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Revue d'histoire et de

philosophie religieuses

Gerhard von Rad dans les écrits de Paul Ricoeur


Matthieu Arnold

Abstract
Amongst the numerous Biblical commentators to whom Paul Ricoeur refers in his writings, Gerhard von Rad occupies a
distinctive place : Ricoeur quotes him with particular enthusiasm across several decades and in a variety of contexts.
Ricoeur is especially interested in von Rad’s Theology of the Historical Traditions of Israel (1957), which demonstrates the
historical depth of the narrative accounts transmitted by the Hebrew people, rooted in foundational events open to endless
reinterpretation.

Résumé
Parmi les nombreux exégètes auxquels Paul Ricoeur se réfère dans ses écrits, Gerhard von Rad occupe une place à part
: Ricoeur le cite avec prédilection, durant des décennies et dans des contextes divers. Il s’intéresse surtout à la Théologie
des traditions historiques d’Israël (1957), qui établit l’épaisseur historique des récits transmis par le peuple hébreu,
enracinés dans des événements fondateurs sans cesse réinterprétés.

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Arnold Matthieu. Gerhard von Rad dans les écrits de Paul Ricoeur. In: Revue d'histoire et de philosophie religieuses, 92e
année n°1, Janvier-Mars 2012. Philosophie, herméneutique, solidarité. Hommage à Gilbert Vincent à l’occasion de son
soixante-dixième anniversaire. pp. 117-137;

doi : https://doi.org/10.3406/rhpr.2012.1606

https://www.persee.fr/doc/rhpr_0035-2403_2012_num_92_1_1606

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M. ARNOLD, GERHARD VON RAD DANS LES ÉCRITS DE PAUL RICŒUR 117

GERHARD VON RAD


DANS LES ÉCRITS DE PAUL RICŒUR

Matthieu Arnold
GRENEP, Faculté de Théologie Protestante (EA 4378) – Université de Strasbourg
9 place de l’Université – F-67084 Strasbourg Cedex

Résumé : Parmi les nombreux exégètes auxquels Paul Ricœur se réfère dans
ses écrits, Gerhard von Rad occupe une place à part : Ricœur le cite avec
prédilection, durant des décennies et dans des contextes divers. Il s’intéresse
surtout à la Théologie des traditions historiques d’Israël (1957), qui établit
l’épaisseur historique des récits transmis par le peuple hébreu, enracinés
dans des événements fondateurs sans cesse réinterprétés.
Abstract : Amongst the numerous Biblical commentators to whom Paul Ricœur
refers in his writings, Gerhard von Rad occupies a distinctive place : Ricœur
quotes him with particular enthusiasm across several decades and in a
variety of contexts. Ricœur is especially interested in von Rad’s Theology of
the Historical Traditions of Israel (1957), which demonstrates the historical
depth of the narrative accounts transmitted by the Hebrew people, rooted in
foundational events open to endless reinterpretation.

Dans ses enseignements et dans ses publications, Gilbert Vincent


s’est illustré comme un interprète, extrêmement suggestif, de la
pensée de Paul Ricœur 1. Aussi, en guise d’hommage à celui qui fut
notre maître puis notre collègue, et qui, dès 1985, nous a fait
découvrir la trilogie Temps et récit, nous aimerions nous attacher,
en amateur – nous ne sommes ni exégète ni philosophe 2 –, aux
principales références aux travaux de Gerhard von Rad, spécialiste
de l’Ancien Testament 3, dans l’œuvre de Ricœur : les études de
Gilbert Vincent, tant dans le domaine de l’herméneutique que dans
ceux de la sociologie des religions ou de l’éthique sociale, témoignent
de la fécondité des travaux qui ne se cantonnent pas à une seule
—————
1
Voir notamment Vincent, 2008.
2
J’exprime ma profonde gratitude à mon collègue Daniel Frey, qui a relu ce texte,
pour ses précieuses observations.
3
L’importance de la référence à von Rad chez Ricœur n’a pas échappé à Vincent, 2008,
p. 94. Voir également Amherdt, 2004, qui propose encore d’autres références que la pré-
sente étude (voir notamment p. 398-405). Il ne nous sera pas possible, dans le cadre de cet
article, de montrer combien Ricœur a été marqué par von Rad pour son exégèse de
Genèse 1,1-2,4 (voir Ricœur, 1971b).

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discipline. Il en va ainsi de l’œuvre de Ricœur, qui « aime à lire la


littérature biblique en compagnie des exégètes 4 ».
En 1982, dans un article de la Revue d’Histoire et de Philo-
sophie religieuses, Paul Ricœur écrivait :
[…] je voudrais considérer l’acte de lecture comme une activité dyna-
mique qui ne se borne pas à répéter des significations à tout jamais
finies, mais qui se place dans le prolongement d’itinéraires de sens,
ouverts sur un travail d’interprétation […] c’est dans la structure du
récit que peut le mieux être appréhendée l’intersection du texte et de
la vie où s’engendre l’imagination selon la Bible 5.
Cette conception de la lecture comme activité productrice, cette
attention portée au texte capable d’engendrer du sens neuf, et cette
insistance sur le rôle particulier du récit dans ce processus rendaient
presque inévitable la rencontre de Paul Ricœur avec Gerhard von
Rad 6 : ce dernier fut le premier à tenir pleinement compte, dans une
théologie de l’Ancien Testament, du phénomène des réinterprétations
successives, par Israël, de ses traditions historiques, et il mit en évi-
dence l’importance du récit comme véhicule de ces mêmes traditions.
Les travaux de Ricœur se réfèrent essentiellement à la Théologie
de l’Ancien Testament de von Rad 7, et plus particulièrement au
premier volume, la Théologie des traditions historiques d’Israël.
Aussi convient-il de présenter brièvement cet ouvrage, avant
d’examiner les différents emplois que Ricœur en fait. Cet examen
nous montrera non seulement que les découvertes de l’exégète ont
nourri la réflexion du philosophe, mais aussi que, en retour, Ricœur
a mis en évidence, dans l’œuvre de von Rad, des aspects qui
avaient pu échapper aux spécialistes de l’Ancien Testament.

I. LA THÉOLOGIE DES TRADITIONS HISTORIQUES D’ISRAËL


DE G. VON RAD (1957)

La Théologie de l’Ancien Testament de Gerhard von Rad, et


notamment son premier volume, Théologie des traditions historiques
d’Israël, paru en 1957 en allemand, fit date dans l’histoire de la
—————
4
Vincent, 2008, p. 41.
5
Ricœur, 1982, p. 340-341. Sur la valorisation et l’interprétation du récit par Ricœur,
voir notamment Frey, 2008, p. 195-198.
6
Dans son autobiographie intellectuelle, et au contraire de ses entretiens de la même
année (voir Ricœur, 1995b), Ricœur, 1995a, p. 65, souligne sa dette à l’endroit de von Rad,
dont il a connu les travaux de bonne heure. De fait, dès 1960, on trouve chez Ricœur
plusieurs références à von Rad, 1957 ; ces renvois, qui figurent, pour l’essentiel, dans des
notes de bas de page, situent notamment, en lien avec le thème du péché, l’exégète par
rapport à d’autres spécialistes de l’Ancien Testament, français comme allemands, tels que
Lods, Jacob, Gunkel ou Eichrodt (voir Ricœur, 1960, p. 57, 92-96 et 229 – cette dernière
référence se rapporte au « mythe adamique »).
7
Von Rad, 1963 et 1967 (1957 et 1960 pour l’édition originale allemande).

