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Les gauches alternatives en France, du bouillonnement des années 1968 aux


recompositions de la fin de siècle

Article  in  Revue Historique · January 2017


DOI: 10.3917/rhis.174.0843

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3 authors, including:

Philippe Buton Isabelle Sommier


Université de Reims Champagne-Ardenne Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne
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15 novembre 2017 17:04 - Revue historique no 684 - 3 - 2017 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 843 / 1000

Les gauches alternatives en France,


du bouillonnement des années 1968
aux  recompositions de  la  fin de  siècle

Introduction

Philippe BUTON, Sébastien REPAIRE, Isabelle SOMMIER

Si, en raison de la parenté fondamentale qui relie toutes les expé-


riences communistes au xxe siècle, le singulier s’impose à un terme
comme « communisme », c’est le pluriel qui doit prévaloir à « gauches
alternatives ». Par cette expression, nous désignons l’ensemble des
sensibilités politiques qui prônent une rupture avec le système capi-
taliste tout en procédant à la critique, plus ou moins radicale, de la
gauche institutionnelle. La notion inclut celle de New Left, utilisée
à partir du début des années 1960 pour qualifier aussi bien des ten-
dances politiques issues de cette gauche institutionnelle, que les mul-
tiples groupes d’extrême gauche, trotskystes ou maoïstes, qui se
développent au même moment. Mais elle la dépasse, en intégrant la
mouvance libertaire (anarchistes et autonomes), ainsi que toute une
série d’expérimentations politiques ultérieures : celles qui, après le
moment 68, soumettent à leur tour les critiques à la critique et inter-
rogent les fondements même de la gauche (féministes, mouvement
LGBT, écologistes…) ; celles qui, au tournant des années 1980, sur
fond de crises internes aux partis (au Parti communiste en parti-
culier) ou de déception à l’égard de la gauche au pouvoir, cherchent
un nouvel espace d’expression politique dans des mouvements moins
idéologiquement définis ou plus composites (par exemple l’AREV,
ou les listes citoyennes ou « Motivé.e.s ») ; celles qui, enfin, depuis

Revue historique, 2017, n° 684, pp. 843-853

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les années 1970, transgressent ouvertement les frontières habituelle-


ment dévolues aux champs respectifs du politique et du social, pour
« faire de la politique autrement » (à l’instar du projet du PSU, des ten-
tations politiques qui agitent les mouvements sociaux comme la CFDT
d’avant recentrage et, aujourd’hui, les SUD, ou encore des débats sur le
« débouché politique » de l’altermondialisme, notamment). Loin de se
limiter aux formes strictement politiques, la notion de « gauches alter-
natives » entend donc englober les multiples contestations, y compris
les moins structurées et les plus labiles, qui ont pénétré différentes frac-
tions du corps social au cours des dernières décennies1.
Pendant trois ans, de 2012 à 2014, cette notion a été au cœur d’un
séminaire que nous avons animé au Centre d’histoire de Sciences Po
(CHSP), avec le soutien du Centre d’études et de recherche en histoire
culturelle de l’université de Reims (CERHiC). Le présent dossier est
l’émanation des dizaines de communications et de témoignages qui ont
été présentées au cours de ces trois années2. L’ampleur de cette recher-
che collective imposait de faire des choix pour rester dans le cadre d’un
dossier de revue. Nous avons donc choisi, en premier lieu, de nous cen-
trer sur la France. Cette restriction est éminemment discutable car, s’il
est un domaine où les imaginaires étaient mondiaux et les échanges
transculturels intenses, c’est bien celui des gauches alternatives. Avant
même ce que certains polémistes ont qualifié de « tourisme militant »
– à savoir les rencontres altermondialistes –, les contacts par-delà les
frontières, scripturaux ou physiques, et les emprunts, conscients ou non,
apparaissent amples et permanents. À l’internationalisation du Capital
répond celle de ses opposants. Il n’en demeure pas moins qu’une syn-
thèse reste tributaire des recherches effectuées et, à l’heure actuelle, les
véritables travaux comparatistes ou croisés sur les gauches alternatives
européennes demeurent embryonnaires. Notre seconde option a été
d’ordre chronologique. Nous avons choisi de nous concentrer sur la
période allant des années 1968 jusqu’à la fin du siècle, et même aux
premières années du suivant, afin de pouvoir examiner l’émergence et
l’essor de ce vaste mouvement de contestation, alors même que la scène
contestataire française était largement dominée par une offre politique
bien installée, à savoir l’écosystème du PCF, puis ses multiples et succes-
sives transformations à mesure que le contexte lui-même changeait et
que les acteurs de la contestation, pour beaucoup d’entre eux issus des
classes pleines du baby-boom, avançaient en âge.

