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Existe-t-il une mystique néoplatonicienne ?

Michael Chase

1. LES ARGUMENTS DE LUC BRISSON


Au cours de ces dernières années, mon collègue et ami de
longue date, Luc Brisson a consacré un certain nombre études à la
question du mysticisme chez Plotin1. J’ai eu le plaisir d’avoir de
multiples échanges avec Brisson sur ce sujet, et je tiens avant tout à
le remercier d’avoir eu l’amabilité de m’envoyer son exposé à
l’avance, même s’il savait que je n’allais pas être d’accord avec
toutes les positions qu’il y défend. C’est, je crois, un bel exemple
de la recherche scientifique pratiquée comme cela se doit : dans un
esprit collégial d’ouverture aux critiques et aux débats. A ce sujet,
je fais volontiers miennes les remarques récentes d’Imre Toth, qui
parle de « L’essence la plus profonde de l’Occident [...] la présence
incontournable de l’opposition à l’intérieur de l’esprit occidental.
L’absence de dissentiment et d’opposition entraîne stagnation,
dégénérescence et décrépitude2 ».
                                                                                                               
1 Luc Brisson, « Peut-on parler d’union mystique chez Plotin? », in A. Dierkens et B.
Beyer de Ryke (éd.), Mystique: la passion de l’Un, de l’Antiquité à nos jours, Bruxelles, Éd. de
l’Université de Bruxelles (Problèmes d’histoire des religions ; 15), 2005, p. 61-72 ; et
surtout la contribution de Luc Brisson à ce volume.
2 Imre Toth, Liberté et vérité. Pensée mathématique & spéculation philosophique, Paris-Tel Aviv,

Éd. de l’éclat, 2009, p. 10-12.


  2  

Et Toth de citer le jeune Karl Marx, qui écrivait dans un article


de la Rheinische Zeitung du 14 juillet 1842 : « […] ohne Scheidung kein
Fortschritt » (« sans dissension, pas de progrès »).
C’est dans ce même esprit de concordia discors, que j’aimerais
passer en revue les conclusions auxquelles arrive Brisson, avant
d’exposer brièvement mon propre point de vue sur la question du
mysticisme chez Plotin.
Nous devons à Brisson, l’un des plus éminents plotinisants au
monde, un exposé très limpide de la métaphysique de Plotin,
exposé qui forme l’indispensable arrière-fond vis-à-vis duquel il
faut situer la question de l’éventuel mysticisme du premier
philosophe néoplatonicien. Dans un premier temps, et c’est l’un
des points forts de son argumentation, Brisson a souligné le fait
que chez Plotin et son disciple Porphyre, les occurrences de mots
dérivant de l’adjectif grec mustikos sont extrêmement rares3. Qui
plus est, chez ces deux philosophes le sens de ces termes, dérivant
à l’origine des Mystères d’Éleusis, se réfère exclusivement à
l’interprétation allégorique des mythes4.
Ce point de l’argumentation de Brisson me semblant
incontestable – il avait déjà été souligné il y a une trentaine

                                                                                                               
3 De telles occurrences sont cependant moins rares chez Porphyre que chez Plotin. Voir
par exemple, outre le passage bien connu de la Vie de Plotin 15 : Vie de Pythagore, 41 ; De
abstinentia, 3, 16 ; De antro nympharum, 4, 4 ; 4, 21 ; Quaestiones Homericae ad Odysseam, 3,
332 ; Contra Christianos, fr. 69 Harnack. Il est vrai que toutes ces occurrences
porphyriennes des mots dérivés de la racine mustik- se rapportent à l’exégèse allégorique
au sens large du terme. Un siècle et demi plus tard, cependant, Proclus pourra faire un
usage abondant de l’adjectif mustikos dans un sens très proche du nôtre ; voir, par
exemple, Commentaire sur la République, I, 80, 30 sq. Kroll, où le philosophe de Lycie parle
de ce qu’il faut bien traduire par « l’union mystique au divin » (tên pros to theion mustikên
henôsin). Des textes semblables procliens à la Théologie mystique d’un Pseudo-Denys, il n’y a
qu’un pas.
4 Ou plutôt des statues, comme l’a souligné Pierre Hadot : « L’union de l’âme avec

l’intellect divin dans l’expérience mystique plotinienne », in Proclus et son influence (Actes du
Colloque de Neuchâtel, juin 1985), G. Boss, G. Seel (ed.), Zürich, Éd. du Grand Midi,
1987, p. 3-27 (notamment p. 3-4).
  3  

