.1 Règle majoritaire et redistribution ................................................................................. 94
5.2 L’apparition de cycles .............................................................................................................. 99
5.3 Le théorème de l’électeur médian – dans un espace
unidimensionnel ......................................................................................................................... 102
5.4 La règle majoritaire dans un espace multidimensionnel ........................ 102
Table des matières 873
CHAPITRE 6
Les propriétés normatives de la règle majoritaire ........................................ 147
6.1 Le théorème du jury de Condorcet ............................................................................ 148
6.2 Le théorème de May sur la règle majoritaire ................................................... 153
6.3 Preuve du théorème de May de la règle de la majorité ......................... 155
6.4 Le théorème de Rae et Taylor sur la règle de la majorité ...................... 156
6.5 Les hypothèses qui sous-tendent la règle de l’unanimité ........................ 157
6.6 Comparaison entre les différentes hypothèses qui sous-tendent
les deux règles ............................................................................................................................ 159
6.7 Les conséquences d’une application des règles aux mauvaises
questions ........................................................................................................................................... 162
6.7.1 Décider d’améliorer l’efficacité allocative via la règle de la majorité ..................................... 162
874 CHOIX PUBLICS
CHAPITRE 7
Les alternatives simples à la règle majoritaire ................................................. 169
7.1 La liste des alternatives simples ? ............................................................................... 170
7.2 Comparaison des règles de vote et efficacité
au sens de Condorcet ? ...................................................................................................... 171
7.3 Comparaison des règles de vote et efficacité
au sens de la philosophie utilitariste ? ................................................................... 174
7.4 La règle de Borda ..................................................................................................................... 175
7.4.1 Les propriétés axiomatiques ....................................................................................................... 175
7.4.2 Décompte de Borda et tyrannie de la majorité ......................................................................... 177
7.4.3 Décompte de Borda et stratégie de manipulation ..................................................................... 178
7.5 Le vote par approbation ..................................................................................................... 179
7.6 Implications pour la réforme des règles de décision électorale ....... 180
CHAPITRE 8
Les alternatives sophistiquées à la règle majoritaire ................................ 183
8.1 La procédure de révélation de la demande ...................................................... 184
8.1.1 Présentation de la procédure et de son fonctionnement .......................................................... 184
8.1.2 Vernon Smith et le mécanisme d’enchère .................................................................................. 194
8.2 Le vote par point ....................................................................................................................... 195
8.3 Une explication de la procédure du vote par point
de Hylland-Zeckhauser ........................................................................................................ 196
8.4 Le vote par veto .......................................................................................................................... 199
8.5 Une comparaison des procédures ............................................................................. 205
CHAPITRE 9
Sortie, Protestation et Trahison ........................................................................................... 209
9.1 La théorie des clubs ................................................................................................................ 210
9.2 Voter-avec-les-pieds ............................................................................................................... 215
9.3 L’optimum global via le « vote-avec-les-pieds » ............................................ 218
9.4 Les clubs et le noyau .............................................................................................................. 223
9.5 Voter-avec-les-pieds : validation empirique ...................................................... 228
9.6 L’association volontaire, l’efficience allocative et l’équité
de répartition ................................................................................................................................ 232
9.7 La théorie de la révolution ................................................................................................ 235
Table des matières 875
PARTIE 3
Les choix publics dans les démocraties représentatives
CHAPITRE 10
Fédéralisme ............................................................................................................................................... 241
10.1 La logique du fédéralisme ................................................................................................. 242
10.1.1 Le problème de l’affectation des compétences .......................................................................... 242
10.1.2 Fédéralisme avec représentation par zone géographique ........................................................ 245
10.2 Pourquoi la taille des gouvernements peut être « trop grande »
dans un système fédéral ? ................................................................................................. 246
10.2.1 Le marchandage politique ou « logrolling » .............................................................................. 246
10.2.2 Universalisme .............................................................................................................................. 248
10.3 Subventions intergouvernementales dans un contexte
de fédéralisme ............................................................................................................................. 249
10.3.1 Subventions intergouvernementales et optimalité de Pareto ................................................... 249
10.3.2 Validation empirique de l’existence de subventions intergouvernementales .......................... 254
10.4 Pourquoi la taille des gouvernements reste-t-elle « trop
importante » ou « trop petite » dans un contexte fédéral ? ................ 257
10.5 Le problème de la centralisation dans un contexte
de fédéralisme ............................................................................................................................. 262