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recherche vétérotestamentaire. Sa manière nouvelle de faire de la


théologie de l’Ancien Testament entendait tirer un meilleur parti de
la recherche historico-critique ; dans la préface à la première édi-
tion de sa Théologie…, von Rad écrit :
L’histoire des traditions nous a appris à déceler dans les trois grandes
œuvres – Hexateuque, historiographie deutéronomiste et historiographie
du Chroniste – les formes très diverses de la représentation de l’histoire
de Dieu envers Israël, dans ses couches successives ; elle a mis en
évidence la manière dont Israël s’est préoccupé, à chaque époque, de
comprendre son histoire à partir des interventions précises de Dieu et
la manière dont chaque époque s’est représenté différemment ces
interventions divines. Cela ne place-t-il pas la théologie de l’Ancien
Testament devant de nouvelles tâches 8 ?
Sans méconnaître les intentions différentes entre sa propre lec-
ture des textes – elle entend retrouver le « maximum théologique » –
et celle de l’exégèse historico-critique – elle se met en quête du
« maximum historique » –, von Rad veut rétablir un contact fruc-
tueux entre théologie et critique historique : sa Théologie de
l’Ancien Testament entend exposer les traditions en suivant leurs
développements.
En effet, l’exégèse historico-critique se préoccupait de l’étude
diachronique du texte, déterminait les étapes successives de sa for-
mation, et s’arrêtait généralement à ce stade : l’essentiel était pour
elle le texte primitif et, de ce fait, le sens théologique des additions,
des réinterprétations, lui importait peu ; ces dernières n’apparaissaient
que comme des écrans, des matériaux hétérogènes cachant le texte
original – par conséquent son substrat historique.
De son côté, la théologie de l’Ancien Testament, qui avait pris
son essor vers 1930, avait connu dès lors, à lire certains historiens,
un « âge d’or 9 » de deux décennies, avec les travaux de Sellin 10, de
Köhler 11, d’Eichrodt 12, de Heinisch 13 et de Procksch 14. Ces ouvrages
avaient pour idée directrice d’« exposer les grandes notions de
l’Ancien Testament d’une manière systématique et synthétique, pour
ne pas dire dogmatique, sans rien sacrifier des acquisitions consi-
dérées comme définitives de la critique historique et littéraire » 15.
Certes, leurs auteurs ne cherchaient pas à faire entrer la matière de
—————
8
Von Rad, 1963, p. 7.
9
Dentan, 1963 [1950].
10
Sellin, 1933.
11
Köhler, 1936.
12
Eichrodt, 1933-1939.
13
Heinisch, 1940.
14
Procksch, 1950.
15
Jacob, 1969, p. 299. Toutefois, von Rad, 1957, met en lumière le fait que les théologies
de l’Ancien Testament antérieures n’avaient pas entièrement tiré parti des « acquisitions
[…] de la critique historique et littéraire ».

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l’Ancien Testament dans des catégories théologiques ou philo-


sophiques préconçues ; l’Ancien Testament lui-même fournissait
les divers « moules » selon lesquels cette matière était répartie : on
ne cherchait pas, par exemple, ce que l’Ancien Testament disait de
l’aséité ou de l’infinité de Dieu, mais ce qu’il disait de « sa
sainteté, de sa justice, de son amour, […] catégories que les textes
bibliques suggèrent 16 ». Toutefois, le schéma selon lequel on agen-
çait la matière biblique provenait de la dogmatique. Ainsi, l’ouvrage
de Köhler traite successivement de la théologie stricto sensu, de
l’anthropologie et de la sotériologie. Eichrodt, quant à lui, a cher-
ché un ordonnancement venant de l’Ancien Testament lui-même,
d’où les trois parties de sa Theologie des Alten Testaments : Dieu et
le peuple (Gott und Volk), Dieu et le monde (Gott und Welt), Dieu et
l’homme (Gott und Mensch). Cependant, un tel schéma, « serait-il
issu de la Bible même, risque, du fait de son aspect systématique,
d’imposer une forme unique et rigide à une matière qui fut en
réalité vivante et diverse 17 ». Même l’ordonnancement assez souple
de la Théologie de l’Ancien Testament d’Edmond Jacob – les aspects
caractéristiques du Dieu de l’Ancien Testament, l’action du Dieu de
l’Ancien Testament, contestation et triomphe final de l’action de
Dieu 18 – peut prêter le flanc à cette critique.
De cette théologie, qui consiste en une « description des
conceptions, pensées et notions théologiquement importantes dans
l’Ancien Testament 19 », von Rad déclare qu’elle sera toujours une
des tâches de la théologie de l’Ancien Testament, mais qu’elle n’en
sera pas la seule tâche. En effet, pour lui, la théologie de l’Ancien
Testament a pour objet les « témoignages rendus par Israël à l’action
historique de Yahvé 20 », témoignages qui mettent l’accent non pas
sur les croyances d’Israël, mais sur Yahvé. Une théologie de l’Ancien
Testament qui se bornerait à être un exposé de représentations reli-
gieuses se couperait du « monde de l’histoire auquel tout le labeur
théologique d’Israël est appliqué 21 ». Von Rad adresse enfin une
pique aux plans des théologies qui ont précédé la sienne :
Il serait […] préjudiciable à notre compréhension de vouloir mettre
d’emblée de l’ordre dans le monde du témoignage d’Israël, selon des
normes théologiques qui nous sont familières, mais qui n’ont rien à
faire avec celles d’après lesquelles il avait, lui, l’habitude d’ordonner
sa pensée théologique 22.
—————
16
Lys, 1968, p. 232.
17
Lys, 1968, p. 232.
18
Jacob, 1955.
19
Von Rad, 1963, p. 103.
20
Von Rad, 1963, p. 103.
21
Von Rad, 1963, p. 111.
22
Ibid.

