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Études théologiques et religieuses

Nommer Dieu
Paul Ricœur

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Ricœur Paul. Nommer Dieu. In: Études théologiques et religieuses, 52e année, n°4, 1977. Supplément rapport annuel
IPT. pp. 489-508;

doi : https://doi.org/10.3406/ether.1977.2419;

https://www.persee.fr/doc/ether_0014-2239_1977_num_52_4_2419;

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NOMMER DIEU

Peu d’auteurs ont le don et le talent d’écrire un : Ce que je crois.


Mais plus d’un auditeur de la prédication chrétienne peut se tenir prêt à
rendre compte de la manière dont il comprend ce qu’il a écouté et entendu.
Je suis un de ces auditeurs.

I. Présupposition.

S’avouer auditeur, c’est, d’entrée de jeu, rompre avec le projet cher


à tel philosophe peut-être à tout philosophe — de commencer le discours
sans présuppositions. (Il faudrait dire simplement : avec le projet de com¬
mencer. Car c’est tout un de penser sans présupposition et de commencer
la pensée.) Or, c’est sous une certaine présupposition que je me tiens dans
la position d’auditeur de la prédication chrétienne. Je suppose que cette
parole est sensée, qu’elle vaut d’être sondée et que son examen peut ac¬
compagner et conduire le transfert du texte à la vie où elle se vérifiera
globalement.
— De cette présupposition elle-même, puis-je aussi rendre compte ?
— Hélas ! je trébuche déjà. Je ne sais comment démêler ce qui est ici
situation incontournable, coutume non critiquée, préférence délibérée,
profond choix non choisi... Je l’avoue, mon désir d’entendre encore est
tout cela que vous dites et défie toutes ces distinctions.
— Mais si ce que je présuppose précède tout ce que je peux choisir
de penser, comment éviterai-je le cercle fameux du croire pour compren¬
dre et du comprendre pour croire ? — Je ne chercherai pas à l’éviter. Je
me maintiendrai hardiment dans le cercle, avec l’espoir que, par le trans¬
fert du texte à la vie, ce que j’aurai risqué me sera rendu au centuple sous
les espèces d’un surcroît d’intelligence, de vaillance et de joie.
— Mais tolérerai-je que la pensée, qui vise à ce qui est universel et
nécessaire, se fie de façon contingente à des événements singuliers et aux

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textes particuliers qui y rapportent ? — Oui, j’assumerai cette contin¬


gence scandaleuse pour la pensée, comme un trait de la présupposition
qui s’attache à l’écoute. Car j’ai l’espoir que, une fois entré dans le mou¬
vement de l’intelligence de la foi, je découvrirai la raison même de cette
contingence, s’il est vrai que le surcroît d’intelligence que j’en attends
est indissolublement lié aux témoignages, chaque fois contingents, ren¬
dus par certains actes, par certaines vies, par certains êtres, à la vérité.

II. Texte.

Nommer Dieu n’arrive que dans le milieu d’une présupposition — in¬


capable de se rendre transparente à elle-même, — soupçonnée de cercle
vicieux, — rongée de contingence. La présupposition est celle-ci : Nom
mer-Dieu est ce qui a déjà eu lieu dans les textes que la présupposition de
mon écoute a préférés.

— Mettrais-je donc les textes au-dessus de la vie ? L’expérience


1)
religieuse n’est-elle pas première ? — La présupposition n’est point qu’il
n’y ait rien qui puisse être tenu pour « expérience » religieuse : sentiment
de « dépendance absolue », en réponse à un vouloir qui me précède, —
« Souci ultime » à l’horizon de toutes mes décisions, — « Confiance incon¬
ditionnée », qui espère en dépit de... tout. Ce sont là quelques-uns des sy¬
nonymes de ce qui a été nommé foi, ceux du moins qui me sont les plus
familiers et les plus proches. Ainsi la foi est certainement un acte qui ne se
laisse réduire à aucune parole, à aucune écriture. Cet acte représente la li¬
mite de toute herméneutique, parce qu’il est l’origine de toute interpréta¬
tion.

Mais la présupposition d’écoute de la prédication chrétienne n’est pas


que tout est langage, mais que c’est toujours dans un langage que s’articule
l’expérience religieuse, qu’on l’entende dans un sens cognitif, pratique ou
émotionnel. Plus précisément, ce qui est présupposé, c’est que la foi, en
tant qu’expérience vécue, est instruite — au sens de formée, éclairée, édu¬
quée — dans le réseau des textes que la prédication reconduit chaque
fois à la parole vive. Cette présupposition de la textualité de la foi dis¬
tingue la foi biblique (bible voulant dire livre) de toute autre. En un
sens donc les textes précèdent la vie. Je puis nommer Dieu dans ma foi,
parce que les textes qui m’ont été prêchés l’ont déjà nommé.
— Mais si je ne mets pas les textes au-dessus de la vie, ne donnerai-je
pas néanmoins à l’écriture un privilège qui ne revient qu’à la parole ?
N’appelons-nous pas ces textes Parole de Dieu ? Et la prédication n’est
elle pas un événement de parole ? — S’il y a une abstraction et une hy
postase du texte que je combattrai plus tard, l’abstraction opposée, celle

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du dialogue, de la rencontre entre je et tu, appelle des réserves sembla¬


bles. Cette apologie exclusive du dialogue tend à faire entièrement perdre
de vue le caractère unique de l’instruction par les textes. L’examen des
textes eux-mêmes révélera plus loin ce qu’a d’étroit et d’exclusif l’interpré¬
tation purement dialogale du rapport entre Dieu et l’homme. Je me
borne ici à mettre en question le schéma dialogal au simple plan de la
communication du discours, c’est-à-dire à celui de l’adresse du texte et
de sa réception au sein d’une communauté d’interprétation.
On dit volontiers, se souvenant de la critique adressée par Platon à
l’écriture en général dans le Phèdre, que quand la parole vive est livrée
aux « marques extérieures » que sont les lettres, les signes écrits, la com¬
munication est irrémédiablement amputée : quelque chose serait perdu qui
tient à la voix, au visage, à la communauté de situation des interlocuteurs
dans le face à face. Ce n’est pas faux. Cela est même si vrai que la recon¬
version de l’écriture en parole vise à recréer un rapport non pas identique,
mais analogue au rapport dialogal de communication. Mais elle le recrée
précisément au delà de l’étape scripturaire de la communication et avec
des caractères propres qui tiennent à cette position post-textuelle de la pré¬
dication. Ce que l’apologie unilatérale du dialogue méconnaît, c’est l’extra¬
ordinaire promotion que le discours connaît en passant de la parole à l’é¬
criture. En s’affranchissant de la présence corporelle du lecteur, le texte
s’affranchit de son auteur, c’est-à-dire tout à la fois de l’intention que le
texte est sensé exprimer, de la psychologie de l’homme derrière l’œuvre, de
la compréhension que cet homme a de lui-même et de sa situation, de son
rapport d’auteur à son premier public, destinataire originaire du texte.
Cette triple indépendance du texte à l’égard de l’auteur, de son contexte
et de son destinataire premier explique que les textes sont ouverts à d’in¬
nombrables recontextualisations par l’écoute et la lecture, en réplique à
la décontextualisation contenue en puissance dans l’acte même d’écrire ou
plus exactement de publier.

