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Gérard Lebrun
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ISSN 1144-0821
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GÉRARD LEBRUN
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Pascal : La doctrine
des figures
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Note explicative
Gérard Lebrun (1930-1999) a vécu et enseigné au Brésil pendant de nombreuses années.
Arrivé en 1960 pour succéder à Gilles-Gaston Granger dans la chaire que l’État français
maintenait à l’époque dans le département de philosophie de l’Université de São Paulo (USP),
il y resta d’abord six ans. Après être retourné occuper son poste de professeur à Aix-
Marseille, il revint sur la même chaire de « coopérant français » de 1974 à 1980. Pendant la
décennie suivante, il occupa d’abord un poste créé pour lui dans la toute nouvelle université
Unicamp (Campinas, État de São Paulo) avant de revenir au département de philosophie de
l’USP – poste qu’il occupa en alternance avec celui d’Aix. Dans les années 1990, il ne revint
au Brésil que pour des cours épisodiques ou des conférences.
Voulant rappeler l’influence qu’il a exercée sur des générations de philosophes brésiliens, l’un
de ses anciens étudiants, devenu ensuite un ami, Bento Prado Junior, déclarait, lors d’un
colloque à Nice en 2005, que « l’impact de l’œuvre de Lebrun et de son enseignement a été
énorme parmi ses collègues et ses élèves dans notre Pays a », ce qui ne se dément pas : pour
preuve, nombre de textes théoriques dispersés de Lebrun ont été compilés et réédités en
2006, à São Paulo, en un seul volume de plus de 600 pages b. Actuellement, un autre livre est
également en préparation sur Gérard Lebrun, à l’initiative de Michèle Cohen Halimi et de
philosophes brésiliens et espagnols.
Bien qu’il existe en portugais depuis maintenant cinquante ans, le texte sur Pascal que nous
présentons ici est resté inédit en français. Il s’agit d’une conférence donnée au mois de
novembre 1962 (au IVe Congrès national de philosophie, tenu dans la ville de Fortaleza), et
donc issue de la première période brésilienne de Lebrun. Dans ce texte, marqué par l’affinité
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théorique de son auteur avec la pensée de Georges Canguilhem, l’auteur prend ses distances
avec les interprétations de Pascal proposées, quelques années auparavant, par Henri Lefebvre
(Pascal, deux tomes, 1949-1954) et Lucien Goldmann (Le Dieu caché, 1953), qu’il nomme
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explicitement à la fin de son texte, et dont il critique les approches socio-historiques,
auxquelles il préfère une démarche plus rigoureusement épistémologique.
On ne refera pas l’histoire de l’approche socio-historique qui caractérisait le travail de
Goldmann. Mais on peut dire un mot de ce qui différencie sa démarche de celle de Lebrun, et
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peut-être aussi de ce qui les relie. Le Dieu caché, de Goldmann, a représenté en son époque un
effort pour reprendre à nouveaux frais la grille de lecture marxiste traditionnelle et pour
s’affranchir d’un structuralisme jugé trop formaliste ou abstrait. Dans les deux cas, l’idée
force qui retient l’attention des deux philosophes est la même, à savoir l’importance que
Pascal accorde à la notion de Deus absconditus, un Dieu qui est, selon les termes de Pascal lui-
même, « toujours absent et toujours présent ». Goldmann souligne bien l’opposition
irréductible qui sépare les philosophies rationalistes d’un Descartes ou d’un Spinoza et celle
de Pascal. Les premières ne sauraient considérer l’hypothèse du pari comme recevable au
nom d’une exigence de certitudes. La seconde trouve dans la foi la force de rejeter les fins
prévisibles et calculées que la science nous impose. Lebrun trouve dans leurs épistémologies
respectives la raison de leur antagonisme et il en tire, chez Pascal, une herméneutique et une
théorie du sacré. Là où Goldmann ne voit dans les fragments impliquant la réunion de vérités
contraires qu’une opposition qui concerne « le domaine biologique et humain » (« il serait
difficile d’imaginer Pascal exigeant cette réunion sur le plan des axiomes géométriques ou des
lois générales de la physique », Le Dieu caché, Gallimard, 1956, p. 278), Lebrun montre au
contraire comment, contre le principe du tiers exclu et la « tyrannie » des idées claires et
distinctes, le modèle du pari se déplie dans la fonction nouvelle dévolue à l’imagination et aux
figures. À l’opposé de l’ambition rationaliste, Pascal donne ainsi un nouveau statut à l’absurde
et à l’équivoque. En un sens, l’interprétation de Lebrun « dédramatise » la vision tragique de
Pascal. Il rappelle, à la suite de saint Thomas, que la révélation ne se fait jamais sans voile ni
dissimulation c. L’originalité de Lebrun est de mettre en rapport le fondement épistémique (la
preuve par l’absurde, ou « apagogique ») et la fonction apologétique a contrario du raison-
nement qui sous-tend la thèse du Dieu caché – soulignée par Pascal lui-même dans le fragment
Fondements 5 (Laf. 228, Sel. 260). En montrant que la doctrine du Dieu caché est associée aux
équivoques présentes dans les textes sacrés et à la doctrine des figuratifs (voir la liasse 19,
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« Loi figurative »), Lebrun ne contredit pas la lecture historique de Goldmann, mais la déplace
et l’étaye sur d’autres fondements. Pour Goldmann, le système pascalien est d’abord un
système historique, expression d’une vision (tragique) du monde à partir d’un sujet transindi-
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viduel. Pour sa part, Lebrun insiste sur le fait que cette historisation doit davantage prendre en
compte les ruptures proprement épistémologiques.