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Quel est alors, pour von Rad, le point de départ d’une théologie
de l’Ancien Testament ? C’est « la constatation que l’Hexateuque
tout entier est édifié sur quelques très anciennes affirmations de la
foi, qui ont été essentielles pour Israël dans tous les temps 23 ». On
peut remarquer, en effet, que
le matériel immense et varié des traditions d’Israël […] se répartit en
une série de grands ensembles qui se rattachent à des actes historiques
de Yahvé qu’Israël a considérés comme constitutifs de sa propre expé-
rience. Le nombre de ces groupes de traditions qui ont tous été à un
moment indépendants les uns des autres n’est pas élevé ; les princi-
paux sont : la promesse aux patriarches, la sortie d’Égypte, le miracle
de la mer Rouge, la révélation de Yahvé au Sinaï et l’octroi du pays de
Canaan. La plus récente de ces traditions est celle de l’alliance avec
David ; c’est pourquoi elle se situe un peu en dehors de ce tableau de
l’histoire du salut en vue duquel les plus anciennes s’étaient déjà visi-
blement groupées d’assez bonne heure 24.
Ces thèmes fondamentaux ont le caractère d’une profession de
foi ; von Rad pense trouver le credo le plus ancien en Deutéro-
nome 26,5-9, qui énumère les actes salutaires de Yahvé, depuis la
sortie d’Égypte jusqu’à l’octroi du pays de Canaan. Pour von Rad,
ce « credo historique », « noyau primitif des anciennes déclarations
très simples 25 », constitue le fondement autour duquel l’histoire
d’Israël s’est ordonnée : chaque époque a réactualisé les interven-
tions salutaires de Yahvé et les a exprimées dans une forme théolo-
gique qui lui était propre, et une multitude de traditions de détails
se sont cristallisées autour de ces événements majeurs.
Comme les faits ont été ordonnés en fonction d’une confession
de foi cultuelle, ils ont été fortement généralisés et simplifiés ;
ainsi, la Bible présente Israël comme un tout, bien avant l’entrée en
Canaan, alors que « la recherche historique a montré qu’“Israël” est
le nom de la confédération sociale de tribus qui s’est constituée en
Palestine, après la pénétration dans ce pays 26 ». De la façon dont
Israël a lu son histoire, l’exégète tire une constatation fondamentale
sur les liens entre parole de Dieu et histoire :
Yahvé s’est révélé à son peuple – et d’une manière particulière à chaque
génération –, dans les faits de son histoire qui sont devenus parole,
aussi bien que dans sa parole qui est devenue historique 27.
Cette action révélatrice de Yahvé, dont on ne peut parler « que
comme d’une succession d’actes révélateurs différents de nature et

—————
23
Von Rad, 1963, p. 8. L’auteur avait déjà lancé cette idée dans von Rad, 1938.
24
Von Rad, 1963, p. 68.
25
Von Rad, 1963, p. 266.
26
Von Rad, 1963, p. 17.
27
Von Rad, 1963, p. 10.

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d’esprit 28 », constitue pour von Rad le centre d’une théologie de


l’Ancien Testament.
Von Rad qualifie les actes révélateurs de Yahvé d’« historiques ».
De même, il considère que les expressions de la foi d’Israël sont
« boursoufflées » par de l’histoire, par la réactualisation continue
des actes salutaires de Yahvé, et non pas par du « mythe ». Si les
« deux images de l’histoire d’Israël, celle de la critique moderne et
celle de la foi israélite », sont différentes, « il serait [néanmoins]
absurde de contester à l’une ou à l’autre son droit à l’existence 29 ».
Pour von Rad, Israël tire ses affirmations d’une « couche profonde
d’expériences historiquement vécues », mais ces expériences sont
« inaccessibles à la science historico-critique 30 ».
Par conséquent, pas plus que l’exposé systématique des notions
théologiquement importantes dans l’Ancien Testament, l’investiga-
tion historico-critique ne parvient à rendre compte de manière satis-
faisante des « témoignages rendus par Israël à l’action de Yahvé 31 ».
C’est pourquoi, selon von Rad,
[l]a forme la plus légitime d’un entretien théologique sur l’Ancien
Testament reste donc la répétition narrative. […] les actes divins doivent
être racontés. On les a racontés, de père en fils, à chaque génération
[…] et c’est pourquoi il fallait continuer à les raconter dans une
actualisation toujours nouvelle 32.
Dans sa Théologie de l’Ancien Testament, von Rad entend donc
suivre « fidèlement ces témoignages rendus à l’histoire 33 » ; dans le
premier volume, Théologie des traditions historiques d’Israël, il
livre tout d’abord une « esquisse de l’histoire de la foi en Yahvé et
des institutions sacrales en Israël », puis expose essentiellement la
théologie de l’Hexateuque, en montrant ce qu’Israël a vu et confessé
en six moments successifs de son histoire 34.

—————
28
Von Rad, 1963, p. 106.
29
Von Rad, 1963, p. 98.
30
Von Rad, 1963, p. 100.
31
Von Rad, 1963, p. 103.
32
Von Rad, 1963, p. 111.
33
Ibid. Toutefois, pour Lys, 1968, p. 235, même la théologie de l’Ancien Testament de
von Rad contient un danger de systématisation : « Car il n’est peut-être pas certain que tout
doive s’inscrire dans le schéma de l’histoire du salut. » Et Lys de se demander si les pages
que von Rad a écrites sur la sagesse sont à leur place à la fin du volume sur les traditions
historiques d’Israël. E. Jacob, 1969, p. 300, va dans le même sens : « Renonçant à la pré-
sentation synthétique, il [von Rad] étudie successivement les différentes traditions, historique
et prophétique, de l’Ancien Testament, insérant entre les deux la tradition sapientiale qui
visiblement lui causait quelque embarras dans ce contexte. »
34
Le second volume concerne moins notre propos. Signalons, toutefois, qu’il traite des
traditions prophétiques : après des réflexions générales sur la prophétie (première partie),
von Rad examine les prophètes selon l’ordre chronologique ; l’ouvrage se termine par une
troisième partie concernant la relation Ancien Testament – Nouveau Testament.

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M. ARNOLD, GERHARD VON RAD DANS LES ÉCRITS DE PAUL RICŒUR 123

II. RICŒUR LECTEUR DE G. VON RAD :


QUELQUES EMPLOIS DE LA THÉOLOGIE DE L’ANCIEN TESTAMENT

Non seulement, dans plusieurs de ses écrits, Paul Ricœur renvoie


explicitement aux travaux de von Rad, mais il le fait encore dans
des contextes très différents. Aussi, plutôt que d’essayer, d’emblée,
une présentation synthétique qui fasse violence aux textes de Ricœur,
nous allons examiner tout d’abord quelques-unes de ces références
séparément, avant d’esquisser une comparaison entre elles. Dans la
mesure où Ricœur utilise les résultats de von Rad à plusieurs niveaux,
nous n’avons pas privilégié la chronologie, mais sommes parti de la
référence la plus générale pour aller vers la plus particulière : (1) dans
l’« Herméneutique de l’idée de Révélation », von Rad fournit à
Ricœur un mode de discours qu’il peut opposer au discours pro-
phétique, à savoir le discours narratif – et plus particulièrement la
« confession narrative » ; (2) dans « Structure et herméneutique »,
Ricœur fait valoir le fait que, contrairement aux mythes de l’aire
« totémique », les traditions d’Israël sont « ouvertes », c’est-à-dire
« grosses de sens », susceptibles d’être sans cesse réinterprétées ;
par conséquent, elles ne doivent pas être appréhendées uniquement
par la méthode structurale, qui « n’épuise pas leur sens » ; (3) dans
Temps et Récit (t. III), Ricœur trouve en l’Israël biblique un
exemple « particulièrement topique » pour illustrer la notion d’identité
narrative ; (4) pour finir, nous examinerons la référence à von Rad
dans « La paternité : du fantasme au symbole », qui, au contraire
des trois emplois qui la précèdent, n’apparaît pas dans un débat
relatif à l’herméneutique.