d’années par Pierre Hadot5 – , je me limiterai à soulever des doutes


concernant sa pertinence. Admettons qu’aux yeux de Plotin, le
mot mustikos désigne exclusivement une technique d’interprétation
allégorique. Il s’ensuit certainement que Plotin ne se serait jamais
qualifié lui-même de mustikos au sens moderne de « mystique »,
sens qu’il ignorait ; encore moins se serait-il décrit comme adepte
du « mysticisme », néologisme récent qui manque donc
d’équivalent en grec ancien, la langue maternelle de Plotin.
Or, cet état de choses doit-il, comme le pense Brisson, nous
interdire d’utiliser les termes « mystique » et « mysticisme » en
parlant de Plotin ? On peut imaginer au moins deux réponses
possibles à cette interrogation.
D’un côté, il est évident que pour parler de Plotin, nous
sommes obligés d’avoir recours à une terminologie que Plotin
ignorait, pour la seule raison, d’une banalité stupéfiante, que nous
parlons le français moderne et lui le grec ancien. On dira
cependant que, à l’intérieur du vocabulaire du français
contemporain, nous pouvons et devons nous limiter, pour qualifier
la pensée de Plotin, à des termes ayant une correspondance plus
ou moins exacte, quant à leur sens, avec le lexique du grec ancien
au troisième siècle après Jésus-Christ.
Ce serait une option, au moins théorétique. Il est vrai qu’un tel
purisme aurait l’avantage de limiter au maximum l’anachronisme
dans lequel sombrent trop souvent les interprètes modernes, qui
projettent sur les penseurs de l’Antiquité leurs propres catégories
intellectuelles. Ce qui est sûr, cependant, c’est que personne
n’observe en fait une telle rigueur, et que ce serait en fait
difficilement réalisable. Il faudrait commencer par biffer du lexique
dont on peut se servir en parlant de Plotin des mots tels que
« néoplatonisme » et d’« Antiquité tardive » : Plotin aurait
violemment refusé le premier de ces termes ; quant au deuxième,

                                                                                                               
5 Ibid.
  4  

on peut penser que sa situation serait analogue à celle de ces


médiévaux qui ignoraient qu’ils vivaient au Moyen Âge.
Peut-être, dira-t-on, ne serait-ce pas mauvais que de nous
défaire, une fois pour toutes, de qualificatifs tels que
« néoplatonicien » et d’« Antiquité tardive », précisément à cause de
leur anachronisme. Mais nous ne saurions nous arrêter là. Tous les
termes techniques tirés des disciplines modernes historiques,
sociologiques, économiques, philosophiques, etc. devront eux aussi
être privés de leur droit de cité : on songe, par exemple, à des mots
comme « ontologie », « épistémologie », « psychologie », « société
préindustrielle », « idéologie », « ascétisme », et j’en passe, pour ne
rien dire de la terminologie en provenance des disciplines encore
plus récentes, telles la psychanalyse, les gender studies, les gay studies...
inutile d’insister davantage. Il serait, en fait, pratiquement
impossible d’écrire un seul paragraphe sur Plotin s’il fallait nous
limiter à un lexique que lui-même aurait compris, et dans lequel il
se serait reconnu.
Bref, il peut y avoir de bonnes raisons pour ne pas appeler
Plotin « mystique », mais le fait que lui-même ne s’y serait point
reconnu n’en est pas une, à mon avis. Soit, en effet, nous
éliminons de notre discours tous les qualificatifs dont le sens a
beaucoup évolué, ou qui ont été inventés, depuis l’époque de
Plotin, soit nous expliquons pourquoi ce ne serait que les termes
« mystique » et « mysticisme », qui devraient subir le sort du
bannissement irrévocable.
Voilà ce que j’avais à dire à propos du premier de ce que je
comprends comme les deux principaux arguments mobilisés par
Brisson pour plaider contre la qualification de Plotin comme
« mystique ». Le deuxième de ces arguments, qui joue en rôle
encore plus fondamental dans l’argumentation de Brisson, est celui
selon lequel l’emploi des catégories de « mystique » et de
« mysticisme » impliquerait nécessairement une allusion à la
religion chrétienne. Nous y reviendrons.
  5  