CHAPITRE 11
Théorie du vote déterministe ................................................................................................. 265
11.1 Les résultats dans un système bipartite .................................................................. 266
11.2 La compétition entre deux partis dans un espace politique
sous contraintes .......................................................................................................................... 273
11.2.1 L’ensemble découvert .................................................................................................................. 273
11.2.2 L’ensemble découvert en présence d’enjeux consensuels ......................................................... 277
11.3 Assouplissement des conditions du modèle de Downs ............................ 278
11.3.1 Les candidats ont des préférences sur le choix des politiques .................................................. 279
11.3.2 Les candidats peuvent entrer et sortir de la compétition .......................................................... 280
11.4 Tester l’hypothèse de l’électeur médian ................................................................. 281
11.5 Est-ce que les dépenses publiques locales sont des biens
publics ou privés ? ................................................................................................................... 284
CHAPITRE 12
Théorie du vote probabiliste .................................................................................................. 287
12.1 L’instabilité avec le vote déterministe ....................................................................... 288
876 CHOIX PUBLICS
CHAPITRE 13
les systèmes multipartis ............................................................................................................... 305
13.1 Deux approches de la représentation ..................................................................... 306
13.2 Sélectionner un corps représentatif de législateur ........................................ 307
13.3 La représentation proportionnelle en pratique ................................................ 308
13.4 Les règles électorales ............................................................................................................. 308
13.4.1 Les formules de Droop, Imperiali, d’Hondt et Sainte-Lagué .................................................... 309
13.4.2 Le vote uninominal et transférable (STV) .................................................................................. 311
13.4.3 Le scrutin de vote limité .............................................................................................................. 312
13.4.4 Les systèmes de scrutin uninominal et non transférable (SNTV) ............................................. 313
13.5 Les règles électorales et le nombre de partis .................................................... 313
13.6 Les règles électorales et le degré de proportionnalité .............................. 319
13.7 Les objectifs des partis politiques ................................................................................ 321
13.7.1 Les théories sur la coalition gouvernementale dans un espace politique unidimensionnel .... 324
13.7.2 Les théories des coalitions gouvernementales dans un espace politique bidimensionnel
ou multidimensionnel .................................................................................................................. 328
13.7.2.1 Le cœur politique .............................................................................................................. 328
13.7.2.2 La médiane dimension par dimension ................................................................................ 331
13.8 La stabilité des gouvernements ..................................................................................... 334
13.8.1 La durée des gouvernements ..................................................................................................... 334
13.8.2 La mort des gouvernements ....................................................................................................... 336
13.8.3 Résumé ....................................................................................................................................... 339
13.9 Stabilité sociale ........................................................................................................................... 340
13.10 Le vote stratégique ................................................................................................................... 340
13.10.1Le vote stratégique sous la règle de la majorité ....................................................................... 340
13.10.2Le vote stratégique dans un système multipartis ...................................................................... 341
13.11 Remarques conclusives ......................................................................................................... 343
Table des matières 877
CHAPITRE 14
Le paradoxe du vote ....................................................................................................................... 347
14.1 L’hypothèse de l’électeur rationnel ............................................................................. 348
14.1.1 La maximisation de l’utilité attendue ........................................................................................ 348
14.1.2 Un goût pour le vote ................................................................................................................... 349
14.1.3 Le vote comme un jeu du chat et de la souris .......................................................................... 350
14.1.4 L’électeur rationnel en stratège du regret minimax ................................................................. 351
14.2 L’hypothèse de l’électeur rationnel : les preuves empiriques ............... 353
14.3 L’hypothèse de l’électeur expressif ............................................................................. 365
14.4 L’hypothèse de l’électeur éthique ................................................................................. 367
14.5 Les préférences éthiques comme comportement égoïste ......................... 370
14.6 L’électeur égoïste ........................................................................................................................ 372
14.7 Résumé et implications ......................................................................................................... 375
CHAPITRE 15
La recherche de rente .................................................................................................................... 379
15.1 La théorie de la recherche de rente .......................................................................... 380
15.1.1 Le modèle de recherche de rente basique avec un nombre fixe de joueurs ........................... 382
15.1.1.1 Le cas des rendements décroissants ou constants, r ≤ 1 ..................................................... 383