1. « Herméneutique de l’idée de Révélation 35 »


Dans cet article de 1977, Ricœur combat la position un peu
simpliste « qui oppose un concept autoritaire et opaque de
révélation 36 au concept d’une raison prétendument maîtresse d’elle-
même et transparente pour soi-même 37 ». Pour autant, son but n’est
pas – Ricœur le dit expressément – de faire coïncider raison et révé-
lation, mais de placer ces deux termes dans un rapport dialectique
vivant. Pour cela, il lui faut dans un premier temps « conquérir » un
concept de révélation distinct du concept opaque et autoritaire, ce
qui implique un retour au niveau du discours de la foi. « De quelle
—————
35
Sur l’interprétation de ce texte, voir Vincent, 2008, p. 88-90.
36
Ce concept est opaque parce qu’il amalgame trois niveaux de langage : celui de la
confession de foi, celui de la « dogmatique ecclésiale » et celui du « corps des doctrines
imposées par le magistère comme règle d’orthodoxie » (Ricœur, 1977, p. 17). Il est autori-
taire parce que l’amalgame est toujours fait à partir du troisième niveau.
37
Ricœur, 1977, p. 15 (= Ricœur, 2010b, p. 199).

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manière la catégorie de révélation est-elle incluse dans ce discours ? »,


telle est la question à laquelle le philosophe va essayer de répondre.
Dans ce débat, ce n’est pas tant le théologien, le systématicien,
que le « croyant éclairé par l’exégète » que Ricœur entend se donner
pour vis-à-vis. Cela ne signifie nullement que le philosophe prenne
position pour l’exégète, attentif aux contextes et donc avant tout à
la variété des expressions de la foi, contre le systématicien, qui
cherche à formuler un discours cohérent et qui, de ce fait, court le
risque de minimiser les divergences théologiques entre les différents
écrivains bibliques et d’arracher leurs propos à leur contexte 38.
Ricœur affirme simplement que l’on ne peut pas faire l’économie
du « discours de la foi » si l’on veut dépasser le concept autoritaire
et opaque de la révélation 39. Ce « retour à l’origine du discours
théologique » permet d’avoir affaire non plus à la révélation, mais
à une révélation plurielle : les « discours dans lesquels s’est inscrite
la foi d’Israël, puis celle de l’Église primitive », sont variés et
irréductibles les uns aux autres 40.
Ricœur examine en premier lieu le discours prophétique : il
peut paraître légitime de prendre ce discours « comme terme de
référence pour une méditation sur la révélation 41 », puisqu’il est
prononcé au nom d’un autre, au nom de Yahvé. Toutefois, précise
aussitôt notre auteur, c’est pour cette même raison qu’il faut laisser
ce modèle de côté, car il risque d’identifier révélation et « parole
d’un autre », concept que Ricœur juge trop étroit 42. De fait, n’y a-t-il
pas danger, avec le modèle prophétique, de revenir au concept de
révélation que l’on avait cherché sinon à congédier, du moins à
rectifier ? Pour Ricœur, en effet, la révélation-dictée est proche du
corpus doctrinal imposé par le magistère : il s’agit, dans l’un et
l’autre cas, d’une révélation autoritaire et fermée :
L’accès à une manière moins subjective de comprendre la révélation
est […] fermé prématurément, et l’idée même d’inspiration […] est
privée des enrichissements qu’elle peut recevoir des formes de discours
qui se laissent moins aisément interpréter en termes de voix derrière la
voix 43.
—————
38
Sur les évolutions du discours systématique, qui n’auraient pas manqué d’intéresser
le philosophe, voir Bühler, 2008, notamment p. 117-121.
39
Sur la dénonciation, par Ricœur, d’un concept opaque et autoritaire de révélation,
fondé sur la confusion entre énoncés bibliques et propositions doctrinales, voir Vincent,
2008, p. 37s.
40
Ricœur, 1977, p. 17 (= Ricœur, 2010b, p. 202). Là où Ricœur parle de « discours »,
l’exégète emploierait dans doute les termes « genre littéraire ». Il nous semble important
de noter le fait que, pour Ricœur, la foi n’est pas indépendante des formes dans lesquelles
elle s’exprime.
41
Ibid.
42
Ibid. (= Ricœur, 2010b, p. 203).
43
Ricœur, 1977, p. 18 (= Ricœur, 2010b, p. 204).

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M. ARNOLD, GERHARD VON RAD DANS LES ÉCRITS DE PAUL RICŒUR 125

Pour Ricœur, qui – en dépit des travaux d’André Neher, que


pourtant il cite par ailleurs 44 – associe étroitement l’idée de pro-
phétie à celle d’un « dévoilement du futur », l’on a tendance à
limiter la « révélation – discours prophétique » à l’annonce d’un
dessein de Dieu. C’est là une raison de plus pour ne pas identifier
révélation et prophétie.
Il convient donc de s’intéresser aux autres modalités du discours
de foi, à commencer par le « genre narratif qui domine dans le
Pentateuque, ainsi que dans les Évangiles synoptiques et dans les
Actes des Apôtres 45 » : la narration est le « correctif » de la pro-
phétie, dans la mesure où ce n’est pas sur l’auteur – il s’efface
derrière le récit – mais sur les choses racontées qu’elle attire
l’attention. Ainsi, c’est « au caractère même » de certains événe-
ments racontés « tels que l’élection d’Abraham, la sortie d’Égypte
ou Exode, l’onction de David, etc., et, pour l’Église primitive, la
Résurrection du Christ […] qu’un sens de révélation est attaché 46 ».
C’est dans ce contexte que Ricœur se réfère à Gerhard von Rad
– il a établi dans sa Théologie de l’Ancien Testament qu’« Israël a
confessé Dieu essentiellement en mettant en ordre des sagas, des
traditions, des récits autour de quelques événements royaux à partir
desquels rayonne le sens 47 » – et qu’il cite ce qui, pour l’exégète,
constitue le plus ancien Credo hébraïque, Deutéronome 26,5-9. La
confession narrative intéresse Ricœur en tant que, au contraire du
discours prophétique, elle a pour trait spécifique non pas la parole,
mais la « visée vers la trace de Dieu dans l’événement » ou, en
d’autres termes, la « marque de Dieu dans l’histoire 48 ». Après avoir
opposé les caractéristiques du discours narratif à celles du discours
prophétique, et rectifié ainsi le concept de révélation, Ricœur étudie
trois autres modalités du discours religieux biblique : le discours
prescriptif, le discours de sagesse et le discours de l’hymne.
Cet examen des « expressions originaires de la révélation »
l’amène aux conclusions suivantes : (1) « l’analyse du discours reli-
gieux ne doit pas se faire d’abord au niveau des énoncés de forme
théologique, tels que : Dieu existe… » : à ce « discours de second

—————
44
Neher, 1955, p. 10, a insisté sur le fait que la prophétie biblique « n’est que très
accessoirement anticipatrice ».
45
Ricœur, 1977, p. 19 (= Ricœur, 2010b, p. 205).
46
Ricœur, 1977, p. 20 (= Ricœur, 2010b, p. 207).
47
Ibid. (= Ricœur, 2010b, p. 208).
48
Ricœur, 1977, p. 21 (= Ricœur, 2010b, p. 209). Voir dans le même sens Ricœur, 1994
[1977], p. 291 : « Dans la mesure où le genre narratif est premier, la marque de Dieu est
dans l’histoire avant d’être dans la parole. La parole est seconde, en tant qu’elle confesse
la trace de Dieu dans l’événement. »

REVUE D’HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2012, Tome 92 n° 1, p. 117 à 137


126 M. ARNOLD, GERHARD VON RAD DANS LES ÉCRITS DE PAUL RICŒUR

degré 49 » elle doit préférer – Ricœur l’avait déjà affirmé au début


de son étude – les « modalités les plus originaires de langage d’une
communauté de foi » ; (2) ces expressions se trouvent dans des
formes littéraires variées qui ne constituent pas une simple « façade
rhétorique » : le « contenu de pensée » n’est pas « indifférent au
véhicule littéraire 50 » ; (3) par conséquent, on ne saurait formuler la
notion de révélation biblique « de la façon uniforme et proprement
monotone que l’on présume quand on parle de la révélation
biblique 51 ».

