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Recherche du politique perdu

Les ouvrages de Georges Balandier


sont cités en p. 125.
Georges Balandier

Recherche
du politique perdu

Fayard
Couverture Atelier Didier Thimonier

ISBN : 978‑2-­213‑68670‑7

© Librairie Arthème Fayard, 2015


La disparition

Loin du «  tout est politique  » reconnu par


Rousseau et d’autres philosophes du siècle des
Lumières, nous sommes parvenus au temps du
politique caché, effacé, impuissant. D’abord avec
la gouvernance, substitut du pouvoir-­ gouverner,
ensuite avec l’incapacité d’apporter des solutions
durables aux maux sociaux insoumis qui ravagent
les vies, enfin avec l’indifférence obscène des gens
d’en ­haut, le puissant désir d’être soi-­même en vue,
d’être riche et vedette dominante.
Le pouvoir politique s’est perdu, une forme de
la réalité d’hier aussi. Le réel sans forte armature
matérielle devient plus « liquide », plus assigné à
la mobilité, au mouvement continu en lui et en ses
relations avec l’environnement. Un mouvement
qui transforme, qui fait être, moteur de la Grande
Transformation continue qui brouille toute chose
du monde actuel. L’explosion informatique, la
numérisation en voie d’universalisation cham‑
boulent les indicateurs de réalité, cependant que

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Recherche du politique perdu

la « Com’ » engendre l’inflation des images et des


paroles banales qui font preuves de réel. Le monde
enserré par les réseaux informatiques, pris dans leur
« Toile », est celui de la matérialité portée vers une
façon de transfiguration. Des êtres et des person‑
nages, des choses s’y trouvent info-­engendrés. Ils
coexistent avec ceux qui sont de facture ancienne
et entretiennent le sentiment rassurant d’une conti‑
nuité autrement maintenue.
La dématérialisation du monde le peuple indirec‑
tement de populations différentes, l’homme y perd
une part de sa corporéité en accédant à un moins
de réalité, à une forme d’existence autre et inédite.
Le pouvoir politique a la charge sans précédent de
gouverner à la fois des sujets d’ancienne facture et
des sujets issus d’un monde numérisé, de la maté‑
rialité appartenant aux siècles industriels et de l’im‑
matériel actuel devenu conquérant. Dans ce double
mouvement, l’ingénieur appartenant aux temps
industriels s’efface au profit de l’expert aujourd’hui
assisté par les systèmes-­ machines informatiques.
Cette info-­ compétence, nécessaire accompagne‑
ment du pouvoir, en réduit la puissance apparente.
Elle accentue le sentiment du manque de volonté
politique, qui paraît alors consentir à une sorte
d’abandon à la force des choses, à une fonction de
fade gestionnaire.
Ce pouvoir affadi est l’objet de contestation, puis
de rejet, qui le conduisent à rechercher l’appui des
institutions de puissance et des puissants. Il nourrit
ainsi le capitalisme financier dominateur, il ne se

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La disparition

projette pas dans la recherche d’un avenir possible,


moins arrogant et plus équitable.
Le fait central du second xxe siècle reste la déco‑
lonisation ; les nations coloniales se découvrent
soudain affaiblies, voire dépossédées. Elles com‑
mencent à mesurer ce qu’elles ont dénié chez leurs
dépendants : la négation d’une histoire propre qui
ne commencerait qu’avec la civilisation colonisa‑
trice, qui bloquerait le passage à une modernité
spécifique ; la négation de la capacité politique
dont l’administration coloniale serait la génératrice
involontaire. Il ne s’agit pas uniquement de consé‑
quences postcoloniales, mais de doute sur soi-­
même. La rupture de la domination a un effet de
choc à l’intérieur même de la société qui l’a exercée
en longue durée.
Les post­ colonisés ont, une première fois, été
privés de la liberté de gérer leurs traditions et leur
devenir moderne. Ils sont alors jugés et restés civi‑
lisables sans être jamais reconnus civilisés. Après
les libérations, ils sont astreints aux décrets de leurs
nouveaux puissants, ils deviennent les sujets d’un
État moderniste dont certains paysans africains ont
dit qu’il n’était « pas fait pour eux ». C’est un État
d’importation, où la mise en valeur des richesses
primaires crée des connivences mondialisées, où la
conquête du pouvoir politique se lie au contrôle
local de l’économie, aux prélèvements très tôt
ressentis comme désordre, puis comme abus par
corruption. Peu semble fait pour établir l’équité
dans la durée, pour contribuer à une reprise des

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Recherche du politique perdu

traditions dans la construction d’une civilisation de


modernité. La tradition se réduit davantage à une
mémoire collective, l’émotionnel et des croyances
changeantes donnent l’illusion de parvenir à une
intelligibilité de ce qui advient. Le tiers-­mondisme
missionnaire n’est donc plus une passion, mais un
moment passé de l’histoire des émancipations.
Retour à l’Occident et à ses épreuves, au domi‑
nant d’hier détaché aujourd’hui de ses ancrages,
confronté à la montée de puissances tenues long‑
temps en dépendance. C’est la recherche du « secret
européen » qui a ouvert leur passage d’une moder‑
nité d’abord induite et contrôlée, à un inachève‑
ment qui devra s’accomplir dans une plus grande
autonomie. L’Occident est de moins en moins le
gardien à privilèges du secret de sa réussite, mais
sa progression se maintient en multipliant les géné‑
rateurs de ruptures, puis les déclencheurs de muta‑
tions mondialisables. Celles-­ci ne réalisent pas une
« fin de l’histoire », déjà annoncée, dont l’Occident
serait l’auteur après avoir effectué l’accomplisse‑
ment qui permet cette disparition. On n’assiste pas
à la fin de l’historicité, des conditions historiques
de la société humaine, mais au passage à une nou‑
velle ère, amorcé avant la clôture du siècle précé‑
dent.
Les coupures s’accumulent en s’accélérant, elles
engendrent des problèmes de société qui se trans‑
mettent par défaut de solutions. Elles deviennent
une partie du réel vécu, tout en banalisant une
façon d’état crisique. Dans l’ordre biologique

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La disparition

où s’inscrivent les recompositions du vivant et la


promesse d’a-­ mortalité pour les humains. Dans
l’ordre de la matérialité qui s’efface sous l’épreuve
des nouvelles technologies et de la mobilité inouïe
issue du temps « immédiat ». Dans la relation au
travail où l’« emploi » remplace le « métier », la
machine intelligente l’investissement corporel, où
le chômage de masse subi a pris un aspect sacri‑
ficiel. Dans l’espace des «  paysages sociaux  »,
chantiers de déconstruction et reconstruction qui
poursuivent une activité continue. Enfin dans l’ins‑
tabilité des mœurs qui restent démunies de repères
suffisamment reconnaissables.
Les ruptures produites à l’échelle globale infor‑
ment des aspects de la mondialisation. Celle-­ ci
établit la mise en communication généralisée ;
l’abaissement des clôtures et la mobilité informa‑
tique par réseaux en résultent. Avec une double
conséquence  : l’expansion du capitalisme finan‑
cier et la soumission des peuples à cette discipline ;
la difficulté conjoncturelle des gouvernants à
répondre aux situations inédites, surtout aux crises
répétées qu’elles engendrent.
Partout et en tout des effacements, des dispari‑
tions : le monde change continûment, il semble ne
plus être ni gouvernable ni gouverné. L’économique
abaisse la politique. La lecture économiste prévaut
en occupant de nombreux ateliers d’experts, en
attribuant à la marchandise une valeur suprême,
générale. Cette lecture bouche l’horizon, elle cal‑
cule et saisit l’avantage du moment, elle alimente

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Recherche du politique perdu

une concurrence d’action immédiate. La lecture


politiste en devient secondaire, elle semble négli‑
ger les situations concrètes, vécues, les conditions
réelles cachées par la gouvernance des apparences,
occultées par des langages et des symboles tirés du
passé bien que paraissant contemporains. L’espace
politique en est rendu plus confus, moins lisible,
sinon par les détours qui font apparaître ce qui
lui appartient en propre. Celui des sociétés de la
tradition, donc de l’anthropologie politique qui en
traite, est l’un d’eux. Il manifeste autrement ce qui
façonne le champ du pouvoir, puis le bouleverse
par les épreuves historiques.
Figures et formes
du politique

Dans les sociétés de la tradition qui ont divinisé


la souveraineté, la métaphore corporelle tient lieu
de charte politique par une différenciation absolue
du Suprême. La métaphore corporelle est répan‑
due, autant présente dans les sociétés de l’Occi‑
dent européen ancien que dans celles de l’ailleurs.
Des pays anthropologisés à traditions maintenues
jusqu’à l’Europe du Moyen Âge finissant et de
la Renaissance –  jusqu’à l’Angleterre, la France
et l’Italie  –, la transposition corporelle a la fonc‑
tion d’une idéologie suprême proche du sacré. Elle
exprime le régime politique selon sa forme propre,
elle présente ainsi une version plus absolutiste (les
organes sont commandés par la seule tête, par
l’Unique) ou plus démocratique (les organes sont
liés en solidarité) de la souveraineté. Elle révèle
l’« institution imaginaire » du politique, notamment
absolutiste, par la figure doublement corporelle du
souverain. Son corps physique est commun, la mala‑
die et la mort l’atteignent. Son corps mystique est

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Recherche du politique perdu

unique, il n’est pas assujetti au déforcement et à la


disparition, il est régi par l’éternité qui est celle de
la fonction suprême. Ces expressions imaginaires,
symboliques, révèlent que le corps du souverain
est un opérateur social puissant (le Suprême est le
centre de la société tout entière) et un opérateur
politique encore plus puissant (il est celui qui porte
en lui la force du pouvoir, celui qui la détient).
Le corps physique du souverain est unique dans
sa différence, il se dissocie de l’ordre commun. Il
est séparé des sujets, comme le sacré est coupé du
monde profane. Cette différence est constitutive, elle
fait le pouvoir, elle donne la capacité d’action sur le
monde par et avec les hommes. Dans les monarchies
de la tradition, la différence souveraine se révèle par
un signe des puissances ou des ancêtres primor‑
diaux, de leur choix préalable qui désigne l’élu à
qui le pouvoir sera transmis. Ce signe reste connu
des seuls gardiens de la tradition, il est « confiné »
jusqu’au moment où la transmission s’accomplit.
Le corps souverain de la tradition est donc à
la fois commun, humain comme tout autre, et
transfiguré par le pouvoir qui l’habite, un corps
« mystique » astreint à des contraintes physiques,
biologiques, à des obligations rituelles et céré‑
monielles. Le corps physique n’a pas de figure
constamment identifiable, il la cache, effectivement
par un masque ou symboliquement, elle est occul‑
tée lors des manifestations publiques, des audiences
notamment. Il ne dispose pas de la liberté d’expres‑
sion par le langage trivial, mais de la « parole » qui

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Figures et formes du politique

en est la transfiguration. Le Suprême doit contri‑


buer à la conservation du pouvoir des mots, de la
puissance des mots du pouvoir. Il ne communique
pas directement, mais par l’intermédiaire de porte-­
parole, de speakers. Le Suprême doit être constam‑
ment et en tout hors de la condition ordinaire. Il lui
est interdit d’utiliser certains mots du langage com‑
mun ; il a la connaissance que les sujets ne peuvent
acquérir, la sagesse des arbitrages aussi. Le silence
et le secret sont des langages, ils sont les moyens
principaux du pouvoir, ils donnent une forme à la
communication politique pour marquer la distance
à laquelle se tient le souverain, la coupure et l’iso‑
lement où se forme la suprématie.
Celle-­ci se constitue aussi par la relation à l’es‑
pace, aux lieux qui révèlent la grandeur solitaire du
Suprême, ses interdits, ses évitements, ses obliga‑
tions rituelles. Ses mouvements dans le palais sont
rigoureusement réglés, ses apparitions publiques et
ses déplacements sont astreints à la rareté, à la pro‑
tection par les rites et le cérémonial. Ils empêchent
tout contact qui déforcerait la fonction politique,
toute menace de souillure et d’impureté qui rui‑
nerait la souveraineté dans son être même. En ce
sens, la souillure par la proximité des morts doit
être exclue, le Suprême doit être du côté de la vie,
la sacralité qui le constitue unique requiert la pro‑
tection contre toutes les contagions.
Tout repose sur la conception de la force-­pouvoir
dont il est l’exclusif détenteur. Elle lui est incor‑
porée durant la période de la transmission, elle

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Recherche du politique perdu

est désincorporée avant sa disparition : la collecti‑


vité la reprend afin de la transmettre rituellement
au successeur désigné. Cette force peut se dégra‑
der, se dégrade, elle est ravivée rituellement, le
plus souvent en conjugaison avec des cycles de la
nature, notamment la fête des prémices. Si ce ren‑
forcement régulier est insuffisamment efficace, si le
Suprême continue à s’affaiblir, un message crypté
lui fait savoir qu’il doit disparaître. Abandonné par
la force-­pouvoir, il est voué à s’éclipser, il devient
néfaste.
La mort du souverain, puis l’interrègne, montrent
ce que devient la société lorsque le pouvoir poli‑
tique est vacant. Il faut créer une demande d’ordre,
un besoin de pouvoir. Cette mort attendue n’est
jamais publiée immédiatement, ensuite elle ne l’est
que par des formules indirectes  : « le roi est parti,
le roi est malade, l’ombre est descendue sur le
pays », disait-­on dans les royaumes du Bénin. Dès
ce moment s’effectue une complète inversion des
signes. Le corps du souverain vivant porte en lui les
forces de la vie et de l’ordre traditionnel, le corps du
souverain mort est associé à la stérilité diffuse, au
désordre libéré, à une façon de chaos. La dramati‑
sation funéraire ouvre la séquence des violences de
tous ordres, elle montre que l’effacement du poli‑
tique abandonne le pays aux ravages du désordre,
aux agressions, aux viols, à l’insécurité généralisée.
La société paraît défaite, divisée, violente  : cer‑
tains villages sont ­pillés, le cadavre royal peut être
dépouillé et insulté, provisoirement remplacé par

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Figures et formes du politique

un « roi de moquerie » issu des couches sociales


inférieures ou serviles. Ce faux pouvoir maintenu
durant l’interrègne laisse s’étendre une violence
d’apparences décivilisatrices. Le corps du roi mort
devient au mieux un corps de valeur nulle, au pire
et le plus souvent un cadavre néfaste d’une valeur
négative, funeste. Ce qui opère dans les rituels
d’inversion obéit à une même logique, mais selon
le calendrier rituel. Le souverain est ainsi confirmé
périodiquement comme l’unique détenteur de la
force-­pouvoir. Il exerce une sorte de prêtrise qui
entretient le besoin d’ordre social.
Pouvoir du symbolique,
pouvoir gouvernant

L’anthropologie politique n’aide pas seulement


à faire reconnaître un monde politique longtemps
dénié, elle poursuit l’inventaire et l’analyse des
formes politiques en outre-­Occident. Les ouvrages
et enquêtes ici utilisés, principalement africa‑
nistes, portent sur la souveraineté, sur ce qui fait
le Suprême ; sur les conditions et les matériaux qui
contribuent à cette formation, aux processus qui
les mettent en œuvre, aux symbolisations et aux
rituels qui transmettent les moyens de l’efficace.
De plus, l’étude considère qu’il faut comprendre en
même temps comment la tradition politique s’al‑
tère pendant la période de domination coloniale,
ensuite dans les turbulences post­coloniales, com‑
ment cette tradition est utilisée par l’État moderne
et par les modernités spécifiques qui émergent. Par
ce détour, il importe d’envisager autrement l’effa‑
cement du politique dans la modernité occidentale
contemporaine, durant la Grande Transformation
qui se poursuit en s’accélérant. C’est par celle-­ci et

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Recherche du politique perdu

en celle-­ci que se succèdent des déconstructions et


des reconstructions rapides. L’instabilité continue,
croissante, contrarie l’action des gouvernements,
cependant que les problèmes sociaux irrésolus s’ag‑
gravent et s’accumulent ; ils se vivent comme aban‑
don consenti au techno-­économisme sacrificiel.
Dans les situations actuelles, l’efficace symbo‑
lique se déforce, la modernité conquérante s’ac‑
complit en accélérant d’abord cet appauvrissement.
Par contraste, les régimes de pouvoir total ont uti‑
lisé l’exaspération symbolique en la pervertissant ;
ils en font un instrument de la soumission. C’est
un symbolisme d’État « total » qui substitue la dra‑
matisation populaire, par les masses rassemblées,
aux libertés personnelles, au droit protecteur de
la personne, aux barrières qui assurent la défense
des individus. La traduction sécuritaire l’emporte,
développant en son sein les formes de l’action
d’inquisition policière. L’institution politique se
constitue en dispositifs exprimant la dévotion au
Suprême, lequel détient un « pouvoir patrimonial »
lui attribuant une façon de propriété sur tous les
sujets. Le Suprême existe par la crainte ou la peur
qu’il inspire et entretient, mais aussi par la drama‑
tisation politique démesurée dont il figure le centre.
Sa présence sur la scène festive révèle à la fois
l’exaspération et l’appauvrissement mécaniques
du symbolisme politique ; le grand nombre des
« acteurs » et la mise en spectacle des performances
nationales, particulièrement militaires, en tiennent
lieu. C’est la puissance montrée au monde, c’est la

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Pouvoir du symbolique, pouvoir gouvernant

théâtrocratie manifestée dans l’exercice du pouvoir


total. Le Suprême paraît établi pour l’éternité, il est
le régime politique proclamé capable de durer mille
ans. Sa disparition souvent tragique en fait ou une
icône ou un monstre pour la mémoire collective.
Dans l’une ou l’autre des versions il survit, pour un
retour désiré par le fanatisme délirant ou pour rap‑
peler l’obligation de faire obstacle à la renaissance
d’une expérience obscure conduite « en l’absence
de l’homme ».
Les sociétés démocratiques fonctionnent grâce
à un investissement symbolique tout autre, inves‑
tissement qui trouve au fond du passé historique
son origine, et s’enrichit dans le parcours de l’his‑
toire. Dans une monarchie parlementaire, notam‑
ment la britannique, le symbolisme se construit à
partir des événements d’une longue chronique. Il
est, peut-­on dire, organisé avec ce qui vient d’avant
la crise monarchique, puis s’accorde progressive‑
ment aux modernités successives. Dans les pays
d’autonomie récente, donc d’histoire propre plus
courte –  celle d’avant, indigène, étant grandement
refusée –, la nation jeune est investie de religiosité :
comme cela se réalisa aux États-­Unis avec la dévo‑
tion attachée aux fondateurs de la démocratie, aux
créateurs de l’espace politique et aux initiateurs
de la proclamation des droits de l’homme. Dans
les pays où la rupture révolutionnaire devient un
nouveau commencement après la déconstruction
de l’Ancien Régime, la démocratie républicaine
peut alors se former en une « religion laïque ». Elle

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Recherche du politique perdu

s’oppose intellectuellement d’abord à la religion


monarchique, au régime absolutiste de droit divin,
comme, en France, sous l’éclairage des philosophes
du xviiie siècle.
Ce pays-­là formé dans la succession des règnes,
cette nation-­ là née dans une guerre révolution‑
naire, ont été, après la rupture du régime, emportés
dans presque un siècle de turbulences. Comme s’il
fallait une suite d’essais, de tentatives par retour à
un passé autocratique : un consulat, deux empires,
deux « restaurations », une monarchie bourgeoise,
une éphémère république, une défaite suivie d’une
occupation prussienne, encore un temps d’hésita‑
tion avant l’établissement de la IIIe  République.
Jusqu’à l’entre-­deux guerres (1918‑1939), l’adhésion
républicaine reste fragile. La mémoire collective
entretient des confrontations vives entre républi‑
cains (majoritaires) et royalistes ou bonapartistes
(minoritaires). Les réactions par violence aggravée
reparaissent après la totale défaite de l’été 1940 et
durant l’Occupation allemande. Le pétainisme et la
collaboration en sont les formes, qui pourchassent
toute résistance démocratique, organisent les
déportations de mort, technicisent la répression.
La IIIe République porte en elle les conséquences
des combats originels sur la forme souhaitable
à lui donner, sur la nature du régime à instituer.
Elle recèle une certaine nostalgie des régimes et
de la gloire passés, elle entretient un désir souter‑
rain d’État fort. Le coup d’État tenté à Paris en
1934, les organisations secrètes visant la prise du

