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Le renversement chez Pascal

dans les chapitres des Pensées au programme,


une forme-sens
Intervention de Romain Lancrey-Javal, dans le cadre d’un stage organisé par Marie
Berthelier sur le programme de terminale L.
La pagination se fonde sur l’édition du programme (par Michel Le Guern, Folio classique,
2004).

J’ai choisi comme titre de cette communication « le renversement » chez Pascal dans les
chapitres des Pensées au programme. Mais l’honnêteté, chère à Pascal, m’oblige à dire que
cet auteur n’apparaît pas immédiatement comme un auteur « renversant ». Monument
classique, monument de la pensée et des Pensées, c’est plutôt un auteur qui apparaît
immédiatement comme intimidant, ou selon l’adjectif obligé, « difficile ». Vivent les auteurs
difficiles sans doute, qui nous aident à lire les autres, dirait Valéry mais ce n’est pas
immédiatement la réaction de nos élèves – ni peut-être la nôtre comme enseignants.

Nous comprenons pourtant pourquoi il est nécessaire de mettre Pascal à un programme de


lettres au bac : grandeur de cet auteur dans la misère parfois de la culture de nos classes au
lycée ; art de l’alliance rêvée aussi de l’esprit de géométrie et de l’esprit de finesse –
comprenons peut-être ici de l’enseignement de la philosophie et de l’enseignement des lettres
en terminale, moyen d’appréhender un auteur, grand penseur et grand écrivain. Il arrive que la
littérature pense. Enfin Pascal vint…

Mais les chapitres au programme s’ils sont renversants – ce sera l’objet majeur de mon
intervention, où j’essaierai de vous proposer l’analyse du renversement comme « forme-
sens » –, ces chapitres me paraissent d’abord déstabilisants. Donc je vais commencer par
essayer de faire ce que nous faisons avec nos élèves : identifier les problèmes – c’est-à-dire
ici, et c’est un geste pascalien, transformer une difficulté en difficulté consciente. Pascal ne
disait pas encore « problématiser », mais le titre même des chapitres est une déclinaison de ce
qu’on appellerait aujourd’hui moins élégamment un problème à la fois au sens de nos élèves
qui ont « des problèmes » et au sens épistémologique, qui appelle une solution mais qui n’en a
pas toujours immédiatement : « vanité », « misère », « ennui », « contrariétés », « raison des
effets ».

Pourquoi Pascal est-il ici difficile, ainsi présenté, en terminale L ? Je vois deux séries de
raisons : la première série tient au statut même du texte, des chapitres au programme ; la
seconde série tient à l’approche difficile de ce corpus par des lycéens d’aujourd’hui.

1. Première série de raisons de difficultés : difficultés internes,


inhérentes au corpus
1.1. D’abord une difficulté conceptuelle : les chapitres au programme ne cessent d’énoncer
des contradictions – qui ne sont pas encore ici résolues ou qui sont résolues dans d’autres
fragments des Pensées. Exemplaire de ce point de vue le fragment célèbre, le dernier long
fragment de notre corpus « Divertissement » (126, p. 118), où l’enquête commence pour
trouver la cause des agitations des hommes, « ne savoir pas demeurer en repos dans une
chambre », pour remonter ensuite à la raison : « le malheur naturel de notre condition faible et
mortelle » - mais c’est loin d’être le dernier mot des Pensées. Les résolutions ici restent
délibérément contradictoires, changeantes, provisoires. On peut en voir de nombreuses
marques stylistiques : phrases nominales, tournures, elliptiques, anacoluthe, juxtaposition
sèche par asyndète. Je pourrais prendre une marque formelle qu’on peut commenter avec les
élèves : le fameux « etc. », indice de l’état inachevé du texte (Pascal comptait peut-être alors
développer ce qu’il indique comme appelant une suite qui ne va pas toujours de soi –
beaucoup de propos elliptiques ici mais aussi appel à la coopération du lecteur, chargé de
remplir les blancs, les ellipses, les silences du texte). Texte contradictoire, dense, elliptique,
marqué sans cesse par un appel « à suivre ».

1.2. Deuxième difficulté : une difficulté historique. Les prérequis, comme on dit en termes de
pédagogie, sont nombreux. Pascal s’inscrit dans une histoire de la pensée, et en particulier une
histoire de la pensée religieuse. On peut partir d’un contexte savant et d’une tradition,
l’augustinisme (en se méfiant peut-être des réductions débats au « jansénisme » de Pascal –
les questions du péché, de la grâce, de la prédestination sont l’héritage de tout un débat
religieux depuis des siècles…). La petite présentation en folioplus classique a au moins le
mérite de faire le point sur cette mise en perspective dans son dossier. On peut faire aussi un
détour par l’éclairage d’une critique marxiste qui a fait autorité, qui est plus contestée
aujourd’hui, celle de Goldmann dans Le Dieu caché - c’est l’absence de présence manifeste
de Dieu qui rend compte de la complexité de la pensée pascalienne, de l’inscription aussi dans
une époque, un milieu (rattachement par Goldmann à Port-Royal). Plus simplement peut-être,
on peut faire remarquer aux élèves – et j’y reviendrai – le point de départ du raisonnement de
Pascal dans les chapitres des Pensées au programme : ce n’est pas une réflexion sur Dieu,
c’est une réflexion sur l’homme. C’est à partir d’une réflexion sur la misère humaine que
s’esquisse progressivement la recherche d’une solution. On part de l’anthropologie et même
de l’observation de moraliste, de l’expérience humaine, pour aller vers la théologie,
l’explication par Dieu – et non l’inverse. Pascal est ici moraliste avant d’être théologien –
même si, évidemment, le point de vue du théologien, le point de vue apologétique soutient le
point de vue du moraliste, le point de vue de la simple observation d’expérience.

1.3. Troisième difficulté immédiate : l’aspect fragmentaire des Pensées en général, de ces
liasses en particulier, à l’échelle des liasses entières. Reprises, redites, apparent désordre
assumé par Pascal lui-même dans son écriture du chaos et du discontinu. On connaît la pensée
472 (p. 335): « J’écrirai ici mes pensées sans ordre » et la justification qui la suit, le caractère
même désordonné de la pensée humaine (manière de faire pièce à Descartes et à sa confiance
dans le pouvoir du langage de la raison, décomposé en unités claires et distinctes, mais
s’enchaînant avec méthode selon le modèle géométrique) : « je ferais trop d’honneur à mon
sujet si je le traitais avec ordre puisque je veux montrer qu’il en est incapable ». C’est pour
nous la « modernité » des Pensées – le refus d’une organisation trop visible, systématique,
préétablie ; c’est un texte qui invente poétiquement et conceptuellement sa propre mesure,
comme toute grande œuvre littéraire… Modernité au sens où le tragique chaotique de la
condition humaine se traduit dans le tragique chaotique de son expression (ce qui
rapprocherait de Pascal les écrivains d’un tragique moderne, de Sartre à Beckett, par
opposition aux classiques – mettons comme Racine – qui donnent au chaos tragique de
l’homme la forme harmonieuse et unifiée d’une structure versifiée en cinq actes…). Les
Pensées nous paraîtraient-elles si modernes si elles avaient été terminées ? Question
paradoxale qui mérite d’être reposée… Les liasses donnent l’impression chaotique de notes
jetées, chaque note elle-même reste en chantier dans l’aspect inachevé et fragmentaire (avec
toutes les ellipses, les ruptures de construction, les marques de reprise, le signe permanent du
provisoire et de l’inachevé – à l’image de la condition des hommes…).
Cela rencontre une habitude scolaire, celle des élèves eux-mêmes, qui préparent au brouillon
leur travail, avec le plan, les notes, les références dont ils disposent et qu’ils manipulent (pour
Montaigne, c’est Pascal) avant de passer à la rédaction au propre. On peut rappeler que dans
ses liasses, Pascal finalement, mutatis mutandis, n’a pas eu le temps de passer à la rédaction
au propre – et a dû se contenter de laisser ce brouillon, avec un plan indiqué (première liasse
« ordre »), et une matière jetée sous formes de notes… Il se trouve que ce brouillon est génial
– et ne doit pas encourager nos élèves à remettre des devoirs non rédigés en pensant qu’ils
vont marcher sur les traces de Pascal… Ils ne rédigent pas une apologie de la religion
chrétienne, destiné à l’incrédule, et, par-delà, à un vaste public contemporain et futur, mais
des devoirs scolaires inscrits dans le temps de l’école.

