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Un intellectUel alexandrin en MésopotaMie.

essai d’Une interprétation d’ enseMble de l’ œUvre de sergiUs


de rešʿaynā

eMiliano Fiori*

on pourrait presque dire que l’étude scientiique de la igure intellectuelle


de sergius, archiatre1 de rešʿaynā, a été la création du professeur Henri
Hugonnard-roche, que nous célébrons ici. les études, importantes bien sûr,
qui précédèrent l’engagement d’Henri Hugonnard-roche avec sergius, ne
furent en fait que des premiers sondages isolés : à la in du xixe siècle et au
début du xxe, anton baumstark d’une part, paul de lagarde, eduard sachau,
adalbert Merx et giuseppe Furlani de l’autre, avaient fourni des instruments
d’orientation générale, le premier en traçant le portrait de l’archiatre à travers
les sources qui en relatent les détails biographiques et en dressant la liste de ses
ouvrages supposés, les autres en publiant et traduisant certains de ces écrits2.
au contraire, pendant le xxe siècle, sergius resta presque totalement oublié :

* Je remercie chaleureusement emily cottrell, qui a méticuleusement relu mon travail en y


apportant des corrections décisives du point de vue de la langue et du style.
1. Médecin en chef.
2. a. baumstark, Lucubrationes syro-graecae, teubner, leipzig 1894 (Jahrb̈cher f̈r classische
philologie. supplementband, 21) ; p. de lagarde, Analecta syriaca, teubner, leipzig 1858 (réim-
pr. Zeller, osnabr̈ck 1967), p. 134-158 ; e. sachau, Inedita Syriaca. Eine Sammlung syrischer
̈bersetzungen von Schriften griechischer Profanliteratur, verlag der buchhandlung des Waisenhau-
ses in Halle, Wien 1870 (réimpr. Hildesheim 1968), p. 101-124. a. Merx, « proben der syrischen
Übersetzung von galenus’ schrift ̈ber die einfachen Heilmittel », Zeischrift der Morgenländischen
Gesellschaft 39 (1885), p. 237-305 ; g. Furlani, « sul trattato di sergio di rêshʿaynâ circa le catego-
rie », Rivista trimestrale di studi ilosoici e religiosi 3 (1922), p. 135-172 ; id., « il trattato di sergio di
rêshʿaynâ sull’universo », Rivista trimestrale di studi ilosoici e religiosi 4 (1923), p. 1-22 ; id., « Un
trattato di sergio di rêš‘aynâ sopra il genere, le specie e la singolarità », in p. bonfante - e. breccia -
a. calderini (éd.), Raccolta di scritti in onore di Giacomo Lumbroso (1844-1925), aegyptus, Milano
1925 (pubblicazioni di aegyptus. serie scientiica, 3), p. 36-44 ; id., « due scolii ilosoici attribuiti
a sergio di teodosiopoli (rîš‘ayna) », Aegyptus 7 (1926), p. 139-145.
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il fut parfois évoqué en tant que traducteur du corpus des œuvres de denys
l’aréopagite3 ; son discours sur la vie spirituelle fut édité, mais assez mal traduit4.
c’est donc Henri Hugonnard-roche qui, à la in du siècle dernier, a commencé
à s’ occuper de sergius de façon systématique, avant tout par un examen critique
de la iabilité des attributions d’ouvrages à l’archiatre5, et ensuite par l’analyse, et
dans certains cas la traduction, de ses écrits logiques, accompagnées d’études sur
la terminologie technique qui y est utilisée, en la comparant avec la constellation
des œuvres logiques en syriaque du premier millénaire qui nous sont parvenues6.
À la suite de la publication des études de Hugonnard-roche, les essais sur sergius
de rešʿaynā se sont succédés : son œuvre a été éditée7, traduite8 et approfondie9 ;

3. p. sherwood, « sergius of reshaina and the syriac version of the pseudo-denys », Sacris
Erudiri 4 (1952), p. 174-184 ; J.-M. Hornus, « le corpus dionysien en syriaque », Parole de
l’Orient 1 (1970), p. 69-93 ; g. Wießner, « Zur Handschriften̈berlieferung der syrischen Fassung
des Corpus Dionysiacum », Nachrichten der Akademie der Wissenschaften in Göttingen, Philologisch-
historische Klasse, vandenhoeck & ruprecht, g̈ttingen 1972, p. 165-216.
4. p. sherwood, « Mimro de serge de rešayna sur la vie spirituelle », L’Orient Syrien 5 (1960),
p. 433-457 ; 6 (1961), p. 95-115 et 121-156. il faudrait maintenant rééditer cette œuvre fondamen-
tale, sur la base des variantes de plusieurs manuscrits ignorés par sherwood et surtout des cahiers et
des fragments retrouvés du manuscrit sainte catherine du sinaï, syriaque 52.
5. particulièrement importante est la découverte du fait que la première traduction syriaque des
Catégories n’est pas l’œuvre de sergius (cf. surtout H. Hugonnard-roche, La logique d’Aristote du
grec au syriaque. Études sur la transmission des textes de l’Organon et leur interprétation philosophique,
vrin, paris 2004 [textes et traditions, 9], p. 26 et 36).
6. Hugonnard-roche, La logique d’Aristote du grec au syriaque, p. 123-231.
7. e. Fiori, « l’épitomé syriaque du traité Sur les causes du tout d’alexandre d’aphrodise attri-
bué à serge de reshʿayna : édition et traduction », Le Muséon 123 (2010), p. 127-158.
8. Fiori, «l’épitomé ».
9. M. Quaschning-Kirsch, « die Frage der benennbarkeit gottes in der syrischen versionen
des Corpus Dionysiacum Areopagiticum », in r. lavenant (éd.), Symposium Syriacum VII : Uppsala
University, Department of Asian and African Languages, 11-14 August 1996, pontiicio istituto
orientale, roma 1998 (oca, 256), p. 117-126 ; s. bhayro, « syriac Medical terminology: ser-
gius’ and galen’s pharmacopia », Aramaic Studies 3 (2005), p. 147-165 ; H. Hugonnard-roche,
« le vocabulaire philosophique de l’être en syriaque d’après des textes de sergius de rešʿaynā et
Jacques d’édesse”, in J. e. Montgomery (éd.), Arabic Theology, Arabic Philosophy. From the Many
to the One: Essays in Celebration of Richard M. Frank, peeters, leuven 2006 (ola, 152), p. 101-
125 ; sergio di reshʿayna, Trattato sulla vita spirituale, intr., trad. dal siriaco e note a cura di e.
Fiori, edizioni Qiqayon, Magnano 2008 (testi dei padri della chiesa, 93) ; e. Fiori, « “È lui che
mi ha donato la conoscenza senza menzogna” (sap 7, 17). origene, evagrio, dionigi e la igura del
maestro nel Discorso sulla vita spirituale di sergio di reshʿayna», Adamantius 15 (2009), p. 43-59 ;
id., « elementi evagriani nella traduzione siriaca di dionigi l’areopagita : la strategia di sergio di
reš‘aynā », Annali di Storia dell’Esegesi 27 (2010), p. 325-334 ; id., « l’épitomé », p. 127-158 ;
id., « Mélange eschatologique et “condition spirituelle” de l’intellect dans le corpus Dionysiacum
syriaque », Parole de l’Orient 35 (2010), p. 261-276 ; id., « sergius of rešʿaynā and dionysius : a
dialectical Fidelity », in J. Watt - J. l̈ssl (éd.), Interpreting the Bible and Aristotle. The Alexan-
drian Commentary Tradition from Rome to Baghdad, surrey - ashgate, Farnham/burlington 2011,
p. 179-194 ; id., « the topic of Mixture as philosophical Key to the Understanding of the Divine
Names : dionysius and the origenist Monk stephen bar sudaili », in l. Kariková - M. Havrda
(éd.), Nomina divina : Colloquium Dionysiacum Pragense (Prag, den 30.-31. Oktober 2009), aca-
demic press Fribourg, Fribourg 2011 (paradosis, 52), p. 71-88 ; id., « Mystique et liturgie entre
denys l’aréopagite et le Livre de Hiérothée : aux origines de la mystagogie syro-occidentale », in
a. desreumaux (éd.), Les mystiques syriaques, geuthner, paris 2011 (études syriaques, 8), p. 27-44 ;
Un intellectUel alexandrin en MésopotaMie 61

de nouveaux instruments de travail ont été préparés10. par cette contribution,


nous aimerions rendre hommage au professeur Hugonnard-roche en essayant
d’apporter, sur la base de son enseignement, de son travail et des études qu’il
a inspirées, des éléments nouveaux au proil de sergius, et d’esquisser une
interprétation d’ensemble du sens de son projet intellectuel et religieux.

1. Précisions sur la biographie et la position confessionnelle de Sergius

1.1 La notice du pseudo-Zacharie et sa stratégie rhétorique

pour étudier la igure de sergius, il convient toujours de commencer par


la courte notice biographique du chroniqueur miaphysite anonyme connu
aujourd’hui sous le nom de pseudo-Zacharie :

or il arriva qu’en ces jours sergius, archiatre de rešʿaynā, monta à antioche


pour porter plainte contre asyle, l’évêque de cette ville, en disant au patriarche
ephrem qu’il avait été lésé par lui. et cet homme [scil. sergius] était éloquent et
versé dans la lecture de nombreux livres des grecs et dans la doctrine d’origène.
pendant un certain temps il avait lu l’interprétation des écritures par d’autres
docteurs à alexandrie (mais il était aussi versé dans la langue syriaque, autant
parlée que lue) et des livres (biblia) de médecine. de par sa volonté il fut
croyant, comme l’attestent aussi bien le prologos que la traduction de denys,
qu’il réalisa de façon très adéquate, et le logos qu’il composa sur la foi aux jours
du bienheureux évêque croyant pierre; pourtant, quant à son caractère, ce
sergius était très adonné au désir des femmes, et était incontinent et dépourvu
de chasteté, et puis il était avare. ephrem, l’ayant mis à l’épreuve et trouvé
expert, lui promit de faire tout ce qu’il demanderait s’ il acceptait de se rendre à
rome en tant que son envoyé, avec des lettres pour agapet, qui y était pontife. il
reçut les dons d’ephrem et emporta les écrits à cet homme-là [scil. agapet] [...]
ces hommes arrivèrent donc à rome chez agapet porteurs de la lettre et furent

d. King, « alexander of aphrodisias’ On the Principles of the Universe in a syriac adaptation », Le


Muséon 123 (2010), p. 159-191 ; id., « origenism in sixth century. the case of a syriac Manus-
cript of pagan philosophy », in a. F̈rst (éd.), Origenes und sein Erbe in Orient und Okzident,
aschendorf verlag, M̈nster 2011 (adamantiana, 1), p. 179-212 ; J. Watt, « commentary and
translation in syriac aristotelian scholarship : sergius to baghdad », Journal for Late Antique
Religion and Culture 4 (2010), p. 28-42 ; id., « From sergius to Mattā : aristotle and pseudo-
dionysius in the syriac tradition », in Watt - l̈ssl (éd.), Interpreting the Bible, p. 239-257 ; id.,
« von alexandrien nach bagdad. ein erneuter besuch bei Max Meyerhof », in F̈rst (éd.), Ori-
genes und sein Erbe, p. 213-226 ; a. Mccollum, « sergius of reshaina as translator : the case of
the De Mundo », in Watt - l̈ssl (éd.), Interpreting the Bible, p. 165-178 ; s. bhayro - r. Hawley
- g. Kessel - p. e. pormann, « collaborative research on the digital syriac galen palimpsest »,
Semitica & Classica 5 (2012), p. 261-264 ; g. Kessel, « the syriac epidemics and the problem of its
identiication », in p. e. pormann (éd.), Epidemics in Context. Greek Commentaries on Hippocrates
in the Arabic Tradition, de gruyter, berlin/boston 2012 (scientia graeco-arabica, 8), p. 93-124.
bhayro - Hawley - Kessel - pormann, « the syriac galen palimpsest : progress, prospects and pro-
blems », Journal of Semitic Studies 58 (2013), p. 131-148.
10. index de la version syriaque du De Mundo : a. Mccollum, A Greek and Syriac Index to
Sergius of Reshaina’s Version of the De Mundo, gorgias, piscataway 2009 (gorgias Handbooks, 12).
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reçus ; [...] il vint avec eux à constantinople [...] sergius l’archiatre mourut là
soudainement, et agapète mourut après lui à cette même époque11.

cette notice contient plus d’indications précieuses qu’on ne le croit


habituellement. l’une en particulier retiendra notre attention, à savoir le détail
sur la lecture par sergius des écrits « d’origène et des grecs » et d’œuvres
exégétiques diverses pendant son séjour à alexandrie. d’ailleurs, il sera
aussi important de relever que le mot « croyant » (‫ )ܡܗܝܡܢܐ‬avec lequel le
pseudo-Zacharie (qui est un écrivain miaphysite) nomme sergius signiie que
l’archiatre était lui-même miaphysite12. cette appartenance confessionnelle
est même soulignée par la spéciication « de par sa volonté » (‫ )ܒܨܒܝܢܗ‬: cette
annotation forme le premier membre, positif, d’une opposition rhétorique avec
un deuxième membre négatif (« mais quant à son caractère », ‫ܒܙܢܘܗܝ‬ ̈ ‫)ܒܪܡ ܕܝܢ‬.
cela s’ explique assez facilement si l’on pense que le patriarche ephrem, auquel
sergius prêta ses services dans la dernière année de sa vie, était de tendance
chalcédonienne ; la mission de sergius fut donc très vraisemblablement
considérée par les miaphysites comme une trahison dictée par l’opportunisme et
le désir d’argent. c’est ce que le pseudo-Zacharie suggère ici par la construction
de son discours : si sergius était miaphysite de par sa conscience, il était pourtant
avare et avide, ce qui donc, sous-entend le pseudo-Zacharie, le poussa à trahir
la cause miaphysite, car l’opposition rhétorique implique que son avidité est
en contraste avec son miaphysisme. il nous semble clair donc que l’animosité