2) Mais si je fais du croyant un scribe, ne tarderai-je pas à en faire un


critique littéraire ? Mes textes se refermeront alors sur eux-mêmes, pris
dans la clôture de leur propre textualité. Tout au plus ouvriront-ils sur
d’autres textes, ceux qu’ils citent ou qu’ils transforment. Mais le jeu de
l’intertextualité n’en sera que plus séparé et plus clos du côté de ce que
j’appelle la vie. — Ce que j’appelle approche herméneutique (ou tout sim¬
plement théorie de l’interprétation) est très exactement le refus de cette
hypostase « littéraire » du texte, simplement substituée à celle de la pa¬
role dialogale. Contre cette hypostase je voudrais développer deux argu¬
ments.

Un texte, c’est premièrement un anneau dans une chaîne communica¬


tive : d’abord une expérience de vie est portée au langage, devient dis
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cours ;puis le discours se différencie en parole et en écriture, avec les


privilèges et les avantages qu’on vient de dire ; l’écriture à son tour est
restituée à la parole vive par le moyen des divers actes du discours qui
réactualisent le texte. La lecture et la prédication sont de telles actuali¬
sations en parole de l’écriture. Un texte est, à cet égard, comme une par¬
tition musicale qui demande à être exécutée (quelques critiques, réagis¬
sant contre les excès du texte en soi, vont même jusqu’à dire que c’est
le « lecteur dans le texte » qui achève le sens, par exemple en comblant
ses lacunes, en tranchant ses ambiguïtés, voire en redressant son ordre
narratif ou argumentatif).
Arraché au devenir écriture de la parole et au devenir parole de l’écri¬
ture, le texte n’est plus qu’un artéfact de la méthode critique. Cet arté
fact peut à son tour être mis en série avec d’autres artéfacts, comme on
range un livre à côté d’un autre dans une bibliothèque. L’intertextualité est
au sens propre du mot une telle bibliothèque. D’autres opérations de ca¬
ractère moins classificatoire et plus génétique peuvent être appliquées à
cette mise en série. La vieille Quellenforschung pratiquait déjà ce jeu de
renvoi de texte à texte dans une filiation génétique. La citation de code
qui remplace aujourd’hui l’emprunt de message dans la théorie de l’inter¬
textualité appartient fondamentalement à la même famille de procédure :
abstraire un texte de la chaîne communicative, le rapprocher d’un autre
texte également abstrait et faire un tout de ces textes dans des séries struc¬
turales ou génétiques. L’illusion est la même : celle de croire que l’on a
mieux compris un texte quand on connaît un autre texte d’où il procède
par emprunt ou par citation.
Mais il ne suffit pas de replacer un texte dans la chaîne communica¬
tive pour ruiner l’hypostase du texte en soi. Il faut l’attaquer dans son
hypothèse la plus centrale, à savoir que l’écriture opère dans le discours
une mutation fondamentale concernant le rapport entre le sens et la réfé¬
rence. Cette mutation consisterait dans l’abolition de la question de la
référence au seul bénéfice du sens. Par référence il faut entendre le carac¬
tère du discours de se rapporter à une réalité extra-linguistique, d’être au
sujet de quelque chose qui n’est pas discours, ce que j’appelais plus
haut l’expérience de vie qui est portée au langage, avant toute bifurca¬
tion dans le discours entre parole et écriture. Par sens il faut entendre,
dans la perspective de la référence abolie, un réseau de relations pure¬
ment internes au texte, qu’il s’agisse du rapport hiérarchique par lequel
des unités de rang inférieur sont intégrées à des unités de rang supérieur,
ou du rapport entre le message de surface et les codes sousjacents, ou
de la combinaison entre codes divers à l’intérieur du même texte, ou
encore de la citation de quelques codes extérieurs au texte considéré dans
le rapport d’inter-textualité évoqué plus haut.

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La thèse herméneutique, diamétralement opposée à la thèse structu¬


raliste — non à la méthode et aux recherches structurales — , est que la
différence entre la parole et l’écriture ne saurait abolir la fonction fonda¬
mentale du discours (lequel englobe ces deux variantes : orale et écrite).
Le discours consiste en ceci que quelqu’un dit quelque chose à quelqu’un
sur quelque chose. Sur quelque chose : voilà l’inaliénable fonction réfé¬
rentielle du discours. L’écriture ne l’abolit pas, mais la transforme. Dans
le discours oral, des interlocuteurs face à face peuvent à titre ultime référer
ce dont ils parlent ensemble au monde environnant qui leur est commun.
Seule l’écriture peut, en s’adressant à quiconque sait lire, se référer à un
monde qui n’est pas là entre les interlocuteurs, à un monde qui est le
monde du texte et qui pourtant n’est pas dans le texte. Je l’appelle, avec
Gadamer, o la chose du texte ». La chose du texte voilà l’objet de l’hermé¬
neutique. Elle n’est ni derrière le texte comme l’auteur présumé, ni dans
le texte comme sa structure, mais déployée devant lui.
Il n’en va pas autrement des textes bibliques. Dieu que nomment les
textes que mon désir d’écouter tient ouverts, est, d’une façon qui reste
à dire, le référent ultime de ces textes. Il est en quelque manière impli¬
qué par la « chose » de ces textes, par le monde — le monde biblique ! —
que ces textes déploient.
En orientant ainsi vers la « chose » du texte l’axe herméneutique de
ma méditation, je reconnais la vanité d’une enquête orientée vers l’au¬
teur des textes et qui Chercherait à identifier Dieu comme la voix derriè¬
re la voix narrative ou prophétique. Je sais bien qu’une longue tradition
a identifiée la révélation à l’inspiration au sens d’une insufflation de sens
qui ferait de Dieu une sorte d’archi-auteur des textes où la foi s’instruit.
Si le mot révélation veut dire quelque chose, son sens est à chercher du
côté de la « chose » que disent les textes, comme un certain trait du mon¬
de biblique.

III. Poétique.

— Que répondre à l’objection suivante ? Cette défense de la dimen¬


sion référentielle du texte ne vaut que pour les discours de caractère des¬
criptif : discours ordinaire sur les choses de la vie ; discours scientifique
sur les entités physiques du monde, discours historique sur les événe¬
ments qui ont réellement eu lieu, discours sociologique sur les instances
effectives des sociétés réelles. La théorie référentielle du discours s’arrê¬
te au seuil du discours poétique. Là le langage se célèbre lui-même. Ou
s’il paraît se référer à quelque chose, c’est dans la mesure où il exprime
des émotions qui sont toutes subjectives et n’ajoutent rien à la description
du monde. Or nommer Dieu est au mieux une activité poétique, sans

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incidence sur la description, c’est-à-dire sur la connaissance vraie du


monde.