2. « Structure et herméneutique 52 »
De ce qui précède, on aurait tort de déduire que Ricœur a
attendu les années soixante-dix pour connaître la théologie de von
Rad : dans un débat de 1963 avec le structuralisme, il se fonde déjà
sur son interprétation de la pensée hébraïque.
Dans ce texte, Ricœur distingue trois temporalités : après avoir
traité du temps de transmission et du temps d’interprétation 53, il se
met en quête du « temps même du sens ». Pour atteindre ce temps, il
fait un détour par l’école structuraliste – en particulier l’Anthropologie
structurale (1958) de Claude Lévi-Strauss : Ricœur estime que le
structuralisme, qui se veut science objective, peut servir d’appui à
l’herméneutique, « phare de l’appropriation du sens 54 ».
Par la méthode structurale, la linguistique s’est constituée comme
une science, dont les principes sont les suivants : (1) dans la mesure
où la langue est un système, ce sont les écarts, et non pas les termes
mêmes qui sont signifiants ; (2) la diachronie est seconde par rapport
à la synchronie, et « l’histoire est plutôt responsable des désordres que
des changements signifiants 55 » ; (3) les lois linguistiques désignent
un niveau « inconscient, […] non-réflexif, non-historique de l’esprit » ;
objectif, le « rapport de compréhension » n’a pas d’historicité 56.
—————
49
Sur les différents degrés – et les diverses formes – du langage religieux, voir Ricœur,
1975.
50
Ricœur, 1977, p. 31 (= Ricœur, 2010b, p. 226). Sur la prégnance du genre littéraire
sur le contenu qu’il exprime, voir aussi Reboul, 1991, p. 147 : « Le genre contraint la pensée. »
51
Ricœur, 1977, p. 31 (= Ricœur, 2010b, p. 228).
52
Ricœur, 1969a [1963] ; l’introduction des deux textes diffère quelque peu. Initiale-
ment, l’article s’intitulait « Symbolique et temporalité », et il avait paru dans Archivio di
Filosofia, 3, 1963, p. 12-31.
53
« On n’interprète pas de nulle part, mais pour expliciter, prolonger et ainsi main-
tenir vivante la tradition elle-même dans laquelle on se tient. C’est ainsi que le temps de
l’interprétation appartient en quelque façon au temps de la tradition. Mais en retour la
tradition, même entendue comme transmission d’un depositum, reste tradition morte, si
elle n’est pas l’interprétation continuelle de ce dépôt. » (Ricœur, 1969a [1963], p. 31.)
54
Ricœur, 1969a [1963], p. 34.
55
Ricœur, 1969a [1963], p. 36, qui se réfère à F. de Saussure.
56
Ricœur, 1969a [1963], p. 36-37.

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M. ARNOLD, GERHARD VON RAD DANS LES ÉCRITS DE PAUL RICŒUR 127

C’est essentiellement au deuxième principe du structuralisme et


aux conséquences de son application en sciences humaines que
Ricœur va s’intéresser, lui qui déclare avant même d’entamer le
débat avec Lévi-Strauss :
[…] le point critique [pour la compréhension des symboles par la
méthode structurale] sera atteint lorsque nous serons en face d’une
véritable tradition, c’est à dire d’une série de reprises interprétantes,
qui ne peuvent plus être considérées comme l’intervention du désordre
dans un état de système 57.
Ricœur reconnaît que l’application de la méthode structurale
aux systèmes de parenté s’est révélée fructueuse 58 ; dans ce champ,
proche de langue puisqu’il constitue aussi un système de communi-
cation, les trois principes de la linguistique (signification des élé-
ments différentiels, importance de la seule synchronie, construction
des systèmes à un niveau inconscient de l’esprit) ont été confirmés.
Fort de ces résultats, Lévi-Strauss a élargi son investigation à d’autres
systèmes sociaux, avec prudence dans l’Anthropologie structurale,
de manière trop hardie – selon Ricœur – dans La pensée sauvage 59 :
« Lorsqu’il s’agit d’art et de religion, qu’est-ce que l’on comprend
lorsque l’on comprend la structure 60 ? »
En choisissant l’aire culturelle de l’« illusion totémique », Lévi-
Strauss a choisi un objet à sa mesure : un « matériau ethnographique
et humain » très limité, où l’organisation l’emporte largement sur
les contenus. Mais on ne saurait réduire au totémisme toute la pen-
sée « mythique » : au premier, Ricœur oppose la pensée hébraïque,
dont la compréhension requiert, outre l’intelligence structurale, une
« intelligence herméneutique qui s’applique à interpréter les contenus
eux-mêmes, afin d’en prolonger la vie et d’en incorporer l’efficace
à la réflexion philosophique 61 ». Pour montrer combien la pensée
hébraïque constitue l’inverse du totémisme, Ricœur en appelle à
von Rad : dans sa Théologie des traditions historiques d’Israël, il a
établi le caractère signifiant non pas des « nomenclatures », mais
des « événements fondateurs », des actes salutaires de Yahvé. Toute
l’histoire d’Israël s’ordonne autour de ces « foyers organisateurs »
—————
57
Ricœur, 1969a [1963], p. 36.
58
Lévi-Strauss a, comme le signale Ricœur, notamment résolu le difficile problème de
la place de l’oncle maternel dans la parenté : « […] l’avunculat, pour être compris, doit
être traité comme une relation intérieure à un système et […] c’est le système lui-même
qui doit être considéré dans son ensemble, pour en apercevoir la structure. […] On n’a donc
pas besoin d’expliquer comment l’oncle maternel fait son apparition dans la structure de
parenté : il n’y apparaît pas, il y est immédiatement donné, il en est la condition. L’erreur
de la sociologie traditionnelle […] est d’avoir considéré les termes, et non les relations
entre les termes. » (Lévi-Strauss, 1958, p. 56-57.)
59
Voir Lévi-Strauss, 1962.
60
Ricœur, 1969a [1963], p. 42-43.
61
Ricœur, 1969a [1963], p. 45.

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128 M. ARNOLD, GERHARD VON RAD DANS LES ÉCRITS DE PAUL RICŒUR

ou « foyers de traditions », réinterprétés à chaque génération ; « […]


il est remarquable que c’est par ce travail de réinterprétation de ses
propres traditions qu’Israël s’est donné une identité qui est elle-
même historique ». Caractérisée par le « primat de l’histoire », une
telle pensée ne saurait être « épuisée » par la méthode structurale,
bien au contraire : réinterprétées de manière continue, les traditions
continuent d’être grosses d’un sens prêt à être employé dans d’autres
structures, et la méthode structurale ne saurait faire droit à la
richesse de leur « fond symbolique » 62.
De la sorte, le recours à von Rad permet à Ricœur de montrer
combien, seule, la méthode structurale est inapte à comprendre la
pensée hébraïque, et, partant, que l’herméneutique est nécessaire.