1.  Voir, pour une première ébauche de cette notion : Xavier Crettiez, Isabelle Sommier (dir.),
La France rebelle, Paris, Michalon (2e éd., 2006), 2002, pp. 270 sqq.
2.  Nous remercions chaleureusement l’ensemble des collègues et témoins qui ont accepté
d’intervenir dans ce séminaire tout au long de ces trois années.

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Les gauches alternatives en France 845

Trois regards ont ici été privilégiés. Tout d’abord, il s’est agi
d’examiner comment les gauches alternatives ont affronté de nou-
veaux défis, pour la plupart étrangers à leur capital culturel initial
– ­essentiellement marxiste –, comme l’écologie, le féminisme, ou
encore la question des droits des minorités. Il s’est agi ensuite d’obser-
ver comment les mouvements de contestation, largement pétris de
projections intellectuelles, théoriques et utopiques, se sont, pour cer-
tains, confrontés aux manifestations du réel révolutionnaire ou se sont
nourris des combats des « peuples en lutte ». Enfin, notre démarche a
consisté à scruter comment les gauches alternatives ont constitué des
imaginaires politiques et sociaux en puisant, en sélectionnant et en
malaxant les multiples ressources culturelles disponibles : références
historiques et idéologiques, tant hexagonales qu’internationales, gla-
nées au référent commun de la révolution, mais aussi à ses marges,
voire dans des cultures politiques à première vue opposées à lui.
Dans la période post-68, où les recherches personnelles, politiques,
métaphysiques, culturelles, sont foisonnantes, il est difficile de trouver
parmi celles-ci un point commun qui unifierait les gauches alterna-
tives, sauf celui de vouloir changer la vie. Mais la temporalité de cette
volonté – la changer immédiatement dans son cercle proche ou la
changer seulement collectivement après l’hypothétique Grand Soir,
avec entre ces deux options tout l’éventail des possibles – comme ses
modalités – de la cuisine macrobiotique aux attentats – rendent dif-
ficile l’exercice de synthèse. Une question, cependant, apparaît fédé-
ratrice : étant donné le poids en France de l’idéologie communiste
et du parti qui s’en est fait le héraut privilégié, tous ces courants ont
dû se positionner à l’égard de ce phénomène socio-politique, pour
le rejeter, le concurrencer ou collaborer avec lui. Dans la France des
années 1970, l’ignorer était pratiquement impossible. Or, un premier
constat s’impose : entre le communisme et les gauches alternatives
domine une relation de querelle. Et cette querelle se situe dans deux
registres radicalement différents : le rapport d’extériorité et le conflit
de paternité.
Nombre de sensibilités alternatives n’ont pas grand-chose à voir
avec le communisme. C’est le cas de tous les courants les moins poli-
tiques, en particulier des anarchistes, des premiers courants écolo-
gistes ou de certaines approches féministes. Face au rejet de l’État,
du productivisme ou de la domination masculine, le communisme
apparaît largement déphasé, et lui-même ne ménage pas ses critiques
contre ces divers dérivatifs à la seule lutte qui compte vraiment, selon
lui : la lutte des classes. Pour autant, la conjoncture politique pro-
voque l’apparition de passerelles entre certains de ces mouvements
non-communistes et l’idéologie communiste. Ainsi, au lendemain