15.1.1.2 Le cas des rendements croissants avec 1 < r ≤ 2 ............................................................... 383
15.1.1.3 Le cas des rendements croissants avec r > 2 ...................................................................... 384
15.1.2 Les effets de la libre entrée ........................................................................................................ 385
15.1.3 La recherche de rente avec investissements séquentiels .......................................................... 385
15.1.4 La modification des hypothèses .................................................................................................. 387
15.1.4.1 La neutralité vis-à-vis du risque ........................................................................................... 387
15.1.4.2 Les groupes et la recherche de rente .................................................................................. 389
15.1.4.3 La recherche de rente lorsque la probabilité de gagner n’est pas définie
par une fonction logit ........................................................................................................ 389
15.1.4.4 Les différents types de concours de recherche de rente ....................................................... 390
15.2 Recherche de rente et régulation ................................................................................ 391
15.3 Recherche de rente et processus politique .......................................................... 395
15.4 La recherche de rente avec droits de douanes et quotas ...................... 396
15.4.1 Les effets économiques des droits de douane, des quotas et des restrictions
d’exportation volontaires ............................................................................................................ 396
15.4.2 Les modèles endogènes de protectionnisme .............................................................................. 398
15.4.3 Les zones d’ombre qui demeurent ............................................................................................. 401
15.5 Les autres formes de recherche de rente .............................................................. 402
15.6 Quelle est l’importance des pertes de bien-être provenant
de la recherche de rente ? ................................................................................................ 403
878 CHOIX PUBLICS
CHAPITRE 16
La Bureaucratie ..................................................................................................................................... 407
16.1 Incertitude, information et pouvoir ............................................................................ 410
16.2 Le bureaucrate maximise son budget ..................................................................... 412
16.2.1 Environnement et incitation ........................................................................................................ 413
16.2.2 Le modèle .................................................................................................................................... 414
16.3 Les extensions du modèle .................................................................................................. 416
16.3.1 Les hypothèses institutionnelles alternatives ............................................................................. 416
16.3.2 Négociation entre la tutelle et l’administration ......................................................................... 419
16.4 Les hypothèses comportementales alternatives ............................................... 419
16.4.1 La maximisation du budget discrétionnaire .............................................................................. 419
16.4.2 L’aversion au risque des bureaucrates ....................................................................................... 421
16.5 Les tests empiriques ................................................................................................................. 422
16.5.1 Les travaux sur l’explication de Niskanen et ses alternatives proprement dites .................... 423
16.5.2 Le pouvoir lié à la maîtrise de l’agenda politique .................................................................... 426
16.5.3 Les différences de coût entre la production de services publics et privés ................................ 428
16.6 Le gouvernement comme Léviathan .......................................................................... 436
16.6.1 Théorie ......................................................................................................................................... 436
16.6.2 Tests empiriques - dépenses et fiscalité gouvernementale ....................................................... 439
16.7 Conclusion ...................................................................................................................................... 445
CHAPITRE 17
Pouvoir législatif, administration, exécutif et pouvoir judiciaire .. 449
17.1 Le modèle de la suprématie de l’assemblée législative ........................... 450
17.1.1 La domination de l’Assemblée sur la structure administrative ................................................. 450
17.1.2 La suprématie du Congrès sur la procédure administrative ..................................................... 452
17.2 Les effets de l’incertitude et des coûts de transaction ................................ 453
17.2.1 L’incertitude et la question de la responsabilité ........................................................................ 453
17.2.2 Incertitude, coûts de transaction et engagement ...................................................................... 454
17.3 L’Assemblée et le président .............................................................................................. 455
17.3.1 Le pouvoir législatif contrôle le président .................................................................................. 455
17.3.2 Le contrôle présidentiel sur le pouvoir législatif ....................................................................... 457
17.3.3 Le problème des blocages ........................................................................................................... 460
17.4 L’assemblée, le président et le pouvoir judiciaire ......................................... 462
17.4.1 Ajouter l’appareil judiciaire au modèle ...................................................................................... 462
17.4.2 Les objectifs de l’appareil judiciaire ........................................................................................... 464
17.5 La prise de décision législative dans l’Union européenne .................... 465
17.6 Conclusions .................................................................................................................................... 468
Table des matières 879
CHAPITRE 18
La dictature ................................................................................................................................................ 471