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Pouvoir du symbolique, pouvoir gouvernant

pouvoir, telle la « Cagoule », les manifestent. Elle


s’achève par auto­dissolution légale après la débâcle
militaire et l’armistice honteux de l’été 1940. C’est
la mort républicaine consentie. La IIIe République
naît après une défaite contre la Prusse, elle se
détruit elle-­même après la défaite contre l’Alle‑
magne. Elle se construit dans l’hésitation, elle se
maintient dans l’incertitude, elle s’abolit dans les
ruines de la Seconde Guerre mondiale. C’est par
ce long parcours historique, par les hésitations et
périls affrontés qu’elle a alimenté la fonction sym‑
bolique et idéologique des républicains.
Le républicain, nouvelle figure politique installée
pour durer, assure la garde de cette fonction  : il
diffuse la doctrine, il la défend. Une doctrine qui
exalte les ruptures fondatrices  : celle qui annule
symboliquement les traces du passé, celle qui efface
les effets de la défaite impériale de 1870 d’où naît
la IIIe République. Celle qui établit la société et la
culture dans une perspective de laïcité, de liberté
des croyances et de l’incroyance. La doctrine
républicaine informe l’idéologie commune, gar‑
dienne active des principes et pratiques démocra‑
tiques, jusqu’au moment de l’effondrement dans
les « affaires » et les désastres. La IIIe  République
se construit en même temps que se fortifie le dis‑
cours républicain. Celui-ci s’enrichit par le retour
aux sources intellectuelles –  philosophiques et lit‑
téraires  – de l’humanisme, par l’accomplissement
symbolique grâce à Marianne –  transfiguration
républicaine d’une contemporaine, devenue l’icône

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Recherche du politique perdu

centrale signifiant le Régime (1792). De même en


multipliant les commémorations, à commencer par
celle du 14 Juillet en 1880. La démocratie républi‑
caine enrichit donc dans une première période son
discours fondateur. Il sera dévié, engagé dans les
batailles mémorielles, dans les confrontations par‑
tisanes avant sa fin de vie et au cours des répu‑
bliques suivantes, la IVe à vie courte, née en 1947,
la Ve, encore actuelle, issues de la débâcle de l’été
1940, de l’humiliation de l’Occupation allemande
et surtout de la volonté libératrice d’un soldat, de
Gaulle. Il anime la Résistance et libère la nation, il
met fin à la guerre d’Algérie, il décolonise ensuite.
Dans l’ambiguïté de l’ultime bataille d’Alger, il
revient au pouvoir après une longue « traversée du
désert » et instaure avec la Constitution de 1958 un
régime qualifié de monarchie républicaine par des
politologues et les adversaires du pouvoir gaulliste.
Dans la nouvelle configuration, présidentielle, le
chef de l’État se situe au centre de l’espace poli‑
tique et détient à la fois le « pouvoir gouvernant »
et le « pouvoir symbolique ».
Deux formes du pouvoir que la IIIe République
avait séparées. D’une part, le pouvoir de signifier
et de représenter (le président), d’autre part, le pou‑
voir de gouverner (le Conseil des ministres et son
Premier, le Parlement). Le chef de l’État dispose
du pouvoir symbolique, il manifeste ce qui fonde
la démocratie républicaine, il veille à la confor‑
mité constitutionnelle. Cette fonction se révèle
dès la confirmation de l’élection par la cérémonie

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Pouvoir du symbolique, pouvoir gouvernant

d’investiture, par les photographies officielles et,


parfois, une nouvelle figure de Marianne, par le
cérémonial et le défilé qui accompagnent l’établis‑
sement au palais de l’Élysée.
La fonction symbolique est cependant la moins
appréciée des deux expressions du politique, on la
dévalue en disant qu’elle se réduit aux inaugura‑
tions et aux réceptions solennelles, on en rehausse
l’image en lui confiant la garde du calendrier répu‑
blicain, du temps politique. Elle est faible, ce qui
résulte de l’impossibilité d’accéder au plein pouvoir
de décision, d’une part, de la disposition incom‑
plète de la puissance symbolique, du commande‑
ment suprême des forces armées, d’autre part. Les
limites imposées à la présidence masquent cepen‑
dant la force de l’efficacité symbolique  : la per‑
sonne présidentielle est identifiée à la Nation et à
la République. C’est là sa fonction éminente, révé‑
lée notamment lors de la réception des souverains
et présidents étrangers lors des visites d’État, révé‑
lée surtout au niveau le plus sacré  : l’entretien de
l’image d’unité et de solidarité nationales face à des
conflits intérieurs majeurs.
Sous la IIIe  République, le président n’est pas
un Suprême, porteur exclusif du pouvoir politique.
Il s’efface au profit du Parlement –  seul souve‑
rain dont tout pouvoir émane  – et du gouverne‑
ment (initiateur et exécutant des décisions). On
l’a dit, il symbolise le pays et la nation, le peuple
attaché à un territoire, unifié par la dévotion répu‑
blicaine. Son corps « politique » est identifié au

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Recherche du politique perdu

corps « territorial » du pays. De celui-­ ci il a la


garde, comme il l’a de sa personne physique. En
ce sens, il ne peut accepter un amoindrissement de
l’espace politique, il doit valider son expansion.
Notamment par la colonisation, alors justifiée par
une vocation : la « mission civilisatrice », devoir de
la République.
La mort du président a moins d’incidences poli‑
tiques que d’effets symboliques. Son image est célé‑
brée par la nation dont il fut la figure éminente, le
signifiant général. Sa disparition ne provoque pas
l’ouverture d’une période chaotique comme fait la
disparition d’un souverain de la tradition africaine.
Dans ce cas, il en va selon la logique du positif (la
vie) et du négatif (la mort), du faste et du néfaste,
surtout selon la conception énergétique d’une force
du pouvoir que les souverains et les chefs de la
tradition portent en eux avec la vie. C’est la force-­
pouvoir qui constitue leur être singulier, l’unicité
qui est la condition de leur privilège de gouver‑
nement. Ils restent, jusqu’au déclin physique qui
ouvre les chemins du néfaste, le foyer des relations
entre politique et religion. La mort marque l’inver‑
sion du positif en négatif, un temps du désordre
qui cesse lorsque la force-­pouvoir est transmise au
successeur.
La laïcité de la démocratie républicaine a effacé
la relation au religieux, le déploiement des signifi‑
cations liées au déforcement et à la disparition du
Suprême de la tradition. Sous la IIIe  République,
lors de la disparition du président, c’est le symbole

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Pouvoir du symbolique, pouvoir gouvernant

d’elle-­même, de sa continuité poursuivie, que la


nation accompagne par des obsèques justement
qualifiées de « nationales ». La séparation des deux
pouvoirs s’est maintenue jusqu’au naufrage de la
démocratie dans la défaite totale de l’été 1940, où
l’autodissolution du Parlement confirme le « lâche
soulagement » majoritaire. Après une reprise répu‑
blicaine défaillante, c’est la Constitution de 1958
orientée par de Gaulle qui réalise le changement de
régime par la naissance de la Ve République.
Les rôles changent : le président détient à la fois
le pouvoir « gouvernant », pleinement politique, et
le pouvoir « symbolique » ; le Premier ministre et le
gouvernement traduisent avec l’accord du Parlement
les décisions présidentielles –  ils gouvernent en
mode gouvernance. La rupture gaulliste veut
mettre fin au « régime des partis », au parlemen‑
tarisme à coalitions faites et vite défaites, afin de
lui substituer un mouvement populaire et l’entier
pouvoir présidentiel. Les critiques « dénoncent »
le pouvoir personnel, qualifié de « coup d’État
permanent » par François Mitterrand, adversaire
et rival. De Gaulle dispose d’un pouvoir com‑
plet, d’autant plus fort que le pouvoir symbolique
le soutient fermement : un pouvoir acquis par le
­soldat ayant le prestige du libérateur, délivrant la
nation soumise au totalitarisme nazi, puis dissol‑
vant progressivement la condition coloniale des
pays de l’outre-mer français. À quoi s’ajoutent le
souci d’honorer la tradition culturelle et une cer‑
taine forme de la morale politique. Il se retire après

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Recherche du politique perdu

un référendum perdu, après avoir auparavant subi


la perte du pouvoir symbolique lors de la révolte
étudiante de 1968. La transmission démocratique
s’effectuera dès lors en utilisant d’abord la forme
d’une monarchie républicaine héritée du gaullisme.
La transmission

La succession fait apparaître l’obstacle princi‑


pal : elle ne peut s’effectuer sous le seul argument
de l’héritage, bien que le gaullisme soit main‑
tenu comme référence d’une doctrine commentée
durant plusieurs décennies. La personnalisation
du pouvoir reçu du peuple implique l’imbrica‑
tion durable du politique et du symbolique en une
seule et même personne. Le premier successeur est
Georges Pompidou, ancien collaborateur immédiat
du général de Gaulle, finalement tenu à l’écart,
« en réserve de la République ».
Il a déjà singularisé sa figure publique. Celle d’un
homme massif d’origine rurale, rendu plus c­ ommun
par la cigarette collée à la bouche, promu par l’une
des grandes écoles de la République –  l’ENS de
la rue d’Ulm où il a rencontré Senghor. C’est un
homme d’une culture littéraire et artistique ins‑
crite dans la perspective générale d’une modernité
à moments audacieux. Ce que révèlent le « Centre
Pompidou », unique dans la conception insolite des

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Recherche du politique perdu

architectes Renzo Piano et Richard Rogers, ainsi


que les transformations modernisantes de l’appar‑
tement présidentiel au palais de l’Élysée. La force
symbolique de Pompidou s’alimente à la reprise
volontariste d’une modernité liée à l’expansion qui
brise l’inertie des anciennes pratiques. Une moder‑
nité double : celle de la créativité industrielle, de la
mobilité financière, des paysages urbains refaçonnés
et de la consommation suractivée ; celle des préfé‑
rences personnelles, de l’action par et sur la culture.
De Gaulle a inversé une histoire nationale désas‑
treuse, rendu la nation à elle-­ même. Pompidou
a initié le départ de la mutation en surmoder‑
nité. Il fut surtout le passeur qui mène la techno-­
économie vers de nouveaux commencements. La
maladie, puis la mort l’ont frappé avant l’achè‑
vement de son parcours. Son successeur, Valéry
Giscard d’Estaing, s’attache moins à son capital
symbolique qu’à la démonstration de sa compé‑
tence économique et à la recherche d’une image
populaire dissonante. Il manifeste sa compétence
grâce aux moyens télévisuels par une pédagogie
de l’économie très présidentielle. Il commence à
fonder le pouvoir des experts dans les affaires de
la nation, il cherche au-­ dehors la possibilité de
situer son image dans un espace politique plus
prestigieux que celui d’un pays devenu « moyen ».
En ce sens, il veut fortifier l’union des Europes,
surtout par l’intervention de l’économisme, mais
contribue à édifier une Europe des intérêts plus
que des peuples. Sa démonstration de compétence

– 30 –
La transmission

s’attache principalement à l’économie financière,


nettement moins à l’économie sociale.
Avec Pompidou, le problème de la santé prési‑
dentielle reçoit son caractère pleinement politique ;
le corps du souverain républicain se retrouve dans
le cadre des évaluations politiques. Le silence (pour
empêcher de savoir), le mensonge des apparences
(pour tromper sur la condition physique du prési‑
dent) prévalent coûte que coûte. Le corps présiden‑
tiel comme celui des souverains de la tradition ne
doit pas se déforcer. Il ne doit pas s’affaiblir, sinon
le pouvoir se dissipe et l’espace politique se vide.
Dans la tradition africaine, jusqu’au point où ce
double risque conduit à anticiper, faire connaître
au roi affaibli qu’il a le devoir de disparaître. En
démocratie, cette solution prend d’autres formes, la
volonté populaire s’exprime par les mots, la rumeur,
surtout par le vote ou le refus de vote lorsque les
apparences sont vides de toute vraisemblance. Pour
Georges Pompidou, principalement au retour d’une
rencontre maintenue en Islande avec le président
Nixon ; alors, la fiction d’un refroidissement sévère
n’est plus recevable, les images des actualités télé‑
visées ne peuvent plus tromper. Le pouvoir devient
soudain celui d’un homme malade dont la mort
s’emparera bientôt ; la rivalité entre prétendants à
la succession ne se cache plus et l’on désigne ouver‑
tement « ces malades qui nous gouvernent ». Bien
plus tard, la disparition de Pompidou basculera
dans la fiction d’un téléfilm  : Mort d’un président.
C’est une autre mise en drame de la disparition du

– 31 –
Recherche du politique perdu

pouvoir suprême, de l’intervalle de transmission


concédé aux incertitudes à risques.
La dramatisation se retrouve, plus complexe,
moins décryptable par l’usage du secret, fréquent
sous la présidence de François Mitterrand. Dès
la première élection en 1981, une rupture haute‑
ment symbolique est tentée d’avec le capitalisme
financier  : le passage électoral à gauche s’accom‑
pagne de grandes manifestations de joie popu‑
laire. L’expérience dure environ deux années sans
résultats significatifs ; le changement de Premier
ministre signale le retrait. C’est alors le pouvoir du
symbolique qui se renforce en portant le pouvoir
gouvernant.
Le glissement vers le symbolique s’annonce tôt,
par un cortège organisé lors de l’accession effec‑
tive à la présidence et de la formation d’un premier
gouvernement. C’est une remontée solennelle des
invités –  amis, membres éminents du parti socia‑
liste, acteurs culturels et sympathisants  –, par la
rue Soufflot, depuis le jardin du Luxembourg
jusqu’au Panthéon des « grands hommes », là où
va s’accomplir le pèlerinage solitaire dans la crypte.
François Mitterrand s’isole, tenant les roses rouges
qui seront posées sur chacun des trois tombeaux
signifiant les orientations du nouveau régime. Des
choix qu’accompagne la consécration personnelle.
Mais les joies, les bruits du changement n’étouffent
pas les chuchotements. Il se dit déjà que le président
est malade (un cancer prostatique), qu’il achèvera
avec peine son septennat. Le dispositif du secret est

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La transmission

aussitôt monté. Mitterrand annonce la publication


périodique de son bulletin de santé, mais la publi‑
cité en est faussée par sa connivence avec le méde‑
cin personnel. Jusqu’aux limites tenables, jusqu’aux
brèves hospitalisations à l’hôpital Cochin, un doute
est entretenu. Il concerne la capacité politique d’as‑
sumer pleinement le mandat suprême. De fait, c’est
surtout durant le second mandat que se manifestera
la dégradation progressive du système mitterran‑
dien. La maladie funeste ne peut plus être cachée,
pas plus que l’existence d’une fille parallèle très pro‑
tégée, pas davantage que l’amitié maintenue avec
Bousquet, ancien collaborateur du gouvernement
de Vichy, ni davantage que certains des secrets
confiés à la garde d’une police spécialisée comman‑
dée depuis le « Château », le palais de l’Élysée.
Le secret devient le mode principal de ce pou‑
voir, une figure de l’action politique. Ce qui a pour
conséquence la puissance étendue des entourages :
la formation de relations de cour que la métaphore
du « Château » accrédite et que les secrets, les ren‑
contres intellectuelles, les promenades partagées
entretiennent. Un partage étendu qui concerne les
auteurs préférés – historiens et essayistes politiques,
notamment les Grecs anciens et les classiques –, qui
contribue à la promotion de la culture en accrois‑
sant les moyens financiers de l’action ministérielle.
Le pouvoir du symbolique se renforce. Il s’at‑
tache au strict respect du protocole, à la solennité
cérémonielle des manifestations publiques, aux
rites personnalisés comme l’ascension annuelle avec

– 33 –
Recherche du politique perdu

cortège de la Roche de Solutré. Des symboles sont


mis en montre  : le grand feutre noir et l’écharpe,
la canne durant les promenades, l’allure de la
marche que Michel Bouquet retrouve dans le film
Le Promeneur du Champ-de-Mars, le mouvement
de la parole et les effets de langage, jusqu’à l’atta‑
chement aux surnoms qui identifient à « Dieu » ou
apparentent avec affection Tonton.
Accentuée par une fragilité croissante, la sensi‑
bilité au tragique se renforce, non pas seulement
celui que le secret recèle, mais surtout celui que
Mitterrand doit affronter dans sa fonction, y com‑
pris le génocide rwandais avec ses implications
françaises ; le suicide du Premier ministre Pierre
Bérégovoy, traduit par le discours présidentiel
pathétique lors des obsèques  : éloge funèbre dont
la puissance engendre un choc politique ; le suicide
d’un conseiller personnel, homme d’influence et
très proche ami du président, dans un bureau de
l’Élysée, mort dont les circonstances sont restées
obscures.
La sensibilité au tragique devient celle du peuple
à la mort du président. Elle accompagne une
mise en drame à retardement. D’abord l’absence,
la rareté des images, puis des évocations ultimes.
Celle d’un dernier repas à la résidence rurale de
Latché, une sorte de cène autour du plat pré‑
féré, les ortolans. Celle de l’image volée dans la
chambre mortuaire, à Paris, où n’est montrée dra‑
matiquement que la canne posée sur un simple
fauteuil. Celles des deux obsèques, solennelles en

– 34 –
La transmission

la cathédrale Notre-­Dame de Paris, communes à


Jarnac, ville natale, en Charente, malgré la scéna‑
risation des deux familles présidentielles. C’est le
terme d’une vie politique à moments obscurs et à
rebonds, d’une vie présidentielle qui fut exception‑
nelle par son intensité dramatique jusqu’au temps
du déforcement dans la maladie. Les relations
avec de Gaulle sont dramatisées et paradoxales ;
après une longue période d’affrontements singu‑
liers, l’accession à la présidence tant désirée pousse
Mitterrand à utiliser l’héritage gaulliste, les insti‑
tutions de la Ve  République, la « monarchie répu‑
blicaine ». Celle-­ci, plus floue après sa disparition,
semble en quelque sorte mise en attente.
Jacques Chirac conquiert la succession après
une carrière politique déjà longue, marquée
par une façon de radicalisme de droite du style
IIIe  République. Dès les jeunes années, c’est le
contraste entre le père, devenu administrateur de
biens après sa consécration par le mérite, et le fils
promu par Sciences Po (école bourgeoise) et l’ENA
(école formant la haute administration). Il fut
néanmoins le président qui exalte la ruralité, qui
est aimé par la paysannerie. Il s’attache à un pays,
la Corrèze, il y acquiert un château à rénover, il y
forme une façon d’élite monarchique-­bourgeoise-­
provinciale que son mariage nobiliaire accrédite.
C’est un conquérant, coaché avec talent et audace ;
il mène rapidement sa carrière politique. Après
l’École nationale d’administration, après l’enga‑
gement dans la guerre d’Algérie, c’est une suite

– 35 –
Recherche du politique perdu

continue de conquêtes  : jeune secrétaire d’État


et plusieurs fois ministre, président fondateur du
Rassemblement pour la République (RPR), maire
de Paris, deux fois Premier ministre, dont une en
cohabitation avec Mitterrand, et, en achèvement
du parcours politique, l’élection à la présidence de
la République par deux mandats consécutifs.
Les électeurs donnant la majorité et le pouvoir
politique à la droite modérée et rassemblée, Chirac
y représente une sorte de radicalisme de droite
ravivé par l’apport du gaullisme. L’attachement
à la droite n’a pas éteint une popularité à éclipses
que des surnoms attachants –  « Chi­ chi », « le
Grand » – révèlent. Une popularité qui se réactive
annuellement lors de la longue visite inaugurale
du Salon de l’Agriculture de Paris, avec des arrêts
auprès des bêtes exposées pour concourir et devant
les comptoirs des produits régionaux.
La campagne électorale pour un second mandat
réveille une foi républicaine assoupie. L’élection
abat le rival et adversaire du second tour, Jean-­
Marie Le Pen, président du Front national (FN).
C’est une réaction nationale anti­ frontiste, une
réaction massive de « front républicain » qui cau‑
tionne Jacques Chirac en lui accordant un nouveau
mandat par vote triomphal.
La fatalité semble pourtant frapper les prési‑
dents en affaiblissant leur second mandat. Comme
la maladie avait tiré Mitterrand hors du cercle
du pouvoir entièrement exercé, alors commence
à s’éteindre le sens politique du président Chirac.