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de 1968, l’anarchisme politique, très anticommuniste, et porté princi-


palement par la Fédération anarchiste, connaît un processus d’hybri-
dation, d’insémination, non pas par le PCF lui-même, mais par une
culture communiste plus ou moins maîtrisée et infusant dans les
diverses organisations anarchistes post-68 (ORA, OCL, UTCL, etc.).
De son côté l’écologie politique, pareillement hostile à une idéologie
communiste prônant le développement industriel et la dictature du
prolétariat, connaît une évolution heurtée qui pousse une partie de
sa base militante, dans les années 1980, vers l’anticapitalisme et vers
le dialogue avec l’extrême gauche, ce qui l’amène paradoxalement à
converger sur certains aspects avec cette même culture communiste,
certes revisitée et recombinée. S’agissant du féminisme, le courant
du féminisme révolutionnaire, dit de luttes de classes, s’est imposé
comme l’une de ses principales sensibilités dans les années 1970 :
« pas de socialisme sans libération des femmes, pas de libération des
femmes sans socialisme ».
Le second registre de querelle entre le communisme et les gauches
alternatives ressortit, lui, au conflit de paternité. C’est notamment le
cas, à l’extrême gauche, des trotskystes et des maoïstes. Nous sommes
là dans le domaine de la posture fidélité/trahison, et les accusations
de déviation stalinienne ou de trahisons révisionnistes fleurissent
contre la reprise des anathèmes flétrissant les malades infantiles. Une
des spécificités françaises (avec l’Italie) demeure la force de ce second
aspect, le « conflit de paternité », au regard de la dimension « rapport
d’extériorité », largement dominant dans les sphères anglo-saxonne et
scandinave. Le poids du néo-léninisme dans les gauches alternatives
françaises renvoie naturellement au fait qu’à l’époque, le marxisme
était bien, pour parler comme Jean-Paul Sartre, l’horizon indépas-
sable de notre temps, du moins en France ou en Italie, en fait dans
tous les pays où les partis communistes orthodoxes étaient puissants.
On ne peut cependant que constater la faible inventivité de cette
gauche néo-léniniste qui, pour l’essentiel, n’a fait que reprendre
la culture communiste. Cette reprise s’opère avec une infinité de
nuances : les trotskystes sont avant tout sensibles à la culture léni-
niste de 1917, certains maoïstes (le premier PCMLF) avant tout
à la culture du PCF des années 1950, tandis que d’autres maoïstes
(UJCml, second PCMLF, OCFml, UCFml) font un bricolage pour
adapter une révolution culturelle chinoise fantasmée à un léninisme
traditionnel, et la palette est presque infinie. Mais l’essentiel demeure
que la colonne vertébrale de tous ces groupes reste la culture commu-
niste traditionnelle. Malgré les anathèmes et les violences entre gau-
chistes et communistes orthodoxes, et contrairement à la vision de
l’époque, les points de convergence sont infiniment plus nombreux

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que les points de divergence. Même le courant le plus dénonciateur


du communisme orthodoxe soviétique – Socialisme ou Barbarie de
Cornélius Castoriadis et de Claude Lefort – mène, à l’origine, son
combat contre le totalitarisme à l’intérieur de la sphère communiste.
Mais cette ressemblance politique et idéologique entre gauchisme3
et communisme ne doit pas masquer l’essentiel. Celui-ci réside dans
l’incompatibilité sociale des deux phénomènes. Pour dire les choses
de façon fruste, le gauchisme n’a jamais eu la puissance et la majesté
qu’avait le communisme à son apogée. Cela renvoie au fait qu’il ne
fut pas, fondamentalement, un phénomène politique mais bien plu-
tôt un phénomène culturel. Le gauchisme demeure le mouvement
culturel d’affirmation émancipatrice d’une génération. Seulement, ce
mouvement prend la forme ou, plus exactement, revêt les habits d’un
précédent mouvement politique, celui du communisme, lequel, ainsi
que sa riche historiographie l’a largement montré, a exercé une fonc-
tion sociale : ce fut un instrument d’intégration de la classe ouvrière,
en particulier des ouvriers issus de l’immigration européenne, dans
la société française. Pour ce faire, le communisme a lui-même réuti-
lisé des armes inventées par certains de ses prédécesseurs. Aux syndi-
calistes-révolutionnaires, il a emprunté l’ouvriérisme qui permettait
de sublimer une illégitimité sociale par une légitimité politique supé-
rieure. À la social-démocratie allemande, il a emprunté l’arme de la
contre-société ouvrière, forteresse autosuffisante dans l’océan capita-
liste. Dans les deux cas, il a peaufiné ces deux outils et il a construit
un véritable écosystème lui permettant de prospérer puis de se main-
tenir, apparemment à l’abri des soubresauts de la conjoncture poli-
tique4. Au bout de quelques décennies, quand la fonction sociale du
PCF fut achevée, quand la masse de la classe ouvrière fut intégrée
dans la société française, avant de progressivement s’étioler, le PCF
s’anémia, et ce avant même la disparition du système communiste
mondial.
Le gauchisme a lui aussi exercé une fonction sociale, une fonction
d’intégration, mais celle-ci fut mise au service de la génération du
baby-boom. Le paradoxe est qu’il le fit avec les armes du passé emprun-
tées au PCF, que ce soit le rêve bolchevique de la prise du Palais