11. ps.-Zach., Hist. eccl., ix, 19 136-137 (t. ii), 93-94 (t. ii) [Historia ecclesiastica Zachariae
Rhetori vulgo adscrpita, ed. e. W. brooks, t. i, peeters, louvain 1919 (csco, 83), 19532 (t.) ; t. ii,
peeters, louvain 1919 (csco, 84), 19532(t.) ; t. i, peeters, louvain 1924 (csco, 87), 19652 (v.) ;
t. ii, peeters, louvain 1924 (csco, 88), 19652] : ‫ܓܕܫ ܕܝܢ ܣܪܓܝܣ ܐܪܟܝܛܪܘܣ ܕܪܫܥܝܢܐ‬
‫ ܟܕ ܡܘܕܥ ܐܦܪܝܡ‬.‫ܒܝܘܡܬܐ ܗܠܝܢ ܣܠܩ ܐܢܛܝܘܟ ܕܢܩܒܘܠ ܥܠ ܐܣܘܠ ܐܦܣܩܦܐ ܕܬܡܢ‬ ̈
‫ܕܟܬܒܐ‬̈ ‫ ܘܡܠܛ ܗܘܐ ܒܩܪܝܢܐ‬.‫ ܘܓܒܪܐ ܗܘܐ ܗܢܐ ܠܫܢܢܐ‬.‫ܦܛܪܝܪܟܐ ܕܐܬܢܟܝ ܡܢܗ‬
‫ܕܡܠܦܢܐ‬ ̈ ‫ܕܟܬܒܐ‬̈ ‫ ܩܪܐ ܗܘܐ ܠܗ ܕܝܢ ܒܦܘܫܩܐ‬.‫ܕܝܘܢܝܐ ܘܒܝܘܠܦܢܗ ܕܐܘܪܝܓܢܝܣ‬ ̈ ‫̈ܣܓܝܐܐ‬
̈
‫ܘܒܝܒܠܝܐ‬ .‫ ܘܣܘܪܝܝܐܝܬ ܚܟܡ ܗܘܐ ܩܪܝܢܐ ܘܠܫܢܐ‬.‫ܐܚܖܢܐ ܒܐܠܟܣܢܕܪܝܐ ܙܒܢܐ ܝܕܝܥܐ‬ ̈
‫ ܘܦܘܫܩܐ ܕܕܝܢܘܣܝܘܣ‬.‫ ܘܒܨܒܝܢܗ ܡܗܝܡܢܐ ܗܘܐ ܐܝܟ ܕܣܗܕ ܐܦ ܦܪܠܓܘܣ‬.‫ܕܐܣܝܘܬܐ‬
‫ܒܝܘܡܝ ܛܒܝܒܐ ܦܛܪܣ‬ ̈ ‫ ܘܐܓܘܣ ܕܥܒܝܕ ܠܗ ܥܠ ܗܝܡܢܘܬܐ‬.‫ܕܛܒ ܠܚܡܐܝܬ ܥܒܕ‬
‫ ܘܙܠܝܠ‬.‫ܒܙܢܘܗܝ ܣܓܝ ܫܪܝܚ ܗܘܐ ܗܢܐ ܣܪܓܝܣ ܒܪܓܬ ̈ܢܫܐ‬ ̈ ‫ ܒܪܡ ܕܝܢ‬.‫ܐܦܣܩܦܐ ܡܗܝܡܢܐ‬
.‫ ܠܗܢܐ ܟܕ ܢܣܝܗ ܐܦܪܝܡ ܘܐܫܟܚܗ ܕܡܕܪܫ‬.‫ ܝܥܢ ܗܘܐ ܕܝܢ ܒܪܚܡܬ ܟܣܦܐ‬.‫ܗܘܐ ܘܐ ܢܟܦ‬ ܼ
‫ܒܐܓܖܬܐ ܠܘܬ ܐܓܦܝܛܐ ܪܝܫ‬ ̈ ‫ ܟܕ ܠܪܗܘܡ ܢܫܬܠܚ ܡܢܗ‬.‫ܐܫܬܘܕܝ ܕܟܠ ܕܫܐܠ ܢܣܥܘܪ‬
̈ ̈
‫ ܘܫܩܠ ܟܬܝܒܬܐ ܠܘܬ‬.‫ ܘܐܙܕܘܕ ܒܐܝܩܪܐ ܡܢ ܐܦܪܝܡ‬.‫ ܼܗܘ ܕܝܢ ܩܒܠ‬.‫ܟܗܢܐ ܕܬܡܢ ܘܐܗܦܘܟ‬ ̈
̈
‫ ܘܝܗܒܘ ܐܓܖܬܐ ܘܐܬܩܒܠܘ‬.‫ ܐܬܡܛܝܘ ܡܕܝܢ ܘܗܠܝܢ ܠܪܗܘܡ ܠܘܬ ܐܓܦܝܛܐ‬... .‫ܓܒܪܐ‬
‫ ܘܐܓܦܝܛܐ‬.‫ ܘܡܝܬ ܬܡܢ ܣܪܓܝܣ ܐܪܟܝܛܪܘܣ‬... ‫ ܘܐܬܐ ܥܡܗܘܢ ܠܩܘܣܛܢܛܝܢܦܘܠܝܣ‬...
‫ܒܝܘܡܬܐ‬ ̈ ‫ܒܬܪܗ ܒܗܘܢ‬. trad. angl. in The Chronicle of Pseudo-Zachariah Rhetor. Church and
War in Late Antiquity, ed. by g. greatrex, transl. by r. phenix - c. b. Horn, with contributions by
s. p. brock and W. Witakowski, liverpool U. p., liverpool 2011 (translated texts for Historians,
55), p. 368-371 : ici, la note 298 à p. 369 suppose erronément que le “logos sur la foi” de sergius doit
être identiié avec l’introduction aux œuvres de denys, tandis que cette introduction vient d’être
mentionnée par le pseudo-Zacharie en tant qu’ouvrage indépendant.
12. il faudrait remarquer aussi que l’une des preuves à l’appui de cette airmation est justement
la traduction des œuvres de denys l’aréopagite (« il fut croyant, comme l’attestent aussi bien le
prologos que la traduction de denys »), que le pseudo-Zacharie voit donc, peu après la première
parution du corpus de denys, comme un service rendu à la cause miaphysite.
Un intellectUel alexandrin en MésopotaMie 63

du pseudo-Zacharie envers sergius est une réaction à son activité diplomatique


pro-chalcédonienne13.
1.2 Sergius “origéniste” ?

ceci nous amène à un point crucial : il y a en efet dans la réception savante


de cette notice une confusion assez répandue qui se perpétue depuis quelques
années, et dont la clariication aura un poids fondamental dans ce qui suit.
selon certains interprètes, le pseudo-Zacharie attribuerait ici à sergius, en nous
informant de ses lectures origéniennes puis en lui reprochant ses vices, une
tendance “origéniste”14. daniel King airme en particulier que « le pseudo-
Zacharie critiqua sergius de rešʿaynā car il avait été un sectateur d’origène »15,
et parle d’un “diagnostic” de son origénisme qu’aurait efectué le chroniqueur ;
il est pourtant évident à la lecture de la notice et de l’analyse ci-dessus, qu’on ne
trouve chez le pseudo-Zacharie aucune critique concernant le fait que sergius
lisait origène, ni que l’historien l’accuse d’être un “sectateur” ; on ne l’accuse que
de luxure et d’avidité, et cela est très clairement en relation avec ses activités pour
le patriarche chalcédonien ephrem. la notice sur la lecture des livres d’origène
est tout à fait neutre et n’implique aucune critique16.

13. il était d’ailleurs assez normal pour les médecins, dans l’antiquité tardive, d’être employés
pour des missions diplomatiques : v. nutton, « From galen to alexander. aspects of Medicine and
Medical practice in late antiquity », Dumbarton Oaks Papers 38, Symposium on Byzantine Medi-
cine (1984), p. 1-14, ici p. 12, observe que les témoignages littéraires attestent un usage toujours plus
fréquent des archiatres pour des tâches non dépendantes de leur profession, et en général une amé-
lioration de leur statut : « compared with the irst three centuries of the roman empire, the doctor
in late antiquity has a much greater public proile beyond the conines of his city and civic life. He
becomes a bishop, a church leader, even a saint ; an ambassador, a provincial governor, even the Mas-
ter of oices » : les documents à l’appui sont variés, de Jérôme (Vir. ill. 89, sur basile d’ancyre) à
épiphane (Haer. 67, sur Hiérocrate), de grégoire de nazianze (Or. 7, sur le frère césarius) à socrate
le scholastique (vii, 8, sur Maruta) et à augustin (Conf. iv, 3 et ep. 138, sur vindicianus). plus loin
nutton poursuit : «there can be no doubt of the signiicance of medical men in late antiquity as
envoys and mediators between byzantium and persia » (p. 13). il cite beaucoup d’attestations tirées
de procope et Ménandre, de l’Histoire ecclésiastique du pseudo-Zacharie et de la Chronique de Séert ;
c’est là qu’il mentionne sergius, archiatre mais aussi prêtre (bien que seuls les titres de certaines œuvres
nous informent de cette fonction), et enin surtout, comme chargé d’une tâche diplomatique très
délicate comme celle de se rendre jusqu’à rome pour amener le pape chez l’empereur ain de discuter
de l’opportunité d’une continuation des hostilités en italie entre les armées ostrogote et byzantine.
14. le premier à avoir formulé cette hypothèse est i. perczel, « the early syriac reception of
dionysius», in s. coakley - c. M. stang (éd.), Re-Thinking Dionysius the Areopagite, in Modern
Theology Special Issue 4/4 (2009), p. 27-41, ici p. 30, où l’on lit une airmation qui est dépourvue
de tout appui dans les sources : « From the ecclesiastical History of pseudo-Zachariah of Mytilene,
we learn that sergius was a follower of origen and belonged to the Origenist movement » (notre ita-
lique) ; cette confusion a ensuite été répétée et développée par King, « origenism », p. 208-211,
dans un article par ailleurs excellent.
15. King, « origenism », p. 208 : « the church historian ps.-Zachariah criticised sergius of
resh‘aina for being a follower of origen ». l’« origénisme » prétendu de sergius est aussi traité
dans King, « alexander of aphrodisias », passim, mais nous nous concentrerons dans le présent
article sur son étude de 2011, qui est plus spéciiquement consacrée à ce problème.
16. King mentionne entre autres comme possible élément à l’appui de sa thèse le fait que sergius
aurait traduit les Képhalaia Gnostika d’évagre le pontique (selon une célèbre hypothèse d’antoine
64 e. Fiori

le fait de lire origène à la in du ve siècle n’était bien sûr pas une activité
neutre ; mais il faudra voir quel usage sergius a fait de cette lecture, et si cet
usage peut être déini comme “origéniste”17. il est nécessaire d’introduire tout
d’abord une distinction heuristique entre, d’une part, un origénisme que l’on
pourrait nommer “hérésiologique”, qui visait un phénomène réel et par traits
réellement extrémiste dont cependant les caractéristiques nous échappent et qui
devait comprendre des positions assez diverses18, attestées principalement par le
Livre du Saint Hiérothée19 mais aussi et surtout par des sources hostiles20 comme

guillaumont), bien qu’il reste incertain à cet égard. l’hypothèse de guillaumont semble en efet
avoir été réfutée par son disciple paul géhin; cf. p. géhin, « d’égypte en Mésopotamie : la récep-
tion d’évagre le pontique dans les communautés syriaques » in F. Jullien - M.-J. pierre (éd.), Mona-
chismes d’Orient : Images, échanges, inluences. Hommage à Antoine Guillaumont, brepols, turnhout
2011 (bibliothèque de l’école des Hautes études. sciences religieuses, 148), p. 29-49, ici p. 32-37.
17. la complexité de la question et la diiculté du terme “origénisme” sont notoires, et la littéra-
ture abonde ; les études les plus importantes restent celles de F. diekamp, Die origenistischen Streiti-
gkeiten im sechsten Jahrhundert und das fünfte allgemeine Konzil, aschendorf, M̈nster 1899 ; M.
richard, «léonce de byzance était-il origéniste ? » Revue des études byzantines 5 (1947), p. 31-66
et id., « le traité de georges Hiéromoine sur les hérésies », Revue des études byzantines 28 (1970),
p. 239-269 ; a. guillaumont, Les “Képhalaia Gnostica” d’Évagre le Pontique et l’histoire de l’Origé-
nisme chez les Grecs et chez les Syriens, éd. du seuil, paris 1962 (patristica sorbonensia, 5) ; l. per-
rone, La chiesa di Palestina e le controversie cristologiche. Dal concilio di Efeso (431) al secondo concilio
di Costantinopoli (553), paideia, brescia 1980 (testi e ricerche di scienze religiose, 18) ; b. daley,
« the origenism of leontius of byzantium », Journal of Theological Studies n.s. 27 (1976), p. 333-
369, et id., « What did ‘origenism’ Mean in the sixth century ? », in g. dorival – a. le boulluec
(éd.), Origeniana sexta. Origène et la Bible / Origen and the Bible (Actes du Colloquium Origenianum
Sextum, Chantilly, 30 août-3 septembre 1993), peeters, leuven 1995 (bibliotheca ephemeridum
theologicarum lovaniensium, 118), p. 627-638 ; d. Hombergen, The Second Origenist Controversy.
A New Perspective on Cyril of Scythopolis’ Monastic Biographies as Historical Sources for Sixth-Cen-
tury Origenism, pontiicio ateneo s. anselmo, roma 2001 (studia anselmiana, 132) ; l. perrone,
« palestinian Monasticism, the bible, and theology in the Wake of the second origenist contro-
versy », in J. patrich (éd.), The Sabaite Heritage in the Orthodox Church from the Fifth Century to the
Present, peeters, leuven 2001 (ola, 98), p. 245-259.
18. « great eclectic sixth-century “courant mystique” », comme Hombergen, The Second Ori-
genist Controversy, p. 364 le déinit.
19. édition dans The Book which is Called the Book of the Holy Hierotheos, with Extracts from
the Prolegomena and Commentary of Theodosios of Antioch and from the “Book of Excerpts” and Other
Works of Gregory Bar-Hebraeus, ed. and transl. by F. sh. Marsh, Williams and norgate, london 1927
(text and translation society. publications). il ne semble pas suisamment démontré, en revanche,
que l’œuvre de léonce de byzance contienne des éléments d’origénisme “hérétique” : la proposition
de d. b. evans, Leontius of Byzantium. An Origenist Christology, dumbarton oaks studies 13, dum-
barton oaks, Washington d.c. 1970, qui suggérait de voir dans l’œuvre de léonce une christologie
origéniste, a été réfutée par de Halleux dans un compte-rendu convaincant (a. de Halleux, compte
rendu d’ evans, Leontius of Byzantium, Le Muséon 84 (1971), p. 553-560), puis à nouveau par daley,
« the origenism », p. 336-355. istván perczel poursuit actuellement des recherches fort intéres-
santes sur la présence de doctrines origénistes dans les Questions et Réponses du pseudo-césarius.
20. il est vrai qu’à part le Livre de Hiérothée (qui n’est certes pas la voix de l’origénisme tout
entier) on ne possède pas de sources originales de l’origénisme “réel”, mais uniquement des sources
hérésiologiques; toutefois, on ne pourra nier que celles-ci, bien qu’à travers la déformation de la polé-
mique, nous informent sur des doctrines réellement existantes, même si les dimensions, les contours
et les diférences des groupes qui le prônèrent continuent à nous échapper.
Un intellectUel alexandrin en MésopotaMie 65

les anathématismes contenus dans les canons de 55321 qui témoignent en fait
d’un usage extrémisant de certaines doctrines d’origène et d’évagre, certaines
scholies de Jean de scythopolis à denys l’aréopagite22 et la Retractatio de
théodore de scythopolis23; et, d’autre part, la catégorie très vague d’“origénisme”
dont se servirent certains écrivains après 553 et encore beaucoup de savants
aujourd’hui, qui a été utilisée pour condamner ou simplement indiquer des
tendances intellectuelles très diverses. ces tendances furent caractérisées plutôt
par «l’intérêt pour la vie intellectuelle et pour la spéculation théologique »
souvent inspirées par origène et évagre, « que par n’importe quel système
de doctrine en particulier », comme l’a dit daley, cité par King24. ce fut
l’efet de la condamnation de l’origénisme que nous venons de déinir comme
“hérésiologique” que de rendre suspecte toute libre spéculation qui voulût
se référer aux œuvres d’origène et d’évagre (et même de didyme l’aveugle).
cela n’empêcha pas que beaucoup d’intellectuels chrétiens “orthodoxes”
continuèrent à lire les maîtres alexandrins25. certains d’entre ces intellectuels,
dont – selon nous – denys l’aréopagite mais aussi, plus tard, barsanuphe et
Jean de gaza, allèrent jusqu’à utiliser origène et évagre contre leurs sectateurs
extrémistes26. c’est donc uniquement selon le deuxième sens que l’on pourrait
déinir sergius, aussi bien que, par exemple, denys et son scholiaste Jean de
scythopolis27, comme “origénistes”, et il serait sans doute plus approprié de
les déinir comme des “origéniens”, qui lisaient origène et évagre sans pour
autant suivre les enseignements de leurs partisans radicaux du vie siècle, tel un
étienne bar sudaili. d’ailleurs, comme on vient de le démontrer, sergius ne
fut jamais accusé d’origénisme. Mais tandis que l’origénisme ne lui fut jamais
imputé comme catégorie hérésiologique, il faut cependant admettre qu’il fut de
ceux (les “origéniens”) qui lurent origène et évagre et s’ en inspirèrent pour
construire leur propre enseignement. c’est parce que King confond les deux