— J’assume provisoirement l’assimilation des textes bibliques à des


textes poétiques. Je dirai plus loin de quelle manière cependant unique, et
en ce sens excentrique, la Bible est un poème. J’assume cette assimila¬
tion, parce que je récuse la théorie qui réduit la fonction référentielle au
discours descriptif pour n’accorder qu’une fonction émotionnelle au dis¬
cours poétique. (Je fais remarquer en passant que la réduction structura¬
liste de la référence des textes littéraires à leur sens immanent s’appuie
largement sur une théorie où le discours poétique a déjà été dépouillé de
sa fonction référentielle par le biais de l’opposition entre discours descrip¬
tif et non descriptif. Pour l’essentiel en elfet, la « littérature » se déploie
dans les zones non-descriptives du discours, que la littérature prenne
la forme de la narration fictive, du lyrisme ou de l’essai. Il importe donc
de réfuter directement cette théorie du discours poétique, indépendam¬
ment de son lien avec le structuralisme littéraire, sous la forme qu’elle
revêt par exemple dans le positivisme logique anglo-saxon.)
l’on a pu tenir la fonction poétique du discours pour exclusive de
Si
sa fonction référentielle, c’est parce que, dans un premier temps, le poè¬
me (encore une fois en un sens très large qui inclut la fiction narrative, le
lyrisme et l’essai) suspend une fonction de référence de premier rang, qu’il
s’agisse de la référence directe aux objets familiers de la perception ou de
référence indirecte aux entités physiques que la science reconstruit sous
les premiers. En ce sens il est bien vrai que la poésie, c’est la suspension
de la fonction descriptive. Elle n’augmente pas la connaissance des ob¬
jets. Mais cette suspension n’est que la condition toute négative pour que
soit libérée une fonction référentielle plus originaire, qui ne peut être dite
de second rang que parce que le discours à fonction descriptive a usurpé
le premier rang dans la vie quotidienne, relayé à cet égard par la science.
Le discours poétique aussi est au sujet du monde, mais non des objets
manipulables de notre environnement quotidien. Il se réfère à nos ma¬
nières multiples d’appartenir au monde avant que nous nous opposions
les choses au titre d’ objets » faisant face à un « sujet ». Si nous sommes
devenus aveugles à ces modalités d 'enracinement et $ appartenance qui
précèdent la relation d’un sujet à des objets, c’est parce que nous avons
ratifié de manière non critique un certain concept de vérité, défini par l’a¬
déquation à un réel d’objets et soumis au critère de la vérification et de la
falsification empiriques. Le discours poétique met précisément en ques¬
tion ces concepts non critiqués d’adéquation et de vérification. Ce faisant,
il met en question la réduction de la fonction référentielle au discours des¬
criptif et ouvre le champ d’une référence non descriptive au monde.
C’est cette référence non descriptive au monde qui est maladroitement

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maquillée sous les traits de la fonction émotionnelle du langage poétique.


Comme si les émotions étaient simplement « subjectives « ! Ce que nous
appelons ainsi émotions, dans le sillage du langage poétique, ce sont pré¬
cisément des modalités de notre rapport au monde qui ne s’épuisent pas
dans des descriptions d’objets. Déjà les émotions de base comme la peur,
la colère, la joie, la tristesse expriment des manières d’apparaître des
choses autant que des manières de nous comporter par rapport à celles-ci.
A combien plus forte raison les sentiments, humeurs, « moods », « Stim
mungen », exprimés, formés, instruits par le langage poétique, nous jet¬
tent-ils au milieu des choses.

Je n’hésite pas à dire, dans la foulée de cette réfutation du positivis¬


me en poétique, que cette fonction référentielle du discours poétique ré¬
cèle à mes yeux une dimension de révélation en un sens non religieux, non
théiste, non biblique du mot, mais en un sens capable de fournir une pre¬
mière approximation de ce que peut signifier la révélation au sens biblique.
Révéler, c’est découvrir ce qui jusqu’alors demeurait caché. Or les
objets de notre manipulation dissimulent le monde de notre enracinement
originaire. C’est en dépit de la fermeture de l’expérience ordinaire, et à
travers la ruine des objets intra-mondains de la réalité quotidienne et
de la science, que les modalités de notre appartenance au monde se
frayent la voie. Révélation, en ce sens, désigne l’émergence d’un autre
concept de vérité que la vérité adéquation, réglée par les critères de vérifi¬
cation et de falsification : un concept de vérité-manifestation, au sens de
laisser être ce qui se montre. Ce qui se montre, c’est chaque fois la pro¬
position d’un monde, d’un monde tel que je puisse y projeter mes possi¬
bles les plus propres.
Ainsi nommer Dieu, avant d’être un acte dont je suis capable, est ce
que font les textes de ma prédilection quand ils échappent à leurs auteurs,
à leur milieu de rédaction et à leur destinataire premier, — quand ils dé¬
ploient leur monde, — quand ils manifestent poétiquement et ainsi révè¬
lent un monde que nous pourrions habiter.

IV. Polyphonie biblique.

C’est la nomination de Dieu par les textes bibliques qui spécifie le


religieux à l’intérieur du poétique.

Une remarque préalable : le mot même Dieu appartient à titre pri¬


1)
mordial à un niveau de discours que j’appelle originaire par rapport à des
énoncés de type spéculatif, philosophique ou théologique, tels que : Dieu
existe, — Dieu est immuable, tout puissant, — Dieu est la cause pre¬
mière, etc. Je mets les énoncés théologiques du même côté spéculatif que

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les énoncés philosophiques, dans la mesure où le discours de la théologie


ne se constitue pas sans le recours à des concepts empruntés à une philo¬
sophie spéculative, qu’elle soit platonicienne, aristotélicienne, cartésienne,
kantienne, hegelienne, etc. Ecouter la prédication chrétienne pour le phi¬
losophe, c’est d’abord se dépouiller de tout savoir onto-théologique. Même
et surtout quand le mot Dieu y figure. L’amalgame entre Etre et Dieu est
à cet égard la séduction la plus subtile.
Ce dépouillement du savoir sur Dieu, la philosophie moderne l’accom¬
plit d’une certaine façon avec ses propres ressources. Je pense principale¬
ment à Kant et à sa conception d’ensemble de la philosophie comme sa¬
voir des limites. L’index de ce dépouillement est ici l’idée d’une « illu¬
sion transcendantale » que la raison produit nécessairement lorsqu’elle
entreprend de forger une connaissance de Dieu par « objets ». Les para¬
logismes, les antinomies, deviennent ainsi pour la raison critique les ins¬
truments de l’ascèse par laquelle elle se reconduit elle-même à l’intérieur
des bornes où son savoir est valide.

Mais ce dépouillement du savoir sur Dieu par les seules ressources de


la philosophie critique n’a aucune valeur apologétique, même sous sa
forme négative. Car si une première hybris est terrassée, celle du savoir
métaphysique, une seconde hybris la remplace, celle d’un savoir qui n’est
plus métaphysique mais transcendantal. Ce savoir place le a je pense » au
principe de tout ce qui est valide. Ce savoir se tient non plus du côté des
objets à connaître, mais des conditions de possibilité du connaître, donc du
côté du sujet. L’idée d’un sujet qui se pose lui-même devient ainsi le fon¬
dement non fondé, ou mieux le fondement qui se fonde lui-même, par
rapport à quoi toute règle de validité est dérivée. Ainsi le sujet devient-il
la « présupposition » suprême.
Or c’est dans l’ordre des présuppositions que se tient aussi l’écoute
de la prédication chrétienne. Mais selon un sens où la présupposition
n’est plus auto-fondation, commencement de soi et par soi, mais assomp
tion d’un sens antécédant qui m’a dès toujours précédé. Ecouter exclut
se fonder. Le mouvement vers l’écoute requiert donc un second dépouille¬
ment, l’abandon d’une prétention plus subtile et plus tenace que celle du
savoir onto-théologique. Il requiert le dessaisissement du soi humain, dans
sa volonté de maîtrise, de suffisance et d’autonomie. A ce dessaisisse¬
ment s’applique le mot de l’Evangile : « Qui voudra sauver sa vie, la per¬
dra ».