Si, par analogie, cela permet de retrouver une habitude scolaire, celle de l’organisation d’une
écriture, cela déjoue aussi une habitude scolaire : celle de l’organisation de la lecture, du
« plan » dans l’explication de texte. Peu de fragments susceptibles de faire l’objet d’une
explication de texte, où l’on regarde la composition du fragment, à l’exception de quelques
fragments célèbres justement (on retient souvent chez d’autres auteurs ce qu’ils ont écrit de
plus bref, chez Pascal, dans les Pensées – paradoxe parmi d’autres – ce qu’il a écrit de plus
long comme fragment – on pourrait citer ailleurs « Disproportion de l’homme » ou le célèbre
argument du « pari »). Dans notre corpus, ce sont les fragments célèbres sur « l’imagination »
ou le « divertissement » qui ont retenu l’attention – ils sont assez longs pour obéir à un
mouvement, à une composition qu’on peut mettre en évidence, qui est celle du discours plus
classique, exorde, narration, confirmation avec des exemples, péroraison… (ou pour utiliser
des termes plus modernes de la méthode expérimentale : énoncé d’une hypothèse, vérification
par les exemples, confirmation de l’hypothèse, mouvement vers la loi mise en évidence…).

L’absence d’ordre crée une vibration émotionnelle et poétique du texte : poétique du


fragment, de l’inachevé… Elle donne aussi une densité supérieure aux mots. Et je partirais
peut-être de là avec les élèves, la force sémantique, poétique dont Pascal charge certaines
mots si importants dans les Pensées : « chair », « esprit » « cœur » (la question des ordres,
dans le sens pascalien cette fois du mot ordre – ordre de la chair, ordre de l’esprit, ordre du
cœur…).

On peut commencer par essayer de définir avec les élèves les titres si décisifs et choisis par
Pascal de chacune des liasses au programme.

Je laisse de côté la première liasse « Ordre », dont le titre est pourtant une syllepse
intéressante : ordre au sens de dispositio, plan choisi pour l’apologie « 1ère partie. Misère de
l’homme sans Dieu. 2ème partie. Félicité de l’homme avec Dieu » (4, p. 68). Mais ordre aussi
au sens où Pascal distingue trois ordres (la chair, l’esprit, la charité), qui vont rendre compte
de toutes les contradictions de toutes les « contrariétés » à venir – ce qui se joue dans un
« ordre » ne se joue pas de la même façon dans un autre ordre.

« Vanité » : il faut expliquer la dénotation et la connotation religieuse du mot (la référence aux
psaumes de la Bible, à l’Ecclésiaste), son sens étymologique de vide, de vacuité…

« Misère » : par rapport à la vanité, on passe de l’essence de l’homme à son existence, de son
être à son action, à la faiblesse de tout ce qu’il entreprend. Misérable : pauvre en tout, en
manque, ce qui s’exprime dans la prière religieuse : « miserere nobis ». L’origine
étymologique latine – le malheur – et sa déclinaison, l’importance de ce qui apparaît comme
son antonyme « grandeur » (ce qui montre que la misère a bien comme équivalent
sémantique la « petitesse » de l’homme et de ses actes, mais aussi la prise de conscience, la
souffrance universelle (et qui ne touche pas une catégorie d’homme – c’est l’acception plus
tardive, romantique, hugolienne, « les misérables » - mais tous les hommes ici
universellement dignes finalement de pitié. Tragique de la misère (on sait que la pitié est un
élément de la catharsis, terreur et pitié) : la misère est ce qui rend la condition de l’homme
« nécessaire et impossible », qui fait qu’il est constamment en train de vouloir sans pouvoir.

« Ennui » : Un peu de lexicologie doit montrer aux élèves toute la différence entre le sens
classique « Dans l’orient désert quel devint mon ennui » dans Bérénice et le sens moderne,
dont il ne suffit pas de dire qu’il est affaibli (on a des ennuis, on s’ennuie). L’étymologie
latine « in odio esse » dit bien la haine de soi, la perte d’estime qui mène à l’effondrement.
L’ennui est l’équivalent de la détresse sans remède, de la situation panique de l’angoisse, du
désespoir sans cause (cela a été médicalisé dans la dépression). Mais subsiste un beau mot
classique (qui a été romantisé) qui est la mélancolie, d’origine médicale (la bile noire).
L’ennui est la situation terrible de malaise chez celui qui a tout perdu, qui n’a plus rien à
attendre, mais qui ne sait pas qu’il a tout perdu, ni même ce qu’il a perdu, ni même qu’il a
perdu (voir Kristeva, Soleil noir…). Définition essentielle et extrêmement pessimiste non
d’une situation pathologique mais de la condition de tous les hommes (le vertige de notre
situation dès que nous cherchons à en prendre conscience). « Qualité essentielle » à l’homme
comme dit Pascal – qualité n’étant pas positif mais ce qui définit universellement tous les
hommes. Le mot « ennui » n’en reste pas moins ambivalent : il désigne aussi le désœuvrement
plus léger, et ce qui cherche à le conjurer (le divertissement plus loin), signe du malaise
existentiel.

« Raison des effets ». Le chapitre suivant tend à essayer donc de faire comprendre non la
cause mais la « raison » de cet ennui – plongée dans ce qui fait de l’homme un « monstre
incompréhensible » : toutes les forces de diversion et de leurre, l’orgueil humain et ses
visages (ou ce que La Rochefoucauld nomme « l’amour-propre »). Dans « Raison des
effets », Pascal dit bien qu’il n’est pas le premier à montrer tous les éléments précédents –
vanité, misère, ennui – mais qu’il est le premier à chercher à expliquer de manière cohérence,
ce qui déjoue toute confiance en l’humanité et en ses possibilités de savoir (le scepticisme, le
pyrrhonisme, Montaigne, les demi-savants, tous ceux qui s’en tiendraient aux « effets »…).

Pause provisoire, consolation passagère « grandeur » : titre largement ironique, j’y reviendrai,
puisque la grandeur ici est une fausse grandeur, ou la grandeur des demi-habiles, des demi-
savants, la grandeur de la pensée humaine, qui existe certes, mais qui s’annule aussi d’elle-
même – la grandeur de la pensée sceptique, qui démystifie les savoirs humains, est limitée. La
grandeur de l’homme est indissociable de sa misère.

D’où le titre suivant « contrariétés » qui montre l’assemblage de contraires, les antinomies de
la raison. La « contrariété », rappelons-le, appartient au langage logique et mathématique :
identique à, ou différent de, ou contraire à … Pascal n’a de cesse de montrer la transposition
des paradoxes scientifiques (notions qui ne sont définies ainsi dans le sens commun, comme
l’infini par l’infiniment divisible…) pour déjouer les idées reçues sur l’homme. On a ainsi le
droit de jouer sur le mot « contrariété » : contrariété résume la condition de l’homme, sa
double nature constamment contradictoire (que l’on retrouvera rhétoriquement dans le jeu
binaire, systématique, des parallélismes et des antithèses). Mais contrariété condense aussi le
mouvement de pensée, dialectique, contrariant, de Pascal lui-même, cherchant, à tout
moment, à contredire tout ce qui peut s’énoncer – et c’est la force de ce texte sentencieux de
sans cesse remettre en cause et en question ce qu’il énonce, de ne pouvoir stabiliser
précisément aucune vérité humaine éternelle et immuable (à la différence des maximes des
moralistes, fixant une fois pour toute une loi universelle de l’humanité : Pascal invente
dialectiquement l’autodestruction quasi immédiate de tout message universel sur l’homme,
détruit sitôt construit…). « Contrariétés » est donc à la fois une double nature continuelle de
l’homme – et un mouvement de pensée qui prend acte de cette double nature contradictoire –
et donc un mouvement métatextuel des Pensées elles-mêmes, comme on dirait en termes
savants (ce qui permet à Pascal de réactualiser l’essai au sens de Montaigne, la constante
expérimentation, la constante mise à l’épreuve).

Enfin « Divertissement », mot resté célèbre dans son acception nouvelle (« au sens
pascalien » est devenu une formule digne des idées reçues de Flaubert) est d’abord, on le sait,
un jeu sur l’étymologie (di-vertere – détourner de, mais de quoi… c’est bien ici la question
qui reste en suspens, de la vision de la mort, mais pourquoi… il faut aller jusqu’au pari pour
mesurer les enjeux du « divertissement »…). Il renvoie à la misère de l’homme.

On peut discuter la marque de cette misère. Nicole entend réfuter Pascal au XVII e siècle en
montrant que les Pensées confondent la « tristesse » et « l’ennui » : on peut concevoir une
« tristesse » sans « ennui » (un désespoir agité), mais aussi un « ennui » sans tristesse (une
situation de désœuvrement vertigineux sans détresse).