21. Canones XV contra Origenem sive Origenistas, dans J. straub - e. schwartz (éd.), Concilium
universale Constantinopolitanum sub Iustiniano habitum, de gruyter, berlin 1971 (acta conci-
liorum oecumenicorum, iv/1), p. 248-249 ; cf. aussi diekamp, Die origenistischen Streitigkeiten,
p. 90-96.
22. Scholia in Corpus Areopagiticum, dans PG 4, col. 14-432, 527-576. l’édition de la Patrologie
contient plusieurs scholies d’autres auteurs ; l’édition des scholies de Jean sur les seuls Noms divins
vient de paraître : b. r. suchla, Corpus dionysiacum iv/1, de gruyter, berlin/boston 2011 (patris-
tische texte und studien, 62).
23. Libellus de erroribus origenianis, dans PG 86, col. 232-236.
24. King, « origenism », p. 209 (cit. daley, « the origenism », p. 366).
25. c’est probablement le cas de léonce de byzance. Même dorothée de gaza, comme le rap-
pelle perrone, « palestinian Monasticism », p. 255, continuait à lire les Képhalaia Gnostika d’évagre
le pontique.
26. pour denys, cf. e. Fiori, Dionigi l’Areopagita e l’origenismo siriaco. Edizione critica e studio
storico-dottrinale del trattato sui Nomi divini nella versione di Sergio di Reš‘aynā, bologna 2010
(thèse doctorale) (lisible en ligne, Url : <http://ebookbrowse.com/iori-emiliano-tesi-pdf-pdf-
d383633421>), p. 58-70 ; pour les pères de gaza, perrone, « palestinian Monasticism », p. 251-
255, dans un paragraphe qui porte le sous-titre signiicatif de « origen and evagrius defended
against themselves (and their actual supporters) ».
27. cf. Hombergen, The Second Origenist Controversy, p. 366 et n. 530.
66 e. Fiori

niveaux que nous venons de distinguer qu’il est amené à penser que le fait de lire
les deux anciens maîtres devait impliquer automatiquement une condamnation
de la part du pseudo-Zacharie. ce dernier, en revanche, attaque sergius pour des
raisons strictement confessionnelles. il est vrai aussi que, comme on vient de le
dire, à une époque où lire ces écrivains était devenu une activité suspecte, il fallait
prendre ses précautions : on le soulignera dans les sections sur l’astronomie et
sur le projet spirituel de sergius. King a raison en efet de reconnaître qu’il y a
un il rouge d’intérêts origéniens chez sergius, mais il ne les cherche pas toujours
là où il faudrait les chercher : en particulier, lorsque parmi les éléments qui
conirmeraient l’origénisme de sergius, il mentionne la traduction du corpus des
œuvres de denys l’aréopagite. cette supposition se base sur l’idée aujourd’hui
assez répandue que le corpus dionysien est « un commentaire et une élaboration
hautement philosophique des sentences succinctes des textes origénistes
condamnés au concile de constantinople en 553 »28. nous sommes convaincus
au contraire que les écrits dionysiens sont une réaction contre certaines
dérives extrémistes (notre origénisme “hérésiologique”) des enseignements
d’origène et d’évagre, comme celles qui se trouvent dans les sentences de
553. les contemporains, d’ailleurs, ne perçurent aucune hérésie dans le corpus
aréopagitique (en tout cas du moins pas une hérésie liée à origène), non pas parce
que denys cachait eicacement ses intentions véritables, mais tout simplement
parce qu’il n’y a pas, dans ses ouvrages, d’élément qui pût être perçu comme
hérétique29, d’autant moins par le pseudo-Zacharie : celui-ci a même des mots
élogieux pour la traduction dionysienne de sergius, car il la considère comme
un service rendu à la cause miaphysite, utile à celle-ci en tant que “bien faite”.
le deuxième élément, que King propose à l’appui de la thèse de l’orgénisme de
sergius, bien que correctement de façon plus dubitative, est la possibilité que
sergius ait produit la version syriaque non remaniée des Képhalaia Gnostika

28. perczel, « pseudo-dionysius and palestinian origenism », in J. patrich (éd.), The Sabaite
Heritage in the Orthodox Church from the Fifth Century to the Present, peeters, leuven 2001 (ola,
98), p. 261-282, ici p. 280.
29. la thèse de l’“origénisme” de denys a été soutenue par istván perczel, qui en attirant l’atten-
tion des savants sur la présence d’origène et d’évagre chez denys ouvrit une piste de recherche fon-
damentale pour la compréhension de l’aréopagite. ses hypothèses sont développées dans un grand
nombre d’articles, notamment i. perczel, « le pseudo-denys, lecteur d’origène », in W. a. bienert
- U. K̈hneweg (éd.), Origeniana Septima : Origenes in den Auseinandersetzungen des 4. Jahrhun-
derts, leuven U. p. - peeters, leuven 1999 (bibliotheca ephemeridum theologicarum lovanien-
sium, 137), p. 673-710 ; id.,« pseudo-dionysius and palestinian origenism » ; id., « god as Monad
and Henad : dionysius the areopagite and the Peri Archon », in l. perrone et alii (éd.), Origeniana
octava : Origen and the Alexandrian Tradition. papers of the 8th international origen congress
(pisa, 27-31 august 2001), 2 voll., leuven U. p. - peeters, leuven 2003 (bibliotheca ephemeri-
dum theologicarum lovaniensium, 164), p. 206-224, et id., « the early syriac reception » ; nous
croyons pourtant que son analyse du corpus aréopagitique comme document origéniste, lequel aurait
même appartenu selon lui à un courant spéciique de l’origénisme, n’est pas convaincante. nous
renvoyons à ce propos à nos études, dans lesquelles nous avons essayé de formuler une méthodologie
d’analyse alternative des mêmes textes dionysiens : notre thèse doctorale (Fiori, Dionigi l’Areopagita
e l’origenismo siriaco), p. 47-76 et 426-468 ; et encore nos articles « Mélange eschatologique », « the
topic of Mixture », « Mystique et liturgie ».
Un intellectUel alexandrin en MésopotaMie 67

d’évagre le pontique. cette hypothèse, qui remonte à antoine guillaumont, a


été sérieusement mise en doute par le disciple de guillaumont, paul géhin, sur
la base de considérations linguistiques convaincantes.
d’ailleurs, le fait qu’un dorothée de gaza30 pouvait lire et apprécier cet écrit,
est un indice important que même des écrivains qui ne furent jamais suspects
d’“origénisme” pouvaient nourrir un intérêt pour les doctrines métaphysiques de
tradition origénienne. nous tenterons d’apporter dans ce qui suit une explication
de l’intérêt de sergius pour origène et évagre, lorsque nous aurons atteint le terme
inal d’un parcours qui nous amènera à toucher brièvement les points principaux
de son itinéraire de formation. tout au long de ce parcours, nous n’évoquerons
qu’occasionnellement le détail des écrits de sergius, lesquels ont été si bien étudiés
par Hugonnard-roche et par d’autres savants : ce qui retiendra notre attention ici
sera une interprétation globale de l’œuvre de sergius.

2. Un médecin alexandrin : logique et astronomie comme sciences annexes

2.1 Le médecin

sergius fut comme on le sait avant tout médecin, et ceci bien qu’une inime
partie de son œuvre médicale nous soit parvenue, sans doute parce qu’au ixe siècle
il fut surclassé par Ḥunayn ibn isḥāq31. ce que nous aimerions suggérer, et qui
est resté jusqu’ici trop implicite, c’est qu’il faut étudier ses intérêts intellectuels
comme s’ ils étaient des cercles concentriques, qui se sont développés autour
de sa formation médicale : c’est de sa profession de médecin que dépendent ses
autres choix scientiiques, avant tout la logique et l’astronomie. le cas de ses
écrits de caractère ascétique et théologique est quelque peu diférent, comme
nous le verrons : car si la médecine reste le pivot de sa igure intellectuelle du
point de vue de son activité, entraînant avec elle les autres centres d’intérêt de
notre auteur, nous verrons que ce qui guide cette formation est sa visée religieuse
ou plus exactement, s’ il est permis d’utiliser ce mot, spirituelle. Mais que ce soit
du point de vue du curriculum scientiique ou du point de vue spirituel, le cadre
qui explique cette formation, et bien qu’elle se déploie en Mésopotamie, est
purement alexandrin.
avant tout c’est l’éducation plurielle de sergius qui est alexandrine. devenir
médecin dans l’alexandrie de la in du ve et du début du vie siècle32 impliquait

30. cf. perrone, « palestinian Monasticism », p. 255.


31. selon les mots du médecin chrétien gabriel ibn bokhtishoʿ, que rapporte bar Hebraeus,
« si celui-ci vit, le monde n’abandonnera-t-il pas la mémoire de sergius de raʾs al-ʿayn ? », dans
e. a. W. budge (éd.), The Chronography of Gregory Abūʾl Faraj the Son of Aaron, the Hebrew Phy-
sician Commonly Known as Bar Hebraeus being the First Part of His Political History of the World.
vols 2, Facsimiles of the Syriac Texts in the Bodleian MS. Hunt No. 52, oxford U. p., london 1932,
vol. ii, p. 53v, col. ii, lignes 9-19.
32. on connait mal le monde de la médecine alexandrine de cette époque. les sources contem-
poraines non chrétiennes mentionnent plusieurs médecins importants : il faut surtout rappeler le
cas du médecin Jacques (que l’on remarque le nom chrétien, Iakōbos), qui fut actif entre le ve et
68 e. Fiori

la maîtrise d’un certain nombre de disciplines annexes : l’arithmétique,


l’astronomie, la musique, la géométrie (donc ce qui sera plus tard le quadrivium
médiéval) et les sciences naturelles telles que la botanique. on peut déduire
ce curriculum, pour ne citer qu’un exemple, d’un long fragment de l’Histoire
philosophique de damascius, dans laquelle celui-ci rapporte les exploits du médecin
païen alexandrin asclépiodote, le dédicataire du commentaire de proclus sur le
Parménide de platon. selon damascius, asclépiodote avait reçu une éducation
principalement philosophique, et il excellait dans plusieurs disciplines, en
particulier les mathématiques, la musique33 et la botanique34. ce personnage nous
montre aussi toute la richesse d’une formation philosophico-médicale qui dut être
semblable à celle de sergius, car l’on en trouve des traces signiicatives dans ses écrits :
un efort remarquable de systématisation de la terminologie botanique syriaque se
déploie dans sa traduction des livres vi-viii du De simplicium medicamentorum
temperamentis et facultatibus de galien35 ; l’intérêt pour l’astronomie (bien que
dans des variantes plutôt philosophiques et astrologiques) est bien attesté dans

le vie siècle, et est mentionné par damascius, Hist. philos., fragm. 84, p. 206-213 athanassiadi (cf.
damascius, The Philosophical History. Text with Translation and Notes by p. athanassiadi, apamea,
athens 1999), et qui était le ils du médecin Hésychius (il s’ agit vraisemblablement de la génération
précédant celle de sergius). de Jacques, damascius traçait dans son Histoire philosophique un por-
trait élogieux. originaire de damas, Jacques était « parfait dans sa science », et notamment dans le
diagnostic et le traitement. sa proximité avec le milieu des philosophes est attestée par le fait que
lors d’un passage à athènes, il avait essayé de soigner proclus, qui pourtant aurait dû à cette occasion
enfreindre les préceptes alimentaires de la loi pythagorique pour suivre les prescriptions de Jacques.
À athènes, damascius aurait vu une statue de ce dernier, et il nous informe que Jacques avait été
désigné comes, ce qui conirme le rôle politique important que tenaient parfois les médecins. selon
le résumé de photius, la famille de Jacques était d’origine syrienne, bien qu’elle ait vécu à alexandrie
(une situation assez commune à l’époque). son père Hésychius avait pratiqué cette même profession
pendant quarante ans, voyageant « presque partout dans le monde », et il avait certainement séjourné
à constantinople. bien que l’ampleur des voyages d’Hésychius soit probablement une exagération, ce
témoignage met en évidence un fait important. s’ il est vrai, comme l’écrit v. nutton, « Archiatri and
the Medical profession in antiquity », Papers of the British School at Rome 45 (1977), p. 191-226,
ici p. 198, qu’il existait des lignées d’archiatres et que le métier tendait à devenir héréditaire, en parti-
culier en orient, nous avons ici la trace d’une autre caractéristique : le médecin était tel par sa lignée,
mais il pouvait aussi être itinérant. la profession se transmettait dans la famille, mais elle n’était pas
toujours pratiquée dans le même endroit. cela pourrait signiier, dans le cas de sergius, qu’il n’est
pas nécessairement « très probable » qu’il soit né à rešʿaynā comme l’écrit baumstark, Lucubra-
tiones, p. 366. on pourrait même supposer, mais avec prudence, qu’il avait déjà reçu le métier par
transmission héréditaire, car si l’on doit en croire Ḥunayn ibn isḥāq, sergius traduisait déjà galien
avant qu’il ne se rende à alexandrie pour ses études (Ḥunain ibn Isḥāq. ̈ber die syrischen und
arabischen Galen-̈bersetzungen, zum ersten Mal herausgegeben und ̈bersetzt von g. bergsträs-
ser, brockhaus, Wiesbaden 1925 [abhandlungen f̈r die Kunde des Morgenlandes, 17/2], p. 12
[arabe], 9-10 [allemand]).
33. damascius, Hist. philos., fragm. 85, p. 213-215 athanassiadi.
34. « ce qu’il aimait en particulier, c’est l’histoire naturelle des plantes […] il renouvela l’usage
de l’hellébore blanc qui avait était perdu depuis longtemps ». damascius, Hist. philos., fragm. 80.85,
p. 204-205 et 214-215 athanassiadi.
35. edition et traduction allemande partielles dans Merx, « proben » ; une édition complète est
maintenant en préparation par robert Hawley (cnrs, paris) et siam bhayro (exeter), sur la base
aussi du nouveau palimpseste qui enrichira vraisemblablement beaucoup notre connaissance de la
version de sergius (cf. bhayro et al., « collaborative research » et « the syriac galen palmpsest »).
Un intellectUel alexandrin en MésopotaMie 69

son adaptation du traité sur les Causes du tout d’alexandre d’aphrodise, dans
sa traduction du De Mundo pseudo-aristotélicien et dans son développement
d’un argument sur l’inluence de la lune tiré du troisième livre du traité Sur les
jours critiques de galien. de l’exemplarité du quadrivium en tant que modèle
de l’apprentissage des sciences profanes, sergius est bien conscient, comme le
démontre un passage de son Discours sur la vie spirituelle36. le lien étroit qui relie
tous ces écrits, expressions des diférents intérêts de sergius, a été brillamment
illustré dans le cas de l’astronomie par daniel King37 ; nous espérons ici reformuler
ce lien et l’enrichir, en l’articulant dans une direction supplémentaire.
2.2 La logique

le second intérêt principal qui émerge des œuvres de sergius est la logique,
qu’il étudia à alexandrie sous ammonius38 et à laquelle il a consacré deux
écrits importants, dont l’un est un long commentaire complet des Catégories
d’aristote39, et l’autre une brève introduction au même texte40. l’œuvre logique
de sergius a le plus souvent été considérée en tant que telle41, ou bien mise en
rapport avec le fait que sergius partage le curriculum traditionnel des écoles de
philosophie de l’antiquité tardive ; on a eu donc tendance à la lire isolément,
c’est-à-dire surtout dans une perspective d’histoire de la philosophie, tandis
qu’on n’a pas encore suisamment souligné (et bien qu’il s’ agisse d’un élément
décisif) ce qui poussa sergius à s’ en occuper : la raison de l’engagement de sergius
dans la logique, en fait, c’est la médecine. la logique n’entre pas dans l’œuvre de
l’archiatre en tant que telle, mais comme instrument du raisonnement médical :
l’apprentissage des prémisses théoriques de la science pratique était un passage
crucial pour sergius42. Un indice le révèle dès le début de son ouvrage logique le
plus important : en dédiant le commentaire des Catégories à théodore de Karkh
Ǧuddān, qui nous est inconnu par ailleurs43, sergius rappelle que théodore

