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philosophie religieuses
Abstract
Amongst the numerous Biblical commentators to whom Paul Ricoeur refers in his writings, Gerhard von Rad occupies a
distinctive place : Ricoeur quotes him with particular enthusiasm across several decades and in a variety of contexts.
Ricoeur is especially interested in von Rad’s Theology of the Historical Traditions of Israel (1957), which demonstrates the
historical depth of the narrative accounts transmitted by the Hebrew people, rooted in foundational events open to endless
reinterpretation.
Résumé
Parmi les nombreux exégètes auxquels Paul Ricoeur se réfère dans ses écrits, Gerhard von Rad occupe une place à part
: Ricoeur le cite avec prédilection, durant des décennies et dans des contextes divers. Il s’intéresse surtout à la Théologie
des traditions historiques d’Israël (1957), qui établit l’épaisseur historique des récits transmis par le peuple hébreu,
enracinés dans des événements fondateurs sans cesse réinterprétés.
Arnold Matthieu. Gerhard von Rad dans les écrits de Paul Ricoeur. In: Revue d'histoire et de philosophie religieuses, 92e
année n°1, Janvier-Mars 2012. Philosophie, herméneutique, solidarité. Hommage à Gilbert Vincent à l’occasion de son
soixante-dixième anniversaire. pp. 117-137;
doi : https://doi.org/10.3406/rhpr.2012.1606
https://www.persee.fr/doc/rhpr_0035-2403_2012_num_92_1_1606
Matthieu Arnold
GRENEP, Faculté de Théologie Protestante (EA 4378) – Université de Strasbourg
9 place de l’Université – F-67084 Strasbourg Cedex
Résumé : Parmi les nombreux exégètes auxquels Paul Ricœur se réfère dans
ses écrits, Gerhard von Rad occupe une place à part : Ricœur le cite avec
prédilection, durant des décennies et dans des contextes divers. Il s’intéresse
surtout à la Théologie des traditions historiques d’Israël (1957), qui établit
l’épaisseur historique des récits transmis par le peuple hébreu, enracinés
dans des événements fondateurs sans cesse réinterprétés.
Abstract : Amongst the numerous Biblical commentators to whom Paul Ricœur
refers in his writings, Gerhard von Rad occupies a distinctive place : Ricœur
quotes him with particular enthusiasm across several decades and in a
variety of contexts. Ricœur is especially interested in von Rad’s Theology of
the Historical Traditions of Israel (1957), which demonstrates the historical
depth of the narrative accounts transmitted by the Hebrew people, rooted in
foundational events open to endless reinterpretation.
Quel est alors, pour von Rad, le point de départ d’une théologie
de l’Ancien Testament ? C’est « la constatation que l’Hexateuque
tout entier est édifié sur quelques très anciennes affirmations de la
foi, qui ont été essentielles pour Israël dans tous les temps 23 ». On
peut remarquer, en effet, que
le matériel immense et varié des traditions d’Israël […] se répartit en
une série de grands ensembles qui se rattachent à des actes historiques
de Yahvé qu’Israël a considérés comme constitutifs de sa propre expé-
rience. Le nombre de ces groupes de traditions qui ont tous été à un
moment indépendants les uns des autres n’est pas élevé ; les princi-
paux sont : la promesse aux patriarches, la sortie d’Égypte, le miracle
de la mer Rouge, la révélation de Yahvé au Sinaï et l’octroi du pays de
Canaan. La plus récente de ces traditions est celle de l’alliance avec
David ; c’est pourquoi elle se situe un peu en dehors de ce tableau de
l’histoire du salut en vue duquel les plus anciennes s’étaient déjà visi-
blement groupées d’assez bonne heure 24.