Il convient de dire aussi un mot au sujet de la traduction. François Zourabichvili, alors
directeur de programme au Collège international de philosophie, et Diogo Sardinha y ont
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travaillé ensemble pendant le premier semestre 2004. Ils ont pris cette tâche comme un
exercice préparatoire pour relever un autre défi, plus ambitieux : traduire, à deux, un livre de
Lebrun publié au Brésil, et dont il avait été impossible de retrouver (comme pour la présente
conférence) un original en langue française. Le titre de cet ouvrage est Blaise Pascal : Voltas,
desvios e reviravoltas (São Paulo, Brasiliense, 1983), en français : Blaise Pascal : Tours, détours et
retours d. Hélas, cette tâche ne fut jamais menée à bien.
Trois facteurs ont contribué à rendre moins périlleux (et plus rigoureux) l’exercice de
rétrotraduction de Pascal : la doctrine des figures. D’abord, ayant été proche de Lebrun,
Zourabichvili connaissait bien sa langue, ce qui lui permettait de rétablir certaines tournures
que la transition préalable vers le portugais avait nécessairement défigurées (ajoutons que,
dans la brochure originale brésilienne, aucun nom de traducteur n’est indiqué). Ensuite, il
était l’un des trois amis de Lebrun qui avaient accepté de prendre en charge sa bibliothèque
personnelle et ses manuscrits (les deux autres étant Paul Clavier et Francis Wolff), ce qui
souvent a permis à Zourabichvili de comparer les ouvrages que Lebrun avait lus, avec ce qu’il
avait écrit dans sa conférence, réduisant par là la marge d’erreur, notamment en ce qui
concerne les citations. Enfin, ayant travaillé sur l’époque classique (Zourabichvili a
notamment publié deux ouvrages sur Spinoza, au-delà de ses textes célèbres sur Deleuze), il
possédait les compétences requises pour bien saisir les enjeux du discours de Lebrun sur
Descartes, Pascal et d’autres. D’ailleurs, si cette traduction est restée dans un tiroir pendant
huit ans, c’est qu’il n’était pas possible de le remplacer dans son intention d’écrire une
introduction à ce texte, pour en restituer le contexte théorique et historique. Sans prétendre
aucunement vouloir se substituer à ce projet, la présente note vise à en dessiner quelques
contours possibles.
Six ans après la mort de Zourabichvili, survenue le 19 avril 2006, la publication de ce travail
en français par le Collège international de philosophie est donc, à la fois, hommage rendu à sa
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mémoire et à celle de Gérard Lebrun. Ce n’est pas un hasard si elle a lieu dans un numéro de
Rue Descartes consacré au Brésil, où Lebrun avait trouvé – surtout à São Paulo, et comme il
aimait à le dire – son « lieu naturel e ».