On sait l’intertextualité de Pascal avec le roman de Giono naguère mis au programme Un roi
sans divertissement (il y aurait un travail à faire sur l’inspiration fournie par Pascal, à
quelques grands auteurs, contre lui, Voltaire ou Valéry, avec lui, Chateaubriand ou Giono…).

« Divertissement » est lui-même fondé sur une réflexion stoïcienne, celle de Sénèque (la
recherche des faux biens), et expressément un chapitre de Montaigne : « De la diversion »
(Essais, III, 4). Pascal trouve un autre mot, étend son acception (le travail peut être un
divertissement, parfois plus amusant que les loisirs), attache à ce mot profane et léger une
signification métaphysique et profonde (le divertissement comme image de notre vie entière
et de ce qui peut la rendre vivable pour l’incrédule…)

Difficultés internes au texte qui appellent donc, avec les élèves, des mises au point
notionnelles (sur le genre même de l’apologie, qui rend compte de son écriture, à la fois
défense et éloge de la religion chrétienne, et donc ici mouvement pour imposer son évidence
contre ceux qui n’y adhèrent pas), des mises au point historiques (sur l’histoire de la pensée
religieuse, la situation de Pascal dans son siècle, sa mise en perspective), des mises au point
philologiques (sur l’établissement problématique d’un texte inachevé, ses diverses éditions ;
mais aussi sur l’acception nouvelle d’un certain nombre de termes essentiels chez Pascal – on
ne dit plus « le cœur » ou « le divertissement » de la même façon depuis Pascal, comme on ne
dit plus « j’aime » ou « cruel » de la même manière depuis Racine. Un grand écrivain est
aussi celui qui régénère les mots d’une langue, leur donne plus de force, de pouvoir, de
profondeur…).

Restent des difficultés conjoncturelles, qui tiennent à l’établissement du corpus. Pourquoi ces
six liasses des Pensées, qui laissent de côté la première, et n’intègrent pas la suite ? Je
conseillerais vivement aux élèves de ne pas s’en tenir à la lecture de ces six liasses mais de
lire aussi, sinon l’ensemble des Pensées, en tout cas bien des liasses qui font écho à celles du
programme comme « Disproportion de l’homme », ou cette formule si décisive, commentée
plus tard par Montherlant, et qui résume bien des fragments du programme (Montherlant qui
dit que, paradoxalement, c’est la lecture de Pascal, enfant, qui lui a ainsi fait perdre la foi par
ce genre de renversement) : « à la fin de chaque vérité il faut ajouter qu’on se souvient de la
vérité opposée » (493, p. 345).
2. Deuxième série de difficultés : l’établissement du corpus
Il comprend parmi les fragments les plus célèbres des Pensées, « Imagination », « Justice et
force », « Divertissement », mais certainement pas toutes les pages les plus célèbres : ni le
Mémorial, ni l’argument du pari…

Comment expliquer ce découpage ? Je vois trois raisons qui marquent une cohérence mais
aussi des points de discussion.

2.1. La première raison est génétique : l’établissement du texte ne pose pas de problèmes : ces
liasses sont classées, relativement homogènes et parmi les premières (la première liasse
laissée de côté « ordre » est donc plutôt une esquisse de programme, le projet de construction
de l’ensemble de l’anthologie). On peut comprendre qu’on ait délimité six liasses qui se
suivent, qui obéissent à un titre thématique clair, qui ont été ordonnées dans les manuscrits par
delà tous les problèmes des éditions successives du texte. Du point de vue philologique, il y a
là une séquence homogène et cohérente, dans son élaboration même, même si cette séquence
n’est que partielle et provisoire.

L’unité de ces six liasses n’est discutée dans aucune des éditions savantes et successives du
texte, Lafuma, Sellier… C’est sur les liasses non classées et ultérieures qu’on peut engager le
débat…

2.2. La deuxième raison est thématique. Cohérence philologique mais aussi cohérence de
thème puisque toutes ces liasses obéissent à la mise en évidence des faiblesses de la condition
humaine, à partir d’une observation anthropologique très sévère : démystification de toutes les
qualités humaines, mise en évidence des leurres et des illusions, soulignement de la
« vanité », de la « misère », de « l’ennui », du faux remède du « divertissement ». Nous avons
là une pensée très sombre. Guère de vertu euphorisante pour nos élèves – surtout s’ils ne sont
pas croyants et qu’ils ne sont pas menés où Pascal veut les mener. Et pourtant il y a un
caractère si énergique, incisif, poétique, ironique de ce pessimisme que c’est peut-être déjà un
moyen de le conjurer par la lecture. Catharsis du malheur – on peut prêter cette vertu au texte
(à un moment où tant d’élèves vont mal, on peut leur dire : vous voyez, lisez Pascal, c’est
normal, l’homme va mal, l’homme est même sur terre pour aller mal – s’en rendre compte et
le dire, c’est déjà au moins l’amorce d’une recherche de solution) : « affliction », « folie »,
« inquiétude », « faiblesse », « néant », « fausseté », « illusion », « ridicule », « malheur »,
« bassesse », « inconstance », « tyrannie », « injustice », « usurpation », « dépendance »,
« haine », « mort » et puis ce dernier mot « Que le cœur de l’homme est creux et plein
d’ordure » (dont il faut relativiser la violence, vide et pollution, ce n’est pas un cœur poubelle,
c’est un cœur en déshérence, et la remarque est plus amère et ironique que fracassante…). Ne
resterait plus qu’à mettre en rap les Pensées de Pascal (le neveu de Rameau, chez Diderot,
désespère de pouvoir jamais en faire un opéra, marque selon lui du caractère trop abstrait et
peu musical de la langue française par rapport à l’italien dans la Querelle des Bouffons :
« autant avoir à musiquer les Maximes de La Rochefoucauld ou les Pensées de Pascal »).

Le rap serait certainement plus fécond ici que l’opéra. À ce petit jeu d’écriture d’invention,
cela donnerait : méchant / néant / divertissement ; terre / guerre / misère ; usurpation /
illusion / affliction.

Telles qu’elles sont découpées, ces pensées sont des pensées par temps de crise et de
désespoir. On pourrait rappeler qu’elles ont pourtant été écrites au moment de la prise de
pouvoir glorieuse par Louis XIV (voir le film de Rossellini) – mais qui mettent fin à certaines
illusions aristocratiques, et qu’elles sont la face nocturne, l’ombre tragique – comme le théâtre
de Racine – d’un monde qui vit dans la lumière et l’éclat du monarque tout puissant, et a aboli
les certitudes héroïques – voir ici Morales du grand siècle de Bénichou (la figure
omniprésente du roi dont il faut dire aux élèves qu’il n’est pas plus Louis XIV que ne l’est le
lion dans les Fables de La Fontaine) est bien le paradigme de la grandeur humaine absolu
(comme dans la tragédie), dont Pascal montre les limites. Il a valeur d’exemplum au sens
antique du mot.

2.3. Dernière raison – mais elle est presque inavouable. Il n’est, somme toute, presque pas
question de Dieu dans les liasses au programme. Le mot « Dieu » ne dépasse pas une dizaine
d’occurrences dans ces six liasses, soit à peine plus d’une fois par liasse. Fragment 12 :
l’ordre de Dieu, la vue de Dieu (la folie des chrétiens). Fragment 71 : l’homme sans Dieu
(référence à l’Ecclésiaste). Fragment 91 : ne s’entretenir que de Dieu (à propos de l’esprit
boîteux). Fragments 122 : « Écoutez Dieu ». D’où il paraît que Dieu (à propos des
pyrrhoniens). Fragment 123 : « comme les saints et comme Dieu » (premier fragment du
« divertissement », sur le bonheur impossible). Très peu d’occurrences d’un nom qu’il ne faut
pas prononcer en vain, certes, mais qui s’impose, tout caché qu’il est dans les liasses
suivantes, et qui est nommé une dizaine de fois (soit plus que dans ces six liasses réunies)
dans la première liasse qui annonce le plan de l’ouvrage. Loin de moi l’idée de penser qu’on a
écarté la première liasse pour cette raison… Mais il y a dans le découpage non pas le Dieu
caché de Pascal « Deus absconditus » mais un Dieu provisoirement caché par un jeu de
délimitation du texte qui en fait l’absent, l’hyperonyme absent, celui qui explique tout mais
qui n’est pas encore là. On peut montrer ainsi aux élèves comment Pascal part d’une
anthropologie, d’une vision de l’homme pour aller vers la théologie et les textes sacrés. Il y a
une raison retenue : les liasses découpées sont les plus moralistes et les moins théologiques de
Pascal (les grands débats sont avec les sceptiques et les dogmatiques, avec les stoïciens et les
pyrrhoniens, avec Montaigne et avec Descartes – beaucoup plus ici qu’avec les libertins ou
avec les jésuites…). Qu’est-ce que l’enseignement des Pensées de Pascal à l’intérieur d’une
vision laïque de l’école : la présentation d’un Pascal d’abord observateur pessimiste de la
condition des hommes… Le reste (le pari, le mouvement de lecture des figures dans les textes
sacrés) étant prudemment ajourné…. C’est plus explosif de faire lire les extraits qui
concernent Jésus-Christ ou Mahomet (dès les premières lignes de la première liasse
« Ordre »), c’est certain – et c’est un choix qui s’explique, mais dont il n’est pas mauvais
d’avoir conscience.