2. LES DÉFINITIONS DU MYSTICISME, D’HIER À AUJOURD’HUI


On aurait pu penser que, se proposant comme tâche de statuer
sur l’éventuelle applicabilité, ou non, des catégories de « mystique »
et de « mysticisme » à Plotin, il eût été de bonne méthode de
commencer par définir ces termes. Jetons donc un coup d’œil
diachronique sur un certain nombre des définitions qui en ont été
proposées : un tel détour, même s’il nous éloigne pour le moment
de la pensée de Plotin, peut, me semble-t-il, néanmoins se révéler
instructif.
À l’époque des Lumières, le Chevalier de Jaucourt (1704-1780),
fidèle en cela à l’usage plotinien, consacre son article « Mystique »6
dans l’Encyclopédie, uniquement aux sens allégoriques dans
l’exégèse : il s’agirait de l’« explication allégorique d’un événement,
d’un précepte, d’un discours, ou d’un passage de l’Écriture ». Le
même Jaucourt est aussi l’auteur, toujours dans la même
Encyclopédie, de l’article « Quiétisme »7, terme qu’il considère
comme synonyme de Mysticisme. Il définit ce terme comme
« doctrine dont le principal point est que l’on doit s’anéantir soi-
même pour s’unir à Dieu, & demeurer ensuite dans une parfaite
quiétude, c’est-à-dire dans une simple contemplation sans faire
aucune réflexion, & sans se troubler en aucune sorte de ce qui peut
arriver dans le corps ». Jaucourt n’a pas beaucoup de patience pour
de telles doctrines.
La première édition du Dictionnaire de l’Académie Française (1694)
est lui aussi fidèle au sens primordial du mot mystique, le
définissant comme « Figuré & mystérieux. Il ne se dit qu’en ce qui
regarde les choses de la Religion ». Les éditions subséquentes8
rajoutent à ce premier sens un autre : « Il signifie aussi, Qui raffine
sur les matières de dévotion, & sur la spiritualité. Auteur mystique.

                                                                                                               
6 Louis de JAUCOURT, article « MYSTIQUE, Sens, (Critiq. sacrée) », in Encyclopédie, ou
Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, etc., t. 10, Paris, 1765, p. 923.
7 Encyclopédie…, t. XIII, Paris, 1765, p. 709.
8 4e éd., 1762 ; 5e éd., 1798 ; 6e éd. 1832-1835.
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Livre mystique. En ce dernier sens il s’emploie aussi


substantivement. C’est un grand mystique. Les vrais mystiques. Les faux
mystiques. »
Au troisième quart du XIXe siècle, Émile Littré donne la
définition suivante du mysticisme : « Néologisme. Croyance
religieuse ou philosophique, qui admet des communications
secrètes entre l’homme et la divinité. Le mysticisme, dans sa
signification la plus générale, est cette prétention de connaître Dieu
sans intermédiaire, et en quelque sorte face à face, Cousin, dans le
Dictionnaire de DochezDoctrine qui prête un sens caché aux livres
saints, aux choses de ce monde. Le mysticisme littéraire9. »
Pour en revenir au Dictionnaire de l’Académie, la huitième édition
(1932-1935) ajoute une rubrique « Mysticisme », qu’elle définit de
la manière suivante : « Doctrine qui affirme la possibilité d’une
union directe de l’âme avec Dieu, cette union constituant une
forme supérieure d’existence et de connaissance. Il désigne aussi la
Disposition d’une âme qui tend à cette union, qui s’y détermine
par une série d’états, qui a le sentiment d’y être parvenue. » Enfin,
la neuvième édition de ce Dictionnaire, toujours en cours de
publication, rajoute à cette dernière définition un sens
supplémentaire : « 3. Fig. Croyance, pensée fondée sur le
sentiment, l’intuition. S’emploie parfois ironiquement en parlant
d’une spiritualité exaltée. Donner, verser dans le mysticisme. »
On observe donc, dans ces instruments de travail, une lente
évolution dans le sens des mots « mystique et mysticisme ». On
commence par ne faire état que du seul sens mis en lumière par
Brisson chez Plotin, celui qui a trait à l’exégèse allégorique des sens
cachés d’une scriptura sacra. L’évolution qui s’opère au cours des
différentes éditions du Dictionnaire de l’Académie me semble
particulièrement intéressante. En 1694, le seul sens indiqué « ne se
dit qu’en ce qui regarde les choses de la Religion ». Le texte des
éditions qui se succèdent pendant un siècle et demi infléchit très
                                                                                                               