3. Temps et Récit (t. III) : l’identité narrative


L’un des buts principaux que se propose Ricœur, dans Temps et
Récit 63, est de faire droit au genre narratif, de lui donner un statut,
notamment dans le domaine de l’historiographie.
Après avoir confronté le modèle augustinien du temps à celui
d’Aristote et, partant, les tenants du temps phénoménologique à
ceux du temps cosmologique, Ricœur conclut à l’existence d’une
« aporie résultant de l’occultation mutuelle de la perspective phé-
noménologique et de la perspective cosmologique 64 ». Cependant,
cette aporie peut être surmontée, dans la ou les pratiques du récit :
Le temps raconté est comme un pont jeté par-dessus la brèche que la
spéculation ne cesse de creuser entre le temps phénoménologique et le
temps cosmologique 65.
Plus précisément, « l’entrecroisement de l’histoire et de la
fiction », qui « ne concrétisent chacune leur intentionnalité res-
pective qu’en empruntant à l’intentionnalité de l’autre 66 », peut
constituer une réponse à cette aporie. Le « rejeton fragile » de cet
entrecroisement – ou plus exactement, d’une partie de cet entre-
croisement, la « fictionalisation de l’histoire 67 » – est l’« identité
narrative » :
Je pense à ces événements qu’une communauté historique tient pour
marquants, parce qu’elle y voit une origine ou un ressourcement. Ces
événements, qu’on dit en anglais “epoch-making”, tirent leur significa-
tion spécifique de leur pouvoir de fonder ou de renforcer la conscience
—————
62
Voir Ricœur, 1969a [1963], p. 50 et 53.
63
Ricœur, 1983-1985.
64
Ricœur, 1985, p. 351.
65
Ricœur, 1985, p. 352.
66
Ricœur, 1985, p. 265.
67
Ricœur désigne ainsi le fait que l’histoire se sert de la fiction pour refigurer le temps.

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M. ARNOLD, GERHARD VON RAD DANS LES ÉCRITS DE PAUL RICŒUR 129

d’identité de la communauté considérée, son identité narrative, ainsi


que celle de ses membres 68.
La notion d’identité narrative s’applique aussi bien à l’individu
qu’à la communauté : ils construisent leur identité en recevant des
récits qui « deviennent pour l’un comme pour l’autre leur histoire
effective 69 ». Ricœur trouve, dans le travail de l’analysant, en psy-
chanalyse, l’exemple de l’identité narrative de l’individu ; celle
d’une communauté lui est fournie par l’Israël biblique, « peuple
passionné par les récits qu’il a racontés sur lui-même », et qui
entretient avec ces récits un rapport circulaire : « […] la commu-
nauté historique qui s’appelle le peuple juif a tiré son identité de la
réception même des textes qu’elle a produits 70 ». Ici – et au
contraire de notre exemple précédent –, Ricœur ne développe pas
ce propos mais on se souviendra, par exemple, qu’Israël a réin-
terprété le séjour et la sortie d’Égypte comme ayant été vécus par
lui en tant que peuple, alors que, pour von Rad, il n’y a pas eu
d’unité d’Israël avant l’installation en Canaan 71.
Dans les travaux de Ricœur étudiés précédemment, les apports
essentiels de la Théologie des traditions historiques d’Israël étaient
employés dans une démarche dialectique, et servaient par consé-
quent à faire progresser une démonstration : le discours narratif et
la pensée hébraïque fournissaient respectivement un contre-exemple
au discours prophétique et à la pensée « totémique ». Dans le cas
présent, la mention de l’Israël biblique sert à illustrer la notion
d’identité narrative, lors même que Ricœur ne donne guère
d’exemples de cette identité.
Dans le troisième tome de Temps et récit, on trouve une autre
référence à la Théologie de l’Ancien Testament de von Rad. Pour
illustrer les affirmations selon lesquelles « la pensée historique,
sans être en tant que telle narrative, a une affinité particulière pour
le genre discursif du récit », Ricœur évoque à nouveau le cas de
l’Israël biblique, pour lequel « le médium narratif se révèle être le
véhicule principal de la confession de foi portant sur les rapports
d’une alliance entre le peuple et son Dieu 72 ». Il n’est pas nécessaire
de revenir ici sur le genre de la « confession narrative », dont nous
—————
68
Ricœur, 1985, p. 272. Au sujet de l’« identité narrative » d’Israël chez Ricœur, voir
notamment Amherdt, 2004, p. 234s.
69
Ricœur, 1985, p. 356.
70
Ricœur, 1985, p. 357. Voir dans le même sens, avec une référence explicite à von Rad,
Ricœur, 2001 [1987], p. 296s. : « Seul Israël s’est compris lui-même principalement à
travers les traditions dont il était en même temps l’auteur et le bénéficiaire. » Auparavant,
aux p. 292-295, Ricœur a situé von Rad dans l’histoire de la typologie des formes narratives
dans le Moyen Orient.
71
Cf. par exemple von Rad, 1963, p. 98-99, 108-109.
72
Ricœur, 1985, p. 372 et note 2.

REVUE D’HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2012, Tome 92 n° 1, p. 117 à 137


130 M. ARNOLD, GERHARD VON RAD DANS LES ÉCRITS DE PAUL RICŒUR

avons parlé plus haut. Un second aspect de la pensée théologique


d’Israël intéresse le philosophe : même les « segments non narratifs »
de la théologie des traditions, tels que les lois, ont pu être intégrés à
cette même théologie, à la seule condition, toutefois, de faire, eux
aussi, l’objet d’une narration : « la donation de la loi est érigée en
un événement digne d’être raconté et intégré au grand récit 73 ».
De fait, von Rad a fait observer que la donation de la loi a été
intégrée à l’histoire d’Israël de deux manières : tout d’abord, pour
toutes les traditions, les textes législatifs sont mis dans la bouche
de Moïse, et cet événement a lieu dans le cadre narratif du séjour au
Sinaï ; ensuite, « la parole de la révélation débute par une présen-
tation de Yahvé par lui-même, dans laquelle il se réfère à l’action
salutaire que constitue la libération d’Égypte 74 ». Ainsi, l’instruction
est liée à l’événement fondateur que constitue la sortie d’Égypte.

4. « La paternité : du fantasme au symbole 75 »


Nous avons gardé pour la fin cet emploi de von Rad, a priori
surprenant : Ricœur le met à contribution dans une étude sur la
paternité. Le philosophe émet l’hypothèse que la figure du père est
« inachevée et en suspens », et qu’il faut en quelque sorte la perdre
puis passer par des figures non parentales pour la retrouver ; ensuite,
il tente de vérifier cette hypothèse dans trois registres totalement
différents : celui de la psychanalyse, celui de la phénoménologie de
l’esprit et celui de la philosophie de la religion.
Dans ce dernier domaine, qui l’occupe le plus largement, Ricœur
aborde le problème de la paternité divine. Comme dans son étude
sur l’« Herméneutique de l’idée de Révélation », il ne se fonde pas
sur la théologie, qui lui semble trop peu attentive aux formes
discursives dans lesquels Dieu intervient, mais sur l’exégèse. En
effet, la « désignation de Dieu » n’est pas indifférente aux formes
de discours : Dieu se trouve à la première personne dans les oracles
prophétiques, à la seconde dans les invocations hymniques, et à la
troisième dans les récits, où il est l’actant principal.
Ricœur commence par constater le petit – moins de vingt –
nombre des occurrences du terme « père » pour désigner Dieu dans
l’Ancien Testament. Cela correspond à la première étape, à savoir
la perte de la figure du père. Il trouve également dans l’Ancien
Testament – et notamment dans le discours narratif – le détour par
—————
73
Ricœur, 1985, p. 372s., note 2.
74
Von Rad, 1963, p. 170. Ricœur, 1977, p. 24 (= Ricœur, 2010b, p. 214-215), avait déjà
relevé ce point.
75
Ricœur, 1969b.