36. au par. 80 Fiori (= 81 sherwood) : « géométrie, arithmétique, art des chaldéens [c.-à-d.
astronomie, cf. plus loin] et musique ».
37. King, « origenism ».
38. c’est une découverte d’Henri Hugonnard-roche, qui a reconnu la dette de sergius envers
les commentaires d’ammonius : cf. Hugonnard-roche, La logique d’Aristote du grec au syriaque,
p. 124, 189-190 et 203-231 (commentaire du premier livre de l’œuvre de sergius sur les Catégories).
39. traduction et commentaire de l’introduction et du premier chapitre, avec présentation
des manuscrits, dans Hugonnard-roche, La logique d’Aristote du grec au syriaque, p. 167-231 ; John
Watt en prépare maintenant l’édition critique.
40. étude introductive et traduction de quelques morceaux dans Hugonnard-roche, La logique
d’Aristote du grec au syriaque, p. 143-164. Une édition critique est en préparation par les soins de
sami aydın de l’Université d’Uppsala.
41. c’est le cas des études d’Henri Hugonnard-roche, qui ont analysé l’aspect technique de la
logique sergienne.
42. s. bhayro - s. p. brock, « the syriac galen palimpsest and the role of syriac in the trans-
mission of greek Medicine in the orient », Bulletin of the John Rylands Library 89 (supplement
2013), p. 25-43, ici p. 37-40 en ont souligné très à propos l’importance.
43. son identiication à l’époque moderne est due à l’acribie de Hugonnard-roche, La logique d’Aris-
tote du grec au syriaque, p. 126 n. 4, qui a rappelé que Ḥunayn ibn isḥāq, dans sa lettre sur les traductions de
70 e. Fiori

l’avait aidé pour la traduction des œuvres de galien. de façon très signiicative,
les deux écrits médicaux de sergius que nous possédons (la traduction des livres
vi-viii des Simples de galien et le petit traité sur l’inluence de la lune) sont
dédiés à ce même théodore. c’est donc sous le signe d’un intérêt commun pour
la médecine que les deux collaborèrent, et guidés en cela par l'enseignement d'un
ouvrage de logique. Mais surtout, dans une perspective plus générale, s’ il est vrai
que de par sa profession sergius fut médecin et non philosophe, et qu’il traduisit
les œuvres de galien, c’est justement grâce à ce dernier que nous pouvons
comprendre le rôle de la logique dans la formation médicale. galien consacra
à ce sujet un opuscule fameux, Que l’excellent médecin est aussi philosophe44,
dans lequel il s’ exprime ainsi : « le véritable médecin se révèle être un ami de
la tempérance de même aussi qu’un compagnon de la vérité. par ailleurs, il lui
faut également s’ exercer à la méthode logique pour savoir discerner en combien
d’espèces et de genres se subdivise la totalité des maladies et comment dans
chacun des cas il faut concevoir une indication de traitement »45. ce passage
représente la synthèse de la perspective de galien (laquelle est en accord avec
la conception de la philosophie antique comme “mode de vie”), pour qui le
fait que le médecin soit philosophe signiie avant tout qu’il est vertueux et, par
conséquent, qu’il a des connaissances ordonnées des problèmes qu’il étudie. les
deux composantes sont d’ailleurs inséparables : « s’ il est vrai en efet que pour
découvrir la nature du corps, les diférences des maladies et les indications des
remèdes, il convient de s’ être exercé à la théorie logique, et si, pour se consacrer
assidûment à ces exercices, il convient de mépriser l’argent et de s’ exercer à la
tempérance, alors il possède toutes les parties de la philosophie, la logique, la
physique et l’éthique »46. « et assurément, s’ il est vrai que la philosophie est
nécessaire aux médecins au début de leur apprentissage ainsi que dans la suite de
leur exercice, il est clair que celui quel qu’il soit qui est un médecin accompli, est
également philosophe »47. le motif, ainsi décliné par galien, resta canonique
dans les siècles suivants. on peut encore citer un autre exemple bien que quelque
peu postérieur à sergius mais qui provient du même milieu: l’exposé de Jean
philopon dans son Traité sur l’éternité du monde contre Proclus, où l’alexandrin

galien, identiiait ce théodore comme l’évêque de la ville da Karkh Ǧuddān (cf. Ḥunayn ibn isḥāq, Risāla,
p. 12 [arabe] ; p. 10 [allemand] bergsträsser). il n’y a pas de raison pour ne pas faire coniance à cette infor-
mation de Ḥunayn ; selon J. M. Fiey o.p., Assyrie Chrétienne, Volume III. Bét Garmaï, Bét Aramāyé et
Maišān nestoriens, impr. catholique, beyrouth 1968 (recherches publiées sous la direction de l’institut
de lettres orientales de beyrouth, 42), p. 71-74 cette ville ne fut jamais un siège épiscopal pour les syro-
orientaux ; il se pourrait bien pourtant qu’il y eût là un évêché miaphysite à l’époque de sergius.
44. la chose n’a bien sûr pas échappé à l’attention de Hugonnard-roche, La logique d’Aristote
du grec au syriaque, p. 181 : « la rencontre entre médecine et philosophie est ancienne, on le sait […]
galien, tout particulièrement, soutint que le meilleur médecin devait connaître la philosophie, et
spécialement la logique ».
45. galen., Quod optimus medicus, 1. 59-60 (traduction tirée de : Galien. Tome I. Introduction
générale. Sur l’ordre de ses propres livres. Sur ses propres livres. Que l’excellent médecin est aussi philosophe.
texte établi, traduit et annoté par v. boudon-Millot, les belles lettres, paris 2007 [cUF], p. 290).
46. galen., Quod optimus medicus 1, 60-61 (trad. Galien. Tome I, p. 290-291 boudon-Millot).
47. galen., Quod optimus medicus, 1, 61 (trad. Galien. Tome I, p. 291 boudon-Millot).
Un intellectUel alexandrin en MésopotaMie 71

célèbre galien pour la solidité de ses connaissances physiques («galien […]


homme de grande compétence dans le domaine de la philosophie naturelle,
puisqu’il ne s’ appliqua pas avec moins de zèle aux concepts de la philosophie qu’à
sa propre discipline »48). il est vrai aussi que philopon eut une attitude ambiguë
face à la médecine, qu’il dévalorisait par rapport à la philosophie, car il s’ agissait
d’un savoir purement pratique (en fait un « métier », technē)49.
la logique ne représente donc pas pour sergius la première étape d’un parcours
philosophique au sens strict (ce qui n’exclut pas qu’il ait suivi ce parcours jusqu’à
un certain point), mais plutôt un appui à l’étude et à la pratique de la médecine,
selon le rôle qu’elle tenait depuis galien. comme galien aussi, sergius écrivit
des œuvres de logique. la logique est donc bien sûr pour lui, comme pour les
platoniciens de son époque, le socle d’une formation savante ; cette formation,
pourtant, est dans son cas strictement professionnelle. nous ne croyons donc
non plus que la logique fut introduite par sergius en milieu syriaque pour des
raisons impératives de polémique christologique, et qu’il en irait de même pour
l’astronomie que sergius introduisit aussi pour la première fois en syriaque. le
fait que sergius écrivit dans les deux domaines relève plutôt, à notre avis, de
leur utilité et de leur présence traditionnelles dans le système scientiique et
philosophique dans lequel sergius avait été éduqué. ce qui est révolutionnaire
dans le projet de sergius c’est qu’en transportant ce système d’alexandrie en
Mésopotamie, il l’acclimata à une langue qui ne l’avait encore reçu : car, en tant
qu’intellectuel bilingue, il voulut l’introduire aussi dans son milieu professionnel,
qui était syrophone. il devait donc y avoir à son époque dans ce milieu un
public qui désirait désormais apprendre la médecine et la logique à un niveau
“alexandrin”. l’utilisation de la logique dans la polémique interconfessionnelle
fut donc plutôt un efet indirect, consécutif à son introduction par sergius50. il
semble improbable que cela ait été la visée de sergius lui-même51.

48. philop., De Aet. mundi contra Proclum 9, xvii disc., sol. 5, p. 599.23-600.1 rabe (cf.
Ioannes Philoponus, De Aeternitate mundi contra Proclum, ed. H. rabe, teubner, leipzig 1899
[réimpr. olms, Hildesheim 1963]).
49. philop., In Phys., p. 240.11-17 vitelli (Ioannis Philoponi in Aristotelis Physicorum libros tres
priores commentaria, ed. g. vitelli, reimer, berlin 1887 [cag, xvi]).
50. Hugonnard-roche, La logique d’ Aristote du grec au syriaque, p. 172 est du même avis : il
cite d’abord un passage d’un article de Kathleen Mcvey, qui écrivait : « the inlux of greek learning
into syriac theological education in the ifth century a.d. and the context of the ifth century
christological controversies provide a plausible setting for the introduction of this rhetorical form
[scil. celle du discours judiciaire, comme dans le mēmrā de narsai sur les trois docteurs nestoriens] into
syriac literature » ; Hugonnard-roche rappelle alors que « c’est dans un contexte tout diférent, celui
du savoir scientiique et de la philosophie aristotélicienne, que se place sergius », et non dans celui
de la controverse religieuse; Hugonnard-roche, La logique d’ Aristote du grec au syriaque, p. 173-
174 a même montré que l’introduction de la logique, loin d’être perçue comme urgente, ne se it
probablement pas sans résistances considérables : « sergius exhorte » le lecteur « à relire et persévé-
rer dans l’étude […] et il le presse d’éviter toute critique trop rapide. cet avertissement […] ne cher-
cherait-il pas à prévenir certaines résistances que pourrait rencontrer la réception d’aristote chez les
lecteurs syriaques ? ».
51. daniel King nous a suggéré (dans une communication personnelle) que le sergius “gram-
mairien” qui igure dans l’échange épistolaire avec sévère d’antioche pourrait être sergius de
72 e. Fiori

dans son aspect technique, l’approche qu’a sergius de la logique reste


étroitement liée à l’enseignement philosophique alexandrin. ainsi que nous
l’avons signalé plus haut, il revient à Henri Hugonnard-roche d’avoir remarqué
les ainités, mais aussi les diférences, qui se font jour entre les écrits de logique
de l’archiatre et les notes de cours du philosophe ammonius sur les Catégories
qui nous sont parvenues, et plus généralement par rapport à la structure
des commentaires philosophiques alexandrins52. Hugonnard-roche écrit :
« il est bien clair que sergius doit être agrégé au groupe formé par les deux
commentateurs ammonius et philopon, dans le stemma du commentarisme
grec touchant le traité des Catégories d’aristote »53. de même, certaines
modiications apportées par sergius au texte de denys l’aréopagite dans la
traduction syriaque qu’il en it s’ expliquent par une conception de la logique
proche de celle d’ammonius54. la position propédeutique qu’accorde sergius à
la logique est elle aussi cohérente avec son activité alexandrine, mais comme nous
le verrons ci-après, sergius réinventa profondément le rôle de la logique à partir
d’une idée de progrès spirituel très particulière. Une diférence importante par
rapport aux philosophes des écoles d’athènes et d’alexandrie est pourtant déjà
évidente : pour sergius, la logique n’introduit pas à la philosophie pure, mais à
une pratique professionnelle bien concrète.
donc la première des occupations philosophiques de sergius relète d’ores et
déjà un contexte intellectuel bien déini : le monde savant de l’alexandrie de la
in du ve siècle. il faudra insister plusieurs fois sur ce point qui est évidemment
banal en soi, car il nous permettra à la in de donner des contours nouveaux à
la igure de sergius.

rešʿaynā (pour une traduction et une étude de cet échange, cf. i. r. torrance, Christology after Chal-
cedon. Severus of Antioch and Sergius the Monophysite, canterbury press, norwich 1988). on lit en
efet dans cette correspondance que ce « sergius » utilise des arguments subtils, lesquels font sou-
vent recours à la logique et pourraient bien être du niveau de notre archiatre. si l’hypothèse de King
est avérée, sergius aurait efectivement utilisé son arsenal logique dans le cadre d’une discussion
christologique. ce qui n’implique pas le fait qu’il ait introduit la logique en syriaque dans ce but.
52. cf. plus haut, n. 38 ; dans plusieurs cours à l’école pratique des Hautes études (2002-2008),
M. Hugonnard-roche a poursuivi une recherche détaillée sur les liens entre sergius et ammonius en
en présentant le résultats à ses auditeurs. on peut lire des brefs comptes-rendus de ces activités dans
H. Hugonnard-roche, « sergius de reshʿayna sur les Catégories d’aristote (syriaque) », École Pra-
tique des Hautes Études. Section des sciences historiques et philologiques. Livret-Annuaire 18 (2004),
p. 56-57 ; 19 (2005), p. 62-63 ; 20 (2006), p. 64-66 ; 21 (2007), p. 48-50 ; et dans id., « sergius de
reshʿayna sur les Catégories d’aristote (syriaque) » Annuaire de l’École Pratique des Hautes Études
(EPHE). Section des sciences historiques et philologiques 139 (2008), p. 36-37 ; et id., « commen-
taires sur aristote (syriaque) », Annuaire de l’École Pratique des Hautes Études (EPHE). Section des
sciences historiques et philologiques 140 (2009), p. 55-56.
53. Hugonnard-roche, La logique d’Aristote du grec au syriaque, p. 189.
54. nous en donnons quelques exemples dans notre édition de la version syriaque des Noms divins,
de la Théologie mystique et des Lettres dionysiennes, voir Dionigi Areopagita. Nomi divini, Teologia
mistica, Epistole : la traduzione di Sergio Rešʿayna (VI secolo), éd. et trad. it. par e. Fiori, peeters, louvain
2014 (csco, 656-657. scriptores syri 252-253).
Un intellectUel alexandrin en MésopotaMie 73