9 Dictionnaire de la langue française, 2e éd., Paris 1863, 1872-1877.
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légèrement le sens de cette définition, qui porte désormais aussi


sur « tant les matières de dévotion, & sur la spiritualité ». Les
éditions du vingtième siècle, il vaut la peine de le remarquer, ne
soufflent plus mot sur la religion. Le mot « mysticisme » désigne
désormais l’union de l’âme à Dieu, union qui « constitue une forme
supérieure d’existence et de connaissance », ainsi que les étapes qui
mènent à cette union. On pourrait soutenir que l’apparition dans
cette définition du mot « Dieu » est signe de la présence du
christianisme, mais à cette exception près, je ne vois rien dans cette
définition du mysticisme, datant des années 1930, qui ne s’applique
parfaitement aux éléments de la pensée de Plotin, tel que ceux-ci
sont présentés par Brisson. En effet, la notion de l’union de l’âme
à un Principe supérieur est constitutive de la pensée de Plotin,
même si, comme l’a montré Brisson, cette union doit s’effectuer à
travers l’union avec l’Intellect. Brisson n’a pas vraiment souligné
l’aspect de l’expérience unitive plotinienne selon lequel, pour citer
le Dictionnaire, il « constitue une forme supérieure d’existence et
de connaissance », mais on ne saurait douter de l’importance de
ces aspects de la doctrine chez Plotin. Enfin, la notion du mot
« mysticisme » comme s’appliquant à une « âme qui tend à cette
union, qui s’y détermine par une série d’états », paraît correspondre
à l’importance chez Plotin, soulignée par Brisson, de la pratique
des vertus comme préliminaire obligatoire en vue de l’obtention de
l’expérience unitive.
Ne limitons cependant pas notre enquête ni au domaine de la
langue française, ni à celui de la lexicographie stricto sensu. L’article
« Mysticism » de l’Encyclopedia of Religion and Ethics, paru en 1917, se
divise dans les rubriques suivantes : Introductory, Primitive,
Buddhist, Chinese, Christian (avec plusieurs subdivisions), Greek,
Hebrew and Jewish, Hindi, Muslim, Persian, Roman. Ici, donc, les
éditeurs de cet ouvrage n’accordent aucun privilège au
christianisme dans le cadre de l’étude du phénomène du
mysticisme. Dans la section introductive de cet article, Rufus M.
Jones propose de restreindre le sens du terme « mysticism » « as
designating the historic doctrine of the relationship and potential
  8  

union of the human soul with Ultimate Reality ». Dans une telle
expérience, précise l’auteur, « The individual soul feels invaded,
vitalized with new energy, merged with an enfolding presence,
liberated and exalted with a sense of having found what it has
always sought, and flooded with joy ». On peut difficilement nier,
je crois, qu’une telle description s’applique à peu près parfaitement
aux passages des Ennéades, où Plotin décrit l’expérience de l’union
de l’âme à l’Intellect (Cf. V, 8, 10-1 ; IV, 8, 1, 1-11). Enfin, dans
l’article « Mysticisme » du Vocabulaire technique et critique de la
Philosophie, paru pour la première fois en 1926, André Lalande
propose une définition qui rassemble plusieurs éléments que nous
avons déjà rencontrés : « A. Proprement, croyance à la possibilité
d’une union intime et directe de l’esprit humain au principe
fondamentale de l’être, union constituant à la fois un mode
d’existence et un mode de connaissance étrangers et supérieurs à
l’existence et à la connaissance normales. B. Ensemble des
dispositions affectives, intellectuelles et morales qui se rattachent à
cette croyance. » Ici non plus, rien n’indique une référence
particulière à aucune religion, et donc pas au christianisme.
Cette définition par André Lalande me semble la moins
inadéquate parmi celles que nous avons passées en revue jusqu’ici.
Néanmoins, on n’est pas sans observer un certain progrès dans le
domaine des études sur le mysticisme depuis 1926.
3. VERS UNE NOUVELLE DÉFINITION : MICHEL HULIN
En 1993, Hulin publie chez les Presses universitaires de France
la première édition de son livre La mystique sauvage : aux antipodes de
l’esprit. Il s’agit d’une étude du phénomène mystique qui, rompant
en cela avec la tradition des études de grandes figures historiques
reconnues comme mystiques, se limite principalement à ce que
l’auteur appelle les « petits mystiques – les anonymes ou les
mystiques qui s’ignorent – qu’ils se recrutent dans les marges des
milieux confessionnels ou franchement à leur périphérie, parmi les
  9  