– 36 –
La transmission

Celui-­ci avait su vaincre par agilité politique et


avait donné une image de puissance personnelle,
notamment par le goût des nourritures fortes et
de la bière. Il est frappé par un accident cérébral
avant le terme de ce second mandat ; il exerce alors,
comme Mitterrand et pour les mêmes raisons, un
pouvoir plus distancé, négligent.
Le délaissement croissant de la fonction pré‑
sidentielle excite, dans chacun des cas, les ambi‑
tions personnelles, les convoitises au détriment des
réponses à donner aux problèmes nationaux. Il faut
répondre aux plaintes individuelles nées d’une crise
inachevable et du chômage de masse, des effets
additionnés de la mutation mondiale et du change‑
ment d’ère avant la fin du siècle passé. Le corps du
souverain républicain dit par son affaiblissement la
faiblesse du pouvoir encore exercé, celle-­ci annonce
l’impuissance de faire face à l’accélération des bou‑
leversements du monde, des civilisations, des socié‑
tés et des mœurs.
Tout change, beaucoup relève d’une mondiali‑
sation incertaine en expansion, rien (ou presque)
ne reste en l’état. Le contraste s’accentue donc
entre cette mutation générale, ces turbulences,
cette révolution des temporalités par le temps de
l’immédiat ; et la lenteur du pouvoir politique
diminué. Les experts et les commissions occupent
le vide, l’expertise se substitue à la fois aux pro‑
jets politiques et à l’exploration du lendemain.
La prospective s’efface, se déporte vers la gouver‑
nance des firmes, puis est de nouveau en essai de

– 37 –
Recherche du politique perdu

généralisation. Durant les phases de faiblesse poli‑


tique, les problèmes s’accumulent sans être dura‑
blement résolus. D’abord, à l’intérieur des nations
et particulièrement en France où l’anémie de l’éco‑
nomie, le chômage de masse, la désindustrialisation
sévissent en faisant de la crise générale un état per‑
manent à supporter. Puis à l’extérieur où la mon‑
dialisation méconnue n’est pas régulée quant à ses
effets de désordre. Elle favorise les opportunismes
de l’immédiat, surtout par une grande mobilité du
capital financier.
La société dite de confiance, liée à l’image du
capitalisme passé, est incontestablement transfor‑
mée en une société de défiance issue du capitalisme
financier, où plus rien n’est vu sans une évaluation
existentielle ou, épisodiquement, sans la nostal‑
gie de l’autrefois. Dans les sociétés de la tradition,
notamment durant les interrègnes, le désordre s’ins‑
taure sous contrôle rituel afin de réanimer le désir
d’ordre. Dans les sociétés de surmodernité où le
pouvoir se déconstruit, où l’alternance politique
déçoit, la crise inachevée et inachevable nourrit
une sorte d’incroyance diffuse. Le chômage massif
dit le mal économique, l’insécurité éprouvée dit le
mal social.
La question sécuritaire est régulièrement au
centre des débats et confrontations politiques, elle
occupe d’autant plus les esprits que les médias tra‑
duisent tout événement, même mineur, en épisode
dramatisable. L’insécurité, par ses transpositions, a
une fonction à la fois idéologique et passionnelle.

– 38 –
La transmission

Elle assure le service de conquête du pouvoir de la


droite extrême, elle sollicite les passions en dénon‑
çant des coupables : l’étranger, l’immigré fuyant en
détresse son propre pays, qui devient responsable
des maux sociaux, destructeur de l’identité natio‑
nale. Insécurité et immigration sont liées comme
l’effet à la cause ; elles exaspèrent et inhibent à la
fois la vie politique. Elles laissent ouverte la pos‑
sibilité de jouer sur le désordre et sur l’ordre, de
laisser ­aller le premier pour renforcer le désir du
second. Un désir d’ordre et de force politique, donc
une transformation liberticide de la société bloquée
par l’impuissance à résoudre les maux accumulés
qui la ravagent.
Le successeur de Chirac est élu en promettant
des ruptures et des succès par l’audace innovante.
Avec cette présidence – celle de Nicolas Sarkozy –
les techniques de la communication et de la mise en
drame de toute l’action du président apportent une
forte personnalisation imagière à la vie politique.
À commencer par l’allure jeune qui s’accorde au
jeunisme progressant dans les mœurs. Cette affir‑
mation a pour corrélats l’exaltation du corps pré‑
sidentiel et la liberté de langage, l’abandon de la
rhétorique républicaine. Le corps, par son allure,
son allant, montre continûment la vigueur phy‑
sique, la vitalité qui garantissent la capacité pré‑
sidentielle d’assumer totalement la fonction. Il est
fini, le temps des présidents vieillis, ralentis par
l’âge puis la maladie  : le pouvoir a désormais la
force durable d’accomplir les ruptures nécessaires

– 39 –
Recherche du politique perdu

et d’apporter des réponses aux maux sociaux par la


maîtrise de l’innovation.
La force, génératrice de puissance, de pouvoir
par le moyen des institutions, se montre et se
démontre. Ce qui rend inutile le bulletin de santé
périodique, sauf une information publique en cas
de défaillance peu probable. Une seule alerte pen‑
dant les cinq ans du mandat, après un ­ jogging
épuisant effectué dans les allées du château de
Versailles. De fait, les démonstrations de vita‑
lité entretenue se multiplient par les images télé‑
visuelles  : gymnastique de musculation, natation,
sports nautiques, surtout la pratique du cyclisme en
groupe et l’attachement aux belles machines, enfin
la vie amoureuse mise en récits qui témoignent de
la séduction de la jeunesse. Toutes ces images sont
censées prouver une résistance peu commune aux
effets de la fatigue.
Elles révèlent une constante vigilance à être pré‑
sent sur le lieu des problèmes, là où l’action doit
être conduite et vue, là où les citoyens réagissent
en manifestant leurs doléances et leurs anxiétés. Le
président écoute, mais, en fait, il n’entend guère,
il se découvre impuissant à donner les réponses
qui pourraient conduire à des solutions pratiques
et rapides. C’est la jeunesse du souverain républi‑
cain qui affronte une jeunesse en dissidence, en
révolte par manque d’accueil sociétal, par impos‑
sibilité de réduire le chômage qui la touche au pre‑
mier chef en l’abandonnant au doute total et aux
protestations soudaines. La confrontation dégrade

– 40 –
La transmission

la parole présidentielle qui régresse alors jusqu’à


la vulgarité, comme durant la visite inaugurale à
l’un des Salons de l’Agriculture, en réplique à un
visiteur hostile. Les formules dissonantes circulent
immédiatement sur les réseaux électroniques, com‑
posant une façon d’anthologie des outrances lan‑
gagières présidentielles.
Le dynamisme physique, les effets de surprise,
les images répétées et les montages centrés sur des
événements contribuent à la dramatisation du par‑
cours présidentiel. Il reste construit pour être spec‑
taculaire, pour maintenir le spectacle politique dans
sa puissance émotionnelle –  le soutien de popula‑
rité apparent durant la première période du man‑
dat. Mais le spectacle doit continuer à surprendre
pour rester efficace, la répétition le déforce en pro‑
duisant une inversion émotionnelle. La constante
multiplication de la présence-­image finit par subs‑
tituer l’agitation à une action dont des résultats
durables étaient attendus.
Cette présidence est la première à utiliser toutes
les technologies nouvelles, elle se place bien dans le
temps de l’immédiat, notamment dans le temps de
la com’ dont elle exploite les ressources. C’est aussi
la présidence qui installe à l’Élysée une puissante
unité réalisant des sondages à son service exclu‑
sif ; cette unité, le responsable en est le conseiller
personnel du président. Davantage que la plupart
des présidences précédentes, celle-­ci gouverne sur‑
tout avec l’information issue des techniques, moins
avec l’information confidentielle principalement

– 41 –
Recherche du politique perdu

reçue des préfets et des maires. La technique, par


ses experts et ses systèmes-­ machines, le techno-­
imaginaire, surtout par son emprise sur les affects,
commencent à réduire le pouvoir du symbolique
né des anciens usages.
C’est dans l’organisation des rassemblements de
partisans que Nicolas Sarkozy se révèle profession‑
nel en scénographie et communication politiques.
Il en est ainsi des manifestations qui ont drama‑
tisé les deux campagnes pour la présidence, l’une
victorieuse en 2007, l’autre perdue en 2012. On
assista à deux moments cruciaux lors de la seconde
candidature. L’un à Paris, à la Mutualité, où est
prononcé le discours de candidature en forme de
bilan, qui admet quelques échecs durant le premier
mandat, mais aussi de programme de combat qui
convertit des ruptures annoncées en une suite d’ac‑
complissements. L’autre moment en Seine-­ Saint-­
Denis, à Villepinte, où la nouvelle candidature est
proclamée devant un rassemblement enthousiaste.
D’une part, une dramatisation surdroitière du pro‑
gramme afin d’enlever des voix à la droite frontiste,
d’autre part une manifestation festive qui amplifie
la campagne à l’exemple des « primaires » améri‑
caines. Tout se joue sur l’émotion collective, sur
le regroupement de militants du parti présidentiel,
de sympathisants, de soutiens à la candidature
appartenant aux milieux de la com’ et de la culture
médiatique ; un regroupement décrété conforme
à l’image même de la nation. La scénographie est
conçue pour un seul personnage, moyennant une

– 42 –
La transmission

extrême personnalisation de la performance. Tout


sert à orienter vers le candidat-­président la charge
symbolique propice à un attachement total par les
émotions, les affects, plus que par la conviction.
Faire désirer, faire aimer, et non pas seulement
convaincre. Les débats télévisés, les discours pré‑
formés selon la dominante politique de la ville visi‑
tée, la présence par les images répétées, les « petites
phrases » rapportées s’y emploient.
Et pourtant la parole présidentielle connaît des
ratés, elle ne suffit pas à freiner l’accélération des
opinions hostiles, puis des rejets. La chute conti‑
nue des sondages confirme et amplifie la tendance ;
ils descendent jusqu’à un niveau qui signifie plus
qu’une simple crise de confiance : le refus de pour‑
suivre une expérience trompeuse par des promesses
souvent verbalisées, mais non réalisées. Comment
interpréter autrement ce glissement depuis une
large adhésion, très curieuse des façons de dépous‑
siérer le style présidentiel, de briser l’inertie par
routine des pratiques politiques, jusqu’au rejet
d’une arrogance jugée peu efficace ? Le pouvoir
n’est plus réellement séparé, partagé –  le Premier
ministre est perçu et traité comme un simple « col‑
laborateur » –, mais ce pouvoir pris en charge par
un seul lui en fait assumer l’entière responsabilité.
Il doit réussir pour mériter la confiance, réduire
la distorsion entre les promesses claironnées et
les non-­ réalisations tues qui accidentent le par‑
cours politique. L’impuissance est alors refusée,
réfutée lorsqu’elle est éprouvée par les accidents

– 43 –
Recherche du politique perdu

existentiels et par la vanité des paroles prononcées.


Les mots du président se perdent dans la dérision,
comme cette formule sentencieuse souvent reprise
par dérision contestataire  : « Travailler plus pour
gagner plus », cependant que le chômage de masse
maintenu reste le critère d’évaluation de la volonté
politique, la mesure de l’échec d’une action qui
s’est voulue efficace.
La question sécuritaire est depuis longtemps le
deuxième critère. Elle pèse sur les grandes villes, sur
des régions urbanisées, elle reçoit une réponse poli‑
cière plus qu’une solution économique et sociale.
Elle est chiffrée avec plus de fiabilité, mise en sta‑
tistiques comparatives, traduite par les médias qui
en accroissent les effets par identification aux séries
télévisées, compensée par l’action des travailleurs
sociaux.
L’exemple des sociétés anthropologisées rappelle
que l’insécurité est un désordre manipulable, elles
le traitent par la religion, le rite politico-­religieux
afin de ranimer le désir d’ordre, le besoin de pou‑
voir ; mais elles commencent, par leur efface‑
ment du sacré, à ne plus maîtriser l’expansion du
désordre, de l’insécurité éprouvée.
Dans les démocraties contemporaines, des impasses
sécuritaires se forment à partir des problèmes
sociaux irrésolus et additionnés, du désamour poli‑
tique, de l’incrédulité quant aux promesses de sortie
de crise perçues sous les aspects d’effets d’annonce
ou de stratégies pour se maintenir au pouvoir ou
le conquérir. La détérioration de la société est une

– 44 –
La transmission

cause principale, elle n’est pas la seule ; la mon‑


dialisation en devient plus apparemment respon‑
sable. Elle pourvoit les individus superdominants
en abris, en niches protectrices, en ressources de
mobilité. Elle change totalement à partir de l’évé‑
nement tragique qui a frappé les États-­Unis le
11 septembre 2001, lequel a fait apparaître le terro‑
risme planétaire, l’utilisation politique-­conquérante
de la religion –  notamment l’islam  – avec confu‑
sion des croyances par amalgame. Les États-­Unis
l’ont montré, au prix de nombreuses victimes et
de ruines devenues un mémorial vénéré : il n’existe
plus de pays inatteignable. D’un coup, l’insécurité
tragique est reconnue partout possible ou présente,
c’est la mondialisation du tragique. L’insécurité issue
du dehors exaspère le sentiment d’insécurité au-­
dedans des nations contemporaines. L’insécurité
engendre ainsi des sociétés du contrôle, de la sur‑
veillance renforcée et généralisée.
La tragédie mondialisable, aussitôt mondialisée,
frappe la France plusieurs années plus tard, sous la
présidence du successeur de Nicolas Sarkozy. C’est
l’événement dramatique, funeste, le traumatisme
imprévu qui secoue l’insouciance d’un récent nou‑
vel an, le choc des 7-8-9 janvier 2015. À Paris, deux
djihadistes adeptes du recours à la violence terrori‑
sante, les frères Kouachi, forcent l’accès aux locaux
de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo, tirent
à vue et à mort en assassinant plusieurs membres
de la rédaction. Coordonné à cette opération, un
converti malien, Amedy Coulibaly, pénètre dans le

– 45 –
Recherche du politique perdu

magasin Hyper Cacher situé porte de Vincennes,


prend les clients en otages, après avoir abattu
quatre d’entre eux.
Le drame frappe fort et signifie tout autant. Il
laisse en tout dix-sept morts – dont deux policiers –
et de nombreux blessés. Il nie la liberté d’expres‑
sion – assise de la démocratie républicaine  –, il
attaque la liberté de croyance et la laïcité, il met en
action l’antisémitisme radicalisé. Le 11  janvier, un
immense rassemblement populaire – un million et
demi de participants à Paris –, conduit par François
Hollande, réveille la solidarité nationale et produit
un effet mondial exprimé par la participation sur
place de quarante-sept chefs d’État et de gouver‑
nement. L’événement tragique fait éclater tous les
blocages sociaux, il a créé un moment libérateur
des émotions collectives et de leurs symbolismes,
il a recréé l’appartenance immédiate à une nation
ranimée. Tout se dit alors  : le refus de la perte du
politique, le rejet de la passivité commune, l’éradi‑
cation de la violence et la reprise de la confronta‑
tion entre besoin de sécurité et désir de démocratie.
La présidence de Nicolas Sarkozy n’a pas réussi
à obtenir de résultats significatifs et durables selon
les deux critères, il subit l’un (le chômage) et a fait
un usage politicien de l’autre (la sécurité). Cette pré‑
sidence s’achève en laissant d’une part un chantier
de ruptures inachevées, de réformes annoncées et
toujours à faire, d’autre part une scène politique où
l’action dramatique et le jeu des émotions se substi‑
tuent au pouvoir-­faire par le moyen de projets neufs

– 46 –
La transmission

et ambitieux. Ce terme correspond peut-­être à la fin


d’un cycle des pouvoirs présidentiels ouvert par de
Gaulle, par la création de la Ve République dont les
institutions ont été définies par la Constitution de
1958.
Celle-­ci est à la fois rénovatrice – elle met fin à une
IVe République faible, inspirée par sa référence prin‑
cipale à une IIIe  République pourtant balayée par
une défaite sans précédent  –, rénovatrice et décolo‑
nisatrice. Elle réalise à partir de 1960 l’indépendance
contrôlée des colonies d’Afrique, elle met fin à la
guerre d’Algérie dont elle négocie l’indépendance
en 1962. De Gaulle est l’artisan de ces ruptures réa‑
lisées ; son image internationale, bien que parfois
floue, le crédite doublement  : d’avoir combattu et
d’avoir refondé l’autorité en France, d’avoir osé la
décolonisation. L’image nationale est davantage
ambiguë, elle se compose par un antagonisme entre
gaullistes, pour qui la personnalisation du pouvoir
complète la libération en appliquant le programme
issu de la Résistance, et républicains qui dénoncent
la forme de la prise du pouvoir lors de la bataille
d’Alger, la forme du régime né d’un coup d’État
affirmé permanent, hostile au partage démocratique.
Tous les successeurs du Général restent néanmoins
sous son influence, y compris Mitterrand qui mani‑
feste son talent dans l’usage de la Constitution long‑
temps honnie. Selon celle-­ci, le changement de régime
est conçu pour être inscrit dans la durée : confirmé par
l’élection populaire, le président redevient le Suprême,
le camp majoritaire s’organise en rassemblement,

– 47 –
Recherche du politique perdu

non pas en parti, l’économie (l’« intendance ») reste


en second rang, soumise au pouvoir politique, le
président dispose de « domaines réservés » (pouvoir
militaire et international), supports principaux de
sa personnalisation. Le renforcement du pouvoir
accompagne d’abord la reconstruction poursuivie
après la défaite, puis l’entrée en modernité. Ce sont les
commencements poursuivis des « Trente Glorieuses »
désignées par Jean Fourastié. Elles portent en elles
une « révolution invisible » accomplie par les tech‑
niques. Le pouvoir-­gouverner va ensuite, en consé‑
quence, s’affadir en gouvernance.
Du général de Gaulle à Sarkozy, l’ébranlement
du pouvoir politique s’accentue, puis s’accélère,
de la révolte étudiante de mai  1968, qui donne
son congé au Général (« Dix ans, ça suffit ! »),
jusqu’aux réactions devenues négatives qui dénon‑
cent l’illusion des ruptures annoncées, l’accrois‑
sement des souffrances subies sous le poids des
problèmes sociaux irrésolus et de la progression
des inégalités mondialisées. C’est le passage du
politique rétabli par une prise en charge des événe‑
ments, de l’action annulant la défaite et la soumis‑
sion, au politique qui découvre son impuissance
à mettre en œuvre les solutions promises, qui ne
cherche une compensation que par une présence
répétée sur les scènes internationales.
Avec le successeur, le président François Hollande,
la lenteur politique déçoit l’impatiente attente des
changements espérés de l’inversion majoritaire, du
passage à gauche. Après les échos favorables du
­

– 48 –
La transmission

commencement, c’est la chute inouïe, qui attribue


au nouveau président le plus bas des sondages enre‑
gistrés au terme d’une première année d’exercice du
pouvoir.
Après une présidence accomplie dans l’agitation,
ayant le mouvement pour principale conviction,
François Hollande s’est présenté aux électeurs avec la
volonté inverse : celle d’être un président « normal ».
C’est une faute d’interprétation de la fonction, c’est
gouverner à contre-­emploi. Les électeurs ne peuvent
se satisfaire d’une rupture exprimée par inversion
d’image, par une normalité qui finira vite en conti‑
nuité politique assumée par un pouvoir moins tur‑
bulent. D’autant plus que l’équipe gouvernementale
nouvelle est restée à l’écart du traitement des affaires
nationales depuis la présidence Mitterrand, exception
faite d’une période de cohabitation sous l’autorité
de Jacques Chirac. D’autant plus que le changement
d’ère, produit notamment par la fulgurante invasion
de la culture numérique, s’est accompli avant la fin
du siècle passé. D’autant plus que les partis politiques
ont défailli et défaillent, sous l’effet de divisions
internes, des courants, des rivalités personnelles et des
intérêts particuliers dans une démocratie essoufflée.
Il aurait fallu se révéler passeur d’époque, capable
d’explorer le devenir de la société, de conduire la
nation dans la maîtrise progressive des mutations suc‑
cessives qui s’accélèrent. L’erreur d’emploi ­alimente
le désenchantement, puis la critique ­ montante, les
sondages rapidement régressifs montrent l’expansion
du doute quant à la volonté de réformer.