Ces thèmes fondamentaux ont le caractère d’une profession de
foi ; von Rad pense trouver le credo le plus ancien en Deutéro-
nome 26,5-9, qui énumère les actes salutaires de Yahvé, depuis la
sortie d’Égypte jusqu’à l’octroi du pays de Canaan. Pour von Rad,
ce « credo historique », « noyau primitif des anciennes déclarations
très simples 25 », constitue le fondement autour duquel l’histoire
d’Israël s’est ordonnée : chaque époque a réactualisé les interven-
tions salutaires de Yahvé et les a exprimées dans une forme théolo-
gique qui lui était propre, et une multitude de traditions de détails
se sont cristallisées autour de ces événements majeurs.
Comme les faits ont été ordonnés en fonction d’une confession
de foi cultuelle, ils ont été fortement généralisés et simplifiés ;
ainsi, la Bible présente Israël comme un tout, bien avant l’entrée en
Canaan, alors que « la recherche historique a montré qu’“Israël” est
le nom de la confédération sociale de tribus qui s’est constituée en
Palestine, après la pénétration dans ce pays 26 ». De la façon dont
Israël a lu son histoire, l’exégète tire une constatation fondamentale
sur les liens entre parole de Dieu et histoire :
Yahvé s’est révélé à son peuple – et d’une manière particulière à chaque
génération –, dans les faits de son histoire qui sont devenus parole,
aussi bien que dans sa parole qui est devenue historique 27.
Cette action révélatrice de Yahvé, dont on ne peut parler « que
comme d’une succession d’actes révélateurs différents de nature et
—————
23
Von Rad, 1963, p. 8. L’auteur avait déjà lancé cette idée dans von Rad, 1938.
24
Von Rad, 1963, p. 68.
25
Von Rad, 1963, p. 266.
26
Von Rad, 1963, p. 17.
27
Von Rad, 1963, p. 10.
—————
28
Von Rad, 1963, p. 106.
29
Von Rad, 1963, p. 98.
30
Von Rad, 1963, p. 100.
31
Von Rad, 1963, p. 103.
32
Von Rad, 1963, p. 111.
33
Ibid. Toutefois, pour Lys, 1968, p. 235, même la théologie de l’Ancien Testament de
von Rad contient un danger de systématisation : « Car il n’est peut-être pas certain que tout
doive s’inscrire dans le schéma de l’histoire du salut. » Et Lys de se demander si les pages
que von Rad a écrites sur la sagesse sont à leur place à la fin du volume sur les traditions
historiques d’Israël. E. Jacob, 1969, p. 300, va dans le même sens : « Renonçant à la pré-
sentation synthétique, il [von Rad] étudie successivement les différentes traditions, historique
et prophétique, de l’Ancien Testament, insérant entre les deux la tradition sapientiale qui
visiblement lui causait quelque embarras dans ce contexte. »
34
Le second volume concerne moins notre propos. Signalons, toutefois, qu’il traite des
traditions prophétiques : après des réflexions générales sur la prophétie (première partie),
von Rad examine les prophètes selon l’ordre chronologique ; l’ouvrage se termine par une
troisième partie concernant la relation Ancien Testament – Nouveau Testament.
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44
Neher, 1955, p. 10, a insisté sur le fait que la prophétie biblique « n’est que très
accessoirement anticipatrice ».
45
Ricœur, 1977, p. 19 (= Ricœur, 2010b, p. 205).
46
Ricœur, 1977, p. 20 (= Ricœur, 2010b, p. 207).
47
Ibid. (= Ricœur, 2010b, p. 208).
48
Ricœur, 1977, p. 21 (= Ricœur, 2010b, p. 209). Voir dans le même sens Ricœur, 1994
[1977], p. 291 : « Dans la mesure où le genre narratif est premier, la marque de Dieu est
dans l’histoire avant d’être dans la parole. La parole est seconde, en tant qu’elle confesse
la trace de Dieu dans l’événement. »
2. « Structure et herméneutique 52 »
De ce qui précède, on aurait tort de déduire que Ricœur a
attendu les années soixante-dix pour connaître la théologie de von
Rad : dans un débat de 1963 avec le structuralisme, il se fonde déjà
sur son interprétation de la pensée hébraïque.