agnostiques ou le indifférents en matière religieuse10 ». Ce faisant,


le but de l’auteur est de mettre entre parenthèses les aspects de
l’expérience mystique susceptibles d’avoir été conditionnés par les
croyances, l’éducation, et les partis pris théologiques des mystiques
individuels, pour essayer de dégager ce qui pourrait constituer le
noyau universel préthéorique de telles expériences.
À la fin de son enquête, Hulin dresse une sorte de typologie de
l’expérience mystique « sauvage », c’est-à-dire non théologique,
expérience normalement déclenchée par un certain choc émotif
menant à une désadaptation, grâce à laquelle s’instaure une sorte
d’écart, de distance par rapport à la société et à l’expérience de tous
les jours, jointe à une espèce de lâcher-prise ou abandon de toute
résistance et de toute volonté propre. Cette expérience mystique,
selon Hulin, présente trois traits structuraux quasi universels11 :
1. L’expérience se présente comme un éveil : en un instant,
on est arraché à une vie fiévreuse et factice et l’on reprend pied
dans ce qui est aussitôt éprouvé comme la Réalité.
2. on ne se s’éprouve plus « jeté » au milieu d’un monde qui
nous ignore et nous dépasse. À cela s’est substitué un étrange
sentiment d’imbrication mutuelle, de coappartenance. Le sujet
comprend [...] que sa propre conscience individuelle ne possède
aucune réalité indépendante, « insulaire »..
3. l’apaisement, la quiétude. Ce monde avec lequel nous
faisons désormais corps ne peut plus être ressenti comme
lointain, indifférent ou hostile...

Un peu plus loin, Hulin caractérise l’expérience mystique


comme suit :

                                                                                                               
10 Michel Hulin, La Mystique sauvage : aux antipodes de l’esprit, 2e éd. (1re éd. 1993), Paris,
Presses Universitaires de France (Quadrige. Essais, débats), 2008, Préface, p. 6.
11 Ibid., p. 9.
  10  

La note dominante est celle d’un retour au Fondement, au


nunc stans, à l’unité originaire en deçà des couples d’opposés. Elle
va dans le sens d’une identification du Bien et du Réel et
s’accompagne de la certitude que le « salut » est déjà là, déjà
obtenu, à la fois pour soi-même et pour tous les autres hommes,
voire pour tous les vivants12.

...et il fait état d’un certain nombre de traits caractéristiques de


cette expérience mystique :
La soudaineté, le dépaysement radical, la sensation d’être
soustrait du cours normal du temps, la certitude intuitive d’être
entré en contact avec un Réel d’ordinaire caché, la joie
14
surabondante, la sérénité13, l’émerveillement .

Nous verrons que cette description des traits caractéristiques de


la mystique sauvage - c’est-à-dire, universelle - correspond très
bien à la description de phénomènes très semblables que nous
rencontrons chez Plotin.
4. Hadot, Plotin, et la mystique
Revenons à présent à la question du mysticisme de Plotin, et
plus spécifiquement à l’interprétation qu’en a donnée Pierre
Hadot. En effet, même si Brisson n’a pas mentionné le nom de ce
grand historien de la philosophie grecque et romaine, on ne saurait
douter, je crois, que l’exposé de Brisson soit principalement dirigé
contre l’interprétation du mysticisme de Plotin proposée par
Hadot.
Si Hadot s’est intéressé à Plotin, au point de fonder une
collection destinée à publier des traductions françaises de
l’ensemble de ses traités, c’est avant tout parce qu’il voyait dans le
philosophe néoplatonicien un représentant de ce mysticisme qui
                                                                                                               
12 Ibid., p. 54.
13 Cf. ibid., p. 197 : « [...] la forme d’expérience mystique qualifiée par nous de “sauvage”
comporte toujours une note affective fondamentale : celle d’une joie sans mesure,
gratuite, et porteuse en même temps de la mystérieuse certitude que “tout est bien”. »
14 Ibid., p. 145.
  11  

avait longtemps constitué l’axe principal de ses intérêts. En effet,


depuis sa première jeunesse Hadot avait lui-même vécu des
expériences où, comme il le raconte,
[...] j’ai été envahi par une angoisse à la fois terrifiante et
délicieuse, provoquée par le sentiment de la présence du monde,
ou du Tout, et de moi dans ce monde [...] J’éprouvais un
sentiment d’étrangeté, l’étonnement et l’émerveillement d’être-là.
En même temps, j’avais le sentiment d’être immergé dans le
monde, d’en faire partie, le monde s’étendant depuis le plus petit
brin d’herbe jusqu’aux étoiles [... ] 15.