– 49 –
Recherche du politique perdu

Les annonces répétées d’un succès (improbable)


dans la lutte contre le chômage, grâce à une pro‑
chaine sortie de crise, nourrissent la méfiance et,
au-­delà, le rejet d’un pouvoir paraissant vain,
pusillanime. Pourtant, l’action internationale –  les
relations avec l’Allemagne et les États-­Unis, les
interventions au Mali et en Centrafrique, l’oppo‑
sition à la guerre totale, chimique, conduite contre
le peuple par le président syrien, puis l’intervention
en Irak – a exigé de l’audace, de la continuité, une
vision à la fois globale et régionale. Les initiatives
nationales portant sur les mœurs ne relevèrent pas
non plus d’une gouvernance insipide, mais se heur‑
tèrent, autant qu’à la défiance, aux inerties catégo‑
rielles et à la nostalgie de pratiques passées.
Les partis n’animent plus autant la vie poli‑
tique, ils semblent proches de l’éclatement. Le
mouvement des émotions, des affects, se porte vers
d’autres objets. Un signal d’alerte se répète par le
mouvement des « Bonnets rouges » en Bretagne.
Une décision parisienne a fait fonction de détona‑
teur. Afin de calmer les critiques répétées et vaines
des écologistes du gouvernement, une initiative
budgétaire prise en leur faveur paraît pouvoir les
apaiser. C’est une taxe supplémentaire imposée aux
transporteurs routiers dans l’intention de réduire
la pollution. La décision est ressentie comme une
nouvelle expression d’indifférence à l’enclavement
et à la détresse des Bretons. Une fois de trop, la
Bretagne se découvre méconnue, marginalisée, mal
aidée dans le développement de son économie. Le

– 50 –
La transmission

tableau des impasses actuelles est dressé  : plans


sociaux multipliés dans l’agro-­alimentaire, chômage
ajouté au chômage durable, fermiers et petits éle‑
veurs en régression économique, réduits à une faible
rémunération ou à l’abandon, demandes de désen‑
clavement régional et de modernisation anciennes
et renouvelées. Tout un ensemble de conditions
contraires, mélange de trop et de pas assez, capable
de coaliser le mécontentement social.
C’est l’irruption des « Bonnets rouges », ras‑
sembleurs et violents, qui détruisent avec rage des
portails enregistreurs du trafic et des radars, qui
entravent la circulation automobile sur les princi‑
paux axes routiers. Un mouvement vient de naître,
il en annonce d’autres qui montrent que la poli‑
tique de forme protestataire déserte les partis. Il
récapitule les thèmes qui nourrissent la révolte  :
du refus de la taxe « écologique » –  détonateur
de la protestation  – au rejet de l’injustice fiscale,
à la protestation contre le chômage de masse sans
issue, contre les déchirures du tissu économique,
contre l’abandon de la province, à un regain de
l’appauvrissement. Il amalgame toutes les raisons
d’un refus global et fait réapparaître ce qui a été
masqué par une modernité illusionnée.
Les manifestations allient le symbolique et
l’émotionnel, elles associent le rouge des ­bonnets
(référence au passé des contestations populaires,
aux révoltes paysannes) au drapeau de la duchesse
Anne de Bretagne (évocateur de l’histoire de
la province et de son identité, de son histoire

– 51 –
Recherche du politique perdu

singulière et forte). L’impasse économique réactive


un désir de retour à la forme historique qui a pu
protéger les frontières provinciales, maintenir la
langue, tenir latente l’idée autonomiste. Le pays,
le peuple, l’histoire, la langue sont réunis dans une
même demande constituée sur la relation au pays,
à un territoire marqué par le travail de la culture et
de l’histoire. Référence au peuple dans sa singula‑
rité celtique qu’expriment les fest-noz et le festival
annuel de Lorient ; référence à la langue bretonne
qui est enseignée comme une pédagogie de la résis‑
tance locale à la francité globale.
La Bretagne est un territoire façonné par le
peuple –  par des générations fortement liées  –,
donc un pays qui résiste à la disparition dans un
univers englobant, largement abstrait, seulement
astreint à l’histoire immédiate, cet univers qui
absorbe la nation française elle-­même. Quand le
relais existentiel faiblit ou disparaît, les régions
naguère incorporées, partiellement assimilées par
contrainte unitaire, reparaissent par réaction aux
défaillances politiques. La défiance se régionalise,
l’événement en est le provocateur soudain.
Le mouvement breton n’a pas eu de durée appa‑
rente, il s’est mis en attente, mais a été un révéla‑
teur. Il rappelle des modes d’action politique par
les émotions, les passions. Ils opèrent avec le sou‑
tien des mémoires collectives, par réaction à un
pouvoir politique jugé impuissant face aux défis,
ou velléitaire par défaut de projets volontaristes
et justes. La défiance collective, l’incertitude d’une

– 52 –
La transmission

majorité ouvrent l’espace politique à des manifes‑


tations spontanées, à des mouvements rassemblés
par l’émotion partagée, aussi à des violences sou‑
daines, incontrôlables, non pas à des propositions
d’action émanant des doléances formulées. C’est
l’incrédulité face aux paroles et aux engagements
du pouvoir, face à la capacité des experts assistés
par les systèmes-machines d’avoir une prise cer‑
taine sur la réalité économique. De fait, c’est la
phase ultime, ou presque, d’une régression du poli‑
tique institué, d’un vide lié à des abus de pouvoir
ressentis qui sont de vraies faiblesses.
Les réactions se suivent, chacune d’elles parais‑
sant ressembler aux précédentes. Il y eut au com‑
mencement le sursaut que provoqua Stéphane
Hessel par une brève publication en forme de
manifeste, Indignez-­vous ! Les « indignés » se lèvent
en masse partout, en Espagne, en Catalogne, en
Angleterre, jusqu’aux États-­Unis, et non pas seule‑
ment en France. Les rassemblements, où les jeunes
font nombre en refusant d’être sans futur dans une
société qui les abandonne au chômage, sont ceux du
rejet global, du mécontentement, de la déréliction.
Ils n’ont pas de propositions précises, encore moins
de programme d’action politique, mais des slogans
exprimant le refus de continuer à se soumettre sans
réagir. Ils se lient à des espaces publics – la Puerta
del Sol à Madrid, la place de Catalogne à Barcelone,
ou Wall Street à New York – afin de rendre visible
leur nombre et de faire entendre leur colère contre
un pouvoir sourd par impuissance. Les « indignés »

– 53 –
Recherche du politique perdu

demandent le changement, dénoncent l’incapacité


du pouvoir d’imaginer des solutions nouvelles, mais
ne choisissent pas l’espérance révolutionnaire. Ils
disent : Assez !, rien de plus ; le mouvement s’efface
en laissant la place à des mouvements mêlés, dispo‑
nibles pour d’autres captures du politique.
Le plus nombreux, le plus tenace, jusqu’au point
de tenter une inutile répétition, est provoqué par
l’examen du projet de loi dit « Le mariage pour
tous ». Ce mouvement, alliant ses tenants à une
opposition droitière, les révoltés par esprit de
conservation des usages passés et d’autres qui sont
solidaires par simple mécontentement, a un objectif
principal : empêcher l’adoption de la loi, empêcher
l’extension du mariage aux couples appartenant
à des minorités sexuelles. Il se développe à partir
d’un débat conduisant à la défense de la famille
telle que l’histoire l’a faite, et que la religion domi‑
nante l’a consacrée. Le couple tel qu’il est uni par
le mariage ne peut être formé que par un homme
et une femme, une mère qui produit les enfants
et les élève, un père qui les entretient par son tra‑
vail et les modèle. Ce qui est d’abord refusé par
les manifestants, c’est l’union de deux hommes ou
de deux femmes, présentée comme équivalente au
mariage traditionnel. C’est le sexe mis en opposi‑
tion au genre, le sexe déterminé dès la gestation,
confirmé à la naissance, et non pas le genre qui fait
du sexe l’objet d’une création personnelle et sociale
à partir d’une ambivalence initiale. Soit la diffé‑
renciation biologique confirmée par la tradition

– 54 –
La transmission

et les pratiques sociales, et non pas la liberté de se


construire comme genre. La contestation se déplace
ensuite, mais elle reste de même nature : le minis‑
tère de l’Éducation nationale est même soupçonné
d’introduire la théorie du genre dans le cursus sco‑
laire…
Le cours sonore de la manifestation a révélé l’ex‑
tension du soupçon ; tout semble devoir s’enchaî‑
ner nécessairement  : la procédure d’adoption sera
détournée, faussée, de même la procréation médi‑
calement assistée, et l’on finira par légaliser la ges‑
tation mercantile pour autrui, les mères porteuses
rémunérées. Le pouvoir est fortement contesté
pour ce qui ne reste cependant qu’une réforme
des mœurs ; l’ordre biologique, la nature « inchan‑
geable » et la tradition (le travail des siècles) lui
sont opposés. Le mouvement manifeste un moment
réactionnaire, il reporte sur la tradition, sur les
expériences passées, la solution de problèmes
actuels ; par les refus d’une réforme portant sur les
mœurs, il révèle la défaillance d’emprise du pou‑
voir politique. Il opère à contre-courant, il inhibe
ce qui pourrait contribuer à la maîtrise du présent.
Ce tournant réactionnaire pris par indifférence
citoyenne paraît moins propice à une droitisation
d’ancienne allure qu’à la confusion par amalgame
des différentes protestations. Les véhémences d’un
humoriste, devenues, par effets politiques, un maté‑
riau télévisuel, ont exercé, par leur audience, une
influence contaminante. Elles ont permis un amal‑
game des contestations à partir du passé raciste,

– 55 –
Recherche du politique perdu

notamment de l’antisémitisme ostentatoire et vio‑


lent ; une façon de reprise des théories du complot
et du soupçon, des pratiques de l’affirmation de
culpabilité sans preuves.
Des manifestations relancées ont associé des
phobiques du pouvoir hollandiste, des adversaires
de la démocratie, des fondamentalistes religieux,
des mécontents affirmant que « plus rien ne va », et
des dénonciateurs de l’incapacité du pouvoir. Ces
manifestations différentes révèlent une recherche de
nouvelles formes d’expression publique, et d’action
politique. Elles relèvent d’une initiative plus spon‑
tanée, plus dispersée, plus ouverte à l’émotionnel
que provoque le surgissement d’un événement.
Ce ne sont pas les grandes manifs de naguère
que les syndicats préparaient selon leurs rapports
de forces, selon leurs codes, les centrant sur des
revendications précises que résumaient des slogans
préconçus. Ce ne sont pas non plus des manifs
opposant, selon la confrontation républicaine ini‑
tiale, gauche et droite clairement antagonistes. Ce
sont des rassemblements hétérogènes unis par le
rejet d’un pouvoir jugé défaillant ou impuissant ; la
dynamique des passions y étouffe souvent la dyna‑
mique des raisons. Ces manifs s’inscrivent rarement
dans la durée, elles naissent de l’occasion, elles dis‑
paraissent à la fin du défilé, elles sont peu ou pas
attachées à un parti dont elles démontreraient la
vitalité efficace. Elles amalgament des doléances,
elles souhaitent des formes politiques mieux accor‑
dées aux plaintes, aux demandes de résultats. Les

– 56 –
La transmission

figures d’une société désirée sont pourtant peu


précisées. Les uns ravivent la nostalgie, ils inter‑
rogent hier pour y trouver l’inspiration permettant
de résoudre les problèmes sociaux d’aujourd’hui.
D’autres pensent une société très différente que la
modernité numérique rendrait possible. D’autres
encore se satisfont de coaliser des doléances afin
de faire masse. Le flou affecte ces manifestations,
il rend la plupart d’entre elles plutôt réactionnaires
au sens premier du vocable. L’indifférence envers
la démocratie tend à le suggérer.
La mutation

Depuis le « on a tout essayé » –  aveu d’impuis‑


sance face au chômage en expansion –, la reconnais‑
sance de l’impuissance du pouvoir s’est répandue
dans l’opinion publique. Une secousse annoncia‑
trice en a montré l’acuité première, elle a entraîné
le retour politique de De Gaulle en 1958 et l’établis‑
sement de la Ve République. Celle-­ci succède à une
république floue – la IVe – qui a laissé se développer
les divisions partisanes et les blocages, notamment
les affaires coloniales qui inhibaient le pouvoir poli‑
tique. Une forme de la présidence s’efface alors  :
elle était à la fois représentative et à pouvoir faible,
elle a accompagné la période de transition qui réta‑
blit une continuité et géra la reconstruction après la
défaite de 1940 et l’Occupation allemande.
Le retour politique de De Gaulle et la Constitution
de 1958 effectuent le passage à une présidence
unifiée, très personnalisée, détentrice centrale de
l’initiative politique. Les successeurs n’ont, par
comparaison, ni la figure historique, nationale, ni

– 59 –
Recherche du politique perdu

les conditions conjoncturelles qui permettent leur


pleine identification à la nation et au pouvoir
qui la guide. Il n’y a pas d’héritier sur un mode
« dynastique républicain », bien que la tentation
ait existé lors d’entretiens du Général avec le comte
de Paris. Chacun des futurs présidents doit person‑
naliser son passage par des accomplissements qui
le singularisent. C’est une accentuation distinctive,
recherchée tantôt par les techniques et leurs sup‑
ports financiers, ou par l’accord avec la modernité
et la mutation des mœurs, tantôt par une culture
servante de la démocratie républicaine ou par des
ruptures et des innovations, par l’exaltation du
mouvement à laquelle succéderait une normalisa‑
tion d’orientation plus réformiste.
Cette suite d’accentuations ne doit pas illusion‑
ner sur la capacité du pouvoir à maîtriser l’écono‑
mie. Le fondateur de la Ve République n’a concédé
à celle-ci qu’une importance secondaire : elle relè‑
verait seulement de l’intendance. Elle reparaît en
forme de crise sous les contraintes d’un chômage
irréductible ; de la monnaie unique européenne et
de l’endettement des pays communautaires faibles ;
puis de la mondialisation avec grande mobilité
financière. Elle met à l’épreuve l’image française
de la « grande nation », forte de son histoire, d’une
continuité traversant les révolutions et les régimes.
Les événements de 1968, la brève Commune étu‑
diante, la dissidence d’une génération nouvelle
marquent la fin d’une période  : de  Gaulle va
renoncer au pouvoir, à l’action politique directe.

– 60 –
La mutation

Le pouvoir doit être refait en correspondance


avec un autre état du monde, déjà postcolonial,
pas encore post­soviétique. La rapidité de la tran‑
sition laisse cependant de l’espace à l’initiative des
nations hier prépondérantes, à leur pouvoir inter‑
national. Pour un temps, car l’effritement de ce
pouvoir, de sa capacité à peser sur le devenir pla‑
nétaire, a déjà commencé. La mutation techno-­
économique, celle qui s’effectue notamment par
l’informatique, le monde numérisé, par le temps
de l’immédiat, des réseaux et de la mobilité inouïe,
a déjà réalisé le changement d’ère avant l’achève‑
ment du siècle dernier. Les repères reçus du passé
s’effacent, une façon de transformisme mondial
affecte tout existant, l’instabilité accélérée engendre
l’incertitude et celle-­ci affaiblit la capacité des pou‑
voirs de répondre efficacement aux problèmes
sociaux. Cette moindre capacité est ouvertement et
vite reconnue  : les sondages d’opinion mesurent la
chute continue des opinions positives. Le politique
s’adapte encore mal aux contraintes des périodes
d’instabilité exaspérée. La mobilité, qui s’accroît
en s’accélérant, conduit du temps de l’urgence à un
temps de l’immédiat toujours voulu plus immédiat,
elle agrandit continûment l’écart différentiel entre
une telle temporalité et celle de la décision poli‑
tique. Celle-­ci semble relever toujours davantage de
la gestion du temps accéléré, d’une sorte de gouver‑
nance de l’éphémère.
Le politique pâlit donc pour une raison princi‑
pale  : la mondialisation constamment plus rapide,

– 61 –
Recherche du politique perdu

libre de suivre son cours par un manque de régu‑


lation qui privilégie ainsi l’économie de grande
mobilité concurrentielle. L’économique « mange »
le politique, après celle de 2008 les crises révèlent
cette « consommation » (et consumation) du pou‑
voir politique, elle s’étend en des paysages sociaux
mondialisés. L’état crisique, quant à lui, semble
relever de la nature des choses, ce qui entretient les
controverses sur une phase terminale du cycle du
capitalisme qui parviendrait à en garder des élé‑
ments de langage  : ils formulent l’éloge du ­succès
sous l’aspect d’une fascination par les réussites
extrêmes et d’une tolérance portée aux moyens et
stratégies utilisés afin d’y parvenir. Le politique
assujetti à l’économie n’entend guère la plainte
des gens d’en-­bas, on le dit sourd plus qu’ignorant
des conditions qui affectent la vie quotidienne.
Ce qui renforce la défiance ; une façon d’agnosti‑
cisme politique s’établit : à des moments répétés, la
machine du pouvoir semble presque tourner à vide
sans parvenir à produire d’effets réels.
Le désintérêt, la défiance contribuent certes à la
défaillance du politique, mais ils ne suffisent pas
à expliquer son atonie. Il faut s’attacher à l’iden‑
tification d’épreuves plus contraires. Le politique
a perdu en peu de décennies ce qui en a été long‑
temps indissociable, dont les sociétés de la tra‑
dition portent témoignage par leur attachement
à un ­territoire, à un espace politique, à des lieux
dont l’histoire trace les frontières, accomplit le
marquage. Dans celles de ces sociétés qui sont

– 62 –
La mutation

parvenues à la sédentarité politique, le pouvoir et


son espace ne font qu’un. Ils valorisent cette fusion
qui lui attribue une longue durée conservée par
l’histoire culturelle.
L’histoire militaire et économique déplace cepen‑
dant les frontières en changeant la configuration
des espaces politiques. Le travail des historiens
porte sur ces phénomènes dans la durée, sur les
événements qui sont à leur origine et les lient. Ce
qui est contemporain, ce qui a bouleversé la géo‑
graphie politique en peu d’années, se présente sous
trois aspects  : la modification inachevée des rap‑
ports dominants-­dominés, l’effacement des nations
prises dans des ensembles (notamment des Unions)
que régissent surtout l’économie et la techno-­
bureaucratie ; la dématérialisation résultant des
technologies du numérique qui substitue des
réseaux liés aux espaces matériels. Le pouvoir poli‑
tique s’exerce dans un monde où plusieurs des réfé‑
rences et constituants principaux sont ou effacés,
ou continûment brouillés.
La France dans l’Union européenne, dans les
espaces désormais mondialisés, tirée hors de son
espace dessiné au cours d’une très longue histoire,
est devenue exemplaire pour qui veut lire les effets
de cette dissociation. Elle est un pays formé en
royaume unifié par les accroissements successifs
du territoire politique, constitué en nation durant
la Révolution de 1789 avec une sacralisation natio‑
nale lors de la victoire de Valmy, étendu militai‑
rement et formé en nation-­monde sous le premier

– 63 –
Recherche du politique perdu

Empire. La République – la troisième, créée après


la défaite de 1870 et l’effondrement du second
Empire – fait corps avec la nation. Elle en conçoit
la liturgie et les institutions, elle réalise son ouver‑
ture au progressisme social, elle étend son espace
de domination par la colonisation (prétendue
répondre à une mission civilisatrice) et la politique
du « parti colonial ».
Les victoires et les défaites militaires ont avancé
ou reculé les frontières, mais l’espace politique
est resté la référence, avec le support affectif
d’un territoire modifié, tenu dans l’attente d’une
« revanche ». La formation politique, le territoire
national et le mouvement historique forment un
ensemble, le symbolique et l’idéologique les lient,
ils se construisent en tant qu’aspects d’une seule
et même réalité. La crise de la référence territo‑
riale, de cet espace mal dissociable, a contribué aux
crises du pouvoir politique et aux incertitudes de
l’identité nationale. Les historiens sont alors invi‑
tés chaque fois à tenter de « définir la France ».
Cet effacement n’est pas l’équivalent d’un simple
gommage  : ni l’espace politique, ni l’histoire qu’il
a incorporée, ni les liens et les affects qui y ont été
formés ne peuvent s’effacer d’un coup au moment
du passage à d’autres configurations. L’Union
européenne, dans son rapport aux vingt-huit
nations qui y sont « unies », en fait la démons‑
tration. Elle s’accorde mal au retrait décrété des
nations qui ont maintenu leur capacité culturelle,
mais en restant soumises à des effets de domination

– 64 –
La mutation

et à des inégalités économiques internes. L’Union


additionne des territoires neutralisés, non plus des
nations vives directement reconnues, ni même des
pays revitalisés, sans avoir fixé les frontières de
l’espace communautaire. Des territoires neutrali‑
sés et des fonctions  : les unes concernent la mobi‑
lité économique au sein de la Communauté (libre
circulation ou presque des capitaux, des technolo‑
gies, des biens), d’autres essentiellement financières
(monnaie unique et banque centrale communau‑
taire), d’autres, enfin, relatives au statut des per‑
sonnes (libre circulation des membres dans l’espace
communautaire, conditions d’accès et immigration,
contraintes comportementales par l’astreinte aux
directives). Cette accentuation fonctionnelle a eu
pour conséquence une déficience politique flagrante
jusqu’aux mini-­réformes récentes, notamment celle
qui donne au Parlement européen le pouvoir limité
d’élire le président de la Commission. L’enflure
technocratique entraîne, avec l’inflation lobbyiste,
vers un régime de gouvernance sous influence.
Cependant, c’est l’Europe qui continue à détenir
le prestige historique, à séduire par cette valeur
suprême  : la liberté individuelle, à lier la pratique
démocratique aux succès occidentaux. Tout au
moins pour un pays comme l’Ukraine qui demande
son adhésion à l’Union afin de se soustraire à un
autocratisme sous contrôle russe.
L’intérêt par le partage financier n’est pas absent
de ce choix, mais la volonté d’adhésion reste politi‑
quement dominante. Cette recherche d’intégration,

– 65 –
Recherche du politique perdu

qui naît dans une société bloquée et dont la voi‑


sine joue de sa superpuissance, ne se réduit pas au
domaine européen. Elle se répand, en prenant des
formes parentes, par une même demande, en réa‑
gissant à la mondialisation techno-­économique, au
bouleversement des paysages sociaux et des repères
dont ils pourvoient. C’est, au commencement, un
besoin de relations vives, nouvelles, non satisfait
par la communauté universelle des réseaux numé‑
riques.
Des conditions psychologiques –  la défiance, le
soupçon, le besoin d’avenir  – et le « grand déran‑
gement » qui se poursuit dans l’instabilité conti‑
nuelle et le bouleversement des repères, contrarient
ensemble l’action politique ; cependant que le repli
individualiste à l’intérieur des petits univers protec‑
teurs, l’errance de l’opinion publique, le scintille‑
ment du monde par les images diffusées sans répit,
tout cela qui embrouille, engendre la confusion en
alimentant le sentiment d’égarement et l’impres‑
sion d’être peu gouverné.
Le pouvoir est aussi affaibli par la pression de
l’urgence, par le clash des temporalités. Le temps
du politique n’est pas celui des instruments à effet
immédiat, l’un met à l’œuvre la formalisation et
l’application des décisions, l’autre manipule la
machine pour en recevoir l’information demandée.
L’infériorité du pouvoir tient pour une part à sa
dépendance des systèmes-­machines et des experts
qui en conçoivent les applications. Elle résulte aussi
des affirmations voulues consolatrices, affirmations