Ce double renoncement à l’ objet » absolu et au « sujet » absolu, est


le prix à payer pour entrer dans une modalité de langage radicalement
non spéculative et pré-philosophique. C’est la tâche d’une herméneuti¬
que philosophique de reconduire du double absolu de la spéculation
onto-théologique et de la réflexion transcendantale vers les modalités

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les plus originaires du langage par lesquelles les membres de la com¬


munauté de foi ont interprété leur expérience pour eux-mêmes et pour
les autres. C’est là que Dieu a été nommé.

2) Deuxième remarque. La nomination de Dieu, dans les expressions


originaires de la foi, n’est pas simple mais multiple. Ou plutôt elle n’est
pas monocorde, mais polyphonique. Les expressions originaires de la foi
sont des formes complexes de discours aussi diverses que narrations, pro¬
phéties, législations, proverbes, prières, hymnes, formules liturgiques,
écrits sapientiaux. C’est toutes ensemble que ces formes de discours nom¬
ment Dieu. Mais elles le nomment diversement.

D est remarquable en effet que chacune des formes de discours qui


viennent d’être évoquées enveloppe un style particulier de confession de
foi, où Dieu est nommé de façon originale. Dès lors on manquerait ce
que la foi biblique a de spécifique, si l’on tenait les catégories telles que
récit, oracle, commandement, etc pour des artifices rhétoriques étran¬
gers au contenu transmis. L’admirable c’est au contraire que structure et
kérygme sont appropriés l’un à l’autre en chaque forme de récit. C’est
dans cette appropriation mutuelle de la forme et de la confession de foi
que se diversifie la nomination de Dieu.
Nous avons été rendus attentifs par toute l’exégèse contemporaine au
primat de la structure narrative dans les écrits bibliques. La théologie
de l’Ancien Testament s’établit d’abord comme « théologie des tradi¬
tions », autour de quelques événements-noyaux, la vocation d’ Abraham,
l’exode, l’onction de David, etc. La nomination de Dieu est ainsi d’abord
une nomination narrative. La théologie des traditions nomme Dieu en
concordance avec un drame historique qui se raconte comme un récit
de libération. Dieu est le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Il est
ainsi l’Actant de la grande geste de délivrance. Et son sens d’Actant est
solidaire des événements fondateurs dans lesquels la communauté d’in¬
terprétation se reconnaît enracinée, instaurée, instituée. Ce sont ces évé¬
nements même qui nomment Dieu.
A cet égard la nomination de Dieu dans les récits de résurrection du
Nouveau Testament est en concordance avec la nomination de Dieu dans
les récits de délivrance de l’Ancien Testament : Dieu a rappelé le Christ
d’entre les morts. Dieu, ici aussi, est désigné par la transcendance des évé¬
nements fondateurs par rapport au cours ordinaire de l’histoire.
En ce sens, il faut dire que nommer Dieu est d’abord un moment de
la confession narrative. C’est dans la a chose » racontée que Dieu est
nommé. Ceci contre une certaine emphase des théologies de la parole qui
ne remarquent que des événements de parole. Dans la mesure où le
genre narratif est premier, la marque de Dieu est dans l’histoire avant

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d’être dans la parole. La parole est seconde, en tant qu’elle confesse la


trace de Dieu dans l’événement.

Mais mon propos n’est pas de creuser le sillon narratif. Il est plutôt
d’insister sur la variété des manières de nommer Dieu que l’auditeur de
la parole découvre dans les textes de sa prédilection.
C’est d’abord l’opposition bien connue entre narration et prophétie qui
le sollicite. Dans la narration personne ne semblait parler, comme si les
événements se racontaient eux-mêmes : Dieu était alors nommé en troi¬
sième personne dans l’horizon de l’événement raconté. Dans la prophétie,
la voix prophétique s’annonce elle-même, dans la conscience d’être convo¬
quée et envoyée ( La parole de l’Etemel me fut adressée en ces termes :
Va crier ceci aux oreilles de Jérusalem... »). Dieu est maintenant signifié
comme voix de l’Autre à l’arrière de la voix prophétique . Autrement
dit, Dieu est nommé en double première personne, comme parole d’un
autre dans ma parole. On comprend comment, par oubli du genre narra¬
tif et des autres genres où Dieu est aussi nommé, une certaine hypostase
du genre prophétique ait conduit à identifier révélation et inspiration et
à « subjectiver » entièrement la nomination de Dieu. Dieu, nommé comme
voix derrière la voix, devient le sujet absolu du discours. On brise alors la
dialectique essentielle du narratif et du prophétique. On la brise d’abord
au niveau même des personnes grammaticales, le « Je » prophétique étant
toujours équilibré par le « Il » narratif. Mais on la brise encore plus au
niveau des événements eux-mêmes. Car la prophétie n’est pas seulement
sa propre voix, mais visée d’événement comme la narration. Sans enfer¬
mer la prophétie dans la prédiction du futur, la prophétie se porte en avant
vers « le jour de Yahwéh » dont le prophète dit qu’il ne sera pas de joie
mais de terreur. La collision entre l’imminence de la menace et la remémo¬
ration des événements fondateurs introduit une faille dans le sens même
de l’histoire racontée. La tension entre narration et prophétie s’exprime
ainsi dans une dialectique de l’événement et engendre une intelligence
paradoxale de l’histoire, comme simultanément fondée dans la remémo¬
ration et menacée par la prophétie. C’est ainsi que même dans le genre
prophétique Dieu est nommé dans et par l’événement et non pas seule¬
ment comme voix derrière la voix.

Ce sont tous les autres genres de discours dans lesquels la foi bibli¬
que a trouvé son expression qu’il faudrait convoquer, non seulement
dans une énumération qui les laisserait juxtaposés, mais dans une dialec¬
tique vivante qui en montrerait les interférences. Ainsi le discours pres¬
criptif de la Torah, séparé du discours narratif et du discours prophétique,
tend à se rétrécir aux dimensions d’un impératif que Kant tiendrait à la
fois pour hétéronome, en raison de l’origine du commandement, et pour
conditionnel, en raison de sa liaison avec promesses et menaces. Dieu

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est alors nommé comme auteur de la loi. Prise en elle-même, cette nomi¬
nation n’est pas fausse : il appartient au sens de cette nomination que je
me perçoive moi-même comme désigné en seconde personne par Dieu :
« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ta force et

de toute ta pensée ». Ce tu c’est moi. Mais le sens de cette double nomina¬


tion de Dieu comme auteur de la loi et de moi-même comme son vis-à-vis
ne s’éclaire que dans la dialectique entre le discours prescriptif et les autres
discours.

D’abord l’instruction de la Torah est organiquement liée aux événe¬


ments fondateurs racontés dans la grande geste et dont l’exode constitue
le noyau. La promulgation de la loi est ainsi organiquement liée au récit
de la délivrance. A cette imbrication entre le prescriptif et le récitatif s’a¬
joute le caractère concret de compagnonnage qui s’attache à l’idée d’ Allian¬
ce et dont la notion moderne d’impératif n’exprime que la trace la plus
abstraite.