3.  Depuis 1920 et l’ouvrage de Lénine, La maladie infantile du communisme, le « gauchisme », le


terme « gauchiste » est péjoratif, en particulier dans la bouche des communistes orthodoxes et des
forces conservatrices. En retour, il a été revendiqué par certains acteurs d’extrême gauche, à l’ins-
tar de Daniel Cohn-Bendit, publiant en 1968 avec son frère son décapant Le gauchisme, remède à la
maladie sénile du communisme (Paris, Seuil, 1968). Progressivement, le terme est entré dans le langage
commun, a perdu sa charge polémique et est devenu un simple synonyme d’extrême gauche. Pour
notre part, c’est cette dernière acception que nous retenons.
4.  Voir Annie Kriegel, Les communistes français. Essai d’ethnographie politique, Paris, Seuil, 1968,
3e édition 1985.

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d’Hiver, celui de la centralité ouvrière, de la démocratie supérieure


ou autres mythes – dans l’acception de Georges Sorel – mobilisateurs.
D’où cet aspect d’étrangeté, de surjeu et de théâtralisation. D’où éga-
lement la réalité schizophrénique du gauchisme néo-léniniste :
––partant d’une aspiration à la liberté, il ne condamne pas les
expériences liberticides et il soutient des régimes criminels comme la
Chine de Mao, le Cambodge des Khmers rouges ou l’Iran de
Khomeiny ;
––partant d’une aspiration à la modernisation de la société, il se
révèle extrêmement frileux devant les acteurs réels de ces changements,
que cela soit les mouvements écologistes, féministes, homosexuels ou les
essais d’inventer des formes de travail coopératives et autogérées ;
––partant d’une aspiration à l’égalité, il reconstitue des hiérarchies
internes très pesantes et des fonctionnements bureaucratiques parfois
pires que ceux du PCF ;
––partant d’aspirations humanistes, il cultive des haines intergrou-
pusculaires et, épisodiquement, un culte viriliste pour la violence
régénératrice, même si la France n’a jamais connu les dérives san-
glantes allemandes ou, surtout, italiennes.
Certes, nous l’avons dit, le gauchisme néo-léniniste ne fut qu’un
élément parmi d’autres de ces gauches alternatives. Mais, en France,
au moins pendant la décennie post-68, c’est lui qui a donné le
« la », qui a arrêté l’agenda, les thèmes et les modalités du conflit
politique, quitte à s’annexer des traditions hétérodoxes ou à uti-
liser des outils étrangers à son capital initial. Mais, grâce à la clas-
sique ruse de l’Histoire, malgré ses archaïsmes, ses aveuglements et
ses contresens, le gauchisme a rempli sa fonction : en grande par-
tie grâce à son aide, la nouvelle génération a secoué les habitudes
un peu rances de la société gaullienne traditionnelle, les certitudes
vieillies des générations nanties ; celle-ci a modernisé la France, ses
mœurs et ses institutions, souvent pour le meilleur ; en tout état de
cause, cette génération s’est bien intégrée dans la France modernisée
des années 1970. Puis la crise est survenue. La vraie, pas celle que
les Cassandre de Voix ouvrière ou de L’Humanité nouvelle percevaient
dans les années 1960 alors que régnaient plein emploi et bonds
salariaux. Cette crise est entrée dans les faits en 1974, puis dans
les têtes quelques années plus tard. À ce moment-là, contrairement
à ce qu’aurait pu laisser croire la vulgate marxiste toujours quasi-
hégémonique, sonna pour le gauchisme l’heure de vérité, c’est-à-dire
l’heure de l’obsolescence. Reste de tout cela un héritage complexe
dont il convient de démêler l’écheveau.