Je vois, dès lors, par-delà la question de la lecture, « laïque » ou non, de Pascal, deux écueils
majeurs dans la lecture des liasses des Pensées.

a) L’écueil formaliste. On ne peut se contenter d’analyser l’art du fragment, les formes de


l’épidictique (de l’éloge et surtout ici du blâme – démystification de moraliste, art du faux
éloge : éloge ironique de l’imagination), les modes divers de l’argumentation :
l’argumentation logique de certains fragments (« justice et force »), l’argumentation par
l’exemple ou fondée sur la structure du réel (« imagination », « divertissement »),
l’argumentation par analogie ou fondant la structure du réel (le parallèle par exemple entre le
corps boiteux et l’esprit boiteux). Les catégories de Charles Perelman sont intéressantes. On
ne peut simplement s’enfermer dans une analyse formelle ou formaliste des Pensées. Ces
liasses sont des liasses à enjeu, fort.

b) L’écueil inverse de la simple explicitation de la pensée de Pascal – nos collègues de


philosophie bien mieux armés pour mettre en perspective les concepts en jeu ici, le débat avec
Descartes sur la raison et sur le corps (collaboration utile). Un professeur de lettres ne peut se
contenter d’expliquer, au sens où il déplierait le texte, le propos et donc le paraphraserait. Il y
a un mérite de la paraphrase ; on ne peut se contenter de la paraphrase. Ni de la pédagogie par
analogie ou modernisation parlante : rien n’interdit d’évoquer l’application du
« divertissement » au monde dans lequel vivent nos élèves : télévision, téléphone portable et
textos permanents, i-pod, internet et MSN, Facebook (demeurer en repos dans une chambre –
il faudrait préciser aujourd’hui sans portable ni internet, ni mode de communication et de
diversion avec l’extérieur…). On ne peut se contenter pour autant de la traduction du message
pascalien, parfois utile cependant avant d’accéder à l’interprétation. J’en viens donc à l’axe de
lecture que je propose, la forme-sens du renversement.

3. Le renversement
Revenir au sens du texte (celui que les Pensées pouvaient avoir au XVIIe siècle), mettre en
rapport la signification de ce texte (les lectures ou interprétations nouvelles que ce texte peut
prendre aujourd’hui), cela passe dans tous les cas par une étude précise du signifiant. Je vous
propose une entrée parmi d’autres : le « renversement », une forme-sens dans les liasses des
Pensées au programme.

Le « renversement » me permet d’envisager trois aspects du texte pascalien, qui relèvent à la


fois de son genre (apologétique), de sa rhétorique (art de la maxime, de la sentence, du
portrait fondé sur un effet permanent de surprise ou d’attente trompée – c’est aussi sa
puissance poétique) mais aussi évidemment de son enjeu de Pensées, puisqu’ici Pascal, dans
un premier temps affirme son souci de renverser toutes les certitudes sur l’homme, de les
prendre à rebours. C’est conforme à un schéma tragique – celui qu’on trouve dans les
définitions mêmes de la tragédie chez Aristote, le renversement en particulier du bonheur en
malheur, ici des faux bonheurs du divertissement en vrai malheur de la misère de l’homme
sans Dieu.

C’est même le titre de la pensée 86 de « Raison des effets » (p. 98) : « Renversement
continuel du pour au contre ». Si Pascal opère sans cesse un renversement, c’est parce que la
nature de l’homme elle-même est « renversée », selon lui, par la corruption. Double
renversement, en somme, pour remettre les choses à l’endroit : il faut renverser ce qui a été
renversé – voilà la « dialectique » de Pascal (dialectique que Lucien Goldmann, dans Le Dieu
caché, considère encore comme trop prisonnière de la forme du fragment et donc inapte à
suivre la grande dynamique future de la dialectique hégélienne et marxiste – interprétation
qu’on peut discuter aujourd’hui, mais qui a eu le mérite de renouveler la lecture de Pascal…)

Trois catégories notamment permettent d’analyser le « renversement continuel du pour au


contre » : d’abord le paradoxe (forme évidente du « renversement »), ensuite l’antithèse (ou
« contrariété » en langage pascalien), enfin l’ironie (ou art de « la pensée de derrière » dans la
terminologie de Pascal).

3.1. Première catégorie évidente du renversement : le paradoxe


On peut expliciter les deux sens du « paradoxe » : ce qui va contre la logique habituelle
(manière d’aller pour Pascal, de dépasser l’ordre de la raison) – c’est toute la valeur
d’implicite du paradoxe.
Ensuite paradoxe au sens où les énoncés pascaliens recèlent explicitement des contradictions
(ce qui a partie liée avec les « contrariétés » de l’homme, qui se manifestent donc dans le
langage).

Il y a dans les liasses au programme une manifestation permanente de la contradiction : dire,


c’est contredire – pour manifester la faiblesse, les failles du langage humain, des signes de
l’homme, et même de la raison humaine ; pour témoigner aussi du refus de l’esprit de
système.

L’enjeu est aussi celui de l’intérêt de l’écriture de moraliste : la sentence est le « proverbe des
honnêtes gens » ; elle n’énonce pas une évidence, un lieu commun (ce qui serait le cas des
généralités populaires, proverbiales). Sous sa forme brève, elle met en évidence,
poétiquement, de l’inattendu entre deux espaces de blancs et de silence (où se glisse la
réflexion du lecteur). Il est intéressant de faire relever dans les Pensées de Pascal toutes les
formes reconnaissables de l’énoncé gnomique : grande catégorie abstraite singulière ou
plurielle « homme », article défini générique (le genre tout entier : l’homme, les hommes),
présent omnitemporel souvent dans des structures attributives (« les hommes sont…), indices
de fréquence dans des adverbes de généralité (parfois, souvent, toujours…).

Mais on peut faire comprendre aux élèves qu’il y a toujours deux risques de la fausse pensée :

1) La généralité évidente et donc sans intérêt sur l’homme en général. Pascal déjoue
constamment la généralité attendue en n’énonçant pas la loi qu’on attend : il prend une grande
catégorie humaine (que ce soit le rang supérieur : le rang royal, ou le peuple…) et propose
une description concrète et inattendue.

2) La généralité hâtive et particulière, qui concerne non pas l’homme en général, mais une
partie de l’humanité (les femmes, les jeunes, etc.) - avec les dangers de cette généralité… La
théorie pascalienne de l’erreur nous dit bien que se tromper, c’est prendre une vérité restreinte
pour une idée complète, oublier qu’on ne l’a abordée que d’un seul côté… La seule
généralisation pascalienne concerne des écoles de pensée : les pyrrhoniens, les dogmatiques –
mais c’est à une pensée que s’en prend Pascal non à des gens ou à une catégorie de l’humanité
– car il ne cesse de penser l’homme en termes universels (ce qui est intéressant par temps de
pensée relativiste et communautariste). Ce que dit Pascal concerne tous les hommes quelle
que soit leur appartenance communautaire. On est homme avant d’être homme ou femme, roi
ou homme du peuple…

La sentence, chez Pascal, est donc constamment paradoxale au sens où elle renverse le
mouvement de pensée attendu – ou manifeste des éléments contradictoires. On s’intéressera
successivement ici au paradoxe qui se fonde sur une contradiction logique explicite, sur un
contradiction logique implicite, enfin sur des données contradictoires d’expérience.

a) Paradoxe fondé sur une contradiction logique explicite

C’est le cas des fragments qui portent notamment sur la figuration, dès le premier de notre
corpus – l’énigme du rire né du dédoublement : « Deux visages semblables, dont aucun ne fait
rire en particulier, font rire par leur ressemblance » (II, 1, p. 70). Le comique du double paraît
énigmatique car il ne repose que sur un rapport, une relation de ressemblance – donc un
élément inessentiel qui marquerait une sorte de superficialité humaine (l’analyse de Bergson
dans le rire ôte ici l’énigme métaphysique pour montrer anthropologiquement la mécanisation
par la répétition, le redoublement). Autre constat sur une attention paradoxale : l’intérêt pour
la copie quand l’original ne retient pas l’attention : « Quelle vanité que la peinture qui attire
l’admiration pour la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux ! » (III, 37,
p. 75). L’art conçu comme mimésis témoigne de sa fragilité – le modèle lui-même n’est pas
admiré… En ce sens, cette figure profane et vide est à la forme négative de ce que sera la
figure religieuse et pleine, celle du texte biblique pour Pascal, plus loin dans les Pensées.