On notera les ressemblances dans cette description avec les


traits caractéristiques du « mysticisme sauvage » selon Hulin.
Cependant, Hadot n’a jamais confondu cette expérience - qu’il
identifie avec le « sentiment océanique » d’abord décrit par Romain
Rolland – ni avec l’expérience mystique chrétienne, ni avec
l’expérience mystique plotinienne. En effet, ces deux dernières
variétés du phénomène mystique - que Hadot, à l’instar de Hulin,
considère comme universel - impliquent une certaine relation
personnelle, souvent exprimée en termes empruntés au
vocabulaire de l’amour16.
Si, aux yeux de Hadot, il est légitime de parler de mysticisme
dans le cas de Plotin17, c’est à cause d’un certain nombre de
caractéristiques aussi bien de la vie que de l’œuvre de Plotin :
1. Dans sa Vie de Plotin, Porphyre raconte que son maître avait
« atteint plusieurs fois la vision de Dieu qui, dit-il, est le Dieu
premier et transcendant18 ».
                                                                                                               
15 Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre. Entretiens avec Jeannie Carlier et Arnold. I,
Davidson, Paris, Michel (Itinéraires du savoir), 2001, p. 23.
16 Ibid., p. 129.
17 Dans ce qui suit, je m’appuie sur les analyses de Pierre Hadot, « L’union de l’âme… ».
18 Porphyre, Vita Plotini, 23, 15-17 : ὰ ὐ ῷ ὶ ὸ ἦ ὸ
ἑ ῆ ὶ ῷἐ ὶ ᾶ ῷ. Ἔ ὲ
, ὅ ὐ ῷ , ῦ ῦ ἐ ᾳ
ἀ ῳ.
  12  

2. Quant au contenu des Ennéades, Hadot remarque que


[...] dans l’œuvre de Plotin [...] on trouve plusieurs fois la
description d’états dans lesquels l’âme dépasse le dédoublement
inhérent à la conscience, absorbée qu’elle est par une vision, sans
aucune discursivité, qui n’est pas vision d’un objet extérieur, mais
une vision dans laquelle l’âme se voit elle-même identifiée à une
réalité qui la transcende, une vision dans laquelle on se perçoit à
la fois comme autre que soi, identifié à un autre et pourtant
comme devenu vraiment soi-même. Cette expérience correspond
à un état de délire semblable à l’amour et à l’ivresse.

Comme l’a bien souligné Brisson, l’expérience unitive chez


Plotin s’effectue dans le cadre de la structure de la réalité telle que
définie par la pensée métaphysique de ce philosophe. Mais Brisson
n’a pas souligné autant que l’avait fait Hadot l’étroit parallélisme
entre itinéraire unitive de l’âme individuelle, d’une part, et
phénoménologie de l’émanation des principes ontologiques, de
l’autre. Rappelons très rapidement le schéma de l’expérience
mystique de Plotin selon des analyses de Hadot.
Pour atteindre l’union avec l’Intellect, l’âme individuelle dispose
dans un premier temps de deux principaux chemins : soit elle
réfléchit sur les conditions d’existence du monde sensible, soit elle
se tourne vers elle-même, en essayant de se séparer du corps et des
soucis que celui-ci occasionne. Ces deux chemins ont pour but une
purification morale préliminaire, menant à la découverte de
l’activité purement intellectuelle et intuitive de l’âme, c’est-à-dire à
son activité en tant qu’Intellect. C’est, comme l’a aussi souligné
Brisson, grâce au fait que l’âme ne descend jamais totalement dans
le monde de la génération et de la corruption, mais reste unie par
son sommet à l’Intellect, qu’elle est toujours capable d’effectuer,
par le biais d’un processus ardu de purification et d’entraînement,
la remontée à cet Intellect. C’est à cette étape de l’itinéraire de
l’âme, lorsqu’elle dépasse l’activité rationnelle et discursive pour
éprouver son identité avec l’intellect divin, qu’on peut d’abord
parler d’expérience mystique chez Plotin. En effet, l’union de l’âme
  13  

à l’intellect présente tous les traits que Hadot a identifié comme


caractéristiques de l’expérience mystique plotinienne. Je le cite :
Elle est comparée à l’ivresse que procure le nectar, elle est
exceptionnelle, elle apparaît et disparaît brusquement. Elle
transcende le dédoublement inhérent à la conscience de soi, elle
consiste dans une vision, sans aucune discursivité, vision d’une
lumière intérieure, d’une présence pure, au-delà de toute forme
déterminée et de tout objet distinct. Cette expérience est perçue
comme une identification à une réalité qui est à la fois autre que
nous-mêmes et identique à nous-mêmes. On devient autre tout
en restant soi-même19.