Dans ce texte, Ricœur distingue trois temporalités : après avoir
traité du temps de transmission et du temps d’interprétation 53, il se
met en quête du « temps même du sens ». Pour atteindre ce temps, il
fait un détour par l’école structuraliste – en particulier l’Anthropologie
structurale (1958) de Claude Lévi-Strauss : Ricœur estime que le
structuralisme, qui se veut science objective, peut servir d’appui à
l’herméneutique, « phare de l’appropriation du sens 54 ».
Par la méthode structurale, la linguistique s’est constituée comme
une science, dont les principes sont les suivants : (1) dans la mesure
où la langue est un système, ce sont les écarts, et non pas les termes
mêmes qui sont signifiants ; (2) la diachronie est seconde par rapport
à la synchronie, et « l’histoire est plutôt responsable des désordres que
des changements signifiants 55 » ; (3) les lois linguistiques désignent
un niveau « inconscient, […] non-réflexif, non-historique de l’esprit » ;
objectif, le « rapport de compréhension » n’a pas d’historicité 56.
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49
Sur les différents degrés – et les diverses formes – du langage religieux, voir Ricœur,
1975.
50
Ricœur, 1977, p. 31 (= Ricœur, 2010b, p. 226). Sur la prégnance du genre littéraire
sur le contenu qu’il exprime, voir aussi Reboul, 1991, p. 147 : « Le genre contraint la pensée. »
51
Ricœur, 1977, p. 31 (= Ricœur, 2010b, p. 228).
52
Ricœur, 1969a [1963] ; l’introduction des deux textes diffère quelque peu. Initiale-
ment, l’article s’intitulait « Symbolique et temporalité », et il avait paru dans Archivio di
Filosofia, 3, 1963, p. 12-31.
53
« On n’interprète pas de nulle part, mais pour expliciter, prolonger et ainsi main-
tenir vivante la tradition elle-même dans laquelle on se tient. C’est ainsi que le temps de
l’interprétation appartient en quelque façon au temps de la tradition. Mais en retour la
tradition, même entendue comme transmission d’un depositum, reste tradition morte, si
elle n’est pas l’interprétation continuelle de ce dépôt. » (Ricœur, 1969a [1963], p. 31.)
54
Ricœur, 1969a [1963], p. 34.
55
Ricœur, 1969a [1963], p. 36, qui se réfère à F. de Saussure.
56
Ricœur, 1969a [1963], p. 36-37.
III. ÉVALUATION
*
* *
BIBLIOGRAPHIE
—————
94
Ricœur, 1985, p. 357.
95
Vincent, 2008, p. 19.
Lys, 1968 : D. Lys, « Une nouvelle théologie de l’Ancien Testament », Études Théo-
logiques et Religieuses 43, 1968, p. 231-237.
Neher, 1955 : A. Neher, L’essence du prophétisme, Paris, PUF, 1955.
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1950.
Reboul, 1991 : O. Reboul, Introduction à la rhétorique, Paris, PUF, 1991 (Collection
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Ricœur, 1960 : P. Ricœur, Philosophie de la volonté, t. II : Finitude et culpabilité,
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et herméneutique », Esprit, novembre 1963, p. 596-627.)
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in : Lectures 3 : Aux frontières de la philosophie, Paris, Seuil, 1994 (La couleur
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Azouvi et Marc de Launay, Paris, Calmann-Lévy, 1995. (Voir notamment, p. 211-
256, le chapitre « Lectures et méditations bibliques ».)
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surveillée), p. 281-304. (Paru en anglais en 1987.)
Ricœur, 2010a [1990] : P. Ricœur, « Mythes du salut et raison », in : Ricœur, 2010b,
p. 271-297. (Paru en italien en 1990, le texte était resté inédit en français.)