Le caractère concret de l’instruction se confirme si l’on rapproche


d’autre part le commandement et l’envoi prophétique. Celui-ci aussi dési¬
gnait le prophète comme seconde personne interpellée : « Va crier ».
L’homme envoyé est ainsi personnalisé comme « tu » par la voix prophéti¬
que. Puis ce « tu » devenait le « je » de la voix double du héraut. Une
semblable dialectique des personnes se produit avec ce qu’on pourrait
appeler la voix éthique : le « tu » de l’interpellation devient le « je » de
la responsabilité.
La dialectique de l’éthique et du prophétique qui fait pendant à la
dialectique de l’éthique et du narratif se prolonge au delà de l’échange
entre voix prophétique et voix éthique. Elle s’inscrit dans le mouvement
du commandement qui, tour à tour, se déploie dans la minutie des com¬
mandements innombrables, ou se resserre dans la seule visée de sainteté
et dans le seul commandement d’amour. La nouvelle loi, la nouvelle al¬
liance, expriment, si l’on peut dire, une éthique selon la prophétie. Dieu
est alors nommé comme Celui qui dit : « Et je vous donnerai un esprit
nouveau, j ’ôterai de votre chair le cœur de pierre et je vous donnerai un
cœur de chair ».

Le Nouveau Testament porte à l’extrême ce jeu d’échanges. Le com¬


mandement nouveau repris du Deutéronome s’adosse au récit évangéli¬
que de la vie du Libérateur, et c’est dans la remémoration de la résur¬
rection et sous le signe des promesses de résurrection universelle que la
loi du Royaume se laisse comprendre.
Mais la nomination de Dieu dans le récit, la prophétie et la prescrip¬
tion ne saurait être privée des enrichissements de la sagesse et de l’hymne.
La sagesse n’est pas seulement contenue dans les écrits sapientiaux. Dé¬
bordant le cadre de l’Alliance, sa méditation porte sur la condition hu

499
PAUL RICŒUR

maine dans son ensemble. Elle s’adresse directement au sens et au non


sens de l’existence. Elle est une lutte pour le sens en dépit du non-sens.
La souffrance injuste y tient une place centrale, dans la mesure où la
souffrance elle-même pose son énigme à la jointure de l’ordre des choses
et de l’ordre éthique. C’est pourquoi la sagesse dit moins ce qu’il faut
faire, que la manière d’endurer, de souffrir la souffrance. La nomination
de Dieu y est moins personnaliste que dans la prescription et dans la
prophétie, soit que le néant de Dieu soit affronté à l’incompréhensibiüté
de Dieu, voire à son silence et son absence, soit que la sagesse elle-mê¬
me soit célébrée comme une entité transcendante à peine personnalisée.
Une tout autre voix que la voix prophétique ou que la voix éthique se
laisse entendre qui n’est pas sans traits communs avec le « il » narratif. A
la limite le discours de la sagesse rencontre un Dieu caché qui prend pour
masque le cours anonyme et inhumain des choses.
A nouveau le rapport avec Dieu s’intériorise avec l’hymne de célébra¬
tion, de supplication et d’action de grâces. Ce n’est plus seulement l’hom¬
me qui est un « tu » pour Dieu, comme dans l’envoi prophétique ou le
commandement éthique, c’est Dieu qui devient un o tu » pour le toi hu¬
main. Ce mouvement vers la double deuxième personne s’achève dans
le psaume de reconnaissance comme le mouvement vers la double pre¬
mière personne culminait dans la voix prophétique comme voix de l’Autre.
Ainsi Dieu est-il nommé diversement dans la narration qui Le raconte,
dans la prophétie qui parle en Son nom, dans la prescription qui Le dé¬
signe comme source de l’impératif, dans la sagesse qui Le cherche com¬
me sens du sens, dans l’hymne qui L’invoque en deuxième personne.
C’est par là que le mot Dieu ne se laisse pas comprendre comme un con¬
cept philosophique, fût-ce l’être au sens de la philosophie médiévale ou
au sens de Heidegger. Le mot Dieu dit plus que le mot Être, parce qu’il
présuppose le contexte entier des récits, des prophéties, des lois, des écrits
de sagesse, des psaumes, etc. Le référent « Dieu » est ainsi visé par la con¬
vergence de tous ces discours partiels. Il exprime la circulation du sens
entre toutes les formes de discours où Dieu est nommé.

V. Expressions-limites.

Le référent « Dieu » n’est pas seulement l’index de l’appartenance mu¬


tuelle des formes originaires du discours de la foi, il est aussi celui de
leur inachèvement. Il est leur visée commune et ce qui échappe à chacune.
Ce qui, en effet, empêche de transformer en un savoir la dialectique
de la nomination de Dieu, c’est que Dieu est désigné à la fois comme
Celui qui se communique sous les modalités multiples qu’on vient de dire,
et Celui qui se réserve. A cet égard l’épisode du Buisson Ardent (Ex 3/

500
NOMMER DIEU

13-15) a une signification centrale. La tradition a très justement dénommé


cet épisode : révélation du nom divin. Or ce nom est précisément in¬
nommable. Dans la mesure où connaître le nom du dieu c’était avoir
pouvoir sur lui, le nom confié à Moïse est bien celui de l’être que l’homme
ne peut véritablement nommer, c’est-à-dire tenir à la merci de son langa¬
ge. Moïse a demandé : « Mais s’ils demandent quel est ton nom, que leur
répondrai-je ? ». Dieu dit alors à Moïse : « Je suis celui qui suis ». Et II
ajouta : « Voici en quels termes tu t’adresseras aux enfants d’Israël : « Je
suis m’a envoyé vers vous ». » Ainsi l’appellatif « Yahwéh » — Il est —
n’est pas un nom qui définit, mais qui fait signe vers la geste de délivrance.
Le texte continue en effet en ces termes : « Dieu dit encore à Moïse :

« Tu parleras ainsi aux enfants d’IsraëlYahwéh le Dieu de vos pères, le


:

Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob, m’a envoyé vers


vous. C’est le nom que je porterai à jamais, sous lequel m’invoqueront les
générations futures ». » Loin donc que la déclaration « Je suis celui qui
suis » autorise une ontologie positive capable de couronner la nomination
narrative et les autres nominations, elle protège le secret du « pour-soi »
de Dieu et ce secret à son tour renvoie l’homme à la nomination narrative
signifiée par les noms d’Abraham, d’Isaac et de Jacob et, de proche en pro¬
che, aux autres dénominations.