– 66 –
La mutation

précisément datées annonçant la sortie du tunnel


de la crise ou l’inversion de la courbe du chômage.
C’est le peu de prise de l’action politique qui,
répété par le jeu des annonces chaque fois déçues,
s’impose à des sujets en espérance de résultats ici et
maintenant. Un espace politique à limites floues, la
résistance à l’exploration des temps nouveaux, plus
que la seule habileté à utiliser les machines dont
ils pourvoient, doivent être envisagés : des usagers
collés à des machines, non pas des explorateurs du
devenir. L’avenir peut alors être vu sous la forme
d’une avancée semi-­ aveugle équipée de moyens
technologiques inouïs, sans que l’on puisse savoir
vers quoi ils conduisent.
Cette ignorance a d’autant plus d’effets négatifs
que la force incorporée au pouvoir semble l’avoir
déserté. C’est une force issue du régime symbolique
et de la ritualisation qui l’active, de l’institution
qui l’informe et du sacré qui le constitue en valeur.
La disparition de l’Ancien Régime français ouvre
une suite de déconstructions et reconstructions, les
représentations de la démocratie républicaine ont
finalement remplacé celles de la monarchie divine
à pouvoir absolu.
La laïcité devient la forme non ecclésiale du
sacré, ensemble de valeurs opposé, à l’origine de
la IIIe République, à l’absolutisme clérical. L’école
laïque, gratuite et indirectement obligatoire, en
assure le service, elle permet l’accès de tous à la
transmission du savoir qu’elle « républicanise »
en lui enlevant son caractère religieux. Elle fait de

– 67 –
Recherche du politique perdu

la hiérarchie des écoles l’instrument de la distinc‑


tion républicaine, de la promotion sociale par le
mérite. Elle accomplit une double fonction d’édu‑
cation civique et de formation morale, toutes deux
astreintes à l’obligation d’un enseignement régu‑
lier. Le civisme pratique entraîne la civilité, la sou‑
mission des corps par la gymnastique enseignée,
des sensibilités par les arts pratiqués, notamment
le dessin et le chant choral. L’école laïque initie
au patriotisme, on y enseigne l’hymne national,
la dévotion au drapeau, l’attachement sacrificiel à
la nation, à son territoire par la défense des fron‑
tières, à ses extensions coloniales par la sacralisa‑
tion d’une mission civilisatrice.
Beaucoup du jeu républicain se joue alors dès
l’école élémentaire, le ritualisme républicain s’y
acquiert, il y est pratiqué alors qu’il est presque
oublié aujourd’hui. La distribution solennelle des
prix, début juillet, récompense le mérite, elle a une
fonction éducative et morale par le discours édifiant
que prononce un professeur notoire ou un illustre
qui pare la leçon de l’éclat de sa célébrité. Elle
est une réjouissance républicaine, par les notables
qui distribuent les récompenses, par les décors et
guirlandes aux couleurs de la République, par les
accompagnements sonores ou musicaux et l’exé‑
cution de l’hymne national, par la présence d’un
public parental qui se sent honoré. Ce moment de
liturgie républicaine est une réplique laïque de la
Communion solennelle, rite de passage marquant
l’entrée dans l’adolescence et fête ecclésiale du

– 68 –
La mutation

renoncement aux tentations sataniques. La concur‑


rence entre doubles n’est pas seulement d’ordre
rituel, elle met en opposition conflictuelle l’école
laïque et l’« école privée », l’État républicain (l’ins‑
tituteur en est le gardien) et le clergé (les jésuites
enseignants en assurent la défense et le prosély‑
tisme). Cette opposition a pris un aspect agonique
dans la confrontation des « hussards noirs » (les
instits) et des hussards blancs (les « jèzes »).
La République se manifeste aussi par des lan‑
gages de puissance : celui de la Défense, des
armées, de l’affirmation du rang de la nation en
armes. En ce sens, l’école obligatoire a pour homo‑
logue le service militaire obligatoire avec écoles de
formation, de sélection et de promotion. Ce rite
de passage à la maturité conduit vers la décou‑
verte de la puissance sociale. L’obligation de s’y
soumettre s’impose par levée de classe d’âge, sauf
dérogation médicale. Le caractère obligatoire
–  tous doivent s’y conformer  – signifie alors l’ef‑
facement provisoire de la différence  : des origines
provinciales et des langues courantes, de l’inégalité
des classes sociales. C’est un brassage par astreinte
à une même formation disciplinaire, à un même
enseignement du patriotisme et du maniement des
armes –  ce qui voudrait être l’une des manifesta‑
tions du « peuple en armes ». C’est aussi la création
de liens durables par esprit de corps. Les conscrits
fêtent l’admission « au service » prononcée par
le Conseil de révision, les anciens conscrits parti‑
cipent à un regroupement avec repas festif exclusif

– 69 –
Recherche du politique perdu

et périodique. Ils composent une classe d’âge répu‑


blicaine qui produit la fraternité (par négation des
origines) et l’égalité (par imposition obligatoire).
La suppression du service militaire, sous la prési‑
dence de Jacques Chirac, lui a substitué une armée
professionnelle à équipements complexes –  de
l’armement individuel aux fusées, aux drônes, aux
nouvelles techniques d’observation. Cette substi‑
tution a affecté bien au-­delà des villes où les mili‑
taires ont constitué l’emploi, elle a créé un manque
social que révèle la tentation périodique du rem‑
placement par un service civil.
Pour tout individu, le métier a été, et reste, sous
la forme neutre de l’emploi, central dans la forma‑
tion de la personne. Position dominante difficile
à tenir dans les turbulences de l’économie mon‑
dialisée, des crises ravageuses de firmes et d’em‑
plois. Le métier, par l’apprentissage, se situe entre
l’obligation scolaire et l’obligation militaire, après
celle-­ci dans son plein exercice. Il a engendré une
configuration sociale forte sous la forme du com‑
pagnonage, il répond à la conception républicaine
du mérite en honorant les « meilleurs ouvriers de
France ». Sa position le situe dans les cycles de for‑
mation, sa réalisation l’identifie à la personne elle-­
même dont elle est grandement constitutive. En ce
sens, ne plus avoir d’« occupation » signifie plus
que la mise en panne d’un savoir-­faire : une dimi‑
nution d’être insupportable.
Le métier est soumis au régime économique, il en
est un des facteurs, mais sa fonction sociale en fait

– 70 –
La mutation

aussi une des armatures de la société. Il génère de la


solidarité, d’abord par le travailler-ensemble que la
pénibilité des tâches fortifie. Il relie par les accom‑
plissements collectifs. Mais il expose à une hiérarchie
d’entreprise qui réglemente, discipline, contrôle, qui
fait du temps mesuré, calculé par tâches selon la
productivité, une temporalité asservie. Aujourd’hui,
par système informatique intérieur, la surveillance
généralisée remplace les évaluations dispersées. Ces
conditions donnent du métier une version antago‑
nique, alors le patron d’ancienne figure a pu être
surnommé le « singe », et les ouvriers ont pu être
qualifiés de « rouges » attachés à la subversion révo‑
lutionnaire. Version dont la grande crise mondiale
des années 1930, le vote des lois sociales du gouver‑
nement de Front populaire en 1936 ont manifesté
l’intensité conflictuelle, une violence sociale durable
aggravée dès la défaite de l’été 1940.
La crise actuelle, ouverte avant l’alarme de
2008, alors que le capitalisme financier se renforce
continûment aux dépens du pouvoir politique, que
la technologisation mondiale s’accélère, cette crise
ravage la formation des métiers, leur définition et
leur nombre dans une économie déforcée. Le chô‑
mage devient le test selon lequel s’apprécie l’échec ou
la réussite du pouvoir. Il est une hantise constante
pour les salariés employés. Il introduit la détresse
et une façon de désœuvrement ravageur dans les
familles. Massif par accumulation des plans sociaux
d’entreprise, il finit par réduire le travailleur à l’état
de chose ou de marchandise négligeable.

– 71 –
Recherche du politique perdu

Il brouille surtout la représentation du métier ;


il lui substitue la catégorie statistique d’emploi,
d’emploi flexible, substituable, raréfiable, propice
au traitement et manipulations statistiques. Ce
sont ces mesures qui font fonction de thermomètre
exprimant les résultats positifs, négatifs ou présu‑
més « du combat pour l’emploi ». Quand les plans
sociaux poussent par milliers les travailleurs hors
de leur métier, quand le chômage frappe surtout
des générations appartenant à la population sup‑
posée « active », quand la crise continuée devient
le mode sacrificiel de l’économie, la défiance popu‑
laire se transforme en contestation, puis en rejet
ou en indifférence politique. Cet agnosticisme du
salariat incite à attendre peu du politique, notam‑
ment des solutions qui seraient rendues possibles
par l’alternance, seul changement de la majorité
parlementaire. Les différences entre progressistes
et conservateurs, gauche et droite sont ­brouillées,
deviennent plus confuses, leurs limites plus
­perméables  : ce qui se traduit par l’errance d’une
partie importante des votes exprimés.
L’attente du changement semble disparaître.
Dans ce vide se forme une illusion, une espé‑
rance précaire attachée aux figures populistes de
la « vraie droite » ou de la « vraie gauche ». C’est,
de fait, l’expression du scepticisme populaire vis-à-
vis de toute politique qui prétendrait produire des
résultats par recours aux remèdes éprouvés dans
le passé. Le changement d’ère ne se prête pas à la
répétition des solutions, il requiert une exploration

– 72 –
La mutation

audacieuse des formes engendrées par le devenir.


La crise démocratique semble irréversible, elle se
nourrit alors davantage des passions et des affects.
Émotions et sentiments varient selon le mouve‑
ment des situations personnelles, ils informent la
croyance ou l’incroyance portée sur les promesses
politiques, et le doute quant à la capacité des pou‑
voirs en place de conduire le changement d’époque.
Ces conditions psychologiques semblent faire obs‑
tacle à toute tentative de recherche des solutions,
rendre vaine la plupart des essais de réforme. La
confiance qui a fait croire et agir les républicains
des commencements leur fait défaut.
La crise démocratique

La démocratie est vertueuse par principe. Elle


n’est pas le régime qui s’accommode de la complai‑
sance personnelle, encore moins de la connivence
douteuse ou du jeu politique avec les intérêts par‑
ticuliers. Elle tient cette exigence de ses réalisations
dans la Grèce et la Rome anciennes, de son inspi‑
ration par la philosophie politique, par les épreuves
que le mouvement historique lui a imposées. Les
totalitarismes et la Shoah l’ont abolie par l’opposi‑
tion de la haine à ce qui la fonde en valeur ; par les
ravages, la dégradation, l’anéantissement de ce qui
constitue le fait humain ; par un populisme qui éli‑
mine du peuple les étrangers, selon l’élection décrétée
par le « maître total », éliminés par des moyens phy‑
siques les réduisant à l’état de « choses » détruites.
Après la défaite du totalitarisme allemand, des
philosophes et des historiens ouverts au marxisme
reconstruisent, encore sous le choc des événements
barbares, l’idée même de démocratie, d’huma‑
nisme démocratique. Il s’agit de les préserver de

– 75 –
Recherche du politique perdu

l’élimination par le tragique, de les soustraire à leurs


faiblesses mortelles. Une autre génération, au cours
des années  1960, sous l’influence de Tocqueville et
de son interprétation de la démocratie en Amérique
– ce détour –, ranime la considération politique et le
débat sur la démocratie.
Les fondamentaux caractérisant toute démocra‑
tie représentative ont été plusieurs fois rappelés
depuis le siècle des Lumières, depuis Montesquieu :
le peuple détient la souveraineté, le peuple élit ses
représentants et les pouvoirs sont séparés, l’individu
a des droits personnels qui garantissent à chacun
liberté et justice, les droits de l’homme se constituent
en défense de tout citoyen, puis en morale répu‑
blicaine. La démocratie vient de loin, elle résulte
d’une conquête continûment reprise. Son long par‑
cours l’a chargée d’histoire, de valeurs, d’attache‑
ment par l’affectivité, d’idéologie et d’exigences
morales. Comment comprendre les relâchements
contemporains, le désenchantement démocratique,
la défiance républicaine et, par conséquent, l’efface‑
ment du pouvoir politique ?
La défaillance des pouvoirs contemporains
est désormais une certitude. Après l’établisse‑
ment de la Ve  République, voulue fortement pré‑
sidentielle par de Gaulle, après une alternance
à gauche désirée, qui fut de courte durée sous la
présidence Mitterrand, la défiance des électeurs
apparaît, la confiance totale se perd. Le chômage
de masse s’étend, rien ne lui fait obstacle. Son
expansion rapide et continue signifie l’impuissance

– 76 –
La crise démocratique

économique, l’incapacité de peser sur la puissance


des firmes et des banques. Une incapacité spéci‑
fique qui va s’étendre, devenir une incapacité plus
générale qui affecte le pouvoir politique tout entier
et la société pour ce qui n’est pas imputable à la
seule modernité mondialisante.
Avec la présidence de Jacques Chirac, la néces‑
sité de pouvoir affronter les épreuves, de répondre
à l’irrésolu se manifeste. Dès le commencement de
sa première mandature, il doit maîtriser les grèves
dures de la rentrée sociale de l’automne  1995, des
manifestations massives et des épisodes de vio‑
lence suivent, puis des démêlés judiciaires répétés.
Le second mandat, en 2002, est acquis à une forte
majorité par réflexe de front républicain face au
candidat du Front national, le président-­fondateur
du mouvement. Mais le sursaut possible ne se pro‑
duit pas, la maladie et l’usure par une très longue
présence au pouvoir l’annulent. La lenteur du
temps politique s’accentue.
Nicolas Sarkozy, qui lui succède, montre qu’il
est le président dynamique capable de réaliser les
ruptures nécessaires et de conduire le passage à la
modernité mondialisante. Il construit son image
inverse, jeunesse contre vieillissement, action par‑
tout et présence physique continue contre lenteur
et éloignement du pouvoir. Il est présent « là où est
l’action », il se met en drame avec un réel talent,
mais son omniprésence finit par produire l’impres‑
sion d’une agitation conduite essentiellement par
nécessité personnelle.

– 77 –
Recherche du politique perdu

Pourtant le chômage grossit, le tissu industriel se


déchire, l’État s’endette lourdement. Les chances
de faire surgir du succès par la politique intérieure
s’amenuisent. C’est au-dehors, sur les scènes de la
politique internationale, que des résultats visibles
et l’agrandissement de l’image présidentielle sont
recherchés : par correction des relations dégradées
avec des pays amis – avec la chancelière allemande
ou le président américain, par les initiatives et la
recherche de prééminence dans les conférences et
institutions internationales  – groupes G8 et G20,
réunions de crise dans le cadre de l’Union euro‑
péenne – ou par intervention militaire –  aide
armée conjointe accordée aux révoltés d’appa‑
rences démocratiques en Libye. La compensation
aux difficultés internes restées sans issue, dont les
soupçons d’amoralisme, est recherchée ailleurs, au
centre turbulent des événements planétaires.
L’actuel président, François Hollande, pratique
le même détour stratégique, d’autant plus que le
désordre du monde se développe continûment en
multipliant les obligations ou les occasions d’inter‑
vention extérieure. Cette sorte d’engagement a été
précoce et a surpris ; le candidat présidentiel était
attendu avec impatience, tout autant que l’alter‑
nance politique qu’il pourrait accomplir. Il doit
pourtant compenser tôt la chute continue des
sondages de popularité qui révèle le manque de
confiance des gouvernés.
Il apparaît donc que l’actuel président se trouve
ainsi en position avancée dans le cycle d’effacement

– 78 –
La crise démocratique

du pouvoir politique. Il a hérité d’une prise faible


sur les affaires publiques, et d’une emprise sur les
gens qui l’est tout autant, par défiance. Il a commis
une erreur d’interprétation en se disant président
« normal » par opposition à la figure brouillonne
de son prédécesseur.
Non seulement il était espéré des résultats
durables de cette promesse d’une manière différente
de gouverner, mais la formule exprimait surtout un
contresens sur la nature de la suprématie présiden‑
tielle ; à plus forte raison avec une Constitution qui
institue la prééminence du chef de l’État.
Cette affirmation de normalité tranquillisante
« banalise » les transpositions symboliques et ima‑
ginaires qui donnent force à la fonction. Dans les
sociétés de la tradition, elles se réalisent par imbri‑
cation de la religion, des rites et du mythe d’origine
qui dit la naissance sociale du premier Suprême.
Avec la modernité issue de la philosophie des
Lumières, l’autonomie est conquise. La démocratie
républicaine lui donne forme par les institutions,
la laïcité est substituée à la religion fondant la
monarchie de droit divin.
Un débat se poursuit depuis la Révolution de
1789, en fait depuis la brève Ière  République  :
comment faire une place à la religiosité popu‑
laire sans la laisser envahir l’espace politique ? La
IIIe  République, référence maintenue entre deux
défaites (1870, naissance, et 1940, auto­dissolution),
reste confrontée à ce même défi. Dans les affronte‑
ments relatifs à la nature du régime est imaginée la

– 79 –
Recherche du politique perdu

première figure de la « religion laïque ». Elle fait de


la République un objet sacré, un objet de dévotion.
Elle la charge de religiosité. Elle fait de la laïcité
une barrière séparatrice –  la société se sépare du
religieux, assure à chacun la liberté de choisir sa
conviction, sa croyance  –, un moyen de l’opposi‑
tion au pouvoir du cléricalisme et à sa puissance
matérielle. La séparation et cette opposition appa‑
raissent notamment dans la concurrence brutale
pour le contrôle de l’enfance, par la confronta‑
tion de l’instituteur et du curé, du laïc et du privé,
des deux écoles que sépare une ligne d’exclusion
mutuelle. Les « hussards noirs » de l’école républi‑
caine sont opposés à la cavalerie blanche des péda‑
gogues jésuites qui ont survécu à l’effondrement de
l’Ancien Régime.
La République comme objet de dévotion se légi‑
time par un corpus doctrinal, par l’affection por‑
tée à ces illustres, Victor Hugo et Jean Jaurès, par
l’attachement aux écrivains « humanistes » dont
Romain Rolland, Roger Martin du Gard, puis
André Gide, trois Prix Nobel, par l’attachement à
des philosophes et sociologues, notamment à Émile
Durkheim, grand instituteur de la République, et à
Lucien Lévy-­Bruhl. Des essayistes pratiquent éga‑
lement le culte républicain  : l’un, sous le pseudo
Alain, était célébré pour son radicalisme, celui des
fondateurs, pour ses Propos périodiques –  com‑
mentaires de l’actualité politique et sociale – et pour
son rôle dans la presse radicale-­socialiste. L’ardeur
républicaine ne se borne pas seulement au choix

– 80 –
La crise démocratique

des auteurs, elle prend l’initiative créatrice, elle


soutient des maisons d’édition, qui se distinguent
politiquement, et des titres de la presse nationale
et régionale, dont Le Populaire avec Léon Blum,
et L’Œuvre, alors soutien du radicalisme. Elle est
accordée à une façon de mouvement spirituel, à un
« parti intellectuel » qui se manifestera pleinement
par l’engagement lors de l’affaire Dreyfus.
L’humanisme politique informe fortement la doc‑
trine fondatrice. Il allie étroitement la fondation de
la République, son exigence de formation citoyenne
et morale aux recherches conduites au sein des
loges de la franc-maçonnerie. Si bien que le Grand
Orient de France a été perçu comme une obédience
assurant le service de la défense républicaine.
L’affrontement existe dès le commencement avec
une Assemblée nationale à majorité monarchiste
élue en 1871 : un membre de la franc-­maçonnerie ne
peut être que républicain, donc un ennemi par son
refus radical de toute forme de Restauration. Après
la défaite de l’été 1940, l’État français pétainiste a
d’ailleurs supprimé conjointement la République,
en provoquant l’auto­ dissolution du Parlement et
la fin du régime démocratique, et interdit la franc-
maçonnerie par des lois d’exception qui sacrifièrent
également des Français d’origine juive.
La culture, de même que l’école et la récom‑
pense du mérite, sont ensemble des soutiens
expressifs de la démocratie républicaine. Deux
couples, de Gaulle et Malraux, puis Mitterrand
et Lang, incarnent cette union du politique et de