18.1 Les origines de la dictature .............................................................................................. 473
18.2 Les objectifs des dictateurs ................................................................................................ 476
18.2.1 La consommation du dictateur ................................................................................................... 476
18.2.2 Le pouvoir .................................................................................................................................... 477
18.2.3 La sécurité .................................................................................................................................... 477
18.3 Fonctionnement et survie des dictatures ................................................................ 478
18.3.1 Le dictateur maximisateur d’utilité ............................................................................................ 478
18.3.2 Les dictateurs fantoches et les dictateurs totalitaires ................................................................ 479
18.3.3 Les stratégies sélectives de survie .............................................................................................. 480
18.3.4 Le dilemme du dictateur ............................................................................................................. 482
18.3.5 Les limites du totalitarisme ......................................................................................................... 484
18.4 L’apogée et le déclin des dictatures .......................................................................... 484
18.5 Dictature et performance économique ................................................................... 487
18.5.1 Les avantages relatifs de la dictature et de la démocratie ....................................................... 487
18.5.2 La performance économique relative des dictatures et des démocraties ................................ 489
18.5.2.1 Un test direct du modèle de dictature de Wintrobe .............................................................. 491
18.6 Conclusions .................................................................................................................................... 492
PARTIE 4
Applications et tests empiriques
CHAPITRE 19
Compétition politique et performance macroéconomique ................... 497
19.1 Performance macroéconomique et succès électoral ................................... 498
19.1.1 Vote et fonctions de popularité ................................................................................................... 498
19.1.2 Qui les électeurs tiennent-ils responsables des conditions économiques ? .............................. 502
19.2 Politique et opportunisme .................................................................................................. 506
19.2.1 En présence d’électeurs myopes ................................................................................................. 507
19.2.2 En présence d’électeurs rationnels ............................................................................................. 508
19.3 Politique partisane ................................................................................................................... 509
19.3.1 Politique partisane en présence d’électeurs aux jugements rétrospectifs ............................... 512
19.3.2 Politique partisane en présence d’électeurs prospectifs ............................................................ 513
19.4 Validation empirique ............................................................................................................. 515
880 CHOIX PUBLICS
19.4.1 Est-ce que les politiciens essayent de manipuler les conditions macroéconomiques ? ............ 515
19.4.2 Existe-t-il des biais partisans ? ................................................................................................... 516
19.4.3 Quelles théories correspondent le mieux aux données ? ......................................................... 520
19.4.4 Des preuves additionnelles pour le modèle d’Alesina et Rosenthal ......................................... 525
19.4.5 Discussion ..................................................................................................................................... 526
19.5 Comportement de l’électeur ............................................................................................. 529
19.5.1 Myopie, perception rétrospective, rationalité ............................................................................ 529
19.5.2 Sociotropique ou égotropique ..................................................................................................... 531
19.6 Politique et inflation ................................................................................................................ 531
19.6.1 Hypothèses ................................................................................................................................... 531
19.6.2 Les faits ........................................................................................................................................ 533
19.6.3 L’indépendance de la banque centrale ....................................................................................... 535
19.7 Déficits ................................................................................................................................................ 536
19.7.1 Les faits ........................................................................................................................................ 536
19.7.2 Hypothèses ................................................................................................................................... 537
19.7.2.1 Illusion budgétaire et la désillusion keynésienne ................................................................. 537
19.7.2.2 Cycles politico-économiques ............................................................................................... 537
19.7.2.3 Effets partisans ................................................................................................................. 537
19.7.2.4 La paralysie gouvernementale ............................................................................................ 537
19.7.2.5 Règles budgétaires ............................................................................................................ 538
19.7.3 Validation empirique ................................................................................................................... 538
19.8 Réflexions ......................................................................................................................................... 539
CHAPITRE 20
Groupes d’intérêt, contributions de campagne et activités
de lobbying ............................................................................................................................................... 543