Cette fuite à l’infini du référent « Dieu » est suggérée par la structure


particulière de certaines formes du discours de la foi dont nous n’avons pas
encore parlé et qui semblent être propres au Nouveau Testament et plus
particulièrement à la prédication par Jésus du Royaume de Dieu. Dieu y
est nommé en même temps que Royaume. Mais Royaume est signifié
seulement par paraboles, proverbes et paradoxes sans qu’aucune tra¬
duction littérale en épuise le sens. Ce caractère indirect de la nomination
de Dieu est particulièrement remarquable dans les paraboles. On y trou¬
ve d’abord une structure narrative qui rappelle celle de la théologie des
traditions ; mais avec des différences considérables : la narration s’y dé¬
ploie moins dans de larges fresques historiques de style épique qu’elle
ne se resserre dans de brèves historiettes de la vie quotidienne dont la
forme narrative rappelle celle de la tragédie ou de la comédie. En outre,
de même que le drame conjoint dans sa structure « intrigue » et « thème »
(mythos et dianoia selon le vocabulaire de la Poétique d’Aristote), la pa¬
rabole a une « pointe », signifiée par l’intrigue elle-même, et qui se laisse
aisément convertir en proverbe (de la même manière qu’un proverbe peut
devenir la « pointe » d’une parabole si ce proverbe est mis en intrigue).
C’est comme intrigue et comme pointe que le récit parabolique subit
un transfert de sens, un déplacement métaphorique, par quoi la crise et
le dénouement de l’histoire racontée visent obliquement le Royaume. Le
Royaume de Dieu est semblable à... Ainsi la parabole joint-elle un trans

501
PAUL RICOBUR

fert métaphorique à une structure narrative. Mais ce n’est pas tout ni


même l’essentiel. Car ce qui déporte ainsi le sens littéral vers le sens mé¬
taphorique, c’est un trait de l’intrigue et de la pointe qui est apparenté
à un trait similaire du proverbe et de la proclamation eschatologique. Ce
trait se lit mieux sur ces autres formes de discours.

Dans la proclamation eschatologique, c’est le calcul des temps prati¬


qué par les eschatologues qui est subverti : « La venue du Royaume de
Dieu ne se laisse pas observer et on ne saurait dire : Le voici, le voilà, car,
sachez-le, le Royaume de Dieu est parmi vous ». La même transgression
affecte le propos ordinaire du proverbe, qui est de guider la vie dans les
circonstances usuelles ; paradoxes et hyperboles dissuadent en quel¬
que sorte l’auditeur de former un projet cohérent et de faire de sa propre
existence une totalité continue. Paradoxe : « Qui cherchera à épargner sa
vie la perdra et qui la perdra la conservera ». Hyperbole : « Quelqu’un
te donne-t-il un soufflet sur la joue droite, tends-lui encore l’autre ; veut
il te faire un procès et prendre ta tunique, laisse-lui même ton manteau ;
te requiert-il pour une course d’un mille, fais-en deux avec lui ». De
la même manière que le proverbe, soumis à la loi du paradoxe et de
l’hyperbole, ne réoriente qu’en désorientant, la parabole, soumise à ce
que j’appellerai la loi de l’extravagance, fait surgir l’extraordinaire dans
l’ordinaire. H n’est pas de parabole, en effet, qui n’introduise dans la struc¬
ture même de l’intrigue un trait implausible, insolite, disproportionné, voire
scandaleux. C’est alors le contraste entre le réalisme de l’histoire et l’ex¬
travagance du dénouement qui suscite l’espèce de dérive par laquelle
l’intrigue et sa pointe sont soudain déportés vers le Tout Autre.
Si maintenant nous rapprochons ce qui a été dit du Nom Innommable
signifié dans l’épisode du Buisson Ardent et cette espèce de transgression
des formes usuelles de la parabole, du proverbe, de la proclamation es¬
chatologique par l’usage concerté de l’extravagance, de l’hyperbole, du
paradoxe, il se dessine une catégorie nouvelle qu’on peut appeller les ex
pressions-limites. Ce n’est pas une forme de discours supplémentaire, quoi¬
que la parabole en tant que telle constitue bien une modalité autonome
d’expression de la foi. Il s’agit plutôt d’un indice, d’une modification, qui
peut sans doute affecter toutes les formes de discours, par une sorte de
passage à la limite. Si le cas de la parabole est exemplaire, c’est parce
qu’elle cumule structure narrative, procès métaphorique et expression
limite. Par là, elle constitue un abrégé de la nomination de Dieu. Par sa
structure narrative elle rappelle le tout premier enracinement du langage
de la foi dans le récit. Par son procès métaphorique, elle rend manifeste
le caractère poétique (au sens qu’on a dit plus haut) du langage de la foi
dans son ensemble. Enfin, en joignant métaphore et expression-limite, elle
fournit la matrice même du langage théologique, en tant que celui-ci
502
NOMMER DIEU

conjoint l’analogie et la négation dans la voie d’éminence (Dieu est com¬


me..., Dieu n’est pas...).

Poème de Dieu ou poème du Christ ?

On objectera à la méditation qui précède qu’elle est trop biblique —


si l’on peut dire — et pas assez chrétienne. En effet j’ai suivi à la trace
la nomination de Dieu à travers la Bible, sans insister sur la spécificité de
la nomination de Dieu dans le Nouveau Testament. Ouvrant le parcours
des modalités de discours, j’ai considéré comme relevant du même genre
narratif la narration de l’Exode et celle de la Résurrection. Fermant le
parcours, j’ai placé face à face le Nom Innommable de l’épisode du Buis¬
son Ardent et les expressions-limites du Nouveau Testament. Je pourrais
me borner, en guise de justification, à affirmer que mon propos était
« Dieu », non « Christ ». Mais je ne veux pas éluder l’objection selon

laquelle le poème du Christ a remplacé le poème de Dieu, selon la for¬


mule du christianisme athée : Dieu est mort en Jésus-Christ, — avec la
conséquence que le référent « Dieu » recule au rang de simple donnée cul¬
turelle à neutraliser. Je ne veux pas éluder l’objection, parce qu’elle met
en question l’hypothèse même de cette méditation, à savoir que le Nou¬
veau Testament continue de nommer Dieu. Je n’hésite pas à dire que je
résiste de toutes mes forces à ce déplacement de l’accent de Dieu sur
Jésus-Christ, qui équivaudrait à substituer une nomination à l’autre.
Je tiens que ce que Jésus prêche, c’est le Royaume de Dieu, lequel
s’inscrit dans la nomination de Dieu par les prophètes, les eschatologues
et les apocalypticiens. Et qu’est-ce que la Croix sans le cri : Mon Dieu,
mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? qui s’inscrit dans la nomina¬
tion de Dieu par le psalmiste ? Et qu’est-ce que la Résurrection, si elle
n’est un acte de Dieu homologue à celui de l’Exode ? Dès lors une chris¬
tologie sans Dieu me paraît aussi impensable qu’Israël sans Yahwéh. Et je
ne vois guère comment elle ne pourrait pas se diluer dans une anthropolo¬
gie individuelle ou collective, entièrement horizontale, et dépouillée de
sa puissance poétique.