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Le premier élément de cet héritage réside dans un solide contre-


coup anticommuniste. Spécialement chez les anciens maoïstes, la ten-
tation de jeter le bébé avec l’eau du bain fut grande. À l’image des
« Nouveaux philosophes » (André Glucksmann, Bernard-Henri Lévy,
Guy Lardreau, Christian Jambet…), de nombreux anciens gauchistes
ont conservé de leur engagement anti-PCF un anticommunisme anti-
totalitaire qui a infusé dans la société française, participant à saper la
puissance du PCF sans, semble-t-il, que ces anciens militants franchis-
sent le pas d’un nouvel engagement politique dans les partis de droite.
Là où il y eut nouvel engagement politique, il s’opéra à gauche et
témoigne du fait que l’expérience gauchiste constitua une solide école
de formation. En particulier pour ceux qui souffraient d’un parcours
universitaire inachevé, l’atterrissage parmi les responsables socialistes et
écologistes fut assez naturel. Un excellent observateur de cette période,
le responsable socialiste Marc Osouf, souligne que les socialistes de
gauche qui voyaient ces trotskystes (anciens ou maintenus) affluer dans
le PS, espéraient qu’ils allaient les aider à renforcer leur tendance de
gauche pour gauchir le parti. En fait, ils se sont répartis entre les dif-
férents courants, au gré des logiques claniques et de la recherche des
places. Mais, dans toute cette génération de convertis, derrière une par-
faite maîtrise du langage et des pratiques d’assemblée, il reste difficile de
distinguer une quelconque spécificité transformatrice. De « Touche pas
à mon pote » à « touche pas à mon poste », le syndrome Harlem Désir
n’a pas épargné grand monde, du moins parmi les célébrités trotskystes
connues au plan national comme Jean-Christophe Cambadélis, Henri
Weber, Julien Dray, Gérard Filoche, etc. Toutefois, une recherche
portant sur des soixante-huitards « ordinaires » (syndicalistes, « gau-
chistes » et féministes) de cinq villes de province (Lille, Rennes, Nantes,
Lyon, Marseille), conduite notamment par l’un des auteurs de cette
introduction, dessine un portrait bien différent des devenirs militants,
dès lors que l’on s’éloigne de telle sensibilité de l’extrême gauche et
du Quartier latin. Les près de 400 récits et calendriers de vie recueillis
montrent en effet à l’inverse que, comme pour leurs homologues éta-
suniens de la New Left, les activistes français de l’époque demeurent plus
engagés, à travers des reclassements professionnels dans des métiers
vécus sur le mode de l’engagement, voire à la pratique subvertie, ou à
travers un militantisme continu ou un ré-engagement à la charnière du
siècle, celui-ci s’opérant bien plus volontiers dans les associations ou les
mobilisations que dans les partis politiques. Plus précisément encore,
sur les 175 « gauchistes » interrogés, on ne compte que six personnes à
être ou avoir été au PS, et deux seulement au PCF5.