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Diogo Sardinha et Stéphane Pujol
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domaine par excellence de la « lumière naturelle » – vers l’histoire. On écarte non seulement
l’argument ontologique, purement rationnel 10, mais aussi toutes les preuves rationnelles dès
lors qu’elles s’appuient sur l’observation de la nature 11. « Depuis la corruption de la nature »
(entendons : puisqu’on n’obtient le vrai que par la négation du contradictoire), l’homme est
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II. L’Écriture acquiert par là une fonction apologétique essentielle. Mais sous la condition,
non moins essentielle, de pouvoir convaincre l’incrédule que le Messie est venu en Jésus-
Christ, et que l’ambiguïté de l’Ancien Testament ne le pousse pas vers l’interprétation
judaïque. « Nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ. [...] Mais pour prouver Jésus-
Christ, nous avons les prophéties, qui sont des preuves solides et palpables 12. » En même
temps, « pour examiner les prophéties, il faut les entendre. Car, si on croit qu’elles n’ont
qu’un sens, il est sûr que le Messie ne sera point venu ; mais si elles ont deux sens, il est sûr qu’il
sera venu en Jésus-Christ 13. » D’où l’importance de la doctrine du double sens ou des
« figures » : elle permet une lecture sans équivoque des équivoques de la Bible. À supposer
qu’il y ait, dans l’Ancien Testament, un sens littéral et un sens caché 14, il annoncera donc le
Nouveau Testament à ceux que la lettre ne frappe pas d’aveuglement. Ainsi, les « figures »
constituent apparemment une méthode propre à rendre l’Écriture utilisable pour l’apologie
chrétienne. – En réalité, elles sont beaucoup plus que cela, car il s’agit non seulement de
légitimer l’interprétation chrétienne (par une échappatoire), mais aussi de montrer que
l’équivoque de l’Écriture atteste déjà son caractère divin – que le double sens, loin d’être une
ruse, est par lui-même un indice.
« C’est pour cela que les prophéties ont un sens caché, le spirituel, dont ce peuple était
ennemi, sous le charnel, dont il était ami. Si le sens spirituel eût été découvert, ils n’étaient
pas capables de l’aimer ; et, ne pouvant le porter, ils n’eussent pas eu le zèle pour la conser-
vation de leurs livres et de leurs cérémonies ; et s’ils [avaient] aimé ces promesses spirituelles,
et qu’ils les eussent conservées incorrompues jusqu’au Messie, leur témoignage n’eût pas eu
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de force, puisqu’ils en eussent été amis 15. » Si Dieu ne s’était pas exprimé par des « figures »,
ou bien les Juifs, incapables de s’intéresser à l’« esprit », auraient cessé d’être « les dépositaires
de l’attente du Messie 16 », ou bien ils auraient annoncé sa venue, et ensuite reconnu Jésus-
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Christ ; mais, dans ces conditions, qui nous garantirait que son apparition ne serait pas un
coup monté » ? Ainsi, la divinité de Christ est validée deux fois : a) dans la mesure où il est
annoncé par les prophètes ; b) dans la mesure où nous ne pouvons pas soupçonner qu’il ait été
une création des Juifs, écartant, donc, l’argument du témoin complaisant 17. Cet argument
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montre que, pour Pascal, le double sens doit avoir par lui-même une signification. Or,
pourquoi en serait-il ainsi ?
III. La question a d’autant plus de raison d’être que la doctrine des « figures » pourrait bien
n’avoir été qu’un artifice de méthode. On peut le voir très nettement dans les Provinciales,
lorsque l’auteur évoque la critique qu’on peut faire de la Bible : nombre de ses textes
contiennent des affirmations absurdes ou en contradiction manifeste avec le savoir
scientifique 18. Par conséquent, il ne s’agit pas de soutenir fanatiquement les thèses de
l’Écriture contre la raison 19 ; on doit chercher plutôt un sens latent, grâce auquel on puisse
conserver le sens littéral à titre d’image ou de figure. Au lieu de s’en tenir à la lettre de
l’Écriture comme à un discours théorique, il convient de la considérer comme
métaphorique.
Cette méthode, formulée dans les Provinciales, peut sembler très proche de celle de Spinoza
dans le Traité théologico-politique. Les prophètes, dit à peu près Spinoza, étaient des
imaginatifs qui, puisqu’ils ne pouvaient pas faire usage de la « connaissance naturelle »,
exprimaient la vérité de façon anthropomorphique. Leur langage plein d’extravagances fut
une approximation du vrai Dieu, de même que la religion est l’approximation populaire de la
philosophie 20.
