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Nommer Dieu
Paul Ricœur
Ricœur Paul. Nommer Dieu. In: Études théologiques et religieuses, 52e année, n°4, 1977. Supplément rapport annuel
IPT. pp. 489-508;
doi : https://doi.org/10.3406/ether.1977.2419;
https://www.persee.fr/doc/ether_0014-2239_1977_num_52_4_2419;
I. Présupposition.
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II. Texte.
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III. Poétique.
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Mais mon propos n’est pas de creuser le sillon narratif. Il est plutôt
d’insister sur la variété des manières de nommer Dieu que l’auditeur de
la parole découvre dans les textes de sa prédilection.
C’est d’abord l’opposition bien connue entre narration et prophétie qui
le sollicite. Dans la narration personne ne semblait parler, comme si les
événements se racontaient eux-mêmes : Dieu était alors nommé en troi¬
sième personne dans l’horizon de l’événement raconté. Dans la prophétie,
la voix prophétique s’annonce elle-même, dans la conscience d’être convo¬
quée et envoyée ( La parole de l’Etemel me fut adressée en ces termes :
Va crier ceci aux oreilles de Jérusalem... »). Dieu est maintenant signifié
comme voix de l’Autre à l’arrière de la voix prophétique . Autrement
dit, Dieu est nommé en double première personne, comme parole d’un
autre dans ma parole. On comprend comment, par oubli du genre narra¬
tif et des autres genres où Dieu est aussi nommé, une certaine hypostase
du genre prophétique ait conduit à identifier révélation et inspiration et
à « subjectiver » entièrement la nomination de Dieu. Dieu, nommé comme
voix derrière la voix, devient le sujet absolu du discours. On brise alors la
dialectique essentielle du narratif et du prophétique. On la brise d’abord
au niveau même des personnes grammaticales, le « Je » prophétique étant
toujours équilibré par le « Il » narratif. Mais on la brise encore plus au
niveau des événements eux-mêmes. Car la prophétie n’est pas seulement
sa propre voix, mais visée d’événement comme la narration. Sans enfer¬
mer la prophétie dans la prédiction du futur, la prophétie se porte en avant
vers « le jour de Yahwéh » dont le prophète dit qu’il ne sera pas de joie
mais de terreur. La collision entre l’imminence de la menace et la remémo¬
ration des événements fondateurs introduit une faille dans le sens même
de l’histoire racontée. La tension entre narration et prophétie s’exprime
ainsi dans une dialectique de l’événement et engendre une intelligence
paradoxale de l’histoire, comme simultanément fondée dans la remémo¬
ration et menacée par la prophétie. C’est ainsi que même dans le genre
prophétique Dieu est nommé dans et par l’événement et non pas seule¬
ment comme voix derrière la voix.
Ce sont tous les autres genres de discours dans lesquels la foi bibli¬
que a trouvé son expression qu’il faudrait convoquer, non seulement
dans une énumération qui les laisserait juxtaposés, mais dans une dialec¬
tique vivante qui en montrerait les interférences. Ainsi le discours pres¬
criptif de la Torah, séparé du discours narratif et du discours prophétique,
tend à se rétrécir aux dimensions d’un impératif que Kant tiendrait à la
fois pour hétéronome, en raison de l’origine du commandement, et pour
conditionnel, en raison de sa liaison avec promesses et menaces. Dieu
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est alors nommé comme auteur de la loi. Prise en elle-même, cette nomi¬
nation n’est pas fausse : il appartient au sens de cette nomination que je
me perçoive moi-même comme désigné en seconde personne par Dieu :
« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ta force et
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V. Expressions-limites.
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Si on dit que le Dieu que nous devons renoncer à connaître s’est fait
reconnaître en Jésus-Christ, ce propos même n’a de sens que si, en con¬
fessant l’initiative de parole de Jésus, nous nommons en même temps le
Dieu de Jésus. L’être humain de Jésus n’est pas pensable comme diffé¬
rent de son union à Dieu. Jésus de Nazareth ne se comprend pas sans
Dieu, sans son Dieu, qui est aussi celui de Moïse et des prophètes.
On ne peut peut-être plus écrire une christologie à partir d’en haut,
c’est-à-dire à partir de la spéculation trinitaire, par rapport à laquelle l’é¬
vénement de Jésus serait contingent. Mais on ne peut pas non plus écri
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Or, dans une herméneutique qui met exclusivement l’accent sur les ex¬
pressions-limites, la compréhension de soi qui répond à la requête du
texte prendra elle aussi un caractère extrême, celui que Kierkegaard par
exemple a poussé à bout. La force logique et pratique des expressions-li¬
mites de l’Ecriture sera, non de recommander quelque type de conduite
que ce soit, mais d’exercer au cœur de l’expérience ordinaire, tant éthique
que politique, une suspension générale, au bénéfice de ce que l’on pour¬
rait appeler, par symétrie, les expériences-limites de la vie. Certes, la con¬
sonance entre ces expériences-limites et les expressions-limites ne se tra¬
duit pas forcément ni uniquement dans des expériences de catastrophe —
les situations-limites de Karl Jaspers (la faute, l’échec, la mort, la lutte).
Les expériences-limites peuvent être aussi des expériences culminantes de
créativité et de joie. Mais elles ont toutes en commun de comporter un
dépassement de l’éthique et du politique aux dépens du rôle positif, quoi¬
que toujours précaire et provisoire, des « modèles » analogiques.
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Paris.
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