5.  Changer le monde, changer sa vie, à paraître en 2018 chez Actes Sud.

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Le troisième élément de l’héritage de l’ex-gauchisme est d’avoir


constitué une pépinière syndicaliste et associative. Certains militants,
dégrisés des excès de l’aventure sans pour autant vouloir renoncer à
changer la vie, tentèrent d’innover dans le combat pour la transfor-
mation sociale. Un des exemples les plus nets apparaît avec l’Union
syndicale Solidaires (SUD), au sein de laquelle d’anciens militants
d’extrême gauche, à l’exemple d’Annick Coupé issue du maoïsme,
tentèrent d’inventer de nouvelles formes de fonctionnement d’un
syndicalisme se voulant radicalement différent des traditions
bureaucratiques anciennes comme des manœuvres d’appareil des
groupes d’extrême gauche. Ces efforts ont donné des résultats par-
tiels – la réussite des SUD a largement dépassé les espoirs initiaux
des pionniers de SUD-PTT – mais, en termes de transformation
sociale globale, le bilan demeure plus mitigé. Peu d’entre eux espè-
rent encore pouvoir transformer la société de fond en comble. Mais
ils demeurent porteurs d’une volonté de lutte et d’une mémoire
intacte, rejoignant désormais les butte-témoins représentées par les
survivants politiques du gauchisme. Car la vraie réalité de Lutte
ouvrière et du Nouveau parti anticapitaliste, ce n’est plus le rêve
du Grand soir, c’est, pour LO, la lutte du responsable syndical de
Peugeot et, pour la LCR-NPA, son influence chez SUD ou chez les
enseignants.
Mais peut-être reste-t-il à identifier le principal élément de l’héri-
tage : la lente diffusion par capillarité d’un langage, de pratiques et
de réflexes, bref d’une culture du radicalisme politique qui, si l’on
se limite à sa pente principale, n’est que la reprise, plus ou moins
amendée, de la traditionnelle culture communiste. À l’image de ce
PCF dont l’évanescence politique s’est accompagnée de sa survivance
culturelle, le gauchisme a été un puissant relais pour la diffusion de
cette culture communiste héritée dans le corps social et politique fran-
çais, comme l’a révélé, en 2005, l’échec du référendum sur la consti-
tution européenne, largement dû (pour ce qui concerne la gauche) à
la diffusion, au sein de ces partis génétiquement les plus européens du
spectre qu’étaient les partis socialiste et écologiste, d’une culture radi-
cale, antilibérale et anti-européenne, directement héritée de la culture
communiste traditionnelle, et vectorisée par ce gauchisme culturel
incarné par la génération 68.
Pour rendre compte de la naissance, de l’essor, et des mutations
accomplies par les gauches alternatives entre les années 1968 et la
fin du vingtième siècle, nous avons privilégié une progression chrono-
logique. Dans une première intervention, Philippe Buton (« Le PCF
et le gauchisme. Acte I. La rencontre. 1963-1968 ») analyse l’antago-
nisme historique entre l’extrême gauche et le Parti communiste, en en

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Les gauches alternatives en France 851

soulignant l’ambiguïté intrinsèque dans la mesure où « la première par-


ticularité du gauchisme français est d’être issu du communisme ortho-
doxe » (si l’on excepte du moins les anarchistes et le PSU), une situation
qui n’a cours ni en Allemagne ni au Royaume-Uni, où les militants
d’extrême gauche le sont de la social-démocratie. L’article décrit et
analyse, en particulier, ce creuset bouillonnant de l’extrême gauche
française que fut l’Union des étudiants communistes (UEC), structure
au sein de laquelle se cristallisent au cours des années 1960 les oppo-
sitions trotskistes et maoïstes au communisme orthodoxe (infra, pp. 855-
873). Ivan Bruneau (« Une gauche paysanne post-soixante-huitarde :
une même appartenance générationnelle, des clivages structurants »)
analyse ensuite, parfois avec truculence, la rencontre insolite des mili-
tants d’extrême gauche de l’après-68, pour l’essentiel étudiants urbains
voire principalement parisiens, avec les paysans de l’Orne, et les effets
qu’elle va exercer sur la pratique syndicale de ces derniers (infra,
pp. 875-894). Justine Zeller (« Le Mouvement de libération des femmes
et l’extrême gauche en Midi-Pyrénées ») évoque au niveau local ce
qui constitue l’épreuve majeure pour nombre de militants masculins
des gauches alternatives dans les années 1968, à savoir la découverte
des questions de genre et les revendications féministes. Bousculant avec
fracas un militantisme androcentré voire viriliste, ces questions obligent
les organisations d’extrême gauche à reconnaître que « le privé est poli-
tique » et les poussent à s’atteler à une contradiction jugée jusque-là
secondaire (à paraître, Revue historique, n° 865). Tudi Kernalegenn (« Les
gauches alternatives à la découverte des régions dans les années 1968 »)
retrace les différentes étapes par lesquelles les gauches alternatives, en
rupture avec le jacobinisme originel d’une majeure partie de la gauche,
opèrent un tournant régionaliste allant jusqu’à construire la question
des minorités nationales. Il montre combien le slogan « Vivre, travailler
et décider au pays » combine une dimension anticapitaliste typique
de l’époque, une dimension environnementaliste naissante, mais aussi
promeut une conception nouvelle, plus horizontale, du fonctionnement
démocratique, qui s’affirme avec force aujourd’hui (à paraître, Revue
historique, n° 865). Sébastien Repaire (« Les Verts, une gauche alterna-
tive ? ») questionne la volonté que manifestent les Verts, ou du moins
ceux d’entre eux qui revendiquent l’héritage de mai 68, de s’insérer
dans le monde des gauches alternatives dans la seconde moitié des
années 1980. Ce faisant, ils entraînent leurs partenaires potentiels
dans une réflexion commune sur la possibilité de faire « converger » la
gauche et l’écologie – une démarche qui jette finalement une lumière
crue sur la difficulté des acteurs à transiger et à négocier pour struc-
turer un pôle alternatif efficient sur la scène politique (à paraître, Revue
historique, n° 866). Enfin, Ismail Ferhat (« Marx et Allah : les gauches