– 81 –
Recherche du politique perdu

la culture. Ils la réalisent par un ministère de la


Culture ranimé et par leur éclat personnel, issu
de l’œuvre pour l’un, Malraux, de la promotion
des « industries culturelles » pour l’autre, Lang.
Le désir d’éternité du Suprême s’exprime par
une œuvre assumée  : l’histoire libératrice pour de
Gaulle, la politique des musées généralistes ou thé‑
matiques pour ses successeurs. Pompidou a réin‑
venté « Beaubourg ». Giscard d’Estaing récupère
l’ancienne gare d’Orsay et en fait un espace consa‑
cré notamment aux Impressionnistes. Mitterrand,
appuyé sur Lang, réalise surtout le Grand Louvre,
après avoir reconquis la totalité des bâtiments et
repris la cour Napoléon où la pyramide de verre
conçue par Pei donne un nouvel accès au musée.
Chirac, après avoir coiffé l’obélisque de la place de
la Concorde d’un pyramidion d’or, se consacre à la
création du musée du quai Branly, musée des Arts
premiers par lesquels « dialoguent les cultures ».
Ses successeurs n’ont pu faire durer leur passage,
l’éterniser par une grande œuvre monumentale. Ils
ont maintenu l’intervention culturelle, mais en la
rendant plus discrète, avec des moyens financiers
réduits. Par contre, l’énorme succès des exposi‑
tions à thème, dont celles qui célèbrent des peintres
illustres, surtout Picasso, révèle une curiosité popu‑
laire politiquement transformable, notamment par
les dramatisations culturelles dont elles peuvent
être l’occasion. La culture est toujours politique, y
compris la culture numérique par des applications
restées ouvertes où le savoir-­faire s’engouffre. Ce

– 82 –
La crise démocratique

qui réduit l’importance des images fondatrices, en


particulier de Marianne apparue en 1792 afin de
signifier la permanence républicaine, en les concur‑
rençant par une imagerie issue de la surmodernité
mondialisante.
La République est moins souvent invoquée
aujourd’hui, la démocratie lui est substituable afin
de souligner le recours à l’élection et l’éminence de
la fonction représentative des élus. C’est un régime
qui n’est pas seulement restreint à des conditions
politiques, il est lié à des valeurs universelles qui
le fondent et lui confèrent une force émancipatrice.
Pour cette raison, il est soumis à des contraintes
morales, au respect de ce qui soit le service com‑
mun et la condition citoyenne. Le politique est plus
que lui-­même en situation démocratique, il a une
fonction morale garantissant les libertés, les droits
de tout homme, la capacité critique opposable à
l’ordre établi. Tels sont les objectifs à viser dont
il faut se rapprocher sans rien consentir aux appa‑
rences, aux effets de l’illusion.
Le changement d’ère avant l’achèvement du siècle
dernier s’est signalé notamment par la mondialisa‑
tion, forme de mise en commun très inégalitaire,
unification par les réseaux numériques et la mobilité
de l’information à débit rapide. C’est avec la mon‑
dialisation que s’étendent les luttes pour la démo‑
cratie, les revendications de liberté. C’est aussi par
une désinformation mondiale que tentent de s’accré‑
diter des régimes d’apparences démocratiques. La
République démocratique n’a alors d’existence que

– 83 –
Recherche du politique perdu

sous forme de dénomination (comme « République


démocratique du Congo »), non par l’adhésion du
pouvoir aux valeurs et contraintes républicaines.
Dans ce cas, la République devient une forme à
peu de contenu, un habillage politique qui voudrait
créer l’illusion démocratique.
La mondialisation en voie d’établissement reste
d’abord identifiée par ses effets d’ordre économique,
par la suprématie de l’économie, des instruments et
services qui accompagnent son expansion. Quand
l’économique grandit par trop en puissance, le poli‑
tique régresse en pouvoir. La coalition des facteurs
qui concourent à ce résultat peut être schématisée
par une formule  : marché mondial +  numérisation
générale +  mobilité immédiate de l’information
+ économisme financier concourant à l’accélération
des technologies. Le marché, maître de la mobilité
rapide en cours de généralisation, libre de son mou‑
vement par défaut de régulation politique, produit
un effet d’entraînement ; il met même en mouvement
ce qui pourrait tenter d’échapper à sa domination.
L’économisme conquérant comporte le processus
de marchandisation qui transforme toute chose
– en particulier dans l’ordre immatériel, dans ce qui
est issu des technologies de l’immédiat et engendre
une accumulation de capital rapide et inouïe  – en
un moyen de spéculation. Par contre, la culture et
ses effets restent en régime de médiocrité financière,
tout en s’ouvrant à une économie de la gratuité, ou
presque, par des œuvres d’accès numérique détourné
– une brèche que le législateur tente de colmater.

– 84 –
La crise démocratique

L’économisme associé à l’individualisme oppor‑


tuniste peut conduire à une recherche personnelle
de l’occasion avantageuse attachée aux images du
pouvoir, à un avantage escompté plus qu’au res‑
pect du contrat républicain. La démocratie répu‑
blicaine est affaiblie par les défaillances civiques et
morales, par la déréliction contaminante, par l’im‑
possibilité de croire pleinement à l’efficacité de l’ac‑
tion politique. Le désengagement des citoyens, la
rupture de croyance en un pouvoir qui ne parvient
pas à résoudre des problèmes de la vie quotidienne,
ravagent à la fois la citoyenneté et le civisme. Cet
amoralisme, cette indifférence morale, encore plus
que l’immoralisme révélé par un petit nombre de
grands scandales, contraint à penser de nouveau le
problème du dévoilement politique.
Jusqu’à la présidence de Mitterrand, grand
maître des secrets du pouvoir, cette question du
dévoilement reçoit une réponse le plus souvent
conforme à l’opinion de Montesquieu  : la nature
des choses politiques n’a pas à être révélée sans
nécessité. Avec les deux présidences Mitterrand,
le passage à la nouvelle ère de l’histoire humaine
coïncide. Cette mutation, conséquence des « révo‑
lutions technologiques » rapidement successives,
réalise notamment l’ouverture à une visibilité
continûment élargie, les machines du regard se mul‑
tiplient en multipliant les « générations » porteuses
d’applications chaque fois plus nombreuses. Des
télévisions émettent en boucle, des chaînes radio
plus délocalisées effectuent un service permanent

– 85 –
Recherche du politique perdu

de transmission immédiate des événements, des


images, des paroles, des bruits du monde. La réac‑
tion à l’opinion de Montesquieu est désormais
technologique et en forme de réponse indiscutable‑
ment négative.
La IIIe  République, référence de la démocratie
républicaine établie, n’était certes pas absolument
vertueuse, entièrement dévouée à la morale civique.
Elle fut confrontée à des affaires impliquant le pou‑
voir politique, des affaires et surtout des scandales.
La rareté et la taille de ce qui se connaît et scan‑
dalise font que l’immoralisme de quelques-uns n’af‑
fecte pas longtemps le pouvoir lui-­même. L’oubli le
protégera, mais les scandaleux occupent la mémoire
collective par un scandale indissociable du récit
de leur vie. La mémoire garde en dramatisant, en
mettant en récit. De plus, les sources d’informa‑
tion nouvelles ont longtemps été sous surveillance
politique. À l’abri du secret, la visibilité en est res‑
tée obscurcie. Le contrôle par le pouvoir, alors pos‑
sible, assure sa protection, sa défense.
La visibilité éprouve cependant ce pouvoir à par‑
tir du moment où la visibilité numérique se diffuse
en ouvrant un accès très rapide aux réseaux, à par‑
tir du moment où de nouveaux moyens machinels
mènent à la découverte croissante du caché. La
com’ s’est aussi insinuée dans tous les domaines,
elle utilise dans son expansion tous les supports
qui lui semblent être les bons véhicules de ses
­messages. L’efficace est son seul critère, la décence
la limite peu, la morale engendrant la civilité et

– 86 –
La crise démocratique

le civisme la limite encore moins. Toutes les nou‑


velles dramatisables le sont alors, conçues sur le
modèle de séries télévisées. C’est l’événement, le
fait divers inouï qui rendent possibles les mises en
récit dramatique, portées par l’intérêt de l’audience
tant que l’actualité les ranime. Jusqu’à la diffusion
en « feuilleton » qui les rend célèbres et peut signa‑
ler leur fin.
L’action dramatique repose sur un personnage et
une histoire qui le révèle, en même temps qu’elle en
fait les agents du rebond narratif. Le personnage
doit être connu, désigné par la médiation des distri‑
buteurs d’images et de paroles. En bref, un person‑
nage que distinguent le sport, le show-­biz, la culture
populaire, surtout la politique propice à une appro‑
priation citoyenne. Tous les médias ne se prêtent
pas également au traitement de l’événement drama‑
tisable, l’image animée s’y prête mieux que les mots
sonorisés, la télévision mieux que la radio. L’une
pratique la mise en scène, démontre par l’action des
personnages, montre le cadre de l’événement, ses
lieux ; l’autre informe d’abord, viennent après les
dramatisations sonorisées, les longs commentaires
et les débats animés par la controverse. La révolu‑
tion numérique crée la disponibilité, les machines
et les réseaux ­stockent et rendent disponible à tout
moment ce qui résulte de l’agitation, des turbu‑
lences du monde, sans suffisamment hiérarchiser ce
qui est livré aux demandes personnelles.
Les médias révèlent, c’est leur fonction, mais
ce qui est révélé ne renforce pas nécessairement la

– 87 –
Recherche du politique perdu

politique en l’aidant à corriger son action ; ce qui


est révélé montre en produisant autant d’ambi‑
guïté que de rectitude. Les citoyens ont cependant
l’impression de connaître mieux, de savoir plus, de
pouvoir accéder à des secrets dévoilés. C’est, de
fait, une connaissance incomplète ou fautive. Elle
suffit néanmoins à la formation de certitudes et de
critiques : le pouvoir ne réalise pas ce qu’il pourrait
faire (il est impuissant ou incapable) ; le pouvoir
trahit ses engagements de campagne présidentielle
(il subit les choix des puissances économiques) ; le
pouvoir a perdu la rigueur doctrinale et les vertus
qui fondent la démocratie républicaine (il est élec‑
toraliste, à la seule recherche de l’avantage).
Le vocabulaire politique évoque par un même
vocable la gestion des affaires nationales par le
pouvoir légitime, d’un côté, la corruption, la conni‑
vence par intérêt personnel ou de parti qui sont les
affaires dont souffre la démocratie républicaine,
d’un autre côté. Lorsque celles-­ci dépassent l’état
de rumeur effaçable et s’additionnent, le pouvoir
est d’autant plus vulnérable sous l’effet du soup‑
çon que ses essais de réponse aux défis immé‑
diats échouent. L’écart entre le niveau des succès
en politique courante et le niveau des affaires qui
affectent le pouvoir atteint un seuil critique.
Depuis de Gaulle, militaire respectant la ­rigueur
de la discipline, ces affaires ont progressé lentement
d’abord, selon les progrès de la visibilité machi‑
nelle et de la communication. Sous la présidence
de Pompidou, c’est surtout, de façon indirecte,

– 88 –
La crise démocratique

l’affaire Marković, après la découverte du cadavre


d’un fêtard jeté dans une décharge publique.
Durant la présidence de Valéry Giscard d’Estaing,
c’est la connivence avec l’éphémère empereur de
la Centrafrique, Bokassa  Ier, et l’« affaire des dia‑
mants » ; c’est aussi l’escroquerie des « avions reni‑
fleurs », supposés détecteurs d’immenses gisements
pétroliers. Avec la présidence Mitterrand, conduite
par recours réitéré au secret, la forme des affaires
devient plus complexe, plus politique aussi, mis
à part le secret le plus opaque longtemps protégé
avec une entière vigueur : l’existence d’une fille très
aimée, née d’une union parallèle. En dehors de la
complaisance du médecin personnel qui rédige des
bulletins de santé rassurants à usage officiel, les
affaires révélées alors sont de nature apparemment
politique : service de police politique sous le seul
contrôle présidentiel, écoutes et faux complots, ami‑
tié maintenue avec d’anciens pétainistes, et surtout
– déjà ! – accélération des affaires Tapie qui entre‑
mêlent politique et finance. Avec Jacques Chirac,
président à la longue carrière politique, les affaires
notoires concernent d’abord le soutien apporté au
RPR dont il assure la présidence  : faux emplois
de la Mairie de Paris, affaire s’achevant par un
procès et des condamnations ; soutiens financiers
accordés au mouvement présidé, principalement en
période électorale. Puis des petites affaires, à la fois
publiques et privées : ainsi des complaisances de
vie quotidienne durant la période où la fonction de
maire de Paris permet de résider à l’Hôtel de Ville.

– 89 –
Recherche du politique perdu

Jacques Chirac vieilli, déjà malade, retiré de la vie


politique, ne voulut pourtant pas éviter la compa‑
rution à son ultime procès.
À partir de la présidence Sarkozy, les affaires
se multiplient en se banalisant, elles entrent plus
fréquemment dans les bulletins de l’information
quotidienne, en perdurant elles prennent la forme
du feuilleton à rebondissements. L’activisme prési‑
dentiel est d’autant plus propice au soupçon que
la politique intérieure à résultats incertains ne
peut encourager l’oubli. La réduction du chômage
– mesure des succès du pouvoir – ne se réalise pas,
il reste donc la dure épreuve qui alimente l’état
dépressif d’un nombre croissant de mal-­citoyens.
C’est la raison principale que l’expérience vécue
retient, mais la révolution technologique y a contri‑
bué grâce aux « machines indiscrètes » qui nour‑
rissent le plaisir de la révélation ; elles excitent la
chasse aux événements dramatisables. Le nombre
grossit, les affaires suivent l’ex-président une fois
son mandat achevé, jusqu’à l’intervention de la
justice avec un faible risque de procès. C’est une
addition d’affaires avec remontée dans le passé
politique où des fonctions ministérielles ont été
exercées.
L’une de ces remontées touche aussi Edouard
Balladur en conjuguant le financement de sa
campagne présidentielle et la vente, avec rétro-­
commissions finalement taries, de frégates des‑
tinées à Taïwan ; Nicolas Sarkozy était alors
responsable du Budget. Les retours au présent

– 90 –
La crise démocratique

concernent les effets de l’amitié, de la connivence


et la pratique de l’influence afin d’obtenir des sou‑
tiens financiers décisifs aux deux campagnes pré‑
sidentielles. Ce sont des controverses financières à
enjeu politique majeur. L’une, nationale et interna‑
tionale, concerne l’ambiguïté des relations avec le
leader libyen Muammar Kadhafi  : d’abord, l’invi‑
tation à faire une visite d’État en France ; ensuite
le rôle éminent de Paris dans l’opération militaire
conduite en Libye qui s’achève par le meurtre du
leader contesté. La politique révèle une nouvelle
fois ce qu’elle est  : éminemment tragique, avec le
support d’une guerre d’images et de paroles tru‑
quées.
La multiplication des affaires tient aussi à la
multiplication des sources d’information, notam‑
ment par la médiation du numérique, comme le
soulignent les conséquences politiques des révéla‑
tions du site Mediapart. La rigueur citoyenne reste
cependant altérable par des recherches dénoncia‑
trices dont s’emparent des magazines spécialisés
dans la mise au jour de faits politiques ou scanda‑
leux.
Durant la présidence actuelle de François
Hollande, les affaires s’additionnent  : celles qui
viennent d’avant se ravivant par rebonds dans le
combat politique, et celles qui naissent durant le
présent mandat. L’effet cumulatif est d’autant plus
contraire au pouvoir que celui-ci avait annoncé
une « présidence normale », que l’écart entre la
défiance –  le chômage et la désindustrialisation

– 91 –
Recherche du politique perdu

s’accroissent, le mal-logement perdure, les salaires


stagnent  – et la connaissance des affaires grandit.
L’une d’entre elles, inouïe, met à nu la corruption
contribuant à répandre la formule populiste qui
dénonce le temps des « Tous pourris ». Un ancien
ministre du Budget, membre du premier gouver‑
nement Ayrault, chargé de la lutte contre l’immo‑
ralisme financier, est découvert coupable d’utiliser
un compte secret tenu par une grande banque
suisse, de pratiquer la fraude fiscale sur un capi‑
tal caché de millions d’euros. Il doit renoncer à sa
fonction ministérielle, puis à sa situation de parle‑
mentaire, puis à son appartenance au parti socia‑
liste. Une affaire comme celle-­là jette son éclairage
sur toutes les autres, sur ce qui fonde la croyance
populaire en la banalisation de la corruption poli‑
tique, en un délabrement de la morale républicaine.
L’impression d’immoralité généralisée s’en trouve
accentuée, ayant pour conséquence l’abandon d’un
pouvoir faible, en raison d’une crise de confiance
que la dégringolade des sondages de popularité
présidentielle confirme. Les mesures récentes de
contrôle des avoirs politiques sont trop tardives, le
mal s’étend.
Le vocabulaire a changé, il s’agit maintenant de
corruption reconnue comme telle, et de « visibilité »
dont les écoutes sont, e­lles, des révélateurs. Les
écoutes, la corruption, les supposés complots contre
la démocratie embarrassent la scène politique. Ils
la rendent génératrice de rejet, d’indifférence, de
séparation par désintérêt ou désamour. La preuve

– 92 –
La crise démocratique

par les élections en a été une nouvelle fois donnée.


Avant les municipales du printemps  2014, les pré‑
visions de résultats étaient significatives : ou l’abs‑
tention massive par retrait, qui signifierait autant
l’indifférence née du désenchantement que la sanc‑
tion du pouvoir par insatisfaction ; ou la victoire
du Front national par le jeu des votes de report,
signifiant au pouvoir politique l’abandon électoral
pour manque de résultats ressentis, de même que
l’indifférence aux risques démocratiques. Ce fut la
consternation au sein du parti socialiste, confirmée
par la victoire frontiste aux élections européennes
qui suivirent de peu.
La démocratie s’accommode très mal du laxisme
moral des acteurs politiques, elle est fragile, vul‑
nérable. Elle ne requiert plus qu’on lui donne des
« couleurs antiques ». Elle exige de ses élus et des
citoyens qu’ils soient « actifs et fiers », c’est-­à-­dire
disponibles pour la servir en respectant les impéra‑
tifs de la morale civique, républicaine. La démocra‑
tie défend la liberté, mais celle-­ci peut la déserter ;
elle est gardienne des droits de tout homme, mais
ils peuvent se dégrader et devenir des simulacres
« droits de l’hommistes ».
La démocratie républicaine n’est plus, ne peut
plus être une forme de la dévotion accordée au
politique, notamment au pouvoir détenu par le
Suprême-­démocrate. Sous la IVe  République, puis
après le retour de De Gaulle en 1958, deux cou‑
rants de pensée –  surtout œuvre des philosophes
et des historiens  – examinent le fait démocratique.

– 93 –
Recherche du politique perdu

Dans l’immédiat après-­guerre, en un débat à partir


du marxisme et du socialisme réalisé, se développe
la désacralisation de la République-­dévotion. Des
« trahisons » de valeurs éminentes la condamnent.
Tout d’abord, la colonisation moderne, qui établit
une domination prédatrice, non pas l’extension de
la civilisation par le partage des libertés. En ont
résulté la fermeture aux cultures autres et le racisme,
tous deux fondés sur des valeurs négatives. Ensuite
la condition ouvrière, le statut de la classe ouvrière,
malgré les progrès du syndicalisme et les révoltes,
un statut que le pouvoir républicain ne déconstruit
pas : il faut attendre le Front populaire et 1936
pour que cette condition soit réellement changée.
Enfin, l’exclusion des femmes de la citoyenneté, qui
les sépare de la République en tolérant leur dépen‑
dance dans la famille et leur incapacité juridique et
politique dans la cité. Cette lecture ne sépare pas
la critique de la démocratie dite « formelle » d’un
autre engagement politique pourtant radicalisé ;
elle détache de l’héritage national en détachant de
la dévotion républicaine, mais elle en montre aussi
l’enjeu. Ce que fait Christophe Prochasson en liant
République, morale et socialisme, en montrant qu’il
ne s’agit pas d’un thème parmi d’autres, mais du
« problème central ».
La République peut être vue comme un patri‑
moine sacré maintenant éventé. Cependant, d’autres
historiens moins radicalement engagés, certains sous
l’influence de Tocqueville, analyste de la démocra‑
tie américaine, puis de l’historien François Furet,

– 94 –
La crise démocratique

ont repris la construction d’une histoire « répu‑


blicaine », de la République. Ils ont fait barrage
au danger de réduire cette figure de la démocra‑
tie à une référence formelle, à un régime politique
nominal que des partis simulent d’accepter dans
l’indifférence commune. Pierre Nora s’y consacre
en examinant à nouveau l’identité de la France,
Maurice Agulhon en interrogeant les figures et les
formes qui constituent la symbolique républicaine.
Ainsi les controverses historiennes, mais aussi phi‑
losophiques et sociologiques, ont-­elles pour centre
la République et la question de sa vraie réalisation.
Pour certains, il s’agit de démontrer que celle-­ ci
reste compatible avec le gaullisme.
La référence républicaine, dans sa vigueur anta‑
gonique, a été utilisée par les adversaires du régime
pour désigner les partisans de la gauche  : parta‑
geux, révolutionnaires, « rouges ». Après la Seconde
Guerre mondiale, la gauche populaire a opposé à
l’imagerie républicaine inversée des thèmes idéolo‑
giques souvent reçus du marxisme par la médiation
du parti communiste, et des « preuves » empruntées
aux pays du socialisme réalisé. Cependant, quand
des politiques invoquent la démocratie républicaine,
c’est aux commencements de la IIIe  République
qu’ils se réfèrent le plus souvent. Lorsque les histo‑
riens affirmés républicains se mettent à l’œuvre, ils
considèrent les mythes, les croyances, les symboles,
les valeurs qui ont été ceux des origines, jusqu’à
citer à comparaître une façon de « modèle athé‑
nien » selon l’un d’eux, Claude Nicolet.