Il existe, cependant, une différence profonde entre les deux interprétations. Le fait que les
prophètes hébreux n’aient pu annoncer le vrai que de façon poétique demeure contingent,
selon Spinoza : on peut l’attribuer à l’état de superstition et d’ignorance du peuple hébreu,
toutes ces choses étant explicables historiquement et socialement. Il n’y a donc d’équivoque
dans l’Écriture qu’en raison de la distance où se trouvaient les prophètes de la pensée claire et
distincte – thèse qu’on lisait déjà chez Descartes 21. Le contenu exprimé – la toute-puissance
de Dieu – était une idée claire en soi (c’est-à-dire, pour nous qui lisons l’Éthique). Seulement,
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le mode d’expression était faux. Mais, ici comme ailleurs, l’erreur est strictement superfi-
cielle : elle concerne exclusivement les mots, et non le concept 22. Ici comme ailleurs,
l’erreur n’est qu’un lapsus linguae 23, toujours corrigible.
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Pour Pascal, une telle interprétation est insoutenable, au moins pour deux raisons :
1) l’explication spinoziste suppose qu’on mette en perspective la connaissance anthropomor-
phique et grossière à partir d’un savoir rationnel qui le dénonce comme apparence, comme si
le philosophe du XVIIe siècle était à même de connaître rationnellement la vérité à peine
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entrevue par les hommes d’une civilisation archaïque. – Cependant, Pascal dénonce à son tour
le Savoir absolu comme une illusion 24. Il ne peut y avoir de théologie rationnelle, mais
seulement une nécessité qui nous mène à poser de manière aveugle l’existence de Dieu. Or,
l’explication spinoziste est le corollaire d’une connaissance rationnelle de Dieu ;
2) si Dieu était connaissable sans équivoque par la « lumière naturelle », la doctrine du péché
originel n’aurait plus de sens. C’était presque le cas chez Descartes et c’est le cas chez
Spinoza. En revanche, si notre connaissance imaginative de Dieu est le signe de notre
condition déchue, et pas seulement le signe d’une aliénation qu’on peut surmonter, il
convient d’y voir la contre-épreuve du fait que les hommes ne méritent pas avoir d’accès à
une connaissance universelle de Dieu 25, l’impossibilité du Savoir absolu et le caractère
essentiel du péché originel étant, par ailleurs, deux concepts inséparables.
Par conséquent, si les prophètes hébreux ont eu besoin de recourir à des images contradic-
toires ou extravagantes, cela ne vient pas de leur « grossièreté », mais du fait que nous ne
pouvons connaître Dieu autrement que par des images et dans l’équivoque.
IV. Toutefois, cette coupure entre l’homme déchu et Dieu, si elle ne permet qu’un rapport
imaginatif à l’Absolu 26, peut en tout cas être l’objet d’une prise de conscience au niveau de
l’imagination et par les images mêmes. Si les textes sacrés ne contenaient pas tant de contra-
dictions flagrantes, nous aurions toutes chances de demeurer « charnels 27 » ; si son sens était
cohérent d’un bout à l’autre, comment serions-nous orientés vers son sens caché ? Les
« contrariétés manifestes 28 » de l’Écriture sont donc salutaires ; sans elles, nous ne songerions
pas à constituer un système qui explique toutes les contradictions 29 ; sans elles, la divinité de
Jésus-Christ risquerait d’être méconnue, car nous n’aurions pas besoin de Jésus-Christ
comme de la clef grâce à laquelle « tous les passages contraires s’accordent 30 ». Les textes
imaginatifs nous mènent, ainsi, à dépasser l’imagination 31. Et nous comprenons non
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seulement que les prophéties, en tant qu’imaginatives, doivent être prises au sérieux au lieu
d’être mises au compte de l’ignorance des prophètes, mais encore qu’elles sont les seules
capables de nous convaincre de la divinité du Christ. Si l’imagination est la marque de notre
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chute, les contradictions de l’imagination, en nous forçant à faire une distinction entre réalité et
figures, nous donnent la possibilité d’entrevoir le vrai Dieu.