Le principe de démystification se fonde sur des marques rhétoriques, visibles, « déceptives »


comme dirait Barthes. Le texte met en évidence l’importance de conséquences à la suite de la
minceur d’une cause imaginaire : « Qui dispense la réputation, qui donne le respect et la
vénération aux personnages, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté
imaginante ? » (III, 41, p. 77). L’imagination fait ainsi l’objet d’un éloge paradoxal, qui passe
par une définition métaphorique à sens multiple : « Maîtresse d’erreur et de fausseté » (et on
entend dans maîtresse la double métaphore implicite de la femme dominatrice mais aussi de la
séductrice érotique et amoureuse, qui induit l’erreur de la connaissance et la fausseté du
jugement et des actions – bref aussi la tromperie – ; on sent la valeur aussi de syllepse de
l’oxymore créé « sages imaginaires », à la fois sages par l’imagination et sages illusoires…)
Cela permet de montrer le renversement carnavalesque d’un monde mis à l’envers.

Ces formules qui énoncent les contradictions logiques s’attachent aussi, par exemple, au
paradoxe dans lequel les sceptiques prennent au piège leurs détracteurs : leur donner tort, c’est
leur donner raison, en doutant du raisonnement humain lui-même : III, 31, p. 74 : « Rien ne
fortifie plus le pyrrhonisme que ce qu’il y en a qui ne sont point pyrrhoniens. Si tous l’étaient,
ils auraient tort. Cette secte se fortifie plus par ses ennemis que par ses amis. ».

C’est sur la grandeur et la misère de l’homme que le paradoxe explicite s’énonce avec une
force célèbre : « La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable ». La
différence avec l’arbre est posée, qui ne se connaît pas misérable. D’où un énoncé à double
face, dont la deuxième phase explicite la contradiction : « C’est être misérable que de se
connaître misérable mais c’est être grand de connaître qu’on est misérable » (« Grandeur »,
105, p. 106). « Misère et Grandeur », on reconnaît le plan projeté des Pensées.

b) Deuxième type de paradoxe : le paradoxe fondé sur une contradiction implicite

Ainsi de la définition paradoxale, reprise et développée, sous forme de maxime des


« respects » dans « Vanité » qui formule une injonction contraire à toute pente naturelle de
l’humain : « Les respects signifient : « Incommodez-vous » (II, 30, p. 74). Dans l’ordre de la
chair, « Incommodez-vous » signifie qu’il faut saluer « un duc » parce qu’il est duc… Mais
plus loin dans les Pensées, on comprendra que dans l’ordre de la charité, « incommodez-
vous » signifie « agenouillez-vous » pour Pascal – faire obéir la « machine », le corps, à
l’ordre qui le dépasse pour pouvoir y accéder.

Autre paradoxe avec un enjeu religieux, celui de l’adoration des animaux qui confine à
l’idolâtrie, l’homme se soumettant aux bêtes qui devraient lui être soumises : « Bassesse de
l’homme jusqu’à se soumettre aux bêtes, jusques à les adorer » (III, 49, p. 84). La référence
polémique au paganisme de à Montaigne et à la réflexion sur le rapport entre homme et
animal, le célèbre « jeu avec la chatte » reste ici implicite. Ou encore, ailleurs, aberration du
comportement animal, qui diffère en cela du comportement humain qu’il n’obéit qu’à une
simple mécanique dénuée de raison (et l’on retrouve ici l’animal-machine de Descartes) – la
subordonnée concessive porte ici la charge paradoxale de ce qui se passe : « Le bec du
perroquet qu’il essuie quoiqu’il soit net » (VI, 98, p. 102). Et l’on peut faire entendre aux
élèves la belle allitération en [k] qui souligne ici ce qui est presque un aphorisme musical.
c) Troisième type de paradoxe, le plus fréquent, les contradictions observées dans
l’expérience humaine

Tel paradoxe emprunté à Montaigne sur la puissance des insectes : « La puissance des
mouches, elles gagnent des batailles, empêchent notre âme d’agir, mangent notre corps », II,
20, p. 72. La préférence paradoxale pour la mort par rapport à tout, la paix, la guerre,
comment on peut préférer le contraire de la vie pour des raisons inexplicables (II, 27, p. 73),
ou la gloire meurtrière pour de mauvaises raisons (II, 34, p. 75). Relativité ailleurs des
coutumes et des titres de gloire : les Suisses qui s’enorgueillissent d’être roturiers (II, 46, p.
83). C’est dans les longs fragments les plus célèbres qu’on observe les paradoxes
d’expérience à partir d’une définition elle-même paradoxale de l’imagination, d’autant plus
fausse qu’elle ne l’est pas toujours : exemples paradoxaux du magistrat, du prédicateur, du
philosophe au-dessus du vide (empruntés à Montaigne) (II, 41, p. 76). Première explication
paradoxale du malheur des hommes à partir d’une considération considérée comme dérisoire
« demeurer en repos dans une chambre » et situation paradoxale du roi, « homme plein de
misères » (VIII, 126-127, p. 118). Mais c’est peut-être l’analyse du rapport au temps qui
manifeste la force la plus implacable de l’établissement des contradictions de l’homme, vivant
dans les temps qui ne lui appartiennent pas – fragment d’inspiration augustinienne – et sa
célèbre clausule paradoxale et en même temps totalement logique : « et nous disposant
toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais » (II, 43, p. 81).

3.2. L’antithèse
L’antithèse est l’instrument privilégié de l’énoncé de paradoxe, sa figure de prédilection. Elle
revêt parfois la forme d’une opposition notionnelle, forte et irréductible, parfois d’une
association inattendue des extrêmes pour montrer un résultat identique (sorte de dilemme),
enfin parfois d’un distinguo (Pascal distingue ce qu’on aurait tendance à confondre),

a) L’opposition notionnelle, forte et irréductible

C’est en particulier sur les notions de « justice » et de « force » que se jouent des antithèses
marquantes dans des liasses au programme des Pensées. Cela repose sur la différence
pascalienne, implicite des ordres, ordre de la chair, ordre de l’esprit (dualisme cartésien,
auquel Pascal ajoute un troisième ordre supérieur, celui du cœur). Quand il montre
l’opposition du corps et de la raison, il en manifeste l’application dans l’opposition de la force
et du droit – force et justice. Et l’antithèse est renversée. C’est la force qui l’emporte sur la
raison, le droit.

L’antithèse retournée dans tous les sens peut ainsi apparaître comme le résultat d’un
mouvement purement logique, qui aboutit à un renversement saisissant. L’extrait « Justice et
force » qui oppose deux catégories, emprunte ainsi à un double syllogisme, fondé sur la
différence des ordres (l’ordre de la raison, celui de la justice et l’ordre du corps, celui de la
force). Premier syllogisme, le syllogisme de nécessité : nécessité de suivre la justice par droit,
la force par contrainte ; or la complémentarité est indispensable (impuissance de la justice
sans force ; arbitraire de la force sans la justice) ; d’où la première conclusion : la nécessité de
faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.

À cet état premier s’oppose l’histoire de fait, des hommes, fondée sur un deuxième
syllogisme, qui décline autrement l’antithèse : la justice se discute, la force s’impose ; or la
force a toujours voulu ainsi emprunter les seules apparences de la justice ; d’où la conclusion
paradoxale célèbre, fondée sur un chiasme ironique : « Ne pouvant faire que ce qui est juste
fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste » – et l’on entend bien l’ironie dans la dernière
occurrence du mot « juste » pris ici en mention.