2.3 Une astrologie “limitée”


avec la logique, c’est surtout l’astronomie, et non pas la métaphysique, qui
est représentée dans l’œuvre sergienne qui nous est parvenue. encore un fois,
c’est la médecine qui détermine l’intérêt de sergius pour la discipline à laquelle
il se consacre. daniel King a très bien expliqué dans deux articles récents55
que l’astronomie à laquelle se consacrait sergius n’était pas l’astronomie
ptolémaïque, mais une doctrine astrologique limitée : sergius prétend utiliser le
savoir astronomique dans la pratique médicale sans pour autant tomber dans le
piège du déterminisme, car les corps célestes conditionnent la santé de l’homme
sans préjuger son libre arbitre. ce qui est important pour lui dans l’observation
des astres, c’est précisément cette inluence qu’ils exercent sur la constitution du
corps. l’intérêt de sergius pour cet aspect de l’étude des astres est mis en évidence
par les trois écrits astronomiques de sergius mentionnés plus haut : avant tout,
son traité sur l’inluence de la lune où il est explicitement question de médecine,
et qui est basé sur les Jours critiques de galien56, mais aussi les deux autres
œuvres plus explicitement aristotéliciennes, le De Mundo pseudo-aristotélicien57
et l’adaptation par sergius du traité Sur les causes du tout d’alexandre
d’aphrodise58. dans tous ces écrits, une tendance de la tradition aristotélicienne
tardive à introduire dans le système d’aristote le concept de providence divine se
manifeste. celle-ci s’ exerce sur le monde sublunaire par l’intermédiaire des astres
qui auraient connaissance de ce qui se passe ici-bas. on est aussi près de cette
médecine astrologique qu’andré-Jean Festugière étudia le premier dans les écrits
hermétiques59. King a remarqué que ce point rapproche sergius, beaucoup plus
que l’étude de la médecine et de la logique qu’il dérive d’un contexte hellénique,
d’une certaine attitude mésopotamienne envers la connaissance des astres. c’est
en efet en Mésopotamie, dans les œuvres de bardésane, que l’on repère déjà
une attitude similaire vis-à-vis de l’astronomie. le savant syriaque du iiie siècle
mentionne lui aussi, selon les propos que lui attribue le Livre des lois des pays60,

55. King, « alexander of aphrodisias » et id., « origenism ».


56. édition sachau, Inedita, p. 101-124 ; Mme emilie villey (berlin, topoi et paris, cnrs)
en prépare une nouvelle édition avec traduction française et commentaire.
57. édition de lagarde, Analecta, p. 134-158 ; études : v. ryssel, ̈ber den textkritischen Werth der
syrischen ̈bersetzungen griechischer Klassiker. Theil I, Fernau, leipzig 1880 (programm des nicolai-
gymnasiums zu leipzig) ; Theil II, Fernau, leipzig 1881 ; c. elsas, « studien zu griechischen Ẅrtern
im syrischen », in H. d̈rries (éd.), Paul de Lagarde und die syrische Kirchengeschichte, lagarde-Haus,
g̈ttingen 1968, p. 58-89 ; Mccollum, A Greek and Syriac Index (index grec-syriaque et syriaque-grec).
58. édition et trad. française in Fiori, « l’épitomé » ; traduction italienne in Furlani, « il
trattato di sergio di rêshʿaynâ ». l’œuvre a été brillamment étudiée par King, « alexander of
aphrodisias » ; cet article corrige en beaucoup de points l’analyse précédente de d. Miller, « sargis
of rešʿaynā : on What the celestial bodies Know », in lavenant, VII Symposium Syriacum, ponti-
icio istituto orientale, roma 1994 (oca, 247), p. 221-233.
59. a.-J. Festugière, La Révélation d’Hermès Trismégiste. I. L’astrologie et les sciences occultes
avec un appendice sur l’hermétisme arabe par L. Massignon, gabalda, paris 1944, dans le chapitre sur
« l’hermétisme et l’astrologie ».
60. édition : F. nau, Bardesanes. Liber Legum Regionum, in Patrologia Syriaca i/2, Firmin-
didot, paris 1907, p. 490-658 ; études fondamentales : H. J. W. drijvers, Bardaisan of Edessa, van
74 e. Fiori

l’importance de l’inluence des astres sur la vie humaine, tout en exprimant son
refus d’une astrologie déterministe. le libre arbitre de l’homme est précisément
le thème central du dialogue, dans lequel bardésane airme que certaines choses
échappent au contrôle humain et sont le produit du destin, qui est dirigé par
les “éléments”, tandis qu’il existe par ailleurs des actes qui appartiennent à la
libre volonté de l’homme. en outre bardésane airme, comme sergius, que les
astres sont des créatures pourvues d’une forme de connaissance et d’animation61,
et qu’ainsi ils déterminent certains des événements. l’ainité entre sergius et
bardésane sur ce point n’est pas du tout banale, et c’est encore une fois le mérite
de King d’avoir souligné que leur rapprochement dans le manuscrit british
library Add. 14658, le seul témoin tant du Livre des lois des pays que de la
traduction sergienne du De Mundo, de l’adaptation d’alexandre d’aphrodise
et du texte basé sur les Jours critiques de galien, pourrait ne pas être le fruit du
hasard. King, sur la base d’une intuition d’alberto camplani62, va même jusqu’à
suggérer que le manuscrit pourrait avoir été le produit d’une école “bardésanite”
qui aurait souhaité transmettre les enseignements du maître ; la permanence
de cette école semblerait assez bien attestée63 et sergius pourrait même y avoir
été rattaché personnellement. selon King, « la similarité entre la théologie
bardésanite et la pratique du culte planétaire de Ḥarrān pourrait avoir fait de
celle-ci un lieu approprié ; en outre la ville n’était pas loin de rešʿaynā ». il s’ agit
bien sûr d’une hypothèse, comme King le reconnait64, qui rouvre le problème
souvent débattu d’une école philosophique à Ḥarrān. les limites de cet article
ne nous permettent malheureusement pas de discuter la vraisemblance de cette
suggestion de King. elle nous fait cependant aborder le coté « mésopotamien »
du proil de sergius : celui-ci, tout en étant fondamentalement hellénisant
(bardésane était d’ailleurs lui-même bien versé dans la culture hellénistique),
se montre pénétré par la culture syriaque, qui s’ harmonise parfaitement avec

gorcum & comp, assen 1966 (studia semitica neerlandica, 6) ; a. camplani, « note bardesani-
tiche », Miscellanea Marciana 12 (1997), p. 11-43, et id., « rivisitando bardesane : note sulle fonti
siriache del bardesanismo e sulla sua collocazione storico-religiosa », Cristianesimo nella storia 19
(1998), p. 519-596.
61. pour sergius, cf. Fiori, « l’épitomé », p. 130-133 [t.], p. 145-148 [trad.] et 142-143 [t.],
p. 156-157 [trad.] ; pour bardésane, cf. H. J. W. drijvers, The Book of the Laws of the Countries. Dia-
logue on Fate of Bardaisan of Edessa, van gorcum, assen 1965 (semitic texts with translations, 3),
p. 12 (= p. 548 nau), p. 14 (= p. 550 nau), p. 28-30 (= p. 568 nau), p. 32 (= p. 572 nau).
62. camplani, « rivisitando bardesane », p. 543-544 suggérait qu’au moins une partie de l’an-
thologie transmise par le manuscrit pourrait être dérivée d’une archive de textes écrits par sergius,
ou bien traduits ou tout simplement recueillis par lui : il s’ agirait donc, à l’origine, d’une anthologie
préparée par sergius lui-même.
63. pour les sources voir King, « origenism », p. 205-206.
64. King, « origenism », p. 206-207 : « the continued presence of a “school of bardaisan” in
edessa, or in some other city, in the seventh century when our manuscript was copied is therefore
perfectly within the bounds of possibility » ; « whether or not he [scil. sergius] attached himself to
such a school we cannot say ». Quant à l’hypothèse sur Ḥarrān, il écrit que « it is hardly necessary to
depend upon it ». King proposait déjà Ḥarrān et son culte astrologique comme source possible d’in-
luence pour l’attitude astrologique de sergius dans King, « alexander of aphrodisias », p. 185-186.
Un intellectUel alexandrin en MésopotaMie 75

sa formation grecque. c’est surtout la traduction des écrits dionysiens qui le


prouve : sergius n’hésite jamais à adapter pour son publique syriaque les concepts
néoplatoniciens qui pourraient lui être étrangers65. nous voyons ainsi ce que
l’expression « intellectuel alexandrin en Mésopotamie » peut signiier ; nous en
explorerons plus loin les implications les plus profondes.
comme le souligne King, une telle attitude envers les astres se prêtait
facilement à des résistances, et en efet tant bardésane que sergius durent se
défendre des accusations de déterminisme, ou parfois les anticiper. À la in de
son épitomé du traité d’alexandre d’aphrodise Sur les causes du tout, sergius
écrit : « si donc il te semble, mon ami, que quelques-unes des choses qui ont été
dites ont besoin de plus de soin et de recherche […] ». King relève que sergius
« perçoit évidemment la pression que le dogme ecclésiastique exerce sur lui […] il
était probablement en train de se mettre dans une situation diicile »66 en raison
de ses opinions astrologiques, ce qui nous paraît certainement être exact. dans
les deux passages parallèles cités plus haut de son Discours sur la vie spirituelle, il
insiste sur le fait que « l’art des chaldéens » que l’homme spirituel doit maîtriser
n’est pas identique à une méthode de prédire le futur basée sur le déterminisme :
il « comprend la ixité des astres et l’écoulement des ans, mais pas à la manière de
l’art des chaldéens […] il connaît aussi l’action des sphères, mais non pas comme
ces chaldéens qui ont eu la folie de dire qu’ils comprenaient les événements futurs
par les calculs des mouvements et par les conigurations des astres »67. on ne
saurait pourtant, comme le fait King, mettre cette position de sergius au sujet des
astres sur le compte de ce que l’on suppose être son “origénisme” – “origénisme”
dont nous avons dit plus haut qu’il ne fut jamais accusé à son époque. comme on
l’a rappelé plus haut, King rassemble certains éléments qui auraient pu justiier
cette “accusation”(qui d’ailleurs n’existe pas) et qui pourtant ne la soutiennent
pas : la traduction de denys l’aréopagite, la version des Chapitres gnostiques
d’évagre ; inalement, le penchant de sergius pour l’astrologie, bien que limité,
devrait être considéré comme un troisième élément dans ce dossier. le sixième
anathématisme anti-origéniste de 553 condamne efectivement ceux qui pensent
que les corps célestes sont animés et rationnels68. or ceci fut en efet soutenu
tant par sergius que par bardésane avant lui. par ailleurs, les enseignements de
sergius (et ce que l’on connaît de bardésane) ne sont point assimilables aux
doctrines des autres anathématismes (sauf peut-être, dans le cas de sergius, pour
la croyance dans l’apocatastase69). ceci nous amène à postuler une nouvelle fois
que ce qu’on appelle “origénisme” fut un phénomène aux contours assez lous,
où les doctrines les plus radicales existèrent à côté de l’intérêt d’intellectuels

65. nous avons présenté des exemples de cette attitude dans Fiori, « sergius of rešʿaynā and
dionysius », p. 189-194 ; une exposition détaillée des interventions de sergius dans le texte diony-
sien sera fournie dans le commentaire de notre édition de la traduction de sergius (cf. supra n. 54).
66. King, « alexander of aphrodisias », p. 182-183.
67. sergius, Discours sur la vie spirituelle, par. 106.108 Fiori (= 107.109 sherwood).
68. Canones XV, 6, in Acta Conciliorum Oecumenicorum iv/1, p. 248.
69. cf. sergius, Discours, par. 121 Fiori (= 122 sherwood).
76 e. Fiori

par ailleurs “orthodoxes” pour des sujets controversés. bien qu’un ensemble
de doctrines considérées comme peu orthodoxes aient été réunies en 553 dans
un document hérésiologique, un intellectuel pouvait vraisemblablement en
partager quelques points à l’exclusion des autres. parmi ces intérêts pourrait s’
être trouvé celui de l’astrologie, qui pourtant intéressait sergius dans le cadre
de sa pratique médicale et, nous pensons, non pas en tant que doctrine partagée
aussi par origène. d’autant plus qu’il nous faut rappeler avec King70 que deux
contemporains syro-orientaux de sergius écrivirent contre l’astrologie en s’
inspirant du traité perdu de diodore de tarse Contre les mages, ne visant pas
l’origénisme mais la culture astrologique locale mésopotamienne et notamment
bardésane : plutôt qu’origène, c’est sans doute cette culture qui était au centre
des polémiques dans la Mésopotamie du temps de sergius. c’est cette raison
qui a pu pousser l’archiatre, lecteur de bardésane, à une autodéfense. Quoiqu’il
en soit, comme on l’a déjà remarqué (cf. 1.2), à l’époque de sergius tout intérêt
pour origène et évagre pouvait éveiller les suspicions. comme l’attestent les
anathématismes de 553, la doctrine astrologique fut rejetée en tant qu’elle aurait
appartenu à l’origénisme ; être un admirateur d’origène et d’évagre, et croire en
même temps à l’action consciente des astres sur le monde sublunaire, pouvait
certainement se révéler dangereux. il est bien compréhensible que sergius ait
ressenti la nécessité de se défendre.
on a donc constaté que les intérêts de sergius en matière d’astronomie
sont, comme dans le cas de la logique, suscités principalement par la médecine.
d’ailleurs, malgré l’inluence syriaque que l’on pourrait déceler dans son intérêt
pour l’astronomie, son engagement dans cette discipline peut s’ expliquer aussi,
encore une fois, par son appartenance au milieu culturel d’alexandrie. King
a souligné que l’adaptation du texte d’alexandre d’aphrodise Sur les causes du
tout pourrait bien s’ interpréter dans le contexte alexandrin des débats entre
chrétiens et païens sur l’éternité du monde, débats qui furent en efet à l’origine
de la composition du dialogue Ammonius de Zacharie le scholastique – lequel
appartient à la génération de sergius – et des œuvres de Jean philopon contre
proclus et aristote à la génération suivante. sergius va jusqu’à supprimer de son
adaptation toute une partie du traité d’alexandre consacrée à la démonstration
de l’éternité du monde, pour ne pas enfreindre sa croyance71.
si donc c’est le portrait d’un intellectuel alexandrin que nous avons trop
rapidement tracé ici, dont la formation se déroule entièrement à alexandrie, dont
les choix intellectuels et la façon d’afronter les arguments s’ explique par le milieu
alexandrin, c’est que nous voulons illustrer, à présent, que le contexte alexandrin
contemporain est bien la cause profonde du projet spirituel qui oriente toute
l’entreprise de sergius.