20.1 La logique de l’action collective ................................................................................... 544
20.2 Les modèles du comportement des groupes d’intérêt ................................ 547
20.2.1 Les campagnes d’information dans un modèle de Downs ........................................................ 548
20.2.2 Les campagnes de propagande dans un modèle de Downs ..................................................... 548
20.3 Les études empiriques des causes et conséquences
des contributions de campagne ................................................................................... 553
20.3.1 Les voix obtenues par un candidat dépendent de ses dépenses de campagne ....................... 553
20.3.2 Les déterminants des contributions de campagne ..................................................................... 559
20.3.3 Les déterminants du vote des députés et des contributions de campagne .............................. 561
20.3.4 Les déterminants du vote des députés : comportement idéologique ou stratégie
de survie ? ................................................................................................................................... 562
20.3.5 Évaluation .................................................................................................................................... 566
20.4 Le lobbying ..................................................................................................................................... 569
Table des matières 881
CHAPITRE 21
La taille de l’État .................................................................................................................................. 575
21.1 Les faits .............................................................................................................................................. 576
21.2 Explications de la taille et de la croissance de l’État ................................. 581
21.2.1 Le gouvernement comme fournisseur de biens publics et comme correcteur d’externalités . 581
21.2.1.1 Les variables de « préférence » pour la dépense publique ................................................... 582
21.2.1.2 Le revenu ......................................................................................................................... 585
21.2.1.3 L’effet Baumol .................................................................................................................. 585
21.2.2 Le gouvernement comme redistributeur de revenus et de richesses ....................................... 587
21.2.2.1 Le modèle de Meltzer et Richard ........................................................................................ 588
21.2.2.2 Hypothèses additionnelles sur les liens entre redistributions et la croissance de l’État ............ 591
21.2.2.3 Quelques difficultés logiques et/ou empiriques avec l’hypothèse reliant redistribution
et croissance de l’État ....................................................................................................... 592
21.2.2.4 Tests empiriques directs de l’hypothèse du lien entre redistribution et taille de l’État ............ 593
21.2.3 Les groupes d’intérêt et la croissance de l’État ......................................................................... 596
21.2.4 L’administration et la croissance du gouvernement .................................................................. 599
21.2.5 Illusion budgétaire ...................................................................................................................... 603
21.2.6 L’élasticité fiscale ......................................................................................................................... 605
21.3 Conclusion ...................................................................................................................................... 606
CHAPITRE 22
Taille de l’État et performance économique ......................................................... 611
22.1 Impôt et perte de bien-être ............................................................................................... 612
22.2 Taille de l’État et marché noir ........................................................................................ 617
22.3 Taille de l’État et corruption ............................................................................................. 623
22.4 Taille du gouvernement et productivité économique .................................. 625
22.5 Taille de l’État et croissance économique ............................................................. 628
22.5.1 Problèmes méthodologiques ....................................................................................................... 629
22.5.2 Preuves empiriques ..................................................................................................................... 631
22.6 Activité de l’État et déclin économique des nations .................................... 637
22.6.1 La théorie ..................................................................................................................................... 637
22.6.2 Les preuves empiriques ............................................................................................................... 639
22.7 Conclusions .................................................................................................................................... 642
882 CHOIX PUBLICS
PARTIE 5
Analyse normative des choix publics
CHAPITRE 23
Les fonctions de bien-être social ........................................................................................ 647
23.1 La fonction de bien-être social de Bergson et Samuelson ..................... 648
23.2 Les fonctions de bien-être social axiomatique ................................................. 653
23.2.1 La fonction de bien-être social de Fleming ................................................................................ 653
23.2.2 Les fonctions de bien-être social d’Harsanyi ............................................................................. 654
23.2.3 Deux critiques de la fonction de bien-être social d’Harsanyi ................................................... 657
23.2.3.1 Doit-on tenir compte des attitudes individuelles face au risque ? .......................................... 657
23.2.3.2 Les individus peuvent-ils s’entendre sur une valeur de W ? ................................................. 658
23.2.4 La fonction de bien-être social de Ng ........................................................................................ 661
23.2.5 Fonction de bien-être social de Nash et autres fonctions multiplicatives ................................. 662
23.3 Quel type de fonction de bien-être social est préférable ? .................. 664
CHAPITRE 24
L’impossibilité d’un ordre social ......................................................................................... 669