L’antithèse permet ainsi une déclinaison complexe de notions opposées qui définissent le
mélange ou le monstre incompréhensible qu’est l’homme, ce qu’on observe notamment dans
la liasse au titre éloquent « Contrariétés » : contrariété de la bassesse et de la grandeur de
l’homme (108, p. 110), ou de sa misère et de sa grandeur (113, p. 109), de l’ange et de la bête
(112, p. 109), de la nature et de la coutume parfois indémêlable, la vraie nature de l’homme
s’étant perdue, tout devenant sa nature (« Qu’est-ce que nos principes naturels sinon nos
principes accoutumés ?… », « Contrariétés », 116, 117, p. 110). La définition de l’homme se
constitue ainsi d’une association de caractéristiques contraires, d’où cette structure attributive
qui constitue une énumération de qualificatifs antonymes : « L’homme est naturellement
crédule, incrédule, timide, téméraire » (115, p. 110). C’est parfois sous forme simplement
nominale que peut s’énoncer l’association des contraires. « Description de l’homme.
Dépendance. Désir d’indépendance. Besoin. » (IV, 73, p. 93).

b) Antithèse comme association inattendue des extrêmes pour montrer un résultat


identique (sorte de dilemme)

Pascal, à plusieurs reprises, selon une tradition antique (la vertu aristotélicienne de
modération) nous montre que les extrêmes se touchent.

Ainsi dès le fragment 19 de la liasse « Vanité » montre l’égale vanité des extrêmes qui
aboutissent à la même impuissance : « si on est trop jeune » / « trop vieil » - même échec du
jugement. « Si l’on n’y songe pas assez, si l’on y songe trop… » – même entêtement. « Si l’on
considère son ouvrage incontinent après l’avoir fait » – la prévention ; « si trop longtemps
après, on n’y entre plus ». L’argumentation devient ici analogique. « Ainsi les tableaux vus de
trop près, de trop loin » (p. 71). La double image implicite est celle, physique, du centre de
gravité, et celle, picturale, du centre de perspective. Mais le fragment reste évasif dès qu’on
sort du champ de la science et de l’esthétique, et qu’on entre dans des considérations
humaines plus décisives ; d’où la question évasive : « mais dans la vérité et la morale qui
l’assignera ? » – la grâce divine reste la réponse encore cachée.

Cette situation de dilemme, deux termes opposés dans une alternative qui aboutissent au
même résultat d’impuissance, se retrouve dans nombre d’autres fragments, manifestant, au
sens fort, les « contrariétés humaines », les excès contraires comme autant de signes
concomitants de la misère de l’homme sans Dieu.

Expérience du vin qui renvoie dos à dos Rabelais et ses détracteurs ; ce n’est pas là qu’on
trouvera la vérité ; nul oracle à attendre de la dive bouteille : « Trop et trop peu de vin. Ne lui
en donnez pas. Il ne peut trouver la vérité. Donnez-lui en trop : de même » (II, 35, p. 75).
Deux actions opposées pour le même résultat, ou la même absence de résultat. La forme
dialogique est l’une des marques de cette conversation qui ne cesse de s’établir avec le
destinataire libertin ici (celui qui n’hésitera pas en effet à faire boire du vin…).

L’expérience de la lecture et de sa vitesse donne lieu au même résultat d’incompréhension


selon les deux rythmes opposés : « Quand on lit trop vite ou quand on lit trop doucement, on
n’entend rien » (II, 38, p. 76). Le titre métaphysique du fragment « deux infinis, milieu » -
qu’on a appliqué au fragment « disproportion », la portée de la réflexion qui est de situer de
manière intermédiaire l’homme dans l’univers. Mais Pascal nous livre ici aussi un mode de
lecture de ses Pensées, ni accéléré, ni trop ralenti…

Le penseur renvoie dos à dos la souffrance par excès de liberté ou par excès de contrainte
dans un parallélisme intéressant de construction : « Il n’est pas bon d’être trop libre. Il n’est
pas bon d’avoir toutes les nécessités » (III, 53, p. 85).

Ce goût de l’opposition qui marque l’égale nocivité des excès est intéressant, loin de
l’habituelle sagesse antique du juste milieu.

C’est la place médiane et vertigineuse de l’homme, cette fois métaphysique pour Pascal, qui
sous-tend cette morale où il faut travailler à bien penser, et à bien se penser : l’homme milieu,
ni ange, ni bête, entre les extrêmes de l’univers, faible de corps dans l’univers (image du
roseau), compris dans l’univers, mais comprenant l’univers par sa pensée (pensant) – ce qui
pousse les liasses des Pensées à rejeter à la fois la pensée sceptique qui renonce à la
possibilité de trouver une vérité humaine, et la pensée dogmatique qui affirme ses certitudes
avec trop d’arrogance… Double dialogue continuel.

D’où la recherche constante, dans ces liasses, d’une troisième voie, celle d’une pensée
originale, riche de distinctions que l’on ne fait pas d’habitude. L’antithèse fonde aussi un art
du distinguo, sur le modèle de l’oxymore écologique du « roseau pensant », amorcé dans le
fragment 104 (p. 106).

2.3. L’antithèse comme distinguo


C’est par les distinctions inattendues que Pascal, on le sait, fonde une grande partie de
l’originalité de sa pensée et de son écriture, distinction des arts pour convaincre (art d’agréer
ou de persuader), distinction des méthodes (géométrie ou finesse), distinction des habiles
(demi-habiles et habiles), distinction décisive des ordres (corps, esprit, cœur). Les formules
les plus célèbres des Pensées relèvent souvent de l’art du polyptote. Variation sur un mot « Le
cœur a ses raisons etc. » ; distinguo à l’intérieur d’une même notion dédoublée : « la vraie
morale se moque etc. », « la vraie éloquence etc. ».

On note dans les liasses du programme cet art de séparer ce qui est souvent réuni : différence
entre la science des choses extérieures et la science des choses intérieures, la science des
mœurs, la morale – l’une compensant l’autre (II,21, p. 72). Différence entre le pouvoir avec
toute sa pompe et le pouvoir quand il en est dépourvu mais qu’il laisse malgré tout la même
impression (II, 23, p. 72 : « L’habitude de voir les rois accompagnés de garde… » (on pourrait
faire le parallèle ici avec l’importance et la gloire médiatique analysées par Gérard Genette :
étonnement et fascination de voir en vrai quelqu’un qu’on a seulement l’habitude de voir sur
écran, inversement apothéose de celui qui apparaît sur scène ou sur écran alors qu’on a
l’habitude de le voir en vrai…). Différence entre l’importance qu’on attache à sa réputation
selon le temps qu’on passe en un lieu : importance nulle si on ne fait que passer, importance
décisive si on y demeure (II, 29, p. 74). Injustice des lois mais nécessité de ne pas le
manifester devant le peuple et de les considérer comme justes malgré tout (III, 62, p. 90).
Applicable aujourd’hui aux réformes de l’enseignement ? À débattre, peut-être pas avec les
élèves.

Le jeu le plus célèbre sur le distinguo porte sur la résolution d’une question posée par
Montaigne, la différence entre le corps boiteux et l’esprit boiteux : « D’où vient qu’un boiteux
ne nous irrite pas et un esprit boiteux nous irrite ? À cause qu’un boiteux reconnaît que nous
allons droit et qu’un esprit boiteux dit que c’est nous qui boitons » (91, p. 99).

Il y a là derrière ce qui sous-tend l’ironie pascalienne, « l’art de la pensée de derrière » - le


recul nécessaire pour n’être pas dupe, y compris de sa propre parole. Par temps d’affliction ou
de crise, il est beau de relativiser bien des souffrances par cette pensée fondée sur un
parallélisme que, personnellement j’aime beaucoup : « Peu de chose nous console parce que
peu de chose nous afflige » (II, 40, p. 76). L’explication « parce que » joue sur la similitude
de la construction, la répétition de la périphrase « peu de chose » et les verbes antonymes
empruntés aux Béatitudes : « affliger » / « consoler » – mais il y a là le sourire trop souvent
ignoré de Pascal. La notion en jeu est bien celle du dérisoire : l’insignifiant pourtant grossi :
nous avons des consolations dérisoires parce que nous avons parfois des souffrances
dérisoires au regard des vraies souffrances (part tragique encore laissée de côté dans les
premières liasses). D’où ce dernier art du renversement pascalien, celui qui table sur l’ironie,
dernier élément de ma présentation trop longue de ce matin.