70. King, « origenism », p. 207.


71. King, « alexander of aphrodisias », p. 168-171.
Un intellectUel alexandrin en MésopotaMie 77

3. Un projet spirituel alexandrin

3.1. Le Discours sur la vie spirituelle

cet ensemble de compétences techniques et philosophiques ne s’ explique


pourtant pas dans son entier en référence à la profession médicale. celle-ci, et
l’engagement intellectuel qu’elle comporte, sont vus par l’archiatre dans une
perspective supérieure qui permet de leur restituer leur sens authentique : c’est
ce que nous nous proposons d’appeler le “projet spirituel” de sergius, qui s’
explique lui aussi dans le cadre alexandrin.
ce projet est illustré dans une œuvre déjà mentionnée dans cet essai, le
Discours sur la vie spirituelle, qui peut être considérée comme l’écrit le plus
signiicatif de sergius. l’ouvrage a été étudié plusieurs fois par les spécialistes,
mais nombre de ses secrets sont encore à révéler.
ce Discours72 fut utilisé par sergius comme préface à sa traduction des
œuvres de denys l’aréopagite, mais nous croyons avoir démontré, sur la base
de raisons aussi bien littéraires que doctrinales, que l’archiatre le composa
non seulement avant de traduire, mais même avant de connaître denys, et pas
sous l’inluence de ce dernier73. nous avons aussi avancé l’hypothèse74 (reprise
quelques années plus tard par Watt75) que le Discours esquisse un curriculum
idéal d’études scientiiques et théologiques qui modiie le cursus studiorum
philosophique alexandrin en lui intégrant les catégories de l’ascétique évagrienne.
dans ce cadre, l’étude de la logique et des sciences profanes, réorientées dans une
direction ascétique, conduit progressivement jusqu’à la contemplation de dieu,
à condition que l’introduction aux sciences ait été correcte, c’est-à-dire qu’elle
corresponde à la φυσικὴ θεωρία d’évagre.
John Watt, qui a récemment publié plusieurs études sur le Discours, a
insisté surtout sur la présence d’aristote : pour sergius comme pour ses maîtres
à alexandrie, l’apprentissage de la philosophie aristotélicienne était une
prémisse à ce cursus76. en essayant d’aborder le texte comme une reformulation
christianisée du curriculum philosophique alexandrin, Watt a suggéré que la
logique d’aristote introduirait non plus, comme chez les néoplatoniciens,
à l’étude de platon, mais à celle de denys l’aréopagite en tant qu’alternative
chrétienne à platon77, ce qui est partiellement correct (la suggestion avait déjà

72. Une étude détaillé du contenu se trouve in Fiori, « È lui che mi ha donato ».
73. Fiori, « È lui che mi ha donato », p. 43-45 et 54-57; une position contraire est soutenue par
perczel, « the early syriac reception », p. 30.
74. Fiori, « È lui che mi ha donato », p. 51-54.
75. Watt, « From sergius to Mattā », p. 241-246.
76. Watt, « From sergius to Mattā », p. 244 : «sergius looks to be integrating the aristotelian
philosophy […] into a theological cursus ».
77. cf. Watt, « From sergius to Mattā », p. 241 : « we have reason to suppose that he [sergius]
remained […] to some extent true to those alexandrian teachers in seeing aristotle as inferior to a
“more divine” pedagogue. that pedagogue, however, was not plato … but the Holy scriptures as
interpreted by dionysius ».
78 e. Fiori

été faite il y a presque dix ans par paolo bettiolo78). ceci expliquerait en outre
pourquoi l’écrit spirituel de sergius a servi de préface à l’œuvre de denys : mais
nous développerons cette fonction du Discours dans ce qui suit.
3.2. La section pratique

sans revenir sur les détails d’une analyse que nous avons déjà développée
ailleurs79, nous répéterons ici que le Discours se divise en deux parties nettement
distinctes : l’une consacrée à la pratique, l’autre à la gnose80. la division est
bien tirée des traités ascétiques d’évagre. la section pratique (Discours sur
la vie spirituelle, par. 1-66 Fiori = 2-67 sherwood) emploie elle aussi une
partie des catégories d’évagre pour décrire le parcours d’une igure aux traits
ascétiques jusqu’à atteindre l’impassibilité de l’âme. bien qu’on ne trouve
aucune référence à la doctrine des logismoi, c’est bien la progression typiquement
évagrienne « sainteté-courage-justice », suivies par la douceur et la miséricorde,
qui scande le progrès spirituel dans cette partie de l’œuvre. plus encore, ce qui
est remarquable dans cette section, c’est que sergius y conirme l’information
du pseudo-Zacharie sur ses lectures origéniennes : lorsqu’il commente les
citations des écritures qu’il utilise pour décrire la pratique, il recourt souvent à
origène, dont il démontre ainsi une connaissance de première main81.
ce mélange sans précédent de références origéniennes et évagriennes
(qui représente le seul exemple connu d’utilisation directe d’origène chez un
écrivain syriaque) montre clairement, comme nous l’avions anticipé, que c’est
de cette manière, qui n’a rien d’ “origéniste” au sens hérésiologique du terme,
que sergius utilise les deux anciens docteurs pour la construction de sa propre
pensée. plutôt qu'une inluence touchant aux concepts théologiques sur
lesquels allaient bientôt porter les anathématismes de 553, on retrouve chez
sergius la structure même de la conception de la vie ascétique selon évagre et le
modèle exégétique d’origène. il est pourtant signiicatif qu’aucune mention ne
soit faite nulle part des deux docteurs : si l’on considère les années turbulentes
dans lesquelles sergius a composé son œuvre, on est en droit de supposer que

78. p. bettiolo, « scuole e ambienti intellettuali nelle chiese di siria », in c. d’ancona (éd.),
Storia della ilosoia nell’Islam medievale, i-ii, einaudi, torino, vol. i, p. 48-100, ici p. 97-98 : «dif-
icile […] sottrarsi anche all’impressione che lo pseudo-dionigi costituisca quel plato christianus
cui il “platonico” aristotele introduce». John Watt semble pourtant ne pas avoir pris connaissance
de l’étude de bettiolo, bien qu’il connaisse (cf. Watt, « From sergius to Mattā », p. 244 n. 22) un
travail où l’idée de bettiolo est reprise et citée : H. Hugonnard-roche, « platon syriaque », in
M.-a. amir Moezzi - J.-d. dubois - c. Jullien - F. Jullien (éd.), Pensée grecque et sagesse d’Orient.
Hommage à Michel Tardieu, brepols, turnhout 2009 (bibliothèque de l’école des Hautes études.
sciences religieuses, 142), p. 307-322, ici p. 321.
79. pour une analyse détaillée voir Fiori, « È lui che mi ha donato », p. 45-48.
80. nous rappelons en passant qu’il ne s’ agit pas là de la « gnose au nom menteur » qui fut
combattue par les hérésiologues du iie et iiie siècle ; la « gnose » est pour évagre la connaissance de
dieu que l’ascète éprouvé acquiert à la in d’un long chemin ascétique.
81. Une étude complète des parallèles entre origène et sergius se trouve dans Fiori, « È lui che
mi ha donato », p. 46-49. les conclusions de Watt, « von alexandrien nach bagdad », p. 223-226
conirment nos analyses de 2009.
Un intellectUel alexandrin en MésopotaMie 79

ce silence lui fut dicté par la prudence (car, comme on l’a dit, la suspicion
d’origénisme “hérésiologique” pesait sur l’ensemble des œuvres d’origène et
évagre).
la deuxième section (Discours sur la vie spirituelle, par. 67-113 Fiori = 68-
114 sherwood) se révèle encore plus intéressante sur ce point, car elle permet de
mettre en évidence la présence d’origène et d’évagre chez sergius à un niveau
plus profond que ne le laisserait penser l’utilisation qu’en fait l’archiatre dans la
première partie.
3.3. La section gnostique (I) : Évagre, Aristote et Denys l’Aréopagite

l’enseignement du pontique y apparaît une nouvelle fois au niveau


structurel, car c’est la division évagrienne qui est évoquée, à travers la partition
de la gnose en théorie physique et en connaissance de dieu, et la division de cette
dernière en « règne des cieux » (la contemplation des intelligibles) et « règne
de dieu » (la contemplation de la trinité). la contemplation physique, elle aussi
conformément aux principes évagriens, est déinie comme la connaissance des
raisons intrinsèques des choses82. il ne s’ agit pas seulement de savoir comment
les choses de la nature se présentent, mais aussi quelle relation elles ont avec dieu
qui les a créées. avant de parler de l’importance d’origène pour cette section, il
faut examiner quels sont les contenus concrets de la gnose selon sergius. celui-ci
présente ce cursus en sept points :

la connaissance propre à la contemplation, donc, se divise elle aussi selon les


ordres des choses auxquelles elle s’ étend. l’une consiste en démonstrations et
en composés de mots exprimables (‫ܡܬܡܠܠܢܐ‬ ̈ )83. Une autre est connue dans le
silence secret de l’intellect, sans les mots. Une autre s’ étend aux natures visibles.
Une autre s’ élève vers les essences cachées qui dépassent la vision. Une autre
s’ étend aux facultés inhérentes aux natures visibles. Une autre réside dans ces
[facultés] qui entrent ensuite de l’extérieur dans les natures rationnelles par
l’intermédiaire de la liberté de ces dernières. Une autre enin, telle une leur
insigne, s’ élance, par l’intermédiaire de toutes les choses que nous venons
d’énumérer et autant que faire se peut, vers la splendeur sublime de la divinité
secrète (Discours sur la vie spirituelle, par. 78 Fiori = 79 sherwood).

reprenons ici ces sept points tels que les a analysés Watt84. il conclut à la
présence dans le Discours d’un véritable curriculum à la fois parallèle et alternatif
à celui en vigueur à alexandrie à cette époque :

82. sergius en donne beaucoup d’exemples, cf. sergius, Discours sur la vie spirituelle, par. 100-
111 Fiori (=101-112 sherwood).
83. la précision « exprimables », apparemment superlue, pourrait s’ expliquer par le contraste
avec la connaissance extatique, qui se situe à l’autre bout de l’ascèse et qui, en revanche, ne peut pas
être exprimée par les mots.
84. cette partition est exposée in Watt, « From sergius to Mattā », p. 242-244.
80 e. Fiori

1. la connaissance par la démonstration et la combinaison de mots ; selon Watt,


c’est la logique d’aristote.
2. la connaissance qui se manifeste dans le silence caché de l’intellect muet = la
« contrepartie théologique »85 à la logique aristotélicienne.
3. la connaissance qui s’ étend aux natures visibles = la physique aristotélicienne.
4. la connaissance qui s’ élève vers les substances plus hautes que la vision = la
métaphysique d’aristote et en même temps la contemplation spirituelle d’évagre.
5. la connaissance qui se rapporte aux facultés qui adhèrent aux natures visibles =
les mathématiques.
6. la connaissance qui réside dans les créatures rationnelles après y avoir pris
demeure par un mouvement de leur libre volonté = la « connaissance naturelle
seconde » d’évagre, à savoir la contemplation des créatures selon leurs raisons/logoi.
7. la connaissance qui, comme une leur insigne, atteint le secret de la divinité ;
il s’ agirait ici pour Watt de la théologie mystique de denys et de la science de la
divinité évagrienne.

Watt établit donc des correspondances entre ces sept points et autant de
disciplines. ces parallèles, selon lui, révéleraient que sergius avait à l’esprit deux
curriculums asymétriques, dont l’un serait évagrien-dionysien et ascendant,
l’autre aristotélicien et descendant : « sergius voyait sans doute le cursus
évagrien-dionysien comme un parallèle “plus élevé” de l’aristotélicien »86. il
nous semble pourtant que cette analyse, tout à fait correcte dans la distinction
de deux « patterns », puisse être corrigée quant à la distinction ascendant/
descendant ainsi que pour la plupart des identiications proposées. il est possible
à notre avis de voir dans la description de sergius un programme d’avancement
spirituel à la fois plus simple et cohérent :

1) est bien évidemment la logique ;


2) est, plutôt qu’une vague « contrepartie théologique » de la logique,
précisément ce qu’évagre (et sergius aussi !) appellent le « royaume de dieu »,
c’est-à-dire la contemplation de la divinité : en termes évagriens, il s’ agit de la
connaissance de la sainte trinité ;
3) est plus que la simple physique aristotélicienne au sens strict : c’est ce qu’évagre
appellerait la contemplation naturelle, à savoir toute connaissance scientiique et
pratique, en particulier la médecine, douée d’une saisie spirituelle des raisons/
logoi des choses ;
4) peut être à la fois la métaphysique aristotélicienne et, plus simplement, le
« royaume des cieux », la « contemplation spirituelle », à savoir la science des
intelligibles ;
5) est, plutôt que la « mathématique », le quadrivium tout entier, comme sergius
l’explique ailleurs (par. 80 Fiori = 81 sherwood) : ce sont les “disciplines” du
quadrivium qui font l’objet de la connaissance des facultés inhérentes à la matière ;
6) la connaissance des puissances qui entrent de l’extérieur pourrait être
l’éthique aristotélicienne ; elle pourrait aussi s’ identiier avec l’une des parties

85. Watt, « From sergius to Mattā », p. 242.


86. Watt, « From sergius to Mattā », p. 244.
Un intellectUel alexandrin en MésopotaMie 81

de la « contemplation naturelle seconde » d’évagre, comme l’a justement


remarqué Watt87;
7) la connaissance du secret de la divinité (avec de plus une référence aux Oracles
chaldaïques dans la mention de la « leur insigne »88) est bien sûr une référence
à la mystique dionysienne. ce qui doit être souligné avec force, c’est que ce point
ne coïncide pas du tout, comme le dit Watt, avec la « theoria divine » d’évagre
(qui s’ identiie avec le point 2), mais uniquement avec la théologie mystique de
denys. car la theoria divine d’évagre et la mystique dionysienne sont deux choses
très diférentes, comme nous allons le voir, et sergius en est bien conscient.

si l’on veut suivre notre interprétation, il n’est point besoin de diviser le


parcours tracé par sergius en deux curriculums distincts qui s’ entrecroisent en
des points isolés ; ce parcours peut être vu par contre, plutôt, comme un chemin
uniié et progressif, où les deux curriculums sont très étroitement entrelacés
et n’en font qu’un. par cet entrelacement, le schéma classique de l’ascétique
évagrienne, qui reste la base, s’ enrichit de nouveaux éléments, lesquels ne
sont d’ailleurs pas toujours aristotéliciens : la logique au début, le quadrivium
et les sciences naturelles, même pratiques, au milieu (et auxquels il faut peut-
être ajouter l’éthique aristotélicienne). Une troisième composante couronne
inalement ce nouveau cursus : la mystique supra-intellectuelle de denys.
c’est la nouveauté la plus étonnante, car « la leur de l’intellect » de tradition
néoplatonicienne, à savoir la contemplation de dieu par l’extase au-dessus de
l’intellect même, est un concept tout à fait étranger à évagre, pour qui dieu est
contemplé, au sommet, encore par l’intellect, qui ne sort jamais de soi-même89.
sergius par contre, inluencé par sa rencontre avec la pensée de denys, va au-
delà d’évagre : « [les contemplations] atteignent l’unique Forme originelle
qui est le terme de toute connaissance : lequel n’est plus une connaissance mais