Si on dit que le Dieu que nous devons renoncer à connaître s’est fait
reconnaître en Jésus-Christ, ce propos même n’a de sens que si, en con¬
fessant l’initiative de parole de Jésus, nous nommons en même temps le
Dieu de Jésus. L’être humain de Jésus n’est pas pensable comme diffé¬
rent de son union à Dieu. Jésus de Nazareth ne se comprend pas sans
Dieu, sans son Dieu, qui est aussi celui de Moïse et des prophètes.
On ne peut peut-être plus écrire une christologie à partir d’en haut,
c’est-à-dire à partir de la spéculation trinitaire, par rapport à laquelle l’é¬
vénement de Jésus serait contingent. Mais on ne peut pas non plus écri

503
PAUL RICCEUR

re une christologie à partir d’en bas, c’est-à-dire de la figure historique de


l’homme Jésus de Nazareth, sans qu’elle croise en quelque point d’inter¬
section la totalité de la nomination de Dieu qui enveloppe le message
de Jésus et son message sur Dieu. Ce point d’intersection est celui où
Jésus est signifié et compris par la communauté confessante comme
« l’homme déterminé dans son existence par le Dieu qu’il a proclamé »

(Pannenberg). Quel sens cette expression aurait-elle, si nous n’étions pas


capable de comprendre ensemble — voire sous la forme de la tension la
plus extrême et du conflit — la détermination de l’existence de Jésus par
Dieu et la nomination de Dieu par tous les textes bibliques ? Peut-être
faudrait-il, avec Pannenberg, élargir ce cercle à l’histoire entière, dans la
mesure où nous pouvons aussi comprendre celle-ci comme histoire de la
question concernant Dieu et histoire de l’échec de la recherche de Dieu.
Dira-t-on que le rapport est circulaire entre le fondement christique
et cette médiation par toute l’histoire des noms de Dieu ? Le rapport est
certainement circulaire ; mais ce cercle doit lui aussi être assumé coura¬
geusement. Tout commence en un sens avec la Croix et la Résurrection.
Mais la Croix ne se laisse dire et comprendre comme abandon de Dieu
qu’en rapport avec tous les signes de la faiblesse de Dieu qui appartien¬
nent au reste de la nomination de Dieu. Et la Résurrection ne se laisse
comprendre que dans la mémoire des actes libérateurs de Dieu et dans
l’anticipation de la résurrection de tous les hommes.
Dès lors, c’est peut-être la tâche de la christologie de maintenir, à
l’intérieur du même espace de sens, comme les deux tendances antagonis¬
tes de la même nomination, la célébration de la toute-puissance, qui paraît
dominer l’Ancien Testament, et la confession de la toute-faiblesse, qui
semble déclarée par le Nouveau Testament. Il faudrait alors découvrir
que, d’un côté, la toute-puissance du Dieu biblique, une fois dépouillée
des idées grecques d’immutabilité et d’impassibilité, incline déjà vers la
toute-faiblesse, signifiée par la contestation et l’échec de Dieu. Mais il
faudrait comprendre symétriquement que la kénose, signifiée par la Croix,
cesse d’être l’idée simple qu’on voudrait maintenant tirer vers l’idée de la
mort de Dieu, dès lors qu’elle est mise en rapport avec la puissance ex¬
primée dans la prédication du Royaume par Jésus et dans la prédication
de la Résurrection par la communauté chrétienne. Ainsi le Nouveau Tes¬
tament annonce-t-il une puissance de la faiblesse qui doit être articulée
dialectiquement avec la faiblesse de la puissance que les autres nomina¬
tions de Dieu suggèrent.
Je ne nie point la difficulté de ce travail dialectique : il doit éviter
aussi bien la contrainte de la logique de l’identité que la licence de la
logique de la différence ou que le faux apaisement de la dialectique. La
doctrine trinitaire a fait ce travail pour une époque de la pensée. Un
504
NOMMER DIEU

travail semblable doit être entrepris aujourd’hui, qui prenne en charge


l’espace entier de la nomination de Dieu et sa concordance discordante.

VII. Poétique et politique.

maintenant relier l’investigation de la multiple nomination


Je voudrais
de Dieu, qui vient de s’achever, à mon propos précédent sur la puissance
révélante du langage poétique. Trois remarques jalonneront le transfert
du texte vers la vie.

D’abord une question préalable : assumerai je l’idée que la nomina¬


1)
tion de Dieu ressortit au verbe poétique ? — Je dirai : en un certain sens
et jusqu’à un certain point.
Ce sens est celui que j’ai essayé de faire prévaloir plus haut et que je
résume en trois points : 1) Le langage poétique est celui qui rompt avec le
langage quotidien et se constitue en foyer de l’innovation sémantique. 2)
Le langage poétique, loin de célébrer le langage pour lui-même, ouvre un
monde nouveau, qui est la chose du texte, le monde du poème. 3) Le
monde du texte est ce qui incite le lecteur, l’auditeur, à se comprendre lui
même face au texte et à développer, en imagination et en sympathie, le
soi susceptible d’habiter ce monde en y déployant ses possibles les plus
propres. En ce sens, le langage religieux est un langage poétique. Ici, le
mot « poétique » ne désigne pas un « genre littéraire » qui s’ajouterait à la
narration, à la prophétie, etc, mais le fonctionnement global de tous ces
genres en tant que siège de l’innovation sémantique, de la proposition d’un
monde, de la suscitation d’une nouvelle compréhension de soi.
Mais le langage religieux n’est pas simplement poétique. Ou, si on
veut, il l’est d’une manière spécifique qui fait du cas particulier un cas
unique, un cas excentrique. Ce qui le différencie, c’est précisément la no¬
mination de Dieu. Tous les genres littéraires que nous avons convoqués,
de la narration à la parabole, constituent le « parler-Dieu ». Cette spéci¬
ficité n’abolit aucune des caractéristiques du poème. Elle ajoute plutôt aux
traits communs du poème la circulation d’un archi-référent — Dieu —
qui à la fois coordonne les textes et leur échappe. Touché par le « nom »
de Dieu, le verbe poétique subit une mutation de sens qu’il importe de
cerner.

On serait tenté de rattacher cette mutation de sens exclusivement au


rôle des expressions-limites (le Nom innommable, le paradoxe, l’hyper¬
bole, l’extravagance). Ces expressions-limites ont assurément la vertu im¬
mense de rendre attentif à la spécificité du langage religieux, mais elles
ne le constituent pas tout entier. Elles ne travaillent que dans le milieu
d’un langage foncièrement analogique ou métaphorique, engendré lui
505
PAUL RICŒUR

même par la nomination narrative, prescriptive, prophétique, ...et finale¬


ment parabolique de Dieu. Ces expressions-limites viennent qualifier, mo¬
difier, rectifier ce langage analogique.
On peut le montrer de la manière suivante : récits, prophéties, lois, etc
ne s’établissent pas au niveau du concept mais du schème. Comme
Kant le dit du schème du concept, ce sont des procédures, des méthodes,
pour fournir des images, non pas au concept, ni même à l’Idée — com¬
me dans la théorie des Idées esthétiques de la Critique de la faculté de
juger — , mais au Nom. Ou, pour employer un autre vocabulaire, plus
familier à l’épistémologie moderne, ces schèmes sont des modèles, c’est-à
dire des règles pour produire des figures du divin : modèle du monarque,
du juge, du père, de l’époux, du rabbi, du serviteur. Ces modèles ne sont
pas seulement, ni même principalement, des modèles pour se figurer le
divin, mais pour se figurer le compagnonnage de Dieu avec son peuple,
avec les hommes, tous les hommes. Ces schèmes, ces modèles restent
très diversifiés, hétérogènes, et sont incapables par eux-mêmes de faire
système. Il n’y a d’ailleurs de système que conceptuel. Mais leur pente
est celle de la représentation anthropomorphique, de l’idole. Il faut alors
replacer le fonctionnement du modèle dans la dialectique du Nom et de
l’Idole. Le Nom travaille le schème, le modèle, en le faisant bouger, en le
dynamisant, en l’inversant dans une image opposée (ainsi Dieu assume
t-Il toutes les positions de la figure familiale : père, mère, époux, frère et
finalement Fils de l’homme). De même que l’Idée selon Kant exige de dé¬
passer non seulement l’image, mais le concept, en demandant de a penser
plus », le Nom subvertit tous les modèles, mais en s’appuyant sur eux.
C’est dans le cadre de cette dialectique du Nom et de l’Idole qu’il faut
comprendre le rôle des expressions-limites. Elles sont le complément et le
correctif des modèles. Elles sont, selon une analyse remarquable de Jan
Ramsey, les « modificateurs » des « modèles » {Models and qualifiers ).
On ne saurait donc réduire la mutation du langage poétique en langage
religieux, sous la pression de la nomination de Dieu, au seul jeu des ex¬
pressions-limites. C’est l’ensemble des modèles et de leurs modificateurs
qui est le siège de cette mutation. Il en résulte que la poétique du nom
de Dieu — qui s’exprime principalement dans le travail des modèles —
n’est pas abolie mais intensifiée par le paradoxe, l’hyperbole et toutes les
expressions primaires qui engendrent à un degré plus élevé de concep
tualité la « voie négative » (elle aussi ne se conçoit que dans son rapport
avec la voie analogique dont elle est le complément et le correctif).