3.3. L’ironie
Pascal a déjà su aiguiser son ironie, avant d’écrire les Pensées, dans les lettres des
Provinciales, qu’on peut rappeler aux élèves. L’ironie a partie liée avec « la pensée de
derrière », celle qui permet de feindre d’adhérer à une parole dont on sent qu’elle n’est pas
totalement satisfaisante ; mais elle est au moins supérieure à celle des demi-savants ou des
demi-habiles. D’où l’éloge paradoxal des « opinions très saines » du peuple (fragment 93, p.
101) sur 1) le choix du divertissement ; 2) le respect des hommes en fonction de leur
apparence et de leur rang ; 3) de la souffrance de l’humiliation, le soufflet reçu, contrepartie
de la quête de la gloire ; 4) des entreprises hasardeuses (l’incertain, la mer, la planche…). Le
dialogue ironique s’établit ainsi constamment dans l’intertextualité avec Montaigne dont les
arguments et exemples sont repris (l’enfant roi des Cannibales dans le fragment ci-dessus
pour vérifier leur justesse mais contester le commentaire du demi-habile qui s’en étonne ou le
récuse…). L’ironie s’inscrit ainsi dans un jeu de reprise et de démenti constant du texte, qui
reprend d’autres paroles, sa propre parole pour en souligner les failles, comme les fragilités de
tout le langage humain. D’où un épidictique à l’envers : ce qui est loué est abaissé, ce qui
abaissé est loué. Cet esprit de contradiction est énoncé dans une pensée célèbre qui revêt la
forme d’un renversement absolu, fixé poétiquement en verset, qui semble venir d’une voix
personnelle, prophétique, presque divine (celui qui nie ici n’est pas le diable, l’esprit qui
toujours nie, mais celui qui affirme trop présomptueusement sa force – on abaisse ainsi ceux
qui s’élèvent pour élever ceux qui s’abaissent – et le discours paradoxal des Béatitudes relève
d’un intertexte visible).

« S’il se vante, je l’abaisse.


S’il s’abaisse, je le vante
et le contredis toujours
jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible ».

Cet esprit de contradiction se souligne dans les jeux des antonymes, de la structure renversée
en chiasme – pour aboutir au paradoxisme ironique : comprendre qu’on est incompréhensible
(par opposition à ceux qui ont la prétention de faire comprendre une cohérence dogmatique de
savoir ou une cohérence pyrrhonienne de doute). Le « monstre » est bien au sens
étymologique non seulement ce qu’on montre du doigt, mais bien le mélange, cette créature
composite et insaisissable qu’est l’homme pour Pascal.
D’où toutes les ressources de l’ironie pour manifester l’évidence du « monstre
incompréhensible » (entendons bien que nous ne sommes pas dans un film d’horreur –
contresens à dissiper très vite avec les élèves) mais dans une pratique continuellement du
renversement, de la déstabilisation des certitudes (mais aussi des incertitudes – lutte contre le
pyrrhonisme, la question de l’incertitude sur la veille et le sommeil, 122, p. 112) par l’ironie.
On peut en ce sens mettre en place trois aspects de l’ironie : l’ironie au sens rhétorique
comme grande figure structurante de persuasion, l’ironie au sens linguistique comme
phénomène énonciatif, parole prise en mention et non assumée par le locuteur ; l’ironie enfin
au sens philosophique comme étymologiquement l’art de remettre en question toute parole
(art de l’effleurement dit Jankelevitch). Dans les trois cas, l’ironie n’est pas amusement – on
la distingue ici de l’humour mais expression de regret et d’amertume. On peut renvoyer ici les
élèves à l’analyse de l’antiphrase par Bergson dans Le Rire : l’homme qui dit « quel beau
temps ! » quand il pleut ne signifie pas seulement le contraire du beau temps, il en signale
l’absence, le regret que le beau temps ne soit pas là – par opposition à l’humoriste qui, lui,
peut se réjouir de la distance introduite ludiquement dans sa parole. On peut opposer ce me
semble sur les mêmes sujets des auteurs qui traitent avec humour les questions de la nature et
de la coutume, de l’imagination et de ses leurres, de la justice et de la force : Montaigne au
XVIe siècle (intertexte fondateur) mais aussi La Fontaine dans ses Fables, et qui peuvent
plaisanter sur ces illusions humaines et la force tragique d’un Pascal ironiste, que ces
défaillances n’amusent guère (Pascal fait sourire, il ne fait pas rire…)

a) Premier sens : l’ironie au sens rhétorique comme grande figure structurante de


persuasion (art d’agréer et non seulement de persuader, parce qu’elle prend
appui sur la connivence du lecteur).

Premier exemple : la clausule de la pensée 44, p. 82, qui souligne la vanité de l’homme,
l’écart entre l’image qu’il se fait de lui-même et ce qu’il est vraiment.

« Le plaisant dieu que voilà. O ridicolosissime heroe ! »

Toutes les marques rhétoriques de l’ironie sont bien présentes ici : l’hyperbole du superlatif
italien, l’emphase de la phrase nominale exclamative, l’interjection également emphatique, le
soulignement, effet d’insistance : que voilà ! On entend l’antiphrase des mots « dieu » avec
une minuscule, « heroe » (ou, à l’origine, demi-dieu). Les oxymores achèvent de signaler la
teneur ironique de l’exclamation : « plaisant dieu », « héros très ridicule ». L’ironie est proche
ici du traitement burlesque de l’élévation épique – en raccourci.

L’ironie peut prendre aussi la forme d’une question oratoire – et a alors davantage valeur
d’ironie tragique, en montrant à quel point on ne pouvait pas prévoir les pires revers de
fortune, celui des monarques européens disgraciés, dont la protection semblait la plus sûre…
Pensée 58, p. 89 : « Qui aurait eu l’amitié du roi d’Angleterre, du roi de Pologne et de la reine
de Suède, aurait-il cru manquer de retraite et d’asile au monde ? »

C’est aussi par des questions que le fragment célèbre sur l’imagination (41, p. 76) ironise sur
le détail qui discrédite un discours – par l’interro-négation notamment. L’interpellation du
destinataire se fait moqueuse : « Ne diriez-vous pas que ce magistrat dont la vieillesse
vénérable impose le respect à tout un peuple se gouverne par une raison pure et sublime… »
Tous ces termes abstraits et hyperboliques sont disqualifiés par ce à quoi tient l’attention du
magistrat : tel détail corporel – fondateur du comique comme le montre Bergson (le corps
évoqué alors que c’est l’esprit qui devrait être sollicité). Ce soulignement d’un trait physique
inattendu fait sourire et détruit la dignité : voix enrouée, tour de visage, rasage manqué…
L’éloge de la noblesse est présenté, avec distance comme une économie d’efforts et un gain de
temps (comme pour préfigurer le Figaro de Beaumarchais, « vous vous êtes donné la peine de
naître… ») ; c’est la pensée 95, p. 102 : « Que la noblesse est un grand avantage, qui dès dix-
huit ans met un homme en passe, connu et respecté comme un autre pourrait avoir mérité à
cinquante ans. C’est trente ans gagnés sans peine ».

La structure exclamative, les termes axiologiques, positifs ou légers (grand avantage, connu et
respecté, mérité, sans peine) soulignent ici la nuance railleuse du propos – dans lequel Lucien
Goldmann verrait la revanche verbale et sociale d’un Pascal qui n’est pas né de cette
noblesse-là, et qui a fait ses preuves, dans le domaine de la science, de la pensée et de la
théologie…

Un aphorisme ironique ailleurs joue sur le double sens de « gouverner » (gouvernement et


gouvernail) pour présenter par analogie l’aberration qu’il y a à confier la direction non en
fonction des compétences mais de la naissance : « On ne choisit pas pour gouverner un
vaisseau celui des voyageurs qui est de la meilleure maison » (28, p. 73).

L’ironie peut passer aussi par la figure du chleuasme (rhétorique de l’impossible, ici le désir
d’éternité, le vieux rêve d’immortalité) pour présenter le divertissement comme palliatif
expéditif. C’est la clausule du fragment 124, p. 117, qui présente froidement la politique de
l’autruche du divertissement comme une solution de substitution dérisoire. « Il faudrait pour
bien faire qu’il (l’homme) se rendît immortel, mais ne le pouvant il s’est avisé de s’empêcher
d’y penser ». L’ironie réside souvent dans l’éloge paradoxal de l’imagination, du
divertissement (loués avec « la pensée de derrière…)

b) Deuxième sens : l’ironie au sens linguistique comme phénomène énonciatif,


parole prise en mention et non assumée par le locuteur (art d’agréer parce
qu’elle construit un destinataire autre que le destinataire explicite, et joue
sur l’implicite)

Le deuxième grand art du renversement ironique des Pensées joue sur l’énonciation, en
faisant entendre dans une parole anonyme une parole tout simplement intenable. C’est l’ironie
comme mention échoïque, au sens de Spencer. L’ironie repose sur la polyphonie,
l’énonciateur faisant entendre autre chose que le locuteur explicite – et une figure du lecteur
implicite, amusé et consterné à la fois étant sans cesse dessinée… C’est la force dialogique
des Pensées… C’est le pouvoir de cette conception polyphonique qui permet d’entrer dans la
pensée et la parole de l’autre – qui détient toujours une part de vérité.