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852 Philippe Buton, Sébastien Repaire, Isabelle Sommier

alternatives face à l’islam, mai 68 - septembre 2001 ») analyse comment


s’opère, au sein des gauches alternatives, le glissement de la figure du
travailleur immigré à celle du travailleur maghrébin de culture musul-
mane, conduisant la question de l’islam au cœur des débats politiques
(à paraître, Revue historique, n° 866).

Philippe Buton, agrégé d’histoire, Professeur d’histoire contemporaine à


l’université de Reims Champagne-Ardenne et membre du Centre d’Études et de
Recherches en Histoire Culturelle (CERHiC, EA-2616), est un spécialiste de l’his-
toire politique contemporaine (spécialement le communisme) et de la Seconde
Guerre mondiale. Ses principaux ouvrages portent sur ces thèmes : Les lendemains
qui déchantent. Le Parti communiste français à la Libération, Paris, Presses de Sciences
Po, 1993 ; Communisme : une utopie en sursis ? Les logiques d’un système, Paris, Larousse,
2001 ; La joie douloureuse. La libération de la France, Bruxelles, Complexe, 2004. Depuis
une décennie, il parcourt un nouveau champ de recherche, consacré à l’extrême
gauche, par exemple « L’Europe, le communisme et l’extrême-gauche », in Alain
Bergounioux, Pascal Cauchy, Jean-François Sirinelli, Laurent Wirth (dir.), Faire des
Européens ?, Paris, Delagrave, 2006, pp. 131-145, et « Inventing a Memory on the
Extreme Left: The Example of the Maoists after 1968 », in Julian Jackson, Anna-
Louise Milne, James S. Williams (dir.), May 68. Rethinking France’s Last Revolution,
Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2011, pp. 58-75.
Sébastien Repaire est agrégé d’histoire et doctorant au Centre d’histoire de
Sciences Po (EA 113). Il prépare actuellement une thèse, sous la direction de Jean-
François Sirinelli, intitulée « L’écologie politique entre mouvements d’idées et
structuration partisane de la fin des années 1970 aux années 1990 ». Il a notam-
ment publié Sartre et Benny Lévy. Une amitié intellectuelle du maoïsme triomphant au cré-
puscule de la révolution (L’Harmattan, coll. « Questions contemporaines », 2013),
ainsi que plusieurs articles consacrés à l’écologie politique en France : « Les archi-
ves des Verts du Centre international de recherches sur l’écologie », Histoire@
Politique, n° 27, 2015/3, pp. 146-161 ; « La création des Verts : une intégration
idéologique de l’écologie politique ? », Revue française d’histoire des idées politiques,
n° 44, 2016/2, pp. 93-125 ; « L’influence des Grünen sur le positionnement poli-
tique des Verts dans les années 1980 », in Olivier Hanse, Annette Lensing, Birgit
Metzger (dir.), L’écologie dans le clivage gauche-droite, Berne, Peter Lang, à paraître
en 2017.
Isabelle Sommier est Professeure de sociologie politique au département de
Science politique de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, et chercheuse au
Centre européen de sociologie et de science politique de la Sorbonne (CESPP,
UMR 8209). Ses travaux se situent au croisement de la sociologie des mou-
vements sociaux et de celle de la violence. Elle a notamment publié La violence
politique et son deuil. L’après-68 en France et en Italie, Rennes Presses universitaires de
Rennes, 1998 (2008, 2e rééd.) ; La violence révolutionnaire, Paris, Presses de Sciences
Po, 2008 ; « Engagement radical, désengagement et déradicalisation. Continuum
et lignes de fracture », Lien social et politiques, n° 68, 2012, pp. 15-35 ; Penser les
mouvements sociaux, en codirection avec Olivier Fillieule et Éric Agrikoliansky,
Paris, La Découverte, 2010.