2) Deuxième remarque. Ma deuxième remarque nous fera faire un pas


décisif sur le trajet de la poétique à la politique. Si j’ai tellement résisté
à la tentation de concentrer tous les feux de l’attention sur le caractère

506
NOMMER DIEU

subversif des expressions-limites par rapport au caractère métaphorique


des modèles, c’est en partie parce que ce jeu combiné des modèles et de
leurs modificateurs se continue de façon tout à fait significative dans la
pratique qui résulte du transfert des textes à la vie.
Cette pratique, inutile de le répéter longuement, n’est pas extérieure à
la compréhension des textes de la foi. D’un côté ces textes n’épuisent pas
leur sens dans un fonctionnement purement interne du texte, ils visent un
monde, lequel appelle de notre part une manière d’habiter selon... Il est
de l’essence de la poétique de « refaire » le monde selon la visée essen¬
tielle du poème. En ce sens, « Yapplicatio » dont parlait l’ancienne hermé¬
neutique est bien le moment terminal de la compréhension. Je préfère
employer ici un autre langage, mais que je tiens pour rigoureusement sy¬
nonyme : se comprendre devant le texte. A son tour, se comprendre de¬
vant le texte n’est pas quelque chose qui se passe seulement dans la tête
ou dans le langage. C’est ce que l’évangile appelle « mettre la Parole en
pratique ». A cet égard, comprendre le monde et le changer sont fonda¬
mentalement la même chose.

Or, dans une herméneutique qui met exclusivement l’accent sur les ex¬
pressions-limites, la compréhension de soi qui répond à la requête du
texte prendra elle aussi un caractère extrême, celui que Kierkegaard par
exemple a poussé à bout. La force logique et pratique des expressions-li¬
mites de l’Ecriture sera, non de recommander quelque type de conduite
que ce soit, mais d’exercer au cœur de l’expérience ordinaire, tant éthique
que politique, une suspension générale, au bénéfice de ce que l’on pour¬
rait appeler, par symétrie, les expériences-limites de la vie. Certes, la con¬
sonance entre ces expériences-limites et les expressions-limites ne se tra¬
duit pas forcément ni uniquement dans des expériences de catastrophe —
les situations-limites de Karl Jaspers (la faute, l’échec, la mort, la lutte).
Les expériences-limites peuvent être aussi des expériences culminantes de
créativité et de joie. Mais elles ont toutes en commun de comporter un
dépassement de l’éthique et du politique aux dépens du rôle positif, quoi¬
que toujours précaire et provisoire, des « modèles » analogiques.

3) Troisième remarque. Ce sont ces modèles » qui peuvent nourrir une


«

réflexion éthique et politique dans la mesure où ils règlent l’anticipation


d’une humanité, libérée et ressuscitée. Sur ce point je suivrai entièrement
André Dumas dans sa tentative récente ( Théologie Politique) pour fonder
le transit de ce qu’il appelle l’existence méta-textuelle à l’engagement po¬
litique sur le fonctionnement d’un certain nombre de modèles typiques
de l’Ancien Testament et du Nouveau Testament. J’admets aussi avec
lui que le plus «parlant » de ces modèles est celui de la lutte « fratriar
cale » sur l’horizon de retrouvailles possibles. Toutefois, je ne pense pas
qu’il y ait lieu, pour assurer ce transit, de substituer une théologie politique
507
PAUL RICŒUR

à une théologie herméneutique. De même que la théologie herméneutique


regarde en amont vers les théologies de la transcendance de Dieu, dans
la mesure où elle préserve la spécificité de la nomination de Dieu au
cœur du poème biblique, elle regarde aussi en aval vers les théologies
politiques. Et cela de multiples façons. D’abord l’herméneutique, dans son
aspect textuel, met l’accent non sur le rapport dialogal entre l’auteur et
le lecteur, ni même sur la décision de l’auditeur de la parole, mais essen¬
tiellement sur le monde du texte. C’est sur ce monde du texte qu’elle mo¬
dèle la compréhension de soi. Si le langage n’est pas pour lui-même, mais
en vue du monde qu’il ouvre et découvre, alors l’interprétation du lan¬
gage n’est pas distincte de l’interprétation du monde.

Dès lors la compréhension de soi en face du texte aura même ampli¬


tude que le monde du texte. Loin donc de se refermer sur la personne et
le dialogue, cette compréhension aura le caractère multidimentionnel de
la poétique biblique : cosmique, éthique et politique. Je tiens donc qu’une
herméneutique qui prend pour catégorie centrale le monde du texte, ne
risque plus de privilégier le rapport dialogal entre l’auteur et le lecteur, ni
la décision personnelle en face du texte. L’amplitude du monde du texte
requiert une amplitude égale du côté de Yapplicatio, laquelle sera autant
praxis politique que travail de pensée et de langage.
Autre raison de ne pas substituer une théologie politique
à une théo¬
logie herméneutique : si une théologie herméneutique débouche de cette
façon sur la pratique politique, comme sur une des dimensions de l’ap¬
plication qui achève la compréhension, en revanche elle ne s’y absorbe
pas, dans la mesure où elle est précisément d’abord et fondamentale¬
ment une poétique. Si j’ai tellement tenu à préserver la qualification poé¬
tique de la nomination de Dieu, c’est pour préserver la précieuse dialecti¬
que du poétique et du politique. Certes l’existence humaine est existence
politique. Mais les textes dans lesquels l’existence chrétienne se comprend
elle-même ne sont politiques que dans la mesure où ils sont poétiques.
Ainsi les modèles pour un compagnonnage entre Dieu et son peuple et
le reste des hommes constituent-ils plutôt ce que j’appellerai une poétique
de la politique qui, pour recevoir une qualification proprement politique,
demande d’être articulée sur des analyses, des savoirs, des intérêts, des or¬
ganisations, etc. Pour employer un langage weberien, je dirai que ces mo¬
dèles n’atteignent la politique qu’en nourrissant une morale de conviction
à jamais irréductible à la morale de responsabilité qui, ne l’oublions pas,
est aussi celle de l’usage limité de la violence.

Paul Ricœur

Paris.

508

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