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M. ARNOLD, GERHARD VON RAD DANS LES ÉCRITS DE PAUL RICŒUR 131

des figures non parentales : c’est ici qu’intervient la référence à


von Rad. Dans le récit, « premier genre de discours dans lequel les
écrivains bibliques ont tenté de parler de Dieu 76 », Yahvé n’est pas
en position de père ; il est le « héros », celui qui intervient dans
l’histoire par des actes précis pour sauver son peuple. De fait, la
« confession kérygmatique » qui ordonne ces actes désigne non pas
Yahvé, mais Israël comme père : « Mon père était un araméen
errant… » (Deutéronome 26,5). Ce n’est que dans un « temps
second », et après être passé dans une nouvelle catégorie, que le
rapport entre Yahvé et l’homme pourra « entrer dans la catégorie
père-fils 77 ». Ricœur tient les alliances qui jalonnent l’Hexateuque
– l’alliance avec Abraham, l’alliance avec Noé, l’alliance au Sinaï 78 –
pour un élément du détour qui mène à la relation père-fils : c’est
l’alliance qui donne un sens à la paternité, et non pas l’inverse ;
aussi l’alliance doit-elle être interprétée à partir de ses clauses et
des « rôles qu’elle développe et articule 79 ». Ainsi, dans le Document
sacerdotal 80, les « prestations » de Yahvé sont les suivantes : « Israël
sera constitué comme peuple, Israël recevra le don de la terre,
Israël entrera avec Dieu dans une relation privilégiée 81 ». Le
troisième thème de l’alliance, exprimé par « je serai votre Dieu »,
est « évidemment capital pour la paternité ». Pour Ricœur, ce retour
du père, qu’amorce aussi la figure du donneur de loi – il s’est choisi
Israël –, se poursuit dans le discours prophétique et s’achève dans
le Nouveau Testament par l’invocation de Jésus : « Abba. »

III. ÉVALUATION

– 1. Dans « Herméneutique de l’idée de Révélation », von Rad


fournit à Ricœur un type bien précis de discours narratif, la
« confession narrative ». Cet exemple intéresse le philosophe à deux
titres : (1) la confession narrative est parole, tout comme la pro-
phétie ; mais, tandis que dans le discours prophétique Dieu est perçu
comme auteur, dans la confession narrative il se présente comme un
actant ; (2) la confession narrative constitue plus qu’un regard vers
un passé révolu : elle est grosse de potentialités, les événements
qu’elle relate engendrent de l’histoire.
—————
76
Ricœur, 1969b, p. 472.
77
Ricœur, 1969b, p. 473-474.
78
Voir von Rad, 1963, p. 118s.
79
Ricœur, 1969b, p. 474.
80
Comme le montre la suite de son propos, Ricœur songe à l’alliance avec Abram
(Genèse 17,4-14). Pour von Rad (1963, p. 122), le Document Sacerdotal ne connaît que deux
alliances, celle avec Noé (Genèse 9,1-17) et celle avec Abram – la seule qui contienne la
promesse « Je serai votre Dieu ».
81
Ricœur, 1969b, p. 474.

REVUE D’HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2012, Tome 92 n° 1, p. 117 à 137


132 M. ARNOLD, GERHARD VON RAD DANS LES ÉCRITS DE PAUL RICŒUR

L’emploi que Ricœur fait de von Rad ne trahit en rien l’exégète,


qui avait affirmé :
[…] la constatation que l’Hexateuque tout entier est édifié sur quelques
très anciennes affirmations de foi, qui ont été essentielles pour Israël
dans tous les temps […] doit servir de point de départ à une théologie
de l’Ancien Testament 82.
Pour Ricœur comme pour von Rad, la théologie doit faire droit
à l’histoire ; les événements majeurs de l’histoire d’Israël sont
d’autant plus importants qu’ils ont constitué le fondement, sans cesse
réactualisé, autour duquel s’est ordonnée l’histoire d’Israël. Ainsi,
la référence à von Rad s’avère à la fois légitime et fructueuse pour
le propos du philosophe.
Bien plus, cette référence aurait pu revêtir un caractère plus
appuyé : Ricœur aurait pu, par exemple, souligner la proximité entre
l’intention générale de son propos – contester que l’analyse du
discours religieux se fasse au « niveau propositionnel », celui des
énoncés théologiques tels que « Dieu existe », et qui n’est qu’un
« discours de second degré », incorporant des concepts « empruntés
à une philosophie spéculative 83 » – et celui de von Rad, qui refuse de
mettre en ordre le témoignage biblique à l’aide de concepts théo-
logiques qui lui sont extérieurs 84. Ricœur aurait pu aussi se fonder
sur les travaux de von Rad pour étayer son plaidoyer pour une
révélation « plurielle », que justifie la variété des discours sur la
foi. À lire von Rad, en effet, cette variété est plus grande que celle
présentée par Ricœur. Ainsi, à l’intérieur même du genre narratif,
en des pages superbes von Rad a nettement distingué l’historio-
graphie du Deutéronomiste de celles du Yahviste et de l’Élohiste :
pour les premiers rédacteurs, Yahvé intervient dans l’histoire de
manière sporadique et avec éclat, par des miracles ; pour le Deu-
téronomiste, il agit dans tous les domaines de la vie, sans cesse et
avec discrétion 85. L’affirmation de von Rad, selon laquelle cette
présentation nouvelle de l’histoire exprime une « transformation
spirituelle profonde 86 », aurait pu venir à l’appui de la conclusion
de Ricœur, selon laquelle le contenu de pensée n’est pas indifférent
à son véhicule littéraire.
– 2. Dans « Structure et herméneutique », Ricœur trouve, dans
la pensée hébraïque telle que von Rad l’a présentée, le contre-
exemple de la « pensée sauvage » chère à Lévi-Strauss. Ricœur se
—————
82
Von Rad, 1963, p. 7-8.
83
Ricœur, 1977, p. 30 (= Ricœur, 2010b, p. 225-226).
84
Von Rad, 1963, p. 103s. et 111.
85
Voir von Rad, 1963, p. 272-275.
86
Von Rad, 1963, p. 55.