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Les gauches alternatives en France 853

Résumé

Cet article introductif au dossier « Les gauches alternatives en France, du bouil-


lonnement des années 1968 aux recompositions de la fin de siècle », questionne la
catégorie de « gauche alternative » et cherche à montrer sa cohérence historique.
Désignant l’ensemble des sensibilités politiques qui prônent une rupture avec le sys-
tème capitaliste tout en procédant à la critique plus ou moins radicale de la gauche
institutionnelle, la notion inclut celle de New Left, utilisée à partir du début des
années 1960 pour qualifier aussi bien des tendances politiques issues de la gauche
institutionnelle que les multiples groupes d’extrême gauche qui se développent au
même moment, mais elle la dépasse en intégrant la mouvance libertaire ainsi que
toute une série d’expérimentations politiques qui font suite au moment 68 (fémi-
nisme, mouvement LGBT, écologisme, puis plus tard altermondialisme, etc.). Ces
différents mouvements apparaissent donc hétéroclites : si leur objectif commun est
bien de changer la vie, la temporalité et les modalités de cette volonté varient de
l’un à l’autre. Une question, cependant, apparaît fédératrice, à savoir la nécessité,
pour toutes ces familles politiques, de se positionner par rapport au Parti commu-
niste, qu’il s’agisse de le rejeter, de le concurrencer ou de collaborer avec lui, tant la
culture communiste est prégnante dans la France des années 1970 et même au-delà.
Dès lors, l’histoire des gauches alternatives embrasse celle de toute une partie de la
gauche française entre le moment 1968 et notre passé le plus proche.

Mots-clés : Gauche, communisme, mai  1968, féminisme, LGBT, écologie, alter-


mondialisme, trotskysme, maoïsme.

Abstract

This introductory article to the topic “The alternative Lefts in France: from the
1968 whirlwind to reconfiguration at the end of the century” examines the “alterna-
tive Left” category and seeks to demonstrate its historical coherence. This concept
encompasses all political currents that advocate for a break with capitalism while
being at the same time critical of the institutional Left to varying degrees. It includes
the “New Left,” a term ascribed from the early 1960s onward both to currents arising
from the institutional Left and to various far-left groups which emerged at that time.
However, this concept is broader as it also includes anarchism and other post-68
political experiments (feminism, LGBT groups, environmentalism and later alter-glo-
balization, etc.). These various groups are therefore heterogeneous: although their
shared objective is “to change life”, their temporality and modus operandi vary from
one to another. Nevertheless, with communist culture so present in France in the
1970s and even beyond, one common question for these political families was how
to position themselves in relation to the French Communist Party, be it through rejec-
tion, competition or collaboration. Consequently, the history of the alternative Lefts
encompasses the history of a wide portion of the French Left between 1968 and our
most recent past.

Keywords: Left, Communism, May 68 events, feminism, LGBT, environmentalism,


alter-globalization, Trotskyism, Maoism.

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