Ainsi une référence elliptique et allusive à un grand débat sur la forme de l’habit monacal,
déclenchant une violente querelle, référence à l’appui : 751. « Un capuchon arme 250 000
moines » (II, 16, p. 71) (on se gardera de faire le parallèle avec les signes religieux
ostentatoires aujourd’hui, les débats sur la laïcité, qui sont une autre question encore…)

Un signe extérieur de richesse et de puissance sociale devant laquelle on feint de


s’émerveiller : « Il a quatre laquais » (II, 17, p. 71). La pensée est explicitée dans le fragment
82, p. 97, qui explique pourquoi les laquais en imposent. Ce qui est intéressant ici, c’est que
Pascal ne considère pas le propos comme intelligent, évidemment ; il nous fait entendre sa
sottise au premier degré ; mais ce sont les demi-habiles qui crient haro sur ce type d’énoncé
(la pensée de derrière habite aussi la formule : on comprend pourquoi avec quatre laquais il
est respecté).
Plus lourd d’enjeu douloureux puisqu’on comprend que c’est non seulement le fondement de
différence de « vérité », de « lois » et de « coutumes », mais même une raison de tuer celui
qui se trouve là justement : « Il demeure au-delà de l’eau ». Parole forte qui résonne dans bien
des terres aujourd’hui. Ironie tragique des raisons pour lesquels un homme peut en tuer un
autre, de l’autre côté d’un cours d’eau ou d’une bande de terre. L’expression est reprise et
expliquée dans le fragment 47, p. 83 (qui montre le travail du texte, la reprise et
l’amplification des mots – les premiers recevant rétrospectivement une charge
d’extraordinaire concentration des effets) : « Pourquoi me tuez-vous ? – Eh quoi ! ne
demeurez-vous pas de l’autre côté de l’eau… » Ce seul détail géographique qui transforme un
assassinat en combat légitime.

Le pouvoir s’exerce chaque fois pour de mauvaises raisons. Des inférences aberrantes le font
entendre dans le fragment 54 (p. 85) : « Je suis beau, donc on doit me craindre; je suis fort,
donc on doit m’aimer ». Chaque fois, la conséquence tirée n’est pas la bonne – et le
raisonnement est à contresens. D’où le chiasme ironique : le beauté fait aimer – elle ne peut
faire craindre. La force peut faire craindre – elle ne peut faire aimer (et pourtant c’est sur cette
méprise que du Pyrrhus d’Andromaque à la Roxane de Bajazet de Racine se joue la tyrannie
amoureuse et tragique…)

Pédagogiquement, Pascal plaisante ces propos adressés dès le plus jeune âge pour encourager
les enfants : « O que tout cela est bien dit ! O qu’il a bien fait ! O qu’il est sage ! Etc. » (59, p.
90). Nuance d’ironie dans ces paroles stéréotypées d’encouragement. Et pourtant elles
constituent l’aiguillon nécessaire de la reconnaissance et de la motivation, comme on dirait
aujourd’hui. Sinon, le risque, présenter pour les enfants de « P. R. » (de Port-Royal) est de
« tomber dans la nonchalance ».

En revanche, l’appropriation puérile serait l’origine de tous les désastres : enclore le champ
dès le plus jeune âge, dirait Rousseau dans son discours. Des possessifs – marque de l’amour-
propre, du moi tyrannique et haïssable – sont à l’origine de toutes les formes d’injustice.
« Mien. Tien. ‘Ce chien est à moi’, disaient ces pauvres enfants. ‘C’est là ma place au soleil’.
Voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre » (60, p. 90). C’est un jeu
constant du moraliste de manifester la disproportion entre une parole et une réalité (effet
d’ironie), mais aussi d’un détail apparent verbal ou autre, et de l’importance immense qu’il
revêt de manière cachée (on connaît le mot célèbre sur « le nez de Cléopâtre » simplement ici
à l’état d’esquisse). C’est donc un questionnement essentiel, et non simplement un jeu
rhétorique ou polyphonique, qu’induit constamment la pratique de l’ironie.

c) Troisième et dernier sens : l’ironie au sens philosophique comme


étymologiquement l’art de remettre en question toute parole (art d’agréer
car c’est aussi la forme de jeu d’une pensée, une parole oblique, marque
aussi de la faiblesse du langage humain direct)

Je prendrai ici deux derniers exemples, particulièrement éloquent, montrant un Pascal usant
de toutes les ressources de l’éloquence concise, dans la forme ramassée de l’ironie.

Une réflexion métaphysique sur le peu de notoriété qui est le nôtre à l’échelle de la planète :
« Combien de royaume nous ignorent ! » (39, p. 76). Non seulement il y a l’effet déceptif
dans le passage des « royaumes » à l’ « ignorance » ; mais il y a aussi ici un effet poétique que
souligne subtilement Claudel dans Réflexions et proposition sur le vers français :
« Combinaison très délicate et très simple à la fois d’un atome foncé et d’un atome clair, la
note la plus élevée en timbre servant élégamment de résolution à la note la plus basse. La
gravité de l’au et l’éclat de l’o sont encore accentués par les consonnes qui les suivent ». Il y a
donc à la fois déception du substantif majestueux« royaumes » au verbe négatif : « ignorent »
- mais il y a aussi un chiasme phonique de glissement par l’entrelacement des consonnes de
« ROYaume » à « iGNOrent »…

Second et dernier exemple ici les dernières pensées sur le divertissement (128-129, p. 124),
établissant un début de dialogue avec le libertin que prolongera le pari, montre cet art de la
feinte, qui fait mine de prendre au sérieux l’argument de l’autre pour le pousser jusqu’à ses
limites : « La mort est plus aisée à supporter sans y penser… » ; « Voilà, direz-vous, une
étrange manière de les rendre heureux… ». Ce dernier échange nous amène à questionner le
jeu de contradiction et d’ironie chez Pascal par le système énonciatif. La contradiction
permanente – le mouvement du pour au contre – passe sémantiquement par l’utilisation
constante des antonymes : « misère » et « grandeur », se renversant l’une en l’autre. Cette
contradiction passe aussi énonciativement par un « je » instable susceptible d’occuper toutes
les positions opposées, naviguant entre la voix de l’apologiste et celle de l’incrédule, circulant
entre ces deux instances. Qui dit « je » dans ces liasses des Pensées de Pascal ? C’est sans
doute l’une des premières questions intéressantes que l’on puisse poser aux élèves…

Je m’abstiendrai de conclure. Mais je vois là quelques pistes pour intéresser nos élèves à ces
liasses et à leurs renversements : il y a des catégories qui nous permettent de les lire avec les
élèves, toutes ces techniques dialogiques de renversement : paradoxe, antithèse, ironie sous
toutes ses formes. C’est d’enjeux essentiels qu’il s’agit, de nous, de ce que nous fixons
comme projet et comme sens de notre vie, de ce qui la justifie, de ce qui nous rend heureux ou
malheureux. Pascal, dans les liasses proposées, ne propose pas encore de réponse – et c’est la
richesse d’un texte, qui ne cesse de déstabiliser, de réfuter, d’ironiser mais pour ne pas laisser
le public dans le désespoir. Par temps de nihilisme, de relativisme généralisé, de déroute des
valeurs, il n’est pas question pour nous – je crois fortement comme vous à la laïcité – de dire
aux élèves : vous voyez la seule solution est ce Dieu des chrétiens que Pascal, au bout du
compte, nous propose comme seule issue. Mais il est intéressant de montrer aux élèves que
tout un art qu’ils connaissent, qu’ils pratiquent (sans avoir le talent de Pascal), l’art de la
dérision, car Pascal pratique l’art continuel de la dérision (à la fois de l’insignifiant et de ce
qui fait sourire), n’est pas le dernier mot de tout, n’est parfois que le recours des demi-habiles.
La dérision peut pousser à continuer de chercher pour soi et pour les autres un sens à ce qu’on
fait et à ce qu’on est. Vous me pardonnerez cet élan lyrique final : mais il y a en germe chez
Pascal aussi ce que les romantiques retiendront de lui, cette capacité à mêler les genres et les
registres, et à passer de l’ironie amère au lyrisme et à l’enthousiasme - même si
l’enthousiasme, contrairement à l’étymologie, n’est pas, de manière assurée et dogmatique,
Dieu en soi. C’est en cela que ces liasses des Pensées dialoguent avec chacun d’entre nous –
quelles que soient ses certitudes, ses incertitudes, ses croyances ou ses doutes.

Romain Lancrey-Javal,
Rennes, le 10 mars 2009.

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