24.1 Logique de la preuve ............................................................................................................. 670
24.2 Un affaiblissement des postulats .................................................................................. 673
24.2.1 La transitivité ............................................................................................................................... 673
24.2.2 L’universalité ................................................................................................................................ 677
24.2.3 L’indépendance des options non pertinentes ............................................................................. 678
24.3 Les fonctions de bien-être social imperméables aux stratégies ........ 680
24.4 Implications pour les théories du choix social ................................................. 683
CHAPITRE 25
Un contrat social juste ................................................................................................................... 685
25.1 Le contrat social ......................................................................................................................... 687
25.2 Les deux principes de justice .......................................................................................... 688
25.3 Extension de la théorie aux autres étapes de choix collectifs ............ 691
25.4 Critique du contrat social rawlsien ............................................................................ 691
25.4.1 Le contrat social ........................................................................................................................... 692
25.4.2 Les deux principes de justice ...................................................................................................... 696
25.4.3 Preuves expérimentales .............................................................................................................. 698
25.5 Deux défenses utilitaristes du principe du maximin .................................... 699
Table des matières 883
CHAPITRE 26
La constitution comme un contrat utilitariste ....................................................... 705
26.1 Le contexte constitutionnel ................................................................................................. 707
26.2 Les cas de deux acteurs ...................................................................................................... 708
26.3 Le contrat constitutionnel .................................................................................................... 710
26.3.1 Action collective optimale avec seulement de l’incertitude identitaire ..................................... 711
26.3.2 Action collective optimale avec incertitude identitaire et numérique ....................................... 713
26.3.3 Action collective optimale avec incertitude identitaire, numérique et des gains ..................... 715
26.4 Interdictions et obligations symétriques et asymétriques ........................ 716
26.5 Actions continues avec des utilités interdépendantes ................................ 717
26.6 Les coûts de la prise de décision ................................................................................. 719
26.6.1 Dilemmes du prisonnier .............................................................................................................. 720
26.6.2 Conflits directs ............................................................................................................................. 723
26.7 Droits et obligations ................................................................................................................ 723
26.8 Constitution : contrats ou conventions ? ................................................................ 726
26.8.1 Constitutions comme contrats ..................................................................................................... 727
26.8.2 Constitutions comme conventions ............................................................................................... 728
26.8.3 Discussion ..................................................................................................................................... 729
26.9 Conclusions sur les théories à deux étapes du choix social ................ 731
26.10 D’une théorie des constitutions normative
et à deux étapes à un test des hypothèses ......................................................... 733
CHAPITRE 27
Le droit libéral et les choix sociaux ............................................................................... 735
27.1 Le théorème ................................................................................................................................... 736
27.2 La résolution du paradoxe ................................................................................................ 737
27.2.1 Le respect des droits plutôt que du principe de Pareto ............................................................. 737
27.2.2 Des échanges d’actions parétiens .............................................................................................. 739
27.2.3 Les échanges parétiens des droits ............................................................................................. 741
27.3 Des droits sur les états sociaux ou des droits sur des actions ............ 743
27.4 Droits libéraux et obligations ......................................................................................... 745
27.5 Droit constitutionnel et droit libéral ........................................................................... 745
884 CHOIX PUBLICS
PARTIE 6
Qu’avons nous appris ?
CHAPITRE 28
Le courant du Public Choice a-t-il fait avancer l’étude
de la politique ? ................................................................................................................................... 751
28.1 Les échecs du modèle du choix rationnel en sciences politiques .... 753
28.2 La modélisation de l’approche du choix rationnel ...................................... 754
28.3 Les prévisions de la théories des cycles ................................................................. 757
28.4 Les prévisions des modèles spatiaux ........................................................................ 759
28.5 Les prévisions concernant le vote et le comportement
de passager clandestin ........................................................................................................ 762
28.6 La contribution du public choice à l’étude positive
des institutions politiques .................................................................................................... 764
28.7 La contribution du public choice à l’étude normative
de la politique .............................................................................................................................. 766
28.8 Conclusions .................................................................................................................................... 767