– 95 –
Recherche du politique perdu

L’établissement durable de la démocratie répu‑


blicaine, ce qui a pu être qualifié de républicani‑
sation française d’après 1870, s’est réalisé, de fait,
à des dates différentes selon les régions, en attei‑
gnant des degrés d’adhésion, des niveaux de dévo‑
tion républicaine inégaux : elle est plus précoce en
France du Sud, plus tardive dans les régions du
Centre, plus occultée par les écrans de la religion
et des origines celtiques en Bretagne, plus exaltée
par le patriotisme et la volonté de revanche dans
les provinces de l’Est.
Désormais, la République référentielle n’est plus
« révérentielle », alors que les partis politiques
–  moyens de l’accomplissement démocratique  –
se routinisent, dévoient leur fonction par l’acca‑
parement promotionnel d’un parti. Alors qu’ils
doivent accentuer la singularité de leur action,
leurs différences idéologiques, l’orientation de leur
programme, de leurs projets, ils se découvrent
banalisés et déforcés. Ils diffèrent par le langage,
par la situation antagonique de leurs manifesta‑
tions, par les confrontations parlementaires, moins
par les pratiques lorsqu’ils sont au pouvoir et jugés
selon les résultats obtenus, notamment dans le
combat contre la progression d’un chômage endé‑
mique. Celui-­ci reste le critère qui régit les chances
électorales, qui démontre par sa longue durée l’im‑
puissance politique, l’assujettissement économique.
Ce qui donne aux affirmations populistes une
chance d’être entendues. Les conditions de l’exis‑
tence quotidienne poussent à un dernier recours,

– 96 –
La crise démocratique

prévalent sur le risque de la mise en péril démocra‑


tique. La dévalorisation de l’expression des choix
et des rejets par le vote accompagne les variations
du militantisme : un sondage réalisé avant les élec‑
tions municipales de 2014 révèle que seulement 8 %
des électeurs font confiance à leur parti. Cette pré‑
cision renseigne et enseigne : la confiance militante
requiert l’engagement durable, la conviction, non
l’errance électorale.
Il faut le préciser à nouveau, la situation de
crise étend son emprise, elle manifeste continû‑
ment l’instabilité des « choses sociales », et celle-­ci
est une mauvaise condition pour l’action politique
qui ne peut obtenir rapidement des résultats appré‑
ciables. Le pouvoir en tire prétexte, mais il reste
effectivement démuni de moyens de riposte rapide,
il semble subir sa propre impuissance et rechercher
au-­dehors la reconnaissance qu’il ne trouve pas
chez lui. Rien ne paraît tenir dans son ordre, c’est
la chaologie qui propose la science et le langage de
ce temps, plus que la prospective du siècle ­dernier
qui supposait une liberté de choisir parmi des
futurs vraisemblables. Aujourd’hui, c’est l’explora‑
tion audacieuse du monde en devenir qui pourrait
faire surgir de nouveaux possibles, de nouveaux
commencements par l’inédit, et surtout qui empê‑
cherait l’abandon aux décrets du seul pouvoir
techno-­financier.
Pouvoir pouvoir

C’est la mondialisation en mouvement accé‑


léré qui reste accusée et aussi reconnue coupable.
D’autant plus qu’elle pèse sur tous et sur toute
chose en restant mal définissable. C’est le « Tout-­
monde » annoncé par Édouard Glissant, naissant
mais encore fragmenté, divisé. Elle paraît capable
de « globaliser », mais l’analyse globalisante reste
un leurre, sauf pour considérer la Toile des réseaux
liés que la numérisation du réel étend continuel‑
lement. Elle semble donner accès à un ensemble
d’informations associées qui permettrait d’appré‑
hender l’inséparable, de saisir le tout planétaire visé
par nombre des études du monde actuel. Mais c’est
masquer la diversité qui résulte de la longue his‑
toire – celle des civilisations encore vives dans leurs
différences, celle qui montre le xxe  siècle dans son
esprit de créativité multiple conjuguée à son tra‑
gique, notamment à son travail de déshumanisation
massive. Par les mutations techno-­ économiques,
une nouvelle ère commence. Par celles-­ci et par les

– 99 –
Recherche du politique perdu

conséquences des grandes guerres du siècle der‑


nier, les rapports de puissance entre les nations
sont bouleversés  : des dominants régressent, des
dominés deviennent prétendants à la supériorité
et candidats aux principales maîtrises techniques
et économiques. Si la mondialisation est devenue
la référence de toutes les références, elle l’est par
un double détour : par la dominance de l’économie
financière concurrentielle, par la mobilité extrême
progressant sur les réseaux informatiques.
L’espace immatériel concurrence l’espace géo‑
graphique, la mondialisation les lie  : elle peut
apparaître ainsi comme la génératrice de la crise
générale de 2008 ouverte aux États-­Unis lors de la
déroute bancaire des subprimes, de cette crise mais
aussi des suivantes. Par sa durée, elle prend l’as‑
pect d’un état sacrificiel des rapports sociaux ; par
sa durée aussi, elle prend une forme politique, elle
sert d’excuse à la lenteur des résultats ; mais cette
durée, par les effets existentiels, conduit au rejet du
pouvoir pour manque de compétence.
La mondialisation semble pouvoir dire tout
de tout, mais elle n’est pas une réserve d’explica‑
tions et de justifications. Elle s’est formée sur deux
registres, l’un historique, l’autre contemporain.
L’historique est celui des civilisations, l’histoire
les a faites, défaites, refaites ; la grande mobilité
issue du système technologique contemporain les
met en relation ; elles se découvrent, se connaissent
davantage, elles se lient autrement, comme font le
Brésil et l’Angola par le lien de la lusophonie. Le

– 100 –
Pouvoir pouvoir

contemporain est issu de la mobilité économique,


de l’économie financière et du marché. C’est lui qui
domine : en étouffant le politique et l’expression
du pouvoir, en s’imposant aux civilisations vives
en voie d’être remplacées par les cultures techno-­
économiques.
Sans entrer dans le grand débat relatif aux
formes contemporaines du capitalisme, il convient
de reconsidérer l’effacement du politique, de réca‑
pituler d’abord ce qui le déforce. Il n’existe pas
seulement en tant que pouvoir par le moyen de la
coercition légitime ou par la violence imposée en
régime despotique ; l’idéologie et le jeu des passions
lui sont tout autant nécessaires. Celles-­ci, sous l’ef‑
fet des médias abondants, de la com’, de l’accès
permanent aux événements, sont moins propices
aux idées et engagements durables, davantage à ce
qui dépend des effets du hasard sur l’information
rendant compte de la succession des événements,
des émotions immédiates, tous souvent suivis de
l’oubli selon la fréquence de moments vite effacés.
L’émotion progresse en multipliant les initiatives
politiques qui prennent en compte les affects.
Les idéologies, quant à elles, sont issues d’une
longue histoire, notamment des confrontations
entre systèmes philosophiques et expériences poli‑
tiques, depuis Aristote et son ouvrage traitant du
politique, des régimes et de leur traduction en pra‑
tiques. Ensuite, la doctrine présentée, différenciée,
transmise reste indissociable de son initiateur et des
émotions qu’il a pu faire naître ; elle s’inscrit dans

– 101 –
Recherche du politique perdu

un parcours historique, elle varie selon la succes‑


sion des événements, des régimes et des commen‑
tateurs. Jusqu’au moment où la défiance envers
la politique entraîne son appauvrissement idéolo‑
gique.
Ce qui a été montré, nommé « dévotion répu‑
blicaine », englobe l’humanisme démocratique,
auquel s’associe la croyance en une façon de
religiosité du politique. Ainsi faut-­il croire aux
choix politiques en les validant par une idéologie
motrice de l’affectivité, de la force des sentiments.
Aujourd’hui le doute, la déréliction chassent les
certitudes de la croyance pour leur substituer une
sorte d’agnosticisme général  : la routinisation de
la confrontation politique appauvrit les combats
d’idées, l’impulsion au choix d’un engagement
personnel durable. Il ne suffit plus d’évoquer
une société de confiance qui se justifierait par ses
accomplissements économiques, par les muta‑
tions de la consommation, qui aurait ainsi accédé
à la fin de l’histoire en lui substituant la jouis‑
sance de l’acquis. Ce serait contraire à l’expé‑
rience de vie quotidienne du plus grand nombre.
Ce serait faire de l’économie fondée sur la mobi‑
lité financière et la progression accélérée des tech‑
nologies nouvelles, les maîtres du destin collectif,
les remplaçants du pouvoir politique. Une petite
philosophie sociale pour temps d’insouciance…
Alors que la crise n’est plus un moment, mais
l’état sacrificiel des sociétés actuelles. C’est la
défiance qui les caractérise  : il n’est plus cru que

– 102 –
Pouvoir pouvoir

le pouvoir puisse reprendre l’initiative avec des


méthodes validées dans le passé, retrouver ainsi la
confiance par des résultats qui réduiraient le vécu
des maux sociaux, à commencer par le chômage
de masse. Le doute, l’incrédulité se manifestent
par le discrédit des mots. La parole du pouvoir
se vide, elle n’est plus celle qui engendre l’action
efficace, elle se fond souvent dans les bruits de la
scène politique.
La crise de la croyance au pouvoir, que la pen‑
sée politique a longtemps nourrie, s’aggrave d’une
crise morale. Celle-­ci contredit la contrainte ver‑
tueuse, montrée nécessaire dès les commencements
de la démocratie. Cette défaillance morale s’oppose
ainsi aux philosophies politiques qui légitiment
le pouvoir par la prévalence du service commun
et l’action du bon gouvernement. La philosophie
sociale enseigne que toute société désigne selon son
mode ceux qu’elle sacrifie, sa « part maudite » ; il
en est de même du système politique. Il abandonne
aux affaires une partie de son domaine, il supporte
à dommages contenus ce qui respecte les limites
de son crédit. Au-­ delà, les affaires atteignent la
masse critique, elles créent le sentiment que le
politique dévoyé tolère les conduites déviantes et
finalement la corruption. C’est l’effet de seuil, du
« trop c’est trop ». En ce cas, la démocratie répu‑
blicaine fonctionne sans conviction forte ni prise
suffisante sur les problèmes dont souffrent les gou‑
vernés. L’histoire en témoigne  : une démo­ cratie
dévoyée perd sa force d’entraînement, puis elle

– 103 –
Recherche du politique perdu

engendre une citoyenneté désabusée et finalement


indifférente. Le civisme et la civilité régressent, ils
subissent une déperdition de valeur, ils subsistent
sans maintenir une vigueur contraignante.
Le parcours accompli mène à deux ensembles de
conditions qui interviennent et produisent le défor‑
cement politique et démocratique. Les unes, la mon‑
dialisation et son accélération, sont les plus souvent
mentionnées, mais elles restent à explorer dans leurs
changements permanents. Elles prennent forme
de domination économique qui se subordonne le
politique, finalement en l’anémiant. C’est l’effet
planétaire de l’économisme triomphant, notam‑
ment par la grande mobilité financière. Les autres
conditions sont d’abord associées à la répétition des
idées politiques. Elles sont en majorité classiques,
mais insuffisamment actuelles. Cette faiblesse laisse
la démocratie désarmée face aux turbulences de
l’époque, face à ce qui, en elle-­même, la dégrade  :
les affaires additionnées, souvent sans issue, et la
défaillance du civisme, tout ce qui finit par géné‑
rer une démocratie a-­morale. De fait, la pensée et le
désir démocratiques ne peuvent se revigorer que par
la connaissance en commun du monde qui devient.
La crise des démocraties, formées autrefois ou
naguère, est celle dont le pouvoir politique révèle
les faiblesses, les difficultés rencontrées entraînant
la perte de confiance des peuples. Le renouveau
des attentes démocratiques est doublement urgent.
Il doit s’accomplir dans ces « vieilles » démocra‑
ties, là où la médiocrité des résultats engendre le

– 104 –
Pouvoir pouvoir

retrait de la participation politique, la tentation


réactionnaire, la nostalgie de l’avant ou l’aventu‑
risme ­collectif du populisme ; là où la priorité du
­passage actuel à la démocratie conduit les anciennes
à revendiquer le privilège de servir de modèle
exportable d’une démocratie désirée ailleurs, en
outre-­Occident. C’est justement à ces demandes
dispersées, nées de situations différentes, qu’il faut
répondre par un renouvellement de l’analyse et de
la théorie politiques. La démocratisation est un
mouvement, une production continue fondée sur
des valeurs communes au monde démocratique.
Mais la démocratisation voulue, non importée par
simulacre, reste l’achèvement d’une civilisation qui
se fait et d’une histoire singulière. Ce qui non pas
seulement condamne l’importation d’un modèle
standard, mais contraint à faire place aux valeurs
particulières, aux différences de culture. Il faut alors
reconnaître que l’universel n’est pas déjà là, dispo‑
nible en quelque sorte ; il se construit en commun ;
il reste une conquête continue. Il faut admettre, en
ce sens, que la lutte pour l’accès à la démocratie
ne la rend ni totalement imitative, ni contrainte par
référence à un standard démocratique. La démo‑
cratie vive ne peut être qu’une forme de civilisation.
À la déficience du politique en modernité démo‑
cratique, il est éclairant d’opposer l’entretien de la
force du pouvoir dans les sociétés de la tradition.
Elle est intégrée au corps mystique du chef, du sou‑
verain. Elle est le pouvoir, sans elle le roi n’a pas de
valeur, il ne peut assumer la fonction. Elle met en

– 105 –
Recherche du politique perdu

jeu le corps souverain et sa vitalité maintenue, elle


fait de celle-­ci la condition du pouvoir. Le bulletin
de santé périodique imposé par un des présidents
français devait confirmer la capacité du corps pré‑
sidentiel de supporter le poids du pouvoir. Dans
les sociétés de la tradition, la force du pouvoir a
pour source l’imaginaire à la fois politique et reli‑
gieux, il se conserve par la ritualisation et la disci‑
pline personnelle protégeant le corps du chef ou du
souverain.
Les sociétés modernes de démocratie répu‑
blicaine ont eu beau instituer, à l’exemple de la
IIIe  République, la séparation du pouvoir gouver‑
nant et du pouvoir symbolique ; ensuite la prési‑
dentialisation du régime aura rendu cette coupure
peu distincte. Le traitement du premier relève,
peut-­on dire, de la technologie purement politique
– des partis, des élections, un mode de représenta‑
tion, des garanties de droit données aux citoyens.
Le traitement du second porte sur l’« institution
imaginaire » dont il résulte, sur la liturgie qui s’ins‑
pire de la symbolique républicaine, sur les res‑
sources dont il dispose –  en particulier les affects,
les passions politiques, les émotions engendrées
par l’événement. C’est ce pouvoir symbolique qui
apparaît comme bousculé par les mutations qui
génèrent un changement des références, le passage
à une nouvelle ère.
Le pouvoir politique peut accéder aux moyens
de réduire son obsolescence hors des élections et
des programmes qui promettent les changements, il

– 106 –
Pouvoir pouvoir

est transformable pour donner une ouverture plus


grande aux attentes des gouvernés. C’est par le
pouvoir symbolique qu’il faut intervenir, c’est par
lui que la confiance peut se raviver, ne pas s’abîmer
dans la déréliction. C’est par lui qu’il devient pos‑
sible de transformer l’assise imaginaire, alors que
tout bouge par les effets de la mondialisation, de
l’économisme conquérant, de la mobilité financière
accélérée. L’imaginaire s’affaiblit dans la longue
durée ; il peut être réanimé, actualisé en recourant
aux ressources de la surmodernité explorée  : nou‑
velles images du domaine biologique, informatique
et réseaux des applications, réalités virtuelles, com‑
munication, nouvelles technologies productrices
de machines inédites. Ce serait aussi un passage à
interpréter : une connaissance élaborable à partir
du « nouveau-­nouveau », un symbolisme politique
devenant celui que la surmodernité ferait être. Le
pouvoir symbolique est alors la capacité de com‑
prendre autrement grâce à des outils intellectuels
inouïs, de faire agir par la conviction que le pou‑
voir saura imaginer les moyens de l’action efficace,
aux résultats attendus, mais compatibles avec la
nouvelle ère.
La conservation par le symbolisme politique
recoupe celle que l’espace réalise en portant les ins‑
criptions d’une histoire de très longue durée, inscrip‑
tions et traces résultant du travail des hommes. Cette
double conservation maintient l’étroite alliance atta‑
chant le pouvoir à l’espace où il s’exerce, à son terri-
toire. À des frontières que l’histoire a tracées, à une

– 107 –
Recherche du politique perdu

civilisation qui « personnalise » l’espace politique.


Au temps de la mondialisation, de l’immatérialité
des réseaux informatiques, de la mobilité propice
à la suprématie économique et aux déplacements
humains, au temps du changement d’échelle qui
modifie les rapports de puissance entre les nations,
les territoires politiques et leurs frontières deviennent
moins distincts : ils sont soumis à d’autres configu‑
rations, en conséquence à d’autres manières d’être
présents au monde actuel.
L’espace intervient par le changement d’échelle
qui le valorise  : le nombre des hommes par explo‑
sion démographique, le nombre des gisements de
richesses primaires exploités ou reconnus exploi‑
tables. Ce sont là des supports de la puissance,
comme celle-­ci l’est de la volonté de suprématie. La
Chine, l’Inde, le Brésil aspirent, en concurrence de
rang, à cette future suprématie planétaire. Pour ces
pays, l’espace à grande échelle, le volume des popu‑
lations, les réserves de ressources naturelles, dont
le potentiel énergétique, composent les conditions
de cette attente. Mais celle-­ci, en se réalisant, porte
d’abord sur les avantages économiques ; elle se sert
du politique ; elle sécrète de la puissance uniquement
par la « richesse des nations ». Elle substitue ce que
le pouvoir politique ne sait plus faire avec des insti‑
tutions déclassées par la routinisation.
La mondialisation, donc, et les changements
d’échelle qui s’y inscrivent ; mais les personnes ne
se situent pas fortement dans l’espace mondia‑
lisé, elles y rêvent de grandeur pour leur pays, et

– 108 –
Pouvoir pouvoir

davantage de succès personnels. Le mondialisme


comme attachement affectif et institution structu‑
rée a peu d’expressions ayant portée individuelle, il
ne peut encore unir, fût-ce par l’idéal de la citoyen‑
neté du monde ou d’un gouvernement mondia‑
liste. Pour l’individu, les relations avec le territoire
se font surtout localement et par la médiation des
configurations interpersonnelles. C’est la ville,
le village, le quartier, les lieux de regroupement
identitaire. C’est le très grand (le mondial), où les
individus se situent peu, opposé au petit (le local
associant espace et identité) où le territoire attache
par la mémoire collective, les affects et les passions,
fixe par besoin de repères et de références ancrées.
Les épreuves, en deçà du mondial et au-­ delà
du local, sont d’abord celles de la nation, mainte‑
nue sur son territoire, défendue sur des frontières
t­racées par l’histoire et la volonté politique. Un
­territoire qui accroche l’affectivité, qui se construit
continûment, qui se forme en patrie lorsque les
sentiments et la mémoire collective se fixent. Un
territoire où l’ensemble politique, la société large‑
ment unifiée, la civilisation et la langue unifiantes
se construisent ou se modifient au gré des péripé‑
ties historiques. Les mutations qui ont engendré le
changement d’ère les éprouvent, surtout la numé‑
risation planétaire, « Toile » serrée des réseaux
informatiques ; elles bouleversent les rapports au
territoire en lui substituant des espaces immatériels,
et les relations à la temporalité en opposant au
temps long de la formation et de la vie des nations

– 109 –
Recherche du politique perdu

le temps immédiat, de plus en plus rapide, et l’ur‑


gence, que ce soit en économie financière ou dans
l’action politique. La principale conséquence de ces
mutations – espace immatériel et temps de l’immé‑
diat  – est de privilégier ainsi l’économique en lui
accordant la suprématie sur la politique. Une autre
conséquence en est l’accès à une mobilité accélérée,
qui joue contre le territoire (elle efface pour une
part la distance) et la durée (elle réduit la distance
en abaissant le temps de parcours). Elle donne aux
individus la possibilité d’échapper à la lenteur et à
la clôture dans un espace borné.
Les nations s’effacent, leurs territoires deviennent
plus neutres, plus semblables dans le partage de la
surmodernité, ils semblent tendre vers la simple
addition de zones fonctionnelles et de zones de
parcours rapides. Le défi qu’elles affrontent tient
aussi au changement d’échelle, à la concurrence
des pays de grande taille et de grandes ressources
à exploiter. L’inscription dans un ensemble de pays
comparables et solidaires, dans une union, est une
quête de réponse à ce défi : la difficulté d’être ou de
­rester une petite ou moyenne nation quasi solitaire.
L’union ou la dépendance à l’avantage des nou‑
veaux « grands » : tel est le dilemme apparent. En
ce sens, il importe d’évaluer l’Union européenne en
tant que modèle éventuel d’un tel rassemblement.
Elle a changé l’Europe ravagée, humainement ­brisée
après la Seconde Guerre mondiale et les totalita‑
rismes. Au départ, les anciens ennemis français et
allemands voulaient créer un espace de pacification

– 110 –
Pouvoir pouvoir

mettant fin aux guerres endémiques en donnant à


la paix la charge de multiplier des régimes démo‑
cratiques. Mais l’économique, la coopération par
les choses et le marché, substitués aux menaces de
conflits réactivés, ont conduit à instituer un espace
économique plus qu’une forme politique nouvelle.
L’Union a dévitalisé les nations intégrées sans
suffisamment les solidariser. Elle n’a pas encore
arrêté son extension, ni fixé ses frontières, elle relève
d’autant plus d’une cartographie ouverte qu’elle se
dissocie des territoires nationaux historiques et des
inscriptions particulières qui y sont attachées. Elle
est surtout un espace économique –  avec monnaie
unique, l’euro, et banque centrale  – où des rivali‑
tés nationales restent néanmoins actives. Elle n’est
pas encore un espace politique disposant d’un
foyer démocratique. De fait, ses institutions sont
hybrides, elles allient celles de la démocratie repré‑
sentative (parlement, élections européennes, et,
depuis peu, élection par le parlement du président
de la Commission) à celles de la technocratie (réu‑
nions techniques des ministres nationaux, bureau‑
cratie puissante, lobbies nombreux, experts et
directives imposées à la vie quotidienne des ressor‑
tissants). Si bien que ces institutions ne sont ni celles
d’une démocratie de plein exercice, ni celles d’une
technocratie pure et dure. Elles leur substituent des
équivalents restés flous. L’économisme financier, le
juridisme, le règlementarisme occupent les vides, et
prévalent de fait sur le politique.