Il faut dire que cette solution de conciliation présuppose que « tout auteur a un sens auquel
tous les passages contraires s’accordent, ou il n’a point de sens du tout 32 ». En d’autres
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termes, il est toujours possible de trouver un point de vue à partir duquel la « contrariété »
pourra être dissoute, car dans une vraie contradiction il est toujours possible de se décider
pour l’un ou l’autre des termes contradictoires – position qui nous mène à accepter dans
l’absolu le principe du tiers exclu 33. Descartes, lui, refusait d’accorder cette validité absolue
au tiers exclu. Faute d’une idée claire et distincte tant de l’impossibilité de que de la
possibilité du nombre infini, il refuse de décider pour l’existence ou l’absurdité du plus grand
de tous les nombres 34. Pascal, au contraire, puisqu’il ne parle plus le langage des idées claires
et distinctes, mais plutôt celui de la simple contrainte géométrique 35, conserve toujours la
possibilité de décider : quand bien même je ne puis plus concevoir, je peux toujours décider
de la vérité d’un concept ou de l’existence d’un être 36.
Il est remarquable que cette position anti-« intuitionniste» et cette validation du tiers exclu
soient, de toute évidence, communes à Pascal et à Kant. Certes, pour Kant le tiers exclu n’a
de force probatoire que dans les mathématiques 37. Cependant, même en philosophie il peut
nous aider à découvrir les fausses contradictions, comme la thèse et l’antithèse des deux
premières Antinomies, toutes deux également fausses. De la même manière, selon le
fragment 684, quand les deux termes de la contradiction semblent également vrais, on doit
les entendre de telle sorte qu’ils ne soient plus contradictoires. Tout comme cette
suppression des contradictions apparentes ne peut s’effectuer, selon Kant, que par la
distinction entre phénomènes et choses en soi 38, de même les « contrariétés manifestes » de
l’Écriture sont résolues par Pascal grâce à la distinction entre « figures » et réalité 39.
Le principe qui commande la doctrine des « figures » se laisse donc énoncer de la manière
suivante : 1°) toute la contradiction réelle peut être résolue en vertu du tiers exclu ;
2°) autrement la contradiction n’est qu’apparente (c’est le cas de l’« opposition dialectique »
chez Kant) et on doit découvrir un point de vue qui permette de la dissiper. Autant le primat
du raisonnement par l’absurde et de la connaissance par la négation conduisait à la liquidation
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instrument de preuve en faveur de la religion chrétienne. Si bien qu’il y a ici, dans la même
structure, un jeu de compensation essentiel à la doctrine et qui réapparaît sous différentes
formes. Comme exemple de cela, nous ne prendrons que l’attitude ambiguë de Pascal à
l’égard de l’art et de la rhétorique.
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V. On sait que la « figure » n’est pas seulement une image symbolique. De manière plus
générale, elle désigne la digression, la déviation nécessaire où le discours ne peut plus être
directement significatif. « Tout ce qui ne va point à la charité est figure 40. » Par là on peut
comprendre l’attention que prête à la rhétorique cet ennemi de la rhétorique. De même que
chez Platon, il y a ici deux rhétoriques : celle qui, abusant à son aise des possibilités du
langage, préfère éblouir plutôt que de dire – et celle qui, tenant compte de l’ambiguïté du
langage, accepte de le convertir en un art, sans jamais oublier que les figures (de la
rhétorique) n’ont de sens ni d’excuse que dans la mesure où elles font ressortir le contenu.
C’est pourquoi l’Esprit géométrique distingue un langage significatif sans équivoque – celui de la
Géométrie – et un langage rhétorique admissible : « manière d’agréer » – qui est en même
temps une concession à l’imagination et une réglementation de l’imagination 41. L’orateur
agira de telle manière que les formes d’expression dont il fait usage ne seront jamais admirées
pour elles-mêmes. Il représentera les choses de façon « que tous ceux à qui l’on parle les
puissent entendre sans peine et avec plaisir 42 », mais cet agrément ou cette beauté (Pascal ne
dissocie pas les deux termes 43) ne devront pas « masquer la nature et la déguiser 44 ». Plus
précisément, la « figure » sera à la fois l’indication du sens et l’indication de l’impossibilité
d’exprimer ce sens : « Figure porte absence et présence, plaisir et déplaisir », « S’ils sont
figures, il faut qu’ils plaisent et déplaisent 45 ».