87. Watt, « From sergius to Mattā », p. 243 n. 19, où il observe l’ainité avec un passage
de ladite Lettre à Mélanie (in W. Frankenberg, Euagrius Ponticus, Weidmannsche buchhandlung,
berlin 1912 [abhandlungen der k̈niglichen gesellschaft der Wissenschaften zu g̈ttingen. phil.-
Hist. Klasse, neue Folge xiii/2], p. 618) où evagre écrit : « il faut savoir combien sont les natures
[…] quels sont les mouvements […] et lesquels parmi eux sont accrus par des causes extérieures ».
88. sur cette expression, qui se trouve aussi chez proclus et denys l’aréopagite, cf. H. lewy,
Chaldaean Oracles and Theurgy : Mysticism, Magic and Platonism in the Later Roman Empire,
nouvelle édition par M. tardieu, institut des études augustiniennes, paris 1978 (publications,
recherches d’archéologie de philologie et d’histoire, 13), p. 165-169 ; c. guérard, « l’hyparxis de
l’Âme et la “Fleur de l’intellect” dans la mystagogie de proclus », in J. pépin - H. d. safrey (éd.),
Proclus, lecteur et interprète des anciens, cnrs-éditions, paris 1987 (colloques internationaux du
cnrs), p. 335-349 ; y. de andia, Henosis. L’union à Dieu chez Denys l’Aréopagite, brill, leiden/
new york/K̈ln 1996 (philosophia antiqua, 71), p. 211-224.
89. sur ce point, qui à première vue pourrait se heurter à la fameuse sentence 87 sur l’« ignorance
ininie » dans le Traité Pratique d’evagre, voir la discussion de bettiolo dans evagrio pontico, Per
conoscere lui. Esortazione a una vergine. Ai monaci. Ragioni delle osservanze monastiche. Lettera ad
Anatolio. Pratico. Gnostico. introduzione, traduzione e note a cura di p. bettiolo, edizioni Qiqajon,
Magnano 1996 (padri orientali), p. 237-239, qui étudie les opinions de Hausherr, guillaumont et
bunge.
82 e. Fiori

plutôt une ignorance, et au-dessus de la connaissance90, parce qu’il adhère à


cette essence cachée qui est connue uniquement par l’ignorance » (Discours sur
la vie spirituelle, par. 79 Fiori = 80 sherwood). ce cursus n’est pas seulement
philosophique, mais aussi bien scientiique, et il n’est donc pas une simple
alternative au curriculum des écoles philosophiques de l’époque. plutôt qu’un
cursus évagrien intégré par un cursus aristotélicien, comme le pense Watt, il serait
plus correct de voir dans ce curriculum spirituel un enrichissement du contenu
de la gnose évagrienne par une variété d’apports divers qui ont, tous, un trait
commun : celui de reléter les intérêts d’un savant alexandrin chrétien de la in du
ve siècle avec un penchant pour les sciences naturelles et qui cherchait à encadrer
son savoir et sa curiosité intellectuelle dans un ordo studiorum qui pût conférer
aux études profanes leur sens spirituel, en en faisant les étapes d’une ascension
vers la contemplation de dieu91. on verra maintenant comment sergius incarne
ce cursus dans une igure bien concrète.
3.4. La section gnostique (II) : Origène et la igure du maître

la présence d’origène dans la deuxième section du Discours, bien que moins


prégnante en l’apparence car limitée à la contemplation physique, donne au
discours une tonalité originale : ici comme dans la première partie, évagre est
présent surtout au niveau de la structure, tandis que c’est dans l’interprétation
d’une citation biblique qu’origène apparaît. or, cette citation illumine le sens
de tout le Discours. pour commenter le passage en question, Sagesse 7, 17 (« c’est
lui [scil. dieu] qui m’a donné la connaissance sans mensonge »), sergius utilise
presque les mêmes mots qu’origène, tels qu’on les trouve dans le Commentaire
sur le Cantique :
9293
origène92 sergius93
ce scribe de la sagesse divine, après toutes ces choses en efet sont ou bien des
avoir énuméré chacune de ces connais- natures visibles et sensibles, ou bien les [pro-
sances, dit inalement avoir reçu la priétés] qui les accompagnent, que l’intellect
science de tout ce qui est caché et tout recherche divinement, ain de s’ exercer,
ce qui est manifeste (cf. sag. 7, 21) : par la connaissance des créatures visibles, à
s’ élever vers la contemplation spirituelle.

90. selon une variante du ms. bibliothèque nationale de France, syriaque 378, f. 45v ‫ܝܬܝܪܐܝܬ‬
‫ ܐ ܝܕܥܬܐ‬: non pas, comme traduit Watt, « From sergius to Mattā », p. 243 n. 20, « superabun-
dance (selon la variante de l’édition sherwood, ‫ )ܝܬܝܪܝܬ‬of non-knowledge and above knowledge ».
91. ceci n’est pas sans rappeler, au siècle précédant, le projet d’augustin qui, dans beaucoup de ses
écrits, tels le De Ordine, le De Magistro et le De Doctrina christiana, s’ eforce de valoriser l’apprentissage des
sciences profanes dans le sens d’une maturation spirituelle qui discipline, sans la supprimer, la curiosité sa-
vante : « geminus ordo cuius una pars vitae, altera eruditionis est »; cf. aug., De ordine ii.8, 25, dans Sancti
Aurelii Augustini Contra academicos. De beata vita. De ordine. De magistro. De libero arbitrio, W. M. green
- K. d. daur (éd.), brepols, turnhout 1970 (corpus christianorum series latina, 29), p. 164.
92. sergius, Discours sur la vie spirituelle, par. 101-110 Fiori (= 102-111 sherwood), passim.
93. ‫ ܬܪܐܐ‬: ‫ ܡܬܬܪܐܐ‬est le pédagogue, le guide.
Un intellectUel alexandrin en MésopotaMie 83

il montre sans aucun doute que cha- il est instruit94, grâce à la connaissance
cune des choses qui sont manifestes se exacte qu’il en a acquis, à sortir d’elles,
rapporte à une des réalités qui sont ca- et à travers elles, vers celles qui sont in-
chées, à savoir que toutes les choses vi- visibles […] un intellect de cette sorte ne
sibles ont un rapport de ressemblance comprend pas le genre des plantes de la
et de raison (rationis) avec les réalités même manière que les vendangeurs et
invisibles. par cela, puisqu’il est impos- les vignerons […] car il ne comprend ni
sible pour l’homme vivant dans la chair n’apprend leurs espèces et leurs variétés
de connaître quelque chose des réalités visibles […] il comprend par contre leurs
cachées et invisibles, s’ il n’en a conçu causes cachées, le “d’où” et le “pourquoi”
une image quelconque et une ressem- de telles espèces et des sortes … Lorsqu’il
blance à partir des choses visibles, les a dépassées et que grâce à elles il s’ est
pour cette raison je pense que celui élevé vers la hauteur de la connaissance
qui « a tout fait avec sagesse » a créé des natures cachées et spirituelles, il …
toute espèce des choses invisibles sur dit : tout ce qui est caché et tout ce qui
terre de façon à ce qu’il présente en est manifeste, je l’ai connu (Sag. 7, 21) :
elles un certain enseignement (doc- et il reconnaît aussi sa faiblesse, car ce
trinam) et une connaissance des n’est pas par soi-même qu’il a acquis leur
réalités invisibles et célestes, ain connaissance, mais parce qu’il s’ est mis à
que à travers elles l’intellect (mens) l’école de la sagesse divine.
humain s’ élève jusqu’à l’intelligence
spirituelle et cherche les principes
des choses dans les réalités célestes,
si bien que, une fois instruite par la
Sagesse de Dieu, elle aussi puisse
dire : Ce qui est caché et ce qui est
manifeste, je l’ai appris (Sag. 7, 21).

9495
ce passage se situe au cœur du Discours, car c’est ici que sergius justiie,
par l’intermédiaire de l’exégèse origénienne, ce que nous avons déini comme
l’enrichissement de l’ascétique évagrienne par les sciences profanes (la logique,
le quadrivium et les sciences naturelles). les analogies sont évidentes : à
travers la doctrina divine qui coïncide avec la ratio que les espèces possèdent
en elles-mêmes, l’intellect (mens-‫ )ܡܕܥܐ‬s’élève à la connaissance des natures
spirituelles (sergius) ou à l’intelligence spirituelle (origène). après cela, chez
les deux auteurs, l’intellect reconnait son progrès par les mots de Sagesse 7, 21,
et comprend que c’est grâce à l’instruction de la sagesse de dieu (origène) ou
« à l’école de la sagesse divine » (sergius) qu’il a achevé un tel but. le concept
typiquement évagrien de la connaissance des « raisons » des choses naturelles
est donc approfondi par sergius par le recours à l’enseignement origénien, lequel
d’ailleurs est efectivement à l’origine de la doctrine d’évagre. la raison de ce
retour à la source, c’est surtout la reprise du motif origénien de l’« école divine »,

94. origène, Commentaire sur le Cantique des Cantiques, tome ii, Texte de la version latine de
Ruin. traduction, notes et index par l. brésard - H. crouzel avec la collaboration de M. borret,
éd. du cerf, paris 1992 (sources chrétiennes, 376), t. ii (livres iii-iv), p. 632-636 (le texte est
seulement conservé dans la traduction latine de ruin).
95. sergius, Discours sur la vie spirituelle, par. 101-110 Fiori (= 102-111 sherwood), passim.
84 e. Fiori

sur lequel sergius insiste aussi plus loin : paul monta « jusqu’au troisième ciel,
et fut conduit à l’école (‫ )ܒܝܬ ܝܘܠܦܢܐ‬divine du paradis » (Discours sur la vie
spirituelle, par. 115 Fiori = 116 sherwood). on comprend ainsi pourquoi la
référence à origène est fondamentale. c’est en efet par l’intermédiaire de ce
motif qu’on peut découvrir la clé permettant de comprendre la igure qui est au
centre du Discours, qui en est le but, et qui n’a pas été étudiée suisamment : le
maître, à la fois intellectuel et ascète chrétien, dont sergius fait le protagoniste
du progrès spirituel décrit dans le Discours.
Une série de paragraphes dans la section gnostique de l’écrit (Discours sur la
vie spirituelle, par. 92-95 Fiori = 93-96 sherwood) est consacrée à cette igure. il
y est question de l’homme qui a achevé ce parcours spirituel et intellectuel et se
tourne ensuite vers les autres, se penchant sur eux comme sur des enfants, ain de
les instruire en leur transmettant ce qu’il a appris :

92. ainsi la connaissance propre à la contemplation de toutes les natures


rationnelles et de toutes les puissances célestes […] a été donnée aux hommes
saints, ceux qui se sont faits pauvres en esprit et qui se sont abaissés, de leur
propre volonté, de la hauteur de leur connaissance au degré de croissance de ceux
qui se sont mis à l’école de la parole de vérité. car tous les pères et les maîtres
spirituels […] se trouvent dans [une condition de] richesse abondante […] 93. ils
[…] descendent par la parole au niveau de ceux qui sont instruits […] ils se font
pauvres en apparence et semblables aux auditeurs par ignorance, ain de les élever
peu à peu à la hauteur de leur connaissance […] 95. cette pauvreté volontaire ils
l’ont apprise de celle de leur seigneur et leur dieu, lui qui s’ est abaissé lui-même
tout en étant le très-Haut (cf. phil. 2, 9 cité par sergius dans la suite) […] ainsi
font tous les maîtres de la vérité qui l’imitent.

cet ascète-savant, après être monté par les degrés de la pratique évagrienne
et avoir acquis une gnose qui est à la fois science théologique et science profane
scholastique devient donc, avant tout, un modèle et un guide pour des disciples
qui vont entreprendre le même parcours, à l’image du christ. pour cette raison
on trouve dans le Discours une inversion entre gnōsis theou et theōria physikē, dont
Watt a remarqué l’apparente incongruité. nous pensons cependant que l’ordre
du discours relète celui de l’enseignement : après l’ascension par la pratique
et la gnose jusqu’au sommet de la contemplation, l’ascète redescend pour
enseigner aux autres96. l’ascèse évagrienne, enrichie par les savoirs scholastiques
alexandrins, devient elle-même école, dans une reformulation simultanément
traditionnelle et novatrice du rapport entre le maître spirituel et son disciple.
traditionnelle dans le contexte alexandrin, car l’idée de maître dessinée
par sergius a une origine ancienne dont les racines plongent dans les débuts
du christianisme intellectuel de la ville et dans l'enseignement (didaskaleion)
institué par clément et d’origène. clément, déjà, dans les Stromates vi.161,1

96. nous reprenons, ici et dans la suite, certaines suggestions de « È lui che mi ha donato», p. 51.
Un intellectUel alexandrin en MésopotaMie 85

écrivait que « le gnostique, qui a reçu de dieu la capacité d’aider, est utile aux uns
en leur donnant une formation […] et aux autres en les incitant à l’émulation, et
à d’autres encore en les éduquant et en les instruisant par des préceptes : bien sûr,
il a reçu lui-même ces aides du seigneur ». Marco rizzi remarque que « pour
clément le maître chrétien exerce sa didascalie à l’imitation du seigneur »97.
les parallèles avec la conception de sergius sont évidents, et il n’est pas exclu
qu’une étude plus approfondie permette de retracer d’autres ainités entre les
igures du « pédagogue » chez clément et chez sergius. la didaskalia des deux
pères alexandrins est proche de celle de sergius sur un point fondamental : leur
enseignement n’exclut pas les disciplines profanes, ni même les sciences. clément
ne refuse pas la tradition savante grecque, qu’il considère comme illuminée, bien
que dans une mesure imparfaite, par le logos, et il l’utilise abondamment dans
son œuvre. l’Éloge d’Origène, attribué à grégoire le thaumaturge, nous informe
d’autre part qu’à césarée, avant de faire passer ses élèves à l’étude de l’écriture,
origène enseignait les bases du savoir encyclopédique grec : dialectique,
mathématique, géométrie, astronomie, éthique98. on retrouve là plusieurs des
éléments qui seront répétés dans le Discours de sergius comme part intégrante
d’un curriculum chrétien, où la préparation intellectuelle passe par les sciences
avant d’atteindre la théologie. il reste bien évidemment très important, pour
origène et clément comme pour sergius, que de ces disciplines soit fait un bon
usage chrétien, l’exemple le plus fameux de cette attitude étant conservé dans la
lettre à grégoire d’origène99.
il nous semble crucial aussi de souligner que clément et origène exercèrent
leur magistère en suivant chacun un mode de vie tendanciellement ascétique,
tout en étant des igures “mondaines”, insérées et actives dans la haute société
urbaine de leur temps : que l’on pense aux argumentations de clément dans le
Quis dives salvetur ?, lesquelles présupposent un public aisé, ou aux relations
sociales d’origène dans l’aristocratie de césarée. plus tard, au ive siècle, et