– 111 –
Recherche du politique perdu

La relation faible à l’espace, au territoire, explique


en partie le déforcement du politique. Comment
situer le pouvoir si son assise historique s’ef‑
face, comment le définir, entre une configuration
d’abord juridiquement unioniste et le monde tel
qu’il est, ensemble de pays et d’accomplissements
différents de l’humanité. D’un côté, le tout sans
formes suffisamment significatives hors de l’écono‑
mie ; de l’autre, un ensemble régi par des chartes
successives, mais sans support spatial suffisant issu
de l’histoire. La question de l’identité s’en trouve
brouillée  : il est presque impossible de se défi‑
nir citoyen du monde, une expérience passée est
­d’ailleurs tombée dans l’oubli avec son initiateur ;
il devient plus difficile de se reporter à une identité
de naissance qui se dissout dans une appartenance
unioniste changeante de par la grande mobilité
des personnes. Il faut alors recourir à l’ancienne
mémoire collective, à l’identification par la rési‑
dence présente ou par les groupements d’affinités.
Les mouvements actuels de retour aux « pays »,
à la réduction des divisions administratives plus
abstraites, révèlent une demande semblable  : la
recherche d’univers concrets par les lieux et l’his‑
toire qui leur est attachée, celle de relais d’existence.
Pouvoir pouvoir : tel est le problème dominant.
Il implique la question du pouvoir-­dire des gou‑
vernants et des gouvernés dans un régime démo‑
cratique. La parole politique n’est plus celle de la
rhétorique républicaine, celle des discours directs
ayant une force émotionnelle, celle des orateurs

– 112 –
Pouvoir pouvoir

d’assemblée –  de Gambetta ou de Jaurès. Cette


parole politique s’est trouvée grandement concur‑
rencée par la presse politique jusqu’à récemment
–  désormais principalement ouverte aux grands
messages du pouvoir et aux réactions de l’opinion
publique  –, jusqu’au moment où la numérisation
s’est mise à délivrer l’information en concurrence
dominante avec l’imprimé. Les médias continuent
à informer et à déformer par calcul, la télévision
en dramatisant les images mises en scène, la radio
en fixant l’attention par la parole et l’accompagne‑
ment sonore. Ce sont des véhicules communs, ils
peuvent être mis en attente, voire arrêtés afin de
refuser le message politique charrié. Si bien que les
mesures d’audience composent une suite de petites
consultations indirectes, de sondages de l’opinion.
L’ambiguïté des paroles et des images transmises
n’est pas la seule cause des incidences qui affectent
le jugement politique. Les machines issues des nou‑
velles technologies de l’information et de la vitesse
numérique sont à double effet politique. Le pou‑
voir y recourt non pas seulement pour « surveil‑
ler et punir », mais surtout afin de conduire son
action, de s’informer, d’analyser, de décider. Les
« services », les conseillers, les consultants assurent
cet emploi avec l’appui opératoire des systèmes-­
machines. Ils produisent une information vali‑
dée par la procédure technique, ils influencent, ils
orientent, ils fondent les choix effectués. L’expert
se rend indispensable à tout pouvoir, la logique
experte supplante le plus souvent la logique

– 113 –
Recherche du politique perdu

purement politique et l’écoute directe des gouver‑


nés. Cependant, les mêmes dispositifs contribuent
à percer l’opacité entretenue par le pouvoir. Vient
alors la technicisation du journalisme d’investiga‑
tion  : ce que fait Mediapart dénonçant l’immora‑
lisme des puissants, rendant visibles certaines des
« choses cachées ».
Les gouvernés sont utilisateurs des machines
personnelles les plus populaires, moyens d’accéder
apparemment à une pratique démocratique plus
ouverte, participative, surtout plus largement infor‑
mée. Ce sont des machines avec de nombreuses
applications : machines de recherche par navigation
sur les réseaux, machines à saisie d’images pouvant
faire preuve, de réactions écrites immédiates expri‑
mées à propos des effets de l’événement, etc. Ce
sont des moyens de déceler ce qui est pris dans un
foisonnement d’informations, de trier et rebondir
en communiquant des réactions personnelles à une
audience ouverte. Ce sont des machines capables
d’intrusion, que la technologie électronique permet
de compléter par des dispositifs encore plus intru‑
sifs, notamment les capteurs de conversations loin‑
taines. Ce qui établit une banalisation partagée de
la surveillance, éventuellement contraire aux inter‑
dits de diffusion que le pouvoir voudrait maintenir.
Le citoyen n’est plus totalement démuni, il n’est
plus sans possibilité de répliquer face à un pouvoir
qui resterait fermé, sans contrôle démocratique
suffisant. La progression des techniques informa‑
tiques est en accélération croissante ; elle accroît

– 114 –
Pouvoir pouvoir

tout aussi rapidement une double capacité  : celle


d’une information alimentée par des sources tou‑
jours plus nombreuses, celle d’un accès toujours
plus ouvert aux intrusions. La technologie numé‑
rique, par la rapidité et la mobilité qui accom‑
pagnent son développement, construit le monde
qui devient ; cependant que la construction de
l’homme qui devient relève, elle, de savoirs biolo‑
giques et médicaux encore inédits, et non pas seu‑
lement des prothèses technologiques à venir. Dans
l’un et l’autre cas, le devenir proche s’effectue avec
une incertitude croissante, rapidement cumulative.
Il contrarie la prise voulue par le pouvoir poli‑
tique tant qu’est différée l’exploration politique du
­passage à la nouvelle ère.
Récapitulation

Le parcours accompli par ce politique en perte


de vitalité s’effectue entre deux moments histo‑
riques. Celui du désastre de l’été  1940 qui, dans
la défaite, détruit la République, sa tradition, sa
symbolique et son idéologie. Celui de la fin du
e
xx   siècle, du passage à une nouvelle ère et à la
mondialisation. D’un côté, le retrait de la tradi‑
tion républicaine maintenue par transmission ; de
l’autre, l’accélération de la Grande Transformation
techno-­économique qui déconstruit-­reconstruit autre‑
ment, qui favorise la suprématie de l’économie sur
le politique. L’expansion mondiale de la société
numérique accentue le différentiel de temporalité :
entre les activités accordées à la culture informa‑
tique, au temps immédiat, et les activités accordées
à un temps lent, qui est notamment celui de la déci‑
sion politique forte, où la précipitation aveuglée
s’associe peu à la recherche des résultats durables.
Ce décalage et la montée continue de l’incertitude
face aux mutations du monde, à son instabilité

– 117 –
Recherche du politique perdu

de plus en plus confuse, constitue un obstacle qui


s’oppose aux pratiques et interventions des pou‑
voirs. C’est le plus commun, ce n’est pas le seul
effet. Il faut donc rouvrir l’inventaire, en quelque
sorte proposer une récapitulation :
1. Le rappel : l’accélération des transformations
sociales contrarie, par changements cumulés et
compréhension imparfaite du devenir, la capacité
du pouvoir politique.
2. La mondialisation favorise un petit nombre
d’acteurs, elle a des effets actuels négatifs pour un très
grand nombre d’autres. Elle engendre la prévalence
de l’économie financière à haute mobilité, la subordi‑
nation du pouvoir politique. L’économie sacrificielle
de crise lui est principalement attribuée, elle devient
aussi l’excuse fréquente des défaillances politiques.
3. Le global, la planète, ne forme pas encore
le territoire politique de l’espèce humaine. Les
nations ont été, sont encore associées à un espace
de pouvoir et, par cette relation, à une histoire,
à une civilisation, à une définition identitaire. Le
global (le mondial) s’oppose ainsi au local (terri‑
toire politique, espace d’inscription du passé, lieu
des ancrages affectifs).
4. Les unions n’ont pas encore remplacé les
nations absorbées et diminuées. Notamment en
Europe où l’histoire de longue durée a fait et
défait la généalogie des régimes politiques. Le
dernier avatar en est l’Union européenne où les
nations entretiennent leurs rivalités économiques
dans l’effacement politique. Cette union ouverte,

– 118 –
Récapitulation

sans espace ni frontières fixés, additionne des pays


sous la suprématie de l’économique libéral, avec
des institutions hybrides associant une forme de
démocratie parlementaire à celle d’une puissante
technocratie.
5. La « force du pouvoir » est le pouvoir. De
force mystique (institution imaginaire du poli‑
tique) autrefois, elle est devenue puissance techno-­
économique aujourd’hui. Le souverain de la
tradition la porte en lui, l’incorpore et la préserve
par le sacré et des rites spécifiques. Dans la démo‑
cratie républicaine initiale, le pouvoir gouvernant
(relevant de la technologie politique) a été, à une
certaine époque, séparé du pouvoir symbolique
(issu de l’histoire et de la liturgie républicaine).
Le second donne force au premier, lui apportant
l’adhésion par la croyance. Dans le changement
­
vers un régime présidentiel, les deux pouvoirs se
lient, la présidence devient la source principale du
symbolisme politique.
6. Le pouvoir de l’immatériel, des machines à
applications informatiques en expansion accélérée,
fait accéder à l’ambiguïté de la transparence. Ces
machines sont des machines à intrusion, elles sont
retournables contre les pouvoirs dont elles révèlent
des secrets. D’une part, la société numérique avec
ses pièges, d’autre part, la société des médias où
la parole, l’image, la mise en récit se déforcent par
leur abondance permanente.
7. La crise de la démocratie est désormais visible.
C’est la crise d’un pouvoir à efficacité affaiblie.

– 119 –
Recherche du politique perdu

C’est aussi une crise de la représentation avec


déforcement des partis et de la pratique électorale.
C’est l’attente d’une pensée politique qui pourrait
dire la démocratie accordée au devenir dans l’ère
nouvelle.
8. La crise de la pensée politique s’aggrave d’une
crise morale au sein d’une démocratie amorale,
tolérante à l’égard de sa « part maudite ». Le seuil
de tolérance est dépassé depuis plusieurs années
avec la multiplication des cas d’immoralisme
financier et de corruption dans le champ du pou‑
voir, cependant que la démocratie de petite vertu
engendre une citoyenneté désabusée, la dégrada‑
tion du civisme et de la civilité. La démocratie,
civilisation morale autant que régime politique, est
exigeante ; elle se mérite.
9. La pensée démocratique se confronte à
l’extension d’un désir de démocratie –  encore
ambigu – issu des contestations et révoltes actuelles,
dispersées. Ce désir se forme dans l’action collective
de contestation, il devient plus confus après le suc‑
cès du mouvement. La démocratie ne s’exporte pas
(à partir des démocraties de génération antérieure),
elle ne s’importe pas non plus (modèle transmis
à la demande). Elle ne surgit pas immédiatement
d’une révolte, elle se construit et résulte d’une his‑
toire, d’une civilisation, non pas seulement d’un
rejet du pouvoir établi. La démocratie advenue est
alors une figure de la civilisation.
10. Le changement d’ère, passage effectué à
la fin du siècle dernier, marqué notamment par

– 120 –
Récapitulation

l’accélération de la numérisation du réel, déconstruit


des relations au monde efficaces dans le proche
passé. L’« exploration » du monde qui devient est
la condition d’accès aux pensées autres, aux socié‑
tés qui se construisent alors et au pouvoir qui s’y
accorde.
La République initiale, revenue, était chargée
de croyance ; apparaissait alors une façon de reli‑
giosité républicaine. La République en difficulté
d’être porte en elle une incroyance opportuniste,
ou des perversions de la croyance dont usent les
mouvements populistes. Soit un désordre dont on
s’accommode au mieux, soit le retour à un ordre
disciplinaire qui illusionne ; dans les deux cas, c’est
une régression vers le mauvais passé.
Il faut admettre que la révolution soit d’abord et
avant tout la volonté de maîtriser le présent chan‑
gement d’ère, de le connaître dans son mouvement,
de l’humaniser par la contribution de cultures dif‑
férentes. La volonté de maîtriser commande de
vouloir neuf pour pouvoir mieux, c’est-à-dire ne
plus consentir à la déréliction, au découragement,
au laisser-­aller. Le techno-­économisme accélère sa
conquête du monde, il faut lui opposer une autre
conquête : bâtir la cité humanisée qui sait et peut
gouverner le mouvement actuel.
Un sursaut collectif peut expulser la passivité
commune et permettre d’oser construire une autre
société. Le rassemblement issu des tragédies de
janvier 2015 à Paris a été, par le nombre des parti‑
cipants et leur diversité, un révélateur. Tout ose se

– 121 –
Recherche du politique perdu

dire, se manifester en réaction aux deux drames qui


ont stupéfié la collectivité nationale  : le passé his‑
torique revient en surface, l’émotionnel et le sym‑
bolique donnent forme à l’expression immédiate.
Celle-ci dit ce qui n’est plus accepté, ce qui est alors
voulu : un être-ensemble assumé, ranimant l’espace
d’un moment la nation ; une solidarité fondée sur
la tolérance, le respect des différences, l’ouverture
aux autres civilisations ; une démocratie républi‑
caine efficace et capable d’accueil. Sur l’instant,
c’est l’oubli d’un monde qui séduit et illusionne,
c’est la demande d’un monde solidaire, non défait
et livré par là aux calculateurs cupides. C’est l’exi‑
gence d’une fabrique sociale sachant construire un
avenir.
Pour s’accorder à ce siècle, il faut l’« explorer »
afin de connaître ce qui préfigure des changements
rapides de manières d’être ensemble. La répétition
des formules du passé, des savoir-­faire d’hier, ne
suffit plus. Pour accéder à une démocratie partagée,
il est surtout nécessaire de l’ouvrir aux différences
afin de la fermer à la dynamique des dominations
exclusives, puis funestes.
Table

La disparition 7
Figures et formes du politique 13
Pouvoir du symbolique, pouvoir gouvernant 19
La transmission 29
La mutation 59
La crise démocratique 75
Pouvoir pouvoir 99
Récapitulation 117
Du même auteur

L’Anthropologie appliquée aux problèmes des pays sous-­développés,


Paris, Cours de droit, 1955, épuisé.
Sociologie actuelle de l’Afrique noire, Paris, PUF, 1955 ; 4e  éd.,
coll. « Quadrige », 1982. Traductions anglaise, américaine, ita‑
lienne, allemande.
Sociologie des Brazzavilles noires, Paris, Armand Colin, 1955 ;
nouv. éd. augmentée, Presses de la Fondation nationale des
sciences politiques, 1985.
Afrique ambiguë, Paris, Plon, 1957 ; dern. éd. 1983 ; et Presse
Pocket, dern. éd., 2008. Traductions anglaise, américaine, alle‑
mande, japonaise, italienne, espagnole, portugaise.
Les Pays sous-­développés : aspects et perspectives, Paris, Cours de
droit, 1959, épuisé.
Les Pays en voie de développement ; analyse sociologique et poli-
tique, Paris, Cours de droit, 1961, épuisé.
La Vie quotidienne au Royaume de Kongo du xvie au xviiie  siècle,
Paris, Hachette, 1967 ; nouv. éd., 1992, Pluriel, 2009. Traductions
anglaise, américaine, italienne, polonaise.
Anthropologie politique, Paris, PUF, 1967 ; 6e éd., coll. « Quadrige »,
2013. Traductions anglaise, américaine, espagnole, portugaise,
italienne, allemande, suédoise, grecque, japonaise, arabe, per‑
sane, serbe, croate, roumaine, coréenne, albanaise, tchèque, bul‑
gare, russe, ukrainienne, espagnole (Argentine), turque.
Sens et puissance, les dynamiques sociales, Paris, PUF, 1971 ;
4e  éd., coll. « Quadrige », 2004. Traductions anglaise, italienne,
espagnole, portugaise, japonaise.
Georges Gurvitch. Sa vie, son œuvre, Paris, PUF, coll. « Philosophes »,
1972. Traduction anglaise.
Anthropo-­logiques, Paris, PUF, 1974 ; nouv. éd. augmentée, Livre
de Poche, coll. « Biblio-­Essais », 1985. Traductions italienne,
brésilienne, portugaise.
Histoire d’Autres, Paris, Stock, 1977.
Le Pouvoir sur scènes, Paris, Balland, 1980 et 1992 ; nouv. éd. aug‑
mentée, Fayard, 2006. Traductions brésilienne, espagnole, rou‑
maine, portugaise, japonaise.
Le Détour : pouvoir et modernité, Paris, Fayard, 1985 ; nouv. éd.,
1997. Traductions espagnole, portugaise, brésilienne.
Le Désordre : éloge du mouvement, Paris, Fayard, 1988. Traductions
espagnole, italienne, portugaise, brésilienne.
Les Nouveaux Enjeux de l’anthropologie. Autour de Georges
Balandier, Décade de Cerisy, G.  Gosselin (dir.), Paris,
L’Harmattan, 1988.
Le Dédale  : pour en finir avec le xxe  siècle, Paris, Fayard, 1994.
Traductions italienne, brésilienne, portugaise.
Conjugaisons, Paris, Fayard, 1997.
Le Grand Système, Paris, Fayard, 2001.
Civilisés, dit-­on, Paris, PUF, 2003. Traduction arabe.
Civilisations et puissance, La Tour d’Aigues, Éd. de l’Aube, 2004.
Le Grand Dérangement, Paris, PUF, 2005. Traduction turque.
Fenêtres sur un nouvel âge, Paris, Fayard, 2008.
Le Dépaysement contemporain, Paris, PUF, 2009, traductions
espagnole (Argentine), brésilienne.
Carnaval des apparences, Paris, Fayard, 2012.
Du social par temps incertain, Paris, PUF, 2013.

Fiction
Tous comptes faits, roman, Paris, Éd. du Pavois, coll. « Le chemin
de la vie », 1947.

Multimédia
Une anthropologie des moments critiques, vidéo et texte, Paris, AR.
EHESS, 1996.
Civilisations et puissance : changement d’époque ?, DVD, Rencontres
du Nouveau Siècle, Lille, 2008.

Critique
Avec Leonardo Cremonini en connivence, présentation de Cremonini,
Milan, Electra, 2000.
Ouvrages dirigés
Le Tiers-­Monde, sous-­ développement et développement, Paris,
INED-­PUF, 1957 ; 2e éd., 1961.
Dictionnaire des civilisations africaines, Paris, Fernand Hazan,
1968. Traduction américaine.
Perspectives de la sociologie contemporaine, Paris, PUF, 1968.
Sociologie des mutations, Paris, Anthropos, 1970 ; 2e éd., 1972.
Cahiers internationaux de sociologie, revue semestrielle, Paris,
PUF, de 1965 à 2012.
Composition et mise en pages
Nord Compo à Villeneuve-d’Ascq

Pour l’éditeur, le principe est d’utiliser des papiers composés de fibres naturelles,
renouvelables, recyclables et fabriquées à partir de bois issu de forêts qui adoptent
un système d’aménagement durable.
En outre, l’éditeur attend de ses fournisseurs de papier qu’ils s’inscrivent dans
une démarche de certification environnementale reconnue.

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