Si l’âme est ainsi capable, jusqu’à un certain point, de rejoindre


l’Intellect, c’est qu’elle parcourt à l’envers le processus de
l’émanation, cheminant jusqu’à son propre sommet, « point où elle
émane de l’Intellect ». Selon l’analyse de Hadot, c’est cette l’union
de l’âme à l’intellect qui constitue tant le commencement que
l’achèvement de l’expérience mystique chez Plotin, non pas une
hypothétique union de l’âme à l’Un ou au Bien.
Réunie à l’Intellect d’où elle était émanée, l’âme partage donc le
mode de vie de l’Intellect. Or on se souvient que selon Plotin, la
genèse de l’Intellect à partir de l’Un ou du Bien a lieu selon un
processus comportant deux principaux moments. Dans un premier
temps - si l’on peut s’exprimer ainsi, car il faut se rappeler que ce
processus a lieu hors du temps - l’Intellect apparaît comme pure
infinité ou indétermination : il peut être décrit à cette étape comme
altérité, mouvement, puissance, vie. Cependant, ayant commencé à
s’éloigner du Bien, l’Intellect en ressent toujours la puissante force
d’attraction, ce qui mène à un mouvement de conversion : ici, on
peut parler de l’intellect en termes d’un regard qui cherche à voir le
Bien mais n’est pas encore intellectuel ; d’une vie auprès de l’Un,
d’une vie encore indéterminée qui cherche à regarder l’Un, d’une
vision qui ne voit pas encore, d’un désir de voir (Ennéade, II, 4, 5,
28 sq.).
                                                                                                               
19 Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre…,p. 16
  14  

C’est dans ce premier état de sa sortie de l’Un que l’Intellect


peut être décrit comme non pas « pensant » mais « aimant » ; il
n’est pas « sensé » mais « insensé », il n’est pas « sobre » mais
« ivre ». Ici, ces images, reprises du mythe de Poros et de Pénia
dans le Banquet de Platon, sont mobilisées pour indiquer qu’à cette
étape, où l’Intellect est encore en contact avec le Bien, il est encore
« pur amour, pure ivresse, pure jouissance ».
L’Intellect connaît donc deux sortes de rapport avec l’Un-Bien
dont il tire son origine : d’un côté il pense les formes engendrées
en lui par son contact avec le Bien : c’est, si l’on veut, l’aspect
proprement rationnel de l’activité de l’Intellect. De l’autre, il
éprouve ce contact originaire comme une sorte d’ivresse
amoureuse : c’est, bien sûr, l’aspect suprarationnel.
Or Hadot de souligner que l’expérience de l’Un, telle que vécue
par l’Intellect naissant, présente elle aussi – et ce n’est point un
hasard – les principales caractéristiques de l’expérience mystique. Il
s’agit d’une expérience d’amour, produisant une joie (eupatheia)
ineffable, expérience qui présuppose le dépouillement de toute
forme. Surtout, il s’agit d’une expérience analogue à une vision
sans objet de vision : au lieu de la vision habituelle, où nous
voyons les objets qui nous entourent grâce à l’illumination par la
lumière, nous devons nous représenter ici une vision qui
s’identifierait avec la lumière elle-même.
Cet état d’ivresse amoureuse, l’Intellect la vit éternellement, en
même temps qu’il exerce son activité plus proprement rationnelle.
L’âme, pour sa part, ne peut y accéder que de manière
intermittente : aux moments dans lesquels, précisément, elle
parvient à partager la vie de l’Intellect. Je cite encore une fois
Hadot :
[...] par le sommet d’elle-même qui est continuellement uni à
l’Intellect divin, l’âme vit continuellement d’une manière
potentielle et virtuelle de la vie de cet Intellect divin. L’expérience
mystique consiste pour elle dans l’actualisation exceptionnelle et
temporaire de cette potentialité et cette actualisation peut revêtir
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deux formes qui correspondent aux deux puissances [...] de