La doctrine des « figures », pour autant qu’elle exprime en même temps notre condition
imaginative et la possibilité de dépasser l’imagination, porte donc en elle la nécessité de l’art
et sa condamnation. Sa condamnation, parce qu’elle nous interdit, dans tous les domaines, de
nous arrêter aux images ; parce qu’elle relègue dans l’idolâtrie et dans le fétichisme la
contemplation esthétique et la production artistique, au sens où nous les entendons
aujourd’hui. Par exemple, lorsque Pascal écrit : « ceux qui, après avoir peint, ajoutent encore,
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font un tableau au lieu d’un portrait 46 », c’est la pensée moderne de l’art qu’il condamne par
avance. En revanche, quand il reconnaît la nécessité de plaire et l’impossibilité, quel que soit
le discours, de convaincre more geometrico ; quand il admet, à côté du « style des géomètres »,
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un « style naturel » propre à chacun, il soutient la notion d’un discours nécessairement
agréable pour devenir intelligible. Il introduit, en plus de la simple redondance syntactique,
suffisante dans la preuve géométrique, une redondance stylistique, une manière singulière de
désorganiser la syntaxe 47.
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Sans doute n’y a-t-il pas un système de Pascal. Mais il y a, dans les Pensées, sous-jacente au
désordre apparent, une architectonique des concepts qu’il vaudrait la peine de reconstituer
avant de tenter l’explication socio-historique (Lefebvre, Goldmann). Tous les philosophes
classiques sont formés par les sciences exactes, et c’est également le cas de Pascal : on ne peut
réinsérer leur œuvre dans le champ historique sans passer par le champ épistémologique.
S’agissant de Pascal, on ne saurait faire l’économie d’une explicitation des structures héritées
du raisonnement scientifique, à travers lesquelles se présente le contenu idéologique
(religieux), avant de passer à l’analyse sociologique de ce contenu.
BIBLIOGRAPHIE
Kant et la fin de la métaphysique : essai sur la « Critique de la faculté de juger », Paris, Armand
Ouvrages de Gérard Lebrun disponibles en français
Colin, 1970.
La Patience du concept : essai sur le discours hégélien, Paris, Gallimard, 1972.
L’Envers de la dialectique : Hegel à la lumière de Nietzsche, Paris, Seuil, 2004 (éditeurs
scientifiques : P. Clavier et F. Wolff)
Kant sans kantisme, Paris, Fayard, 2009 (études réunies et éditées par P. Clavier et F. Wolff ;
texte établi par Jean-Baptiste Fournier)
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NOTES DE LA NOTICE
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a. Le texte de sa conférence est maintenant accessible : « Gérard Lebrun et le devenir de
la philosophie », http://www.europhilosophie.eu/recherche/IMG/pdf/Bento_Prado_Lebrun.pdf
(12/10/2012)
b. Gérard Lebrun, A Filosofia e sua história, éd. par Carlos Alberto Ribeiro de Moura,
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Maria Lùcia M.O. Cacciola et Marta Kawano, São Paulo, Cosac Naify, 2006.
c. Voir Tony Gheeraert, Le Chant de grâce. Port Royal et la poésie d’Arnauld d’Andilly à
Racine, Paris, Honoré Champion, 2003 ; et Hélène Michon, L’Ordre du cœur. Philosophie,
théologie et mystique dans les Pensées de Pascal, Paris, Honoré Champion, 1996.
d. Nous remercions Francis Wolff pour sa précision concernant ce titre, dont on aurait pu
croire, à partir du titre en portugais, qu’il serait Blaise Pascal : Tours, détours et
retournements.
e. Voir Bento Prado Junior, article cité,
http://www.europhilosophie.eu/recherche/IMG/pdf/Bento_Prado_Lebrun.pdf (12/10/2012).
NOTES DU TEXTE
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17. Il n’est pas difficile, dit Pascal au révérend père Noël, d’expliquer certaines de mes
expériences en supposant (arbitrairement) une matière subtile : « Ce n’est pas une chose
bien difficile d’expliquer comment un effet peut être produit, en supposant la matière,
la nature et les qualités de sa cause : cependant il est difficile que ceux qui se les
figurent, se défendent d’une vaine complaisance, et d’un charme secret qu’ils trouvent
dans leurs inventions… » (Pléiade, p. 374). La même remarque s’impose ici : si les juifs
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etc. » (Pléiade, p. 226). Au contraire de Descartes, Pascal apprécie tellement la méthode
synthétique (Pléiade p. 576) qu’il fait peu de cas de l’analyse et de l’appareil de
notation algébrique (Pléiade, p. 1428).
36. « Or, j’ai déjà montré qu’on peut bien connaître l’existence d’une chose sans
connaître sa nature » (frag. 233). – Inversement, on peut définir une « nature » sans en
poser l’existence : « Ainsi Euclide définit d’abord les parallèles, et montre après qu’il
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