97. M. rizzi, Introduzione à Gregorio il Taumaturgo (?), Encomio di Origene. introduzione,


trad. e note a cura di M. rizzi, edizioni paoline, Milano 2002 (letture cristiane del primo Millen-
nio, 33), p. 62.
98. greg. thaum., Encomium 8, 110-114 (cf. rizzi, Gregorio il Taumaturgo (?), Encomio di
Origene, p. 152-153). cf. grégoire le thaumaturge, Remerciement à Origène, suivi de la lettre d’Ori-
gène à Grégoire. édition, introd., trad. et notes par H. crouzel, éd. du cerf, paris 1969 (sources
chrétiennes, 148), p. 140-143.
99. greg. thaum., Remerciement à Origène, p. 186-195 crouzel, en particulier p. 186-189 : « je
voudrais, moi, que tu utilises toute la force de tes dispositions naturelles en ayant pour in la doctrine
chrétienne. Quant au moyen à employer, j’aurais pour cette raison souhaité que tu prennes de la
philosophie grecque tout ce qui peut servir d’enseignement encyclique ou de propédeutique pour
introduire au christianisme et de même de la géométrie et de l’astronomie tout ce qui sera utile à
l’interprétation de l’écriture sainte. et ainsi, ce que disent les philosophes de la géométrie et de la
musique, de la grammaire, de la rhétorique et de l’astronomie, en les appelant les auxiliaires de la
philosophie, nous l’appliquerons, nous, à la philosophie elle-même, par rapport au christianisme ».
cette attitude vis-à-vis des sciences profanes grecques deviendra tout à fait traditionnelle dans le
christianisme ancien (que l’on pense, pour ne mentionner que l’exemple le plus célèbre, à la Lettre
aux jeunes gens de basile de césarée).
86 e. Fiori

donc à l’époque où le monachisme se difusait désormais en egypte, didyme


l’aveugle sera lui aussi maître mondain et spirituel, vivant isolé dans sa cellule,
tout en résidant dans la ville et en y enseignant aux jeunes chrétiens de bonne
famille. on a donc ici une autre analogie importante entre le magistère dessiné
par sergius et celui qu’avaient exercé clément, origène et didyme (en ce
sens aussi, le modèle pédagogique proposé par sergius est fort traditionnel) :
bien que l’empreinte ascétique soit forte, ce n’est évidemment pas un modèle
pensé pour un monastère. car sergius, lui, ne semble jamais avoir été un
moine ; il fut, au contraire, un homme qui devait avoir une bonne expérience
du monde, comme le démontre sa mission auprès du pape romain à la in de
sa vie. la profession d’archiatre, qu’il exerça, est une fonction éminemment
civile. comme l’a remarqué bettiolo, sergius se montra « un ambassadeur
habile au sein de manœuvres ecclésiastiques de haut niveau » ; il ne fut donc
évidemment pas « un solitaire ou un moine vivant dans les grands et puissants
monastères, culturellement riches, de la syrie occidentale, mais un homme de la
ville, tout à fait intégré dans la vie citoyenne animée de l’époque »100. il élabora
donc sa conception du maître pour des « élites ecclésiastiques et citoyennes »
qui n’étaient certainement pas composées de « solitaires, dans le sens le plus
strict du terme »101. il est invraisemblable en revanche qu’il ait conçu son
projet intellectuel pour « eine elite unter den M̈nchen »102. Mais existait-t-
il, à l’époque de sergius, une igure vivante d’ascète “mondain” et d’enseignant,
dont il aurait pu s’ inspirer ? ou s’ est-il inspiré uniquement des igures du passé
alexandrin ?
3.5. Sergius et l’Alexandrie des philoponoi

ce qui rend “nouvelle” cette conception du maître est en efet son lien avec
le contexte de l’alexandrie de l’époque de sergius. comme on l’a souligné,
l’archiatre a enrichi le contenu de la gnose évagrienne en lui ajoutant la logique
(laquelle n’était certainement pas inconnue d’évagre lui-même), le quadrivium,
et en donnant une présence signiicative aux sciences naturelles, y compris
la médecine et la botanique. au sommet, il a placé une mystique qui dépasse
désormais évagre pour s’ inspirer de denys. le proil déjà complexe de sergius
se complexiie encore par l’addition d’un nouveau facteur ; en efet, toute
acquisition intellectuelle reçoit son sens de sa inalité ascétique. ce qui nous
amène à poser une question fondamentale : de quel modèle s’ inspire cette igure
de maître, harmonisant sciences profanes, théologie et pratique ascétique, tout
en étant à la fois un intellectuel, un citoyen et un guide spirituel ? nous sommes
persuadés que cette igure n’est pas uniquement idéale, et qu’elle correspond à un

100. p. bettiolo, « dei casi della vita, della pietà e del buon nome. intorno ai “detti” siriaci
di Menandro », in M. s. Funghi (éd.), Aspetti di letteratura gnomica nel mondo antico i, olschki,
Firenze 2003, p. 83-103 : ici p. 98-99.
101. bettiolo, « dei casi della vita », p. 103.
102. Watt, « von alexandrien nach bagdad », p. 224.
Un intellectUel alexandrin en MésopotaMie 87

modèle réel dont sergius devait avoir eu l’expérience à l’époque de sa formation.


Mais qui, dans l’alexandrie des dernières décennies du ve siècle, instruisait les
jeunes à associer les savoirs curriculaires avec la piété et la théologie chrétiennes ?
l’histoire alexandrine, assez bien documentée pour cette époque-là, ofre une
réponse : il s’ agit de la igure caractéristique du philopon. l’alexandrie de
sergius, qui est aussi celle de sévère, futur évêque d’antioche, est un endroit où
la vie estudiantine s’ enlamme parfois jusqu’à la violence physique en raison des
conlits entre étudiants païens et chrétiens. Malgré la position dominante du
christianisme, les chrétiens utilisaient encore pour leur formation intellectuelle
les institutions païennes, car « une éducation philosophique de quelque sorte
était encore vue comme une partie essentielle de l’autodéinition d’un homme
chrétien de haut rang »103. cette situation ne semble pas avoir inquiété la
hiérarchie ecclésiastique pendant la majeure partie du ve siècle104. la Vie de
Sévère, écrite par l’ami de ce dernier, Zacharie le scholastique, nous informe que
les chrétiens décidèrent à un moment de s’organiser de façon autonome, mettant
en place de véritables groupes de lecture, où les étudiants pouvaient prendre
connaissance des textes fondamentaux de la spéculation théologique chrétienne.
il nous apprend qu’on y lisait entre autres les œuvres d’athanase, celles de basile,
de cyrille d’alexandrie et de grégoire de nazianze, et plus particulièrement leurs
écrits antipaïens105. c’est précisément par les philopons que ces groupes étaient
dirigés. ceux-ci formaient une véritable fraternité, et ils suivaient un mode de vie
ascétique mais n’étaient pas des moines et vivaient dans les villes, bien qu’ils aient
parfois entretenu des relations avec les monastères106. ils correspondent donc
parfaitement à la igure dessinée par sergius dans son Discours, celle d’un maître
et d’un ascète qui guide les disciples en vue du bon usage des savoirs profanes,
et de leur intégration dans le parcours qui conduit à la contemplation du dieu
chrétien. certes, on a déjà remarqué que l’alexandrie des philopons constitue le
contexte culturel de sergius107, mais ce que l’on souhaite souligner ici, c’est que
la igure du philopon se relète aussi dans l’œuvre de sergius où elle devient le
fondement de sa conception du savoir et du progrès spirituel. en lui donnant
des traits qui rappellent les anciens maîtres du didaskaleion, sergius cherche
vraisemblablement à lier cette igure contemporaine du philopon à la tradition
alexandrine du didaskalos, et à airmer la continuité séculière de la spéciicité
savante du christianisme à alexandrie. il n’est pas exclu que sergius lui-même
ait été leur élève, voire un philopon, car le contexte et les caractéristiques de
l’activité des philopons nous fournissent rétrospectivement la clé qui permet

103. e. J. Watts, City and School in Late Antique Athens and Alexandria, Univ. of california
press, berkeley 2006 (transformation of the classical Heritage, 41), p. 224-225.
104. Watts, City and School, p. 230.
105. Zacharie le scholastique, Vie de Sévère. textes syriaques publiés, traduits et annotés
par M.-a. Kugener, in r. grain - F. nau (éd.), Patrologia Orientalis, Firmin-didot, paris 1904
(réimp. anastatique par brepols 1993) t. ii, fasc. 1 n° 6, p. 52-55.
106. Une excellente description d’ensemble se trouve dans Watts, City and School, p. 213-216.
107. cf. par exemple King, « alexander of aphrodisias », p. 173-175.
88 e. Fiori

d’interpréter en partie les préoccupations de sergius et leur insertion dans le


débat philosophique entre chrétiens et païens de son temps. nous pouvons
ainsi comprendre pourquoi sergius a choisi certains textes chrétiens et en a
christianisés d’autres. en prenant ces deux exemples représentatifs que sont la
traduction du corpus dionysien et l’élimination de la deuxième partie du traité
d’alexandre d’aphrodise Sur les causes du tout (parce qu’on y airmait l’éternité
du monde), c’est bien l’alexandrie des philopons qui nous aide à comprendre
ces choix. sergius se confronte ici à la science païenne de la même façon que son
contemporain Zacharie le scholastique et d’autres chrétiens dont ce dernier nous
a rapporté l’histoire dans sa Vie de Sévère. Zacharie, sévère et leurs camarades,
parmi lesquels il faut vraisemblablement compter sergius, participent aux
sessions de lecture d’auteurs chrétiens pour compléter leur éducation. dans ce
contexte, donc, le corpus de denys, qui mêle de façon fort savante et originale
philosophie néoplatonicienne et théologie chrétienne en proposant un nouveau
modèle d’harmonisation des savoirs, pouvait former le couronnement naturel
et idéal de l’itinéraire proposé par sergius. ceci explique pourquoi il considéra
son Discours comme une préface appropriée pour le corpus dionysien. dans un
autre ouvrage, le dialogue intitulé Ammonius, Zacharie s’ était représenté dans
un dialogue avec celui qui fut probablement un des maîtres de sergius (et, peut-
être, de Zacharie lui-même), ammonius108. or le dialogue porte précisément sur
le sujet même qui provoqua l’adaptation du traité d’alexandre d’aphrodise par
sergius : celui de la réfutation de l’idée païenne de l’éternité du monde.
ainsi, ce que nous avons airmé plus haut, à savoir que le cursus proposé par
sergius n’est pas une simple alternative au curriculum des écoles philosophiques
de l’époque, devient encore plus clair. lorsque sergius nous présente la gnose
évagrienne en l’enrichissant par le biais des sciences alexandrines et en la
couronnant par la mystique à la fois néoplatonicienne et chrétienne de denys,
il transpose au niveau littéraire une pratique bien concrète, qui est celle dans
laquelle il avait été formé et qu’il voulait proposer à l’imitation de ses lecteurs.
on comprend de ce fait pourquoi on a voulu parler ici d’un “projet spirituel
alexandrin”.

4. Conclusion
il ne faut cependant pas oublier que tant la description idéale de ce projet
dans le Discours sur la vie spirituelle que sa mise en pratique dans d’autres
ouvrages de sergius sont destinées à un public syriaque. sergius est bel et
bien un intellectuel alexandrin, mais son activité intellectuelle se déroule en
Mésopotamie et elle s’ exprime dans la langue des syriens. on pourrait donc
dire qu’il importa dans une autre culture le modèle intellectuel qui était le sien
et dans lequel il avait été formé.

108. édition et trad. italienne in Zacaria scolastico, Ammonio. introduzione, testo critico, tradu-
zione e commentario a cura di M. Minniti colonna, tipolitograia la buona stampa, napoli 1973.
Un intellectUel alexandrin en MésopotaMie 89

l’efet de cette translatio fut, on le sait, d’une importance cruciale pour la


culture syriaque, car en y introduisant des aspects centraux de la philosophie et
des sciences grecques il créa pour ainsi dire ab ovo une terminologie médicale,
logique, philosophique et théologique. ses œuvres médicales furent lues et
utilisées jusqu’à l’époque de Ḥunayn, et cinq copies de son commentaire sur les
Catégories nous sont parvenues. Mais contrairement à ce qui est habituellement
soutenu109 et même si ses textes continuèrent à être lus, le modèle intellectuel
et spirituel de sergius n’eut pas de continuateurs dans la culture syriaque : pour
autant que nous le sachions, il semble être resté isolé.110 daniel King a formulé
une hypothèse séduisante selon laquelle le manuscrit de londres british
library add. 14658 pourrait reléter l’existence, au viie siècle, d’une « école
sergienne »111, qui aurait poursuivi son projet. Mais quand bien même cela
aurait été le cas, ce manuscrit serait pourtant l’unique témoin de l’existence d’une
telle école, tout en étant, de façon signiicative, le seul témoin aussi de la plupart
des œuvres de sergius. Quant aux savants de Qenneshre, il est certainement vrai
qu’ils s’ intéressèrent aux mêmes sujets qui avaient occupé sergius au vie siècle :
logique, astronomie, mystique dionysienne.
il est cependant vraisemblable que cela n’est pas dû à une inluence directe
du modèle de sergius. le contexte, par exemple, est maintenant purement
monastique112, et non plus civique et professionnel : en efet la médecine ne
semble pas intéresser les savants de Qenneshre. Quant à l’astronomie, elle
est abordée d’une façon purement mathématique par sévère sebokht, qui ne
s’ occupe pas de l’action des astres sur le monde sublunaire113 ; on s’ occupe
encore de denys, mais on renouvèle radicalement la traduction de l’archiatre.
la cause des similitudes entre sergius et Qenneshre est plutôt à rechercher dans
un important facteur diachronique, à savoir l’empreinte alexandrine de l’église
syro-occidentale, qui dura à travers les siècles114. les moines de Qenneshre se

109. par ex. Watt, « From sergius to Mattā », p. 148-149 : « Qenneshre in particular seems
to have been inluenced by the model that sergius created », ce qui amène Watt à parler même de
« success of sergius’ project ». Watt cite ici Watt, « commentary and translation », p. 34 (il s’ agit
en fait des p. 36-37), où l’on retrouve la même argumentation, mais avec plus de nuances.
110. il est donc vrai, dans une certaine mesure, ce qu’airme dimitri gutas, à savoir que le
“projet” de sergius échoua (mais avait-il vraiment un projet organique de difusion du savoir grec
au syriens ?) ; cependant, dans le cas de sergius cela n’est pas dû à l’absence d’un contexte social et
politique adéquat à le recevoir, mais s’ explique par la singularité irrépétible du modèle intellectuel
et spirituel que sergius incarnait. voir d. gutas, Greek Thought, Arabic Culture : the Graeco-Arabic
Translation Movement in Baghdad and Early Abbasid Society (2nd-4th/8th-10th c.), routledge, lon-
don 1998, p. 20-22.
111. cf. plus haut, nn. 62-64.
112. d’autre part, il ne faut pas oublier, comme le suggère Watt, « From sergius to Mattā »,
p. 247, que le modèle de sergius, avec ses traits ascétiques, pourrait avoir été l’un des facteurs qui
facilitèrent l’introduction d’aristote dans les milieux monastiques. d’autre part, les études grecques
étaient inscrites dans le “génome” même de Qenneshre dès les origines du monastère.
113. l’astrologie est même condamnée, dans la génération suivante, par Jacques d’edesse,
comme le rappelle King, « origenism », p. 199.
114. sur ce sujet voir mon « la cultura ilosoica e scientiica greca nella chiesa siro-occiden-
tale (vi-viii secolo) : un tentativo di interpretazione e uno sguardo d’insieme », dans e. vergani
90 e. Fiori

conformèrent à leur manière à un proil intellectuel qui appartenait déjà à leur


église et, même plus spéciiquement, à leur monastère, lequel avait été fondé
par un intellectuel, Jean bar aphtonia, qui faisait partie de ce réseau de clercs
miaphysites parfaitement bilingues et férus de culture grecque puisée aux écoles
alexandrines, dont sergius aussi était un membre. la igure de sergius et de son
“maître idéal” appartient précisément à cette même époque intellectuelle et à
ce même milieu ecclésiastique. Mais au niveau synchronique, l’idéal de savant
qui tient ensemble les disciplines qu’il maîtrise est radicalement transformé à
Qenneshre : il ne s’ agit plus du savant “philoponique”, éduqué directement à la
source alexandrine et pratiquant en milieu syriaque sa formation alexandrine.
sergius fut donc bien un praeceptor Syriae, une igure gigantesque qui nous
apparaît désormais comme un boèce syriaque, en raison de sa doctrine d’une
part, mais aussi du sens pédagogique et ascétique qu’il donna à son érudition.
les syriaques toutefois abandonnèrent bientôt son enseignement et son projet
pour élaborer de nouveaux modèles culturels, tout en continuant pourtant à lire
ses textes et de cette manière à suivre ses traces. c’est bien là ce que tout bon
précepteur se devrait de souhaiter.

- s. chialà (éd.), L’eredità religiosa e culturale dei Siri-occidentali tra VI e IX secolo, centro ambro-
siano, Milano 2012, p. 117-144, en part. p. 117-122.

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