l’Intellect divin. En effet, en se haussant de la discursivité du
raisonnement à l’immédiateté de la pensée pure et intuitive, l’âme
s’unit déjà « mystiquement » au mouvement de l’Intellect divin
qui se pense lui-même. Mais ensuite, en une phase ultime de
l’expérience, en vivant de la vie de l’Intellect divin, l’âme participe
aussi à l’autre état de l’Intellect, dans lequel l’Intellect, naissant du
bien, éprouve le Bien par ce non-penser qui est ivresse et
jouissance amoureuse. L’âme, au sommet de l’expérience
mystique, coïncide avec l’extase amoureuse dans laquelle naît la
Pensée20.
Nous avons donc affaire à deux aspects de l’Union mystique de
l’âme à l’Intellect. Dans le premier, inférieur, l’âme parvient à
s’unir à l’Intellect pensant. Dans le deuxième, comme nous l’avons
vu, l’âme atteint l’expérience supérieure d’une identification à
l’Intellect naissant, enivré d’amour par son contact obscur avec le
Bien. C’est surtout à cette deuxième phase qu’il convient, selon
Hadot, d’utiliser le vocabulaire du mysticisme.
Il est vrai que dans l’Introduction et le Commentaire de sa
traduction du Traité 3821, Hadot a souvent recours à des
comparaisons avec différents passages tirés des écrits de la
tradition mystique chrétienne. Mais comparer, ce n’est pas affirmer
une quelconque identité. Ce que soutient Hadot, à l’instar de Hulin
et beaucoup d’autres chercheurs qui se sont penchés sur le
phénomène du mysticisme, c’est qu’il existe un phénomène
universel de mysticisme, caractérisé par un ensemble de traits
spécifiques. La mystique rationnelle de Plotin constitue, selon cette
interprétation, ni plus ni moins qu’une espèce de ce genre qu’est le
mysticisme universel, tandis que la mystique chrétienne en
constitue une autre espèce. Comme cela se doit, les deux espèces
partagent les traits caractéristiques qui se trouvent rassemblés dans

                                                                                                               
20Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre…, p. 26.
21Plotin, Traité 38, VI, 7, introduction, traduction, commentaire et notes par P. Hadot,
Paris, Cerf (Les écrits de Plotin), 1988.
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le genre, mais elles n’en sont pas moins séparées par des
différences spécifiques.
Faisons donc le bilan du chemin parcouru jusqu’ici. Brisson a
soutenu que l’utilisation des qualificatifs de « mystique » et de
« mysticisme » est inappropriée dans le cas de la pensée de Plotin.
Primo, Plotin lui-même ne se servait pas de ces termes dans le sens
que nous leur attribuons aujourd’hui. Secundo, les termes mêmes de
mystique et de mysticisme impliquent le christianisme, et ne
sauraient donc s’appliquer à Plotin.
Ma propre réponse à ces positions revient aux constatations
suivantes. Le premier point soulevé par Brisson, et déjà concédé
par Hadot, est d’importance, mais en dernière analyse, nous avons
vu qu’il manque de pertinence dans le cas qui nous concerne. Rien
ne nous empêche d’avoir recours, pour décrire des écrits et des
personnages très éloignés de nous dans le temps et l’espace, à une
terminologie qui nous est propre et n’aurait été ni compris ni agréé
par les sujets de nos descriptions. Il est même complètement
impossible de ne pas le faire, si nous voulons nous faire
comprendre par nos contemporains.
La deuxième position est tout simplement erronée, me semble-
t-il. Il n’y a aucune raison pour laquelle les termes de « mystique »
et de « mysticisme » impliqueraient nécessairement le
christianisme. Ce fait est déjà indiqué par les ouvrages de référence
que nous avons passés en revue, dont les définitions ne font plus
aucune référence, depuis un siècle déjà, ni au christianisme ni à
aucune autre religion déterminée ; il est indiqué aussi par les études
plus récentes telles que l’ouvrage de Hulin, qui ont dégagé
l’existence et les traits généraux d’un phénomène mystique
universel ; et par les analyses de Hadot, qui a clairement mis en
avant les différences séparant le mysticisme rationnel du Plotin de
celui de la religion chrétienne. Toute l’argumentation de Brisson
me semble être basée sur une prémisse tacite, qui affirmerait que
« Toute mystique est chrétienne ». Je considère une telle
affirmation comme totalement sans fondement, et c’est pour cela
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que je ne parviens pas à partager le point de vue sur ce sujet de


Luc Brisson.

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