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M. ARNOLD, GERHARD VON RAD DANS LES ÉCRITS DE PAUL RICŒUR 133

garde bien de procéder à des généralisations à partir de cet exemple,


mais ce dernier lui permet de démontrer que, dans certains cas,
l’analyse structurale se révèle plus réductrice qu’éclairante.
Von Rad a pris en compte la diachronie, sans pour autant suc-
comber aux attraits d’une analyse génétique de type classique ; en
effet, loin de distinguer entre des strates anciennes, « authentiques »,
et des « inventions » ou des doublons, plus récents et à supprimer,
il a tiré des conclusions positives de ce foisonnement textuel :
Ce message était si vivant et si présent, qu’il a accompagné Israël à
travers les siècles, qu’il a été interprété de nouvelle manière à chaque
génération et qu’à chaque génération il a communiqué ce qui était
pour elle l’essentiel 87.
On comprend aisément toute la portée de ces propos pour
Ricœur : si les textes bibliques sont plus que la fixation par écrit
d’événements du passé, parce que ces événements sont signifiants au
point d’avoir été constamment réinterprétés, alors l’herméneutique
biblique est non seulement possible et légitime, mais encore néces-
saire voire indispensable. À nouveau, la référence à von Rad s’avère
fructueuse : elle permet au philosophe de contester la validité
universelle du structuralisme 88 et de faire droit à l’herméneutique.
En retour, les développements du Ricœur ne sont pas sans intérêt
pour l’exégèse biblique, en ce qu’ils la mettent en garde contre
l’engouement exclusif pour la méthode structuraliste.
– 3. Dans Temps et récit, certaines remarques de Ricœur sur la
notion d’identité narrative permettent de comprendre les reproches
que des exégètes ont adressés à von Rad ou, à tout le moins, la gêne
qu’ils ont éprouvée devant une théologie de l’Ancien Testament qui
entendait exposer la façon dont Israël avait interprété – et sans cesse
réinterprété – les événements de son histoire comme des interven-
tions de Dieu. En effet, Ricœur relève que « l’identité narrative
n’est pas une identité stable et sans faille » :
[…] de même qu’il est toujours possible de composer plusieurs intrigues
au sujet des mêmes incidents […], de même il est toujours possible de
tramer sur sa propre vie des intrigues différentes, voire opposées 89.
—————
87
Von Rad, 1963, p. 103.
88
Le débat entre Ricœur et Lévi-Strauss, publié dans les colonnes de la revue Esprit, à
la suite de Ricœur, 1963, dont l’étude avait été communiquée à l’anthropologue, illustre tou-
tefois les divergences durables entre les deux auteurs : Lévi-Strauss estime que l’herméneutique
de Ricœur l’enferme dans le subjectivisme, lequel reproche, en retour, à Lévi-Strauss de
se contenter de ne sauver, par sa méthode, que le « sens du non-sens, l’admirable arrange-
ment syntaxique d’un discours qui ne dit rien » (Ricœur, 1963, p. 652s.). – D’un autre côté,
Ricœur, 1971a, p. 44, estime que l’on pourrait montrer, dans la Théologie des traditions
historiques… de von Rad, un « usage implicite de l’analyse structurale du récit » ; les
limites imparties à notre étude nous empêchent de présenter sa démonstration (Ricœur,
1971a, p. 44-46).
89
Ricœur, 1985, p. 358.

REVUE D’HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2012, Tome 92 n° 1, p. 117 à 137


134 M. ARNOLD, GERHARD VON RAD DANS LES ÉCRITS DE PAUL RICŒUR

Pour le philosophe, cet aspect de l’identité narrative n’est pas


sans conséquence positive : nous avons vu l’importance qu’il accor-
dait au travail de l’imaginaire, aux reprises de sens, et la défiance
qu’il exprimait face aux énoncés théologiques « fermés ». En
revanche, l’écart entre l’histoire critique et l’histoire kérygmatique
dérange davantage l’exégète : « S’il n’est pas essentiel de savoir ce
qui s’est exactement passé, […] n’est-il pas fondamental de savoir,
sur un plan objectif, au-delà de tout doute raisonnable, que ça s’est
passé ? », se demandait Daniel Lys, en réaction aux travaux de von
Rad 90. Il nous semble, toutefois, que von Rad avait prévenu cette
objection, lorsqu’il écrivait, dans le second tome de sa Théologie… :
Nous n’avons pas affaire ici simplement à une opposition entre des
faits et des illusions, mais plutôt à deux façons profondément différentes
de percevoir l’histoire. Derrière les exposés historiques de l’Ancien
Testament, on trouve aussi l’histoire. Même les interprétations tardives,
qui s’éloignent des anciens faits fondamentaux, reposent aussi sur des
expériences historiques qu’Israël a faites avec Yahvé 91.

– 4. L’étude de Ricœur sur la paternité met à nouveau en évi-


dence l’attention que le philosophe accorde au lien entre formes et
contenus discursifs. On relèvera que certains fondements de la
démonstration de Ricœur ne sont peut-être pas aussi fermes qu’il le
donne à penser : ainsi, pour von Rad, l’affirmation « je veux être
votre Dieu », capitale pour la paternité,
n’appartient pas dès l’origine, comme élément de tradition, à l’antique
promesse faite aux pères, elle est une anticipation sur le contenu de
l’alliance sinaïtique, car les deux promesses vraiment anciennes qui
ont été faites aux pères sont la descendance et la possession du pays 92.

*
* *

Lorsque Ricœur se réfère à l’œuvre de von Rad, c’est avec pré-


dilection voire de manière exclusive à sa Théologie des traditions
historiques d’Israël 93, et, plus précisément, à sa thèse selon laquelle
l’Hexateuque a été ordonné autour d’une confession de foi qui relate
les principaux actes salutaires de Yahvé, actes qui ont fait l’objet de
constantes réinterprétations. Von Rad et Ricœur partagent le souci
de ne pas faire violence au texte biblique, et ils témoignent un intérêt
marqué pour l’historiographie développée par l’Israël ancien ; pour
—————
90
Lys, 1968, p. 235.
91
Von Rad, 1967, p. 375.
92
Von Rad, 1968, p. 201.
93
Outre les citations que nous avons présentées, voir la référence, plus succincte, dans
Ricœur, 2010a [1990], p. 278.

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l’exégète et le philosophe, les différences de cette historiographie


avec l’historiographie de l’époque moderne et contemporaine ne la
disqualifient nullement, bien au contraire, et ils ne tiennent pas
l’histoire d’Israël pour un assemblage d’illusions : à l’origine de
cette histoire, on trouve des événements fondateurs historiques qui,
interprétés sans cesse, ont continué d’engendrer de l’histoire. Cette
épaisseur des textes rend légitimes et même nécessaires de nouvelles
interprétations. Ainsi, Ricœur a trouvé chez von Rad l’exemple,
remarquable, d’un peuple « passionné par les récits qu’il a racontés
sur lui-même 94 » ; von Rad lui a donné des éléments propres à
nourrir sa conception, selon laquelle, comme l’exprime Gilbert
Vincent, « une tradition religieuse n’est pas fatalement un ensemble
d’énoncés désormais invariants 95 ». En retour, et même s’il s’est
limité à un pan de l’œuvre de l’exégète allemand, très tôt Ricœur a
conféré à ses idées sur la pensée hébraïque une audience dépassant
largement le cercle des spécialistes de l’exégèse biblique.

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Lévi-Strauss, 1962 : C. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.

—————
94
Ricœur, 1985, p. 357.
95
Vincent, 2008, p. 19.

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